Ravendy

MOHAMMED IBN ALY RAVENDY.

 

 

LE REPOS DES COEURS ET LA MANIFESTATION DE LA JOIE (extrait)

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 


 

TABLEAU DU REGNE DE

MOUÏZZ EDDIN ABOUL HARITH,

SULTAN SINDJAR, FILS DE MELIK CHAH.

EXTRAIT DE L'OUVRAGE INTITULÉ

LE REPOS DES COEURS ET LA MANIFESTATION DE LA JOIE

COMPOSÉ PAR

MOHAMMED IBN ALY RAVENDY.

 

L'attention des orientalistes s'est portée, depuis quelque temps, sur les documents historiques relatifs aux dynasties des Seldjoukides qui ont étendu leur domination sur une partie de l'Asie centrale, sur toute la Perse et sur l'Asie Mineure. Hamdoullah Qazwiny a inséré l'histoire de ces princes dans son Tarikhi Gouzidèh,[1] Mirkhond dans le Raouzet oussefa, et Khondémir dans le Habib oussïer. Ces textes persans avaient été, jusqu'à ces derniers jours, à peu près les seuls qui eussent été publiés.[2] Mais les auteurs que je viens de citer ont emprunté leurs renseignements à des ouvrages plus anciens, qui n'ont point encore été tous retrouvés. Nous savons que Zehir eddin Nichaboury, précepteur des sultans Arslan Chah et Massoud, et Djémal eddin Qifty avaient écrit les annales des Seldjoukides. Mirkhond cite, parmi les sources auxquelles il a puisé, un poème intitulé Melik Namèh, et il invoque aussi le témoignage d'écrivains dont il ne prononce pas les noms.

L'ouvrage dont je donne aujourd'hui un extrait est un de ceux qu'il a eus entre les mains, et il en a copié des pages entières, sans en mentionner le titre. Hamdoullah Qazwiny avait agi de même dans son Tarikhi Gouzidèh.

Je signale les emprunts faits au texte du Rahat oussoudour, et je donne ici quelques renseignements très succincts sur la personnalité de Mohammed Ravendy, renseignements que j'extrais de la préface de son ouvrage.

La famille de Nedjm eddin Abou Bekr Mohammed, fils d'Aly, fils de Suleyman, était originaire du village de Ravend, dans les environs de Kachan. Lui-même avait reçu le jour et avait été élevé dans cette dernière ville. Après avoir achevé ses premières études, il prit la résolution de compléter son éducation. La disette qui, depuis l'année 670 (1174), désolait Ispahan et les provinces qui relevaient de cette ville avait porté la détresse à son comble et plongé dans la misère les plus anciennes et les plus nobles familles. Dans ces tristes circonstances, Mohammed Ravendy fut assez heureux pour obtenir la protection d'un de ses compatriotes, Aboul Fazl Ahmed ibn Mohammed Ravendy, qui occupait une haute situation dans la magistrature. Tous les érudits de l'Iraq le reconnaissaient comme leur maître, et l'atabek Djémal eddin Ay Abèh[3] lui avait confié, avec la direction du collège fondé par lui à Hamadan, celle d'autres établissements religieux. Ce savant, qui professait dans cette ville, a publié, outre des ouvrages sur la jurisprudence, des commentaires sur le Coran et sur les traditions du Prophète et des traités de lexicographie; il a aussi composé des poésies arabes et persanes. L'auteur du Rahat oussoudour suivit ses leçons pendant dix années; il parcourut ensuite les différentes villes de l'Iraq, et il acquit, dans l'art de la calligraphie, un tel degré de perfection, qu'il réussit à tracer les caractères de soixante-dix sortes d'écritures. Il gagnait sa vie en copiant des Corans, en décorant des volumes d'ornements en encre d'or et en les couvrant de reliures. Il employait ses ressources à acheter des livres et à les lire sous la direction de cheikhs et de savants illustres, qui lui accordèrent la licence nécessaire pour professer à son tour, en s'autorisant de leur propre enseignement. Hamadan était, à cette époque, la capitale et la résidence du sultan Roukn eddin Thogroul, fils d'Arslan Chah. Les émirs de l'Iraq s'y étaient fixés et y avaient construit des palais qui donnaient une idée des demeures réservées aux élus du paradis. L'empire jouissait de la plus grande tranquillité, et l'administration du sultan assurait sa prospérité. Le prince recherchait la société des savants, des littérateurs et celle des personnes pieuses. Pendant le jour, il se plaisait à converser avec les poètes et avec ses courtisans, et il consacrait ses nuits à visiter les sanctuaires et à s'entretenir avec les religieux voués à la vie ascétique. Dans le courant de l'année 577 (1181), le sultan manifesta le désir de se perfectionner dans l'art de la calligraphie et il fit appel au talent de Zeyn eddin Mahmoud Ravendy, oncle maternel de l'auteur qui nous occupe. Lorsque le sultan eut acquis une grande habileté de main, il entreprit la copie d'un Coran, qui fut divisé en trente parties. Quand une de ces parties était achevée, on la remettait aux enlumineurs et aux doreurs, qui traçaient des arabesques avec de l'or liquide; l'ornementation de chacune de ces parties coûtait cent dinars maghreby. « Une partie de ce Coran, ajoute Mohammed Ravendy, est aujourd'hui entre les mains d'Alâ eddin, seigneur de Meraghah;[4] une autre est en la possession de Bektimour, prince d'Akhlath;[5] le reste est demeuré aux mains des enlumineurs. » Cette copie du Coran, exécutée par le sultan Thogroul, fut la cause qui fit admettre Mohammed Ravendy dans la société de ce prince, car celui-ci le chargeait de décorer d'ornements en encre d'or la plupart des feuillets qu'il transcrivait. Mohammed Ravendy s'étend longuement sur les qualités et les mérites du sultan Thogroul. « Si, dit-il, on voulait raconter les hauts faits et les événements extraordinaires qui ont signalé son règne, tels que réceptions d'apparat, chasses, combats, banquets, conquêtes, victoires sur les ennemis, largesses à l'égard des amis, on composerait un ouvrage dix fois plus considérable que le Chah Nameh ou l’Iskender Nameh. Si ma vie se prolonge assez longtemps sous le règne du souverain aujourd'hui régnant, j'entreprendrai ce travail et je ferai partir mon récit de l'époque du sultan Thogroul, de l'atabek Mohammed et de Kizil Arslan, pour le conduire jusqu'à nos jours. Cet ouvrage sera en prose entremêlée de vers, car les poésies composées en l'honneur de ces princes et de leurs émirs que j'intercalerai dans ma narration attesteront d'une manière éclatante la puissance et la grandeur de la dynastie des Seldjoukides. Les poètes ne composent, en effet, leurs panégyriques que lorsque l'empire jouit d'une grande prospérité et que lorsqu'ils sont assurés de recevoir de larges gratifications. »

Il y avait dans toutes les grandes villes de l'islamisme des familles de savants magistrats dont les membres étaient les guides et les chefs de la population; ils exerçaient une grande influence sur la marche du gouvernement et ils prenaient part à la conduite des affaires.

