Saadi

SAADI (Muslih-ud-Din Mushrif ibn Abdullah)

سعدی

 

LE BOUSTAN (le Verger). CHAPITRE IV.

chapitre III - chapitre V

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

LE

BOUSTAN

ou

VERGER

POÈME PERSAN

 

DE

SAADI

 

traduit pour la première fois en français

avec une introduction et des notes

PAR

 

C. BARBIER DE MEYNARD

 

Membre de l'Institut

Professeur de langue et de littérature persanes au collège de France.

 

 

PARIS

ERNEST LEROUX, ÉDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIETE ASIATIQUE

DE L'ÉCOLE DES LANGUES ORIENTALES VIVANTES, ETC., ETC.

28, BUE BONAPARTE, 28

1880

Tous droits réservés.

 


 

LE

 

BOUSTAN

 

DE

 

SAADI

 

 

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CHAPITRE IV

 

DE L'HUMILITÉ

 

Omme, c'est du limon de la terre que le Dieu pur t'a formé, sois donc humble comme la terre. Renonce aux convoitises ardentes et à l'orgueil ; mortel né du limon, ne sois pas semblable au feu. Cet élément redoutable faisait jaillir ses flammes altières, tandis que la terre se courbait humblement (au jour de la création) : l'orgueil de l'un a produit le dîve, la modestie de l'autre, l'homme (1).

Apologue de la perle.

Une goutte de pluie tomba du sein des nuages ; en voyant la mer immense, elle demeura toute confuse. « Que suis-je, dit-elle, à côté de l'Océan ? En vérité, je me perds et disparais dans son immensité ! » En récompense de cet aveu modeste, elle fut recueillie et nourrie dans la nacre d'un coquillage ; par les soins de la Providence, elle devint une perle de grand prix et orna le diadème des rois. Elle fut grande parce qu'elle avait été humble, elle obtint l'existence parce qu'elle s'était assimilée au néant.

Trait de modestie d'un novice.

Un jeune homme sage et d'un heureux naturel arriva dans une des villes frontières du pays de Roum. Son mérite, sa raison, sa prudence lui valurent un accueil distingué (dans une communauté de soufis). Mais le supérieur lui ayant ordonné, un jour, de nettoyer et de balayer le sol de la mosquée, le novice, au reçu de cet ordre, s'éloigna et ne reparut plus. Frères et supérieur, tous attribuèrent son départ au dégoût que lui inspiraient les soins infimes (de la communauté). Le lendemain, un des serviteurs du couvent le rencontra par hasard et lui dit : « Tu as mal agi, tu as obéi à une inspiration coupable ; ne sais-tu donc pas, jeune égoïste, que pour s'élever au rang suprême il faut savoir servir ? » — Le novice répondit, et des larmes pieusement sincères coulaient le long de ses joues : « Ami, toi qui éclaires et réchauffes mon âme, sache que je n'ai vu aucune trace de poussière dans la mosquée ; rien, si ce n'est ma personne, ne ternissait ce lieu auguste, je me suis donc éloigné pour que le temple fût pur de toute souillure. » — L'humilité, voilà la règle (tarikat) du derviche. Toi qui aspires à la grandeur, sois petit et humble, c'est par là seulement que tu parviendras au faîte ; l'homme doué d'une raison supérieure s'incline humblement, comme l'arbre qui penche vers la terre ses rameaux chargés de fruits.

Bayézîd Bistâmi (2).

On raconte que Bayézîd sortait du bain, dans la matinée du jour de Baïram, lorsque d'une maison voisine on répandit sur lui, par mégarde, un vase plein de cendres. Sa barbe et son turban furent souillés de terre ; mais le dévot s'essuya tranquillement le visage et dit avec un accent de reconnaissance : « Eh quoi ! mon âme par ses forfaits s'est rendue digne de l'enfer et une poignée de cendres exciterait ma colère ! » — C'est ainsi que les grands (de la voie spirituelle) ne font aucun cas de leur propre personne ; ne recherchez pas la vision de Dieu chez l'égoïste qui ne voit que lui-même. La grandeur véritable n'a besoin ni d'honneurs ni de gloire ; les prétentions et la vanité ne constituent pas le mérite : c'est la modestie qui relèvera ton front tandis que l'orgueil te rabaissera jusqu'à terre. L'homme présomptueux et insolent s'expose à une chute terrible : si tu veux obtenir le premier rang, ne le recherche jamais.

Il ne faut pas demander à l'homme entraîné par les séductions du monde le chemin qui mène à Dieu. Si tu veux obtenir respects et honneurs, ne jette pas un regard méprisant sur les autres hommes, comme le font les gens sans mérite ; est-il raisonnable de croire que le mérite réel puisse s'associer aux prétentions de la vanité ? Le titre le plus glorieux auquel tu doives aspirer est l'estime qu'inspire la vertu. N'est-il pas vrai que si un de tes égaux te traite avec arrogance, tu as le droit de contester son mérite ? Toi aussi, si tu agis avec insolence, tu donneras de toi l'idée défavorable que cet homme t'a inspirée : si tu occupes la place d'honneur, aie la sagesse de ne pas mépriser ceux qui sont assis à terre. Que de fois n'arrive-t-il pas que les grands tombent et cèdent leur place à ceux qui étaient à leurs pieds ! Si pure et irréprochable que soit ta vie, épargne cependant un pauvre pécheur tel que moi. Vois ces deux hommes : l'un tient entre ses mains l'anneau (du sanctuaire) de la Kaaba, l'autre, terrassé par l'ivresse, gît au fond d'une taverne. Qui retiendra celui-ci, si Dieu l'appelle, qui ramènera celui-là, si Dieu le chasse ? Le premier ne trouvera aucun appui en ses propres mérites, l'autre ne verra pas la porte du repentir inexorablement fermée devant lui.

Jésus, le dévot orgueilleux et le pécheur repentant.

J'ai ouï raconter que du temps de Jésus (sur qui soit le salut !) vivait un homme perdu de vices qui avait poussé l'erreur et le mensonge jusqu'aux dernières limites : hardi au mal, chargé de crimes, endurci de cœur, cet homme aurait, par ses forfaits, rendu jaloux Iblis lui-même. Sa vie s'était écoulée stérile, ou plutôt depuis qu'il était au monde il avait fait le malheur de ses semblables. Sa tête était vide de raison et pleine des bouffées de l'orgueil, sa convoitise se repaissait de tout ce que la loi défend ; il avait laissé traîner le pan de sa tunique dans le vice, et la fange du péché souillait toute sa personne. Hostile à tout ce qui était sage et vertueux, il n'avait jamais mis le pied dans le bon chemin ni prêté l'oreille aux leçons de la sagesse. On le fuyait comme un fléau funeste, on se le montrait, mais de loin, comme le croissant de la lune (qui annonce le jeûne de ramadan). Sa vie s'était consumée, comme une grange, au feu des passions, sans qu'il eût récolté un grain d'estime, plongé qu'il était dans les jouissances défendues par la loi. Il ne restait plus une ligne à tracer dans le livre noir de sa destinée ; en un mot, ce pécheur plein d'orgueil et esclave des passions n'avait connu que l'excitation et la torpeur de l'ivresse. — Jésus, revenant du désert, passa devant l'oratoire d'un pieux solitaire. Le cénobite descendit en toute hâte de sa cellule et courut se prosterner aux pieds du Messie. Le pécheur les regardait de loin, éperdu, ébloui comme l'est le papillon par la flamme ; confus et assailli de remords il fixait sur eux des regards avides, comme le mendiant sur les mains pleines d'or de l'homme riche. La honte l'accablait et ses lèvres murmuraient fiévreusement le désaveu de ses nuits passées dans la débauche ; des larmes sillonnaient ses joues, comme la pluie que versent les nuages. « Hélas ! disait-il, ma vie a été gaspillée follement, j'ai dépensé cette monnaie précieuse sans acquérir le moindre mérite. Périsse un misérable tel que moi; la mort est pour moi cent fois préférable à la vie ! Heureux celui qui meurt dès l'enfance, et qui évite, par un trépas prématuré, les hontes réservées à sa tête blanchie par l'âge ! Dieu, créateur du monde, accorde-moi le pardon de mes fautes ; si elles me suivent (dans l'autre vie) ce sera un funeste cortège (3). »

Ainsi le vieux pécheur implorait en gémissant l'assistance du Dieu de bonté ; honteux, son front s'inclinait, son visage s'inondait des larmes du repentir, tandis que le dévot orgueilleux lançait de loin sur lui des regards chargés de mépris : « Pourquoi, disait-il, une pareille insistance de la part de ce malheureux ? Qu'y a-t-il de commun entre nous et un coupable condamné, après avoir dépensé sa vie sans profit, à brûler dans les flammes de l'enfer? Son âme souillée de boue a-t-elle mérité par quelque bonne action le droit de s'approcher du Messie et de moi ? Que ne nous a-t-il délivrés déjà de sa présence funeste, que ne prend-il la route de l'enfer sous l'escorte de ses crimes? En vérité, je redoute que sa mauvaise étoile ne fasse rejaillir sur moi les flammes éternelles qui seront son partage. O mon Dieu, lorsque le genre humain sera rassemblé devant toi, ne permets pas que cet homme ressuscite à mes côtés ! » — Il parlait encore lorsque du sein de la gloire céleste descendirent sur Jésus ces paroles révélatrices : « Quelles que soient l'austérité de l'un de ces deux hommes et l'impiété de l'autre, leur prière a été également exaucée. L'un des deux est perdu de débauche et de honte, mais il m'a adressé une supplication ardente : le coupable qui se présente humilié et repentant devant moi n'est pas repoussé de seuil de ma clémence. Je pardonne à cet homme et ma miséricorde lui ouvre les portes du ciel. Mais quant au dévot qui rougirait de prendre place à côté d'un pécheur dans le séjour des bienheureux, dis-lui que cette honte lui sera épargnée au jour de la résurrection ; car le paradis est réservé au premier, et l'enfer au second. L'un s'est purifié au feu du repentir, tandis que l'autre s'est fié à ses propres mérites, ignorant que dans le séjour du Tout-Puissant l'humilité l'emporte sur la présomption et l'orgueil. »

Quiconque cache sous une tunique d'une propreté immaculée un cœur terni par le vice, n'a pas besoin de chercher la clé de l'enfer (c'est-à-dire l'accès lui en est grand ouvert, il est damné d'avance). Au seuil de la vie éternelle, le sentiment de ta faiblesse et de ton humilité vaut mieux pour toi qu'une dévotion fastueuse. Si tu es un des disciples de la voie spirituelle, ne te prévaux pas de ton mérite ; le cavalier monté sur un coursier royal n'est pas toujours celui qui remporte le prix au jeu du mail. Si tu t'arroges de toi-même une place parmi les bons, c'est que tu es méchant : Dieu est sans pitié pour la présomption égoïste. L'homme dépourvu de mérite, s'il se flatte de ressembler à l'amande savoureuse du pistachier, n'est en réalité qu'un assemblage de sèches membranes comme l'oignon. Rien de plus inutile qu'une pareille dévotion et un aveu d'impuissance serait bien préférable; stérile est la piété mal comprise qui joint à la ferveur envers Dieu l'injustice à l'égard des hommes. Que sont (aux yeux de Dieu) le malheureux qui vit dans le désordre et le dévot rigide qui s'impose les plus dures mortifications ? Efforce-toi, j'y consens, de mener une vie austère et édifiante, fais profession d'une piété sincère, mais ne cherche pas du moins à surpasser l'élu de Dieu. Ne t'acharne pas à la poursuite de la pureté parfaite, c'est un dessein démesuré et coupable, surtout s'il s'y mêle les sombres couleurs de l'hypocrisie (4). Et puisque les sentences des moralistes se gravent dans ta mémoire, retiens cette parole de Saadi : Le pécheur plein de la crainte de Dieu l'emporte sur le juste qui fait parade de sa dévotion.

