Mirkhond

MIRKHOND

 

LE JARDIN DE LA PURETE (extrait)

 

Par M. Am. Jourdain

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

Préface DU ROUZAT-ALSAFA.

 

L'ornement qui convient à la table des matières d'un livre où sont tracées les belles actions des illustres prophètes, et la décoration qui doit orner la préface d'un recueil où sont rassemblés les faits glorieux des sultans aussi puissants que la fortune, c'est l'expression de la reconnaissance envers l'Etre Bienfaisant (dont la bienfaisance est si vaste), que toutes les productions du monde végétal ne sont qu'une bouchée sur la table de sa libéralité, et toutes les effusions[1] de la source de la vie (qui animent tout ce qui respire), une fiole de l'Océan de sa bienfaisance ; à l'Etre Parlant (dont les paroles sont si parfaites) que la langue du discours des orateurs les plus excellents entre les Arabes, est impuissante, et ne fait que bégayer quand elle veut dépeindre ses (divines) paroles, modèles d'éloquence, et l'organe de l'élocution des orateurs les plus féconds parmi les Persans, se trouve muet et demeure court, quand il s'agit de développer le mérite de ses discours où sont empreints les caractères de l'art oratoire le plus parfait; à l'Etre Ancien (dont l'antiquité est telle) que les premières pages de toutes les chroniques ne peuvent être convenablement écrites, si elles ne sont consacrées à louer et à célébrer ses bienfaits, et que les annales des premiers siècles ne sauraient être bien rédigées, sans qu'il y soit fait mention de ses noms excellents ; toutes les vicissitudes des règnes des souverains fortunés et des sultans très illustres, étant une démonstration lumineuse et un argument tranchant de la durée infinie de sa royauté, et toutes les révolutions des années et des mois de la domination des grands monarques et des empereurs égaux en puissance au firmament, étant une preuve évidente et un signe éclatant de sa divine éternité; le despote de sa volonté qui n'est produite par aucune cause, ayant, par un effet de sa bonté et de sa miséricorde, placé et solidement affermi celui dont il avait été dit, pour commettre des brigandages sur la terre, &c., sur le siège de la gloire, et le trône de la grandeur contenue et proclamée dans cet oracle, je mettrai un vicaire (de mon autorité) sur la terre,[2] et, par une suite de la perfection de son être qui se suffit à lui-même, et de sa grandeur suprême, ayant précipité celui qui était l'objet de l'amour des substances célestes qui chantent des cantiques à la louange de la divinité, du trône glorieux de l'empirée, sur la poussière de l'infortune et dans le séjour de la perdition (exprimé par ces mots), sors donc d'ici, car tu es lapidé;[3] à l'Etre Généreux qui, ayant honoré et distingué l'espèce humaine, et la race du premier père, par cette parole honorable et pleine de vérité (qu'il a prononcée) : nous avons honoré les enfants d'Adam, et ayant élevé l'étendard de leur puissance dans toutes les régions de la terre habitée et de ce monde dont l'étendue offre tant de variétés, par (ces paroles qui sont) leur titre de propriété : et il vous a donné la terre pour l'habiter,[4] a élevé l'étendard victorieux des monarques équitables jusqu'au faîte de la souveraineté et au sommet de l'empire du monde, et a fait de la lame du glaive des guerriers courageux, le miroir où se réfléchissent les charmes de l'épouse de la victoire et du triomphe ; à l'Etre Tout Puissant qui n'a point eu besoin d'outils et d'instruments pour créer et perfectionner les créatures, et n'a eu recours à aucune assistance, et à aucun aide pour amener les êtres à l'existence, et compléter leur formation ; à l'Etre Producteur des Formes, qui, par le pinceau de son art, atteint le plus haut degré de perfection de la peinture, dans la forme qu'il a accordée à (l'homme qui est) l'objet de ses regards favorables, ainsi qu'il dit lui-même, nous avons donné à l'homme, en le créant, la forme la plus parfaite,[5] et adonné une preuve évidente, et un signe qu'on ne saurait méconnaître, de la perfection de la configuration dont il a doué l'espèce humaine, et de la beauté des proportions suivant lesquelles il l'a formée (par ces paroles qu'il a consignées dans l’Alcoran), c'est lui qui a formé votre figure, et il vous a donné une figure parfaite.[6]

Vers. C'est lui qui forme les traits de la figure des hommes et des génies; c'est lui qui a écrit le livre (de la nature contenu dans ces mots): Soyez, et toutes choses ont existé. Par sa munificence, il a honoré le genre humain en lui accordant une intelligence capable de comprendre ses divines perfections.

Honneur à l’Etre Sage, Plein de Pénétration, qui, lorsque l’atelier de la création a été complété par la production du moule de l'espèce humaine, ayant, par sa sagesse et sa bonté même, orné les premiers rangs de la cour de l'existence, en y mettant les substances angéliques distinguées par leur excellence, a décoré et embelli le centre du cercle de la nature, en y plaçant solidement, et y établissant immuablement les individus de l'espèce humaine,[7] qui sont la source de tout bien et de tout mal ; considérant que cette espèce, qui tient le second rang (entre les créatures intelligentes), se divisait en une multitude de variétés, à raison de la diversité des caractères naturels, et de la différence des dispositions innées, et qu'aucun des individus qui appartiennent au genre humain n'était capable de parvenir au but (où tous doivent tendre), en s'assimilant par ses propres efforts aux principes élevés (c'est-à-dire, aux substances angéliques), et en atteignant à la connaissance de l'Être suprême, et ne pouvait approcher des pavillons de la divine essence, en parvenant, sous la seule conduite delà raison sujette à l'erreur, à marcher dans les voies de la direction ; la majesté de ce divin ouvrier, de cet artiste dont les attributs méritent d'être exaltés, dont les dons continuels sont l'objet de nos désirs, a produit de l'espèce humaine même des prophètes éminents en mérite, et des envoyés d'une excellence merveilleuse, qui sont autant de perles de la mer d'élection, et d'astres du zodiaque de la direction ; marqués d'un double caractère, en ce que, d'un côté, ils participent (à la nature humaine, et de l'autre, ils sont distingués (de cette même nature) ; et qualifiés d'une double qualité, en ce qu'ils sont enrôlés (sur les rôles du genre humain), et en même temps séparés du reste des hommes, en sorte que recevant, en tant qu'ils sont distingués de l'humaine condition, les émanations du monde saint,[8] par la participation qu'ils ont à cette même condition, ils ont servi aux mortels qui erraient, sans savoir où donner de la tête, dans les déserts de l'égarement, et dont les lèvres étaient altérées dans les solitudes de la séduction, de guides pour les conduire aux asiles de la direction, et les amener à la source de la (divine) faveur. Pendant une longue durée de temps, l'envoi des messagers successifs a eu lieu, et ils se sont suivis sans interruption jusqu'à l'instant où le soleil de la mission céleste s'est levé de l'horizon des vallées (de l'Arabie), et où la lumière de la glorieuse prophétie a dardé ses rayons de l'orient de la mère des cités,[9] je veux dire jusqu'à l’instant où la majesté du maître des prophètes, de l'appui des élus, de celui qui a communiqué (aux hommes) les mystères profonds des choses cachées, et leur a apporté la connaissance des choses indubitables, qui est le premier fruit du jardin des créatures, la table des chapitres du livre des choses créées, le sultan assis sur le trône de cette parole,[10] j'ai avec Dieu des moments[11] &c., et auquel a été accordé le diplôme honorable de cet oracle, afin que Dieu te pardonne[12] &c., le flambeau du sanctuaire de la prophétie et de l'imamat, le confident admis dans l'appartement secret de la familiarité (avec Dieu), et de sa faveur, le possesseur du lieu dont il est dit : à deux longueurs d'arc et encore plus proche,[13] le soleil du ciel de cette parole,[14] je me suis incliné vers la terre, et j'ai vu ses parties orientales et occidentales,[15] l'élu né à la Mecque, l'homme choisi citoyen de Médine, le personnage bien dirigé issu de Koréïsch, le modèle descendu de Hachem, la gloire de la famille de Lowaï, fils de Galeb, Mohammed Fils d'abd-allah, Fils d'abd-almotalleb (que Dieu soit propice à lui et à sa race, et leur accorde le salut), a fait parvenir à l'oreille des habitants de la terre et des citoyens des sphères célestes, la proclamation de cette parole, j'étais déjà prophète lorsqu'Adam n'était encore qu'eau et argile,[16] et a fait retentir cette voûte bleue et cette sphère verte de l'écho de cette sentence : j'ai été envoyé vers les noirs et les rouges; Chef sur le front auguste duquel brille une lumière qui est la première œuvre de la création, conformément à ce qu'il a dit lui-même : la première chose que le Dieu très haut a créée, est ma lumière; Etre Excellent dont la prédication glorieuse a été le terme de la manifestation des diverses religions, suivant ce qu'il a dit : mais je suis l'apôtre de Dieu et le sceau des prophètes ; Général qui, par la crainte de sa lance meurtrière, a maigri le flanc des braves de Rébia et de Modhar,[17] et par la terreur de la pointe de son glaive étincelant, a conduit les altérés de la race de Galeb[18] à la source de la foi, et à la station des justes ; Prophète dont l'excellence, écrite en caractères indélébiles, est établie par des miracles éclatants[19] qui subsisteront jusqu'à la fin des siècles, et dont les commandements, comme autant de prodiges lumineux, sont marqués du sceau d'une durée inaltérable qui s'étendra jusqu'à l'heure de la résurrection, et jusqu'à l'arrivée de cette heure; Etre d'un Grand Prix, qui, en. la nuit de son ascension, s'étant envolé de la surface grise de la terre au-dessus du neuvième ciel de couleur verte, a étendu l'aile de sa bonté et de sa compassion sur (les illustres personnages) qui habitaient le séjour des parcs de la sainteté[20] ; Cavalier Excellent, qui, ayant détourné de ce lieu saint les rênes de sa course, s'est occupé à former et à rendre heureux les habitants de ce séjour de poussière qui est au centre de l'univers ; Courrier Infatigable, digne, de l'aveu de tous, que la poussière qui s'attache aux pieds de Borak qui lui sert de monture, soit mise, en guise de couronne, sur la tête des plus nobles habitants des demeures célestes ; Héros du Monde, (digne d'une telle vénération), que la poudre de sa chaussure bénie doit d'être placée, comme un collyre, sur les yeux des plus distingués entre les habitants de ce poudrier terrestre.[21]

Vers. O toi, qui, sur la terre, es la kibla des habitants des sphères célestes, et dans les cieux, es l'asile des habitants de la terre!

O Dieu, sois-lui propice, ainsi qu'à sa race, à sa famille, à ses compagnons et à tous ceux qui lui appartiennent, en leur accordant une faveur qui ne finisse point avec les âges et les jours, et qui ne cesse point avec la succession des mois et des années : daigne lui donner et à eux tous un salut perpétuel, béni, abondant.

Après ce préambule, voici ce que dit celui qui a tracé ces lettres et ces expressions dont le sens est clair, et qui a disposé ces colliers et ces discours dont l'édifice est solidement construit; le plus petit des serviteurs de Dieu, du roi plein d'amour pour (les hommes), Mohammed, Fils de Khavendschah, Fils de Mahmoud (que Dieu use d'indulgence à l'égard de ses actions mauvaises, et lui pardonne les fautes qu'il a commises). Dans le printemps de la jeunesse, et dans le milieu de la vie, qui sont les plus beaux moments et le temps le plus agréable de l'existence, le goût de mon esprit imparfait et de ma faible intelligence se portait avec passion à la lecture des livres d'histoire, où l'on apprend à connaître les événements qui sont arrivés parmi les habitants du monde, et la manière dont se sont conduites les diverses nations ; et dans le temps que survenaient les occupations générales ou les affaires particulières auxquelles tous les hommes sont appelés, suivant le rang qu'ils occupent, mon esprit jetait ses regards sur les pages de la vie des hommes de l'antiquité, et des récits de ceux qui leur ont succédé, afin que, par cette occupation, mon âme qui était prête à s'échapper de mes lèvres, et mon cœur qui avait comme pris la fuite et quitté mon corps, retrouvassent la tranquillité et une situation plus calme. Quelquefois je jetais de mémoire dans une société de gens de mérite, et une réunion d'hommes distingués par leurs talents, quelques anecdotes intéressantes que je rapportais d'une manière qui plaisait aux personnes instruites, en sorte qu'elles obtenaient leur approbation. Plus d'une fois, à cette occasion, quelques amis sincères, ornés de toute sorte de mérites, et parés du joyau de l'amitié constante, m'ont demandé ou plutôt commandé de faire et de composer un livre renfermant les choses utiles, mais débarrassé de toutes superfluités, qui contînt les événements les plus importants de l'histoire des apôtres et des prophètes, la suite des actions des rois et des khalifes, le détail de la vie des hommes célèbres, et de la conduite des personnages les plus distingués de leurs siècles. Quoique je n'ignorasse pas que rien ne met plus sûrement en branle la chaîne du bonheur que de condescendre aux désirs d'amis sans pareils, et de satisfaire leurs vœux, néanmoins, à cause que la monnaie du vrai talent n'a plus de cours en ce temps, et que le monde est dépourvu d'hommes constitués en dignité qui protègent et encouragent le mérite, et par une suite de divers autres obstacles, l'exécution de ce souhait est demeurée en retard et a été empêchée, et la beauté de l'objet désiré n'a en aucune manière été dévoilée et mise à découvert;[22] car, pour composer des écrits éloquents, il faut un cœur tranquille, et non pas une main usée à force d'être posée sous le menton, en attendant l'accomplissement de ce que l'on désire, et un cœur flétri à force de soupirer envahi après la vue du calme et de la tranquillité. Dans les temps anciens, en effet, les hommes de talents qui composaient des ouvrages de ce genre, et s'occupaient de semblables travaux, qui perçaient les perles des pensées avec le diamant du génie enflammé, atteignaient le but de leurs efforts, au moyen des encouragements et des secours qu'ils obtenaient des hommes d'état et des gens riches; et à la faveur des rayons que répandaient sur eux les astres de la protection de cette classe d'hommes, il arrivaient au séjour de leur désir.

Vers. Par le secours de quels bras ceux qui, avant moi, ont composé de semblables discours, ont-ils réussi à forer ce rubis! L'assistance de la fortune les préservait de tout souci; car on ne peut forer des rubis qu'avec le diamant. Des discours que leur mérite brillant élève au-dessus des pléiades, n'ont été produits qu'au moyen d'une subsistance assurée.

En un mot la plus grande partie de la vie inconstante était passée pour moi dans l’oisiveté et l'insouciance,

Vers. Comme le vent passe dans la plaine,

lorsque celui qui inspire les pensées droites, ayant daigné me tirer de mon engourdissement et me faire sentir la perte que je faisais du temps de la vie et des jours de l'existence, et ma négligence à satisfaire au désir des amis les plus sincèrement unis avec moi, et de mes camarades les plus chers, je réfléchis en moi-même, avec un cœur troublé, un cerveau agité, une situation d'esprit désolée, et un bras qui s'étendait en vain, sans saisir aucun objet. Ayant enfoncé ma tête dans le collet du manteau de la réflexion, et retiré mes pieds sous les pans de la robe de la retraite, tantôt je me plongeais dans l'océan du chagrin et de la stupéfaction, et tantôt j'errais incertain où diriger mes pas, dans le désert illimité de l'application d'esprit et de la méditation, sans parvenir jamais à la Kaaba[23] du but où je tendais. Une autre portion de ma vie s'était passée dans cette triste situation, lorsque, tout d'un coup, le vent de la faveur divine vint à souffler, et les jours malheureux de l'infortune étant passés, et ayant fait place à un temps béni dans son commencement et heureux dans sa fin, la nuit agitée et pleine d'alarmes de l'ignorance se cacha dans l'occident du néant, et l'aurore réjouissante de la bienfaisance (divine) souffla du levant de l'espérance.

Vers. L'aurore de la victoire se leva de l'orient de l'espoir; la nuit noire des malveillants toucha à sa fin.

Expliquons plus clairement ce discours énigmatique, et développons ce que nous venons de dire en gros. Le siège de la justice et de l'équité, la place de l'administration et du gouvernement, le degré élevé de l’éloquence, et le rang magnifique de la protection envers tes talents, ayant été ornés et embellis par l'existence, revêtue de qualités estimables, et la personne, décorée d'attributs sublimes, de son excellence l'émir Ali-schir qui tient un rang éminent et une place distinguée, qui élève les drapeaux de la justice et de l'équité, qui anéantit les étendards des injustices et de la violence, qui jouit de toute la faveur royale, et est investi de toute la confiance du monarque souverain, qui est le pivot de la machine du monde créé, et la prunelle de l'œil des hommes éclairés, qui réunit en sa personne les perfections théoriques et pratiques, et tous les biens tant ceux qui ont rapport au bonheur futur de l'éternité,: que ceux qui découlent du décret originaire qui a fixé le sort des humains, qui soulève les voiles qui couvrent les mystères éternels, et voit à découvert les trésors des secrets de la volonté divine, qui réunit les vertus d'un soft à un esprit éclairé, et possède avec les qualités qui inspirent le respect, une prudence qui atteint toujours le but, qui est le maintien de l'empire et de la religion (daigne le tout puissant faire jouir longtemps les musulmans de la bonne fortune de cet illustre personnage, et accorder une issue heureuse à ses projets et à ses espérances) ; et la roseraie de la condition des savants ayant été débarrassée et délivrée de l'épine des désagréments, le verger des espérances des hommes instruits a reverdi et reçu une nouvelle fraîcheur par l'effusion des nuages de sa bienfaisance, et l'arbre du bonheur des gens de talents s'est chargé de fruits par le souffle des vents de sa libéralité. Cependant moi, petit serviteur, qui, en attendant le lever du soleil des bienfaits d'un protecteur favorisé du ciel tel que celui-là, passais les nuits de l'affliction jusqu'au lever de la véritable aurore,[24] à compter les étoiles, je demeurai longtemps, et je restai pendant une longue suite de jours, par un effet de ma mauvaise étoile, et faute d'une bonne influence de la fortune, privé du bonheur d'être admis dans la société particulière, et d'être favorisé du regard de ce seigneur dont la protection universelle embrasse également les hommes qui portent le turban,[25] et les autres mortels ; et cela en conséquence des suggestions des gens instruits au mal et d'une conduite vile, et par un effet de la séduction des démons d'entre les génies et les hommes. Dans l'excès de mon inquiétude, matin et soir, je priais le zéphyr, qui est le messager des malheureux et l'envoyé des indigents, de porter et de mettre en la présence de cette mer de générosité la pensée qu'expriment ces vers :

Vers. Si la mer ne vient point te rendre hommage et baiser tes mains, c'est que, tandis que tu existes, il ne lui reste plus de lieu où elle puisse, verser ses trésors. Le monde est tellement inondé des flots de ta bienfaisance, qu'il n'y a que moi, pauvre serviteur, qui, échappé à cette commune inondation, suis resté sur le bord.

