(Ibn Djubayr) ابن جبير
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Journal Asiatique 1845 & 1846
de
(man. de la Bibliothèque publique de Leyde, n° 320, p. 194 et suiv.), texte arabe, suivi d'une traduction française et de notes, par M. Amari
TRADUCTION
C’est dans cette ville, rendez-vous des navires de tous les pays, que se tient la foire des marchands infidèles : le séjour en est fort agréable pour le bon marché des denrées, mais sombre à cause des infidèles. Aucun musulman ne se trouve établi dans cette ville, qui regorge d'adorateurs des croix, et qui est si remplie d'habitants qu'elle contient à peine sa population. Messine est couverte d'immondices, infecte, et si peu hospitalière que tu ne saurais y trouver un seul ami des étrangers. Elle offre cependant des marchés abondants et animés, et les moyens de satisfaire amplement à toutes les commodités de la vie. Tu demeureras en pleine sûreté en cette ville, de nuit comme de jour, quand même ta mine, ta bourse (2) et ton langage te dénonceraient comme étranger.
Les montagnes serrent Messine de si près que leurs flancs suivent exactement le pourtour des fossés de la ville. Elle est baignée par la mer du côté du midi; et quant à son port, aucun pays maritime n'en possède de plus merveilleux; car ici les navires s'approchent du rivage presque au point d'y toucher. On débarque au moyen d'une planche, que l’on passe sur le quai, par laquelle le portefaix monte avec tout son fardeau, en sorte qu'il ne faut pas de canots pour charger et décharger les bâtiments, si ce n'est pour ceux qui restent à l'ancre à peu de distance. Tu vois donc les navires rangés le long du quai, comme des chevaux attachés à leurs poteaux ou dans leurs écuries: tout cela à cause de l'immense profondeur de la mer en cet endroit-ci. C'est un détroit de trois milles de largeur, qui sépare Messine du continent. Sur le rivage opposé à Messine est située une ville dite Rayah (Reggio), chef-lieu d'une grande province (3).
Messine est à l'extrémité de la Sicile, île d'ancienne renommée, couverte de villes, de bourgs et de hameaux (4). Sa longueur est de sept jours de chemin, et sa largeur, de cinq jours. C'est en Sicile qu'existe le volcan dont nous avons fait mention, qu'on voit enveloppé de nuages, à cause de sa hauteur immense : en hiver comme en été, il est couvert de neiges éternelles.
L'abondance qui règne dans cette île dépasse toute description. Il suffit de dire qu'elle est fille de l'Espagne, sous les rapports de la population, de la fertilité et de l'abondance des biens. Douée largement de toute sorte de productions et enrichie de fruits de tous les genres et de toutes les espèces, la Sicile est habitée cependant par les adorateurs des croix, qui se promènent sur ses montagnes et font bonne chère dans ses champs (5). Les musulmans, avec leurs propriétés et leurs industries (6), demeurent en Sicile en compagnie des chrétiens, qui d'abord les traitèrent bien, mirent à profit leur intelligence et leur travail, et leur imposèrent une redevance qu'ils payent deux fois par an. Ainsi, les chrétiens sont venus se placer entre les musulmans et la richesse, sur le sol dont ces derniers tiraient auparavant une subsistance aisée. Puisse Dieu (qu'il soit exalté!) améliorer leur sort! Puisse-t-il, dans sa bonté, accorder un heureux succès à leurs entreprises! Ici, toutes les montagnes sont des vergers chargés de poires, de marrons, de noisettes, de prunes et d'autres fruits. A Messine, il n'y a de musulmans qu'une poignée de gens de service. Il tient à eux seuls que le voyageur musulman n'y soit pas traité tout à fait comme une bête fauve.
La plus belle ville de la Sicile, résidence du roi, est appelée par les musulmans la capitale et, par les chrétiens, Palerme. L'établissement principal des bourgeois musulmans (7) existe à Palerme : ils y possèdent des mosquées, des marchés exclusivement à eux, et plusieurs faubourgs. Le reste des musulmans habite les fermes, tous les villages et d'autres villes, comme, par exemple, Syracuse. Mais la première entre toutes, en étendue et en population, est toujours la grande ville, résidence de leur roi Guillaume ; et Messine ne vient qu'après elle. C'est à Palerme que nous nous arrêterons si Dieu le permet : et de là nous espérons partir, avec la permission de Dieu (qu'il soit exalté !) pour celui d'entre les pays de l'Occident que Dieu déterminera.
Le roi Guillaume est remarquable par sa bonne conduite, et parce qu'il se sert des musulmans et admet dans son intimité les pages eunuques qui, tous ou la plupart, cachent, il est vrai, leur religion, mais restent fidèles à l'islam. Le roi a une grande confiance dans les musulmans, et se repose sur eux pour ses affaires, même les plus délicates, au point que l'inspecteur de sa cuisine est un musulman et qu'il entretient une compagnie de nègres musulmans sous un commandant musulman. Il tire ses vizirs et ses hadjebs (8) de ses nombreux pages (9), qui sont aussi les employés du gouvernement et les hommes de la cour. Le roi fait resplendir en eux tout l'éclat de son trône. En effet, ils déploient un grand luxe d'habillements somptueux et d'agiles chevaux, et ils ont tous, sans exception, leur train, leur cortège et leur suite.
Ce roi possède des palais magnifiques et des jardins délicieux, surtout dans la capitale de son royaume. Il a aussi à Messine un palais blanc comme une colombe, élevé sur le rivage de la mer, dans lequel sont employés un grand nombre de pages et de jeunes filles. Nul des rois chrétiens n'est plus doux (10) que celui-ci dans son gouvernement, et ne jouit de plus de délices et de biens. Guillaume se plonge dans les plaisirs de la cour comme les rois musulmans, qu'il imite encore dans le système de ses lois, dans la marche de son gouvernement, dans la classification de ses sujets, dans la magnificence qui relève la royauté et dans le luxe des ornements. Son royaume est très vaste. Le roi témoigne beaucoup d'égards à ses médecins et à ses astrologues, et il tient tellement à en avoir que, s'il apprend qu'un médecin ou un astrologue voyage dans ses états, il ordonne de le retenir, et l'engage par une large pension, de manière à lui faire oublier son propre pays. Que Dieu, dans sa bonté, préserve tout musulman d'une pareille tentation! Le roi Guillaume a à peu près trente ans. Que Dieu accorde aux musulmans la prolongation de cette vie en parfaite santé !
Un des faits les plus singuliers que l'on raconte de ce roi, est qu'il lit et écrit l'arabe, et, qu'ainsi que nous l'a appris un de ses serviteurs intimes, il a adopté l'alamah (11): « Louange à Dieu ! juste est sa louange. » L'alamah de son père était : « Louange à Dieu en reconnaissance de ses bienfaits ! » Quant aux filles et aux concubines qu'il tient dans son palais, elles sont toutes musulmanes. Le valet de cour dont nous avons fait mention, qui s'appelle Yahya (Jean), employé dans la manufacture de draps, où il brode en or les habits du roi (12), nous a appris à ce sujet un autre fait étonnant, c'est-à-dire que les chrétiennes franques (13) demeurant dans le palais royal étaient converties à la foi musulmane par lesdites jeunes filles. Il ajoutait que tout cela se passait à l'insu du roi, et que ces filles étaient très actives dans les œuvres de charité.
Le même Yahya nous a raconté que, lors des violents tremblements de terre qui affligèrent la Sicile (14), il arrivait quelquefois que ce polythéiste (15), allant de côté et d'autre dans son palais, tout effrayé et chancelant, n’entendait que les voix de ses femmes et de ses pages priant Dieu et le prophète. A son arrivée, tout le monde était saisi de frayeur, mais le roi les rassurait en disant : « Que chacun de vous prie le Dieu qu'il adore ; quiconque aura foi dans son Dieu sentira la paix dans son cœur. »
Pour ce qui regarde les pages du roi, auxquels on confie les places principales du gouvernement et les emplois de l'administration, ils-sont tous musulmans; et, sans en excepter un seul, ils accomplissent le jeûne, soit personnellement, soit par compensation (16); ils font l'aumône pour se frayer un chemin vers Dieu, rachètent les prisonniers, font élever les enfants musulmans, les marient, leur prêtent des secours et font du bien autant qu'ils le peuvent. Cela est un des mystères de Dieu (qu'il soit exalté !) et une de ses œuvres en faveur des musulmans de cette île. Que Dieu les aide toujours !
Nous rencontrâmes à Messine un page musulman, du nom d'Abd-el-Massih, personnage très distingué et important, lequel nous avait fait demander une entrevue. Il s'empressa de nous recevoir d'une manière honnête et bienveillante, et après avoir bien regardé dans son salon et en avoir éloigné tous ses domestiques, par lesquels il craignait d'être compromis, il s'ouvrit enfin à nous sans réserve, il nous fit des questions sur la Mecque (que Dieu la bénisse!), sur ses sanctuaires, sur ceux de Médine la sainte et de la Syrie ; et, comme nous lui en donnions des nouvelles, il se pâmait de désir et de ferveur. Il demanda aussi si nous avions rapporté quelque souvenir des saints pays de Mecque et de Médine, et il nous pria de ne pas être avares envers lui des reliques dont nous pourrions disposer. Ensuite il nous dit : « Vous jouissez d'une entière liberté de professer l'islamisme, vous êtes les maîtres de faire tout ce que bon vous semble ; et vous réalisez des bénéfices dans votre commerce, quand il plaît à Dieu, tandis que nous, nous sommes forcés de cacher notre religion pour sauver notre vie ; nous sommes obligés d'observer en secret le culte et les préceptes de Dieu ; nous nous trouvons enchaînés dans le royaume de l'infidèle qui nous tient au cou la corde de l'esclavage. Ainsi, tout ce que nous pouvons faire de mieux pour nous sanctifier c'est d'approcher les pèlerins comme vous, de chercher à obtenir leurs prières en notre faveur, et de jouir de tous les souvenirs de ces sanctuaires bénis dont ils veulent bien nous faire cadeau, afin qu'ils nous servent de préparation à l’iman (17), et de trésors dans notre lit de mort. » A ces paroles, nos cœurs se fondaient d'attendrissement. Nous fîmes des vœux pour qu'il fût accordé à ce brave homme une bonne fin, et nous lui donnâmes quelques-uns des objets qu'il désirait. De son côté, il ne savait comment nous remercier et nous récompenser, et il nous pria de garder le secret de la profession de foi des autres pages du palais ses confrères. Ceux-ci jouissent dune grande renommée de bienfaisance, et la rançon des prisonniers est l'œuvre qui leur donnera le plus de mérite auprès de Dieu. On peut dire les mêmes choses sur le compte de tous leurs domestiques.
Un autre fait curieux relatif à ces pages, c'est que, se trouvant en présence de leur maître à l'heure de la prière, ils sortent de la chambre du roi l’un après l'autre, pour aller réciter leurs prières, ce qu'ils font souvent en quelque endroit, à portée de la vue du roi, mais Dieu (qu'il soit exalté !) jette un voile sur eux. Du reste, ils ne se lassent jamais de travailler à leur but, ni d'encourager secrètement les musulmans à la constante propagation de la foi
Dieu les en récompensera, et dans sa bonté il leur accordera le salut!
Ce roi possède à Messine un arsenal renfermant un tel nombre de navires des flottes royales qu'il serait impossible de les compter. Il a un autre arsenal, semblable, à Palerme.
Nous logeâmes dans une auberge (18), et après y avoir demeuré neuf jours, la nuit du mardi, 12 dudit mois saint (de ramadhan) et 18 décembre (19), nous fîmes voile pour Palerme sur un bateau. On cinglait si près de la côte que nous pouvions la distinguer fort nettement; et comme Dieu envoya une brise légère du levant, qui poussait la barque d'une manière délicieuse, tout en voyageant nous parcourions de nos regards une rangée continue de fermes et de villages, aussi bien que les châteaux et les forteresses nichées sur les sommets des montagnes. On remarquait à notre droite neuf îlots (20) sortant de la mer comme des épouvantails, plantés tout près de la terre de Sicile. Un feu non interrompu sortait de deux de ces îlots; car nous aperçûmes d'abord la fumée qui s'en échappait, et, à nuit close, nous vîmes une flamme rouge s'élançant dans l’air, en forme de langues. C'est l'effet du volcan que tout le monde connaît. On nous apprit que la flamme s'échappe de certains soupiraux de ces deux montagnes, par lesquels s'élève avec une force extrême un souffle igné, qui produit la flamme. Au milieu d'elle s'élance souvent une grosse pierre emportée dans l'air par la puissance du souffle igné qui l'empêche à la fois de rester à sa place et de tomber au fond. Voilà un des récits merveilleux qui ne sont pas des fables. Quant à la haute montagne de la Sicile, que l'on appelle la montagne du feu, elle présente une autre singularité, c'est-à-dire que dans certaines années il en sort un feu, comme le torrent El-Arem (21), et que ce feu, après avoir brûlé tout ce qu'il trouve sur son passage, arrivé à la mer, soutient son comble pendant quelque temps au-dessus de la surface de l'eau et enfin se submerge tout à fait. Louange au Créateur pour les merveilles de ses créatures ! il n'y a pas d'autre Dieu que lui. Vers le soir du mercredi, c'est-à-dire du jour qui suivit la nuit de notre départ de Messine, nous abordâmes dans le port de Cefalù. Entre cette ville et Messine on compte un jour et demi de navigation.
Cefalù est une ville maritime abondante en produits du sol, riche aussi de diverses ressources, entourée de vignobles et autres plantations, et fournie de marchés fixes. Un certain nombre, de musulmans demeurent à Cefalù. La ville est dominée par un vaste rocher circulaire sur lequel s'élève un château, le plus fort qu'on ait jamais vu; château que les chrétiens ont préparé pour se défendre dans le cas de l'attaque inattendue de quelque flotte sortie de pays des musulmans (que Dieu les aide !). Nous mîmes à la voile de Cefalù à minuit, et nous abordâmes à la ville de Termini le jeudi matin, au lever du soleil, après un voyage commode. Ces villes sont éloignées l'une de l'autre de 25 milles (22). A Termini nous changeâmes de bateau, car nous en avions frété un autre, afin d'être conduits par des matelots du pays.