Le savant pauvre et le kadi vaniteux.

Un jurisconsulte pauvre et mal vêtu entra dans la salle où siégeait un kadi et s'assit au prétoire (5). Le juge le regarda d'un air irrité et l'huissier (audiencier mou'arrif) vint le tirer par la manche en disant : « Quitte cette place, ne sais-tu pas qu'elle est trop honorable pour toi ? Choisis-en une qui soit plus modeste ; éloigne-toi ou reste debout. Le premier rang n'appartient pas à tout venant. Les honneurs se mesurent au mérite, les dignités au talent. Je crois inutile de t'avertir davantage ; que cette petite humiliation te serve de leçon ! Quand on prend place dignement au dernier rang, on ne s'expose pas au ridicule d'une chute. N'usurpe pas le poste dévolu aux grands, n'aie pas la hardiesse du lion si tu n'en as pas les griffes. » — Le sage, dont l'extérieur était celui d'un derviche, comprit que la fortune lui était hostile ; il soupira tristement et alla s'asseoir au dernier rang. Cependant les légistes s'étaient lancés dans l'arène de la discussion ; ils vociféraient des quid et des non conceditur ; ouvrant les portes de la lice, ils se jetaient à la tête leurs sic et leurs non (6); on eût dit une troupe de coqs batailleurs se déchirant du bec et de la serre. L'un se pâmait ivre de fureur, l'autre frappait la terre de ses deux poings crispés ; car tous s'étaient engagés dans une question embrouillée qu'ils étaient incapables de résoudre. Du lieu modeste où il se tenait, notre savant se jeta dans la mêlée comme le lion solitaire. « Défenseurs de la loi sainte, s'écria-t-il, savants interprètes de la révélation et du droit canon, il s'agit de trouver de bons et scientifiques arguments, non pas de se gonfler la face, en quête de raisons. Moi aussi je connais les règles du jeu du mail (c.-a.-d. de la controverse) — Parle-donc, lui répondit-on, puisque tu es au courant de la question. Le savant s'assit gravement sur ses genoux et n'eut qu'à ouvrir la bouche pour fermer celles de ses adversaires ; son éloquence pénétra dans leur cœur comme le cachet dans la cire. Il s'éleva du fait en litige aux plus hautes théories et effaça la controverse comme d'un trait de plume. Des félicitations retentirent de toute part, on acclama à l'envi sa raison et sa pénétration. Telle était l'impétuosité avec laquelle il avait lancé le coursier de la discussion, que le pauvre kadi restait empêtré comme un âne dans la boue. Cependant il se dépouilla de sa pelisse et de son turban (7) et les offrit au derviche avec mille compliments flatteurs: « Quel dommage, lui dit-il, qu'on n'ait pas apprécié plus tôt votre mérite ni assez remercié le ciel qui vous a conduit ici ; c'est un regret pour moi de voir tant de savoir réduit à une condition aussi humble ! » L'huissier s'approchant du savant d'un air aimable voulut placer sur sa tête le turban du kadi ; mais lui, le repoussant de la voix et du geste, s'écria : « N'emprisonne pas mon front dans les entraves de la vanité : demain, au milieu des pauvres qui n'ont pour vêtement qu'une tunique en lambeaux, ma tête serait alourdie de vanité sous ce turban large de cinq empans ; fier de m'entendre donner le nom de Molla et de Grand-Juge, je regarderais les autres hommes avec dédain. Que l'aiguière soit d'or ou d'argile, l'eau qu'elle renferme en est-elle moins fraîche et limpide ? L'intelligence et la sagesse, voilà la vraie parure du front et non un turban fastueux comme celui-ci. L'ampleur de la coiffure ne prouve rien : la citrouille, elle aussi, est gonflée et vide. Ne lève pas la tête, tout fier de ton turban et de ta barbe : l'un n'est qu'un lambeau de coton, l'autre qu'une touffe de poils. Quand on n'a de l'homme que l'apparence, mieux vaut rester silencieux comme une image (jeu de mots sur le double sens de souret). Recherche le poste qui convient à ton mérite, mais ne sois pas à la fois haut placé et funeste comme la planète Saturne. Le roseau qu'on tresse en nattes a beau se balancer fièrement, il ne possède pas les propriétés de la canne à sucre (8). Avec une intelligence aussi pauvre et un aussi mince mérite, comment veux-tu qu'on te prenne pour un personnage, malgré les cent esclaves qui forment ton cortège ? — Une perle en verroterie, tombée dans la boue, avait bien raison de dire à l'ignorant qui la ramassait avec empressement : « Je suis absolument sans valeur, ne fais pas la folie de m'enchâsser dans l'or et la soie. » — L'escarbot, même au milieu d'un bouquet de roses, est toujours un escarbot. L'homme riche ne doit aucune supériorité à sa fortune ; l'âne couvert d'une housse de satin reste toujours un âne. »

C'est en ces termes que ce savant aussi éloquent que sage exhalait le ressentiment de son cœur. Un homme offensé trouve d'énergiques paroles ; pas d'indulgence pour un adversaire vaincu! quand le moment de la vengeance est venu il faut frapper sans pitié l'ennemi qu'on a terrassé. — Le kadi étourdi par cette vigoureuse apostrophe ne put que murmurer le verset : « En vérité, voilà un jour difficile (9) ; dans sa colère il se mordait les poings et dardait sur son interlocuteur deux yeux flamboyants comme la constellation des deux farkad. Quant à notre derviche, il tourna les talons et disparut sans qu'on pût retrouver ses traces. Grande rumeur parmi les notoriétés du tribunal ; chacun de se demander d'où venait cet insolent parleur. Le Nakib (10) se mit à sa poursuite et courut de tout côté, s'informant si l'on avait vu un personnage de telle et telle sorte. Quelqu'un lui répondit : « Nous ne connaissons dans cette ville qu'un seul homme qui parle un aussi doux langage, c'est Saadi. » — Mille fois bénie soit cette réponse : admire comment on a su donner l'épithète de doux au langage de la vérité (11).

Le repentir d'un prince.

Un prince vivait à Guendjèh (12), prince impie et injuste, que le ciel nous préserve d'un tel fléau ! Un jour, il entra dans la mosquée, ivre et la chanson aux lèvres, la tête alourdie par l'ivresse, une large coupe de vin à la main. Un pieux docteur, au cœur pur, au doux langage, se trouvait en ce moment dans la Maksourah (enceinte réservée de la mosquée) ; une foule d'auditeurs se pressaient autour de lui, car l'auditoire est toujours nombreux pour le maître qui a de la science. (13) Le scandale commis par ce débauché sans frein (litt. par ce cheval emporté) jeta le trouble dans le cœur des assistants. Lorsqu'un roi met le pied dans le sentier du vice, qui peut le ramener au bien ? L'acre senteur de l'ail étouffe le parfum de la rose ; le tambour couvre les sons de la lyre. Mais pourtant quand on peut empêcher un forfait, doit-on rester immobile comme le paralytique ? l'énergie que les sages trouvent dans leur âme supplée à la faiblesse de leurs mains et de leur voix. — Un des disciples vint se plaindre au scheik vénérable et, le front penché vers la terre, il lui dit : « Prononce enfin l'anathème sur ce débauché, cet ivrogne, puisque nous ne pouvons rien dire ni rien faire contre lui. Les soupirs enflammés qui s'exhalent du cœur de l'initié sont plus redoutables que l'épée et la hache. » Le sage docteur, levant les bras au ciel, pria ainsi : « Maître souverain du ciel et de la terre, à ce jeune prince qui use sa vie dans les plaisirs, accorde, je t'en supplie, la félicité éternelle ! » Quelqu'un se récria et dit au savant : « O toi qui es pour nous un modèle de sincérité, pourquoi ces vœux de bon augure en faveur d'un méchant ? Appeler le bonheur sur la tête d'un coupable comme lui, n'est-ce pas attirer le malheur sur un peuple tout entier ? » Mais le sage à l'âme lumineuse répondit : « Si le sens mystérieux de mes paroles échappe à ton intelligence, cesse de fémou-voir : je n'ai pas eu recours à de vains artifices de langage. J'ai prié le souverain Juge d'inspirer le repentir à ce cœur criminel et de lui accorder ainsi le bonheur éternel réservé dans le ciel à ceux qui ont su dompter leurs passions : en renonçant aux joies éphémères de l'ivresse, il s'assurera une félicité qui n'aura point de fin. » (14) — Les paroles sorties de cette bouche éloquente ne tardèrent pas à être répétées au prince, il en fut vivement ému ; un nuage passa sur ses yeux ; un torrent de larmes arrachées par le repentir inondèrent ses joues. La flamme (des remords) dévorait son cœur, tandis que la honte le forçait à baisser les yeux ; impatient de frapper à la porte de la pénitence, il envoya au bon conseiller le message suivant : « Tends-moi une main secourable, daigne venir auprès de moi, pour que je courbe à tes pieds ma tête chargée d'impiétés et de mensonges ! » Le scheik aux sages conseils se rendit au palais : il jeta en entrant un coup d'œil sur la salle (15) et vit (les vestiges de l'orgie) du sucre et des grenades, des flambeaux et du vin, un luxe étincelant et des convives à demi-morts. Les uns avaient tout à fait perdu le sentiment ; d'autres étaient seulement dans une demi-ivresse ; d'autres, la coupe à la main, balbutiaient une chanson : ici retentissait le refrain des chanteurs, là l'appel réitéré de l'échanson. « Buvez, buvez encore ! » L'assemblée entière subissait l'empire du vin couleur de rubis : le joueur de luth penchait, comme le luth, sa tête sur sa poitrine : seul le narcisse entrouvrait son calice au milieu de ces nobles convives aux yeux appesantis par le sommeil. Le tambour de basque mariait son rythme aux accents de la mandoline et la flûte soupirait sa mélodie plaintive. — Sur un signe de prince, tout vola en éclats: une morne tristesse succéda à l'entrain de la fête ; le luth fut brisé en morceaux et ses cordes lacérées ; la chanson s'arrêta sur les lèvres des chanteurs. Des pierres lancées contre la table du festin brisèrent les urnes de cristal et les coupes en forme de courge; le vin couleur de tulipe se répandit hors de l'amphore renversée, comme le sang s'échappe de la blessure d'une oie qu'on égorge. Au milieu du désordre, la jarre en gestation depuis neuf mois laissa tomber la liqueur qu'elle recelait dans ses flancs, et sur l'outre fendue de part en part la bouteille répandit des larmes de sang. Par ordre du roi, les dalles de la salle furent arrachées et remplacées par d'autres ; l'eau n'aurait pu laver les taches que le vin aux reflets de rubis y avait laissées ; le bassin lui-même, chose peu surprenante, fut démoli : il avait tant absorbé de vin ce jour-là (16) ! Désormais quiconque osa toucher à une lyre reçut maintes chiquenaudes comme le tambourin; le virtuose qui posait un luth sur sa poitrine subit maints horions comme la mandoline. Quant au jeune prince, lui que l'orgueil et l'égoïsme avaient enivré jusqu'alors, il s'adonna à la prière et à l'adoration avec le recueillement des vieillards (c.-a.-d. des scheiks, des directeurs du soufisme). Cent fois son père irrité lui avait recommandé la décence dans le maintien et le langage : ce que la sévérité paternelle, ce que la prison et les chaînes n'avaient pu faire, un simple conseil sut l'obtenir. Si le savant aux discours persuasifs l'avait sévèrement mis en demeure de renoncer aux égarements de la jeunesse, le prince, dans sa fureur aveugle, n'eût sans doute pas épargné la vie du conseiller : le lion rugissant n'abandonne pas le combat ; la panthère brave les morsures de l'épée. C'est par la douceur seulement qu'on peut triompher d'un ennemi ; mais en parlant avec dureté à un ami, on s'aliène son cœur. Celui qui n'a pas la tête martelée par les reproches n'est pas tenté de faire dure mine, comme l'enclume. N'adresse pas à un prince de violents reproches, et si tu le vois disposé lui-même à la violence, capte-le par la douceur. Sois conciliant et doux avec tous les hommes, aussi bien les petits que les grands : par l'aménité de tes discours, tu triompheras de l'orgueil de ceux-ci et tu forceras ceux-là à t'obéir. Un langage haineux et violent ne recueille qu'amertume ; mais le succès est assuré aux paroles douces et persuasives, et ces douces paroles c'est à Saadi qu'il faut en demander le secret. Nargue du censeur au visage maussade et renfrogné !