Il existait à Hamadan plusieurs branches de la descendance d'Aly : leur chef était l'émir Seyyd Mourteza Kébir Fakhr eddin Alâ Eddaulèh Arabchâh.

Le Seyyd Alâ Eddaulèh eut trois fils : Medjd eddin Houmayoun, Fakhr eddin Khosrauchâh, qui fut arrêté pendant, les troubles et conduit au château de Serdjihan[6] d'où il envoya, pendant sa captivité, ces vers en dialecte pehlevi (kurde), dans lesquels il dépeignait sa situation :

et, enfin, Imad eddin Merdanchâh. Mohammed Ravendy remplit auprès de ce dernier les fonctions de précepteur. Il lui enseigna la lecture du Coran, les règles de la calligraphie, les devoirs qu'imposent les exercices religieux, les traditions qui en sont la base, enfin les principes nécessaires pour acquérir les connaissances requises pour remplir les charges judiciaires. Mohammed Ravendy demeura pendant cinq ou six ans dans la famille d'Alâ Eddaulèh. Il fut par elle comblé de bienfaits, et il eut l'occasion de voir, dans la maison de ces Seyyds, les principaux personnages de Hamadan et de nouer avec eux des relations amicales. Il passa ensuite deux années auprès de Chihâb eddin Ahmed ibn Abi Mansour el-Bezzaz el-Kachany, dont il compléta l'éducation.

Les rapports qui s'établirent entre son élève et lui furent si affectueux, que Mohammed Ravendy, qui, dès cette époque, nourrissait le dessein de publier quelque ouvrage, lui demanda la permission d'y mentionner son nom.

Les fils des princes, des grands personnages et des hauts fonctionnaires de l'Etat se faisaient gloire de se dire ses disciples et de recevoir de lui des leçons de calligraphie. L'oncle maternel de Mohammed Ravendy avait porté cet art à son plus haut degré de perfection; il était, comme les vizirs et les secrétaires du sultan, né dans la ville de Kachan, et, toutes les fois que l'on voyait un beau morceau d'écriture, on disait : c'est l'œuvre des Kachy ou celle de l'un de leurs élèves.

De l'aveu des lettrés de l'Iraq, du Khorassan, de Bagdad, de la Syrie, de l'Azerbaïdjan et des ambassadeurs qui, de toutes les parties du inonde, affluaient à la cour du sultan Thogroul, personne ne pouvait être comparé à Zeyn eddin Mahmoud, oncle maternel de l'auteur, pour la beauté de l'écriture. Les calligraphes ne possèdent, en général, que des connaissances peu étendues; mais Zeyn eddin Mahmoud faisait exception à cette règle. Il avait, en l'année 557 (1161), à l'âge de dix-sept ans, composé à Kachan, en l'honneur de Mouïn Sawy, surintendant des finances, une ode arabe qui avait excité l'admiration des érudits et des gens de lettres. Vingt ans plus tard, en 577 (1181), il en composa une autre à la louange du surintendant Khadjeh Mouïn eddin. Zeyn eddin Mahmoud était attaché au rite hanéfite : ses sentiments religieux différaient donc de ceux des savants et des littérateurs de Kachan, de Qoum et de Rey. Malgré la divergence des opinions confessionnelles, ceux-ci n'hésitèrent point à reconnaître le mérite du poète et à déclarer qu'il était impossible de composer une pièce de poésie plus parfaite. Elle valut à son auteur un vêtement d'honneur, semblable à celui que portent les vizirs.

Les succès littéraires obtenus par son oncle déterminèrent Mohammed Ravendy à marcher sur ses traces.

En l'année 580 (1184), le sultan Thogroul manifesta le désir de voir composer pour lui un recueil des œuvres des différents poètes. Le texte de cet ouvrage était copié par Zeyn eddin Mahmoud, et le miniaturiste Djémal d'Ispahan en peignait les figures. On reproduisait le portrait de chaque poète et l'on transcrivait à la suite quelques-unes de ses poésies. On ajouta à ce recueil une série d'anecdotes plaisantes qui faisaient aussi le sujet de peintures. Le sultan Thogroul faisait ses délices de ce livre; il le lisait lorsqu'il était seul, il l'avait toujours à sa portée et il se plaisait à lui emprunter des anecdotes qu'il aimait à raconter. « Sur ces entrefaites, dit Mohammed Ravendy, l'émir ouchchouara (le prince des poètes) Chems eddin Ahmed, fils de Menoutchehr Chast Guelèh, auteur du panégyrique de Toutmadj, nous apprit que Seyyd Echref venait d'arriver à Hamadan et qu'il visitait les collèges pour voir quels étaient, parmi les étudiants, ceux qui avaient des dispositions pour la poésie. Seyyd Echref me donna un hémistiche, en me priant de composer deux ou trois distiques sur la même mesure. Il écouta avec plaisir les vers que je lui récitai, en fit l'éloge et m'encouragea à continuer mes essais poétiques. « Choisis, me dit-il, dans les œuvres des poètes modernes, tels que Imady, Envery, Seyyd Echref, et dans celles des poètes arabes, ainsi que dans le Chah Namèh, deux cents distiques qui te plairont; apprends-les par cœur. Lis assidûment le Chah Namèh pour développer ton goût, et abstiens-toi d'écouter ou de lire les vers de Senay, d'Onçory, de Mouïzzy et de Roudeky : ils ont des prétentions trop hautes et ne pourraient qu'entraver tes dispositions poétiques. J'ai fait, dit-il en terminant, ces recommandations à d'autres personnes, et le résultat en a été excellent. » Mohammed Ravendy commença dès lors à composer les poésies et à faire le choix des citations insérées par lui dans son histoire.

Les malheurs qui fondirent sur l'Iraq en l'année 590 (1193), après la mort funeste du sultan Thogroul, eurent une longue durée. Les gouverneurs nommés parles Seldjoukides furent chassés, les savants les plus éminents accablés de mauvais traitements.[7] Séparé de ses amis, le cœur en proie au chagrin et à la douleur, Mohammed Ravendy renonça à toute espérance de fortune. Il se renferma dans la solitude et continua ses études de jurisprudence, de lexicographie et de poésies arabe et persane.