Placée plus agréablement que Cefalù, et très bien fortifiée, cette ville de sa hauteur commande la mer. Les musulmans y occupent un grand faubourg avec des mosquées. La ville a un château élevé et formidable, et, dans sa partie inférieure, une mare qui sert de bains aux habitants. Termini jouit d'une fertilité et d'une abondance extrême, et toute l'île, en général, est un des pays les plus merveilleux du monde sous ces deux rapports. Ayant relâché dans une rivière qui coule en bas de la ville, nous demeurâmes à Termini toute la journée du jeudi 14 dudit mois. La marée, après avoir monté dans la rivière, se retira (23), et nous passâmes dans le même endroit la nuit du vendredi; mais, voyant que le vent soufflait déjà à l'ouest et qu'il n'y avait aucun moyen de mettre à la voile, nous primes une autre résolution. Entre Termini et la ville vers laquelle nous nous dirigions, et que les chrétiens appellent Palerme, il n'y a que 25 milles. Nous craignions d'être retenus longtemps (à Termini) ayant bien raison de remercier Dieu pour la grâce qu'il nous avait faite en réduisant à deux jours seulement une traversée dans laquelle quelques bateaux avaient perdu, comme l'on nous disait, vingt ou trente jours, et même davantage. Déterminés donc à faire le voyage par terre à pied, nous nous mîmes en route le matin du vendredi 15 du mois saint, laissant derrière nous, dans le bateau, les marchandises les plus lourdes à la garde de quelques-uns de nos compagnons, et portant nous-mêmes une partie de nos effets.
Nous suivions une route peuplée comme une foire et encombrée de monde qui allait et venait. Les chrétiens des caravanes que nous rencontrions étaient les premiers à nous saluer, et ils nous traitaient d'une manière tout à fait amicale. Aussi trouvions-nous dans la police de ce pays, et dans la douceur de ses habitants envers les musulmans, tout ce qu'il aurait fallu pour jeter de la tentation dans l'esprit des ignorants. Que Dieu protège tout le peuple de Mahomet (sur lequel soit la paix et la bénédiction de Dieu)! Que, dans sa puissance et dans sa bonté, il le sauve de toute tentation!
Nous arrivâmes déjà assez fatigués au Casr-Sâd (24), situé à une parasange de la capitale. Nous nous dirigeâmes vers ce château pour y passer la nuit. Il est situé sur le rivage de la mer, il est bâti très solidement, et est très antique; sa fondation remonte au delà de la conquête de l’île par les musulmans. Depuis cette époque, il a été, et, avec la grâce de Dieu, il sera toujours habité par des serviteurs de Dieu. On remarque autour de Casr Sâd un grand nombre de tombeaux de musulmans pieux et timorés : ainsi c'est un lieu de grâce et de bénédiction qu'un grand nombre de gens, venant de tous les côtés, s'empressent de visiter. Vis-à-vis de lui jaillit une source d'eau que l’on appelle Aïn-el-Medjnounah (la Source de la Possédée). Le château a une porte de fer bien solide. Au dedans sont des logements, des maisons bourgeoises élevées et des palais à étages (25) ; rien de ce qui peut être agréable aux habitants ne manque ici. Une mosquée des plus jolies du monde est bâtie sur la place la plus élevée du château. Elle est de forme oblongue et entourée d'arcades allongées, dont le pavé est couvert de nattes et dont le travail est le plus beau que l'on ait jamais vu (26). Une quarantaine de lampes de laiton et de cristal, de formes différentes, sont suspendues dans cette mosquée. Une grande rue qui s'ouvre devant la mosquée fait le tour du plateau le plus élevé du château, taudis que dans la partie la plus basse est creusé un puits d'eau douce.
Nous passâmes une nuit délicieuse dans la mosquée, et nos oreilles furent frappées enfin par l’adzan (27) que depuis longtemps nous désirions entendre. Les habitants nous honorèrent beaucoup. Ils ont un imam (28) qui, dans ce mois saint, faisait avec eux la prière d'obligation et le térawih (29).
A un mille à peu près de ce château, sur la route de la capitale, il y en a un autre semblable qui s'appelle Casr-Djîafar. Dans l'intérieur de ce château se trouve un étang d'eau douce.
Sur cette route s'offrirent à nos yeux des églises chrétiennes destinées à servir d'infirmerie aux malades de leur croyance (30). Ils en ont aussi dans leurs villes des hôpitaux à l'instar de ceux des musulmans, et nous avons vu aussi de ces établissements chrétiens à Saint-Jean d'Acre et à Tyr. Leur soin pour des institutions de ce genre nous étonna. Ayant fait notre prière du matin, nous prîmes le chemin de la capitale; mais, une fois arrivés, on nous défendit d'entrer et on nous emmena à la porte contiguë aux palais du roi franc (que Dieu retire les musulmans de sa domination !). Conduits en présence du mostahlif (31) pour être interrogés sur l'objet de notre venue, ainsi qu'on en use avec tous les étrangers, nous traversions des esplanades, des portes et des cours appartenant au roi, où se présentaient à la vue tant de bâtiments élevés, d'amphithéâtres en gradins, de jardins et de loges destinées aux gens de service de la cour, que nos yeux en restèrent éblouis et nos esprits stupéfaits (32). Alors nous revinrent à la mémoire les paroles de Dieu (qu'il soit exalté !) : « Nous aurions bien donné à ceux qui ne croient pas au Dieu miséricordieux des toits d'argent pour leurs maisons avec des échelles pour y monter, s il n'avait dû s'ensuivre que tous les hommes seraient devenus un seul peuple (d'infidèles) (33). »
Autant que nous pûmes l'observer, nous remarquâmes ici une salle bâtie dans une vaste cour, enclavée dans un jardin. Des portiques (34) continus suivaient le périmètre de la cour; et la salle qui en occupait toute la longueur avait de telles dimensions et des tourelles si hautes que nous eu fûmes étonnés. Quelqu'un nous apprit que c'est la salle à manger du roi et de sa compagnie ; et que les magistrats, les gens de service et les employés des administrations restent assis en présence du roi sous le» portiques et dans les loges.
Le mostahlif sortit entre deux valets, qui le soutenaient et soulevaient la queue de ses vêtements. C'était un beau vieillard à longues moustaches blanches; il nous demanda en arabe, qu'il parlait avec beaucoup de facilité, quel était le but de notre voyage et quelle était notre patrie ; et, ayant entendu nos réponses à ces questions, il se montra très bienveillant. Avant de nous faire sortir il dit entre ses dents la salutation et la prière ; ce qui nous étonna. La première de ses questions avait eu pour objet les affaires de Constantinople, et ce que nous pouvions en savoir; mais nous étions à ce sujet dans une ignorance complète. Dans la suite nous en parlerons davantage. A notre sortie de la porte du palais nous découvrîmes une étrange embûche que l’on nous tendait. Un chrétien, assis devant la porte, nous dit : « Faites bien attention, ô pèlerins, à ce que vous portez; prenez-garde que les employés de la douane ne vous tombent sur le dos. » Cet individu supposait que nous avions sur nous des marchandises assujetties au droit de la douane : mais un autre chrétien se chargea de lui répondre. « Tu es singulier, lui dit-il; en entrant dans le palais au roi (ces étrangers) sont un peu timides ; mais qu'est-ce que j'aurais pu trouver sur eux si ce n'est des milliers d'insectes (35)? — Allez-vous-en en paix, vous n'avez rien à craindre. » Nous fûmes étonnés de ce que nous avions vu et entendu. Nous nous dirigeâmes vers une auberge, où nous prîmes notre logement le samedi 16 du mois saint et 22 décembre. En sortant du palais, nous avions marché longtemps sous un portique continu et couvert qui nous conduisit à une grande église. On nous dit que ce portique sert de passage au roi pour aller à l'église (36).
Elle est la métropole de ces régions (37) et réunit les deux avantages de la commodité et de l'éclat : elle offre tout ce que tu saurais désirer le bon en réalité aussi bien qu'en apparence ; tous les fruits ou les feuilles de la vie (38). Ancienne et élégante, magnifique et agréable, dans son aspect séduisant, elle se pose avec orgueil entre ses places et ses plaines, qui ne sont qu'un jardin. Remarquable par ses avenues spacieuses et ses larges rues, elle t'éblouit par l'exquise beauté de son aspect. Ville étonnante, construite dans le style de Cordoue (39) et bâtie toute en pierre de taille de l'espèce que l'on nomme el-caddan (40). Un cours d'eau vive la traverse; quatre fontaines, qui jaillissent dans les environs, lui servent d’ornement Cette ville est tout le monde pour son roi. Il en a fait la capitale de son royaume franc (que Dieu l'extermine!). Les palais du roi sont disposés autour de cette ville, comme un collier qui orne là belle gorge d'une jeune fille ; en sorte que le roi, en traversant toujours des lieux d'amusement et de délice, passe, à son gré, de l'un à l'autre des jardins et des amphithéâtres de la ville. Combien de pavillons il y possède (puissent-ils servir à tout autre que lui!). Combien de kiosques, de vedettes et de belvédères (41)! Combien de couvents des environs de la ville appartiennent au roi, qui en a orné les bâtiments et a assigné de vastes fiefs à leurs moines ! Combien d'églises pour lesquelles il a fait fondre des croix en or et en argent! Mais Dieu peut bien améliorer très prochainement le sort de cette île, la remettre dans le sein de la foi, et changer en sûreté le danger qui la menace ; Dieu peut tout ce qu'il veut.
Les musulmans de Palerme conservent un reste de foi; ils tiennent en bon état la plupart de leurs mosquées; ils font la prière à l'appel du muezzin; ils possèdent des faubourgs où ils demeurent, avec leurs familles, sans le mélange d'aucun chrétien. Les marchés sont tenus et fréquentés par eux (42). La khotbah leur étant défendue, ils ne font pas de djoumah ; mais, dans les jours de fête, ils récitent la khotbah avec l'invocation pour les Abbassides (43). Les musulmans ont à Palerme un cadi qui juge leurs procès, et une mosquée principale où ils se réunissent pour la prière : ils s'assemblent à l'illumination de cette mosquée, dans ce mois saint (44). Les autres mosquées sont si nombreuses qu'on ne saurait les compter, et la plupart servent d'écoles aux précepteurs du Coran. En général, les musulmans de Palerme n'aiment pas leurs confrères devenus vassaux des infidèles, et ils ne leur …… (45), quant à leurs biens, ni à leurs femmes, ni à leurs enfants. Que Dieu, dans sa munificence, les console par ses bénéfices !
Un des points de ressemblance que cette ville a avec Cordoue (on trouve toujours quelque côté par lequel une chose ressemble à une autre), c'est qu'il existe ici une cité ancienne qu'on appelle le Kassar ancien, et qui reste au milieu de la cité neuve, tout a fait comme à Cordoue, que Dieu la protège (46)! On voit dans ce Kassar des palais magnifiques comme des châteaux, avec des tourelles qui s'élancent dans l'air à perte de vue, et qui éblouissent par leur beauté.
Une des œuvres les plus remarquables des Chrétiens que nous ayons vues ici, c'est l'église qu'ils appellent de l'Antiochéen (47). Nous l'avons visitée le jour de Noël, jour de grande fête pour eux: et, en effet, beaucoup d'hommes et de femmes y étaient rassemblés. Entre les différentes parties de ce bâtiment nous avons distingua une très remarquable façade, dont nous ne saurions faire la description et sur laquelle nous préférons nous taire, car c'est le plus beau travail du monde. Les murailles intérieures du temple sont dorées, ou, pour mieux dire, elles sont toute une pièce d'or. On y remarque des tables de marbre de couleur, dont on n'a jamais vu les pareilles, qui sont relevées par des cubes de mosaïque en or et couronnées de branches d'arbres en mosaïque verte. Des soleils en verre doré, rangés en haut, rayonnaient d'une lumière à éblouir les yeux et jetaient dans l'esprit un tel trouble que nous implorions Dieu de nous en préserver. Nous apprîmes que le fondateur, dont cette église a pris le nom, y a consacré des quintaux d'or, et qu'il était vizir du grand-père de ce roi polythéiste. Cette église a un beffroi soutenu par des colonnes en marbre et surmonté par un dôme qui repose aussi sur d'autres colonnes; en effet, on le nomme Seoumatou-s-sewari (le beffroi des colonnes). C'est une des plus merveilleuses constructions que l'on puisse voir. Que Dieu, avec sa grâce et sa générosité d'action, honore bientôt cet édifice par l’adzân !
Les dames chrétiennes de cette ville, par l'élégance de leur langage, et leur manière de se voiler et de porter leurs manteaux, suivent tout à fait la mode des femmes musulmanes. A l'occasion de cette fête de Noël, elles sortaient habillées de robes en soie couleur d'or; enveloppées de manteaux élégants, couvertes de voiles de couleur, chaussées de brodequins dorés, et se pavanaient dans leurs églises ou tanières (48), surchargées de colliers, de fard et d'odeurs, tout à fait en toilette de dames musulmanes. Ainsi se présenta à notre esprit, comme une plaisanterie littéraire adaptée à la circonstance, ce vers du poète :
Ma foi, qui entre aujourd'hui dans l'église y rencontre des antilopes et des gazelles (49).
Mais réfugions-nous auprès de Dieu, car cette description touche déjà aux puérilités et aux frivoles plaisanteries ; réfugions-nous auprès de Dieu pour nous éloigner de la fascination qui conduit au délire, car Dieu est le seigneur de la puissance et de la clémence.
Après avoir demeuré sept jours dans cette ville, logés dans un des hôtels que fréquentent les musulmans, nous nous nous mîmes en route pour là ville de Trapani, le matin du vendredi 22 de ce mois saint et 28 décembre, dans le dessein de trouver deux navires partant, l'un pour l'Espagne et l'autre pour Cette, sur lesquels, lors de notre voyage d'Alexandrette, nous avions trouvé des pèlerins et des marchands musulmans.
