Saadi

SAADI (Muslih-ud-Din Mushrif ibn Abdullah)

سعدی

 

LE BOUSTAN (le Verger). CHAPITRE X.

chapitre IX

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

LE

BOUSTAN

ou

VERGER

POÈME PERSAN

 

DE

SAADI

 

traduit pour la première fois en français

avec une introduction et des notes

PAR

 

C. BARBIER DE MEYNARD

 

Membre de l'Institut

Professeur de langue et de littérature persanes au collège de France.

 

 

PARIS

ERNEST LEROUX, ÉDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIETE ASIATIQUE

DE L'ÉCOLE DES LANGUES ORIENTALES VIVANTES, ETC., ETC.

28, BUE BONAPARTE, 28

1880

Tous droits réservés.

 


 

LE

 

BOUSTAN

 

DE

 

SAADI

 

précédent

 

CHAPITRE X

 

PRIÈRES ET CONCLUSION DU POÈME

 

ue dans l'effusion de nos cœurs nos mains se tendent vers le ciel, bientôt elles ne pourront plus sortir de la terre du tombeau ! Vois cet arbre : lorsque le souffle glacé de l'automne l'a dépouillé de son feuillage, il lève au ciel, comme un suppliant, ses branches dénudées ; la bonté divine ne rejette pas sa prière ; il reçoit du ciel sa parure printanière, de la Providence des fruits abondants. Ne crains pas non plus que le pécheur repentant soit repoussé d'une porte que Dieu ne ferme jamais. Tournons-nous donc vers le trône de ce Dieu de bonté où tous les hommes portent leurs hommages et leurs humbles prières. Elevons nos mains, comme l'arbre ses rameaux dépouillés, afin que nous ne soyons pas privés plus longtemps des fruits (de la piété).

Seigneur, jette sur nous un regard de clémence, car le mal vient de tes serviteurs; mais en se rendant coupables envers toi, ces pécheurs indignes mettent tout leur espoir en ta miséricorde infinie. Maître généreux, tu nous donnes notre nourriture journalière, tu nous accoutumes à tes faveurs ; comment le mendiant s'éloignerait-il du protecteur qui le comble de bontés et de grâces ! Celles que tu nous accordes en cette vie nous autorisent à en espérer d'aussi grandes dans la vie éternelle (1). Toi seul dispenses la gloire et l'abjection; celui que tu élèves ne crains pas d'être humilié. Je t'en conjure par ta gloire, ô mon Dieu, ne me condamne pas à l'humiliation, à l'ignominie du péché. Ne déchaîne pas contre moi un ennemi dont l'injustice égale la mienne et, si je dois être châtié, que ce soit de ta main. Est-il un sort plus triste en ce monde que de subir les persécutions de ses semblables ? C'est déjà trop de porter devant toi le fardeau de ma honte, ne me condamne pas à être humilié devant les hommes. Si ton ombre tutélaire s'étend sur mon front, le ciel sera au-dessous de ma gloire ; si tu m'accordes la couronne (des élus), je lèverai fièrement la tête ; si tu m'exaltes, nul ne m'abaissera.

Prière d'un pèlerin.