II commença en 599 (1202-1203) à rédiger l'ouvrage qu'il voulait laisser comme un souvenir de son passage dans ce monde. Il déclare qu'ayant vécu sous le règne des souverains de la dynastie de Seldjouq, qu'ayant reçu des savants et des cheikhs honorés de leurs bienfaits, des leçons données dans des collèges ou des établissements religieux fondés par ces princes ou par leurs émirs, il a pris la résolution de dédier son ouvrage au maître du monde, Ghias Eddounia w'eddin Aboul Feth Keykhosrau, fils de Kilidj Arslan, qui a fait la conquête d'Anthaliah[8] et a été, plus que tout autre souverain, comblé des faveurs de la victoire.

Les pages consacrées à la préface, à la glorification de Dieu, aux louanges du Prophète, à celles des quatre premiers khalifes et des compagnons du prophète, sont suivies du panégyrique du sultan Keykhosrau et de l'histoire des princes Seldjoukides qui ont régné sur la Perse. Tous les chapitres commencent par la description de leur personne; puis, l'auteur donne les mots qui formaient leur tevqi’ et il ajoute les noms des vizirs, des atabeks et des chambellans de chaque souverain. A la fin de l'histoire de chaque règne se trouvent les odes les plus remarquables composées par les poètes officiels, et très souvent aussi un panégyrique du sultan Keykhosrau dû à la plume de l'auteur. L'histoire des règnes des derniers sultans Seldjoukides abonde eu détails curieux; Mohammed Ravendy a été le témoin oculaire d'une partie des faits qu'il raconte, et il nous donne, avec le plus grand soin, les poésies composées pour ces princes par Seyyd Echref et Moudjir Bilqany. Son récit ne s'arrête point à la mort du sultan Thogroul; il embrasse les événements qui se sont déroulés dans l'Iraq jusqu'après l'arrivée du Kharezmchâh dans cette province, dans le courant de l'année 595 (1198).

A la suite de la partie historique de son ouvrage, l'auteur a consacré un chapitre aux règles que l'on doit observer lorsque l'on est admis dans la société des princes, et que l'on se livre aux plaisirs du vin. Il fait connaître ensuite, en quelques pages, les principes du jeu des échecs d'après les méthodes des Indiens, des Persans et des Grecs. Ce chapitre est suivi de quelques considérations, sur le tir de l'arc et les courses de chevaux; puis Mohammed Ravendy explique la façon dont on doit se comporter à la chasse, dans les cérémonies de la cour, clans les combats et dans les banquets. Il expose ensuite assez longuement des principes de calligraphie que personne, dit-il, n'avait fait connaître avant lui, et il dévoile dans quelques pages les combinaisons du Ghalib et du Maghloub. Le Rahat oussoudour devait se terminer par des chapitres donnant la recette de philtres et d'aphrodisiaques et par une série d'anecdotes plaisantes et légères, destinées à dérider le lecteur; mais, sur les observations de ses amis, Mohammed Ravendy se détermina à les supprimer.

La copie du manuscrit du Rahat oussoudour, qui fait partie de ma bibliothèque et dont une page est reproduite ici, a été achevée par Hadji Elias, fils d'Abdallah, le 1er du mois de Ramazan de l'année 635 (17 avril 1238).

J'aurais vivement désiré pouvoir donner aujourd'hui une analyse plus complète de cet ouvrage, qui, à mon avis, présente un réel intérêt historique et littéraire. Les quelques poésies composées en pehlevi ou dialecte kurde, et insérées par l'auteur dans le cours de son récit, me paraissent aussi mériter l'attention. Mais le peu d'espace réservé dans ce recueil à chacun de nous ne m'a pas permis de donner plus de développement à mon travail; j'ai dû aussi renoncer, à mon très grand regret, à donner la traduction des vers et des adages arabes composés ou cités par l'auteur à l'appui de chaque fait. Ces maximes sont soigneusement traduites en persan, et elles confirment ce fait, allégué par plusieurs écrivains, et notamment par Fazloullah Isfizary dans sa traduction des vers du Kalilah et Dimnah, que, depuis le xiie siècle de notre ère, la langue arabe avait cessé d'être généralement comprise dans la Perse et dans la Transoxiane.

J'ai dû renoncer également à donner le texte et la traduction de quelques vers et des odes d'Envery, qui sont placés à la suite de l'histoire du sultan Sindjar.


 

RÈGNE DU SULTAN MOUÏZZ EDDOUNIA WEDDIN ABOUL HARITH SINDJAR,

FILS DE MELIK CHAH,

L'ARGUMENT DECISIF DU PRINCE DES CROYANTS.[9]

 

 

Le sultan Sindjar avait le teint brun, le visage marqué de la petite vérole, la barbe bien fournie dans sa longueur et dans sa largeur; la petite vérole avait fait tomber quelques poils de sa moustache. Son dos et son cou étaient droits, sa taille haute et sa poitrine large. Son chiffre était composé des mots  (j'ai mis ma confiance en Dieu). Il eut pour vizirs : Mouïn eddin Moukhtass de Kachan,[10] Chihâb eddin Aboul Mehassin, fils du Faqih el-Edjell, frère de Nizam oul Moulk,[11] Cheref eddin Abou Tahir Mamissa de Qoum,[12] Toughar bek de Kachgar,[13] Qiwam eddin Aboul Qassem[14] et Nasir eddin, fils de Fakhr el-Moulk.[15] Ses chambellans furent l'émir Ghazghaly, l'émir Housseïn, l'émir Nizam eddin Mahmoud el-Kassany,[16] Felek eddin Aly el-Djetry. Aucun des princes Seldjoukides n'eut une existence aussi longue que celle du sultan Sindjar. Sa renommée s'étendit en tous lieux; il connut toutes les jouissances de la vie, amassa de grandes richesses et vit tous ses désirs réalisés. Ses ennemis furent anéantis, et il se rendit maître des pays qu'il convoitait. Il eut la grandeur imposante des Chosroès et la splendeur des Keyanides. Il connaissait bien les devoirs, les règles et les obligations imposés par le rang suprême, et il était très au courant des détails de l'administration. Il apportait dans les affaires de peu d'importance une grande simplicité et une grande bonhomie.

La solidité de son jugement et la justesse de ses dispositions éclataient lorsqu'il faisait marcher des troupes et livrait bataille à un ennemi. Il était équitable et pieux, et il s'abstenait de ce qui était défendu par la loi religieuse.