Je n'ignorais pas cependant que le malheur de celui qui ne participe point au débordement des biens que répand une source féconde, ne doit être imputé qu'à la mauvaise étoile de cet infortuné, et point du tout au principe duquel émanent les bienfaits.

Vers. Le défaut vient de celui qui reçoit; car, sans cela, les richesses qui débordent de sa générosité, sont toujours suffisantes pour que tous y participent.

Enfin un jour d'entre les jours heureux, par l'assistance de la fortune, ou plutôt par la faveur du Tout-puissant, le guide de la protection divine ayant pris dans ses mains les rênes de ma conduite et me tirant par la bride, m'amena près du seuil fortuné. Lorsque j'eus le bonheur de baiser le tapis de cet émir, en vérité je vis un esprit, sous une forme (humaine), et un ange, sous la figure d'un homme, dont la personne noble est distinguée de tous les gens de mérite de notre temps, par toutes sortes de talents et de belles connaissances, et dont l'intelligence naturelle, par la facilité avec laquelle elle saisit le sens des expressions les plus fines, elles pensées les plus profondes, paraît, aux yeux du discernement, tenir le premier rang entre les personnages de cet âge les plus recommandables par leur pénétration et leur sagacité. Son cœur, exempt de tout malin vouloir, est le magasin des mystères du ciel, et sa langue de laquelle s'échappent des pierres précieuses, est l'interprète des vérités indubitables. Les pensées fines de ses poésies marquées au coin du bon goût, occupent dans le vêtement de l'expression, la même place que les effusions[26] de l’eau de la vie dans la région ténébreuse de la nature créée,[27] et les peintures noires de ses vers pleins d'élégance tiennent dans les vases des lettres,[28] le même rang que la faculté visuelle dans l'œil des hommes voyants.

Vers. Ses pensées subtiles cachées sous le vêtement des lettres, sont comme l'éclat des pléiades au milieu de la noirceur de la nuit.

Après ce préambule je dirai ce qui m'arriva. Lorsque le serviteur[29] dont la marchandise est de peu de valeur, et dont le talent est nul, après avoir été environné de la bienveillance sans bornes (de ce vizir), et avoir obtenu la permission de se retirer, fut rentré dans le coin de sa triste demeure, il lui vint ce souhait dans la tête, et cette pensée dans l'esprit : Quel moyen convenable emploierai-je pour être admis au nombre de ceux qui sont attachés au sublime seuil de cet émir, et quelle marchandise de petite valeur lui offrirai-je pour obtenir, dans une année de disette de la générosité, quelque portion du boisseau des bienfaits et de la bonté de ce seigneur. Après avoir passé plusieurs jours et plusieurs nuits dans cette idée, enfin la faculté naturelle de la pensée, à la suite d'une sérieuse réflexion, exposa le cas au vieillard de l'intelligence qui est le guide des petits et des grands, et délibéra avec lui sur les moyens d'atteindre ce but. Alors le directeur de la raison,[30] auquel tous les jeunes et les vieux ont besoin de recourir pour faire réussir leurs projets, me dit à l'oreille, par un sentiment de bonté : « Puisque cet homme illustre qui est la kibla de son siècle[31] et l'objet chéri des cœurs de tous les hommes éclairés et de tous les gens vertueux, bien que lui-même, à la balance de l'intelligence, l'emporte sur tous les historiens des siècles antérieurs et de notre temps, par ses connaissances dans la science de l'histoire, de la biographie et des aventures, et par le talent de citer de mémoire les faits les plus remarquables des nations anciennes, a cependant une propension si forte pour entendre le récit des événements et des choses passées, et un goût si décidé pour ce genre d'occupation, que c'est un sujet d'étonnement et d'admiration pour tout le monde ; votre devoir maintenant est de vous appliquer à la composition d'un recueil qui retrace l'histoire des prophètes, des envoyés (célestes), des khalifes et des sultans, et qui fasse connaître les faits et gestes des personnages illustres et distingués, et des grands hommes des divers pays, d'une telle manière que la plume de l'écrivain du temps (qui efface tout), ne puisse pas tirer une rature sur les paroles que vous aurez écrites, et que l'ouragan des vicissitudes du firmament ne puisse pas détacher et disperser les feuillets que vous aurez unis ».

Vers. Les édifices qui sont sur pied seront détruits par la pluie et l'ardeur du soleil; élevez un édifice solide de discours, auquel ne puisse apporter aucun dommage la pluie ni le vent.

Ce conseil conforme à la sagesse ayant paru bon à ma raison, fut, après avoir consulté par le sort la volonté divine, soumis à ce vizir dont le jugement fait l'ornement du monde, et cette proposition ayant été approuvée de son génie lumineux, al donna des ordres portant que, conformément à l'avis que j'avais reçu de ce sage docteur,[32] je devais m'empresser de composer un ouvrage historique dont la rédaction ne fût point parée des agréments factices des métaphores et des emblèmes, auquel on ne pût faire nuls reproches de plagiat et d'emprunt, qui exempt de tout défaut d'obscurité et de louche, doué de clarté et de perspicacité, et tenant un juste milieu entre la prolixité et le laconisme, fût formé d'une préface, de sept parties et d'un épilogue, en sorte que chaque partie pût former un livre à part, et être considérée comme un ouvrage isolé. Pour me conformer à cet ordre sublime, je posai le doigt de l'acquiescement sur l'œil de l'obéissance; et semblable au roseau qu'on emploie pour écrire, je me livrai, avec soumission, à la composition d'un tel ouvrage. Je suppliai alors l'émir de m'accorder les livres d'histoire nécessaires à l'exécution de ce commandement précieux, un logement dans lequel je pusse m'occuper avec un esprit tranquille à le mettre par écrit, et les autres choses nécessaires. Toutes mes demandes ayant obtenu l'agrément de cet homme assisté de la grâce divine, je veux dire, de ce favori de la majesté du sultan, il m'accorda une maison qui avait eu l'honneur de recevoir son excellence, maison située dans le monastère Khalasiyéh, sur le bord de la rivière d'Abkhil, et en face du collège nommé aussi Khalasiyeh, qui doit sa fondation à l'architecte de son génie élevé. Il sera fait mention dans le lieu convenable de cet ouvrage, s'il plaît à Dieu, de ces établissements et des autres édifices que ce grand personnage a fait construire.

Vers. De tous ceux qui lui ont adressé des demandes, soit qu'il fût en bonne humeur, ou en colère, aucun n'a jamais vu sur ses sourcils la figure du mot non, afin qu'aucun de ceux qui lui demandent ne soit exposé à rougir de honte, il dit prends, avant qu'on lui ait dit donne.

A parler sans exagération et flatterie, sans adulation et hyperbole, si son esprit excellent n'était point porté à honorer et distinguer les savants de nos jours, et les gens de mérite de notre temps, la peinture des sciences tant rationnelles que traditionnelles disparaîtrait totalement de dessus les pages des esprits des hommes qui s'appliquent aux connaissances spirituelles ou aux sciences mondaines; et dans toute la province du Khorasan il ne resterait pas un individu qui sût distinguer une ligne d'avec un plan, et le licite d'avec l'illicite ; et si son esprit, dont les influences sont aussi puissantes que celles du soleil, ne jetait pas le rayon d'un regard sur la condition des faibles qui ont besoin d'un appui, verrait-on encore dans le quatrième climat quelque peu de la poussière de l'existence des petits et des humbles personnages tels que nous, ne fût-ce qu'un atome semblable à ce qu'on met de collyre dans l'œil, et cela à cause des mauvais procédés des malins et des envieux de toute espèce ! Mais, comme il faudrait un volume entier pour exposer et énumérer ses bonnes œuvres, ses actions charitables, ses nombreuses vertus, et l'étendue de ses bienfaits qui embrassent tout, il paraît plus convenable de finir ce discours par des vœux sincères, exempts de toute hypocrisie. Daigne la divine majesté, en l'honneur de son illustre prophète, et par les mérites de la famille de cet apôtre, et de tous ceux qui lui appartiennent, accordant la vie physique à ce seigneur qui est le refuge de l'empire, maintenir son illustre personne douée des qualités les plus aimables, dans la disposition de répandre les biens et de prodiguer les bienfaits, le préserver et le mettre à l'abri de toutes les fâcheuses vicissitudes de la fortune inconstante.

Maintenant, avec l'assistance de celui qui donne tout bien, et de qui découle tout bienfait, je vais commencer la préface et l'ouvrage que j'ai entrepris. Conformément à l'avis juste et sage de ce personnage qui possède les royaumes de la science, et qui est le flambeau de l'appartement de la nature,[33] ce livre intitulé, Le jardin de la pureté, contenant l'histoire des Prophètes, des Rois et des Khalifes, a été composé d'une préface, de sept parties et d'un épilogue.

Préface. De l'utilité que l'on retire de la science de l'histoire; du besoin que les gens en place ont de cette science, et de ce qui est nécessaire pour composer des livres de ce genre.

Ière Partie. Des premières choses créées, et des génies. Histoire des prophètes ; leur nombre. Que les salutations et la paix soient sur eux! Histoire des rois de Perse et des philosophes des temps passés.

IIe Partie. Expéditions et gestes du maître des envoyés célestes, et des quatre premiers khalifes. Que Dieu soit propice à lui et à eux tous !

IIIe Partie. Histoire des douze imams, des khalifes de la famille d’Omayya, et de ceux de la famille d'Abbas.

IVe Partie. Histoire des rois contemporains des khalifes descendus d'Abbas.

Ve Partie. Histoire des commencements et des conquêtes de l'empereur victorieux Djenghiz-khan, et du règne de ses enfants dans l'Iran et le Touran.

VIe Partie. Commencements de l'émir Timour Courcan, le maître de la conjonction, le conquérant de l'univers, le pôle du monde et de la religion; son avènement au trône souverain; de quelle manière il soumet l'univers. Gouvernement de la plupart de ses illustres enfants.

VIIe Partie. Règne et conquêtes de l'empereur, protégé du ciel, heureux, qui est la quintessence des sept (planètes) et des quatre (éléments), le monarque de la terre et du temps, l'honneur du sultanat et du khalifat, Abou'lgazi Sultan Hossein Béhadur-khan. Que les étendards des amis de sa puissance soient toujours élevés et victorieux, et les drapeaux des ennemis de son royaume toujours abaissés et vaincus !

Epilogue. Anecdotes diverses ; particularités relatives aux créatures qui peuplent le monde habité; merveilles, et traits de la puissance et des œuvres de l'ouvrier sans pareil et de l'être puissant qui dit Sois, et les choses sont.

 

 

 

 

 


 

HISTOIRE

De la Dynastie des Ismaéliens de Perse, traduite du Persan

 

Puisque nous avons inséré ici un abrégé de l'histoire des descendants d'Ismaël fils de Djafar Sadik, il paraît convenable de joindre à cette partie de notre ouvrage, tout de suite et sans l'interposition d'aucun objet étranger, quelques détails sur Hasan, fils de Sabbah, et ses successeurs qui ont régné dans quelques provinces de l'Iran, et ont propagé parmi les hommes la doctrine de la secte des Ismaéliens. Mais il faut tenir pour certain que tous ceux d'entre les successeurs de Hasan qui ont prétendu descendre d'Ismaël, ont été, à cet égard, des imposteurs, comme on le verra par la suite de cette Histoire, s'il plaît à Dieu.

Histoire de Hasan, fils de Sabbah, et Abrégé de sa vie.

Quelques historiens ont dit que Hasan fils de Sabbah descendait de Mohammed ben-Sabbah Homaïri ; E mais cette opinion a été réfutée par le khodjah Nizam-almulc, ainsi qu'on en pourra juger par ses propres paroles que nous allons rapporter. Voici donc ce que disait Nizam-almulc (que dieu verse sur lui les torrents de son indulgente bonté) :

« L'imam Mowaffek Nischabouri, l'un des savants les plus illustres du Khorasan, était généralement honoré, et sa société était recherchée comme une source de bonheur : il avait alors plus de 85 ans, et c’était une opinion universellement reçue que tous les jeunes gens qui s'instruisaient sous sa direction dans l'étude de l’alcoran et des traditions prophétiques, obtenaient les faveurs de la fortune. Ce fut là le motif pour lequel mon père m'envoya de Tous à Nischapour, sous la conduite du docteur Abdalsamed afin que je me livrasse à l'étude, et que je m'instruisisse dans la société de ce grand homme. Mowaffek me témoigna beaucoup de bienveillance et de tendresse, et je m'habituai et m'attachai si bien à lui, que je passai quatre ans à.son service. Deux jeunes gens de mon âge, Hakim Omar Khayyam, et le malheureux Hasan fils de Sabbah étaient aussi entrés peu avant moi sous la conduite de l'imam. Ils étaient tous deux doués d'une conception heureuse et des talents naturels les plus excellents, et ils firent liaison avec moi. Quand l'imam sortait de la salle d'étude, ces deux jeunes gens se réunissaient à moi, et nous repassions ensemble la leçon précédente. Omar était originaire de Nischapour, et Hasan ben-Sabbah avait pour père Ali, homme qui vivait dans les pratiques d'une vie mortifiée, et d'une discipline austère, mais qui professait des opinions erronées, et dont la croyance n’était pas orthodoxe. Abou-Moslem Razi, gouverneur de la province de Réï où Ali habitait, était distingué par la pureté de sa foi et son attachement à la bonne doctrine. Conformément à l'usage de ceux qui suivent la Sunna et l'enseignement commun, il se déclarait ouvertement ennemi de ce personnage, qui professait une doctrine hétérodoxe; mais celui-ci cherchait constamment, par des paroles mensongères et de faux serments, à se disculper aux yeux d'Abou-Moslem, des actions et des discours dépravés qu'on lui imputait. Comme l'imam Mowaffek Nischabouri, était le modèle qu'aspiraient à imiter tous les disciples de la Sunna et de la doctrine orthodoxe, ce malheureux, pour éloigner de lui tout soupçon d'attachement à la secte des Rafédhis, envoya son fils à Nischapour, et le fit étudier à l'école de l'imam. Quant à lui, il v se retira dans un monastère, afin de s'y livrer à la vie religieuse : tantôt néanmoins on rapportait de lui des discours qui le rendaient suspect d'hérésie et d'attachement à la doctrine des Motazales, tantôt on l'accusait d'incrédulité et d'athéisme. Il se donnait une origine arabe, se prétendait issu de la famille de Sabbah Homaïri, et disait que son père était venu de Coufa à Kom et de Komxà Reï. Mais les habitants du Khorasan, et particulièrement ceux de Tous traitaient ces discours de mensonges et disaient que les ancêtres de cet homme étaient des habitants des villages de ce gouvernement. Pour en venir au fait, un jour Hasan dit à Khayyam et à moi : C'est une opinion généralement reçue que les disciples de Mowaffek parviennent à la fortune. Sans doute, ajouta-t-il, si nous n'y parvenons pas tous, il y aura au moins un de nous qui aura ce bonheur. — Dans ce cas, quel parti et quel engagement voulez-vous que nous contractions ensemble! — Celui que tu voudras, lui répondîmes-nous. — Eh bien, reprit-il, que la fortune qui arrivera à l'un de nous, soit commune entre tous, et que celui qui l'obtiendra personnellement, n'ait pas plus d'avantage que les autres. Nous adhérâmes à cette proposition et nous contractâmes cet engagement par des promesses réciproques. Cependant les années s'écoulèrent, et je passai du Khorasan dans le Mawaralnahr, puis à Ghazvin, et à Kaboul. Ayant été à mon retour chargé de l'administration des affaires sous le règne du sultan Alp-Arslan, Hakim Omar Khayyam vint me trouver, et j'observai à son égard tout ce que m'imposait la fidélité à remplir mes engagements et le respect pour une parole donnée. Je le reçus avec toute sorte d'égards et de prévenance; après quoi je lui dis : « Un homme de votre mérite est fait pour être attaché au sultan, et d'ailleurs, suivant les engagements que nous avons contractés autrefois, quand nous demeurions auprès de l'imam Mowaffek, la place que j'occupe nous appartient en commun : je vais donc rendre compte de votre mérite au sultan, et je ferai si bien valoir auprès de lui vos talents et vos connaissances, que vous serez, comme moi, investi de toute sa confiance et élevé au rang de vizir. — C'est, me répondit-il, la générosité de votre caractère, votre belle âme, la noblesse et l'élévation de vos sentiments, qui vous inspirent un procédé aussi grand. Sans cela, comment un homme qui voit le levant et le couchant soumis à ses ordres, pourrait-il user de tant de politesse vis-à-vis d'un personnage aussi petit que moi ! Je ne doute point que vous n'agissiez avec beaucoup de sincérité, et je suis convaincu qu'il n'y a en cela de votre part aucune dissimulation: car votre caractère noble et la grandeur de votre âme ne sont pas compatibles avec de semblables bassesses. Vous usez envers moi d'une bonté qui vous donne des droits infinis à ma reconnaissance, et quand toute ma vie serait employée à vous témoigner ma gratitude, jamais je ne pourrais m'acquitter dignement envers vous de ce que vous voulez faire pour moi en ce moment. Mais mon désir est d'être toujours vis-à-vis de vous, comme votre serviteur, et la place à laquelle vous voulez me porter aujourd'hui, n'est pas propre à remplir le vœu de mon cœur: car le plus souvent un bienfait ne produit que l'ingratitude. La plus grande faveur que vous puissiez me faire, c'est de me mettre à même de vivre retiré dans un coin, à l'ombre de votre protection, afin que je m'y occupe à m'avancer dans les sciences, et à prier pour la conservation de vos jours. » Il me tint constamment le même langage. Quand je fus bien assuré qu'il me parlait sincèrement et sans cérémonies, je lui assignai une pension annuelle de douze cents pièces d'or sur les fonds de Nischapour. Alors il retourna chez lui à Nischapour, et s'occupa à se perfectionner dans les sciences et particulièrement dans la cosmographie, dans laquelle il parvint à un haut degré de perfection. Sous le règne du sultan Mélik schah, il vint à Mérou : ses connaissances dans In philosophie lui valurent des distinctions honorables et il parvint aux plus hauts rangs, qui n'appartiennent qu'aux savants les plus distingués et aux plus grands philosophes.