Les marchands de miel.

Un jeune homme vendait du miel. Son doux sourire, son visage gracieux charmaient tous les cœurs ; sa taille était haute et souple comme le roseau qui donne le sucre. Les acheteurs affluaient autour de lui, plus nombreux que les mouches; je crois même que s'il eût vendu du poison, on l'aurait accepté, venant de sa main, comme du miel. Un autre adolescent de méchante mine le vit à l'œuvre, et fut jaloux du succès de son commerce. Dès le lendemain, il parcourut la ville un plateau de miel sur la tête et du vinaigre au front (c'est-à-dire grimaçant et morose). Il allait deçà, delà, criant sa marchandise ; mais les mouches elles-mêmes hésitaient à s'y poser. Le soir venu, il rentra, la bourse vide, et alla s'asseoir tristement dans un coin, soucieux et sombre comme les pécheurs à la pensée du jugement dernier, ou comme les prisonniers pendant les fêtes (du Baïram) ; sa femme lui dit avec un sourire moqueur : « Visage renfrogné rend le miel amer. » — La dureté conduit son homme au feu éternel ; la douceur, au contraire, est fille du ciel (17). Va, puise, s'il le faut, une eau tiède et trouble sur le bord de la rivière, plutôt que de boire un frais sorbet présenté de mauvaise grâce. Qui voudrait goûter au repas d'un hôte dont le front est plissé comme le cuir qui recouvre la table (à manger)? Prends garde, mon ami, d'attirer sur toi la mauvaise fortune; l'homme méchant est fatalement voué au malheur. Il se peut que tu ne possèdes ni or ni argent, mais que n'as-tu du moins, comme Saadi, la douceur et la persuasion ?

On raconte qu'un homme distingué par sa piété et sa sagesse fut insulté par un misérable ivrogne; le dévot à l'âme sereine subit les outrages de ce drôle sans même tourner la tête. Quelqu'un lui en fit reproche en ces termes : « N'es-tu donc pas un homme ? c'est une honte de subir les insultes d'un pareil fou ! » A ces observations, le sage répondit : « Cesse de tenir un tel langage ; que m'importe si dans un accès d'ivresse un ivrogne déchire mes vêtements? De même que ce serait folie de lutter contre un lion furieux, est-il digne du sage de se colleter avec un malheureux que l'ivresse égare ? » — Telle doit être, en effet, la règle de l'homme de bien : aux mauvais traitements il doit n'opposer que la douceur et la bienveillance.

Grandeur d'âme des hommes de Dieu (des soufis).

Un cénobite fut mordu par un chien furieux, dont la gueule distillait une bave écumante. Tandis que la douleur le tenait éveillé, sa fille, une enfant qu'il élevait au logis, lui adressa des reproches et lui demanda avec vivacité s'il n'était pas en état de se défendre (litt. s'il n'avait pas de dents lui aussi). Le blessé, souriant au milieu de ses souffrances, répondit : « Chère enfant, lumière de mon cœur! ma force, il est vrai, l'emportait sur celle du chien, mais j'aurais eu honte de souiller mes dents et mes lèvres ; même sous les menaces du glaive, je ne consentirais pas à faire une morsure à un chien. Il est aisé de rendre le mal pour le mal, mais c'est une bassesse qu'un homme de cœur repousse avec indignation. »

Le bon maître et le méchant esclave.

Un homme dont on vantait le mérite en tout lieu avait à son service un esclave d'un caractère odieux : sa laide figure, ses cheveux en désordre, sa mine maussade et revêche, ses dents (qui semblaient) souillées de venin comme celle du serpent, tout assurait à cet esclave le prix de laideur sur les plus laides gens de la ville. Ses yeux piqués par l'acre odeur qui se dégageait de sa personne, étaient toujours pleins de larmes. S'agissait-il de préparer les mets, il faisait la moue ; le repas était-il servi, il s'asseyait familièrement en face de son maître, genoux contre genoux; il se gardait bien de le quitter à l'heure du dîner, mais il l'aurait laissé mourir sans lui donner une goutte d'eau. Ni les remontrances, ni le bâton n'avaient de prise sur lui. Nuit et jour, il remplissait la maison de vacarme ; tantôt il semait d'épines et de broussailles le chemin par où passait son maître; tantôt il jetait les poules dans le puits. Sa vue faisait fuir les gens ; quand il allait en course, il ne revenait plus. Quelqu'un dit un jour au maître : « Qu'attendez-vous d'un aussi détestable valet ? où est son mérite, son talent, sa beauté ? Une créature aussi disgracieuse est-elle faite pour qu'on supporte ses rudesses et ses façons brutales ? Je vous trouverai un autre esclave bon et honnête; hâtez-vous de conduire celui-ci au marché, et si on en vous offre une obole, ne la refusez-pas, car en vérité, fût-il donné gratis, il serait encore vendu trop cher. » L'excellent homme écouta ces paroles et répondit en souriant : « Ami que le ciel favorise, je reconnais que le caractère de ce valet est détestable mais, par cela même, le mien en devient meilleur : il m'a depuis si longtemps exercé à la patience, que je puis désormais tout supporter de la part des autres. » — La patience, poison au début, devient douce comme le miel quand elle a pris racine dans le cœur.

Ma'rouf et le malade (18).

Pour suivre les voies (l'exemple) de Ma'rouf, il faut d'abord se dépouiller de tout sentiment d'égoïsme et d'orgueil. On raconte que ce saint personnage reçut dans sa demeure un étranger que la maladie mettait en danger de mort ; sa tête dénudée, son visage décharné et livide, tout annonçait que la vie ne tenait plus chez lui qu'à un fil (litt. à un cheveu). La nuit venue, le malade étendu sur son lit de souffrances ne cessait de se plaindre et de gémir. Non-seulement il ne goûtait pas une heure de sommeil, mais il privait de repos tout le voisinage. Rude et grossier de sa nature, il ne mourait pas et, par ses invectives, il faisait mourir les vivants Ses cris de douleur, ses contorsions mirent en fuite tous ceux qui l'entouraient, et il ne resta plus que le malade et Ma'rouf. Ce dernier passa les nuits à son chevet, dévoué à son service et toujours prêt à lui obéir, comme il sied aux hommes de la voie spirituelle. Une nuit cependant Ma'rouf céda à l'assaut du sommeil ; comment résister longtemps à l'insomnie? Mais à peine ses paupières s'étaient-elles fermées, que le malade se reprit à blasphémer : « Maudite race, disait-il, race criminelle dont le nom et la réputation ne sont que fumée et hypocrisie ! mécréants impurs sous une robe sans tache, imposteurs qui trafiquent de la dévotion ! En vérité, l'homme qui s'endort le ventre plein s'inquiète bien si un pauvre malade ne peut fermer l'œil! » Et il continua ainsi d'injurier Ma'rouf pour l'avoir oublié pendant une minute accordée au sommeil. Le scheik fut assez généreux pour subir ces injures en silence; mais les dames de son harem les avaient entendues; une d'elles dit tout bas à Ma'rouf : « Tu vois en quels termes le derviche exhale ses plaintes; dis-lui donc une bonne fois de poursuivre sa route ; qu'il cesse de nous importuner et s'en aille mourir ailleurs. La bonté et la bienfaisance, si louables qu'elles soient, deviennent répréhensibles quand elles s'adressent aux méchants. Ce n'est pas un oreiller qu'il faudrait placer sous la tête de ces fléaux de l'humanité, une pierre leur conviendrait mieux. Homme béni du ciel, n'aie pas d'indulgence pour les méchants : planter un arbre en un sol aride est le fait de l'ignorant. Loin de moi la pensée de te détourner de la bienfaisance, mais ne la prodigue pas du moins à qui ne la mérite point.