Depuis le jour où il fut investi par son frère Barkiarouq du gouvernement du Khorassan, jusqu'à l'âge de quarante ans, il remporta dix-neuf victoires, sans éprouver ni insuccès, ni défaite. Il s'empara du royaume de Ghaznin, dont aucun prince seldjoukide n'avait tenté la conquête, et il en confia le gouvernement à Behram Chah, un des descendants du sultan Mahmoud. Il lui imposa pour condition de prélever chaque jour sur les revenus publics une somme de mille dinars, et un percepteur, délégué par son administration des finances, était chargé de faire rentrer cette somme.

Il fit aussi la conquête de Samarcande; après la mort de Barkiarouq, Ahmed Khan s'était mis en état de révolte. Le sultan s'empara de la ville après un siège de quatre mois, et fit Ahmed Khan prisonnier (524-1129). Il recouvra toutes les provinces soumises autrefois à son père Melik Chah, et il mit la main sur le Sistan et le Kharezm. Il conféra la dignité de kharezmchâh à Etsouz, fils de Mohammed, fils de Nouchteguin Ghartchèh, et il investit du gouvernement du Nimrouz, dans le Zaboulistan, l'émir Tadj eddin Aboul Fazl, qui, dans les batailles, était le commandant en chef de ses troupes et qui s'était particulièrement distingué dans les combats de Ghaznin et de Bilan.[17]

Après la mort de son frère, Sultan Mohammed, le sultan Sindjar se rendit dans l'Iraq, dans les premiers mois de l'année 511 (1117). Sultan Mahmoud, fils de Sultan Mohammed, avait succédé à son père. Poussé par les émirs de sa cour, il marcha contre son oncle; son armée fut battue, et, dans sa fuite, il alla chercher un asile à Ispahan. Sultan Sindjar usa de clémence à l'égard des provinces soumises à son neveu, et il les traita avec équité.

Aly Bar, gouverneur de Mahmoud, envoya à la cour de Sultan Sindjar son majordome Aboul Qassem Anessabâdy; il le chargea de faire agréer les excuses de Mahmoud, dont la conduite ne devait être attribuée qu'à son extrême jeunesse. Il fut convenu que Mahmoud se rendrait à Rey, et qu'il resterait pendant un mois auprès de son oncle. Pendant ce temps, lorsqu'il monterait à cheval ou en descendrait, on ne sonnerait point les trompettes turques; sa tente ne serait point entourée d'un paravent en tissus rouges de Djehrem.[18] Lorsque son oncle monterait à cheval ou mettrait pied à terre, Mahmoud se tiendrait debout, près de son étrier; il devait cesser de porter des vêlements royaux et renoncer à l'étiquette observée à l'égard des souverains. Mahmoud demeura dans ces conditions, pendant un mois, auprès de son oncle. Au bout de ce temps, Sultan Sindjar lui restitua la lieutenance, ainsi que le gouvernement de l'Iraq, et il lui rendit tous les privilèges qu'il avait dû abandonner. Il lui fit présent d'un vêtement de sa garde-robe, à l'exception de la tunique brodée de perles, d'un cheval réservé à sa personne, d'un harnachement incrusté de rubis et d'un éléphant avec une litière ornée de pierreries. Les émirs de Mahmoud reçurent des vêtements d'honneur, chacun selon son rang et lui-même fut renvoyé dans son gouvernement, comblé de marques de considération. Le sultan annexa à son domaine privé toutes les propriétés rurales dépendant de chacune des villes de l'Iraq et des grands centres de population, et il en perçut les revenus.

À partir de cette époque, le sultan Sindjar fut le plus puissant des souverains. On récita la khouthbèh à son nom depuis les frontières de Kachgar jusqu'aux provinces les plus reculées du Yémen, à la Mekke, à Thaïf, dans le Mokran, l'Oman, l'Azerbaïdjan, et jusqu'aux limites du pays de Roum. Son nom fut prononcé dans la khouthbèh plus d'une année après sa mort.

Sindjar était un prince dont l'ombre était bénie, et sa vue faisait naître le bonheur. Sous son règne, le Khorassan était le rendez-vous des habitants du monde entier; cette contrée était la patrie des sciences, la source de toutes les vertus et la mine de tous les mérites. Le sultan Sindjar avait une considération particulière pour les savants théologiens, et il les admettait dans sa société; il avait la plus grande sympathie pour les religieux et les gens voués à la vie ascétique, et il aimait à converser avec eux dans l'intimité.

Il ne déployait aucun luxe dans ses vêtements; il portait, la plupart du temps, une robe en étoffe de coton[19] ou en attaby[20] uni et une veste fourrée de peau d'agneau.

Lorsque l'univers reconnut l'autorité de Sultan Sindjar, que les princes des pays limitrophes de ses Etats furent vaincus et que ses ordres furent exécutés dans l'Orient et l'Occident, les émirs de sa cour et ses fonctionnaires donnèrent, au temps de la prospérité et lorsqu'ils étaient comblés des biens de la fortune, des marques de désobéissance et de rébellion. Ne sentant plus l'autorité du pouvoir royal, ils allongèrent hors de leur manche la main de la rapacité, et ils firent peser sur les populations le poids de leur tyrannie. Ils commirent d'abord leurs illégalités dans la Transoxiane, et lorsque, dans le courant de l'année 535 (1140), le sultan se rendit de Merv, sa capitale, à Samarcande, pour visiter cette province, qui, à cette époque, avait été depuis longtemps négligée, les affaires y étaient dans le plus grand désordre. Le bruit s'était aussi répandu que l'infidèle du Khitay avait le dessein d'envahir les pays de l'islamisme. Les vexations exercées par les troupes du Khorassan, les injustices commises par les fonctionnaires et leurs subordonnés avaient épuisé le pays.

La tribu des Kharliq, qui, à plusieurs reprises, avait été dispersée et réduite à l'impuissance, députa à Serkes[21] plusieurs de ses chefs établis dans ces régions, afin d'invoquer l'aide de l'infidèle. Les soldats de celui-ci étaient animés d'un tel esprit de révolte et de présomption, qu'ils s'imaginaient que, dans le monde entier, personne n'était capable de leur résister. Ils offrirent aux Kharliq le secours de cent mille cavaliers et se livrèrent à toutes sortes de bravades.

L'infidèle Ilkhan du Khitay marcha contre l'armée du sultan avec des troupes aussi nombreuses que les grains de sable et les fourmis; elles étaient suivies par trente ou quarante mille cavaliers de la tribu des Kharliq. L'armée du Khorassan essuya une défaite totale; elle laissa trente mille morts sur le champ de bataille, et, dans ce nombre, étaient trois ou quatre mille émirs de renom, hauts dignitaires et grands personnages. Ce désastre marqua la fin de la période heureuse du règne de Sindjar.