Quant à Hasan, il resta obscur et inconnu pendant tout le règne du sultan Alp-Arslan: ce ne fut que sous celui du sultan Mélik schah qu'il commença à se faire connaître. Il vint me trouver à Nischapour dans l'année où Mélik schah s'étant débarrassé de Caward, apaisa les troubles que sa rébellion avait excités. Je le reçus avec les plus grands honneurs,[34] et je remplis, à son égard, tout ce qu'on a droit d'attendre d'un homme, fidèle observateur de ses serments et esclave des engagements qu'il a contractés. Chaque jour je lui témoignais une nouvelle amitié, et je m'empressais de satisfaire ses désirs. Il me dit une fois : « Khodjah, vous êtes du nombre des hommes instruits et vertueux, vous savez que les biens de ce monde ne sont qu'une jouissance de peu de durée. Croyez-vous donc qu'il vous soit permis de manquer à vos engagements, en vous laissant séduire par les attraits de la grandeur et l'amour du monde! et voulez-vous être du nombre de ceux qui violent le pacte fait avec Dieu ! — Dieu m'en préserve, lui répondis-je. — Quoique vous me combliez d'honneurs, continua-t-il, et que vous répandiez sur moi des bienfaits sans nombre, vous n'ignorez pas que ce n'est pas là ce à quoi nous nous sommes engagés autrefois l'un envers l'autre. — Vous avez raison, lui dis-je, et je suis prêt à satisfaire à ce que je vous ai promis: tout ce que je possède d'honneur et de pouvoir reçu de mes pères, ou acquis par moi-même, vous appartient en commun avec moi. » Je l'introduisis alors dans la société du sultan, je lui assignai un rang et des titres convenables, et je racontai au prince ce qui s’était anciennement passé entre lui et moi. Je parlai avec tant d'éloges de l'étendue de son savoir, de ses belles qualités et de ses bonnes mœurs, qu'il obtint le rang de ministre et d'homme de confiance ; mais c’était, comme son père, un imposteur, un hypocrite, un homme qui savait en imposer et un malheureux. Il avait si bien l'art de se couvrir d'un extérieur de probité et de vertu, qu'en peu de temps il s'empara entièrement de l'esprit du sultan ; et il lui inspira une telle confiance, que ce prince suivait aveuglément son avis dans la plupart des affaires majeures et importantes qui exigeaient de la bonne foi et de la sincérité, et ne se décidait que par son opinion. J'ai dit tout ceci pour faire sentir que c’était moi qui l'avais fait parvenir à cette fortune, et cependant, par un effet de son mauvais caractère, il survint des brouilleries (entre le sultan et moi) dont le fâcheux résultat pensa être que la bonne réputation et la faveur dont j'avais joui pendant tant d'années, s'en allassent en poussière et fussent anéanties : car à la fin sa malignité éclata tout d'un coup, et les effets de sa jalousie se montrèrent de la manière la plus affreuse dans ses actions et ses paroles. Dans le commencement, lorsqu'il se couvrait du voile de l'hypocrisie, il savait à force de manèges et d'astuce faire que les plus légères erreurs qui se commettaient dans le dîwân venaient à la connaissance du sultan, et il avait soin d'amener le prince à lui faire des questions à ce sujet. Puis par des tournures adroites et une manière fine d'exposer les choses, il faisait qu'elles laissaient une impression fâcheuse dans l'esprit du sultan. Le Khodjah Nizam-almulc rapporte le trait suivant de Hasan, comma un exemple de ses artifices.

Il y a à Alep une espèce de marbre dont on fait de jolis meubles. Un jour que le sultan était dans cette ville, il dit qu'il faudrait apporter une certaine quantité de ce marbre à Ispahan, mais il n'en reparla point. Un des habitants de Souk-alasker fut instruit de ce propos, et lorsque le sultan fut de retour à Ispahan, cet homme dit à deux arabes, loueurs de chameaux, que s'ils voulaient porter à Ispahan cinq cents mans de marbre d'Alep, il leur donnerait le double du louage accoutumé. Chacun de ces conducteurs chargea cinq cents mans pour son propre compte, et ils partagèrent le poids des cinq cents mans (destinés au sultan) sur leurs chameaux. L'un avait six chameaux et l'autre quatre ; ils les chargèrent également, et allèrent à Ispahan. Lorsque l'habitant de Souk-alasker fut arrivé, et eut donné avis de ce qu'il avait fait, le sultan fut si joyeux et si satisfait qu'il le revêtit d'une pelisse, et accorda 1.000 dinars de gratification aux loueurs de chameaux. Ces gens me prièrent d'en faire le partage entre eux. Je donnai 600 dinars au maître des six chameaux, et 400 à celui qui n'en avait que quatre. Hasan instruit de cela, s'écria que j'avais commis une erreur dans le partage; que l'argent du prince avait été donné sans discernement; que le droit n'avait pas été rendu à celui à qui il appartenait, et que le sultan restait encore son débiteur. « Il fallait, disait-il, donner 800 dinars au conducteur des six chameaux et 200 à l'autre. » Le même jour le sultan fut instruit de ce discours. Il me manda, et d'après ses ordres je me rendis chez lui. Hasan y était déjà. Le sultan se mit à rire et demanda compte de ce qui s’était passé. Hasan prenant alors un air sérieux et rébarbatif, répéta que l'argent du prince avait été donné sans discernement, et que celui qui y avait droit, n'avait pas été satisfait et conservait encore de justes prétentions. Invité paries courtisans présents à s'expliquer, il reprit ainsi: « La charge entière des dix chameaux se compose de trois lots, de cinq cents mans chacun ; les chameaux sont au nombre de dix. Il faut multiplier dix par trois, ce qui donne en tout trente parts: pour l'un des loueurs de chameaux, quatre multiplié par trois donnera douze, et pour l'autre, six multiplié par trois produira dix-huit. Maintenant chacun des lots se compose de dix parts qui forment la charge suffisante, et le surplus est un excédant. Par conséquent le possesseur de six chameaux, qui est compté pour dix-huit portions, a huit parts d'excédant, et le possesseur de quatre chameaux, qui est compté pour douze portions, a deux parts d'excédant. Ces deux excédants réunis font la portion de marbre qui est pour le compte du sultan. En partageant d'après cela les 1000 dinars, il en revient 800 aux huit portions, et 200 aux deux portions. » Quand il eut dit tout cela d'une manière énigmatique, pour me contrarier et embarrasser les autres, le sultan lui ordonna de s'expliquer plus clairement.il reprit: « Les chameaux sont au nombre de dix, leur charge totale est de quinze cents mans, ce qui en fait cent cinquante pour chaque chameau: le conducteur des quatre chameaux n'a pu transporter que six cents mans, dont cent seulement appartiennent au lot du sultan, et les cinq cents de surplus forment le lot du loueur de chameaux ; le conducteur des six chameaux, au contraire, n'avait pour son propre compte que cinq cents mans, tandis qu'il en avait quatre cents pour le compte du prince: des 1000 dinars de gratification, il y en avait 200 pour chaque cent mans, et par conséquent il en fallait donner 200 à celui qui a transporté cent mans, et 800 à celui qui en a transporté quatre cents. Si le partage a dû être fait conformément au calcul, on ne pouvait pas s'écarter de ce que je viens de dire. Si, au contraire, il ne s'agit ici que d'un bienfait et d'une gratification, il ne faut point avoir égard à la charge, et, en ce cas, il fallait partager par moitié et par portions égales. »

Tandis que Hasan s'expliquait ainsi, le sultan, par égard pour moi, souriait et affectait un air agréable ; mais je connus bien qu'intérieurement ce discours malin avait laissé de fortes impressions dans son esprit. Hasan me fit beaucoup de méchants tours de cette espèce, mais le pire de tous fut l'engagement qu'il prit de faire les états de recette et de dépense des provinces, dans le dixième du temps que je demandais pour ce travail. Il sortit encore victorieux de cette entreprise, et termina en un très court espace de temps, une affaire si difficile. Mais comme cet homme infracteur de ses serments, n’était dirigé que par une grande envie et par une basse jalousie, et qu'il manquait à toutes ses obligations envers moi, Dieu ne permit pas qu'il profitât de cet avantage. Car au moment de présenter au sultan ces états, il fut couvert d'une telle honte, qu'il ne put demeurer plus longtemps à la cour. S'il n'eût point éprouvé ce revers (ce qu'à Dieu ne plaise), il n'y aurait eu pour moi d'autre parti à prendre que celui qu'il prit lui-même à la fin.[35]

Ici se termine ce que Nizam-almulc rapporte des aventures de Hasan fils de Sabbah, dans son ouvrage intitulé Wasaya.

Quelques historiens disent que, dans le temps que Hasan fils de Sabbah était à la cour de Mélik schah, ce prince ayant conçu quelques soupçons sur la conduite de Nizam-almulc, lui demanda en combien de temps il pourrait dresser un état mis au net, des recettes et dépenses des provinces. Nizam-almulc répondit qu'il fallait deux ans. Mélik schah témoigna que c’était beaucoup. Hasan fils de Sabbah s'engagea à terminer ce travail en quarante jours. Le sultan, conformément à la demande de Hasan, mit à sa disposition tous les écrivains, et le chargea de cette importante commission. Hasan, fidèle à sa promesse, termina les états et leur mise au net en quarante jours. Cette nouvelle parvint à Nizam-almulc et le consterna. Selon une manière de rapporter ce fait, Nizam-almulc avait un domestique qui était lié d'amitié avec un serviteur de Hasan. Il lui promit mille dinars et sa liberté, s'il pouvait, par quelques ruses, détacher les feuilles de ce registre et le mutiler. Le jeune esclave étant allé dans un endroit isolé avec son ami, il mît en défaut sa surveillance et mutila le registre.

D'autres disent que Nizam-almulc, avant la présentation du registre au sultan, ayant rencontré le serviteur de Hasan en dehors de la salle, le pria de lui montrer ce registre afin qu'il connût la manière dont il était dressé, et que celui-ci n'ayant osé par respect le lui refuser, mit le registre entre les mains de-Nizam-almulc. Lorsque Nizam-almulc vit la netteté des états y il en laissa tomber les feuilles de manière qu'elles furent dispersées, et dit: « On a écrit bien des sottises dans ce registre. » Le serviteur, à cause du danger qu'il courait s'il avouait ce qui était arrivé, ne dit rien de cette aventure à Hasan. Lorsque ce dernier présenta ses états, il les trouva mutilés et en brouilla les feuilles. Cependant le sultan l'interrogeait sur les recettes et dépenses. Hasan troublé répondait en hésitant. Nizam-almulc voyant le sultan irrité, prit la parole et dit: « Les hommes prudents ont demandé deux années pour faire ce travail; un ignorant qui a prétendu le terminer en quarante jours, ne peut donner aux questions qu'on lui fait que des réponses insignifiantes. »

D'autres personnes rapportent que Hasan ayant trouvé ses états mutilés lorsqu'il fut arrivé à la cour, et s'occupant, en mettre les feuilles en ordre, le sultan témoignait beaucoup d'empressement d'en connaître le contenu; et à chaque question qu'il adressait à Hasan, celui-ci tardait toujours à répondre. Le sultan impatienté lui demanda quel était le motif de ses tergiversations. Hasan fut obligé d'avouer le désordre de ses états. Nizam-almulc saisissant cette occasion, dit : « Je vous avais déjà prévenu, prince, que cet homme est un esprit léger, et que ses discours ne méritent aucune confiance. » Le prince dans sa colère voulait faire punir Hasan, mais comme c’était une créature de sa cour et de sa puissance, cette affaire traîna en longueur.

Quoiqu'il en soit, Hasan voyant qu'il n'avait point de succès à la cour du sultan Mélik schah, en conçut de l'humeur et se retira à Réï. Il alla ensuite à Ispahan où il se tint caché dans la maison du Réïs Abou'lfazl pour échapper aux gens que Nizam-almulc avait envoyés à sa poursuite. Le Reïs ayant goûté sa société et embrassé sa doctrine, Hasan demeura quelque temps auprès de lui. Un jour il laissa échapper, dans la conversation, des plaintes contre le sultan et le vizir, et dit au Réïs que s'il avait deux amis de bon accord avec lui, il renverserait la puissance de ce turc et de ce paysan. Le Réïs, l’un des hommes les plus sensés et les plus sages de son temps, prit ce discours pour un trait de folie, et ne douta point que Hasan ne fût tombé en démence. Sans cela, se disait-il, comment viendrait-il en pensée à qui que ce fût, qu'avec l'aide de deux personnes on pût attaquer avec succès le sultan Mélik schah dont la puissance s'étend depuis Antioche de Syrie jusqu'à Kashgar ! Le Réïs ne témoigna point sa pensée à Hasan ; mais il lui fit servir à ses repas et à déjeuner des boissons et des aliments propres à fortifier le cerveau. Hasan, par un effet de sa finesse et de sa grande sagacité, devina l'idée de son hôte et se disposa à le quitter. En vain le Réïs mit tout en œuvre pour le dissuader de cette séparation, il ne put lui faire abandonner son projet.

Lorsque Hasan se fut emparé, à son retour d'Egypte, du château d'Alamout, le Réïs Abou'lfazl se hâta d'aller l'y joindre, et demeura à sa cour. « Réïs, lui dit alors Hasan, qui de nous deux était attaqué de folie, et à qui de toi ou de moi, étaient convenables ces boissons aromatisées et ces mets préparés au safran ! Tu vois comment j'ai exécuté ma promesse, aussitôt que j'ai eu le secours de deux amis dévoués. » On dit que Hasan fils de Sabbah tint ce discours au Réïs après le meurtre de Nizam-almuc et la mort de Mélik schah. Certains écrivains veulent que Hasan ait séjourné à son retour d'Egypte chez le Réïs, et disent que ce fût alors que le Raïs lui entendant tenir ces propos, s'occupa à traiter la maladie dont il croyait son cerveau attaqué.

On lit dans des livres célèbres que quelques gens de la secte de Hasan établirent ainsi sa généalogie : Hasan fils d'Ali, fils de Djafar, fils de Hasan, fils de Mohammed, fils de Sabbah, Homaïri Yéméni, et lui présentèrent le papier qui la contenait. Lorsque Hasan en eut pris connaissance, il ne l'approuva point et ordonna qu'on l'effaçât. « J'aime mieux, dit-il, être le simple serviteur privilégié de l'imam, que d'être son fils dégénéré. »

On rapporte de lui les paroles suivantes. « Dès la plus tendre jeunesse, dès l'âge de sept ans, j'ai travaillé à acquérir des connaissances et des talents. Je faisais, ainsi que mes pères, profession de cette secte de Schiis qui reconnaissent la succession des douze imams.[36] « J'eus occasion de me lier avec un réfik[37] nommé Amireh Zarrab, et il s'établit une amitié intime entre lui et moi. Je croyais que les dogmes et les opinions des Ismaéliens n'étaient autres que ceux des philosophes, et j'imaginais que le souverain de l'Egypte (c'est-à-dire le khalife Paternité) était un sectateur de la philosophie. Cette persuasion où j'étais, m'engageait dans de vives discussions avec Amireh, toutes les fois qu'il voulait défendre sa doctrine, et nous avions ensemble des disputes et des controverses sur les questions de dogmes. Il avait beau attaquer la doctrine de ma secte, je ne me rendais point à ses discours; néanmoins ils faisaient insensiblement impression sur mon esprit. Dans ces entrefaites, nous nous séparâmes, et j'éprouvai une maladie violente. Je disais alors intérieurement : La doctrine des Ismaéliens est conforme à la vérité, et ce n'est que l'entêtement qui m'empêche d'y adhérer. Si donc, ce qu'à Dieu ne plaise, le moment fatal est arrivé pour moi, je mourrai sans avoir embrassé la vérité. Je revins cependant en bonne santé, et je fis la connaissance d'un autre Ismaélien nommé Abou Nedjm Sarradj. Je l'interrogeai sur le vrai système de la croyance Ismaélienne. Il m'expliqua clairement et distinctement les dogmes de cette secte, en sorte que j'en pénétrai bien toutes les profondeurs. Je rencontrai ensuite un daï Ismaélien nommé Moumen à qui le scheik Abd-almélik ben-Attasch, daï de l'Irak,[38] avait permis d'exercer les fonctions de missionnaire. Je lui témoignai le désir que j'avais de faire entre ses mains ma profession de foi. Il s'y refusa d'abord, alléguant que mon rang était au dessus du sien, mais je lui renouvelai ma demande avec tant d'instance qu'il finit par y accéder. Dans le temps que le scheik Abd-almélik vint à Réï, je me rendis avec lui dans cette ville. Ma conduite lui ayant plu, il me confia le ministère de missionnaire. Il faut que vous alliez en Egypte, me dit-il, afin que vous jouissiez de l'avantage de rendre vos hommages à l'imam Mostanser et que cela vous porte bonheur. Mostanser-billah, descendant d'Ali, occupait alors le khalifat d'Égypte et l'imamat. Lors donc que le scheik partit de Reï pour Ispahan, je me mis en route pour l'Egypte. »