Nous traversions une série non interrompue de villages et de fermes très rapprochées entre elles, et nous avions toujours sous nos yeux des terres labourées et des champs à blé d'une culture, d'une fertilité et d'une étendue telle que nous n'en avions jamais vu de pareils, et que nous aurions comparé à la Campania (50) de Cordoue si ceux-ci n'avaient été des terrains plus forts et plus fertiles. Nous passâmes une nuit seulement en route dans la ville que l'on appelle Alkamah (51), qui est grande et considérable, et dans laquelle on trouve un marché et des mosquées. Les habitants de la ville, aussi bien que ceux des fermes qu'on remarque sur cette route, sont tous musulmans. Partis d'Alkamah au point du jour, le samedi 23 de ce mois saint et 23 décembre, nous rencontrâmes, à peu de distance, un château que l’on appelle Hisn-el-Hammah (le château des bains), château considérable où l’on trouve des grands bains. Dieu les fait jaillir du sol en différentes sources et a chargé ces eaux de tels principes que le corps humain ne peut pas les supporter à cause de leur chaleur excessive (52). Ayant passé tout près d'une de ces sources, qui reste sur la route, nous descendîmes de nos montures et nous nous récréâmes en y prenant un bain. Arrivés à Trapani à l'heure d’asser (53) de ce même jour, nous logeâmes dans une maison louée exprès.
C'est une ville d'une petite surface et d'un circuit non étendu, entourée de murailles blanches comme la colombe. Son port doit être compté parmi les plus beaux et les plus commodes pour les navires; et il tient à cela que les romées (54) le fréquentent beaucoup, surtout ceux qui voyagent pour la côte d'Afrique (55). En effet, entre Trapani et Tunis, il n'y a qu'un jour et une nuit de voyage : ce trajet, qu'on fait toujours en hiver comme en été, devient même extrêmement court quand il souffle un vent favorable.
Trapani est fournie de marchés, de bains et de toutes les ressources d'une grande ville, quoiqu'elle soit à la merci de la mer, qui l'entoure des trois côtés, en sorte que la ville ne tient à la terre ferme que par un seul côté fort étroit. Partout ailleurs l’Océan ouvre sa bouche pour l'engloutir, ce qui fait croire aux habitants que sans doute il finira un jour par envahir la ville, quoique ce terme soit très éloigné. Mais personne ne peut connaître l'avenir à l'exception de Dieu. Qu'il soit exalté !
Le bon marché, conséquence d'un vaste territoire cultivé, produit le bonheur et l'aise de cette ville, habitée à la fois par les musulmans et par les chrétiens, qui ont, les uns leurs mosquées, les autres leurs églises. Très près de l'isthme de Trapani, à l'est-nord-est, s'élève une grande montagne très étendue et d'une hauteur immense, surmontée par un pic qui s'élance du sommet de la montagne. Les romées occupent sur ce pic une forteresse réunie à la montagne par un pont; et possèdent une ville considérable sur la montagne même. On dit que les femmes de ce lieu sont les plus belles de toute file. Que Dieu les fasse devenir captives des musulmans! On remarque sur cette montagne des vignes et des champs de blé ; et quelqu'un nous apprit qu'il y jaillit à peu près quatre cents sources d'eau (56). Elle s'appelle Djebel-Hamed (57) et n'est accessible que d'un côté seulement, ce qui fait penser que la conquête de la Sicile, si Dieu le veut, tient à cette montagne. En effet, il n'y a pas moyen que les chrétiens y laissent monter un musulman. Par la même raison, ils sont garnis de cette excellente forteresse, et, au moindre bruit qu'ils entendraient, ils seraient préparés à y renfermer leurs femmes et à couper le pont de manière qu'un vaste fossé les séparerait de quiconque se trouverait sur la montagne. Ce pays est fort curieux, entre autres raisons, à cause des sources déjà indiquées, tandis que Trapani, située dans la plaine, ne possède d'autre eau que celle des puits creusés à une grande distance, et, dans ses maisons, on ne trouve que des puits peu profonds d'eau saumâtre non potable.
Nous avons trouvé à Trapani les deux navires qui attendent le moment de partir pour l'Occident. Nous espérons nous embarquer, s'il plaît à Dieu, sur celui d'entre eux qui se dirige vers l'Espagne; laquelle grâce nous nous promettons d'obtenir de la bonté divine. A l'ouest de Trapani, à la distance de deux parasanges à peu près, se trouvent trois petits îlots rapprochés entre eux, dont le premier s'appelle Malitimah (Marettimo), l'autre Jabisah (Levanzo) et la troisième Er-Rahib (l’île du Moine, aujourd'hui Favignana), nom qu'on lui a donné à cause d'un moine qui y demeure dans un bâtiment semblable à un château, élevé sur le sommet de l'îlot, et qui peut servir de lieu d'embuscade aux ennemis. Les deux autres îlots sont déserts; celui-ci n'est habité que par le moine dont nous venons de parler.
La nouvelle lune de ce mois commença la nuit du samedi 5 janvier, ayant été constaté par témoins (58) devant le Hakim de Trapani, que l’on avait vu la nouvelle lune de ramadhan la nuit du jeudi, et que le peuple de la capitale de la Sicile avait commencé son jeûne le jour du jeudi. On célébra donc la fête de la fin (du jeûne) en faisant le compte à partir de ce jour-là. Nous fîmes notre prière à l'occasion de cette sainte fête, dans une des mosquées de Trapani, avec cette partie des habitants qui, par une cause légitime (59), n'avait pas pu se porter au Mosalla (60). Nous fîmes la prière des voyageurs : Que Dieu y rende tout voyageur à sa patrie ! Du reste, tout le monde s'achemina au Mosalla avec le magistrat préposé aux jugements (61), marchant au son des timbales (62) et des cors, ce qui ne nous étonna pas moins que la conduite des chrétiens qui feignaient de ne n'apercevoir de rien. Ayant déjà arrêté le fret du navire qui devait partir, avec le plaisir de Dieu, pour l'Espagne, nous nous occupions de nos provisions de voyage, quand survient (Dieu seul peut assurer un succès facile et heureux!) un ordre du roi de Sicile qui met l'embargo sur les navires dans toute l'étendue des côtes de l’île, à cause de la flotte qui ……. (63) et qu'il appareille, de manière que nul navire ne pourrait partir tant que cette flotte n'aurait pas mis à la voile. Puisse-t-elle être frustrée dans l'objet de son expédition, et puisse rester incomplet son dessein! Cependant les Génois, à qui sont les deux navires susdits, s'obstinaient à s'embarquer; et il en résulta d'abord que le bailli (64) mit sous garde les navires. Mais ensuite les Génois, ayant corrompu ce fonctionnaire, restèrent libres avec leurs navires, et se mirent à attendre le temps favorable pour le départ.
Sur ces entrefaites, il nous survint des nouvelles fâcheuses de l'Occident; entre autres que le prince de Majorque avait pris Bougie (65). (Que Dieu ne permette pas que cela se vérifie, et que, dans sa puissance et bonté, il accorde aux musulmans le succès «t la tranquillité!) A Trapani, on faisait mille conjectures diverses sur la destination de la flotte que ce roi chrétien s'empressa de former et d'augmenter, comme on dit, jusqu’à décembre de trois cents voiles (66) tant térides que navires, et même, dit-on, davantage, et qu'il fait suivre par une centaine de transports pour les vivres. (Plut-il à Dieu de faire échouer son entreprise et de faire tourner les événements à son préjudice !) Quelques-uns pensent que l'objet de l'expédition est Alexandrie (que Dieu la garde et la défende!); d'autres disent que c'est Majorque (67) (que Dieu la garde!); d'autres s'imaginent que c'est l'Afrique (68) (que Dieu la soutienne dans son affranchissement du joug de ce roi !). Cette dernière conjecture est fondée sur les mauvaises nouvelles reçues récemment de l'Occident; mais elle est la moins probable de toutes, car il paraît que le roi tient à l'observance du traité (69). Du reste, Dieu a les yeux sur lui et lui ne les a pas sur Dieu. D'autres, enfin, supposent que ces préparatifs n'ont d'autre objet que Constantinople, et ils fondent leur conjecture, sur la grande nouvelle qui en est arrivée, nouvelle qui promet des suites aussi heureuses qu'étonnantes, et qui servira à confirmer, par une preuve incontestable, la vérité de la sentence traditionnelle de l'élu (70), sur lequel soient la bénédiction et la paix de Dieu (Mahomet!).
Voici de quoi il s'agit (71): le prince de Constantinople, dit-on, venant à mourir, laissa le royaume à sa femme, qui avait un petit enfant. Un cousin de ce prince usurpa le trône, mit à mort la princesse, s'assura de la personne de l'enfant, et même avait ordonné à son propre fils de le faire mourir ; mais celui-ci, par un bon mouvement, laissa en liberté le jeune prisonnier, que les destinées, après quelques vicissitudes, poussèrent en Sicile. Il y arriva dans un état de délabrement et dans une condition servile; valet d'un moine, et jetant sur sa contenance royale un manteau de servage. Ainsi il s'aventura et aussi il découvrit son secret ; car le déguisement ne lui servit à rien. Il est vrai que, d'abord, mandé par ce même Guillaume, roi de Sicile, et assujetti à des questions et à des interrogations, il s'était dit esclave et valet du moine; mais bientôt des Génois, allant à Constantinople, donnèrent son signalement et constatèrent l'identité de sa personne par tous les indices et toutes les apparences d'une naissance royale qui brillaient en lui.
En voici un exemple d'après ce qu'on nous a raconté. Le roi Guillaume, un de ses jours de fête, se montrait aux personnes rassemblées et rangées pour le féliciter, entre lesquelles on avait fait venir, avec les autres serviteurs de la cour, le garçon dont il est question. Mais, tandis que tous s'inclinaient servilement devant le roi, fiers de l'honneur qu'il leur faisait en se laissant voir par eux, ce jeune homme seul, fit à peine un signe de salut, de manière que tout le monde comprit que la fierté royale l'avait empêché de suivre l'exemple du vulgaire. Le roi Guillaume prit soin de lui, lui assigna un noble logement, et le rendit l'objet d'une surveillance très empressée, de crainte que son cousin (72), persécuteur de sa famille, ne le fit enlever à la dérobée. Or, il avait une sœur fameuse par sa beauté, de laquelle le fils de l'oncle usurpateur devint éperdument amoureux, et, comme celui-ci ne pouvait pas l'épouser parce que les Grecs n'admettent guère les mariages entre parents, l'impitoyable amour, le désir qui aveugle et assourdit, et le plaisir qui régit en despote ses prosélytes, poussèrent le jeune homme à en finir de la plus belle manière : enlever sa maîtresse et se sauver avec elle chez l'émir Maçoud, prince du Darub, d'Iconium et de l'Édjam voisin de Constantinople, dont les exploits pour l’islam ont été déjà racontés par nous dans le présent livre. Il suffît de te dire (ô lecteur} que le prince de Constantinople lui paye toujours un tribut et se tient en paix avec lui en lui cédant les provinces rapprochées de ses états. Ce prince grec se fit musulman avec sa cousine en présence du sultan Maçoud, et foula aux pieds un crucifix d'or rougi au feu qui lui fut présenté, ce qui passe pour la plus éclatante démonstration d'abandonner la religion chrétienne et de professer l'islam ; ainsi il épousa sa cousine et il atteignit l'objet de ses désirs.
Enfin, à la tête d’une armée musulmane, il entra dans Constantinople où il tua à peu près cinquante mille Grecs, aidé par les Agarènes (73), peuple qui croit à une révélation, parle arabe, est divisé des autres sectes de sa race par une haine occulte, et n'admet pas que l'on mange du porc. Ainsi, ils se sont aidés des forces de leurs propres ennemis, et Dieu a poussé les infidèles à une guerre civile dans laquelle les musulmans se sont emparés de Constantinople. La masse immense des richesses de la ville a été portée à l'émir Maçoud, qui a laissé à Constantinople plus de quarante mille hommes de cavalerie. Et ainsi les provinces musulmanes arrivent déjà à Constantinople. Cette conquête, si elle se vérifie, sera un des plus grands événements de notre âge ; mais Dieu seul connaît ses mystères. Nous trouvâmes la nouvelle répandue en Sicile parmi les musulmans et les chrétiens, qui la croyaient sans le moindre doute. Elle avait été apportée par des navires roméens arrivés de Constantinople. (Voilà pourquoi) le jour de notre arrivée à Palerme, et de notre présentation au mostahlif du roi, la première question de ce fonctionnaire fut si nous avions des nouvelles de Constantinople. N'en connaissant aucune, nous n'avions pu comprendre jusqu'à présent l'objet de l'interrogation. Maintenant, par l'ordre du roi Guillaume, on a vérifié de nouveau l'état de ce jeune homme et les menées de l'usurpateur qui l'entourait d'émissaires pour tâcher de le faire enlever: à la suite de ces renseignements, le jeune homme est aujourd'hui gardé et surveillé avec un grand soin auprès du roi de Sicile, en sorte qu'il n'est pas possible même de jeter un regard sur lui. On nous dit qu'il est un adolescent au teint rose de la jeunesse, resplendissant de l'auréole de la royauté, apprenant l'arabe et autres langues, très avancé dans toutes les branches d'une éducation royale et doué d'un esprit fin au delà de la capacité de son âge et de l'expérience de la jeunesse. Le roi de Sicile, dit-on, a l'intention d'envoyer sa flotte à Constantinople, en considération de ce jeune prince. Quoi qu'il lui arrive, et à quoi qu'aboutisse son dessein, Dieu (qu'il soit exalté!) le repoussera avec perte, lui apprendra combien est malheureuse, la voie qu'il suit, et déchaînera les ouragans destructeurs pour dissiper (la flotte), car Dieu pout tout ce qu'il veut. Cette nouvelle de Constantinople (que Dieu la fasse se vérifier !) serait une des vicissitudes les plus étonnantes et un des événements les plus notables du monde. Dieu sait bien parvenir à ce qu'il a arrêté et prédestiné !