Mon cœur tressaille encore au souvenir de la prière que récitait sur le saint parvis (de la Kaaba) un pèlerin éperdu d'amour (2). « Seigneur, s'écriait-il en gémissant, ne me repousse pas, car personne ne me tendrait la main ! Soit que ta bonté m'appelle, soit que ta justice m'éloigne, je ne veux pour ma tête d'autre chevet que le seuil de ton temple. Tu connais mon infirmité et ma détresse, tu sais comme je suis asservi au joug des passions; comment, hélas! la raison pourrait-elle repousser leur assaut furieux ? comment lutter contre le mal et le démon ? comment la fourmi oserait-elle attaquer le tigre? — Au nom des disciples de ta voie sainte, ouvre-moi le chemin, protège-moi contre d'aussi cruels ennemis. Dieu puissant, je t'en conjure par ton essence divine, toi qui n'as ni égal ni associé, par le cri d'obéissance (3) des pèlerins de ton temple inviolable, par les restes vénérés qui reposent à Yatrib (4), par l'hosanna des guerriers au glaive redoutable, qui méprisent leurs ennemis à l'égal des femmes, par les mérites des sages vieillards, par la piété ardente des jeunes âmes, affranchis-moi, à mon heure dernière, de la honte du polythéisme! Que tes adorateurs sincères intercèdent en faveur de ceux à qui la piété fait défaut ! Par les mérites de ces âmes pures, préserve-moi des souillures du péché et, si je succombe, ne me refuse pas ton pardon. Au nom des saints vieillards dont le dos se courbe dans l'adoration, et dont les yeux restent toujours baissés, ne refuse pas à mes yeux la lumière éternelle, à mes lèvres la profession de foi suprême (5). Eclaire ma route avec le flambeau de la certitude ; interdis à mes mains les actions coupables; détourne mes regards des choses défendues; ne me laisse pas le pouvoir de faire ce qui est blâmable. Misérable atome, je suis devant ton amour comme si je n'étais pas; dans mon avilissement, existence et néant ne font qu'un. Mais un rayon du soleil de ta bonté est assez pour moi, puisque c'est grâce à ce rayon que je deviens visible (comme l'atome de poussière dans le rayon de soleil). Un regard de toi fait du plus criminel des hommes le meilleur et le plus juste ; c'est la bonté du roi qui enrichit le mendiant. Si tu me traites selon ta justice, je dirai en gémissant : Ce n'est pas ce que ta bonté m'avait promis! Mon Dieu, ne me chasse pas loin de ta demeure, car toutes les autres demeures se fermeraient devant moi. Mes égarements m'ont éloigné pour un temps de la tienne, mais j'y reviens aujourd'hui, ne m'en interdis pas l'accès. Comment excuserais-je les iniquités de ma vie ! je ne puis qu'alléguer ma faiblesse et m'écrier : « O toi qui es riche, compatis à ma misère ; oublie mes erreurs et mes défaillances : le riche doit avoir pitié du pauvre. — Mais pourquoi gémir de mon impuissance? si je suis faible, mon protecteur est fort. Seigneur, mon âme négligente a violé ses promesses : les efforts de l'homme ne peuvent rien contre le destin; les combinaisons humaines sont déjouées, mais notre impuissance même est la meilleure excuse de nos erreurs (6). Tu as renversé et brisé les œuvres de mes mains, car l'homme est sans force contre Dieu ; mais je ne détournerai pas de toi ma tête rebelle, puisque tu l'as marquée du sceau de ta volonté souveraine. »

Impuissance de l'homme contre les décrets de Dieu.

Un homme à qui l'on reprochait la laideur de son visage presque noir, confondit en ces termes celui qui l'accusait : « Je ne me suis pas créé moi-même ; de quel droit me reproches-tu mes imperfections? Et que t'importe la laideur de mes traits! suis-je donc un artiste qui réussit ou manque son œuvre ? » — Dieu bienfaisant, rien ne peut être enlevé ou ajouté au sort que, de toute éternité, tu as écrit sur mon front. Tu sais que je ne puis rien par moi-même; tu es le Maître Tout-Puissant, mais moi, que suis-je ? Si tu me guides, j'arriverai au but ; si tu me laisses m'égarer, je resterai en route. Sans l'assistance du Créateur, de quelle vertu la créature serait-elle capable ?

Admirez le langage d'un derviche dont la piété encore fragile brisait, chaque matin, les résolutions que son repentir avait formées pendant la nuit : « Le repentir n'est fort, disait-il, que si c'est Dieu qui l'accorde, car les promesses de l'homme sont vaines et fragiles. Au nom de ta vérité, Seigneur, dérobe à mes yeux le spectacle des vanités de ce monde ; au nom de ta lumière, ne me condamne pas aux flammes éternelles ! Convaincu de mon néant, je courbe mon front dans la poussière, et, comme la poussière, mes iniquités montent vers le ciel ; étends sur moi ta clémence, c'est le nuage dont la pluie bienfaisante abattra cette poussière. Mes péchés me ferment la route de ton paradis, et cependant l'homme ne peut se diriger vers un autre royaume que le tien. Tu lis dans la pensée de ceux qui t'adorent en silence et tu répands un baume salutaire sur leur cœur ulcéré. »

Dieu et l’idole.