Comme les circonstances du voyage de Hasan fils de Sabbah en Egypte n'offrent pas un grand intérêt, nous nous dispenserons de les rapporter. Nous dirons seulement que Mostanser ayant été informé de l'arrivée de Hasan sur les frontières de ce pays, il ordonna à quelques personnages de distinction, tels que le daï des daïs,[39] Abou-Dawoud, le chérif Taher Kazwini et quelques autres, d'aller le recevoir. Lorsqu'il fut entré dans la ville, Mostanser lui ayant assigné un logement, l'envoya visiter par ses officiers et ses courtisans, et le combla de toutes sortes de bienfaits et de faveurs. Suivant que le racontent quelques-uns, Hasan resta un an et demi dans cette contrée, et quoique pendant tout ce temps il ne fût point admis à la cour du prince, cependant le khalife s'informait de tout ce qui le concernait, et s'étendait en louanges excessives sur son compte. Les éloges que le khalife faisait de Hasan, et son enthousiasme pour lui furent tels, que les parents du prince, et les hommes qui occupaient les premières places, pensèrent qu'il était sur le point de lui confier la place de principal ministre. Sur ces entrefaites, des nuages de discorde et de désunion s'élevèrent entre Hasan et Emir-al-djoyousch [40] qui exerçait un pouvoir absolu dans l'empire des Ismaéliens. La cause en était l'attachement de Hasan aux principes de sa secte qui professe que la volonté de l'imam une fois déclarée, doit être suivie préférablement à toute autre considération.[41] Mostanser avait d'abord désigné pour son successeur Nazzar son fils, et lui avait fait prêter serment en cette qualité. Mais l’Émir-al-djoyousch pour satisfaire les mécontentements que le khalife avait conçus ensuite contre Nazzar, avait privé celui-ci du droit de succession, en faveur de son frère Mostali qu'il voulait faire reconnaître par le peuple. La haine qui naquit de Jà entre Hasan et l'émir, fut poussée au delà de toutes les bornes, et ce dernier, soutenu de ses partisans, représenta au khalife qu’il fallait envoyer Hasan à Damiette, et le faire enfermer dans la citadelle de cette ville. Mostanser ne voulut point y consentir. Vers ce même temps une tour du château de cette ville, construite avec une merveilleuse solidité, s'écroula, et les Egyptiens frappés de cet accident, qu'ils prirent pour un mauvais augure, le considérèrent comme un miracle opéré par la vertu de Mostanser, et un effet de l'heureuse étoile de Hasan. Mais les envieux et les ennemis de ce sectaire le saisirent et le jetèrent avec quelques Francs dans un vaisseau qui faisait voile pour l'Afrique. A peine fut-il en mer, qu'un vent violent s'éleva, et mit les flots en fureur: tous ceux qui montaient le bâtiment furent saisis de frayeur, à l'exception de Hasan qui paraissait tranquille et libre de toute crainte. Un de ses compagnons de voyage l'ayant interrogé sur la cause de sa sécurité : « Notre maître, lui répondit-il, m'a promis qu'il ne nous arriverait aucun malheur. » En effet la mer s'étant par hasard calmée après quelques instants, cette circonstance inspira aux passagers tant de confiance pour Hasan, que dès-lors ils devinrent ses disciples et s'attachèrent à lui. Une autre fois le vaisseau ayant été jeté par un vent violent dans le port d'une ville chrétienne, le gouverneur de ce lieu lui donna l'hospitalité, puis le fit embarquer avec ses compagnons pour reprendre sa route. Un vent contraire poussa cette fois le vaisseau sur les côtes de la Syrie. Hasan débarqué abandonna le voyage par mer, et alla à Alep où il séjourna quelque temps. De cette ville il se rendit successivement à Bagdad, dans le Khouzistan, à Ispahan, à Yezd et dans le Kirman, prêchant partout sa doctrine : du Kirman il retourna à Ispahan qu'il habita pendant quatre mois, au bout desquels il partit de nouveau pour le Khouzistan. Il s'y arrêta et y fit un séjour de trois mois, après quoi il vint à Damégan. Il passa trois ans dans cette ville et dans son territoire. Il y fit un très grand nombre de prosélytes, parce que, vers ce même temps, il avait envoyé à Alamout et dans d'autres forteresses, des dais d'une éloquence insinuante. Après avoir ainsi mis en bon train l'affaire qui l'occupait, il alla à Djordjan. Il avait intention de se rendre de la dans le Dilem, mais il ne voulut point passer sur le territoire de Réï, parce qu’Abou-Moslem Razi, gouverneur de ce district, avait reçu de Nizam-almulc l'ordre de se rendre maître de sa personne de quelque manière que ce fût. Abou-Moslem ne négligea aucune démarche pour exécuter cet ordre. Hasan se rendit alors à Sari et de là à Damawend, d'où il entra dans le Dilem, par la route de Kazwin: du Dilem il passa dans une ville voisine d'Alamout, où il s'adonna à la vie religieuse, jusqu'à ce que, par la sagesse de sa conduite ou plutôt par la volonté du Tout-puissant, il s'empara du château d'Alamout et fut élevé sur le trône.

Hasan s'empare du Château d'Alamout.

Hasan fils de Subbah, que les Ismaéliens appellent notre maître (Seïdouna), avant son départ pour la province de Roudbar, avait envoyé des daïs dans le château d'Alamout pour y faire reconnaître le souverain de l'Egypte. Hossein Kaïni, l'un de ces daïs, était parvenu par son zèle et ses soins assidus, à faire embrasser sa doctrine au plus grand nombre des habitants clé ce château, et ils avaient prêté entre ses mains le serment accoutumé. Dans ce même temps un descendant d'Ali, nommé Mehdi, exerçait au nom du sultan Djélal-eddin Mélik schah, les fonctions de cotoual (c'est-à-dire, de gouverneur) dans le château d'Alamout. Pour se conformer aux circonstances, il se comportait extérieurement comme s'il eût été partisan des Ismaéliens, quoiqu'il fût intérieurement fort ennemi de cette secte. Cependant comme il vit que la possession du château était près de lui échapper des mains, et qu'il n'y serait plus le maître, il usa d'adresse et de ruse pour faire descendre de la citadelle tous ceux qui avaient embrassé la doctrine des Ismaéliens, et ayant fermé les portes de la place, il dit : Ce château appartient au sultan, et aucun de ses ennemis ne doit y rester. Après bien des pourparlers néanmoins, il leur permit à tous de rentrer dans le château d'Alamout. Lorsqu'ils y furent rentrés, ils n'en sortirent plus, quelque prétexte que Mehdi employât pour les en éloigner, et le nom de Mehdi fut inscrit à la place du leur sur la liste des dupes et des insensés. Sur ces entrefaites, les partisans de Hasan s'introduisirent une nuit dans le château, et ainsi Mehdi ne fut plus maître d'agir comme il aurait voulu. Cet événement eut lieu au mois de redjeb 483.[42] C'est une chose connue qu'anciennement ce château s’appelait Ilah amout c'est-à-dire nid du vautour. La valeur numérique des lettres de ces deux mots, donne l'époque de l'entrée de Hasan dans Alamout.

Hasan dont toute la conduite n'annonçait extérieurement que le détachement du monde et l'amour d'une vie pieuse et retirée, ayant dit un jour à Mehdi : Vends-moi pour 3000 dinars[43] la portion de terrain de ce château que pourra embrasser une peau de-bœuf, Mehdi consentit à ce marché. Hasan prenant alors la peau d'un bœuf, en fit des lanières liées les unes aux autres,[44] et avec lesquelles il environna tout le château. Il donna pour le prix de vente convenu, un mandat sur le gouverneur de Kirdcouh qui se nommait Réïs Modhaffer, et qui avait embrassé secrètement la doctrine des Ismaéliens; et alors il expulsa Mehdi du château bon gré malgré. Lorsque ce dernier se vit ainsi dépossédé, il réfléchit que le réïs Modhaffer était un homme puissant et d'une grande considération, et qu'il ne paraissait pas probable qu'il voulût satisfaire au mandat d'un homme méprisable comme Hasan. Il différa donc de lui présenter le mandat; mais au bout d'un certain temps de séjour à Damégan, se trouvant réduit à la pauvreté, il présenta au réïs le mandat qu'il avait reçu de Hasan. Modhaffer lui fit compter aussitôt 3.000 pièces d'or. On dit que Hasan avait coutume d'écrire très laconiquement, et voici en quels termes était conçu le mandat adressé au réïs Modhaffer : « Le réis Modhaffer paiera à Mehdi descendant d'Ali 3000 dinars, prix du château d'Alamout. Salut sur le prophète et sa famille ; Dieu nous suffit, et il fait ben lui confier ses intérêts. »

Lorsque Hasan fut maître d'Alamout, il fit creuser un canal et conduire de l'eau de fort foin au pied de ce château ; des arbres fruitiers furent plantés à l'extérieur par ses ordres, et il encouragea les habitants à cultiver et à ensemencer la terre. C'est ainsi que l'air de ce lieu qui était auparavant très malsain, devint pur et salubre. Quand Hasan se vit indépendant et qu'il se fut emparé d'Alamout et des lieux voisins, il ne négligea rien pour soumettre entièrement, soit par la force, soit de bon gré, tout le district de Roudbar. Il envoya alors Hoséïn Kaïni, dont nous avons déjà parlé, avec quelques réfiks dans le Kouhestan afin d'en attirer les habitants à sa doctrine. Ces daïs lui obéirent, prêchèrent leurs dogmes, et soumirent autant qu'il leur fut possible les districts de cette province, et toutes ses dépendances.

Les habitants d'Alamout sont réduits aux dernières extrémités par l'attaque des ennemis ; mais les assiégeants sont défaits par Hasan et les troupes d'Alamout.

Hasan était parvenu, en partie par les ruses et les artifices, en partie par les menaces et les promesses, à ranger au nombre de ses sectateurs les habitants du district de Roudbar; il fit ensuite élever des châteaux dans les lieux qui lui parurent convenables. Le son du tambour de sa puissance et de sa doctrine s'étant répandu au loin et auprès, parmi les Turcs et les Persans, un des émirs soumis à Mélik schah, et qui possédait, à titre d'apanage, le territoire voisin d'Alamout, avait pris l'éveil, et ayant rassemblé les troupes qu'il avait avec lui, était venu camper plusieurs fois au pied de ce château. Il faisait périr par l'épée tout partisan de Hasan qui tombait en son pouvoir, et abandonnait au pillage les biens de ceux de cette secte.

Comme la place d'Alamout n’était point encore pourvue de provisions et de magasins, et que cet émir ne cessait point de faire des incursions et de fourrager au pied du château, les Ismaéliens qui occupaient l'intérieur, se virent réduits à une extrême disette. Ils formèrent donc le projet de confier la garde du château à un détachement armé, et de se retirer d'un autre côté. Lorsque Hasan fut informé de leur dessein, il leur dit: « J'ai reçu de l'imam (il voulait dire, de Mostanser) l'avis que les habitants d'Alamout ne doivent point quitter leurs demeures pour aller ailleurs, par ce que c'est dans ce château qu'ils seront favorisés de la fortune. » Ce simple discours de Hasan relevant leur courage, leur fit endurer patiemment toutes les privations, et il n'en fallut pas davantage pour les déterminer à donner au château le nom de Ville de la bonne fortune.

Cependant le bruit de la rébellion de Hasan s'étant répandu de toutes parts, et les vexations qu'il exerçait envers ceux qui suivaient la Sunna et la doctrine orthodoxe étant devenues publiques, Mélik schah ordonna à l'émir Arslan-tasch, au commencement de l'année 485,[45] de détruire Hasan fils de Sabbah et ses sectateurs. Cet émir se mit en route avec des troupes aguerries, et vint en diligence assiéger Alamout. Hasan n'avait pas alors avec lui plus de 70 réfiks, et n’était que médiocrement pourvu de vivres. Néanmoins, se contentant du plus étroit nécessaire, les Ismaéliens se battirent avec le plus grand courage. Dans ces entrefaites le dehdar[46] Abou-Ali, qui résidait dans le district de Kazwin et y faisait les fonctions de missionnaire au nom de Hasan, avait attiré à sa suite un grand nombre de gens. A la demande de Hasan, il lui envoya un secours de 300 hommes bien équipés. Ces gens ayant choisi un moment favorable, s'introduisirent de nuit dans Alamout; aidés par une autre troupe d'habitants du gouvernement de Roudbar qui, des dehors du château, avaient lié avec eux des intelligences, ils tombèrent à l'improviste durant la nuit sur l'armée d'Arslan-tasch, et la mirent en fuite. Cette victoire rendit les Ismaéliens maîtres d'un butin considérable. Lorsque les fuyards eurent apporté au camp de Mélik schah la nouvelle de cette défaite, le prince, après avoir mûrement réfléchi ordonna à Kézil Sarek, un de ses principaux officiers, de marcher avec les armées du Khorasan contre Hossein Kaïni qui excitait des troubles dans le Kouhestan. Kézil Sarek mit une grande vigueur dans la poursuite des Molheds[47] du Kouhestan et Hossein Kaïni se renferma avec les réfiks dans un château du district de Moumen-abad. Kézil Sarek mettait tous ses soins à réduire les assiégés à l'extrémité, et leur livrait de rudes combats; mais tout à coup on apprit la mort de Mélik schah. A cette nouvelle, Kézil Sarek se vit contraint de lever le siège, et ses troupes se dispersèrent. Dès-lors les Molheds du Kouhestan étendirent, comme les rebelles d'Alamout, leurs brigandages de tous côtés, et commencèrent à exercer toutes sortes de violences et de vexations.

Histoire des Ismaéliens après le meurtre de Nizam-almulc, et la mort de Mélik shah. — Ils prennent les châteaux de Kirdcouh et de Lamsir.

Un fédaï ayant tué, par l'ordre de Hasan, le khodjah Nizam-almulc, ainsi que nous le rapporterons dans son histoire, et le sultan Mélik schah étant mort quelque temps après lui, les fédaïs Ismaéliens exercèrent le crime sans retenue,[48] et firent périr les émirs et les personnages distingués qui, par attachement à la religion et à la bonne doctrine, s'étaient déclarés leurs ennemis. L'amitié et la haine que l'on témoignait pour Hasan fils de Sabbah, devinrent également dangereuses ; car les princes de ce temps donnaient des ordres pour faire périr tous ceux qui s'étaient déclarés ses amis, et les fédaïs faisaient tomber ses ennemis sous le glaive ou le poignard. Enfin la dissension s'étant mise entre Barkiarok et Mohammed fils de Mélik schah au sujet du trône, le trouble et la guerre civile éclatèrent dans l'Irak.

Le réïs[49] Modhaffer était alors gouverneur de Damégan pour l'émir Dawoud Habéschi qui était parvenu à un rang très élève sous le règne de Barkiarok. Ce réïs désirait obtenir du sultan qu'il lui confiât le gouvernement de Kirdcouh et l'émir Dawoud ayant présenté cette demande au sultan, elle en fut agréée ; la place forte de Khird-khadini tomba aussi au pouvoir de l'émir Dawoud, après qu'il eut attaqué le cotoual qui y commandait, et que cet officier eut été tué pour je ne sais quel motif. Le réïs Modhaffer s'étant ensuite rendu à Kirdcouh comme lieutenant de l'émir Dawoud, dépensa des sommes considérables pour y faire construire un château et le fortifier, et il y fit transporter les trésors de l'émir en argent comptant et en effets. Lorsqu'il fut maître de ces richesses innombrables, il se hâta de se déclarer partisan de Hasan fils de Sabbah et d'embrasser sa secte. Il resta longtemps dans le château, occupé du soin de le gouverner. Lorsqu'il était gouverneur de cette place, il avait ordonné qu'on creusât un puits de 300 ghèz[50] de profondeur dans la montagne sur laquelle il est bâti; mais n'ayant pu obtenir de l'eau, il avait renoncé à ce travail. Après sa mort, il arriva un violent tremblement de terre qui fit jaillir de ce puits une source d'eau potable. Pour abréger, nous nous contenterons dédire que quand Hasan vit son parti secondé par le réïs Modhaffer qui était pour lui un rempart très fort, sa puissance en reçut un grand accroissement. Il envoya Kia Buzurc-umid avec une troupe de réfiks au château de Lamsir dont les habitants ne reconnaissaient point son autorité. Ces réfiks parvinrent furtivement au haut du château dans la nuit du vingt de dhou’lka’deh 495,[51] et en massacrèrent les habitants, Buzurc-umid resta vingt ans dans le château de Lamsir sans en sortir, tant que Hasan ne le manda point auprès de lui. On dit que dans le temps que le sultan Sindjar vint du Khorasan en Irak, le réïs Modhaffer se hâta d'aller lui rendre ses hommages, et qu'il en reçut des marques d'honneur et de bienveillance très distinguées. Ce prince était alors très pressé; il ne s'informa point de l'état du château, et ses ministres gardèrent le même silence. Le sultan à son retour de l'Irak, étant arrivé à Damégan, le réïs Modhaffer, par l'ordre de Hasan fils de Sabbah, se prépara à le bien recevoir et fit de riches présents au sultan et aux grands de sa cour. Comme il était très affaibli par la vieillesse, on le porta en litière chez le prince qui le reçut très honorablement et le fit placer au-dessus de tous les autres ministres ou officiers. Lorsqu'il se retirait, le vizir lui dit par manière de reproche et de réprimande: » N'avez-vous pas commis une faute, lorsque, vers la fin de votre vie, vous avez embrassé la secte des Molheds auxquels vous avez donné les richesses de l'émir Dawoud Habéschiî. « Le réïs lui répondit sur-le-champ : « Cessez un pareil discours ; j'ai cru que la vérité était de » leur côté; et en embrassant leur parti, mon but n'a point été d'obtenir des richesses et des dignités. Considérez les titres honorifiques qui m'étaient accordés par la chancellerie du sultan. Certes, si j'eusse ambitionné les honneurs et les richesses, je n'aurais jamais quitté sa cour. Les Ismaéliens au contraire par un effet de leur sincère amour pour Dieu seul,[52] m'écrivent sans préambule: le reis Modhaffer (que Dieu le comble toujours de biens!) saura ou fera, etc. » Le vizir fut très surpris d'un tel discours et s'écria : Grand Dieu ! quel souverain et quel sujet ! Cette fois-ci quelques officiers dirent au sultan qu'il fallait redemander au réïs les trésors de l'émir Dawoud. Le réïs, instruit de ce discours, exposa que lui et les habitants du château étaient du nombre des serviteurs particuliers du prince ; qu'ils avaient été formés et apprivoisés par ses bienfaits et sa générosité, et devaient leur croissance aux eaux de sa faveur et de sa bienveillance. Le sultan imposa silence à ses lieutenants et honora le réïs d'une manière toute particulière. Celui-ci s'en retourna satisfait, et mourut en l'année 498.[53] Il avait vécu 101 ans et 5 mois.

Siège de la Place forte de Roudbar; Déroute d'une nombreuse armée.

Barkiarok étant mort, son fils Mohammed qui lui succéda, ordonna Ahmed fils de Nizam-almulc de se rendre dans la province de Roudbar avec des armées nombreuses, pour assiéger les châteaux des Ismaéliens. Ahmed ayant commencé par attaquer le château d'Alamout, les champs et les terres cultivées des Bathéniens furent dévastés. Les habitants du château, réduits à l'extrémité, envoyèrent leurs femmes et leurs enfants dans d'autres forts. Dans les premiers jours de l'année 511,[54] le sultan Mohammed ordonna à l'Atabek Nouschtékin Schirghir de se mettre à la tête de l'armée, et de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour s'emparer d'Alamout et des autres châteaux des Ismaéliens. Arrivé dans la province de Roudbar, l'Atabek voulant serrer de près les habitants d'Alamout et de Lamsir, fit dresser contre ces places des machines de guerre. On se battit des deux côtés pendant un an, et enfin au mois de dhou’lhidjdjeh 511, lorsque les châteaux allaient être pris, on reçut la nouvelle de la mort du sultan Mohammed. Aussitôt les troupes musulmanes mirent en pratique ce dicton : quiconque se sauve avec sa tête, doit s'estimer heureux, et prirent la fuite. Les Ismaéliens sortirent de leurs châteaux, se mirent à piller, et transportèrent dans leurs forts tout ce qu'ils prirent en vivres, en armes et en provisions de guerre.