La nouvelle lune de ce mois a paru la nuit du lundi 4 février, tandis que nous attendons toujours à Trapani la fin de l'hiver et le départ du navire génois sur lequel nous espérons aller en Espagne, s'il plaît à Dieu (qu'il soit exalté !), et si Dieu (qu'il soit loué !) favorise notre dessein et seconde notre désir avec sa grandeur et sa bonté. Pendant notre séjour dans cette ville, nous avons appris des détails fort pénibles sur la fâcheuse situation des musulmans de Sicile à l'égard des adorateurs de la croix (que Dieu les extermine!) et dans quel état d'abjection et de misère les premiers vivent dans la compagnie des seconds, à quel joug de vasselage ils ont été soumis, et avec quelle dureté agit le roi pour (faire réussir) les artifices tendant à pervertir la foi des enfants et des femmes dont Dieu a décrété la perdition. Souvent le roi s'est servi de moyens de contrainte pour forcer quelques-uns des cheikhs du pays à l'abandon de leur religion. Il en fut ainsi, dans ces années dernières, avec Ibn-Zaraa, un des fakis de la capitale, lieu de résidence de ce tyran (74), qui, au moyen de mille vexations, le poussa à faire semblant de renier l'islam et de se plonger dans la religion chrétienne. Ibn-Zaraa, s'étant mis à apprendre par cœur l’Évangile, à étudier les usages des romées, et à s'instruire dans les principes de leurs lois, prit son rang parmi les prêtres que l'on consultait dans les procès entre chrétiens : et il n'était pas rare que, lorsqu'un jugement musulman se présentait en même temps, on consultât Ibn-Zaraa pour celui-ci encore, à cause de son savoir bien connu en jurisprudence (musulmane), de manière qu'il arriva de s'en rapporter à ses décisions dans les deux jurisprudences. Cet individu changea en église une mosquée qu'il possédait vis-à-vis de sa maison. Que Dieu nous sauve de la fin de la perdition et de l'erreur! Cependant, on nous dit qu'il cachait sa vraie croyance: il est possible qu'il rentre dans l'exception établie par la parole de Dieu (75) «à l'exception de celui qui, étant forcé, reste fidèle à la religion dans son cœur. »
Dans ces jours il est arrivé à Trapani le chef de parti des musulmans de Sicile, leur seigneur principal, le kaïd Abou'l Kassem ibn-Hamud, surnommé Ibn-al-Hadjer, un des nobles de cette île chez les quels la seigneurie s'est transmise d'aîné en aîné (76). On nous a assuré encore qu'il est un homme honnête ; désireux du bien; affectionné aux siens; très adonné aux œuvres de bienfaisance, comme la rançon des prisonniers, la distribution de secours aux voyageurs et aux pèlerins pauvres; et qu'il possède de grands mérites et de nobles qualités. A son arrivée, la ville a été tout en émoi. Dernièrement il s'est trouvé en disgrâce de ce tyran, qui le confina dans sa maison à la suite d'une dénonciation que ses ennemis avaient faite contre lui en le chargeant de faits controuvés et en l'accusant de correspondance avec les Almohades, que Dieu les aide ! Cette enquête l'aurait très probablement amené à une condamnation, sans l'intervention du (chancelier?) (77) ; cependant, elle ne manqua pas d'attirer sur lui une série de vexations par lesquelles on lui extorqua au delà de trente mille dinars mouminiens (78), sans qu'on lui eût rendu aucune des maisons et des propriétés dont il avait hérité de ses ancêtres, en sorte qu'il est resté très à court d'argent. Tout récemment, il est rentré dans la grâce du roi, qui l'a fait passer à un service dépendant du gouvernement; il s y est résigné comme l'esclave dont on a possédé la personne et les biens.
A son arrivée à Trapani, il fit des avances pour avoir une entrevue avec nous. En effet, nous étant trouvés ensemble, il nous manifesta à fond sa position et celle des habitants de cette île à l'égard de leurs ennemis, avec des détails à faire couler des larmes de sang et à navrer les cœurs (79) de douleur. Voilà un de ces détails, j'ai tâché, nous dit-il, pour moi et pour les gens de ma maison, de vendre tout ce que nous possédions, dans l'espoir de sortir ainsi de notre état actuel et d'avoir de quoi vivre en pays musulman. » Considère donc (ô lecteur) où devait s'en trouver cet homme pour pouvoir désirer, nonobstant sa grande richesse et sa haute position, de prendre un pareil parti avec tout son train d'effets, de domestiques, d'enfants et de filles! Nous priâmes Dieu (qu'il soit exalté!) pour qu'il accordât à celui-ci, aussi bien qu'au reste des musulmans de la Sicile, une heureuse libération de leur position actuelle; et de même tout musulman qui se trouve dans quelque lieu que ce soit en présence de Dieu, est dans l'obligation de faire des prières à leur intention. Lors de notre séparation, Ibn-el-Hadjer était en pleurs et nous en faisait verser. La noblesse de son extraction, les rares qualités de son esprit, la gravité de ses mœurs, son amour immense pour ses parents, sa libéralité sans bornes, la beauté de sa personne et la bonté de son caractère nous inspiraient de vives sympathies pour lui. Dans la capitale, nous avions déjà remarqué des maisons à lui, à ses frères et aux gens de sa famille, qui ressemblaient à des châteaux grandioses et élégants. Tous les membres de cette famille jouissaient d'une haute position, surtout ledit Ibn-el-Hadjer, qui, lors de son séjour à Palerme, s'était distingué par de bonnes actions en faveur des pèlerins pauvres ou indigents, qui recevaient des secours et auxquels on fournissait les frais de nourriture et de voyage. Que Dieu dans sa bonté le fasse prospérer en considération de ses œuvres, et lui en donne une pleine récompense.
Nous allons raconter une des épreuves les plus fâcheuses auxquelles est exposé le peuple (musulman) de cette île. Il arrive tous les jours qu'un homme s'emporte contre son fils ou sa femme, ou bien une mère contre sa fille : si celui qui est l'objet de cette colère, dans un moment de dépit, se jette dans une église, c'en est fait; on le fait chrétien, on le baptise, et il n'y a plus de moyen que le père s'approche de son fils, ou la mère de sa fille. Imagine-toi (ô lecteur) l'état d'un homme qui a enduré un pareil malheur dans sa famille et en la personne de son propre enfant! cette seule pensée suffirait pour abréger la vie. En effet, de crainte que cela n'arrive, les musulmans de Sicile flattent toujours leurs familles et leurs enfants; et ici les hommes les plus clairvoyants appréhendent pour leur pays ce qui arriva dans le temps aux musulmans de l'île de Crète, où le gouvernement tyrannique des chrétiens exerça une telle action continue, et où les faits et les circonstances se succédèrent avec un tel enchaînement, qu'enfin les habitants se trouvèrent forcés à se faire tous chrétiens; et il n'en échappa que ceux dont Dieu avait décrété le salut. Mais la parole de la damnation sera prononcée contre les infidèles, car Dieu peut bien tout ce qu'il veut, et il n'y a d'autre Dieu que lui. Cet Ibn-Hamud (le kaïd Abou'l-Kassem, surnommé Ibn-al-Hadjer) jouit d'une telle estime chez les chrétiens (puisse Dieu les exterminer!), qu'ils supposent que, s'il se faisait chrétien, il ne resterait pas dans file un seul musulman; car tout le monde le suivrait et l'imiterait : que Dieu les garde tous sous sa protection et que, dans l'excellence de sa générosité, il les délivre de leur état actuel !
Nous fûmes aussi les témoins d'un autre exemple éclatant de la condition des musulmans; un de ces faits qui te déchirent le cœur et le, consument de pitié et de douleur. Un des notables de cette ville de Trapani envoya son fils à un des pèlerins, nos compagnons, pour le prier d'accepter sa fille, jeune demoiselle qui vient d'atteindre à peine l'âge nubile, et de l'épouser si cela lui plaisait, ou bien, dans le cas contraire, de l'emmener avec lui pour la marier avec un de ses compatriotes auquel la jeune fille pourrait être agréable. On ajoutait que celle-ci abandonnait de bon gré son père et ses frères par empressement de se soustraire à la tentation (d'apostasie) et par désir de séjourner dans un pays musulman : et que le père et les frères en étaient contents aussi, dans l'espoir qu'ils trouveraient un moyen de se sauver eux-mêmes en quelque pays musulman aussitôt que serait levé cet embargo qui les en empêchait. Le pèlerin à qui on fit la proposition ne demandait pas mieux : il fut enchanté de profiter de cette occasion qui lui offrait du bien dans cette vie et dans l'autre. Quant à nous, nous restions étonnés au plus haut degré qu'un homme pût jamais se trouver dans le cas de concéder, avec autant de facilité, une personne si intimement attachée à son cœur; qu'il pût la confier à un homme tout à fait étranger et se résigner à un tel éloignement, au désir tourmentant de la revoir et à la solitude où il devait se sentir sans elle. Nous avons trouvé extraordinaires aussi cette jeune fille, que Dieu l'ait dans sa garde ! et la satisfaction qu'elle éprouve à abandonner ses parents pour amour de l'islamisme et pour se cramponner à l'appui solide de la religion. Que Dieu, qu'il soit exalté ! tienne cette jeune fille sous sa garde et sa protection; qu'il l'entoure d'une société convenable et qu'il la fasse prospérer avec sa bonté. Interrogée par son père sur le projet qu'il avait conçu, cette jeune fille lui répondit : « Si tu me retiens, tu seras responsable de moi. » Elle était sans mère, mais elle avait deux frères et une petite sœur du même père.
(1) Le premier mot que je me sens obligé de dire en présentant au public ce fragment d'Ibn-Djobaïr, c'est que je le dois à l'honorable et précieuse amitié du Dr Reinhart Dozy, de Leyde. Ce savant philologue, tout occupé qu'il est de la publication de trois graves ouvrages, c'est-à-dire, une Histoire des Benou-Abbâd de Séville, un Dictionnaire détaillé des noms des vêtements chez les Arabes, et une édition des commentaires historiques d'Ibn-Badroun sur le poème d'Ibn-Abdoun, a eu l'obligeance de rechercher pour moi, dans la collection de Leyde, des textes relatifs aux Arabes siciliens, dont il m'a envoyé des copies. Il a accompagné son extrait d'Ibn-Djobaïr de quelques renseignements empruntés aux autres parties de l'ouvrage, et il a eu le soin de corriger quelques mots qui se trouvaient mal écrits dans l'original. Ses corrections sont marquées d'un astérisque (*) au pied du texte. Je me sens heureux de pouvoir donner à mon savant ami hollandais un témoignage public de ma reconnaissance; j'ose dire encore de celle de ma patrie, à laquelle il a offert ainsi un document tout à fait nouveau et très important pour son histoire du moyen âge. Dans l'histoire de la Sicile musulmane, à laquelle je travaille, et plus encore dans la bibliothèque arabo-sicilienne, pour laquelle j'ai réuni presque tous les matériaux, j'aurai l'occasion de renouveler souvent les expressions de ma gratitude à l'égard du Dr Reinhart Dozy, qui m'enrichit toujours de textes nouveaux.
L'ouvrage inédit dont on présente ici la partie relative à la Sicile, jouissait d'une grande renommée parmi les Arabes espagnols. C'est un journal de son premier voyage en Orient, qu'Ibn-Djobaïr commença à écrire, en mer, pendant sa traversée de l'Espagne à Alexandrie. D'après le prospectus publié en décembre 1845, et annoncé dans le dernier cahier de notre Journal, nous espérons que M. Dozy rendra bientôt public, non seulement tout le texte des voyages d'Ibn-Djobaïr, mais aussi l'importante histoire de l'Afrique septentrionale intituler Al-bayano-'l Mogrib, et un autre ouvrage historique, l’Almodjib de Marrakishi. Celui-ci va être imprimé aux frais de la Société anglaise pour la publication des textes orientaux. Abou'l Hossein Mohammed-Ibn-Ahmed-Ibn-Djobaïr, de la tribu de Kenani, naquit à Valence, en 540 (1145 de l'ère vulgaire), d'une très bonne famille, originaire de Xativa. Après avoir étudié la lecture du Coran, les traditions du prophète, les belles-lettres et la loi, il devint le secrétaire de Cid Abou-Saïd-Ibn-Abd-el-Moumin, prince Almohade, gouverneur de Grenade, et il fut regardé comme bon écrivain et bon poète. Les biographes font mention de plusieurs de ses poèmes, de deux surtout, qu'il composa en honneur du célèbre Saladin.
L'anecdote qui donna lieu au voyage d'Ibn-Djobaïr nous montre qu'avec un peu de bigoterie, si l’on veut, il était homme à ne pas s'humilier devant un despote. Un jour qu'Abou-Saïd avait trop bu, tandis qu’Ibn-Djobaïr écrivait une dépêche, le prince présenta à celui-ci une coupe de vin; mais le secrétaire la refusa en disant qu'il n'en avait jamais goûté. Par Dieu, reprit Abou-Saïd, tu videras cette, coupe sept fois! Il fallut se résigner à ce péché, que le prince paya en remplissant sept fois la même coupe de pièces d'or. Mais, quelque temps après, soit par scrupule de conscience, soit pour s'éloigner d'un maître capricieux et violent, Ibn-Djobaïr lui demanda la permission de faire un pèlerinage à la Mecque. L'ayant obtenue, il vendit tout ce qu'il possédait, il en ajouta le prix aux pièces d'or que le prince lui avait données, et il quitta Grenade en 578 (1182-83). Il se dirigea d'abord vers Alexandrie; et après avoir visité Jérusalem, Médine, la Mecque, Damas, Mossoul, Bagdad et autres villes, il revint en Espagne, en 581 (1185). Ce fut pendant son retour qu'il s'arrêta en Sicile, après avoir couru de grands dangers dans le détroit de Messine. (El-Makkari, Hist. d'Espagne, ms. arabe de la Bibl. royale, 704 ancien fonds, vol. 1, fol. 234 recto à 258 recto; Gayangos, The history of the Mohammedan dynasties in Spam, etc. London, 1840-1843, tome II, pag. 400 et 401.)