Trêve de douceur et d'indulgence à l'égard des rustres ; pourquoi accorder au chat les caresses refusées au chien ? et encore, s'il faut parler net, le chien reconnaissant est cent fois préférable à l'homme ingrat. Ne fais pas aux indignes la charité même d'un verre d'eau et, si tu la leur accordes, inscris ta récompense sur la glace. Je n'ai jamais vu, quant à moi, un homme aussi difficile à contenter (19). »

Quand la dame du logis eut terminé ses doléances, le pieux Ma'rouf lui répliqua en souriant : « Rentre chez toi et demeure en repos sans plus t'inquiéter des propos incohérents que tu as entendus. Lorsque cet homme, dans le paroxysme de la douleur, m'accablait de reproches, sache que ses plaintes étaient douces à mon oreille. » — Il faut savoir entendre les doléances du malheureux que la souffrance prive de repos. En retour de la santé et du bonheur que tu as en partage, tâche de supporter avec patience le fardeau des souffrances d'autrui. L'homme, qui n'a qu'une vaine apparence comme le talisman, meurt et son nom s'anéantit avec sa dépouille mortelle; celui, au contraire, qui cultive l'arbre de la générosité, est sûr de recueillir un jour les fruits de l'estime générale. Vois, il y a beaucoup de mausolées (turbèh) dans le faubourg de Kèrkh, mais un seul, celui de Ma'rouf, est connu du peuple. L'homme esclave de la grandeur et assujetti à l'orgueil ignore ce qu'il y a de véritable grandeur dans la bonté.

La patience des saints.

Un impudent derviche implorait la bienfaisance d'un soufi, mais ce dernier ne possédait rien pour le moment; sa bourse était à sec et sa main vide d'aumônes, le moyen pour lui de répandre l'or comme de la poussière ! Le mendiant au sombre visage s'éloigna et, une fois dans la rue, proféra toutes sortes d'injures. « Prenez garde, s'écriait-il, à ces scorpions mystérieux, à ces féroces panthères vêtues de laine (20); pieusement blottis comme le chat, ils s'élancent sur leur gibier avec l'agilité du chien. C'est dans la mosquée qu'ils tiennent boutique de mômeries, sûrs d'y trouver plus de chalands qu'au couvent. Il faut un cœur de lion pour arrêter les caravanes ; ils se contentent, eux, de voler un manteau. Ils cousent des morceaux noirs et blancs sur leur froc, mais les provisions et l'or s'entassent dans leurs demeures. Oh ! les dignes trafiquants qui vendent de l'orge pour du froment! Vagabonds, derviches de village (21), rôdeurs de grange ! à l'heure de la prière ils sont faibles, anéantis, mais qu'importe ? ils retrouvent la jeunesse et la force à l'heure de la danse et des concerts (mystiques). Ont-ils le droit de s'asseoir pour dire la prière, eux qui déploient tant d'agilité dans la ronde (des derviches) ? Voraces comme la verge de Moïse, avec leur mine chétive et pâle ils ne sont pas plus sobres que savants, mais ils s'entendent à merveille à trafiquer de la religion pour acquérir les biens de ce monde. Ils se contentent d'un manteau grossier à la façon de Belâl, mais leurs femmes ont des robes qui valent le revenu de l'Abyssinie (22). Parmi les prescriptions de la coutume religieuse, ils n'en acceptent que deux : la sieste (avant la prière de l'après-midi) et le souper de nuit (23). Leur ventre est rempli des meilleurs morceaux, leur écuelle est bigarrée de mets de toutes sortes. Mais pourquoi prolonger ce discours ? il est malséant de dénigrer sa propre secte. » — L'effronté continua longtemps sur ce ton, car le mérite est toujours exposé aux traits de l'envie ; quand on vit dans l'infamie on se soucie bien de l'honneur du prochain ! (Gulistân) Un novice alla rapporter ces propos au scheik ; en quoi, je l'avoue, il agit sans discernement. Le méchant m'accable de ses outrages, puis il se tait ; plus coupable est l'ami qui les recueille pour me les répéter. Le trait lancé contre moi était retombé inerte, sans m'atteindre ni me blesser ; si tu le ramasses et me le rapportes, n'est-ce pas comme si tu l'enfonçais dans ma poitrine ? — Le vieillard plein d'indulgence se contenta de sourire et répondit : « Ces injures ne sont rien ; en vérité, il aurait pu m'en adresser de plus graves : les fautes qu'il me reproche sont légères, ce n'est que la centième partie de ce dont je me reconnais coupable ; les accusations qu'il a dirigées contre moi au hasard, ma conscience sait qu'elles ne sont que trop bien fondées. Cet homme qui ne me connaît que depuis peu de temps, peut-il énumérer tous les péchés d'un septuagénaire ? Non, personne ne les connaît mieux que moi, personne, excepté Celui qui lit dans le monde invisible (24). A dire le vrai, je n'ai jamais vu quelqu'un qui fût plus indulgent pour moi, puisqu'il borne là ses reproches : si au jour du jugement dernier je n'avais pas d'autre accusateur que lui, je n'aurais pas à redouter l'enfer, tant ma conduite serait reconnue innocente. Mais hélas! à celui qui me reproche mes crimes, j'ai le droit de répondre : Viens, c'est à moi qu'il faut en demander le compte (littéralement le livre, le registre).

Voilà bien les hommes du sens intérieur ! Ils s'exposent comme une cible aux flèches de l'épreuve, ils dépouillent leur front du diadème de l'orgueil et se parent de l'auréole des plus sublimes vertus. — Sois humble et soumis, ô mon frère, et laisse déchirer ta réputation (litt. ta pelisse). Les vrais initiés savent subir les atteintes des méchants et quand, après leur mort, leurs cendres sont pétries et transformées en vases d'argile, les pierres lancées par leurs détracteurs viennent encore une fois les briser (c'est-à-dire la mort même ne les met pas à l'abri de la calomnie).

Mansuétude de Mélik Saleh (25).

Un des rois qui régnèrent en Syrie, Mélik Saleh, sortit un jour, dès l'aube, suivi d'un seul page. Il avait coutume de parcourir les marchés et les rues, le visage à demi-voilé, à la façon des Arabes du désert ; car il était vigilant et ami du pauvre, deux qualités qui font de celui qui les possède un roi vertueux (Mélik Saleh, le poète joue sur le sens de ce nom). Il trouva couchés sur le pavé de la mosquée deux pauvres dont le cœur paraissait brisé, l'esprit inquiet et troublé : le froid de la nuit les avait tenus éveillés et, comme le caméléon (26), ils épiaient le lever du soleil. L'un d'eux disait à son compagnon : « Au jour de la résurrection et devant le tribunal de Dieu, si ces monarques au front altier qui vivent dans les plaisirs, au sein du luxe et de la mollesse, ont le droit d'entrer dans le ciel avec les pauvres, je ne lèverai pas, quant à moi, ma tête hors des dalles du sépulcre. Le ciel sublime est notre demeure, c'est notre bien à nous dont le pied est retenu ici-bas dans les souffrances ; avons-nous à nous louer assez de ces rois en ce monde pour avoir encore à subir leur voisinage dans la vie future ? Je jure que si Mélik Saleh franchit alors l'enceinte des jardins célestes, je lui briserai le crâne sous mes talons ! » Ainsi parla cet homme, et le roi entendant ces discours, ne jugea pas utile de demeurer plus longtemps en ce lieu. Il s'éloigna ; mais dès que la lumière du soleil eut chassé, comme un torrent, le sommeil de la paupière des mortels, le roi envoya chercher ces deux individus ; il prit place sur son trône et les fit asseoir avec beaucoup d'égards et de considération. Ses bienfaits, en se répandant sur eux comme une pluie salutaire, purifièrent leurs corps des souillures de l'indigence. Eux qui avaient lutté contre la pluie, le froid, les torrents furieux, ils se trouvaient assis au milieu des plus nobles seigneurs ; naguère mendiants à demi-nus et tenus éveillés par la faim, ils étaient là maintenant et parfumaient leurs vêtements aux bouffées odorantes des brûle-parfums. L'un de ces deux hommes dit tout bas au roi : « Prince à qui le monde obéit en esclave, les honneurs et la puissance sont le prix du mérite ; en quoi nous sommes-nous donc rendus dignes de vos faveurs ? » Ces paroles plurent au roi ; son visage s'épanouit comme une fleur et souriant au derviche, il lui répondit : « Je ne suis pas de ceux qui, troublés par l'orgueil, froncent le sourcil en présence des malheureux. Oublie toi aussi les dispositions malveillantes dont tu étais animé contre moi et ne songe plus à me faire un mauvais accueil dans le ciel. Je t'ouvre aujourd'hui les portes de la réconciliation, ne me ferme pas demain celles du Paradis. »

Homme que la destinée favorise, telle est la route que tu dois suivre ; si tu aspires à la gloire, tends aux infortunés une main secourable. Quand on n'a pas jeté ici bas la bonne semence, peut-on espérer cueillir les fruits du touba (27) ? Sans la bonne volonté et le zèle on cherche en vain le bonheur : il est le prix réservé à qui se consacre au service de Dieu. Comment brillerais-tu à l'égal du flambeau, si l'orgueil inonde ton cœur comme l'eau remplit une humble lampe ? Pour répandre en ce monde une vive clarté, il faut, comme le flambeau, avoir la flamme dans le cœur.

Gouschiâr et l'astrologue vaniteux (28).

Un homme qui joignait à quelques connaissances astrologiques un orgueil insensé, fit un long voyage pour aller chez Gouschiâr ; il se présenta, le cœur plein du désir d'apprendre et la tête troublée par les fumées de l'orgueil. Le savant se détourna de lui sans lui apprendre un mot de la science qu'il enseignait ; mais lorsque l'étranger, déçu dans son attente, se préparait à partir, l'illustre astrologue lui dit : « Tu crois être un savant accompli : mais le vase qui déborde ne peut plus rien recevoir. La vanité remplit ton cœur et voilà pourquoi tu t'en vas les mains vides. Il fallait te présenter à moi sans prétentions, si tu voulais partir riche de connaissances. » — Suivez l'exemple de Saadi : parcourez le monde en renonçant à toute chose et vous reviendrez le cœur plein de science.

L'esclave généreux.

Un esclave irrité contre le roi son maître avait pris la fuite et s'était longtemps dérobé aux recherches dont il était l'objet. Plus tard, oubliant son ressentiment et les motifs de sa rébellion, il revint chez le roi ; ce dernier fit signe au bourreau d'exécuter le coupable. L'exécuteur, altéré de sang, tirait déjà son glaive, comme la langue du voyageur épuisé sort de sa bouche desséchée, lorsque le serviteur au cœur brisé prononça cette prière : « O Dieu, permets que mon maître répande légitimement mon sang ! j'ai vécu longtemps dans l'abondance et le bonheur, longtemps ses bienfaits ont satisfait mes désirs, il ne faut pas que demain (dans l'autre vie) il porte la responsabilité de ma mort pour la plus grande joie de ses ennemis ! » Le roi entendit ces paroles et la colère qui agitait son cœur s'apaisa soudain; il baisa le front et les yeux de l'esclave et lui accorda les honneurs du drapeau et des timbales (29). C'est ainsi que la fortune récompensa la douceur de cet homme et l'arracha du seuil de la mort pour l'élever aux plus hautes dignités. — Ami, aux violences de tes adversaires, oppose ainsi une indulgente bonté, c'est elle qui émousse l'épée la mieux trempée. Fais comme les guerriers qui, pour se garantir du sabre et des flèches, revêtent un corselet formé de cent doubles de soie.