Un idolâtre vivait dans la retraite et s'y consacrait au culte de son idole. Un jour vint où cette âme pervertie eut à lutter contre les disgrâces du sort; le cœur plein d'espérance, il tomba aux pieds de l'image et se roula dans la poussière de sa cellule. « O déité, s'écriait-il, je suis faible, tends vers moi ta main secourable; le chagrin me dévore, sois touchée de pitié ! » Mais c'est en vain qu'il redoublait ses humbles prières, son malheur ne fut pas conjuré. Comment croire à l'intervention secourable d'une vaine image qui ne peut même pas chasser loin d'elle une mouche ? Dans son dépit, l'infidèle s'écria : « Idole mensongère, est-ce donc vainement que je te rends hommage depuis tant d'années? Délivre-moi des maux qui m'accablent, ou j'implore le Dieu créateur du monde. » Et il n'avait pas encore relevé son front souillé de terre, que déjà le Dieu pur exauçait ses vœux. Un sage contemplait avec stupeur ce qui venait de se passer et la sérénité de son âme en était troublée. « Eh quoi ! se disait-il, un idolâtre infâme, dont la tête est pleine de l'ivresse d'un culte impur, dont le cœur est terni par l'impiété et la main salie par l'iniquité, obtient de Dieu l'accomplissement de ses souhaits! » L'âme de ce sage était ainsi envahie par le doute, lorsqu'une voix secrète se fit entendre : « Cet idolâtre endurci, disait-elle, cet homme à l'intelligence égarée a supplié longtemps sa divinité et n'en a rien obtenu ; si je le chassais aussi du seuil de mon temple, quelle différence y aurait-il entre une idole et le Dieu éternel ? » — Frère, c'est vers l'Eternel que ton cœur doit se tourner; puisque les créatures sont plus impuissantes encore qu'une idole, présente-toi devant sa porte et ne crains pas d'en revenir les mains vides. C'est ainsi, Seigneur, que nous nous présentons devant toi ; mais si nos mains sont vides (de bonnes œuvres), nos cœurs du moins sont remplis de confiance en ta miséricorde.

L'ivrogne de la mosquée.

On raconte qu'un homme excité par les fumées du nébîd (vin de dattes) se jeta dans la maksoura (7) d'une mosquée et, se prosternant sur le seuil du Dieu de miséricorde, il dit en gémissant : « Seigneur, fais-moi monter au plus haut des deux ! » Le muezzin le prit au collet et lui dit : « Hors d'ici ! un chien pénétrer dans une mosquée ! c'est un outrage à la raison et à la sainteté du culte. Quels sont donc tes mérites, toi qui réclames le paradis ? La prière ne sied guère à une bouche souillée par l'ivresse. » Ainsi parla ce vieillard ; le débauché soupira et répondit : « O mon père, je l'avoue, je suis ivre, mais laisse-moi. Pourquoi la bonté de Dieu n'inspirerait-elle pas confiance au pécheur ? Convaincu de son indulgence infinie, j'aurais honte de considérer mon crime comme plus grand que sa miséricorde. »

L'homme qui est abattu par la vieillesse, nul ne peut le relever, Seigneur, si tu ne viens à son secours. Or, ce vieillard qui succombe sous le fardeau des ans, c'est moi ; que ta clémence daigne me secourir ! Je ne te demande ni puissance, ni honneurs ; donne-moi l'humilité, et avec elle, le pardon. Un ami qui me surprend en faute se hâte de publier mes torts en tout lieu. Tu es le Dieu qui voit tout, et pourtant nous ne craignons que nos semblables, parce qu'ils exposent au grand jour les erreurs sur lesquelles tu jettes un voile. Ils ne jugent que d'après les apparences et crient au scandale; toi qui lis dans les cœurs, tu couvres tout de ton pardon. Aux esclaves égarés qui se sont révoltés, les maîtres généreux accordent l'amnistie ; grand Dieu, si ton pardon se mesure à ta générosité, il ne restera plus un seul coupable en ce monde; mais si ton courroux est proportionné à l'énormité de nos crimes, ouvre les portes de l'enfer sans prendre les balances de ta justice. Mais quelle violence est à craindre avec un protecteur tel que toi ? Qui peut perdre celui que tu veux sauver ?

Au jour de la résurrection, les hommes seront partagés en deux groupes (allusion à une tradition du Prophète) ; je ne sais auquel des deux tu m'ordonneras de me joindre, mais comment croire que ce soit à ta droite, quand mes mains n'ont produit que des œuvres sinistres! Mon cœur se prend quelquefois à espérer que Dieu aura compassion de ma vieillesse, et pourtant, pourquoi aurait-il quelque pitié de moi puisque je n'ai pas eu pitié de moi-même ? Joseph, après tant d'années d'infortune et de captivité, ayant obtenu l'autorité et un rang élevé, accorda son pardon aux fils de Jacob ; tant il est vrai que la beauté du visage est l'indice de la beauté de l'âme ; Joseph, ne voulut ni punir de la prison leur conduite coupable, ni repousser leurs modestes présents (8). Et nous aussi, nous mettons tout notre espoir en ta clémence ; Dieu puissant, montre-toi généreux envers des serviteurs dépourvus de mérites. Il n'y a pas de créature plus criminelle, plus indigente de bonnes œuvres que je ne le suis; mais j'ai foi en ton appui, mais j'espère en ta miséricorde. L'espérance, voilà tout ce que j'apporte ; Seigneur, ne me laisse pas désespérer de ton pardon !