Si la biographie de ce bon musulman espagnol nous dispose à lire avec attention ses impressions de voyage lorsqu'il parle de la Sicile, moitié musulmane, du xiie siècle; notre intérêt redoublera en parcourant l'ouvrage. Je me tais sur les beautés de la forme, qui se perdent en partie dans une traduction et quelquefois même se changent en débuts. Les écrivains arabes, pour rehausser leur style, quand le sujet s'y prête un peu, commencent tout à coup, même dans les ouvrages les plus sérieux, à rimer leur prose, et ils se laissent aller à un langage poétique, à des répétitions et des jeux de mots que la richesse de l'arabe rend peut-être élégants chez eux, mais qui, ne trouvant pas d'équivalent dans nos langues européennes, dans la française surtout, deviennent de très mauvais goût. On reconnaîtra aisément dans Ibn-Djobaïr quelques-unes de ces pièces de rhétorique orientale ; mais, à cela près, son récit est facile et spirituel, et ses observations ont beaucoup de justesse, d'à propos et de naïveté; d'autant plus que l'auteur prenait des notes tous les jours, ou, du moins, très souvent, de manière que ses impressions n'avaient pas le temps de s'effacer, ni les faits de se confondre dans sa mémoire. Quoiqu'il ait écrit pour son pays et pour son siècle, et non pour nous, et que, par conséquent, il soit bien loin de satisfaire notre curiosité historique, il nous, rend cependant un grand service. Les chroniqueurs chrétiens de la Sicile, même Hugo Falcand, le Tacite de son siècle, ne parlent des musulmans que comme on ferait des bêtes fauves; on nous apprend les ravages qu'elles ont causés, le carnage qu'en ont fait les hommes, c'est tout ce qu'il faut savoir. Or, notre Arabe espagnol nous présente un peu le revers de la médaille. Pendant qu'il parcourait la Sicile septentrionale avec des marchands, pèlerins comme lui, ses études, sa position sociale et son expérience des affaires publiques, lui attiraient la confiance des musulmans de Sicile, et le mettaient à même d'observer le pays mieux que personne. En effet, ses descriptions topographiques, ses anecdotes, ses remarques sur la différence de condition qui existait entre les musulmans des villes et ceux des campagnes, et, enfin, son aperçu sur la persécution qu'on avait organisée contre tous, jettent des lumières dont l'histoire pourra faire son profit.
Les musulmans de Sicile, tolérés nécessairement par le conquérant Roger de Hauteville, avaient été protégés de très bonne volonté par son fils, le roi Roger, qui fonda un puissant royaume en réunissant les forces des petits états musulmans, lesquels, jusqu'alors, ne s'étaient servis de leurs ressources que pour se déchirer entre eux. Sous le règne de Guillaume Ier, l'intérêt de la noblesse chrétienne et du clergé avait commencé, contre les musulmans, une persécution parfois sourde, parfois ouverte, qui fit répandre bien du sang, et que la royauté n'était pas en mesure d'arrêter. Aussi, un siècle après la conquête, sous le règne de Guillaume II, les musulmans, encore nombreux, riches et animés de l'esprit de nationalité, mais soutenus plus faiblement chaque jour par le pouvoir royal, allaient succomber aux attaques du parti catholique et féodal, qui opprimait directement ceux des campagnes ses vassaux, et vexait par tous les moyens les musulmans indépendants des villes et les faibles restes de l'aristocratie territoriale musulmane. Quelques années s'écoulent, et voilà les deux partis engagés dans une lutte à mort. Le trône, ébranlé par un changement de dynastie, par le choc des Guelfes et des Gibelins, par les crimes du tyran Henri VI, par l'ambition de la cour de Rome, et enfin par la minorité de Frédéric II, n'offre plus aucun appui aux musulmans. Forcés alors de se jeter dans les voies de la rébellion, ils se trouvèrent cernés de populations chrétiennes qui s'étaient déjà très solidement établies dans l'île, soit en formant des communes, soit en se réunissant sous de puissants seigneurs féodaux. La partie n'était plus égale. Le parti musulman se vit exterminé par l'épée et par le feu, amoindri tous les jours par des apostasies; ses restes, hommes aguerris et tenaces dans leur croyance, furent déportés en Pouille un demi siècle après le voyage d'Ibn-Djobaïr. Ils y reprirent le rôle de royalistes, même celui de prétoriens, et servirent d'appui à la maison de Souabe, dans ses luttes contre la papauté. A partir de l'année 1282, la maison d'Anjou les enrôla sous son propre drapeau, et même sous les étendards du pape, dans ces croisades scandaleuses que la cour de Rome prêcha contre la Sicile, dans le vain espoir de la soumettre encore une fois à un gouvernement despotique et étranger. La bigoterie de Charles II de Naples, méconnaissant les services de la colonie musulmane de la Pouille, la détruisit tout à fait au commencement du xive siècle.
Il ne m'aurait pas été difficile, peut-être, de faire précéder le journal d'Ibn-Djobaïr par un aperçu sur la condition des musulmans assujettis à la domination normande en Sicile. La comparaison des détails intéressants donnés par notre voyageur, avec les récits d'autres auteurs musulmans et chrétiens, et avec les nombreux documents de l'époque, jette beaucoup de lumière sur ce point d'histoire. Mais il sera encore mieux éclairci par les chartes arabes recueillies en Sicile par M. Noël des Vergers, qui vient d'en publier une, avec de savants commentaires, dans le Journal asiatique de 1845. Je réserve ce sujet pour le traiter avec les développements nécessaires dans l'histoire des Arabes en Sicile, que j'ai l'intention de faire paraître bientôt. En attendant, je m'abstiendrai, dans ces notes, de considérations historiques plus détaillées.
Je ne saurais terminer cet avertissement sans renouveler les expressions de ma vive gratitude envers M. Reinaud, membre de l'Institut ; car, non seulement j'ai profité, depuis quatre ans, de ses excellentes leçons publiques, mais il a eu aussi l'obligeance de diriger toujours mes recherches dans les manuscrits arabes aussi bien que dans les livres qui traitent de l'histoire, des lois, etc. des musulmans. Dans les passages les plus difficiles d'Ibn-Djobaïr, M. Reinaud est venu toujours à mon secours avec sa profonde connaissance de la langue arabe et sa vaste érudition.
(2) A la lettre, « tes mains. »
(3) Comme, selon moi, l'italien se prête mieux que le français à rendre le vague poétique de l'arabe, j'aurais traduit en italien bien littéralement les premières lignes d'Ibn-Djobaïr par ces mots : Questa cittade è emporio de mercatanti infedeli, meta alle navi di tutte le regioni, comodissima pel buon mercato, se non che gl' infedeli v'abbuiano il cielo. »
Tout ce qui est dit ici de la situation de Messine est de la plus grande exactitude. Mais Ibn-Djobaïr se montre de bien mauvaise humeur contre les habitants d'une ville où il ne voyait aucune trace de l'élément musulman. Je me doute fort que ses remarques sur la saleté de la ville n'ont eu d'autre fondement que cette antipathie de race et de religion, car Messine est si heureusement placée, et elle est si propre aujourd'hui que je ne saurais me l'imaginer autrement, pas même dans le xiie siècle.
(4) J'ai traduit ici par bourgs, et par hameaux. Ces deux mots arabes ont un sens fort vague, d'autant plus difficile à rendre en français, que les différentes espèces d'habitations reconnues par les peuplades de l'Arabie, ne pourraient pas se rapporter avec exactitude à celles des chrétiens du moyen âge. Le mot qui signifie habitation en général, et qui, parmi ses nombreuses acceptions, sert aussi à désigner la deuxième d'entre les cinq subdivisions des tribus arabes (de Sacy, Commentaire de Hariri, pag. 329), est employé par Edrisi, dans sa Description de la Sicile, tantôt pour indiquer un groupe d'habitations bourgeoises, par opposition au mot campagne, et tantôt pour dénoter des fermes. Ibn-Djobaïr s'en sert à peu près comme Edrisi.
Le mot est expliqué dans les dictionnaires par « champ, propriétés rurales ou fermes. » Ici il a le sens de hameaux ou fermes. Edrisi, dans sa Description de la Sicile, que je viens de citer, lui donne ordinairement la signification de village (man. de la Bibl. royale, n° prov. 80, fol. 137 verso) : car ici, on doit entendre les petites habitations rurales ou fermes, les stations de voyage et les maisons qui s'étaient groupées autour d'elles et les villages plus considérables, où peut-être les agrégations d'habitations de paysans.
(5) A la lettre: « Se promènent sur ses épaules, et font bonne chère sur ses ailes. »
(6) La préposition employée ici par l'auteur, indique, avec une grande précision, que les musulmans étaient toujours en possession de leurs propriétés et de leurs . Cette dernière expression pourrait désigner les fermes ou bien les industries, mais les deux mots reviendraient au même si, comme je pense, il ne s'agit ici que des paysans musulmans devenus les rustici ou villani des seigneurs normands et italiens alors établis en Sicile. Ibn-Djobaïr parle des ou bourgeois comme d'une classe tout à fait diverse.
(7) Le mot dans le sens de bourgeois ou citoyen, ne présente aucune difficulté. J'écris cette note seulement pour faire remarquer qu'en me servant ici du mot bourgeois, je ne prête pas a l'auteur une idée qu'on pourrait considérer comme étrangère aux musulmans.
(8) Les fonctions d’hadjeb, ou chambellan, n'ont pas été toujours les mêmes dans les différentes époques, et sous les différentes dynasties de l'islamisme. L'hadjeb, portier, ou plutôt garde du rideau, car les Arabes n'avaient pas de portes à leurs chambres, n'était que le premier serviteur de la maison royale chez les califes Abbassides. La forme despotique du gouvernement rendit ministre de l'état le grand valet de la cour, et même il fut le premier ministre chez les Omeyades d'Espagne. A la dissolution du califat espagnol, les princes des petits états qui se formèrent de ses débris prirent d'abord le titre d'hadjeb. A une époque moins reculée, on appela hadjeb, en Egypte, le premier fonctionnaire après le vice-roi, et ensuite, ce titre fut donné à des magistrats inférieurs de l'ordre administratif. Quant aux hadjebs de la cour normande de Sicile, il semble qu'ils n'étaient que des employés de la maison du roi.
Le mot vizir n'a pas besoin d'explication. On sait que les vizirs étaient de simples conseillers d'état. (V. Gayangos, op. cit. tom. I, page 102, 103, 397 et xxix de l'Appendice. De Sacy, Chr. ar. 2e éd. tom. II, pag. 157, 169.)
(9) Pages. Ibn-Djobaïr parle toujours des eunuques dont il vient de faire mention; mais, comme ici à la suite du mot il n'ajoute pas eunuques, j'ai traduit par pages seulement. Il ne me semble pas probable que tous les musulmans employés, soit à la cour, soit dans l'administration de Guillaume II, eussent été des eunuques.
(10) Le mot pourrait signifier aussi plus relâché. L'esprit de la phrase porterait peut-être à le traduire ainsi, mais il me paraît que personne ne pouvait appeler relâché Guillaume II, que l'histoire ne représente pas comme un prince faible ni débauché, et qui fut surnommé le Bon pour ses vertus civiles et politiques, dit-on aussi pour sa piété.
(11) Alamah, signe. C'est le terme technique d'une devise ou sentence que les princes musulmans faisaient écrire en gros caractères en tête de leurs rescrits, après la formule du bismillah. (Voyez à ce sujet les Monuments arabes, etc. du Musée Blacas, par M. Reinaud, tom. I, pag. 109, et une notice du même auteur dans les Documents inédits sur l'histoire de France, Mélanges, tom. II, p. 52.) Dans cette notice, M. Reinaud a donné, d'après Ibn-Khaldoun, l’alamah des princes de Tunis vers la moitié du xive siècle; qui était : « Louanges à Dieu et actions de grâces à Dieu ! » L’alamah de Dhaher, calife fatimide d'Egypte, qui régna de 1030 à 1035 de notre ère, était, d'après Nowaïri « La louange de Dieu est le remerciement de (ses) bienfaits. » (Nowaïri, manuscrit arabe de la Bibliothèque royale, ancien fonds, n° 703, A, fol. 56, r°). On s'aperçoit bien qu'entre cette devise et celle de Guillaume Ier, roi de Sicile, il n'y a qu'une différence de syntaxe; la sentence et les mots sont les mêmes.
(12) Il suffit d'avoir lu un peu l'histoire de Sicile pour se rappeler qu'il existait, dans le palais royal de Palerme, une manufacture d'étoffes de soie, fondée, à ce que l’on dit, par le roi Roger, au moyen des ouvriers que sa flotte avait faits prisonniers en Morée, l’année 1149. Je suis persuadé que cette manufacture existait longtemps avant, et que les captifs grecs, hommes et femmes, ne firent qu'augmenter le nombre des ouvriers. Le fameux manteau impérial de Nuremberg en est une preuve certaine, puisque l'inscription arabe qui s'y trouve est de l'an 528 de l'hégire (1133 de J. C). A cette remarque, qui n'a pas échappé à M. Wenrich dans son récent ouvrage sur l'histoire des Arabes en Italie et dans les îles adjacentes (Lipsiae, 1845, pag. 391), j'ajouterai que la langue de cette inscription tranche la question aussi bien que la date. Du reste, Ibn-Khaldoun nous assure que, depuis les califes Omeyades, l'usage était, chez les principales dynasties musulmanes d'Orient ou d'Occident, d'entretenir dans le palais royal, un hôtel du tiras, ou manufacture de soie, destinée exclusivement au tissage de robes avec inscriptions, pour le sultan ou autres éminents personnages. Un des premiers serviteurs de la cour était d'ordinaire l'intendant de cette manufacture, qui paraît avoir été une des occupations les plus importantes de la maison royale. (Voyez de Sacy, Chrest. ar. tome II, pag. 287 et 305). Nul doute que les rois normands de Sicile n'eussent adopté cet usage. La manufacture d'étoffes de soie établie dans le palais était même un nom décent pour déguiser le sérail, où ils avaient eu la fantaisie d'introduire aussi des filles franques ou françaises, comme nous l'apprend Ibn-Djobaïr.
(13) Le mot dont se sert ici l'auteur au féminin, correspond au mot francs, dans l'acception qu'il eut en Orient depuis les croisades. Il comprend les Français et tous les chrétiens d'Occident, à la différence des chrétiens d'Orient, que les Arabes appelaient Roum . Les Italiens, quoique confondus quelquefois avec les Francs, étaient plus ordinairement désignés, chez les Arabes de cette époque, par le nom de Roum.
(14) Il s'agit ici de l'affreux tremblement de terre du 4 février 1163, par lequel la ville de Catane fut détruite de fond en comble, aussi bien que d'autres villes et châteaux de la Sicile orientale, le sommet de l'Etna s'affaissa; d'anciennes sources tarirent et il en jaillit de nouvelles; la mer envahit une partie de la ville de Messine après s'être retirée du rivage, etc. Guillaume II n'était alors qu'un jeune homme de dix-sept ans.