Pendant l'action, le sultan ne pouvait ni avancer ni reculer. « Seigneur, lui dit Tadj eddin Aboul Fazl, ce n'est point le moment de rester sur place ! Il n'est point louable de rester ainsi fixe et immobile. » Le sultan se mit à la tête de trois cents cavaliers bardés de fer et fondit sur le centre de l'ennemi : lorsqu'il sortit de la mêlée, de toute cette troupe il ne restait que quinze hommes autour de lui.[22] Il prit alors la route du désert, se procura un guide turcoman et, se dirigeant du côté de Balkh, il gagna la ville fortifiée de Termiz. Les soldats échappés au massacre et les fuyards arrivèrent de toutes parts clans cette ville; ils se félicitaient mutuellement d'avoir évité la mort et ils exprimaient leurs condoléances sur le sort de ceux qui avaient succombé.

Cette catastrophe inspira ces deux distiques à Férid, secrétaire du sultan : « O roi! le fer de la lance a redressé le monde, et pendant quarante ans ton épée a tiré vengeance de tes ennemis. Si une influence néfaste s'est manifestée, elle a été suscitée par la prédestination. Celui qui seul demeure immuable, c'est Dieu. »

Après que le sultan se fut éloigné, Tadj eddin, gouverneur du Nimrouz, prit sa place au centre de l'armée; il livra de furieux combats, et ses exploits excitèrent l'admiration des troupes du Khitay. Il fut fait prisonnier et amené devant l'Ilkhan, qui le garda près d'une année auprès de lui, ainsi que Terkan Khatoun,[23] qui n'avait pu réussir à s'échapper. Au bout de ce temps, ils furent tous les deux renvoyés au sultan. La Transoxiane tomba au pouvoir de l'Ilkhan, dont la fille est, de nos jours, l'épouse du Khani Khanaii.

Le Kharezmchâh Etsouz profita du désastre essuyé par l'armée du Khorassan pour se révolter, piller Merv et Nichabour et s'emparer des nombreux trésors et des approvisionnements accumulés dans ces deux villes. A la sommation qui lui fut adressée par le sultan, il répondit par ces vers, devenus populaires : « Si les pieds du coursier du roi sont aussi rapides que le vent, ceux de mon cheval ne boitent pas non plus. Si tu viens ici, je m'en irai là-bas : le monde est assez vaste pour le Seigneur de l'univers. »

Le sultan put, au bout d'une année, réparer ses pertes et rendre la vie à ce qui était mort. Des ambassadeurs, chargés d'offrir des sommes d'argent et des cadeaux, arrivèrent de tous côtés à sa cour, et les affaires de l'Etat reprirent une marche régulière.

Une période de sept années s'écoula, et le sultan Sindjar se rendit de nouveau à Rey dans le courant de l'année 543 (1148). Le sultan Massoud, parti de Bagdad, vint l'y rejoindre. On vit accourir des envoyés des différentes provinces du Khorassan, et l'on tint, en l'honneur du sultan Massoud, une audience solennelle. Ce jour-là, on plaça devant le sultan la tête de Soury, prince du Ghour, envoyée de Ghaznin avec des présents. Férid, secrétaire du sultan, composa à cette occasion les vers suivants : « Ceux qui, en te servant, ont usé d'hypocrisie ont vu s'anéantir les désirs caressés pendant toute leur vie. Sam, fils de Sam, s'est éloigné de toi: il a perdu la vie; et voici qu'on apporte dans l'Iraq la tête de Soury. » Sam était le frère de Soury, prince du Ghour.

Sultan Massoud demeura à Rey pendant seize jours après que Sultan Sindjar eut renouvelé les engagements qu'il avait pris à son égard. Ce prince et tous les émirs de l'Iraq furent revêtus de riches habits d'honneur; son départ eut lieu dans le courant du mois de Ramazan.

L'année suivante, Hassan ibn Houssein, prince du Ghour, poussé par le désir de venger son neveu, leva l'étendard de la révolte. Aly Djetry, chambellan du sultan, et qui avait en apanage la ville d'Hérat, s'insurgea de son côté et alla rejoindre Melik Hassan pour lui porter secours. Ce soulèvement produisit sur l'esprit du sultan la plus pénible impression, car Aly Djetry était sa créature; de simple bouffon qu'il était, il l'avait élevé à la dignité de chambellan. Parti de Merv, le sultan Sindjar se dirigea vers Hérat. Le prince du Ghour était à la tête d'une armée considérable de gens de pied et de cavaliers. La bataille qui fut livrée fut extrêmement rude; mais, à la fin, Melik Hassan et Aly Djetry furent vaincus et faits prisonniers. Le sultan donna l'ordre de couper en deux Aly Djetry au pied du drapeau, et il garda Melik Hassan prisonnier auprès de lui.[24] Cette victoire rendit au sultan son prestige et sa force. Depuis sa défaite par les Khitay, il n'avait remporté aucun succès : la marche du gouvernement reçut une nouvelle vigueur.

La fin de l'année 548 (1153) vit éclater l'insurrection des Ghouzz.[25] Les Ghouzz forment un clan des tribus turcomanes. Ils résident dans le district de Khoutlan, dépendance de Balkh, où se trouvent les pâturages qui nourrissent leurs troupeaux. Ils fournissaient tous les ans, à titre de redevance, aux cuisines du sultan vingt-quatre mille moutons. Cette redevance figurait dans le total des comptes du khansalar (maître de l'hôtel), qui déléguait un agent pour la recevoir.

La rigueur et la violence caractérisant la conduite des officiers du sultan, l'envoyé du khansalar usait à l'égard des Ghouzz de procédés tyranniques. Il refusait ou faisait changer, dans des proportions exagérées, les moutons qu'il avait à recevoir, et il ne se servait, en parlant, que de termes outrageants. Il y avait, parmi les Ghouzz, des émirs d'un rang élevé et des personnages ayant un grand train et jouissant d'une fortune considérable. Ce collecteur voulut leur extorquer des cadeaux en argent; ils s'y refusèrent, et, fatigués des humiliations auxquelles ils étaient en butte, ils le mirent secrètement à mort. Le khansalar, ne voyant pas revenir son agent à l'époque habituelle, apprit ce qui s'était passé; il n'osa point en parler au sultan, et, supportant la perte qui en résultait pour lui, il continua à fournir aux cuisines royales le nombre accoutumé de moutons.