NOTES ET VARIANTES DU CHAPITRE X

(1) Le commentaire de G. voit dans ce distique une allusion à un passage du Coran, Chap. xvii, vers. 72 :

« Nous avons honoré les enfants d'Adam et nous leur avons accordé une grande supériorité sur la plupart des créatures. » Ce qui est dit plus loin de l'humiliation du pécheur doit probablement s'entendre du jugement dernier et de la vie future.

(2) S. donne en outre ce vers qui n'ajoute pas grand-chose à la pensée exprimée dans le distique précédent, dont il n'est peut-être qu'une variante : « Cet amant au cœur brisé s'écriait : Grâce, ô mon Dieu, ne me condamne pas à la honte ! »

(3) Ce mot est lebbeïk, litt. « me voici à tes ordres » ; il fait partie des formules liturgiques prononcées par les Pèlerins quand ils entrent sur le territoire sacré de la Mecque. On croit y voir un souvenir de la réponse pleine de soumission faite par Abraham à l'ange qui lui ordonnait d'immoler son fils; ou bien encore le cri poussé par la création tout entière, lorsqu'elle fut invitée par le patriarche hébreu à adorer l'Eternel. Voy. D'Ohsson, Tableau, t. III, p. 152. On trouve quelques explications sur l'emploi grammatical de ce mot dans les Colliers d'or, p. 163.

(4) C'est-à-dire le corps du Prophète qui est enterré à Médine. Yatrib est le plus ancien nom de cette ville; mais comme il se rapprochait d'un mot (tasrib) qui avait une acception injurieuse, Mahomet le changea en celui de Tayyba « la douce; » ce ne fut qu'après la prédication de l'islamisme qu'on lui donna le nom de Médina, la ville par excellence, la cité du Prophète. Voy. Mo'djem, t. iv, p. 1010, et sur le tombeau et la mosquée de Médine, Voyages d'Ibn Batoutah, t. I, p. 163 et suiv. — Ce que j'ai traduit dans le vers suivant par l’hosanna est la formule appelée tekbir qui consiste à dire trois fois allahou ekber « Dieu est très grand ! » C'est l'invocation que chante le muezzin du haut des minarets et que récite le fidèle en commençant sa prière, namaz. Tableau de l'emp. othoman, t. II, p. 77.

(5) La doxologie ou profession de foi de tout musulman : « il n'y a de Dieu qu'Allah et Mohammed est son prophète. » D'après les traditions émanées du Prophète, le mourant qui prononce cette formule avec une foi sincère et un véritable sentiment de contrition, peut espérer le pardon de ses fautes.

(6) J'ai suivi la leçon de S. et de T. en la paraphrasant un peu pour lui donner plus de clarté. Si, au lieu de noktè, on lit tekyè avec G., le vers devra se traduire ainsi : « Notre unique appui est dans l'aveu de nos fautes. » Les deux interprétations donnent un sens satisfaisant

(7) Maksoura, la partie de la mosquée particulièrement réservée à la prière, devant la niche d'orientation nommée mihrâb. On donne aussi le nom de maksoura à la partie de la mosquée spécialement affectée aux khalifes, usage qui remonte à Osman le troisième successeur de Mahomet, Prairies d'or, t. V, p. 74. En Egypte, le même nom désigne la grille de bois ou de bronze qui entoure le turbè, ou tombeau des personnages dont les restes sont l'objet d'une dévotion particulière.

(8) Mouzdjat, chose de peu de valeur ; c'est le mot employé par le Coran lorsqu'il fait dire aux fila de Jacob se présentant devant Joseph : « la misère nous accable et nous n'apportons qu'une faible somme. » Chap. xii, verset 82 ; cf. Tabari, t. I, p. 249. — Par un excès de modestie, certains auteurs ont adopté ce même mot pour titre de leur ouvrage. Voir C. Rieu, Catal. of persian MMSS in the British Museum, p. 215.

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