(15) Le mot que je traduis ici, comme on le fait ordinairement, par « polythéiste, » signifie littéralement « associateur. » C’est ainsi que les musulmans appellent les chrétiens à cause du dogme de la Trinité.
(16) Le jeûne pendant le mois de ramadhan est obligatoire pour tous les musulmans, à l'exception des vieillards, des malades et des voyageurs. Cependant, les vieillards seuls peuvent compenser le jeûne par une aumône en blé; les autres doivent en acquitter aussitôt que leur maladie ou leur voyage est fini. Il serait possible qu'une conscience moins scrupuleuse eût admis la compensation par aumône, même pour les personnes valides; mais je serais tenté de croire que, du temps de Guillaume II, il ne restait d'eunuques ou pages du palais, que les vieillards qui avaient commencé leur service sous les règnes précédents, temps où la population musulmane était plus nombreuse, et son influence plus forte.
(17) Croire dans son esprit, et professer par sa parole, telle est la définition théologique du mot imam . La différence qu'il y a entre croire aux dogmes d'une religion et la professer, est marquée très bien dans le Coran, sur. 49 v. 14. Les Arabes ont dit : Nous avons cru. — Réponds-leur : Vous n'avez point cru ; contentez-vous de dire : Nous avons embrassé l'islamisme, car la foi n'est point encore entrée dans vos cœurs. •
(18) Les fundiks, mot qui parait dérivé du grec πανδοχεῖον, étaient en même temps les auberges et les magasins des marchands voyageurs. La langue italienne a retenu le mot fondaco dans le sens de magasin, et le dialecte sicilien, qui joua un si grand rôle dans la formation de l'italien illustre ou commun, se sert du mot fundacu pour indiquer les hôtels du dernier ordre, soit sur les grandes routes, soit dans l'intérieur des villes, où on loge à pied et à cheval. Une grande quantité de ces auberges, à Palerme, se trouve toujours dans le quartier l’Attarini, ainsi nommé d'après le mot droguistes. Par la même raison, on appelait Bab-el-Attarin une porte de Cordoue, et on donne le même nom à des quartiers ou à des rues dans plusieurs villes musulmanes d'aujourd'hui.
(19) Le 12 de ramadhan 580 correspond en effet au 18 décembre 1184, et c'était un mardi dans le calendrier musulman comme dans le calendrier chrétien, car le compte hebdomadaire, quoique sous des noms différents, est le même dans les deux styles, qui l'ont emprunté très probablement à l'Inde. La correspondance avec le calendrier chrétien est toujours exacte dans le journal d'Ibn-Djobaïr. Mais pour bien entendre le compte des jours de ce voyageur, il faut se rappeler que le jour légal, chez les musulmans, commence au coucher du soleil du jour précédent; c'est-à-dire au même point d'où l'on compte encore aujourd'hui les vingt-quatre heures de la journée dans l'Italie méridionale, et surtout en Sicile.
(20) L'auteur parle des îles Eoliennes, en y comptant sans doute les deux îlots de Lisca-Bianca et de Basiluzzo. Les sept îles principales sont : Lipari, Vulcano, Salina, Stromboli, Panaria, Filicuri et Alicuri. Vulcano et Stromboli »ont deux volcans toujours en activité.
On voit bien que les notions d'Ibn-Djobaïr, sur la cause immédiate des éruptions volcaniques, étaient fort exactes. Le souffle igné qui entretient la flamme et lance la pierre, n'est pas autre chose que le gaz de notre physique moderne.
(21) Mahomet, dans la surate 34, v. 15 du Coran, rappelait aux Arabes le déluge d'El-Arem comme une catastrophe terrible, dont le souvenir s'était perpétué dans la nation. On dit que cette inondation, arrivée, selon l'opinion la plus probable, vers le commencement de l’ère vulgaire, fil émigrer plusieurs tribus arabes du Yémen dans l'Arabie-Pétrée et dans la Mésopotamie. Le verset du Coran, à son tour, rendit familière chez les musulmans de tous les pays la phrase de l'inondation d'El-Arem.
(22) Cette distance, aussi bien que les autres données par Ibn-Djobaïr et Edrisi en parlant de villes dont la position n'a pas changé, prouve que les milles dont on se servait alors en Sicile correspondent parfaitement aux milles siciliens actuels.
(23) Tout le monde sait que la Méditerranée n'a presque pas de marée. Sur la côte septentrionale de la Sicile, la marée journalière se réduit à peu près à un demi-pied, mais c'est un fait constant (je puis l'assurer pour les golfes de Palerme et de Termini) qu'un retirement d'eau bien plus considérable a lieu sous l'influence des vents du nord-est, nord et nord-ouest. On peut l'évaluer à un pied, et quelquefois à un pied et demi. Je laisse aux géographes à indiquer les retours périodiques de ce phénomène, les autres endroits où il a lieu, et toutes les circonstances qui pourraient faire connaître les causes de cette espèce de courant, et s'il se rattache aux phases de la lune.
L'obstacle au départ d'Ibn-Djobaïr, de l'embouchure de la rivière de Termini, n'était donc pas la basse marée qui laissait à sec son bateau, mais il tenait aux vents du nord annoncés par l'abaissement des eaux, et opposés directement à la sortie de cette cale.
Je dois avertir ceux qui ne savent pas l'arabe que j'ai traduit tri par « rivière » le mot qui signifié aussi « vallée. » Le sens de la phrase m'a fait adopter la première de ces deux significations.
(24) Le texte ne présentant pas de voyelles, je ne sais pas s'il faut prononcer sàd, sàad ou soud; car il n'y a aucune raison de préférer l'une à l'autre de ces leçons. Sans faire de conjectures sur l'étymologie du nom de ce cassr (château), je dois avertir que sàd signifie bonheur, et que c'est aussi le nom de plusieurs tribus arabes, d'une montagne dans le Hedjaz, d'une ville en Arabie, etc. On appelle sàad un marais couvert de roseaux entre la Mecque et Médine (de Sacy, Chrestomatie arabe, tom. II, p. 452, 2e édition). Enfin soud est le nom dune plante aromatique.
Quant à la situation de ce château, il me semble hors de doute qu'il était bâti sur la colline nommée aujourd'hui la « Cannita », nom de lieu formé en sicilien du mot cannitu (plantation de roseaux). Il est vrai que cet endroit est situé à deux lieues de Palerme, et non à une parasange, c'est-à-dire à peu près une lieue, ainsi que nous le dit Ibn-Djobaïr; mais comme il ne se trouve dans les environs aucune élévation de terrain qui réunisse les autres circonstances remarquées par notre voyageur, il faut supposer une inexactitude de sa part, ou bien une faute du copiste, qui aurait oublié les deux dernières lettres, signe du duel. Ce qui tranche peut être la question c'est que, sur la colline de la Cannita, on trouve une quantité immense de restes d'anciens édifices en pierre et en brunie, aussi bien que des vases antiques et des monnaies grecques et phéniciennes. Ce sont bien les restes de la ville antérieure. A la conquête musulmane, dont parle ici l'auteur. Le cimetière qu'il observa autour de l'enceinte du château, correspond parfaitement à la petite plaine qu'on appelle aujourd'hui Zotta di la quadàra (de la chaudière); zotta n'étant autre chose que le mot qui signifie en sicilien, comme en arabe, 1° un fouet; 2° un peu d'eau stagnante; 3° une vallée peu profonde, ou une petite plaine entre de légères élévations de terrain. Les paysans appellent aussi cet endroit : Zotta di li morti (des morts), à cause des tombeaux antiques qu'ils y trouvent souvent en cultivant leurs vignes. Je tiens ces détails de M. le baron de Friddani. L'ayant prié de faire faire des recherches sur la situation probable du Cassr sâd, il en écrivit à quelqu'un de ses amis à Palerme, et cela a amené la découverte des antiquités de la Cannita, auxquelles, jusqu'à présent, on n'avait fait aucune attention.
J'espère maintenant que les recherches des archéologues siciliens aboutiront à des résultats plus précis sur les antiquités musulmanes, grecques et, peut-être aussi, puniques, de la Cannita. M. le duc de Serradifalco, dont le nom est célèbre pour son ouvrage sur les monuments grecs de la Sicile, s'occupe à présent des monuments arabo-siciliens; et j'ai des raisons pour croire qu'il fera exécuter des fouilles sur l'emplacement du Cassr-sâd. Je dois ajouter qu'en causant avec moi, à ce sujet, l'été dernier, à Paris, M. Serradifalco devina presque la véritable situation de ce château, en indiquant l'endroit appelé Portella di mare, tandis que je m'étais égaré d'un autre côté, et que le souvenir des vieilles masures de la Cannita ne s'était présenté ni à l'un, ni à l'autre. Il a été nécessaire d'entrer dans ces détails, pour faire la part de chacun dans une découverte qui pourrait devenir importante:
(25) Le sens de la phrase explique très bien les trois espèces d'habitations qu'Ibn-Djobaïr remarqua dans ce château. Le mot qui signifie demeure en général, doit se rendre ici par humbles demeures, comme le mot abituro en italien, qui a le même sens général, mais qui ordinairement est employé pour indiquer les petites et pauvres habitations. Les mots meschino en italien, et mesquin en français, dérivent de la même racine arabe que lieu de repos ou de tranquillité. En Italie, au xiiie siècle, meschino signifiait aussi vassal (Dante, Enfer, ch. ix, vers 43). La synonymie entre « homme tranquille ou en repos, » et « homme pauvre, prolétaire, faible, » est caractéristique de l'humanité plutôt que de la nation arabe on du moyen âge en particulier.
Le terme rendu par une expression fort vague dans les dictionnaires arabes européens, signifie en effet « appartement supérieur, » et par conséquent « maison bourgeoise; » et le Kamous assure que ce nom dérive du rang des personnes qui habitent ces sortes de maisons. L'adjectif pris a la quatrième forme, doit être traduit par élevées ou magnifiques; mais il pourrait avoir la signification plus précise d’ornées de corniches, si on le mettait à la deuxième forme, en supposant l'omission d'un teschdid dans la copie de Leyde.
(26) Les mosquées ne sont pas toujours couvertes comme nos églises. Le grand sanctuaire de l'islamisme, la mosquée de la Caaba à la Mecque, n'est qu'une place en plein air, entourée de plusieurs rangées de portiques en arcade ; et au milieu de ce parvis se trouvent la maison carrée, le puits Zemzèm, etc. La mosquée du tombeau du prophète à Médine est bâtie à peu près sur le même plan. On étend, sur le pavé, des nattes pour s asseoir, ou pour faire les prosternations pendant la prière.
J'ai traduit à la lettre I expression un peu vague de « arcades allongées,» ne pouvant pas décider si l'auteur a voulu appliquer cet adjectif a la courbe ou cintre des arcs, ou bien A la figure rectangulaire du portique formé par les arcades.
(27) Que les lecteurs habituels du Journal asiatique me pardonnent si je me permets d'ajouter ici que l’adzân est l'appel fait du haut des minarets au commencement des heures canoniques de la prière. Je prends cette liberté, parce que le présent article peut intéresser des personnes auxquelles les usages des musulmans sont moins familiers.
(28) Imam signifie guide ou préposé. Les musulmans en reconnaissent plusieurs classes. L'imam par excellence est, comme le pape de l'église catholique, le chef suprême de la religion, dignité inséparable de la souveraineté politique, parce que, chez les Arabes musulmans, ce fut la théocratie qui fonda le pouvoir civil. On donne le même titre au ministre qui dirige une assemblée dans la prière en commun, et aussi aux docteurs plus célèbres, aux pères de l'église musulmane, si je peux me servir de cette expression. L'imam dont parle Ibn-Djobaïr est un imam el-Omm ou du peuple, le curé de cette pieuse population du Cassr-Sâd.
(29) La prière ordinaire est celle que les musulmans sont obligés de faire tous les jours, k cinq heures différentes, qui commencent : 1° quarante-cinq minutes avant le lever du soleil ; 2° quarante minutes après midi; 3° entre midi et le coucher du soleil; 4° vingt minutes après le coucher du soleil; 5° entre cette heure et celle de la prière du matin. Chaque prière se compose de plusieurs rikas, et chaque rika d'un certain nombre d'invocations et de versets du Coran, qu’on doit accompagner par des inclinations et des prosternations. On peut s'en acquitter à la mosquée ou ailleurs, en particulier ou en commun; mais ce dernier mode est plus méritoire.
Le térawih est une prière extraordinaire de vingt rikas que l'on doit faire toutes les nuits du ramadhan, à la suite de la prière ordinaire.
Le mois saint auquel fait allusion Ibn-Djobaïr n'est autre chose que le ramadhan ou ramazan. Pendant les trente jours de ce mois, le pieux musulman est condamné à une abstinence complète depuis le lever jusqu'au coucher du soleil; il ne peut ni manger, ni boire, ni fumer, ni s'entretenir un peu librement avec ses femmes. La nuit, toutes les mosquées sont ouvertes et illuminées, afin que les fidèles puissent s'acquitter du térawih. On donne des soupers somptueux, et on se dédommage de l'abstinence de toute la journée, qui quelquefois est excessivement longue, parce (pie, l'année des musulmans étant lunaire, le ramadhan fait le tour de toutes les saisons.
(30) Ibn-Djobaïr parle sans doute de l'hôpital des lépreux, que Guillaume II transféra dans l'église de Saint-Jean, fondée, dit-on, par Robert Guiscard, tout près de Palerme, sur la route de Mare-Dolce ou Casr-Djîafar. On établit ensuite dans cet édifice une maison de fous, qui fut transférée, en 1802, dans un autre endroit, et qui a été rendue célèbre, depuis 1826, par le génie et le dévouement philanthropique de feu le baron Pisani. Les environs de l'hospice normand s'appellent toujours San Giovanni de' leprosi; et des tanneurs ont remplacé les anciens habitants de cet édifice, où les bâtisses antiques ont disparu sous «les réparations successives.