Trait d'humilité d'un dévot.

Quelqu'un passant près de la cellule d'un ascète déguenillé crut entendre les aboiements d'un chien. « Comment, se dit-il, un chien en ce lieu ! » et il pénétra dans la cabane à la recherche du pieux derviche. Celui-ci s'y trouvait seul et il n'y avait pas trace de chien. Notre homme allait se retirer sans oser approfondir ce mystère, lorsque l'anachorète, averti par le bruit de ses pas, lui dit : « Pourquoi t'éloignes-tu ? entre plutôt, mon ami (littéralement, lumière de mes yeux), ce n'était pas un chien qui aboyait ici, mais moi. Sachant à quel prix Dieu récompense l'humilité, j'ai banni de mon cœur la présomption, l'orgueil, et jusqu'à la raison et, comme un chien, j'aboie au seuil du paradis, parce qu'il n'y a pas d'être plus vil que cet animal. » —Toi qui veux être grand, n'oublie pas qu'il faut sortir de l'abîme de l'humilité pour s'élever au faîte des grandeurs. A la cour du souverain maître, les places d'honneur appartiendront à ceux qui se seront relégués aux derniers rangs. Le torrent qui roule avec fracas ses vagues menaçantes, disparaît du haut de montagnes dans le creux des ravins, mais l'humble goutte de rosée qui tombe silencieuse est absorbée avec amour par l'astre du jour et portée jusqu'à la constellation de la Chèvre (30).

Anecdote sur Hatem (31).

Si quelques historiens s'accordent à dire que Hatem était sourd, n'en crois rien. Un matin, le bourdonnement d'une mouche prise dans les filets d'une araignée se fit entendre. Trompée par l'immobilité et le silence de cette ennemie rusée, la pauvre mouche était tombée dans la toile qu'elle prenait pour du sucre (32) Le scheïkh contempla cette scène avec les yeux d'un sage et s'écria : « Malheureuse esclave de la convoitise, pourquoi ces angoisses ? tout n'est pas du miel et du sucre, mais il y a des pièges tendus dans les recoins obscurs. » — Un de ceux qui se trouvaient dans la pieuse communauté (des soufis) dit au scheik : « Pionnier de la route qui mène à Dieu, c'est pour moi une surprise que tu aies entendu un bourdonnement qui arrive à peine à nos oreilles ; puisque tu peux percevoir le faible murmure d'une mouche, l'épithète de sourd ne te convient plus désormais. » Hatem sourit et répondit : « Homme au cœur vigilant, sache qu'il vaut mieux être sourd que d'entendre des propos frivoles. Les frères qui vivent avec moi dans la retraite se tairaient volontiers sur mes défauts et me donneraient le change par leurs flatteries. N'étant plus averti de mes erreurs, je céderais bientôt à la vanité et je deviendrais l'esclave des passions. C'est pourquoi je feins d'être sourd ; c'est le seul moyen d'échapper à l'adulation ; mes frères étant convaincus de ma surdité, disent librement de moi le bien ou le mal que je mérite, et comme il me serait pénible d'entendre leurs reproches, je tâche de ne pas les mériter. »

Ami, ne te laisse pas glisser au fond du puits avec la corde de la flatterie, suis plutôt l'exemple de Hatem, fais la sourde oreille et résigne-toi à la critique. C'est fuir le bonheur et renoncer au salut que de détourner la tête lorsque Saadi donne ses sages leçons. S'il te faut un meilleur conseiller que lui, je ne sais en vérité ce que tu deviendras quand il n'y sera plus.

Le dévot et le voleur.

Dans un quartier reculé de la ville de Tabriz vivait un pieux personnage qui se privait de sommeil pour prier. Une nuit, il vit de loin un voleur qui faisait des nœuds à une corde et la lançait sur l'arête d'un toit. L'alarme fut donnée : aussitôt, les voisins d'accourir en tumulte, armés de bâtons. Le drôle entendant les clameurs de la foule, ne jugea pas prudent de rester plus longtemps au milieu du péril ; effrayé par le vacarme, il se décida à fuir quand il en était temps encore. Le dévot fut témoin des déceptions du voleur et sentit son cœur ému de pitié fondre comme la cire. Il se glissa à la faveur des ténèbres par un chemin détourné, et s'approchant du voleur : « Ami, lui dit-il, ne t'en va pas, je suis un des tiens ; ton courage a fait de moi ton esclave dévoué ; je ne connais pas de bravoure comparable à la tienne, car il y a autant de hardiesse à défendre sa vie au fort de la mêlée que d'attaquer résolument l'ennemi. Par ce double trait d'héroïsme, tu viens de conquérir mon âme ; dis-moi ton nom et compte sur mon dévouement. Si donc tu m'accordes ta confiance je te conduirai en un lieu de moi bien connu ; c'est une maison dont la muraille est basse et la porte solidement close ; le maître du logis, je crois, en est absent. Nous placerons deux briques l'une sur l'autre et l'un de nous tendra le dos à l'autre (pour l'escalade). Par exemple, il faudra bien te contenter de ce qui tombera sous ta main, mais cela vaudra toujours mieux que de partir les mains vides. » Par ses douces paroles et ses promesses séduisantes, le saint homme conduisit le voleur jusqu'à sa propre maison. Le rôdeur de nuit courba l'échiné, et l'homme au cœur ardent se hissa sur ses épaules. Vestes, robes, turbans (33), tout ce qu'il possédait d'effets, il les prit et les jeta par-dessus le mur dans la robe du larron, après quoi il se mit à crier : Au voleur ! à l'aide ! au secours ! à moi mes amis ! Le voleur rusé détala emportant sous son bras les vêtements du dévot. Quant à ce dernier, l'homme à la foi sincère, il se réjouit du butin fait par un pauvre diable : un bandit qui n'aurait fait de quartier à personne avait su toucher le cœur de cet homme bienfaisant. Mais pourquoi s'étonner de la magnanimité de ces âmes d'élite ? Elles sont douces même envers les pires des hommes et, dans leur bonté inépuisable, elles font vivre les méchants, si peu dignes que soient ceux-ci de leurs bienfaits.

L'amant sincère ne sait pas haïr.

Un homme dont le cœur était pur et simple comme celui de Saadi aimait une belle au visage de péri ; il supportait les rigueurs et les injures de ses ennemis sans chercher à s'y soustraire, comme la balle qui fuit loin du mail. Personne ne parvenait à l'irriter, et aucune raillerie n'excitait son ressentiment. Quelqu'un lui dit un jour : « N'as-tu donc pas honte de supporter sans t’émouvoir les injures qui pleuvent sur toi comme une grêle de pierres ? Il faut être bien faible pour s'abandonner ainsi sans résistance, bien humble pour se résigner à de telles persécutions. Qui accepte les outrages d'un ennemi mérite le nom de poltron et de lâche. » L'amant enivré d'amour fît cette réponse qu'il faudrait écrire en lettres d'or : « Mon cœur est devenu un temple où réside l'amour; peut-il y avoir place encore pour la haine ? » — Admire aussi la réponse que fit le bienheureux Behloul (34) en rencontrant un initié ('arif), dont le caractère était acariâtre et malveillant : « Si cet imposteur connaissait l'ami (Dieu), il n'aurait plus de haine contre l'ennemi ; si son cœur était pénétré de la notion du vrai, le reste du monde n'existerait plus pour lui. »

Trait de la vie de Lokman (35).

On prétend que Lokman était presque nègre; son extérieur hâve et décharné n'avait rien d'attrayant. Quelqu'un le confondit avec un esclave (qui venait de s'échapper) et, le trouvant si humble et misérable, l'employa à la fabrication des briques. Un jour, l'esclave fugitif reparut. Son maître fut saisi d'effroi en apprenant le nom de Lokman ; il tomba à ses pieds et se confondit en excuses ; mais le sage lui répondit en souriant : « Pourquoi ces témoignages de regret ? les maux que tu m'as fait endurer pendant une année, crois-tu qu'une heure suffira pour les effacer de mon souvenir ? Et cependant, mon ami, je te pardonne, car le service que je t'ai rendu n'a pas été infructueux pour moi. En contribuant à construire ta maison, j'ai accru mon trésor de sagesse. Homme favorisé du sort, apprends que j'ai dans ma tribu un esclave à qui j'imposais souvent les plus pénibles travaux : désormais le souvenir de mes rudes labeurs m'empêchera de le traiter d'une façon inhumaine. » — Quiconque n'a pas souffert l'injustice des grands, ne peut s'apitoyer sur le sort des humbles ; si la voix d'un maître a sonné impitoyablement à ton oreille, ne sois pas impitoyable à ton tour pour tes serviteurs.

Humanité de Djoneïd.

On m'a raconté que Djoneïd vit dans le désert de Sanaa (36) un chien de chasse dont l'âge avait émoussé les dents ; ses griffes, jadis redoutables même aux lions, étaient sans vigueur ; et il gisait à terre impuissant comme un vieux renard. Après avoir saisi à la course les chèvres sauvages et les gazelles (37) il recevait maintenant les ruades des troupeaux du voisinage. Djoneïd, en voyant cet animal misérable et couvert de plaies, partagea avec lui ses provisions de route et dit en pleurant amèrement : « Peut-on savoir quel est le meilleur de nous deux? Aujourd'hui, il est vrai, à ne juger que par les apparences, je vaux mieux que ce chien, mais qui sait ce que le destin me réserve ? Si je marche d'un pas assuré dans le chemin de la religion, la clémence divine ornera ma tête d'une couronne ; mais si le manteau de la sagesse glisse de mes épaules, je deviendrai plus misérable que ce chien, car, si vile que soit cette bête, elle ne sera pas du moins précipitée dans les flammes de l'enfer. » — Saadi, voilà la règle de conduite, celle des hommes de la voie spirituelle ; ils ne se regardent jamais eux-mêmes d'un œil indulgent et s'ils l'emportent sur les anges, c'est parce qu'ils ne s'estiment pas meilleurs qu'un chien.

Le dévot et l'ivrogne.

Un homme ivre passait dans la rue une cithare à la main ; il la brisa sur la tête d'un pieux musulman. Dès le matin du jour suivant, le saint personnage alla porter chez ce brutal une bourse pleine d'argent et lui dit : « Hier soir, tu as brisé ta lyre et ma tête ; l'ivresse était ton excuse ; ma blessure sera bientôt fermée et je n'éprouve aucune inquiétude à ce sujet, mais le mal dont tu souffres ne peut se guérir qu'à prix d'or. » — Ce qui assure le premier rang aux amis de Dieu c'est qu'ils supportent de la part des hommes les plus cruelles injures.