Cette situation dura jusqu'au moment où l'émir Sifèhsalar Qoumadj se rendit à Merv pour déposer ses hommages aux pieds du trône. Les dignitaires de la cour et le khansalar lui firent part de ce qui était arrivé ; Qoumadj dit au sultan : « Les Ghouzz sont devenus tout-puissants; ils résident non loin de la contrée gouvernée par votre esclave. Si Sa Majesté permettait de mettre garnison chez eux, ils seraient punis et châtiés, et chaque année je livrerais trente mille moutons aux cuisines royales. » Cette proposition fut accueillie par le sultan; Qoumadj envoya des garnisaires chez les Ghouzz et réclama la rançon du crime commis par eux. Ceux-ci s'y refusèrent et ne permirent point aux soldats de s'établir sur leur territoire. « Nous sommes, répondirent-ils, des esclaves dépendant uniquement du sultan; nous ne devons obéissance à nul autre qu'à lui; » et ils chassèrent les soldats en leur prodiguant les marques de leur mépris. Qoumadj et son fils Alâ eddin, gouverneur de la partie orientale de l'empire, se mirent en marche pour envahir le district occupé par les Ghouzz. Ceux-ci, s'étant mis en ordre de bataille, livrèrent un combat dans lequel Qoumadj et son fils perdirent la vie. La nouvelle de cette défaite fut apportée au sultan et elle produisit parmi les émirs une vive agitation. « On ne saurait, dirent-ils, fermer les yeux sur une pareille audace; si l'on ne fait pas rentrer les Ghouzz dans le devoir, ils commettront de plus grandes violences. Il faut que le maître de l'univers monte à cheval et qu'il ne considère pas ce qui vient de se passer comme une chose de peu d'importance. » En apprenant la marche du sultan, les Ghouzz furent en proie à la plus vive perplexité. Ils firent partir des députés pour lui représenter qu'ils lui avaient toujours été soumis. « Nous avons toujours obéi à ses ordres, ajoutaient-ils; lorsque Qoumadj a envahi notre territoire, nous avons fait tous nos efforts pour protéger nos femmes et nos enfants; ce n'est point de propos délibéré que nous l'avons tué, ainsi que son fils. Nous sommes prêts à donner cent mille dinars et mille esclaves turcs pour obtenir le pardon du sultan; chaque esclave qu'il acceptera de nous deviendra un Qoumadj. » Le sultan se montrait disposé à recevoir leur soumission; mais les émirs insistèrent vivement pour la répression et forcèrent ce prince à marcher contre eux. Son armée s'engagea dans des chemins difficiles et dut franchir sept cours d'eau; ces fatigues furent surmontées, et lorsque le sultan approcha des campements des Ghouzz, ceux-ci se firent précéder par leurs femmes et leurs petits enfants, et ils se présentèrent devant le prince en poussant des gémissements. Ils demandaient grâce et consentaient à payer, par chaque famille, sept men d'argent.

Le sultan, pris de pitié, voulut revenir sur ses pas; mais l'émir Mouayyd Bouzourg Barnaqach et Omar Adjemy saisirent la bride de son cheval, en s'écriant : « Il est hors de propos de reculer ! », et ils ne lui permirent point de rebrousser chemin. La plus grande partie de l'armée détestait le Mouayyd, et elle fit preuve, pendant l'action, d'une grande mollesse.

Les Ghouzz, désespérant d'émouvoir le sultan, prirent les armes pour se défendre et sauvegarder leurs familles.

En un instant, les troupes du sultan furent battues et mises en déroute. Les Ghouzz les poursuivirent, et un grand nombre de soldats périrent. Les uns furent noyés dans les rivières, les autres massacrés par les vainqueurs. Le sultan, enveloppé par eux, fut dépouillé de toute la pompe royale et conduit à Merv. Les Ghouzz désignèrent un certain nombre d'entre eux pour le garder et le servir; toutes les semaines, ils étaient relevés et changés. Le Mouayyd oul-Moulk périt pendant ces troubles.

La ville de Merv était, depuis l'époque de Djaghry bek, la résidence royale, et l'on y avait, à plusieurs reprises, accumulé les trésors, les approvisionnements et les dépôts des sultans et des émirs de la cour. Elle fut, pendant trois jours de suite, livrée au pillage. Le premier jour, les Ghouzz firent main basse sur l'orfèvrerie d'or et d'argent et sur les étoffes de soie; le second jour, sur les objets en bronze, en cuivre et en fer; le troisième jour, ils s'emparèrent des tapis et de tout ce qui servait à rembourrer les coussins et les matelas, ainsi que des vases en terre, des brocs, des portes et des bois. Ils arrêtèrent la plupart des habitants de la ville; après les avoir dépouillés de ce qu'ils possédaient, ils les mirent à la torture pour leur faire avouer où ils avaient caché leurs biens. Ils ne laissèrent rien, ni sur la surface, ni dans les entrailles de la terre.

Les Ghouzz marchèrent ensuite sur Nichabour, et bien que leur nombre fût considérable, ils furent rejoints et suivis par trois fois plus de gens qu'ils n'étaient. Les habitants de Nichabour opposèrent d'abord de la résistance et massacrèrent un détachement qui avait pénétré dans la ville. Informés de ce fait, les Ghouzz amenèrent des forces considérables. Des habitants, hommes, femmes et enfants, cherchèrent un refuge dans la grande mosquée, dont la construction offrait une grande solidité. Les Ghouzz mirent le sabre à la main et firent, dans l'intérieur de la mosquée, une telle boucherie que les cadavres disparurent sous une nappe de sang. A la tombée de la nuit, ils se dirigèrent vers une autre mosquée située du côté du bazar et appelée Mosquée du frangier. C'était un vaste édifice dans lequel deux mille personnes pouvaient faire la prière. Il était surmonté d'une coupole peinte et laquée, et faite de poutres vernies; toutes les colonnes qui la soutenaient étaient également en bois verni. Les Ghouzz y mirent le feu; les flammes s'élevèrent à une telle hauteur qu'elles éclairèrent toute la ville. Le pillage dura jusqu'au matin à la lueur de l'incendie. Les Ghouzz firent un grand nombre de prisonniers. Ils restèrent quelques jours en dehors de la ville dans laquelle ils rentraient le matin. Lorsqu'il ne resta plus rien de visible, ils sondèrent les cachettes et les murailles et démolirent les maisons. Ils torturaient leurs prisonniers en leur remplissant la bouche de terre, pour les forcer à leur montrer les endroits où ils avaient enfoui leurs objets précieux. S'ils refusaient de parler, ils les laissaient mourir. Pendant le jour, les habitants se cachaient dans les puits, dans les souterrains et dans les anciennes conduites d'eau.