Le texte de Leyde porte sans doute , dans les deux endroits où il parle de ce magistrat, et, en admettant cette leçon, on pourrait le rendre par « employé qui reçoit le serment. » Mais je crois bien plus simple et plus sûre la correction de M. Reinaud, qui lit mostakhlif, commissaire, en ajoutant un point diacritique, que le copiste oublia très probablement dans le manuscrit de Leyde
(32) Je suis sûr que l'ouvrage sur les monuments arabes et normands de la Sicile dont s'occupe à présent M. le duc de Serradifalco ne se bornera pas à la description de l'état actuel, mais ajoutera tous les détails que les écrivains nous ont transmis sur les parties de ces monuments qui sont aujourd'hui perdues ou détériorées. Ainsi je n'empiéterai pas sur la tâche de M. de Serradifalco, en rapprochant de ce passage d'Ibn-Djobaïr les descriptions d'Hugo Falcand et des autres auteurs qui ont décrit, à des époques différentes, le palais royal de Palerme; mais seulement, afin dé me rendre plus utile à ceux qui étudieront les monuments arabes de la Sicile, je tâcherai d'expliquer les termes techniques dont Ibn-Djobaïr s'est servi dans sa description.
Rihab , pluriel de rabhah , doit se rendre ici par « esplanade. » Ce mot vient d'une racine qui signifie « être vaste, présenter de l'espace, » et il pourrait, par conséquent, être rendu aussi par le mot place, mais j'ai préféré celui d'« esplanades, » parce qu’il s'agit de places hors des portes du palais.
Sahut, , pluriel de sahah , signifie cour, espace en plein air au dedans des bâtiments. C'est au juste l'italien atrio.
Le mot que j'ai rendu par bâtiments magnifiques, signifie à ra lettre châteaux; c'est cousour, pluriel de casr. Je crois qu'on ne devait pas le traduire autrement, puisqu'il s'agissait d’édifices, contenus dans le palais royal. Il paraît que l'auteur se serait servi d'une autre expression s'il eût voulu parler des tours du palais, ou bien les édifices.que les anciens chroniqueurs de Sicile désignent sous ce nom n'avaient pas tous la forme de tours. L'adjectif que j'ai rendu par élevés, pourrait avoir aussi le sens de magnifiques, » et même « d'ornés de corniches, » comme je viens de dire à la note 25.
Maïadin, pluriel de maïdan ou midan, dérive du verbe qui a la signification primitive d'être en mouvement, en agitation. Ce substantif signifie hippodrome, manège, amphithéâtre. Le mot italien palestra présenterait peut-être mieux que manège la destination de cet édifice du moyen âge, et sa forme serait parfaitement indiquée par le mot amphithéâtre en le dépouillant de tout souvenir classique. L'adjectif par lequel l'auteur spécifie ces hippodromes, me fait croire qu'ils étaient construits en gradins. Peut-être le plus grand d'entre ces amphithéâtres du palais royal de Palerme était celui qu'au xiiie siècle on appelait sala verde, au dire de Ramon Muntaner (Chronique, chap. xcvii et xcix), et dans lequel le parlement sicilien fut rassemblé en 1283, à l'arrivée de la reine Constance. Cet amphithéâtre fut détruit tout à fait dans le xvie siècle par un vice-roi espagnol, pour construire, à côté du palais royal, un bastion monstrueux, très menaçant et très inoffensif.
Maratib est le pluriel de martabah , qui signifie tantôt tour d'observation, tantôt estrade, coussin ou matelas. L'application du sens d'estrade ne m'a pas paru douteuse dans ce passage.
(33) Coran, sur. 43, v. 32.
(34) Balattat pluriel de balatt, signifie ici sans doute portiques, arcades. On emploie aussi ce mot pour indiquer les tufs d'une mosquée, comme l'ont remarqué M. Gayangos (History of the Mohammeddan dynasties in Spain, etc. vol. 1, p. 494) et M. Reinaud (Journal asiatique, 3e série, tom. XII, p. 345.) M. Reinaud croit le mot une reproduction de plateia et de platea. Il paraît que ce mot, employé d'abord par les Arabes pour désigner le pavé de quelques lieux publics, a été appliqué ensuite aux colonnes et aux arcades qui le couvraient, et enfin, faute d'autre expression, aux nefs d'une mosquée, qui étaient, en effet, des portiques parallèles.
Le mot balata, dans le sens de large dalle, se conserve dans le dialecte sicilien, mais il n'existe dans celui d'aucune autre province italienne, ce qui ferait croire qu'il a été importé en Sicile par les Arabes plutôt qu'emprunté directement au grec et au latin.
(35) Il y a sans doute dans cette phrase quelque faute qui ne permet pas d'en tirer un sens assez clair. Probablement il faut séparer les mots et et changer ou ajouter quelque lettre. J'ai été donc forcé de traduire au hasard, comme il arrive toujours dans quelques passages des manuscrits arabes, lorsque l'on n'a à sa disposition qu'un seul exemplaire.
C'est par conjecture que je lis et que je traduis ce mot par insectes. En remarquant quels animaux sont désignés par l'adjectif et en faisant attention au sens distributif du numératif et aux différentes acceptions des adjectifs relatifs naissant de l'un et de l'autre, j'ai soupçonné qu'il s'agissait ici de quelque espèce d'insectes. La phrase conduit d'ailleurs à ce sens et peut-être elle n'en admet pas d'autre.
(36) L'auteur se sert ici du même mot balat , dont il est question à la note 34. Ce portique, maintenant détruit, est appelé passage, chemin couvert par les chroniqueurs de l'époque normande. Il conduisait en effet du palais royal à la cathédrale, en se prolongeant jusqu'à l'ancienne porte de Sainte-Agathe ; et il rappelle le passage couvert qui servait aux califes de Cordoue pour aller, le vendredi, de leur palais à la grande mosquée, comme nous l'apprend Makkari. (Gayangos, op. cit. t. 1) Est-ce que ce passage couvert de Palerme remontait jusqu'à la domination musulmane ? S'il en est ainsi, à l'époque de la conquête normande il devait être abandonné depuis longtemps, car les sultans kelbites de Sicile avaient leur palais à l'autre extrémité de la ville, dans la citadelle qu'on appelait Khalessah.
(37)J'ai traduit par régions le mot djezair , qui signifie en même temps île et presqu'île, et qui pouvait désigner par conséquent la Sicile avec les îles adjacentes et le royaume actuel de Naples.
(38) A la lettre : « tous les désirs d'une vie rouge ou verte. »
(39) A la lettre : « Cordouane de construction. » C'est ainsi que j'avais traduit un peu trop à l'italienne. Un ami m'a averti du calembour que cette expression aurait produit en français.
(40) Le mot qu'on ne trouve pas dans les dictionnaires arabes-européens, est expliqué dans le kamous : pierre tendre comme l’argile. D'après cette définition, le kiddan serait une pierre de taille fort douce, quoique la radicale ou donne plutôt l'idée d'âpreté et de travail.
Les édifices du moyen âge, à Palerme, sont bâtis avec un tuf calcaire assez fort, et cependant d'un grain très uni. Une espèce semblable de pierre de taille, s'appelle, à Palerme, pietra dell Aspra. La pierre très molle et friable a, en Sicile, le nom de sciacasu, dérivé du des Arabes.
(41) Je suis tenté de croire que le plaisir d'ajouter encore un morceau de prose rimée, fait ici répéter à Ibn-Djobaïr les mêmes idées par des mots différents, ou lui suggère des expressions excessivement vagues. Dans tous les cas, voilà les nuances qui résultent des radicales: macasir, pluriel de macsurah signifie, à la lettre, « endroits entourés, bornés, défendus, » et, par extension, « tribune réservée au souverain dans une mosquée, parties secrètes d'un temple ou d'une maison, maison même, et cave. » Le souvenir des parcs magnifiques des rois normands tout près de Palerme m'aurait fait rendre ici le mot macasir par « enclos, parcs, » ce qui ne s'écarterait guère de la radicale; mais, n'osant pas ajouter cette signification à nos dictionnaires sans l'autorité d'autres passages bien clairs, j'ai traduit par pavillons. Masani, que j'ai rendu un peu au hasard, par « kiosques,» est le pluriel de masna , dont le sens primitif est celui de construction, et qu'on a rendu par palais, hospice public, et même réceptacle d'eau, citerne. La nuance est plus faible encore entre les mots manazir et metalii, dont les racines signifient l'une regarder et l'autre monter, mais qui, dans leur forme de noms de lieux, reviennent au même. Cependant il me semble que belvédère rend parfaitement le second de ces deux mots, dont la racine a laissé dans le dialecte sicilien les mots taliari, regarder, et talaï, aguets.
(42) Littéralement « les marchés sont habités par eux, et ils y sont les commerçants. » La syntaxe et le bon sens nous font croire qu'il s'agit ici des marchés de la ville entière, et non de ceux des faubourgs réservés aux musulmans. Mais, sans doute, Ibn-Djobaïr exagère un peu, ou bien il parle en un sens bien général. Le mot marché, signifiant aussi une rue ou un quartier habité par des personnes qui exercent la même industrie; nous ne pouvons pas croire que sous le règne de Guillaume II toute l'industrie de la ville fût entre les mains des musulmans. Quant au commerce, il ne l'était pas exclusivement : nous savons, par l'histoire et par les documents, que, même avant cette époque, des marchands amalfitains, génois et vénitiens avaient des établissements à Palerme.
(43) Le djumah, ou réunion pour la prière du vendredi, exige, selon la discipline orthodoxe des musulmans, six conditions, savoir : 1° la cité ou habitation permanente sous un chef politique et un cadi ; 2° la présence du sultan ou de son délégué ; 3° l'heure de midi ; 4° la récitation du kotba, ou profession publique de foi, accompagnée de vœux pour Mahomet, ses disciples, les quatre premiers califes, l'imam ou pontife actuel, et le prince régnant; 5° l'assemblée des fidèles; 6° une liberté entière à tout le monde de participer à la prière. Il faut ajouter que le kotba et la monnaie sont regardés comme les deux plus éminents droits de la royauté.
On conçoit facilement que les rois normands de Sicile ne pouvaient pas autoriser cette prière solennelle pour un prince étranger, et que la conscience des musulmans se refusait à la faire pour eux. D'ailleurs la réunion hebdomadaire de plusieurs milliers de musulmans palermitains, pour, une profession à la fois religieuse et politique, était bien dangereuse. Quant à l’assemblée des deux Ids ou Beïrams de chaque année, les inconvénients pouvaient être prévenus plus facilement, et la fête était trop sacrée aux yeux des musulmans pour que le gouvernement osât la défendre sans violer l'engagement solennel de tolérance qu'il avait pris. Les scrupules des musulmans et la jalousie du roi de Sicile trouvaient également satisfaction dans ces deux fêtes par l'idée qu'on eut de mentionner dans la kotba les califes Abbassides. Ces califes, sous le titre pompeux d'imam et de commandant des fidèles, n'étaient plus que les pensionnaires ou les prisonniers des sultans turcs sur les bords du Tigre.
(44) Il s'agit ici, sans doute, de la prière ordinaire et du térawih, puisque la réunion du vendredi était défendue.
(45) Il manque un mot dans le texte.
(46) Cordoue, quoique plus grande que Palerme, était, comme celle-ci, partagée en cinq quartiers ou cités. La cité centrale, bien fortifiée, s'appelait kassbah, nom qui a le même sens à peu près que la cassr de Palerme et qui s'est conservé dans les villes musulmanes de nos jours où il désigne la citadelle.
(47) On l'appelle aujourd'hui la Martorana, d'après le nom du fondateur d'un couvent de filles attaché à l'église, La façade a disparu, le beffroi est assez bien conservé, et les mosaïques existent dans toute leur fraîcheur. Son ancien titre était en effet l'église de l'amiral ou de l'Antiochène, d'après le nom du fondateur, célèbre Georges d'Antioche, grand amiral de Sicile.
(48) Dans l'original, il va un jeu de mots entre kenaïsihin et kounousihin, qui signifiant : le premier, leurs églises, et le second, leurs tanières.
(49) Le mot que j'ai traduit par « antilope » est expliqué, dans nos dictionnaires, partut vaccae sylvestris. Il s'agit sans doute de quelque espèce d'antilope, peut-être le Loba ou le gnou, qui tiennent du taureau pour la forme de la tête et du cerf pour celle du corps. La pointe de ce bon mot d'Ibn-Djobaïr, qui me paraît bien fade, porte sur le double sens que j'ai fait remarquer dans la note précédente. Il faut se rappeler d'ailleurs que la gazelle, à cause de la vivacité de ses yeux et de l'élégance de ses formes, est le lieu commun des comparaisons des Orientaux pour exprimer la beauté d'une femme.
(50) Par un nom dû, sans doute, à la domination romaine, on appelait toujours Cambannyah les environs de Cordoue, très abondants en blé et eu autres produits. (Voyez Gayangos, op. cit. tom. 1er p. 41 et 201.)
(51) Cette ville musulmane redoutable par sa position, fut transférée dans un lieu moins fort au commencement du xiiie siècle, à la suite des luttes entre les chrétiens et les musulmans. On voit des restes de fortifications dans l'ancien emplacement. On a prétendu tirer le nom d'Alcamo d'un certain Adelcame, qu'on supposait avoir été un des conquérants Musulmans de la Sicile; mais les historiens arabes ne font aucune mention de ce personnage. D'ailleurs, le nom d'Alkamah, donné précisément par Edrisi comme par Ibn-Djobaïr, présente une étymologie bien plus prosaïque : celle de la plante Colocynthis, ou fruit du lotos. C'est à Alcamo que vivait très probablement, lors du voyage d'Ebn Djobaïr, le fameux Ciullo, le plus ancien entre les poètes italiens connus.
(52) L'ancien Aquae Segestanae. Les sources thermales, dont parle notre voyageur, existent toujours.
(53) Entre deux ou trois heures après midi et le coucher du soleil.
(54) Ne sachant pas s'il s'agit des Italiens ou des Grecs, ou des uns et des autres en même temps, ce qui parait plus probable, j'ai conservé ici l'appellation arabe de Roum.
(55) J'ai traduit par son nom actuel le terre du passage (en Espagne) des Arabes. La côte, à l'orient du golfe de Cabès, n'est pas comprise sous cette dénomination.