Lorsque le sultan Sindjar fut affermi sur le trône, il songea sérieusement à détruire les Ismaéliens et il envoya consécutivement plusieurs armées dans le Kouhestan : la guerre cependant ayant déjà duré longtemps entre les musulmans orthodoxes et les hérétiques, Hasan fils de Sabbah eut recours à la ruse. Il séduisit un des serviteurs du sultan, qui, tandis que ce prince était plongé dans le sommeil, enfonça dans la terre un stylet aiguise, près de sa tête. Lorsque le sultan vit ce poignard à son réveil, il en conçut des alarmes, mais comme on ne savait point par qui le coup avait été fait, il tint cet événement caché. Au bout de quelques jours, Hasan lui écrivit : « Si l'on n'avait point de bonnes intentions pour le sultan, on aurait plongé dans son sein le poignard qu'on a enfoncé dans la terre près de lui une certaine nuit. » Sindjar effrayé consentit à faire la paix avec les Ismaéliens, sous trois conditions: la première, qu'ils ne feraient aucune nouvelle construction à leurs châteaux; la deuxième, qu’ils n’achèteraient point d'armes et de machines de guerre ; la troisième enfin, qu'ils ne feraient plus de nouveaux prosélytes. Les docteurs n'ayant pas approuvé ce traité, le peuple soupçonna le sultan de quelque penchant pour la secte des Ismaéliens. Néanmoins la paix fut conclue entre Sindjar et Hasan, et le premier assigna aux Ismaéliens une portion annuelle des revenus de Koumis et de ses dépendances à titre de pension, et il envoya des ordres pour que les habitants de Kirdcouh ne levassent aucun droit sur ceux qui allaient et venaient. Cela continua à fortifier la secte des Molheds. Tandis que ceci se passait, Hossein Kaïni, daï du Kouhestan, périt de la main de Hossein Damawendi. Cependant quelques personnes attribuèrent ce meurtre à l’ostad.[55] Hossein fils de Hasan ben-Sabbah ; et sur ce soupçon Hasan ordonna la mort de son fils. Son autre fils ayant été soupçonné de boire du vin, il le fit aussi mourir. Son but, en agissant ainsi, était défaire connaître au peuple qu'en invitant les hommes à embrasser sa doctrine, il n'avait point pour objet de transmettre l'autorité à ses fils. On dit que pendant trente cinq ans que Hasan fils de Sabbah habita Alamout, il ne sortit que deux fois de son appartement pour mon ter sur la terrasse de son palais, et qu'il ne se transporta jamais hors de la place, étant continuellement occupé à régler les affaires du gouvernement ou à composer des traités dogmatiques,[56] conformes à sa doctrine. Il mettait un tel soin à conserver la pureté extérieure de la religion musulmane, qu'il chassa, dit-on, du château une personne qui y avait joué de la flûte, et ne voulut jamais permettre qu'elle y rentrât, malgré les instances de ceux qui intercédèrent en sa faveur. Sous son règne, plusieurs musulmans des plus distingués, qui s'étaient déclarés contre les Ismaéliens, périrent par le poignard des fédaïs. Si nous voulions rapporter en détail tous les troubles qui eurent lieu de son temps,[57] nous ne saurions y suffire.

En djoumada second de l'année 518,[58] Hasan fils de Sabbah fut attaqué d'une maladie mortelle. Lorsqu'il sentit que sa fin approchait, il fit venir en diligence de Lamsir, Kia Buzurc-umid, et l'établit son successeur. Il lui confia les affaires de la religion, remit celles du gouvernement entre les mains du dehdar Abou-Ali, et après avoir fait ces dispositions, il ordonna à ces deux personnages de travailler, conjointement avec le général de l'armée, Hossein Kami, à régler les affaires de l'État, jusqu'à ce que l'imam, venant en personne gouverner, daignât jeter lui-même les rayons de sa faveur sur les affaires de ses sujets, Hasan fils de Sabbah, le 26 du même mois, retourna à son origine primitive, et alla habiter la demeure qui lui était destinée. Puisse-t-il être traité comme il le mérite!

Règne de Kia Buzurc-umid.

Kia Buzurc-umid succéda à Hasan, et tint pendant vingt-quatre ans, avec une troupe de réfiks, la même conduite que lui. Pendant son règne il fit construire des châteaux forts, envoya des armées dans les provinces qui l'avoisinaient, et s'en empara. Voici quelques-uns des événements de son règne. En 520,[59] il fit bâtir le château de Maïmoun-diz, et en nomma gouverneur le dehkhoda[60] Abd-almélik. Au mois de chaban de la même année, le neveu de l'Atabek Schirghir s'avança, à la tête d'une armée, vers la province de Roudbar. Kia Buzurc envoya pour le combattre un corps de troupes qui le mirent en fuite, et les Ismaéliens s'emparèrent de richesses et de bêtes de somme innombrables. En 521, à la suite de la guerre entre le sultan Seldjoukide Mahmoud et Kia Buzurc, le sultan ordonna au fauconnier Bérenkesch de demander qu'on lui envoyât quelqu'un d'Alamout, et de conduire cet envoyé à Ispahan, pour traiter de la paix. Bérenkesch ayant fait connaître à Kia Buzurc, par un envoyé, la demande du sultan, Kia Buzurc envoya à Ispahan le khodjah Mohammed Nasihi Schehristani. Il eut l'honneur de baiser la main du sultan, et dans cette audience, on parla un instant de la paix. Au sortir de chez le prince, le khodjah fut assassiné par le peuple dans le bazar, ainsi que le réfik qui l'accompagnait. Mahmoud envoya un ambassadeur à Alamout pour s'excuser de ce meurtre, auquel il déclarait n'avoir point eu de part. Mais Kia Buzurc répondit à cet ambassadeur : « Retourne près du sultan, et dis-lui, en mon nom : Mohammed Nasihi s'est fié à vos faux serments, et s'est rendu à votre cour ; si vous dites vrai, faites justice de ses meurtriers, sinon, attendez-vous à ma vengeance. » Le sultan Mahmoud n'ayant point tenu compte de ces paroles, une troupe de réfiks arrivèrent aux portes de Kazwin, en 523,[61] Ils tuèrent quatre cents personnes, et enlevèrent trois mille moutons, deux cents têtes de chevaux et de chameaux, et deux cents bœufs et ânes. Les habitants de Kazwin se mirent à la poursuite de ces réfiks, et leur livrèrent combat; mais un des principaux de la ville ayant été tué, ceux qui restaient prirent la fuite. Le 4 de moharram 525,[62] mille hommes de l'armée de l'Irak s'approchèrent du château de Lamsir ; mais lorsqu'ils apprirent que les réfiks avaient dessein de marcher contre eux, ils prirent la fuite sans combattre, et sans qu'il y eût eu de sang répandu. Sur ces entrefaites, le sultan Mahmoud tomba malade et mourut. Les réfiks firent une seconde irruption dans les environs de Kazwin ; ils enlevèrent deux cent cinquante chevaux, quatre mille moutons, et vingt chameaux de charge, tuèrent cent Turcomans et vingt personnes de Kazwin, et s'en retournèrent. En 526,[63] l'armée d'Alamout marcha vers le Ghilan, contre Abou-Haschem descendant d'Ali, parce qu'il s'arrogeait l'imamat, et envoyait des lettres dans les provinces pour inviter le peuple à le reconnaître. Kia Buzurc, pour constater son délit et avoir le droit de l'en punir, avait commencé par lui écrire une lettre pleine de conseils; mais Abou-Haschem avait répondu que la doctrine des Ismaéliens renfermait l'incrédulité, l'hérésie et l'athéisme. Les réfiks étant donc arrivés dans le Dilem, lui livrèrent combat. Il fut vaincu et se réfugia dans les forêts ; mais les Ismaéliens le poursuivirent ; ils le firent prisonnier, et après avoir longtemps agité quel serait son sort, ils le brûlèrent.

Le sultan Mahmoud étant mort, elle sultan Massoud le Seldjoukide, étant devenu maître de l'Irak, Khwarizm-schah se rendit auprès de lui, et lui exposa que la démarche qu'il faisait avait pour unique objet, de lui faire part du dessein qu'il avait formé de détruire les Ismaéliens. Le sultan donna à Khwarizm-schah les fiefs de Bérenkesch, ce qui porta celui-ci à la révolte. Il chercha un asile auprès de Kia Buzurc et envoya ses femmes et ses enfants au château de Dher-khous qui était possédé par les Ismaéliens. Kia Buzurc dit alors que bien que Bérenkesch eût été précédemment son ennemi et eût même usé de perfidie à son égard, cependant comme il venait actuellement se mettre sous sa protection, il paraissait convenable de lui accorder l'hospitalité. Après la rébellion de Bérenkesch, Khwarizm-schah qui avait été précédemment ami des Ismaéliens, fit dire à Kia Buzurc par un envoyé : « Bérenkesch et ceux qui l'accompagnent ont été autrefois vos ennemis déclarés, tandis que moi j'ai toujours été constant dans mon attachement pour vous. Maintenant que le sultan m'a donné les fiefs de Bérenkesch, il s'est retiré chez vous. Mais si vous voulez me le livrer ainsi que toute sa suite, cette action accroîtra notre amitié mutuelle. »

Kia Buzurc répondit : « Khwarizm-schah dit vrai, mais jamais nous ne livrerons un de nos clients à ses ennemis. De là suivirent des hostilités entre Khwarizm-schah et Kia Buzurc dont il serait trop long de rapporter les détails.

Sous le règne de Kia Buzurc, les fédaïs tuèrent plusieurs grands personnages de l'islamisme, tels que le kadi de l'orient et de l'occident, Abou-Saïd Hérawi, un fils du khalife Mostali qui tomba en Egypte sous les coups de sept réfiks; le séid Daulet-schah, réïs d'Ispahan ; Aksamkar gouverneur de Méraga; Mostarsched khalife de Bagdad, le réïs de Tabriz; Hasan ben Abi'lkasem, mufti de Kazwin. Beaucoup d'autres hommes distingués dans la religion et dans l'Etat, furent assassinés par ces exécrables fédaïs.

Règne de Mohammed fils de Kia Buzurc-umid.

Kia Buzurc-umid, trois jours avant de mourir, avait déclaré pour son successeur, son fils Mohammed: sa mort causa d'abord de la joie à ses ennemis; mais son fils s'étant rendu maître du pouvoir et suivant les mêmes principes que son père, ils retombèrent dans le désespoir. De même que vers la fin du règne de Kia Buzurc-umid, Mostarsched khalife Abbaside fut tué, son fils Rachid-billah périt aussi assassiné sous le commencement du règne de Mohammed. Voici les détails de cet événement. Lorsque Rachid fut investi du khalifat, il y eut un parti qui voulait le déposer, tandis qu'un autre parti lui demeura fidèle. Ce prince, avant d'être bien affermi sur le trône, entreprit de venger la mort de son père, et dans ce dessein partit de Bagdad, comme nous l'avons rapporté dans la troisième partie de cette histoire. Rachid tomba malade en route, et arriva en cet état à Ispahan. Sur ces entrefaites, quatre fédaïs s'introduisirent chez lui et le poignardèrent. Il fut enterré dans le même endroit, et les troupes de Bagdad se dispersèrent. Lorsque cette nouvelle arriva à Alamout, on battit les timbales pendant sept jours et sept nuits en signe de réjouissance. Depuis ce moment la crainte de l'argument tranchant des Nazzariens[64] s'étant emparée de nouveau de l'esprit des khalifes Abbasides, ils ne se montrèrent plus en public. Sous le règne de Kia Mohammed fils de Kia Buzurc-umid, les Ismaéliens que l'on nomme réfiks, se répandirent dans les provinces. Il se livra entre eux et leurs ennemis des combats innombrables dont ils sortirent le plus souvent victorieux. Kia Mohammed, suivant en cela la conduite de son père et de Hasan fils de Sabbah, montrait beaucoup de zèle, du moins à l'extérieur, pour maintenir les lois de l'islamisme, et mettre en vigueur les coutumes fondées sur les pratiques du prophète. Ce qui confirme ceci, c'est que, sous le règne de Mohammed, le sultan Sindjar étant venu à Réï et ayant envoyé quelques personnes à Alamout pour s'informer de la croyance des Ismaéliens, ceux-ci répondirent aux envoyés : « Voici quelle est notre doctrine: il faut croire à l'unité de Dieu, et reconnaître que la véritable sagesse et le sens droit consistent à agir conformément à la parole de Dieu et au commandement de son envoyé, et à régler sa conduite sur les lois de la sainte religion, ainsi qu'elles sont exposées dans le livre de Dieu ; comme aussi il faut croire à tout ce qui est contenu soit dans l'alcoran, soit dans les paroles du prophète, touchant l'origine des choses et la vie future, les récompenses et les châtiments, et le jour du jugement et de la résurrection; il n'est permis à personne de s'en rapporter à son propre jugement relativement à aucune des lois de Dieu, ni d'en changer une seule lettre. » En un mot, ils exposèrent tous les points de leur croyance et ajoutèrent: « Tels sont les principes et les fondements de notre doctrine ; s'ils sont avoués du sultan, c'est bien; sinon, qu'il envoyé un homme instruit avec qui nous puissions discuter sur ce sujet. » A leur retour, les ambassadeurs rapportèrent ces paroles au sultan. Ce prince saisissant ce prétexte, abandonna le projet de faire la guerre aux Ismaéliens.

Kia Mohammed mourut après avoir régné 25 ans. Sous son règne, il fit construire plusieurs châteaux forts, et les fédaïs tuèrent des personnages de marque, des émirs, des kadhis et des savants qui étaient leurs ennemis, et dont les noms sont rapportés dans quelques chroniques.

Evénement du règne de Hasan, fis de Mohammed fils de Buzurc-umid, plus connu sous le surnom de Aladh-ikrihi-alsélam.

Lorsque Hasan ben Mohammed qu'on appelle Aladh-ikrihi-alsélam[65] fut parvenu à un âge fait, le désir d'acquérir des connaissances et d'approfondir les dogmes de la religion et de la doctrine des Ismaéliens, s'empara de lui et il s'y livra tout entier. Après avoir consacré quelque temps à étudier à fond les différents problèmes qui appartiennent aux sciences fondées sur la raison ou sur l'autorité, il se mit à écrire et à enseigner dans ses ouvrages les connaissances qu'il avait acquises et séduisit les hommes. Comme son père était un homme dépourvu de talents et de savoir, Hasan parut en comparaison de lui, aux yeux de la populace et des ignorants, un savant très profond ; ils crurent qu'il était l'imam dont Hasan fils de Sabbah avait promis la venue. De jour en jour les réfiks concevaient une plus haute opinion de lui, et devenaient plus empressés à lui obéir et à exécuter ses ordres. Hasan de son côté annonçait qu'il était l'imam de son siècle. Lorsque Kia Mohammed fut instruit de la conduite de son fils et des opinions des Ismaéliens à son égard, il fit assembler le peuple, désapprouva hautement Hasan, et dit en présence de toute la multitude : « Hasan est mon fils et je ne suis point l'imam ; je ne suis qu'un de ses daïs. Quiconque soutiendra une opinion contraire, est infidèle et n'a point de religion. » Il fit tuer deux cent cinquante de ceux qui avaient adopté les prétentions de son fils à l'imamat, et il en chassa deux cent cinquante autres du château. Quant à Hasan, il craignit que les hommages de ses partisans ne lui attirassent quelque malheur, et redoutant la colère de son père, il maudit et chargea d'injures ceux qui étaient reconnus pour avoir cette mauvaise croyance; il écrivit même des traités où il faisait tous ses efforts pour anéantir l'opinion de ses partisans, et établir celle de son père. Il mit tant d'ardeur dans ses démarches, qu'if parvint à effacer tout soupçon à ce sujet, de l'esprit de Mohammed fils de Kia Buzurc-umid. Cependant comme il buvait en secret du vin, ceux qui avaient cru à son imamat, s'imaginèrent que cette action et la pratique des choses défendues étaient des signes de la venue de l'imam promis.[66] Lorsqu’après la mort de son père il fut parvenu au trône, voulant manifester son mépris pour la vraie religion, il ne faisait un crime à personne de commettre les actions qu'elle défend. De jour en jour les marques de son hérésie et de sa mauvaise croyance s'accrurent. Enfin elles furent telles en 559,[67] que les habitants de la province de Roudbar s'étant rassemblés par ses ordres à Alamout, il ordonna que l'on plaçât une chaire dans le Mosalla[68] en face de la Kibla[69] et qu'on dressât aux quatre coins, des drapeaux de quatre couleurs différentes, rouge, blanc, jaune et vert. Il ordonna ensuite au peuple de se rendre, le 19 de ramadhan, au Mosalla, qui était une vaste place située au pied d'Alamout. Lorsque le peuple fut rassemblé, Hasan monta dans la chaire, et par toutes sortes d'expressions énigmatiques et obscures, il précipita ses auditeurs dans l'erreur et dans l'égarement, leur faisant accroire qu'un envoyé de l'imam s’était rendu secrètement auprès de lui et lui avait apporté une lettre adressée aux Ismaéliens, et dont le but était d'établir et de confirmer les dogmes fondamentaux de cette secte ; il leur déclarait que les portes de la miséricorde étaient ouvertes pour ceux qui lui étaient soumis ; que tous ceux qui étaient de cette secte étaient ses élus; qu'il les affranchissait des observances pénibles de la loi ; que ses serviteurs sincères étaient maîtres absolus de leurs actions, n'étant plus liés par aucun précepte positif ou négatif, et qu'il les avait amenés au jour de la résurrection.[70] Hasan commença ensuite un sermon en arabe. C'étaient aussi, disait-il, les paroles de l'imam. Une personne placée près de la chaire interprétait son discours aux assistants. En voici le sens : « Hasan ben-Mohammed ben-Buzurc-umid est notre lieutenant, notre daï[71] et notre témoin[72] : ceux qui suivent notre doctrine doivent lui être soumis et lui obéir dans les affaires de la religion et de ce monde. Ils doivent regarder ses décisions comme valides, tous ses discours comme irréfragables, s'interdire toute désobéissance, et considérer ses commandements comme les nôtres propres. Qu'ils sachent que notre maître leur a fait miséricorde et qu'il les a fait parvenir près de Dieu (qu'il soit glorifié). » Hasan ben-Mohammed, après avoir tenu des propos ridicules et insensés, descendit de la chaire, pria deux rikas, fit dresser des tables, ordonna au peuple de rompre le jeûne, et aux joueurs d'instruments et à tous ceux qui pratiquent les divertissements défendus, de se livrer aux plaisirs, à la joie et à leurs folies comme dans les jours de fête. « Car c'est aujourd'hui, disait-il, le jour de la résurrection. » Depuis ce temps les Molheds appelèrent le 17 de ramadhan la fête de la résurrection, et se livrèrent ce jour-là à toutes sortes de folies et de divertissements. L'auteur de cet ouvrage a entendu dire à Yousouf-schah Cateb, qu'un homme digne de foi lui avait rapporté qu'étant allé une fois au château d'Alamout, il avait lu le distique suivant sur la bibliothèque: « Le maître de ce siècle, Ala-dhikrihi-alsélam, a été le joug de la loi par le secours de l'Eternel. » Après que Hasan eut commis cette action honteuse et exécrable, l'hérésie se répandit dans toute la province de Roudbar et dans le Kouhestan, la dénomination de Molhed (hérétique) fut appliquée aux Ismaéliens, et même les chefs précédents de cette secte, qui avaient observé religieusement les préceptes de la foi, furent décriés. On dit que Hasan, quoique dans le sermon du 17 de ramadhan, il se fût déclaré fils de Mohammed ben Buzurc-umid, établissait tantôt d'une manière ambiguë et tantôt clairement dans les écrits insensés qu'il envoyait dans les différentes parties de la province, qu'il était fils de Nazzar, fils du khalife Mostanser. Parmi les lettres conçues dans ce sens est celle qu'il écrivit une fois au réïs Modhaffer,[73] lieutenant du Kouhestan ; la voici: « Moi Hasan, je dis que je suis aujourd'hui le khalife de Dieu sur la terre, et le réïs Modhaffer est mon lieutenant dans le Kouhestan. Que les hommes de cette province lui obéissent donc, et sachent que ses paroles sont les miennes. » Ce réïs imbu du poison de l'hérésie, fit élever une chaire dans le château de Moumen-abad, y monta et lut au peuple la lettre de Hasan. Les Molheds firent éclater leur joie, battirent du tambour, jouèrent de la flûte au pied de la chaire, se mirent à boire, et donnèrent publiquement toutes les marques de l'hérésie, de l'athéisme et de la dépravation.