La malédiction pèsera éternellement sur la tête du Mouayyd à cause des calamités que sa conduite a déchaînées.

Au moment de la prière du soir, les Ghouzz sortaient de la ville; les gens de Nichabour y rentraient alors pour constater ce qui avait été pillé. Il est impossible d'évaluer le nombre des personnes tuées dans l'espace de ces quelques jours. Les Ghouzz firent périr dans les tortures le cheikh Mohammed Akkaf, le modèle et le chef des savants du monde, le successeur de celui qui pratiquait toutes les vertus; Mohammed, fils de Yahia, le plus illustre des imams de l'Iraq et du Khorassan, éprouva le même sort. S'ils firent subir un pareil traitement à la bouche qui, pendant tant d'années, avait enseigné les lois divines et avait été la source d'où découlèrent tant de décisions juridiques, comment auraient-ils pu épargner les autres hommes?

Khaqany s'exprime ainsi, dans l'élégie composée par lui à l'occasion de la mort de Mohammed, fils de Yahia : « Personne, dans la religion de Mohammed, n'a eu plus de vertus que Mohammed, fils de Yahia; il a péri victime de la terre. Le premier, au jour du danger,- a fait à la pierre le sacrifice de ses dents; le second, au jour du carnage, a offert sa bouche à la terre. » La vile tribu des Ghouzz ruina le Khorassan, et l'Iraq se ressentit aussi de ses excès. « O Khaqany! revêts-toi d'habits noirs pour porter le deuil du Khorassan, car les jours de trouble ont étendu sur son territoire un sombre manteau. Yssa, pour déplorer ses malheurs, a fait office de teinturier et a (du quatrième ciel) apporté au soleil des vêtements noirs. Le sort a enlevé l'écharpe qui couvrait la tête de Mohammed, fils de Yahia, et il a fait tomber du front de Sindjar le bonnet du bonheur. »

Lorsque les Ghouzz se furent éloignés de Nichabour, les habitants, divisés par leurs opinions religieuses, donnèrent cours à leurs anciennes discordes. Chaque nuit, ils se réunissaient dans un quartier en bandes nombreuses, et ils allaient mettre le feu dans celui de leurs adversaires. Les maisons, déjà dévastées par les Ghouzz, devinrent des monceaux de décombres. La peste et la famine s'abattirent sur la population, et ceux qui avaient échappé au sabre et à la torture périrent de misère. Un certain nombre d'Alydes et les chefs des mouvements qui avaient éclaté dans la ville avaient réparé le château et dressé sur les tours des machines de guerre. Le reste des malheureux habitants de la ville y alla chercher un refuge. Le Mouayyd Ay Abèh mit tous ses soins à reconstruire le quartier de Chadiakh, où se trouvaient le palais du sultan et les hôtels des émirs, et qui était entouré par un ancien mur d'enceinte. Tous les matériaux existant dans la ville, briques et poutres, y furent transportés, et, au bout de deux ou trois ans, Chadiakh devint un Nichabour aussi peuplé et aussi beau que la vieille ville, à tel point que personne ne reconnaissait son ancien quartier. Nichabour, qui avait été le centre des belles-lettres, le lieu où s'élevaient des collèges pour l'enseignement des sciences, le point de réunion des magistrats éminents, fut un champ où paissaient les moutons, un endroit où les bêtes fauves et les reptiles guettaient leur proie. On pourrait supposer que l'émir Mouïzzy avait eu ce spectacle sous les yeux lorsqu'il composa les vers suivants : « Le lieu où, dans les jardins, on devisait avec le bien-aimé est devenu le séjour des chats-huants et des vautours. Le loup et le renard en ont fait leur patrie. La place où l'on faisait circuler les coupes et les verres est aujourd'hui foulée par le pied des onagres. Les croassements des corbeaux et des corneilles ont remplacé le bruit des conversations et les modulations du hautbois et de la flûte.[26] »

Bref, les Ghouzz ravagèrent de la même façon toutes les parties du Khorassan : ils ne réussirent cependant point à s'emparer d'Hérat, qui fut sauvée par la solidité de ses fortifications.

Le sultan resta pendant deux ans au milieu des Ghouzz, abreuvé de déboires. Il arriva enfin que ceux-ci se dirigèrent vers les cantons avoisinant Balkh. Quelques-uns des serviteurs intimes de Sindjar, tels que le Mouayyd Ay Abèh et quelques autres allèrent le rejoindre, mais ils ne pouvaient être reçus par lui qu'en présence des émirs Ghouzz, Qorqoud et Doudy bek. Le Mouayyd Ay Abèh réussit à séduire un détachement de Ghouzz, en leur promettant de la part du sultan une existence assurée. Un jour que leur tour de garde auprès de Sindjar était arrivé, ils montèrent à cheval avec lui, comme pour assister à une chasse au vol. Ils se dirigèrent tout droit vers la rive du Djihoun qui se trouve en face de la place forte de Termiz, et où des embarcations avaient été préparées à l'avance. Lorsque l'heure du retour du sultan fut passée, les émirs Ghouzz s'élancèrent sur les traces des fugitifs; ils atteignirent les bords du Djihoun, et, voyant que le sultan l'avait franchi, ils perdirent tout espoir de le rejoindre. Le sultan entra dans le château de Termiz, y trouva l'appui de ses troupes et prit le chemin de la ville de Merv, sa capitale. Il s'établit dans sa maison de plaisance d'Enderâbèh[27] et s'occupa à restaurer ce qui était délabré et à rassembler ce qui était dispersé.

Au bout de deux ou trois mois, la détresse dans laquelle il se trouvait fit naître en lui une tristesse insurmontable; il voyait ses trésors épuisés, ses Etats ruinés, ses sujets dispersés et ses troupes livrées à l'esprit d'indiscipline et de révolte. Les soucis et les appréhensions s'unirent à la faiblesse inhérente à la nature humaine pour déterminer une maladie qui fut la dernière et mit un terme à ses chagrins. Il quitta ce monde dans le courant de l'année 551 (1156) et fut enterré dans le palais qu'il avait fait construire à Merv.

 


 

[1] M. Defrémery a fait paraître en 1848 et 1849 dans le Journal asiatique l'histoire des Seldjoukides et des Ismaéliens ou Assassins de l'Iran, extraite du Tarikhi Guzideh ou Histoire choisie d'Hamd-Allah Mustaufi.

[2] M. Th. Houtsma a entrepris la publication d'un Recueil de textes relatifs à l'histoire des Seldjoukides. Le premier volume est consacré à l'histoire des Seldjoukides du Kerman, écrite par Mohammed Ibrahim.