Autre trait de patience et conseils à ce sujet.

Un contemplatif vivait à Wakhch (38) dans la retraite la plus sévère. C'était un initié en esprit et en vérité, et non un de ces soufis au froc rapiécé qui sont toujours prêts à solliciter la charité publique ; depuis que la porte du bonheur (mystique) s'était ouverte devant lui il ne frappait jamais à celle des gens. Un jour, un bavard effronté eut l'audace d'insulter en ces termes cet homme vertueux : « Méfions-nous, disait-il, de ces disciples du mensonge et de la ruse qui, semblables au dîve, s'assoient sur le trône de Salomon (39). Comme les chats, ils se passent la patte sur le museau, en attendant de faire la chasse aux souris du quartier. Ils se condamnent aux plus rudes austérités pour gagner bonne renommée et honneurs ; leurs prières sont, comme le tambour, sonores et vides. » Ainsi parlait l'insolent et la foule d'accourir autour d'eux. Le sage anachorète, les yeux baignés de larmes, prononça cette prière : « O mon Dieu, accorde le repentir à cet homme et, si ses reproches sont fondés, fais-moi aussi la grâce du repentir afin que je ne meure pas (dans le péché). » — Si tu es tel que le prétendent tes ennemis, accepte avec résignation leurs reproches, et s'ils t'accusent à tort ne te préoccupe pas davantage de ces diseurs de rien (litt. ces peseurs d'air). Parce qu'il plaît à quelque niais de critiquer le parfum du musc, dois-tu t'émouvoir d'une telle sottise ; si tu entends dire pareille chose de l'oignon, réponds c'est vrai et n'y songe plus. L'homme prudent et éclairé ne demande pas aux diseurs de bonne aventure un charme pour rendre muette la langue d'un rival malveillant. Il n'est ni conforme à la sagesse ni digne de la raison qu'un sage achète les vains sortilèges d'un charlatan. L'homme sensé qui ne s'occupe que de ses affaires, ferme de la sorte la bouche aux calomniateurs ; conduis-toi bien et tu réduiras au silence la critique la plus sévère ; si ses accusations te sont pénibles, évite les fautes qu'elle te reproche. Pour moi, je considère comme mon meilleur ami celui qui m'éclaire sur mes propres défauts.

Sincérité du khalife Ali (40).

Quelqu'un soumit à Ali une question difficile en le priant de l'élucider. Ce héros glorieux, cet émir conquérant du monde répondit d'après les inspirations de la science et de la raison ; mais un tiers présent à l'entretien s'écria : « Père de Haçan, les choses ne sont point telles que tu le prétends. » Ali répliqua sans s'émouvoir : « Si tu as une explication meilleure que la mienne, parle. » Il parla en effet et trouva la solution véritable. Le roi des hommes (Ali) loua fort son discours : « Je me trompais, dit-il, et c'est cet homme qui a raison ; sa réponse vaut mieux que la mienne, mais au-dessus de nous plane une science que rien n'égale (celle de Dieu). »

Supposez un des puissants du jour, il n'eût même pas tourné les yeux sur son contradicteur : un chambellan aurait jeté l'insolent à la porte du palais, ou l'aurait brutalement rudoyé en disant : « Voilà pour te garder d'une pareille audace ; il est malséant d'élever la voix devant les princes. » — N'espère pas faire entendre la vérité à celui que l'orgueil égare : la science lui est odieuse ; les conseils lui sont une honte ; la pluie peut-elle faire éclore des fleurs sur un rocher ? Si tu as recueilli les perles de l'océan de la sagesse, répands-les sur les humbles. Vois, c'est de l'humble sein de la terre que germent les roses et que le printemps s'épanouit. Aux yeux des sages, celui-là n'est rien qui se prévaut de ses mérites ; quand tu rencontres un être vaniteux et rempli de prétentions, ne prodigue pas en sa faveur les trésors (de ta sagesse). Ne chante pas tes propres louanges, et tu en recevras de la bouche d'autrui ; mais si tu t'en charges toi-même, n'attends plus rien des autres.

Le khalife Omar (41).

On raconte que, passant dans une rue étroite, Omar marcha par mégarde sur le pied d'un mendiant. Ce derviche ne reconnut pas le khalife ; celui qui souffre peut-il distinguer un ami d'un ennemi ? « Es-tu donc aveugle ? » s'écria-t-il avec colère. Omar, ce souverain équitable, se contenta de répondre : « Je suis non pas aveugle mais maladroit : je ne te voyais pas; j'ai eu tort, pardonne-moi. » — Ah ! qu'ils étaient doux et humains ces glorieux défenseurs de la foi, quand ils en usaient ainsi à l'égard de leurs sujets ! L'homme d'un mérite réel s'incline avec modestie, comme le rameau chargé de fruits se penche vers la terre. La modestie sera exaltée demain (dans l'autre vie) et l'orgueil ne trouvera qu'humiliation. Toi qui redoutes le jour du jugement, sois indulgent pour ceux qui redoutent ta puissance. N'appesantis pas la main de l'oppression sur la tête des faibles, car une main plus puissante que la tienne est sur toi (celle de Dieu).

Un homme dont la conduite était pure de toute tache et qui s'était montré indulgent même envers les méchants, vint à mourir. Quelqu'un le vit en songe et lui demanda ce qui lui était advenu après sa mort. Avec un sourire frais comme celui de la rose et d'une voix aussi mélodieuse que celle du rossignol, le juste répondit : « Je n'ai pas été traité avec rigueur parce que, pendant ma vie, je n'ai été rigoureux pour personne. »

Miracle de Zou'l-Noun (42).

Une certaine année, le Nil avait refusé à l'Egypte le tribut de ses eaux. La population se dispersa dans les montagnes, implorant la pluie à grands cris et pleurant amèrement; mais les pleurs des pauvres veuves arrosèrent seuls la terre desséchée. Zou'l-Noun fut informé de la misère publique : « Priez, lui dit-on, pour tous ces infortunés ; les supplications d'un ami de Dieu ne peuvent pas être repoussées. » — Le saint s'enfuit aussitôt à Medien (43) ; presque en même temps la pluie tomba à torrents. Au bout de vingt jours, la nouvelle arriva dans Medien que les nuages aux flancs noirs répandaient leurs bienfaisantes ondées sur l'Egypte, remplissant les lacs et les réservoirs ; le scheik fit sur le champ ses préparatifs de départ. (A son retour) un de ses disciples lui demanda tout bas quel motif mystérieux lui avait fait entreprendre ce voyage ; Zou'l-Noun lui répondit : « Je savais que la perversité des hommes allait attirer un désastre sur la terre ; alors interrogeant ma conscience, je n'ai pas trouvé de plus grand coupable que moi en Egypte et je me suis éloigné, de peur qu'en punition de mes iniquités, le ciel ne fermât à jamais les portes de ses bienfaits. »

O toi qui aspires à la grandeur (morale) sois généreux ; imite ces admirables saints qui se considéraient comme les plus criminels des hommes. Tu ne deviendras illustre qu'à la condition de te placer au-dessous de ce qu'il y a de plus infime ; c'est par cet excès d'humilité qu'on arrive à la gloire, dans ce monde et dans l'autre. Celui qui se prosterne aux pieds des pauvres quitte cette terre, sanctifié et glorieux. —

Voyageur qui passes auprès de ma tombe, je t'en conjure par la mémoire des saints, accorde-moi un souvenir. Qu'importe à Saadi d'être rendu à la terre lui qui fut toujours humble comme elle. Après avoir parcouru le monde, rapide comme l'ouragan, il a, comme les autres, laissé ses os à la terre. Bientôt le sépulcre aura consumé sa dépouille mortelle, bientôt le vent aura jeté ses cendres à travers le monde ; mais n'oublie pas que dans les bosquets de la poésie jamais rossignol n'a chanté d'une voix plus douce. Il serait surprenant que du corps de cet oiseau mélodieux on ne vît pas s'épanouir une touffe de roses.

 

suivant

NOTES ET VARIANTES DU CHAPITRE IV

(1) Au dire des commentateurs, le poète fait allusion aux versets 13 et 14 du chapitre lv du Coran : « Dieu a formé l'homme de terre semblable à celle du potier; — il a créé les génies de feu pur sans fumée. » Il y a quelque incertitude parmi les exégètes sur le mot mâred, qui se lit dans le deuxième verset. Tabari l'explique par flamme; tandis que Zamakhschari et ses abréviateurs lui donnent le sens qui a prévalu dans les principales traductions du Coran « feu pur et qui n'est pas obscurci par la fumée. » — Sur les traditions sémitiques relatives à la création de l'homme, voir Tabari, traduction française t. I, p. 72.

(2) Le vrai nom de ce personnage vénéré entre tous les soufis des premiers siècles est Abou Yézid Taifour. Il était originaire de Bistâm, petite ville de la Comisène au sud-est de la mer Caspienne: il se rendit aussi célèbre par ses axiomes et la profondeur de ses théories mystiques que par ses miracles. On l'accuse cependant d'avoir dépassé toute mesure dans l'expression de ses rêveries extatiques; on lui reproche, par exemple, d'avoir dit : « Le trône que j'occupe est placé au-dessus de celui de Dieu (el-Arsch). » Cette sentence qu'il faut prendre dans le sens allégorique faillit lui coûter la vie. Bistâmi mourut en 261 (874-75 de J.-C.) d'après Djami, trad. turque du Nefahât, p. 109. Cf. Ibn Khallikan, trad. de M. de Slane, t. I, p. 662; Nodjoum. t. II, p. 36; Aboulféda, éd. Reiske, t. II, p. 248.

(3) C'est une allusion au passage du Coran (chap. xliii, verset 37) où l'homme, obsédé par le démon qui cherche à le détourner des voies de la religion, s'écrie : « Plût à Dieu qu'il y eût entre moi et Satan la distance des deux levers du soleil ! Quel détestable compagnon que Satan ! » Le choix des mots arabes bissa et ni'ma prouvent bien que le poète avait-en vue ce passage du livre saint, et il est surprenant que ni les commentaires de l'Inde ni ceux de Turquie n'aient indiqué ce rapprochement.

(4)  Il y a dans ce vers le souvenir de quelque tradition (hadis) du prophète que j'ai vainement cherchée dans le Recueil des traditions authentiques connu sous le nom de Sahih de Boukhari ; il en résulte une certaine obscurité que les commentateurs n'ont pas songé à dissiper.

(5)  C'est-à-dire parmi les Oulémas qui remplissent auprès du Kadi les fonctions d'assesseurs. — Ici, comme dans plusieurs anecdotes du même genre, Soudi incline à voir le poète lui-même dans le personnage du savant méconnu. Quoiqu'il faille, en général, se tenir en garde contre cette tendance de l'Ecole turque à retrouver souvent l'auteur du Boustân sous les traits des personnages imaginaires qu'il met en scène, on doit pourtant reconnaître que les derniers vers de l'historiette qu'on va lire donnent quelque vraisemblance à cette conjecture, dénuée d'ailleurs de toute preuve historique. Il est incontestable qu'à la fin du morceau, Saadi laisse flotter une vague analogie entre lui-même et l'habile dialecticien dont le mérite est à la fin reconnu par ceux qui lui avaient fait une si mauvaise réception.