Une troupe d'habitants de cette province, chez lesquels se réveilla l'amour de l'islamisme, préférèrent abandonner leur patrie. D'autres qui n'eurent pas la force de s'en aller, se soumirent par nécessité à partager le mauvais renom des Ismaéliens et demeurèrent chez eux.

D'un Parti de Molheds apostats de l’islamisme; leur croyance relativement à l'origine de Hasan.

Voici ce que racontaient certains Molheds qui avaient déployé l'étendard de l'incrédulité, de l'hérésie, et de l'athéisme dans la province de Roudbar, et le Kouhestan. Un particulier nommé Abou'lhasan Saïdi qui avait été du nombre des confidents du Khalife Mostanser-billah, vint, disaient-ils, d'Egypte à Alamout, un an après la mort de ce khalife, du temps de notre seigneur,[74] et y apporta un fils de Nazzar (fils de Mostanser), à qui, selon l'opinion de ces Molheds, appartenait l'imamat. Abou'lhasan ne confia ce secret qu'à Hasan fils de Sabbah. Notre Seigneur témoigna beaucoup d'égards et de considération à Abou'lhasan et le laissa repartir au bout de six mois. Quant au jeune imam, Hasan lui donna pour domicile un village situé au pied du château. Cet imam s'étant marié par la suite, dans ce même village, il reçut du ciel un fils à qui l'on donna la dénomination d’Ala-dhikrihi-alsélam. Par un effet du hasard, une des femmes de Mohammed fils de Kia Buzurc-umid accoucha d'un fils dans le même temps. Une femme enveloppa Ala-dhikrihi-aliélam dans un voile,[75] le porta au château, et s'étant introduite dans la chambre où était le fils de Mohammed, lorsqu'il ne s'y trouvait personne, elle mit Ala-dhikrihi-alsélam à la place de l'enfant de Mohammed, et emporta cet enfant hors du château, Tel est le récit qu'ils font sur l'origine de Hasan fils de Mohammed fils de Buzurc-umid. Mais le bon sens ne fait que rire de cette fable. En effet c'est une chose absurde et un conte du vieux temps,[76] qu'une femme s'introduise dans le palais d'un prince, qu'elle mette furtivement à la place de son fils un autre enfant, et tout cela sans que personne s'en aperçoive. L'opinion des Ismaéliens étant que tout ce qui émane de leur imam est non seulement licite, mais même louable, quelques gens de cette secte ont osé raconter publiquement que l'imam amené par le kadi Abou'lhasan avait eu commerce avec l'épouse de Mohammed ben-Buzurc-umid, et que de ce commerce était né Ala-dhikrihi-alsélam, En un mot les Nazzariens ont débité beaucoup d'absurdités sur l'origine de Hasan et sur sa doctrine. Par exemple, ils l'ont nommé Kaïm-alkiamat, le Kaïm (ou le chef) de la résurrection,[77] et ils ont appelé sa secte la secte de la résurrection, et cela parce que c'est un point de leur croyance vicieuse d'entendre par le mot de résurrection, l'époque du Kaïm où les hommes parvenant jusqu'à Dieu, seront délivrés des observances pénibles de la loi. En conséquence, comme sous son imamat les peuples étaient parvenus auprès de Dieu (suivant leur opinion), Ala-dhikrihi-alsélam abolit les observances de la loi : Dieu nous préserve de l'impiété et de ses suites funestes ! Les crimes et les abominations d'Ala-dhikrihi-alsélam ayant dépassé toute mesure, il fut poignardé en 561[78] dans le château de Lamsir, par le frère de sa femme qui était un rejeton de la famille de Bowaih et qui avait conservé la foi et l'attachement à la religion, Lorsqu'il fut précipité dans l'enfer, son exécrable fils lui succéda.

Règne de Mohammed fis de Hasan fis de Mohammed, fils de Kia Buzurc-umid.

Après le meurtre de Hasan ben-Mohammed, son fils occupa le trône. Pour venger la mort de son père, il fit mourir Hasan Namou et tous ses proches, hommes et femmes. Ce Mohammed faisait une profession encore plus ouverte que ne l'avait fait son père, de sa doctrine impie, et soutenait avec plus d'opiniâtreté que lui ses droits supposés à l'imamat. Il prétendait posséder la sagesse et la philosophie, et se croyait même unique dans ce genre de connaissances, comme dans tous les autres. On rapporte de lui beaucoup de paroles relatives aux sciences rationnelles et traditionnelles, aux principes fondamentaux et théoriques des connaissances théologiques, et à la doctrine pratique. Mais comme cela n'entre point dans un simple récit historique, nous croyons qu'il serait déplacé d'en faire mention ici.

On dit que l'imam Fakhr-eddin Razi,[79] qu'il est superflu de faire mieux connaître, et dont tout éloge est inutile, étant allé en Aderbidjan du temps de Mohammed ben-Hasan, et s'étant à son retour fixé à Réï où il enseignait, des envieux publièrent qu'il avait embrassé la doctrine des Molheds, et que bien plus, il était un de leurs daïs. Lorsque l'imam apprit ce discours, il en fut très affecté, et afin de se justifier et de dissiper les soupçons qu'on avait conçus contre lui, il monta dans la chaire où il maudit et chargea d'injures les Ismaéliens. Cette nouvelle étant parvenue à Alamout, Mohammed envoya un fédaï à Réï, afin qu'il se présentât devant l'imam, et qu'il lui tînt quelques discours,[80] quand l'occasion favorable s'en présenterait. Le fédaï se rendit d'après cet ordre à Réï et eut l'honneur de baiser la main de l'imam. Il lui dit qu'il était jurisconsulte et qu'il voulait s'instruire et étudier sous lui. Il y passa sept mois comme étudiant, sans trouver aucune occasion d'exécuter sa commission. Enfin un jour le serviteur de l'imam étant sorti du monastère, fut rencontré par le fédaï qui lui demanda s'il y avait quelqu'un avec l'imam. Le serviteur lui répondit qu'il était seul. Le fédaï lui demanda encore où il allait, et le serviteur lui ayant répondu qu'il allait porter à manger à son maître, il lui dit d'attendre un instant, parce qu'il avait des questions obscures dont il voulait obtenir la solution de l'imam; le serviteur y consentit. Alors le fédaï entra dans la chambre de l'imam, en ferma les portes, tira un poignard étincelant, renversa l'imam à terre, et s'assit sur sa poitrine. L'imam lui demanda quel était son dessein. « Je veux, lui dit-il, te fendre depuis le nombril jusqu'à la poitrine. Pour quel motif, — reprit l'imam. Alors le fédaï lui demanda pourquoi il avait maudit les Ismaéliens dans la chaire. L'imam le conjura de lui faire grâce, assurant qu'il se repentait de ce qu'il avait fait et promettant avec serment de ne plus maudire les Ismaéliens, ni les charger d'injures. « Lors, lui dit le fédaï, que tu seras délivré de ma main, tu reviendras à tes manières accoutumées et tu trouveras moyen, par quelque interprétation, d'éluder ton serment. » L'imam jura de nouveau qu'il renonçait à interpréter son serment, et à pouvoir se dispenser de l'obligation de l'exécuter à la lettre, en y substituant aucune œuvre expiatoire. Alors le fédaï s'étant levé de dessus sa poitrine, lui dit : « Je n'avais point l'ordre de te tuer, autrement je ne me serais point cru permis de tarder à exécuter cet ordre, ou d'y manquer. Sache maintenant que Mohammed ben-Hasan te salue. Il désire que tu lui fasses l'honneur de venir au château. Tu deviendras un gouverneur tout-puissant, car nous t'obéirons aveuglément. » Et il ajouta : « Nous ne tenons aucun compte des discours du peuple, ses insultes sont à notre égard comme » une noix sur une boule.[81] Mais pour vous, il ne faut pas que vous permettiez à votre langue de dire rien contre nous et de censurer notre conduite, parce que vos paroles s'impriment dans les cœurs comme les traits de la gravure sur la pierre. L'imam lui dit: « Il ne m'est point possible d'aller au château, mais je ne prononcerai dorénavant aucune parole qui puisse déplaire au souverain d'Alamout. Lorsque l'entretien en fut là, le fédaï tira de sa ceinture 360 pièces d'or, et dit à l'imam : « Voici votre traitement pour une année, et il a été statué par le sublime dîwân que chaque année vous toucheriez pareille somme du réïs Modhaffer. J'ai chez moi deux robes du Yémen ; lorsque je serai parti il faudra que vos domestiques les prennent[82] : car notre maître les a envoyées pour vous. Dans le même instant le fédaï disparut. L'imam prit les pièces d'or et les robes, et il toucha pendant quatre ou cinq ans, le traitement fixé. Après cela il se rendit auprès des sultans Ghourides Ghiâth-eddin et Schéhab-eddin, et passa du Gouristan dans le Khwarizm. Il vécut longtemps en amitié avec le sultan Mohammed Khwarizm-schah, et parvint aux plus hautes dignités. On rapporte que l'imam Fakhr-eddin Razi, avant son aventure avec le fédaï, avait coutume en donnant ses leçons, lorsqu'il arrivait à une question controversée, de dire : « quoiqu'en disent les Molheds ; que Dieu les maudisse, les fasse périr et les prive de tout succès ! « mais après avoir contracté des liaisons d'amitié avec l'imam des Ismaéliens et avoir reçu de lui l'or et les robes, quand il arrivait à une question semblable, il disait : « quoiqu'en disent les Ismaéliens, » sans ajouter une parole de plus. Un de ses écoliers lui demanda pourquoi, maudissant précédemment les Ismaéliens, il ne le faisait plus maintenant. « On ne peut pas maudire les Ismaéliens, répondit-il; car ils ont un » argument tranchant. »

Mohammed ben-Hasan avait commencé à régner dans sa dix-neuvième année; il gouverna pendant quarante six ans avec un parfait bonheur. Aussi un poète Ismaélien dit-il à son sujet: « Comment le chagrin pourrait-il subsister, puisque nous portons le nom de Mohammed ben-Ala-dhikrihi-alsélam (qui a la vertu d'une amulette)! » Sous son règne les Molheds versèrent beaucoup de sang, infestèrent les routes, exercèrent le vol et le brigandage et s'emparèrent ainsi par violence des biens des Musulmans. Mohammed ben-Hasan eut plusieurs fils ; l'aîné Djélal-eddin Mohammed étant, sous le règne de son père, parvenu à l'âge de raison, montra de l'aversion pour la doctrine de ses ancêtres et abandonna la route qu'ils avaient suivie. Cette conduite le rendit suspect à son père qu'il craignait aussi de son côté, en sorte qu'ils se redoutaient l'un l'autre et se tenaient mutuellement sur leurs gardes. Dans les jours d'audience publique où Djélal-eddin paraissait à la cour, son père portait une cotte de mailles sous ses habits, et quelques Molheds qui étaient fortement convaincus de ses droits et attachés à sa doctrine, veillaient au tour de lui et lui servaient de garde. Le temps s'écoula ainsi jusqu'en l'année 607[83] que mourut Mohammed ben Hasan. Quelques historiens disent qu'il fut empoisonné.

Histoire de Djélal-eddin Hasan ben-Mohammed ben-Hasan.

Hasan était né en 552.[84] Lorsqu'il fut en possession du trône après la mort de son père, il s'appliqua à faire revivre et à mettre en vigueur, comme il convient, les lois fondamentales de la vraie religion, et montra un entier éloignement pour les pratiques de la secte hérétique. Il défendit aux peuples et à ses sectateurs de commettre les actions défendues par la religion musulmane, et ordonna que, dans chaque village de la province de Roudbar, on construisît des bains et une mosquée, et qu'on rétablît l'usage de la convocation publique à la prière, de la prière du vendredi, et de celle qui se fait en commun. Il envoya des ambassadeurs au khalife de Bagdad, Nasir-lidin-allah, au sultan Mohammed Khwarizm-schah, et aux autres princes de l'Irak et des diverses provinces, pour les informer de la pureté de sa croyance. Les khalifes et les sultans le jugeant sincère dans cette déclaration, donnèrent des pelisses à ses ambassadeurs, et les congédièrent avec beaucoup d'honneurs ; ils entrèrent en correspondance avec lui et lui accordèrent les surnoms qui conviennent aux princes. Les imams de la religion attestèrent par des déclarations juridiques la sincérité de son islamisme, et il fut connu sous le nom de Djélal-eddin New-musulman, c'est-à-dire, nouveau musulman. Lorsque les monastères, les mosquées et les oratoires dont il avait ordonné la construction, furent achevés, il fit venir des docteurs, des savants, des gens qui possédaient par cœur l'alcoran, leur donna des places d'imam et de prédicateur, leur fit beaucoup d'accueil, et les combla de faveurs et de bienfaits. Les habitants de Kazwin et les Ismaéliens avaient vécu pendant longtemps dans un état de guerre et d'hostilités réciproques, exerçant les uns contre les autres toute sorte de brigandages et de violences. Il résulta de là que les gens de Kazwin refusèrent de croire à la conversion de Djélal-eddin Hasan à l'islamisme. Enfin, après avoir beaucoup disputé sur ce point, ils demandèrent des preuves évidentes de son changement. Djélal-eddin voulant les satisfaire, leur fit dire de lui envoyer quelques personnages distingués de Kazwin, afin qu'ils vissent par eux-mêmes ce qui en était. Les gens de Kazwin adhérèrent à sa demande et envoyèrent quelques notaires publics à Alamout. Djélal-eddin brûla en présence des principaux de Kazwin, les livres originaux de Hasan fils de Sabbah qui contenaient sa doctrine en fait de théorie et de pratique, et chargea ses pères et ses ancêtres de malédictions et d'injures. Après ces louables actions, les habitants de Kazwin attestèrent sa bonne religion. Sa mère, femme qui menait une vie religieuse, voulut s'acquitter du pèlerinage de la Mecque sous son règne. Elle se mit en route avec une grande pompe, et Djélal-eddin la fit accompagner d'un étendard et d'un sébil,[85] selon la coutume des princes musulmans. Lorsqu'elle arriva à Bagdad, le khalife ordonna qu'on la reçût avec honneur et respect, et il voulut que l'étendard de Djélal-eddin marchât avant celui des autres princes pendant la route du pèlerinage. Lorsque Mohammed Khwarizm-schah apprit ceci, il en conçut intérieurement du ressentiment contre le khalife, et ce fut là la cause de la mésintelligence qui s'éleva entre eux, ainsi que nous le rapporterons bientôt, s'il plaît à Dieu.

Djélal-eddin Hasan New-musulman va dans les provinces d'Arran et d'Aderbidjan.

Comme Djélal-eddin Hasan était lié d'amitié et vivait en bonne intelligence avec l'Atabek Modhaffer-eddin souverain des provinces d'Arran et d'Aderbidjan, Nasir-eddin Mankéli gouverneur de l'Irak, ayant exercé des hostilités contre l'Atabek, et même inquiété quelque partie des États de Djélal-eddin, ces deux princes se réunirent pour le détruire. Djélal-eddin alla d'Alamout en Aderbidjan où l'Atabek le reçut avec une magnificence convenable à un tel hôte, et lui offrit des présents dignes d'un roi. Il combla aussi l'armée de Djélal-eddin de bienfaits et de dons, et après avoir fait paraître beaucoup de noblesse et de générosité dans ses manières, il ordonna que chaque jour on porterait à la maison de Djélal-eddin 1.000 dinars pour les besoins de sa cuisine. L'Atabek et Djélal-eddin envoyèrent de concert des ambassadeurs à Bagdad pour demander des secours au khalife contre le gouverneur de l'Irak. Le khalife Nasir leur envoya plusieurs personnages distingués dont les noms sont écrits dans les chroniques, et ordonna à ceux-ci de témoigner toute sorte de soumission aux ordres de Djélal-eddin. L'Atabek et Djélal-eddin se voyant ainsi fortifiés par une troupe auxiliaire de guerriers braves et exercés, se dirigèrent vers l'Irak. Ils eurent une affaire avec Nasir-eddin Mankéli en 611,[86] le tuèrent et établirent à sa place un autre gouverneur. Djélal-eddin revint de l'Aderbidjan à Alamout au bout d'un an et demi. Pendant son voyage et tout le temps qu'il séjourna dans les provinces musulmanes, ses sentiments d'éloignement pour la secte de ses pères ayant été justifiés par toute sa conduite, et mis au grand jour, les musulmans se lièrent d'amitié avec lui. La bonne réputation de Djélal-eddin s'étant donc répandue dans le monde, il voulut contracter alliance avec les émirs et les gouverneurs du Ghilan, et il leur envoya des ambassadeurs pour les informer de ses intentions. Ils répondirent qu'ils ne pouvaient accueillir sa demande sans le consentement du khalife. Djélal-eddin envoya donc un exprès à Bagdad pour y exposer ses désirs, et le prince des croyants, Nasir-lidin-allah, permit aux gouverneurs dont il s'agit de contracter alliance avec lui. Djélal-eddin épousa la sœur de Caïcawous, de laquelle naquit Ala-eddin Mohammed. Quand Djenghiz-khan partit du Turkestan pour marcher contre le sultan Mohammed Khwarizm-schah, Djélal-eddin prévoyant l'issue de cette affaire lui envoya secrètement des ambassadeurs pour lui faire ses soumissions. Djélal-eddin mourut en l'année 618,[87] lorsque les provinces de l'islamisme étaient livrées aux plus grands maux par les mouvements des armées Tartares. Ala-eddin Mohammed, son fils, lui succéda.