[3] M. Defrémery a inséré dans les numéros de novembre-décembre 1846 du Journal asiatique un mémoire sur l'histoire de ce personnage et celle de son fils et de son petit-fils.

[4] L'émir Alâ eddin était le fils de Melik Mohammed et le petit-fils de l'émir Saliq. L'émir Alâ eddin mourut en 598 (1201).

[5] On peut consulter sur l'émir Seïf eddin Bektimour le Kamil fit tarikh d'Ibn Alathyr, t. XII, passim.

[6] Serdjihan est un château dans les montagnes du côté du Deïlem; il domine la plaine de Qazwin ainsi que Zendjan et Abher. ... C'est une des citadelles les plus belles et les mieux fortifiées que j'aie vues. (Dictionnaire géographique de la Perse, extrait du-Moudjem oul Bouldan, par M. Barbier de Meynard, p. 307.)

[7] La misère avait pris de telles proportions, nous apprend Mohammed Ravendy dans un passage de son histoire, qu'en l'année 598 (1201), on vendait dans tout l’Iraq les livres au poids, et que les Corans, les ouvrages de sciences et de traditions se vendaient un demi-dang le men

[8] Le sultan Keykhosrau se rendit maître d'Anthaliah le 3 du mois de chaban de l’an 600 (6 mars 1206).

[9] Ce titre indique que, dans la pensée du khalife, les troupes commandées par le sultan Sindjar étaient destinées à faire prévaloir les décisions de la cour de Bagdad.

[10] Mouïn eddin Abou Nasr ibn Ahmed Kachany avait débuté dans la carrière administrative sous les auspices de Nizam el-Moulk. Il avait rempli, à la cour du sultan Mahmoud, le poste de chef de la chancellerie et les fonctions de contrôleur des finances de l'Iraq et de l'Azerbaïdjan. Il l'ut désigné par le sultan Sindjar pour remplacer Toughar bek; il fut assassiné par deux Ismaéliens qui avaient pris du service dans ses écuries en qualité de palefreniers (525-1130).

[11] Chihâb el-Islam Abd our Rezzaq ibn Abdallah Thousy était le neveu de Nizam el-Moulk ; il dut, sur l'ordre de Sindjar, abandonner ses fonctions de muderris pour remplir celles de vizir. Il ne fut point à la hauteur de sa tâche, s'adonna publiquement au vin, et mourut, selon Ibn Alathyr, en 515 (1121), pendant un voyage que Sindjar fit dans l'Iraq.

[12] Cheref eddin Abou Tahir Saab ibn Aly el-Qoummy fut le successeur de Chihâb eddin. Il reçut le titre de Vedjih el-Moulk el mourut trois mois après son entrée en fonctions.

[13] Mohammed ibn Suleyman Toughar bek Kachghary était un Turc illettré protégé par l'émir Qoumadj. Il avait acquis dans le commerce des richesses immenses et il déployait un grand faste. Sa conduite lui attira le mépris et la haine universels. Dénoncé par Fakhr eddin Toghan bek, ambassadeur du sultan Mahmoud, il fut arrêté et eut ses biens confisqués. Il fut envoyé comme gouverneur dans une ville du Turkestan, et mourut avant d'y arriver.

[14] Qiwam eddin Aboul Qassem ibn Hassan Dergouziny avait été, sous le sultan Mahmoud, vizir de l'Iraq; il fut appelé par Sindjar au poste de vizir du Khorassan. Ses cruautés provoquèrent sa destitution, et il fut mis à mort par le sultan Thogroul ben Mohammed. Qiwam eddin fit pendre à la porte de son medréceh l'illustre docteur Aïn el-Qouzat.

[15] Nasir eddin Tahir ibn Fakhr el-Moulk, petit-fils de Nizam el-Moulk fut appelé au vizirat peu de temps avant l'insurrection des Ghouzz. Il ne survécut guère à cet événement. — Khondémir, dans son Destour oul Wuzera, cite, parmi les vizirs de Sindjar, Moudjir oul Moulk, Keya Abdoul Medjid, Aboul Mouzaffer Fakhr el-Moulk, fils de Nizam el-Moulk, Sadr eddin Mohammed, fils de Fakhr el-Moulk, et Nasir eddin Mahmoud ibn Mouzaffer Kharizmy.

[16] Kassan est une ville située au delà du Sihoun et de Châch, à l'entrée du Turkestan. Son château bien fortifié s'élève à l'entrée de la vallée d'Akhsikel. (Moudjem, t. IV, p. 227.)

[17] Bil ou Bilan est le nom d'un district et d'un bourg situés dans la province de Rey.

[18] Djehrem est une ancienne ville de la province de Fars, dans laquelle on fabriquait des tissus et des nattes d'une extrême finesse. Les musulmans en firent la conquête en l'année 25 de l'hégire (A. D. 645).

[19] Le mot zendènidjy désigne les étoffes de coton fabriquées originairement à Zendènèh, bourg situé dans la banlieue de Boukhara. On donna, dans la suite, le nom de zendènidjy à toutes les étoffes de colon tissées dans la Transoxiane ou dans le Khorassan.

[20] L'attaby dont nous avons fait le mot labis est une étoffe moirée qui fut, dans l'origine, fabriquée dans le quartier de Attabyèh à Bagdad. Ce quartier tirait son nom de Attab, arrière-petit-fils de Moawiah. (Dozy, Supplément aux dictionnaires arabes, I. II, p. 90.)

[21] Serkes est un canton du district de Kechch dans la Transoxiane.

[22] Ibn Alathyr a raconté dans les plus grands détails les causes qui déterminèrent l'invasion des Khitay dans la Transoxiane el les péripéties.de la célèbre bataille de Qouthouwan. (Kamil fit tarikh, t. XI, p. 53-57-)

[23] Cette princesse était la fille d'Arslan Khan et la femme du sultan Sindjar.

[24] L'histoire des princes du Ghour forme un chapitre de la chronique de Mirkhond. Il a été traduit par M. Defrémery et publié en 1844 dans le Journal asiatique, sous le titre de : Histoire des sultans Ghourides, extraite du Rouzet essefa de Mirkhond.

[25] J'ai donne quelques détails sur la tribu des Ghouzz dans le premier volume de la Chrestomathie persane, notes des pages 39-4o.

[26] Les deux derniers vers de cette pièce sont tronqués, et je n'ose me hasarder à les traduire.

[27] Enderâbèh était un village situé à deux fersengs de Merv. Yakout, qui le traversa, le trouva abandonné; mais il y vit les ruines des édifices et des maisons de plaisance construits par Sindjar. Les murailles en étaient encore debout. (Moudjem, t. I, p. 373.)