(6)  J'emploie à dessein les termes latins de la scolastique pour rendre l'effet des mots arabes lima, noussallim, etc., qui sont d'un si fréquent usage dans les controverses entre Musulmans.

(7)  D’après l'excellent dictionnaire Bourhân-i-Katï', le mot tâq signifie une robe ordinairement d'indienne, ouverte par devant; c'est à peu près le férédjè et le caftan des Turcs; quelquefois aussi ce mot désigne le turban à chaperon (taïlesan). S. a l'idée bizarre de proposer pour le mot tâq le sens plus usité de voûte qui serait ici l'équivalent de salle; d'après cela, il traduit : « le juge sortit de son turban en même temps que de la salle; » c'est tout simplement ridicule.

(8)  Ce vers n'est pas rédigé avec beaucoup de clarté et il paraît avoir embarrassé les interprètes persans et turcs. Peut-être faut-il le prendre dans un sens ironique : « Le roseau des nattes a bien le droit de lever la tête; il possède vraiment les propriétés de la canne à sucre! » Telle peut être du moins l'explication littérale du vers.

(9)  Les commentaires ont négligé encore de signaler ici une citation textuelle du Coran: « Lorsqu'on soufflera dans la trompette (du jugement), en vérité ce sera un jour difficile, un jour terrible pour les infidèles. » (chap. lxxiv, 9-11). — Les deux farkad cités dans le vers suivant sont deux étoiles très brillantes en face de la constellation de la petite Ourse; elles servent de point d'orientation aux voyageurs. Kazwîni, Cosmographie, texte arabe, p. 29.

(10) Le mot nakib qui désigne ordinairement un chef de communauté ou un gouverneur, un magistrat spécial, est expliqué par S. comme l'équivalent de mouzhir, c'est-à-dire de l'huissier chargé d'appeler les causes et d'introduire les plaideurs. Cette signification est omise par les dictionnaires. Dans une acception plus spéciale, le nakib est l'assistant qui aide le chef d'un couvent de derviches dans l'accomplissement des cérémonies religieuses.

(11) Telle est la version donnée par S. mais on peut aussi regarder ce vers comme le complément du vers qui précède, et traduire : « Mille fois béni soit cet homme (Saadi) pour avoir parlé de la sorte! Vois avec quelle douceur il a fait entendre le langage amer de la vérité. » G., comme il arrive dans la plupart des cas difficiles, ne donne aucune explication.

(12) Guendjèh, ancienne capitale de la contrée que les géographes musulmans appellent l’Errân; c'est la ville actuelle d'Elisabethpol dans la belle et fertile vallée du Koura, entre les hautes montagnes du Caucase et les collines boisées du Karabagh. Elle a donné naissance à deux des plus grands poètes persans du moyen âge Khakâni et Nizami, et à un poète moderne Mirza Schafy' fort estimé des connaisseurs. Cf. Dict. géogr. de la Perse, p. 171 et Journal asiatique, août 1864, p. 145.

(13) Le sens de cet hémistiche est incertain; je lis: Tchoun âlim boudy, etc.; mais d'après la leçon de G. et de S. il faudrait traduire : « Si tu n'es pas un savant, sois au moins un élève (littér. un auditeur). » Il est nécessaire dans ce cas de supposer l'ellipse d'un mot comme mè-bâsch « ne sois pas », ce qui me semble dépasser la mesure des licences poétiques autorisées. Pour prouver leur dire, les commentaires citent à tout hasard une prétendue sentence du khalife Ali. « Sois ou savant ou élève, mais pas autre chose » ; ce qui revient à dire « propage la science ou profite de l'enseignement des maîtres; mais ne reste pas indifférent aux choses de la science. » Voir une maxime analogue parmi les sentences de Zamakhschari que j'ai publiées dans le Journal asiatique, octobre 1875, maxime 22.

(14) Le poète joue sur le double sens de moudâm qui est à la fois un des noms du vin et un adjectif arabe signifiant « durable, permanent. » Deux vers plus haut: a je n'ai pas eu recours à de vains artifices de langage, etc. » le sens serait tout différent si l'on adoptait la leçon de S. « biârastem »; il faudrait traduire: « J'ai employé les artifices, etc. » Thâmât aurait, dans ce cas, la signification particulière de technologie spéciale aux soufis; mais la lecture que j'ai adoptée d'après G. B. et T. est plus naturelle.

(15) Sur l'estrade garnie de coussins et de tapis qui sert de trône tâkht à un souverain persan. Au lieu de ce vers, plusieurs copies donnent la variante que voici : « Il se rendit au palais en présence du roi devant lequel des gardes se tenaient rangés sur deux files. »

(16) Le bassin nommé balou'a (de l'arabe balaa' « avaler ») est une sorte de grande cuve carrée creusée dans le sol à quelques mètres au-dessous de la salle à portique ouvert « eivân »; elle est destinée à recueillir les eaux ménagères. On trouve dans ce passage plusieurs finesses plus appréciées des lecteurs persans qu'elles ne peuvent l'être en Europe. Le poète fait allusion aux formes bizarres des coupes et des instruments de musique et, selon un procédé favori de la poésie persane, il les anime et leur prête des sentiments analogues à ceux du cœur humain; malheureusement toutes ces délicatesses disparaissent dans une traduction. Au vers suivant, le poète, pour désigner la lyre, emploie le mot barbit qui n'est que la transcription écourtée du grec βάρβιτος ou βαρύμιτον grande lyre dont on trouve la description et la figure dans Rich. Diction, des antiquités romaines, traduction de M. Chéruel, p. 75.

(17) Variante de G. « Car seuls les hommes bons et bienveillants entreront dans le paradis. » Les gloses rapprochent cette pensée de deux hadîs ou traditions provenant de Mahomet. « La méchanceté est un amoindrissement de la foi »; et cette autre maxime qui est la contrepartie de la première : « La bonté et la douceur ajoutent aux mérites de la croyance musulmane. »

(18) Ma'rouf (Abou Mahfouz Firouz ou Firouzân, fils d'Ali) un des dévots les plus célèbres des premiers siècles de l'Islamisme. Il fut au service d'un des grands saints de la légende chiite l'imam Ali Riza, et dut à cette circonstance autant qu'à ses propres vertus et à ses miracles, l'extrême vénération dont il a été l'objet jusqu'à une époque voisine de la nôtre. Il mourut en l'année 200 de l'hégire (815-816 de J. C.) et fut enterré à Kèrkh, faubourg de Bagdad, où son tombeau attirait un grand concours de pèlerins. Cf. Voyages d'Ibn Batoutah t. II, p. 107. On trouve des renseignements intéressants sur ce personnage dans le Nefahât de Djami, trad. turque, p. 92, et aussi dans la chronique d'Abou'l Mehasin intitulée Nodjoum etc., p. 575. — II y a dans le texte de cette anecdote un jeu de mots plusieurs fois répété sur le mot ma'rouf pris comme nom propre et aussi dans son acception arabe ordinaire « chose connue, notoire », et par extension « bienfait, bonne action. »

(19) Saadi emploie ici une expression qui ne se trouve pas dans les dictionnaires, mais dont la signification ne présente aucune difficulté. Le texte porte pitch ber pitch « nœuds sur nœuds » c'est-à-dire un caractère plein de rugosités, intraitable.

(20) Allusion aux faux dévots qui, sous les apparences trompeuses de l'extase mystique, cachent toutes les convoitises et toutes les haines. C'est à dessein que le poète emploie la métaphore a vêtues de laine, » puisque telle est sans doute l'origine du nom de soufi par lequel on désigne toutes les sectes adonnées à la contemplation. On lit dans les Prolégomènes d'ibn Khaldoun : « Soufi vient très probablement de souf « laine » ; car la plupart de ces dévots portaient des vêtements de cette étoffe pour se distinguer du commun des hommes qui aimaient à se montrer dans de beaux habits. » Traduction de M. de Slane, t. III, p. 86. Cf. Notices et extraits, t. xii, p. 298.

(21) Chez les poètes persans « vendre de l'orge pour du froment » est une expression proverbiale par laquelle ils désignent volontiers les faux dévots et, en général, les gens hypocrites. Le mot que nous rendons ici par derviches de village est schebgouk ; d'après S. il signifie des mendiants, ou bohémiens qui, au moment de la mois » son, parcourent les villages et se font donner du blé. Le commentaire G. ajoute, d'après le dictionnaire Borhân-i-Kati' : « On appelle schebgouk une classe particulière de derviches qui se présentent, la nuit, dans un village et, après être montés sur le minaret de la mosquée ou tout autre lieu élevé, récitent des prières en faveur des habitants les plus riches, afin d'en obtenir quelque aumône. »

(22) Ce vers a embarrassé les commentateurs. J'ai rejeté l'explication de S. qui lit belbelânè et invente une ville de ce nom pour sortir de cette difficulté. D'autres copies portent abay'i pelengânè « manteau bigarré comme la peau du tigre. » Mais la leçon la plus raisonnable est celle de G. qui suppose que la forme belilânè est pour belalânè « à la façon de Belâl ». Il s'agirait ainsi de Belâl, le serviteur dévoué de Mahomet et le premier muezzin de l'islam; le rapprochement de ce nom avec Habesch du deuxième hémistiche rend cette conjecture encore plus probable, puisque Belâl était d'origine abyssinienne. (Voir sa notice dans Nawawi, édit. Wüstenfeld, texte, p. 176).

(23) Il s'agit de la sieste ordinaire qui précède la prière de l'après-midi, vers trois heures, et du repas qui se fait après le coucher du soleil, pendant le jeûne de Ramadan; en d'autres termes, ils ne prennent dans le culte musulman que ce qu'il y a d'agréable et s'exemptent de toute obligation rituelle dont l'observation est pénible et passe inaperçue.

(24) Il est possible que le poète s'inspire ici du verset « Dieu connaît le monde caché et le monde visible, il est instruit et informé de toute chose. » Coran, vi, 73. Comparer avec une pensée analogue du Gulistân, p. 88.