RÈGNE d'Ala-eddin Mohammed, fils de Djélal-eddin Hasan musulman.

Ala-eddin succéda à son père dans sa neuvième année et fit périr un grand nombre de ses proches et de ses confidents, sur le soupçon qu'ils avaient donné du poison à Djélal-eddin. Or, comme c'est un des points de la croyance des Ismaéliens que, dans l'imam, l'enfance, l'âge mûr et la vieillesse sont un même état, que tous les ordres qu'il donne sont conformes à la justice, et que personne n'a le droit de les désapprouver et de s'y opposer, les partisans d'Ala-eddin exécutaient tout ce qu'il ordonnait, soit que cela fût juste ou non. Quant à lui, il était toujours livré aux jeux et aux divertissements, il s'amusait à élever des moutons, et l'empire était gouverné d'après les conseils des femmes. Comme Ala-eddin désapprouvait la conduite de son père, les Ismaéliens dans le cœur desquels l'islamisme n’était point encore affermi, retournèrent à leurs opinions, en sorte que sous le règne de ce monarque malheureux les préceptes de la foi étant mis en oubli, l'hérésie et l'athéisme eurent cours de nouveau. Les sages règlements que Djélal-eddin Hasan avait établis furent détruits, il se glissa toutes sortes d'abus dans l'administration spirituelle et civile, et les affaires de la religion et de l'État restèrent abandonnées. Au bout de cinq ans de règne, Ala-eddin se fit saigner sans l'avis de son médecin. Son sang coula abondamment, et son cerveau en fut si vivement affecté, qu'il tomba en mélancolie sans que personne depuis ce moment eût le droit ou la hardiesse de lui proposer aucun traitement ou moyen de guérison. Cette maladie augmenta de jour en jour, et elle vint à un tel point que quiconque lui disait la moindre chose qui lui déplût touchant le gouvernement, l'armée ou le peuple, ne recevait pour toute réponse que la mort ou des châtiments. On lui cacha donc tout ce qui se passait dans l'intérieur et à l'extérieur (du royaume), et il n'y avait plus ni ami ni homme de bon conseil qui osât lui faire la moindre représentation. Enfin cet état de choses passa toute mesure, et une ruine totale affecta l'empire, les finances et sa maison.

Du temps d'Ala-eddin Mohammed, Mohtaschem Nasir-eddin, à qui est dédié l'ouvrage intitulé Akhlak nasiri,[88] envoya le Khodjah Nasir-eddin Tousi à Alamout comme otage, et il y resta jusqu'au jour où Rocn-eddin Khorschah en sortit. On dit qu'Ala-eddin Mohammed avait un grand respect pour le scheik Djémal-eddin Ghil, et lui était entièrement dévoué.[89] Il lui envoyait chaque année, à titre de vœu, 500 dinars, et le scheik les dépensait pour sa nourriture. Les habitants de Kazwin désapprouvant la conduite du scheik, disaient : « Il donne aux hommes la pension qu'il reçoit du roi de Perse, et il mange le bien des Molheds. » Lorsque le scheik eut connaissance de ces propos, il dit: « Les imams de la religion permettent de verser le sang, et de prendre le bien des gens de cette secte qui sont saisis de vive force, à plus forte raison peut-on user légitimement de ce qu'ils donnent de leur plein gré. » Ala-eddin faisant valoir la bonté dont il usait envers les habitants de Kazwin, à la considération du scheik, disait que si ce scheik ne vivait point au milieu d'eux, il mettrait la terre de Kazwin dans des sacs qu'il suspendrait à leurs cols, et les amènerait au château d'Alamout. Un homme ayant remis un jour une lettre du scheik à Ala-eddin, lorsqu'il était ivre, il lui fit donner cent coups de bâton. « O insensé et stupide, lui dit-il en le réprimandant, tu me donnes une lettre du scheik lorsque je suis dans l'ivresse! » il faut attendre que je sorte du bain, et que je sois dans ma raison.» On dit qu'Ala-eddin eut plusieurs fils dont l’aîné était Rocn-eddin. Il avait dit souvent, lorsque Rocn-eddin était dans l'enfance, que ce serait lui qui lui succéderait. En conséquence quand ce jeune prince fut parvenu à l'âge de discernement, les Ismaéliens eurent pour lui beaucoup de respect et de déférence, et ne firent point de distinction entre ses ordres et ceux de son père. Ala-eddin étant irrité contre lui, déclara en 653,[90] qu'il voulait que le droit de succession au trône appartînt à un autre de ses fils; mais les Ismaéliens n'eurent point d'égard à cette parole, et dirent, d'après les principes de leur secte, que sa première déclaration devait être seule observée. Sur ces entrefaites, comme Ala-eddin menaçait continuellement Rocn-eddin, celui-ci qui vit que ses jours n'étaient point en sûreté, songea à fuir de sa cour et se renfermer dans un château bien défendu. Dans la même année, par un décret du ciel, quelques grands de l'État conçurent aussi des inquiétudes de la part d'Ala-eddin, mais ils cachèrent leurs sentiments sous de feintes caresses. Lorsque tout fut disposé pour faire périr Ala-eddin, Hasan Mazendérani qui était musulman, et qui, malgré la vieillesse dont Ala-eddin ressentait déjà les atteintes, témoignait avoir conçu une vive passion pour lui, et bien plus, avait avec lui des liaisons que l'on doit taire par pudeur, chercha à lui ôter la vie du consentement de Rocn-eddin, et attendit l'occasion d'exécuter son projet. Enfin, par un effet du hasard, Ala-eddin s'étant livré à la boisson, s'endormit dans une maison construite en bois, qu'il s'était bâtie tout près de la bergerie où étaient ses moutons : au milieu de la nuit, on lui décocha un trait dans le col, dont-il périt. Cet événement eu lieu en schowal 653.

RÈGNE de Rocn-eddin Khorschah, fils d'Ala-eddin,

Lorsque Rocn-eddin succéda à son père, il ne fit point de recherches au sujet de son meurtre : néanmoins il fit périr Hasan Mazendérani et ses fils, et brûler leurs corps. Sa mère, toutes les fois qu'elle était-irritée, lui attribuait l'assassinat de son père. Rocn-eddin agissant différemment d'Ala-eddin envoya des ambassadeurs dans le Ghilan pour entrer en amitié avec les gouverneurs de cette province. Il envoya aussi un ambassadeur très éloquent à Baïsour-Noubin, gouverneur de Hamadan, pour lui annoncer que, puisqu'il était parvenu au trône, il ne voulait suivre d'autre voie que celle de la soumission, et qu'il désirait faire cesser, sous son règne, toute rébellion. Baïsour Noubin lui répondit que Houlagou-khan était près d'arriver, et que le mieux qu'il pût faire était d'aller le trouver en personne pour se soumettre à lui. Après plusieurs ambassades respectives, il fut convenu que Rocn-eddin enverrait son frère Schahinschah en la compagnie de Baïsour vers Houlagou. Lorsqu'il eut envoyé son frère à Baïsour conformément à sa promesse, Baïsour le fit partir avec son propre fils pour le camp de Houlagou,

Baïsour étant arrivé dans le canton d'Alamout avec les troupes mogoles et autres, le 10 de djoumada 654[91] les troupes et les fédaïs de Rocn-eddin se rassemblèrent sur le sommet d'une montagne située proche d'Alamout. Lorsque les armées mogoles y furent arrivées, elles voulurent monter sur cette hauteur, ce qui donna lieu à un combat violent entre les deux armées. Comme cette montagne était d'un accès très difficile, et les hommes qui la défendaient, en grand nombre; les assaillants, obligés de se retirer sans avoir réussi, brûlèrent les moissons des Ismaéliens et ravagèrent la campagne. Pendant que ceci se passait et après l'arrivée de Schahinschah (auprès de Houlagou), il vint à Alamout des ambassadeurs de Houlagou ; ils y apportèrent un ordre de ce prince dont voici le contenu. « Puisque Rocn-eddin nous a envoyé son frère et qu'il s'est soumis, nous lui pardonnons ses crimes, ceux de son père et de ses partisans. Quant à fui qui ne s'est rendu coupable d'aucun crime depuis le peu de temps qu'il règne, il faut qu'il détruise ses châteaux, et qu'il vienne nous trouver. » Houlagou avait en même temps ordonné à Baïsour de ne plus dévaster la province de Roudbar. Lorsque Rocn-eddin et Baïsour reçurent ces ordres, le premier fit abattre quelques créneaux de son château, et le second retira ses armées de la province de Roudbar. Sadr-eddin Zengui se rendit au camp des Mogols avec un des ambassadeurs de Houlagou d'après l'ordre de Rocn-eddin, et l'un et l'autre exposèrent que ce prince avait déjà démoli quelques-uns de ses châteaux, et que les autres ambassadeurs étaient restés dans le Roudbar pour faire démolir ceux qui restaient, mais que Rocn-eddin craignant beaucoup Houlagou, lui demandait un an de délai après lequel il se rendrait à sa cour. Houlagou renvoya Sadr-eddin, ambassadeur de Rocn-eddin, le fit accompagner d'un basikaki et écrivit à ce prince : « Si Rocn-eddin a l'intention de se soumettre, il faut qu'il se rende au camp impérial, et qu'il prépose à la garde de son royaume la personne que nous envoyons avec le titre de basikaki. » Rocn-eddin, par un effet de son malheureux sort et de son mauvais jugement, différa d'obéir à cet ordre. Il envoya son vizir Schems-eddin Kéïléki et son cousin Séïf-eddin Sultan-mélik ben Kia Mansour, avec des ambassadeurs à Houlagou, et chercha à se justifier de son retard à se rendre près de lui, par de mauvaises excuses. Il donna aussi, à ses lieutenants et à ses délégués, l'ordre de se rendre de Kirdcouh et du Kouhestan au camp des Mogols, et de se soumettre aux ordres de Houlagou.

Lorsque Houlagou fut arrivé à Damawend, il envoya Schems-eddin Kéïléki à Kirdcouh pour en ramener avec lui le gouverneur. Un de ceux qui accompagnaient le vizir, alla pour le même objet dans le Kouhestan, et Séïf-eddin Sultan-mélik, se rendit pareillement par l'ordre de Houlagou au château de Maïmoun-diz avec quelques ambassadeurs, pour instruire Rocn-eddin que l'empereur du monde était arrivé à Damawend, et qu'il n'y avait plus moyen de remettre (à se rendre près de lui) ; que néanmoins, s'il voulait différer quelques jours pour se disposer, il fallait préalablement qu'il lui envoyât son fils. Ces ambassadeurs se rendirent à Maïmoun-diz dans les premiers jours du mois de ramadhan, y annoncèrent l'arrivée des étendards victorieux du prince sur les frontières, et intimèrent ses ordres. A cette nouvelle, Rocn-eddin et son monde tombèrent en stupéfaction, et la terreur s'empara de leurs esprits. Cependant, d'après l'avis d'hommes prudents, Rocn-eddin répondit aux ambassadeurs qu'il enverrait son fils; mais, suivant ensuite les conseils des femmes et des gens d'un jugement borné, il envoya à Houlagou, sous la conduite d'ambassadeurs, un enfant né d'une esclave dans le palais de son père, et de même âge que son fils, et il le pria de laisser revenir son frère Schahinschah qui était depuis longtemps à sa cour. Lorsque Houlagou, victorieux et puissant, arriva sur les frontières de la province de Roudbar, la fourberie de Rocn-eddin se découvrit, et au bout de deux jours on lui renvoya son fils supposé, en disant qu'il ne convenait point au prince Mogol à cause de sa grande jeunesse, et qu'il serait à propos que Rocn-eddin envoyât son autre frère à Houlagou afin que Schahinschah, qui était depuis longtemps près du prince, pût s'en retourner selon la demande de Rocn-eddin. Sur ces entrefaites, le vizir Schems-eddin amena Tadj-eddin Merdanschah, gouverneur du château de Kirdcouh, au camp de Houlagou, et avec lui Kestouran, autre frère de Rocn-eddin ; et le 9 de schowal de la même année, Houlagou ayant permis à Schahinschah départir, lui ordonna de dire à Rocn-eddin qu'il devait abattre le château de Maïmoun-diz: et se rendre près de lui; faute de quoi, Dieu savait (ce qui lui arriverait).

Pendant tout ceci, les Tawadjis,[92] qui avaient été envoyés dans les provinces pour rassembler des soldats, amenèrent au camp de Houlagou une troupe d'hommes si considérable, que les plaines et les montagnes ne suffisaient pas pour les contenir. Houlagou arriva devant Maïmoun-diz le 17 de schowal et en ordonna le siège. Une attaque ayant eu lieu de la part du sultan, le 25 du même mois, Rocn-eddin, après beaucoup de réflexions, envoya le lendemain son autre fils qui avait aussi lui-même un fils, avec Iranschah son second frère, pour faire ses soumissions à Houlagou et lui demander un sauf-conduit. Il sortit du château le 29 de schowal avec le khodjah Nasir-eddin Tousi et plusieurs personnages distingués, et livra beaucoup d'argent et d'effets dont Houlagou fit distribuer la plus grande partie à ses troupes qui ressemblaient à un tourbillon. Il est dit dans quelques ouvrages, que Rocn-eddin, avant de sortir du château, avait envoyé le khodjah Nasir-eddin avec une lettre à Houlagou, et que le khodjah avait dit à ce prince qu'il ne devait point se mettre en peine si les châteaux des Molheds étaient bien fortifiés, parce que les significations des astres, et les positions des corps célestes indiquaient que leur fortune marchait à sa ruine, et que le soleil de leur puissance s'avançait vers le couchant de la destruction. Le prince fit rester le khodjah dans son camp et n'en mit que plus d'ardeur à détruire cette secte. Le règne de Rocn-eddin n'avait pas duré plus d'un an.

Histoire de la ruine de l'empire de Rocn-eddin Khorschah ben-Ala-eddin Mohammed Molhed; Destruction des châteaux.

Rocn-eddin étant sorti du château de Maïmoun-diz, et ayant renoncé pour toujours au gouvernement et fait un divorce éternel avec la souveraineté,[93] il se rendit au camp de Houlagou où une troupe de tartares fut préposée à sa garde. D'après l'ordre de Houlagou, quelques-uns de ses officiers furent envoyés avec les délégués de Rocn-eddin dans la province de Roudbar pour en faire détruire les châteaux. En peu de temps on en rasa quarante et plus, qui étaient pleins de trésors et bien fortifiés : quant aux habitants d'Alamout et de Lamsir, ils alléguèrent des prétextes pour ne point obéir, disant qu'ils exécuteraient les ordres du prince Mogol lorsqu'il serait plus proche d'eux. Houlagou s'étant mis en mouvement au bout de deux ou trois jours, arriva devant Alamout. Il envoya Rocn-eddin au pied de ce château pour engager les habitants, par promesses et par menaces à se soumettre. Rocn-eddin remplit cet ordre, mais le gouverneur du fort refusa de l'écouter. Houlagou laissa donc quelques troupes pour assiéger Alamout, et alla en personne à Lamsir dont les habitants vinrent au devant de lui et se soumirent. Quant à ceux d'Alamout, craignant la colère du prince et le châtiment qu'il leur infligerait, et jugeant d'ailleurs que leur salut était dans la soumission, ils envoyèrent un député à Rocn-eddin pour le prier d'intercéder auprès du prince pour leurs crimes. Rocn-eddin exposa à Houlagou qu'ils se soumettaient, et il en obtint un sauf-conduit à la faveur duquel le gouverneur du château vint au camp. Les habitants demandèrent trois jours de délai pour transporter leurs effets et leurs meubles. Ils leur furent accordés, elle quatrième jour les soldats entrèrent dans le château et ils pillèrent et saccagèrent ce qui y restait. Alamout est sur une montagne qu'on a comparée à un lion qui s'incline sur ses genoux et pose son col sur la terre. Cette place était tellement fortifiée que, lors de la démolition des murs, on aurait dit que les pioches, pour parler à la manière des philosophes,[94] frappaient sur les tours solidement construites du firmament. On avait creusé dans cette roche des réservoirs pour mettre le vinaigre, le miel et le vin. Après la destruction du château, les soldats plongèrent dans des bassins pleins de miel et de vin ; la plus grande partie des magasins du château qui avaient été emplis dès le temps de Hasan ben-Sabbah, furent trouvés en bon état sans avoir éprouvé aucune altération. Les Molheds lui attribuèrent ceci comme un miracle. En un mot, lorsque les troupes de Rocn-eddin furent dispersées, Houlagou dont tous les vœux étaient remplis, alla au mois de dhou’lhidjdjeh 654[95] rejoindre ses enfants[96] qu'il avait laissés à Hamadan. Rocn-eddin ayant accompagné le prince en fut regardé avec bienveillance. Il envoya quelques-uns de ses officiers avec les ambassadeurs de Houlagou, dans les châteaux qu'il avait du côté de la Syrie, afin qu'on les livrât aux commissaires de Houlagou. Pendant que Rocn-eddin accompagnait le prince, il devint amoureux d'une fille mogole, de la plus basse condition, et il désira la faire passer dans sa couche royale. Houlagou en ayant été instruit, ordonna qu'on la lui donnât, Rocn-eddin, après avoir achevé ses noces, pria Houlagou de l'envoyer auprès de Mangou-kaan. Houlagou fut très étonné de cette demande, mais comme elle entrait dans ses vues, il y adhéra et il désigna une troupe de Mogols pour le garder et raccompagner. Rocn-eddin s’était engagé envers Houlagou, à faire descendre de la forteresse de Kirdcouh, quand il y serait arrivé, les habitants de cette place qui refusaient opiniâtrement de se soumettre. Rocn-eddin se mit en route du camp de Houlagou, au commencement de rebi 1er 655.[97] Lorsqu'il fut arrivé devant le château, il ordonna ostensiblement aux habitants d'en descendre, mais il leur fit dire en secret de bien garder leur poste et de ne le livrer à personne. Rocn-eddin ayant quitté le château continua sa route, et après bien des marches il passa l'Amouyeh. Alors, par un effet de sa finesse et de son adresse, il vint à bout de mettre la division parmi les gens que Houlagou avait commis pour le conduire à Mangou-kaan ; elle fut portée à un tel point qu'ils en vinrent aux mains ; Lorsque Dieu veut une chose, il en prépare les causes. En un mot lorsque Rocn-eddin fut arrivé à Karakoroum, Mangou-kaan lui envoya un exprès qui lui dit : « Mangou-kaan dit : puisque tu prétends être soumis, pourquoi n'as-tu pas livré à nos officiers quelques châteaux tels que Kirdcouh ! Il faut maintenant que tu t'en retournes, et après les avoir détruits, tu reviendras à notre camp pour jouir de l'honneur de nous être présenté.[98] » Il renvoya ainsi ce malheureux avec quelque espérance. Lorsqu'on fut arrivé sur les bords du Djihoun, on le fit descendre dans un endroit sous prétexte que les officiers Mogols voulaient lui donner un repas;[99] mais on le perça à coups d'épée et on le fit mourir.