(25) Mélik Saleh, c'est-à-dire « le roi vertueux; » son vrai nom était Nedjm eddîn Eyoub, fils de Mélik Kâmil. Ce prince, l'avant-dernier souverain de la dynastie dite des Eyoubites à laquelle avait appartenu Saladin, régna sur l'Egypte et une partie de la Syrie pendant environ huit années, de 1239 à 1247; il est surtout connu par sa lutte énergique contre les Croisés et les succès qu'il remporta sur eux avec l'aide des troupes venues du Kharezm. Les historiens arabes citent plusieurs traits qui dénotent chez ce prince une sévérité inflexible, peu conforme à l'acte d'indulgence que notre poète lui attribue sur la foi de quelque récit populaire sans valeur,

(26) Selon une croyance répandue en Orient, le caméléon tournerait habituellement les yeux vers le soleil. On lit dans le Livre des merveilles de Kazwîni, texte arabe, p. 431 : « C'est un animal nommé en persan afitâb-pèrest « adorateur du soleil » ; il est plus grand que le lézard écaillé; il se tourne sans cesse du côté du soleil et le suit du regard jusqu'au coucher de l'astre. »

(27) L'arbre dont les fruits délicieux sont réservés aux élus; on le confond souvent avec le lotus céleste sidrah, dont il a été fait mention ci-dessus, p. 81, note 10. Les exégètes du Coran croient qu'il est parlé de cet arbre miraculeux dans le verset 28 du chapitre xiii. Cf. Dourret el-ghawas, p. 46 et Commentaire de Beîdawi, p. 481.

(28) Abou'l Hassan Gouschiâr originaire du Guilân, astronome célèbre du cinquième siècle de l'hégire (442 à 494). D'après Reinaud, Introduction à la géographie des Orientaux, p. ci, on lui doit des Tables générales et particulières, qui existent en manuscrit à Leide et à Berlin. La bibliothèque nationale de Paris possède du même auteur un Traité de l'astrolabe. — Cf. Ibn Khallikan, trad. anglaise, t. III, p. 582.

(29) C'est-à-dire les insignes du commandement. On peut lire à ce sujet le curieux chapitre des Prolégomènes d'Ibn Khaldoun intitulé « Sur les marques et les distinctions de la souveraineté, » trad. de Slane, 2e partie, p. 48; Cf. Quatremère. Histoire des Mameluks, t. I, p. 473.

(30) Les arabes donnent ce nom à une étoile qui jette des feux rougeâtres; elle est, disent-ils, située derrière les Pléiades, à droite de la voie lactée.

(31) Hatem (Abou Abd er-Rahman) surnommé Assamm « le sourd » est un des pères de l'Eglise mystique, où son austérité et la profondeur de ses sentences lui ont valu une des premières places. II était né dans la Bactriane vers la fin du second siècle de l'hégire et mourut en l'année 237 (851-852 de J.-C). Il paraît en effet que ce dévot avait pris le parti de se faire passer pour sourd ; mais plusieurs de ses biographes et, au premier rang, Djami, expliquent cette bizarrerie par une anecdote d'une puérilité si malséante qu'il est impossible de la reproduire ici. Cf. Nefahât, p. 117. Notre poète donne de ce fait une explication plus convenable et qui n'est pas moins conforme aux mœurs de ce monde étrange de mystiques.

(32) Il y a un jeu de mot graphique, du genre appelé tash'if par les rhétoriques musulmanes, entre kand « sucre » et kaïd « chaîne, lien ». — Deux vers plus loin on trouve le mot scheker « sucre brut » opposé à kand, ce dernier est le sucre épuré, cristallisé et c'est de là que vient notre mot candi, ainsi que le portugais candil; on croit que le terme générique est le mot sanscrit khanda. V. Dozy, Glossaire, p. 247, M. Devic, Diction, étymolog., p. 81.

(33) On trouve dans ce vers une expression qui est omise ou mal expliquée par les dictionnaires et les commentaires : c'est le mot baghiltak qui paraît appartenir au dialecte turki. Chez les Tartares le baghiltak est une espèce de justaucorps en coton qui se porte sous la cuirasse. (Dict. de M. Pavet de Courteille p. 151) ; chez les Persans c'est une tunique de toile légère et transparente qui se met sous le justaucorps nommé antari ; c'est ce que les Ottomans nomment sadeh, ou ak-sadeh. (Diction, turc intitulé Lehdjet ul-lougat.)

(34) Behloul, que S. considère à tort comme fils du célèbre khalife abbasside Haroun-er-Reschid, était originaire de la ville de Koufa ; il se nommait Abou Wahîb, fils d'Amr. Atteint de folie intermittente (d'où son nom de Medjnoun « le fou «), il fut considéré comme inspiré, et mourut en odeur de sainteté sous le règne de Haroun, en 183 de l'hégire (799 de J.-C). Il est vrai que quelques auteurs musulmans ont identifié ce personnage avec un fils du khalife, un certain Ahmed qui mourut à la même époque, après avoir renoncé au luxe et aux plaisirs de la cour de Bagdad pour se consacrer à la retraite la plus austère ; mais un judicieux historien, Abou'l Mahasin, affirme que s'il règne une certaine obscurité sur l'histoire de ce prince, on ne doit cependant, en aucun cas, le confondre avec le fou de Koufa, ni lui attribuer aucun miracle. Nodjoum, p. 511 et 518.

(35) Il y a longtemps que l'analogie entre Esope et Lokman, le créateur des apologues arabes, a été signalée. Certains auteurs, d'accord avec Saadi, font de Lokman un esclave noir de race éthiopienne. Le Coran a consacré le renom de sagesse que les Orientaux attribuent à ce personnage légendaire ; Cf. Surate, xxxi, v. n. Quelques unes de ses sentences sont caractéristiques. A ceux qui lui demandaient comment il était devenu sage, il répondait : « En suivant l'exemple des aveugles qui n'avancent le pied qu'après avoir tâté le terrain. » Voir plusieurs maximes de ce genre dans l’Historia orientalis, de Hottinger, p. 101 et suiv.; Monuments musulmans, t. I, p. 167; Tabari, t. I, p. 432. — Dans le vers suivant, certaines copies portent au lieu de si humble, etc., » « il l'employa dans Bagdad à fabriquer des briques. » Cet anachronisme n'aurait après tout rien de surprenant chez un poète persan.

(36) Djoneïd, mort à Bagdad au commencement du xe siècle de notre ère, est sans contredit un des plus illustres parmi les théosophistes du mysticisme musulman ; Djâmi, qui lui a consacré une assez longue notice dans le Nefahât (trad. turque, p. 131), le place dans la seconde classe des grands soufis. On trouve aussi une notice d'un caractère plus historique sur le même santon dans les biographies d'Ibn Khallikan, t. I, 338, notice reproduite par l'auteur du Nodjoum, t. II, 177. Voir aussi les fragments du livre de Djami, publiés par S. de Sacy, dans le tome ni des Notices et Extraits. — Le nom de la ville du Yémen, Sanaa, est écrit Sanaân par l'édition turque, qui ajoute à tort que telle est la prononciation admise en Perse. Cette forme, qui paraît provenir du nom ethnique Sanaânî, permute chez les poètes persans avec Sanaa, selon les exigences du mètre et de la rime.

(37) Le mot ghourm paraît signifier en effet la chèvre sauvage ou œgagre, très commune dans les montagnes de la Perse. Une variante porte : « lui qui terrassait les buffles sauvages, etc. »

(38) District riche et fertile de l'ancienne Bactriane dans le voisinage du pays nommé autrefois Khottoldn ou Khotal. Cf. Dictionnaire de la Perte, p. 586; Ibn Haukal, p. 326, et Géographie d'Aboulféda, texte, p. 503.

(39) Saadi fait allusion à une légende bien connue et toujours enrichie de nouvelles broderies par les conteurs arabes. Le fameux anneau sur lequel Salomon avait fait graver le nom de Dieu, et qui lui assurait la domination sur la nature entière, est dérobé par un démon (dîve) nommé Sakhar ou Dadjar, qui usurpe le trône et réduit le roi à mener une vie misérable pendant quarante jours. Au bout de ce temps, le dîve est reconnu par Assaf; chassé du trône, il s'enfuit et jette l'anneau dans la mer; un poisson avale le précieux talisman; il est péché par Salomon, qui retrouve ainsi ses droits à la royauté. Voir, pour les détails, Tabari, t. I, p. 451. — Les hypocrites sont comparés ici au chat en embuscade : ces faux dévots s'acquittent avec componction des ablutions légales et de toutes les autres formalités religieuses, dans l'espérance de faire des dupes et de recevoir de larges aumônes.

(40) Ali, le cousin, le gendre et le disciple préféré du Prophète, succéda à Osman en la trente-cinquième année de l'hégire, et mourut assassiné après un règne d'environ cinq ans, au mois de janvier 661. Ali est sans contredit une des plus grandes figures de l'âge héroïque de l'islamisme; en lisant sa vie dans Maçoudi et Ibn el-Athir, on s'explique la réaction qui se produisit en sa faveur chez les nations si faiblement musulmanes de la Perse et du Khoraçan, et qui l'éleva progressivement au rang de prophète, d'imam et d'incarnation de la divinité. Rappelons toutefois que Saadi n'était pas chiite, et que pour lui le quatrième khalife n'est qu'un souverain sage et équitable qui a réalisé l'idéal de perfection tel que l'Orient le conçoit.

(41) Omar, fils de Khattab, deuxième successeur du Prophète, occupa le pouvoir pendant douze ans après Abou Bekr, et mourut sous le poignard d'un esclave persan, en novembre 644 de J.-C. On trouve dans les Prairies d'or, IV, p. 190 et suiv., une curieuse monographie de ce khalife; il serait intéressant de la comparer avec le portrait tracé par l'historien ibn el-Athir, t. III, p. 42. Le trait rapporté dans le Boustân est assez conforme au récit des deux chroniqueurs arabes, et il prouve en même temps avec quelle puissance la religion nouvelle avait dompté le caractère insoumis et ardent de cet arabe du désert.

(42)   Abou'l fadhl Thaubân, surnommé Zou'l-noun, « l'homme au poisson », en souvenir d'une aventure assez peu vraisemblable qu'on peut lire dans la traduction du Gulistân, par M. Defrémery, p. 83, était d'origine nubienne. Après avoir étudié la tradition et la jurisprudence sous le célèbre Malek, fondateur du rite malékite, il s'adonna à la vie contemplative et prit pour scheik un thaumaturge en renom, un certain Esrafil, dont Djâmi nous a conservé la vie miraculeuse. Zou'l-noun est aussi l'auteur de bon nombre de prodiges que le Nefahât n'a pas négligé de raconter, p. 87 et suiv.; il mourut en 245 de l'hégire (février 860). Cf. Nodjoum, t. I, p. 753.

(43)   Les géographes arabes ne s'accordent pas sur l'emplacement de l'antique cité des Madianites : les uns la mettent sur la mer Rouge, à quelques milles de Tabouk; les autres entre Wadi'l-Koura et la Syrie. Voir Mo'djem, t. iv, p. 451 ; Géographie d'Aboulféda, p. 87. C'est dans cette ville que la tradition place l'entrevue de Moïse et de Séphora, fille de Schoaïb. Cf. Tabari, t. I, p. 306.


 


 

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