Récit de ce qui arriva aux enfants, aux Alliés et aux Partisans de Rocn-eddin, après son départ pour le Turkestan.

Comme Mangou-kaan avait ordonné qu'on mît tant d'importance et de soin à détruire les Ismaéliens, qu'on ne laissât pas même vivre les enfants au berceau, à plus forte raison aucun d'entre eux, Houlagou après le départ de Rocn-eddin commanda qu'on exécutât cet ordre[100] de Mangou-kaan à l'égard des fils et des filles, des serviteurs et des gens de Rocn-eddin qu'on avait donnés par centaines et par milliers en garde à des officiers.

Il envoya un de ses vizirs à Kazwin pour veiller à ce qu'on y fit périr les fils, les filles, les frères, les sœurs, enfin tous les parents de Rocn-eddin qui s'étaient établis dans cette province. Il livra deux personnes de cette troupe à Bolghan Khatoun qui les fit mourir pour venger son père Djaghataï que les fédaïs avaient tué. La race de Kia Buzurc fut donc détruite et il ne resta pas sur la terre un seul rejeton de sa famille. Houlagou donna un autre ordre pour que le général de l'armée du Khorasan qui gouvernait le Kouhestan ne laissât échapper à l'épée aucun Molhed de cette province. Ce gouverneur les ayant fait sortir, sous prétexte de les rassembler, les tua tous. Douze mille personnes de ces insensés périrent dans cette exécution. Des inspecteurs commissaires, plus féroces que Mars, furent envoyés dans les provinces. Dès qu'ils rencontraient un des partisans de Babou, ils le faisaient mettre à genoux et lui abattaient la tête. Par cette manière de faire justice, les chemins devinrent libres et sûrs, et les voyageurs marchèrent sans crainte et ne coururent plus de dangers. Les musulmans qui n'avaient point péri par l'épée des Tartares, rendirent grâce à Dieu pour ses bienfaits, et bénirent le règne de Houlagou. Ce prince, après avoir terminé l'affaire des Ismaéliens, s'avança vers Bagdad à l'instigation du khodjah Nasir-eddin Tousi, ainsi que nous nous proposons de le rapporter dans la cinquième partie de cette histoire. ».

L'auteur espère qu'avec le secours de la protection divine et sous les auspices de ce ministre qui protège l'empire, il atteindra son but qui est de terminer le livre intitulé Rouzat-alsafa. Il se flatte aussi de l'espoir dobtenir le pardon des erreurs qui lui sont échappées, mais que l'esprit éclairé de l'Emir (Alischir) saura bien reconnaître.

 


 

[1] A la lettre, les éclaboussures.

[2] Il s'agit ici de l'homme. Lorsque Dieu, ayant achevé l'ouvrage de la création, voulut créer l'homme, il l’annonça aux anges, en disant: « Je vais mettre un vicaire (de mon autorité) sur la terre ». Mais les anges lui répondirent: « Mettrez-vous donc sur la terre un être qui y commettra des brigandages, et y répandra le sang, tandis que nous, nous célébrons votre gloire par nos cantiques, et nous louons votre sainteté ! » (Alc. sur. 11. v. 28).

[3] L'auteur veut parler de Satan ou Iblis, et par il entend les chœurs angéliques. Iblis ayant désobéi au commandement de Dieu qui avait ordonné aux anges d'adorer Adam qu’il venait de créer, Dieu dit à cet esprit rebelle : « Sors de ce lieu, car tu es lapidé c'est-à-dire maudit  »(Sur. XV. v. 34).

[4] I3 n'y a point de doute que ce texte et le précédent ne soient tirés de l’Alcoran, mais je n'ai pu retrouver à quel chapitre ils appartiennent.

[5] Alcoran, sur. XCV, v. 4.

[6] Alcoran, sur. XL, v. 66.

[7] Je pense que l'auteur entend par là seulement Adam et Eve, et que c'est pour cela qu'il emploie le mot  les individus.

[8] Par le monde saint, il faut entendre le ciel habité par Dieu et les substances angéliques.

[9] On sait que c'est la Mecque qui est appelée la mère des cités.

[10] C'est-à-dire le personnage illustre dont la grandeur est appuyée sur cet oracle , comme un sultan se distingue par le tronc sur lequel il est assis.

[11] L'auteur se contente de citer les premiers mots d'une tradition, c'est-à-dire, d une parole attribuée à Mahomet, qu'il faut connaître en entier pour saisir le sens de cet endroit. La voici : « J'ai avec Dieu des moments où aucun ange, de ceux qui approchent le plus près de lui, et aucun prophète, honoré d'une mission divine, ne serait digne de converser avec moi. » Voyez le Gulistan de Saadi, livre II.

[12] Ceci est certainement un passage de l’Alcoran.

[13] Mahomet, dans son ascension au ciel, s'approcha du trône de Dieu, plus près que Gabriel lui-même , et il en était seulement à la distance de deux arcs, ou même encore plus proche. (Alc. sur. LIII, v. 9).

[14] C'est-à-dire, celui qui, à l'exclusion de tout autre, semblable en cela au soleil qui parcourt les cieux, peut dire de lui-même, je me suis incliné, &c.

[15] Ces paroles sont une tradition, et font certainement partie de la relation du voyage nocturne ou ascension de Mahomet.

[16] Cette citation et les suivantes sont des traditions ou paroles attribuées à Mahomet.

[17] Rébia et Modhar sont les deux fils de Nézar, fils de Maad , fils d'Adnan , qui sont considérés comme les souches de tous les Arabes descendus d'Ismael.

Il y a ici dans l'original, à ce que je crois, un jeu de mots fondé sur le double sens du mot , qui, en persan, signifie malgré, et est en même temps le nom propre de Néfar, père de Rébia et de Modhar.

[18] C'est-à-dire, de la famille de Koreïsch.

[19] Ces miracles sont les versets de l'Alcoran.

[20] C'est-à-dire, sur les prophètes antérieurs à Mahomet, qui habitaient les divers cieux, et qui se sont recommandés à ses prières.

[21] C'est-à-dire, de ce séjour terrestre qui ressemble à un vase rempli de poudre , et ne mérite pas plus d'estime.

[22] Allusion à une nouvelle mariée qui ôte son voile, et se fait voir avec tous ses attraits et sa parure à son époux, dans la chambre nuptiale.

[23] On sait que la Kaaba est le lieu le plus saint de la Mecque, et le but principal du pèlerinage des Musulmans.

[24] Les Orientaux distinguent deux aurores, la première qui précède le crépuscule, et après laquelle la nuit redevient aussi obscure qu’auparavant ; la seconde qui est le crépuscule lui-même : c'est celle-ci qu’ils nomment la véritable aurore.

[25] C'est-à-dire, les gens de plume et les docteurs.

[26] A la lettre les éclaboussures.

[27] Toute la nature est animée et vivifiée par les effusions de la source de la vie,-sans lesquelles elle serait dans un état d'inertie et de mort. On sait que, suivant la mythologie Persane, la fontaine de vie est située dans la région ténébreuse, et Saadi, dans le Gulistan , dit positivement :

« Quand une affaire paraît impossible, n'en conçois point de chagrin , et que ton cœur ne s'abandonne pas au désespoir : car l'eau de la fontaine de vie est au milieu des ténèbres ».

L'auteur veut dire que les pensées fines de l'émir Ali-schir sont exprimées en termes si bien choisis, et ses vers, composés et écrits avec tant d'art, que ses ouvrages tiennent dans la littérature le même rang que la fontaine de vie dans toute la nature , et la prunelle dans l'œil des êtres clairvoyants.

[28] C'est-à-dire, Ses expressions poétiques renfermées dans les caractères de l’écriture, comme l'encre est contenue dans un vase.

[29] C'est de lui-même que Mirkhond parle ainsi.

[30] C'est-à-dire, La raison qui est un directeur auquel, &c.

[31] C'est-à-dire, vers lequel tous les hommes de ce siècle dirigent leurs regards, et rapportent leurs hommages , comme on se tourne pour faire la prière, vers la kibla, c'est-à-dire, vers le coté de la Mecque.

[32] C'est-à-dire de la raison

[33] C'est-à-dire, de l’émir Ali-schir.

[34] On pourrait traduire à amasser les fruits de la science. La leçon du texte est incertaine.

[35] C'est-à-dire, de quitter la cour.

[36] Les Ismaéliens, au contraire, bornent la succession des imams au nombre de sept.

[37] J'ai fait voir, dans mon mémoire sur les Assassins, et sur l'origine de leur nom, que ce mot désigne un Ismaélien, et particulièrement un laïc, ou un homme qui porte les armes, par opposition aux ministres de la secte appelés daïs, et peut-être aussi fédaïs ou dévoués. S. de S.

[38] C'est-à-dire, grand missionnaire, ou missionnaire en chef de la secte des Ismaéliens, dans l'Irak.

[39] C’est-à-dire le chef de tous les daïs. Voy. la Chrestomathie Arabe de M. de Sacy.

[40] C'est-à-dire, le généralissime des troupes d'Egypte. Voy. sur cet homme illustre, dont le nom est Bedr aldjémali, les Mémoires géographiques et historiques, sur l'Egypte, par M. Et. Quatremère.

[41] Il y a certainement ici quelques omissions dans le texte.

[42] 1090-1.

[43] Les manuscrits varient ici sur cette somme : on lit dans l'un mille dinars, et dans un autre trois mille direms; mais un peu plus loin, les crois manuscrits portent deux fois uniformément, trois mille dinars.

[44] Le texte signifie, à la lettre, qu'il lui donna la forme d'un élif. C'est ainsi que nous disons droit comme un i.

[45] 1092-3.

[46] Ce mot signifie le chef ou syndic d'un village.

[47] Molhed , au pluriel  est un mot arabe qui signifie impie, hérétique. On verra plus loin pourquoi ce nom fut donne aux Ismaéliens.

[48] Le texte signifie littéralement ils tirèrent la main du crime, de la manche de l'audace.

[49] Le mot réïs signifie souvent le supérieur d’un ordre religieux, ou d'un monastère. Suivant Chardin, t. V, p. 264, édit. de 1811, on appelle ainsi en Perse, des magistrats locaux, dont ce voyageur compare les fonctions à celles de nos anciens baillis.

[50] Chardin, t. VI, évalue cette mesure à 34 ou 35 pouces.

[51] Le 10 de dhou’lhidjdjeh, manuscrit de l'Arsenal. 1101-1102.

[52] C'est le sens du mot comme on peut le voir dans le dictionnaire de Méninski : il signifie proprement amour pur et désintéressé.

[53] 1104-5.

[54] 1117-8.

[55] Ostad signifie proprement docteur.

[56] J'avais d'abord conjecturé qu'il fallait lire questions, problèmes. Mais cette correction n'est pas nécessaire. Le mot renferme en même temps l'idée d'un problème et de sa solution, et se prend souvent dans ce dernier sens.

[57] Le texte signifie à la lettre: « Si l'alézan de la plume à la marche agréable, voulait tracer en détail tous les troubles, &c.

[58] 1124-5.

[59] 1126-7.

[60] Ce mot signifie administrateur d'un village. J'ignore s'il y a quelque différence entre le dehdar et le dehkhoda.

[61] 1128-9.

[62] 1130.

[63] 1131-1132.

[64] Ce nom fut donné, comme je l'ai dit dans mon Mémoire sur la dynastie des Assassins, à ceux des Ismaéliens qui suivirent le parti de Nazzar, fils aîné du khalife d'Egypte Mostanser, contre son autre fils Mostali. Hasan ben-Sabbah et les Ismaéliens de Perse étaient du parti de Nazzar. S. de S.

[65] Ce surnom signifie que le salut (ou la paix) soit sur lui! C'est, sans doute, une formule que le prince dont il s'agit fit adopter à ses sujets quand il se déclara lieutenant de l'imam. C'est ainsi que les Druzes, en parlant de Hakem, au lieu de dire que la paix soit sur lui! disaient que la paix vienne de lui, et repose sur lui; et qu'au lieu de le nommer celui qui gouverne par l'ordre de Dieu, l'appelaient celui qui gouverne par son propre ordre, ou par lui-même. S. de S.

[66] Cette opinion était fondée sur la doctrine de l'allégorie ; car, en donnant un sens mystique aux devoirs prescrits par la religion musulmane, les docteurs Ismaéliens dispensaient les fidèles de l'observation de la lettre des préceptes, et ils disaient que l'imam, à son avènement, anéantirait toutes les observations légales. S. de S.

[67] 1163-4.

[68] Le Mosalla est une place hors de la ville, où l'on se rassemble pour certains actes de religion qui doivent être faits en plein air. Voy. Chrest. Ar. tom. II.

[69] Ordinairement cette chaire est placée à gauche de la Kibla.

[70] Dans le style des Bathéniens et des Druzes, la résurrection signifie le jour de la manifestation de l'imam et de sa doctrine, du triomphe entier de sa religion, et de l'abolition de toute autre secte. S. de S.

[71] On a déjà vu ce mot dont le sens propre est un prédicateur ou missionnaire qui invite les hommes à embrasser une certaine doctrine, ou à reconnaître une telle personne pour légitime souverain ou imam.

[72] Dans le sens allégorique signifie un docteur, un ministre de la religion, chargé d'instruire les hommes. S. de S.

[73] Ce personnage est peut-être fils du réïs du même nom.

[74] C'est-à-dire, de Hasan fils de Sabbah. Nous avons vu plus haut que c'est le nom que les Ismaéliens donnent à Hasan.

[75] Le terme de l'original signifie un grand voile que les femmes ont coutume de mettre, quand elles sortent hors de leur logis, et qui les couvre de la tête aux pieds. Voyage de Chardin, tom. VI.

[76] Le texte porte un mensonge d'Ad, c'est-à-dire, un conte pareil à tout ce que l'on débite du siècle.

[77] Ce que dit ici Mirkhond, est confirmé par mille endroits du livre des Druzes. Le mot kaïm est une expression elliptique qui signifie celui qui établit la vérité et qui la fût triompher

[78] 1165-6.

[79] Mirkhond rapporte cette même anecdote à la fin de la dernière partie ou Appendix du Rouzat alsafa.

[80] C'est-à-dire, sans doute, pour qu'il lui fit des reproches, et tirât vengeance des discours injurieux qu'il avait tenus contre les Ismaéliens.

[81] Nous dirions en Français, comme de l'eau sur un parapluie ou sur une toile cirée.

[82] C'est une manière honnête de dire, vous les prenez. Mirkhond s'exprime de la même manière dans un passage qui se trouve dans la Chrestomathie persane de M. Wilken, et qui doit être ainsi conçu : « Il dit : mes trésoriers vous donneront tout ce que vos gens désireront », c'est-à-dire, tout ce que vous désirerez. S. de S.

[83] 1210-1.

[84] 1157-8.

[85] Ce mot signifie, je crois, une distribution d'eau pour les pèlerins.

[86] 1214-5.

[87] 1221-2.

[88] C'est un traité de morale de Nasir-eddin Tousi ; il se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal.

[89] Les expressions de Mirkhond indiquent qu'Ala-eddin reconnaissait Djémal-eddin Ghil pour Imam, ou du moins pour un descendant d'Ali, qui avait droit au respect des vrais musulmans.

[90] 1255-6.

[91] 1256-7. Les trois manuscrits portent la date de 554 ; mais c'est une faute évidente, et je n'ai point hésite à y substituer celle de 654.

[92] Pétis de la Croix, dans sa traduction de l'Histoire de Timour-bec, tom. 1er, dit que les tavachis sont des commissaires préposés pour lever des troupes.

[93] Le texte signifie, à la lettre: « Lorsque Rocn-eddin étant sorti de Maïmoun-diz, ayant attaché à l'épouse de la royauté, sur un coin de son voile, un triple divorce, se fut rendu au camp de Houlagou. » Le est, suivant Chardin, comme on l'a déjà observé, un grand voile que les femmes ont accoutumé de mettre, lorsqu'elles sortent du logis, et qui les couvre de la tête aux pieds. Voyage de Chardin, édit. de 1811.

[94] Les mots paraissent tout-à-fait déplacés ici. Ils signifient, à la lettre, suivant la. secte des philosophes. S. de S.

[95] 1256-7.

[96] J'ai rencontré plusieurs fois le mot  dans Mirkhond, et il m'a toujours paru signifier famille, postérité.

[97] 1257. Le man. de l'Arsenal porte 665, mais la leçon du man. des Relations extér. et de celui de Vienne, que j'ai suivie, est la véritable.

[98] Le mot ne se trouve pas dans les dictionnaires. Je présume que ce mot est Mogol et synonyme de l'action de baiser la terre, c'est-à-dire, l'admission à saluer le monarque. S. de S.

[99] Il est certain que le mot signifie un repas. Ce mot, que Mirkhond emploie fréquemment, ne se trouve dans aucun de nos dictionnaires. S. de S.

[100] A la lettre, il ordonna qu'on fit passer au yasa, les fils &c. On soit que, par yasa, on entend les lois de Djenghiz-khan, Ici cela signifie mettre à mort.