(56) Ibn-Djobaïr ne parle pas ici comme témoin oculaire; mais on avait abusé de sa crédulité, à moins que quelque méprise de langage n'eût fait compter parmi les sources les antiques citernes qui existaient dans presque toutes les maisons du pays. Du resta il est vrai que d'abondantes sources d'eau se trouvent sur cette montagne, l'une des plus hautes de l'île après l'Etria.
(57) J'ai corrigé, d'après Edrisi, le nom arabe de cette montagne qui succéda au mot, peut-être sicanien, d'Erix. Il fut remplacé à son tour par celui de Saint-Julien, qui, selon la légende, aida les Normands à la prise de cette forteresse, en se présentant avec une meute de chiens de chasse, qu'il lança sur les infidèles. Cependant la protection de Vénus Ericine n'a été jamais retirée à son ancien sanctuaire. Les femmes, de Monte San-Giuliano méritent toujours la réputation de beauté qui-faisait désirer au pieux Ibn-Djobaïr, qu'elles tombassent au pouvoir des musulmans.
(58) La fête du 1er de schewal, appelée par les Arabes Id-el-fitr, ou fête de la rupture du jeûne, et par les Turcs Beïram, commence à l'apparition de la nouvelle lune. Pour les musulmans sunnites ou orthodoxes, cette apparition doit être constatée légalement par des témoins devant le magistrat de chaque pays. Les shiites, en vrais novateurs et hérétiques, déterminent cette fête par des calculs astronomiques, et non par l'observation oculaire, à laquelle étaient bornés, par leur ignorance, les Arabes des premiers temps de l'islamisme. A l'occasion de cette fête et de celle que l’on célèbre soixante et dix jours après, les musulmans suspendent leurs affaires, ferment leurs boutiques, s'habillent de vêtements neufs, se rendent des visites et se souhaitent réciproquement la sainte fête.
(59) Les voyageurs sont dispensés d'un certain nombre de rikas, dans leurs prières ordinaires, aussi bien que du jeûne pendant le ramadhan, et de la prière en commun du vendredi, à laquelle est assimilée celle de Ild-el-fitr. Les vieillards et les malades sont dispensés aussi de la prière en commun.
(60) Le Mosalla, lieu de la prière, est une place en plein air où les fidèles se réunissent tous les vendredis, et, plus spécialement dans les deux Beïrams, pour réciter le kotba. Le Mosalla ne peut pas se trouver au delà d'une portée d'arc hors l'enceinte de la ville.
Le nom de Moselle est resté à un point de cet isthme qui forme le magnifique port de Messine. Peut-être se conserva-t-il à cause de l'horreur que la population de la ville avait pour ce lieu profané par les musulmans, qui ne furent jamais en majorité à Messine. Ce qui me confirme dans cette supposition, c'est un passage de Barthélemi de Néocastro, qui, écrivant vers la fin du xiiie siècle, disait qu'on avait jadis inhumé en cet endroit désert (que, dans sa latinité, il appelle Musella) le Sarrasin Malhalufus, ambassadeur du sultan de Babylone (il voulait dire peut-être d'Egypte ou de Bagdad) près l'empereur Frédéric II.
(61) L'auteur se sert ici de l'expression prépose à leurs jugements, mais il parle sans doute du même hakim dont il vient de faire mention quelques lignes plus haut. Ce nom, qui signifie, d'après son origine, sage, et qui fut donné génériquement aux magistrats, a servi ensuite à désigner des fonctionnaires dont l'ordre et les attributions ont varié selon les différentes époques ou dynasties. Sans suivre tous ces changements, il suffit de dire qu'en Espagne, après la chute du califat de Cordoue, le hakim était le magistrat, peut-être judiciaire et administratif, en même temps, les villes secondaires, tandis que dans les capitales, le cadi exerçait les fonctions judiciaires, et le sahib-es-schortah, celles de chef de la police. (Voyez Gayangos, op. cit. tom. I, pag. 104 et xxxii.) Il semble que le même système ait été adopté en Sicile par les musulmans, et qu'on l'ait conservé, même sous la domination chrétienne, tant qu'il exista des populations musulmanes. En effet, Ibn-Djobaïr vient de nous apprendre qu'il existait, à Palerme, un cadi; et nous connaissons, par les lois de la dynastie aragonaise de Sicile, que les patrouilles de police, jusqu'au xive siècle, s'appelaient xurta. Quant à l’hakim, le chef de la municipalité de Malte, qu'on pourrait regarder comme le type de l'organisation des villes musulmanes de la Sicile, il n'eut pas d'autre nom pendant tout le moyen âge, et peut-être il le garde encore. Dans l'ouvrage dont j'ai parlé, j'aurai l'occasion de faire remarquer la ressemblance des fonctions de l’hakim, avec celles du bajulo ou bailli, institué en Sicile par le roi Roger. Ce dernier nom est évidemment d'origine latine, et son usage, dans le latin et dans le grec du moyen âge, remonte au delà de la conquête de la Sicile par les Normands. (Voyez le Glossaire de Ducange aux mots bajulare, bajalus, bajulatio.) Je pense que ce titre ne peut dériver nullement de celui de wali , comme le prétend M. Wenrich, dans son ouvrage, que j'ai cité.
(62) Le mot s'est conservé parfaitement dans l'italien taballa, et, avec une petite altération, dans le français, timbale. Selon le docteur Russel (Natural history of Aleppo, tom. I, pag. 151), qui en donne une explication plus complète que celle des dictionnaires, ce mot indique un grand tambour à deux faces, comme la grande caisse de notre musique militaire, et aussi le petit tambour en cuivre, a une seule face, dont se servait jadis la cavalerie. Les gardes à cheval de la municipalité de Palerme conservent cet instrument oriental avec leurs armes et leur drapeau, ce qui prouve qu'ils étaient anciennement un vrai corps de milice.
(63) Le mot qui manque dans le manuscrit ne laisse pas de vide dans le sens de la phrase. Je dois à M. Reinaud l'interprétation de ce passage, dont le sens n'était pas clair pour moi à cause des fautes du manuscrit.
(64) Ibn-Djobaïr a estropié ce mot en arabe par ; mais le magistrat dont il parle était, sans aucun doute, le bailli ou bajulus. (Voy. Grégoire. Cons. su l’Istoria di Sicilia, lib II, cap. ii.)
(65) La nouvelle n'était pas fausse. Abou-Jacoub-Jousuf-Ebn Abd-Almoumin, chef des Almohades, et souverain, à cette époque, des territoires actuels du Maroc, de l'Algérie et de Tunis, aussi bien que d'une partie de l'Espagne, venait de mourir; et Ali-Ibn-Issa, de la dynastie almoravide des Benou-Ghanyyab, déjà réduite à la possession, même précaire, de Majorque, avait fait aussitôt une tentative contre la dynastie rivale, et s'était rendu maître de Bougie par surprise. La mort d'Abou-Jacoub, à la suite d'une blessure reçue au siège de Santarem, en Portugal, arriva, selon quelques-uns, le 19 rébi dernier 580 (93 juillet 1184). Conde, Hist. de la dom. des Arabes en España, part. III, cap. 50; P. Moura, Le Kartas, Lisboa, 1898, pag. 235), et, selon d'autres, dans le mois de rébi premier de la même année (12 juin à 11 juillet : Messalik Alabsar, manuscrit arabe de la Bibliothèque royale, ancien fonds, 642, fol. 28 r°; De Guignes, Histoire des Huns. tom. I, part. i. pag. 380).
L'occupation de Bougie, par Ali-Ibn-Issa, eut lieu en 581 (Gayangos, op. cit. tom. II), ou plus probablement en la même année 580, comme le dit Conde et comme le fait croire maintenant le témoignage d'Ibn-Djobaûv
(66) J'ai traduit ici par l'expression générique de « voiles » le mot qui signifie « navire » en général. (Voyez Reinaud, Documents historiques, tirés des manuscrits de la Bibliothèque royale, et des archives du royaume, par M. Champollion. Paris, 1843, tom. II).
Nonobstant la grave autorité de M. de Sacy, qui a traduit par galères ce mot (Voy. Chrestomatie arabe, 2e éd. vol. II, p. 44), j'ai préféré de le laisser sous sa forme arabe. L'italien a le mot terida, espèce de navire plat sur lequel on embarquait les chevaux, et qu'on armait aussi quelquefois comme les galères. J'en ai fait mention souvent dans mon histoire des Vêpres siciliennes, et on le rencontre toujours dans les récits des guerres navales des xiiie et xive siècles.
Le mot générique paraît employé ici, par Ibn-Djobaïr, pour indiquer les galères, les navires de guerre par excellence, comme nous faisons aujourd'hui avec le mot vaisseau.
Par on doit entendre les transports, parce que le sens est déterminé par les deux mots suivants.
(67) L'esprit de parti, qui rendait désagréable à Ibn-Djobaïr l'occupation de Bougie par les Almoravides de Majorque, n'allait pas jusqu'à lui rendre indifférente une expédition de la flotte sicilienne contre cette île.
(68) Il est à peine nécessaire de faire remarquer que par Afrikyya, les Arabes entendaient les états de Tripoli et de Tunis, avec la partie orientale de l'Algérie.
(69) Pour mieux comprendre ce passage d'Ibn-Djobaïr, et pour se rendre compte des conjectures qu'on faisait pendant son séjour sur le but de l'expédition, il faut se rappeler quelle était dans ce moment la politique étrangère des rois de Sicile et des princes almohades.
Sous un roi philosophe, Roger Ier, la Sicile, ayant réuni à ses propres forces celles d'une partie de l'Italie méridionale, conquit en Afrique, de 1134 à 1148, presque tout le territoire des régences actuelles de Tripoli et de Tunis.
Ces conquêtes furent perdues, en 1159, sous un tyran faible et violent, Guillaume Ier.
Lors du voyage d'Ibn-Djobaïr, tous les ressorts politiques étaient remontés par le gouvernement énergique et très constitutionnel de Guillaume II, et le roi de Sicile avait toujours une des premières flottes de la Méditerranée; mais les événements d'Italie, et le caractère du redoutable Emmanuel Comnène, empereur Grec, n'avaient pas permis à Guillaume II de songer de nouveau à l'Afrique. D'un autre côté, l'exaspération des musulmans de Sicile, persécutés par le parti aristocratique et ecclésiastique, qui entraînait aussi le roi, était pour celui-ci une forte raison à lui faire ménager les princes almohades, qui auraient pu provoquer des troubles sérieux en Sicile. L'intérêt du commerce liait aussi les deux pays et repoussait les conseils belliqueux.
Quant à la domination des Almohades, il n'est pas nécessaire de dire qu'à cette époque elle était dans toute sa vigueur. Une flotte lui manquait auparavant, et voilà qu'Ahmed es-Sikeli (le Sicilien) était venu pour l'organiser et la commander. Ahmed, né dans l'île de Gerbes, et fait prisonnier, pendant son enfance, par la flotte sicilienne, avait été élevé dans la marine militaire de Sicile; mais la tyrannie de Guillaume Ier l'avait décidé à passer à l'ennemi. Cependant, l'empire almohade avait plusieurs raisons pour ménager les rois de Sicile. Abou-Jacoub, le souverain régnant, s'obstinait à la conquête de l'Espagne, qui lui coûta la vie. Les petits princes de la côte d'Afrique, comme voisins de la Sicile, habitués à l'indépendance, et comptant sur la protection des rois normands, ajoutaient aux embarras d'Abou-Jacoub. Enfin, celui-ci devait sentir aussi l'influence pacifique du commerce, d'autant plus que Tunis, à cette époque, tirait de la Sicile une grande quantité de blé, et vendait ses huiles aux navires siciliens.
Voilà pourquoi ces deux potentats, intéressés à ne pas rompre la bonne intelligence qui régnait entre eux, avaient conclu un traité de paix, appelé trêve, selon l'usage, et limité à dix ans seulement pour tranquilliser, des deux côtés, la conscience, qui ordonnait l'extermination des infidèles. Nous ignorons les conditions précises de ce traité, mais je suis heureux de pouvoir produire, à ce sujet, de nouveaux témoignages historiques et écarter quelques circonstances peu vraisemblables, par lesquelles on a représenté sous un faux jour cette transaction diplomatique.
On a prétendu qu'Abou-Jacoub, en l’année 1180, rendit à Guillaume II les villes de Zawila et d'Africa, pour rançon de sa fille, faite prisonnière par un bâtiment sicilien. Ce fait, raconté, non sans quelque doute, par les historiens modernes de la Sicile, qui connaissaient mieux leurs propres annales, a été admis sans hésitation par Reiske (Adn. ad ann. Abulfeda, tom. III, pag. 766, n° 410), et récemment par M. le comte Castiglione (Mémoire géographique et numismatique sur l’Afrikia des Arabes. Milan, 1826, pag. 10 et 11). Mais la captivité de la princesse almohade et la restitution des deux villes me paraissent des faits dénués de tout fondement. En remontant aux sources historiques citées par ces écrivains, surtout par le savant comte Castiglione, qui est entré dans plus de détails que les autres, j'ai obtenu les résultats suivants :
Les chroniqueurs musulmans Schéabeddin (apud Gregorio Rerum arabicarum, pag. 63), et Aboulféda (années 543 et 554), ne disent pas un mot de ces deux faits. Les Italiens non plus, c'est-à-dire : Dandolo (apud Muratori, R. I. S. tom. XII); Falcand (ibid. t. VII) ; Append. ad Malaterram et l'anonyme du mont Cassin (ibid. tom. V). Ainsi, il ne reste d'autre témoignage, de la prétendue restitution, que celui de la continuation de la Chronique de Sigebert par Guillaume Parvus, ou-Robert, abbé du Mont Saint Michel. (Sigiberti Gemblacensis chr. éd. H. Steph. Parisiis, 1513, p. 151.)
Or il faut savoir que cette continuation, très inexacte, même pour les événements de la France et de l'Angleterre, que l'auteur, à cause de sa position, devait connaître beaucoup mieux, n'a presque aucune valeur pour les affaires des pays éloignés. Il suffit de dire que l'auteur porte, sous l’année 1158, la prise de Sibillam (Zawila), « civitatem metropolim sitam inter Africam et Babylonem, et capitale de l'île de Gerx, « où le roi envoya un archevêque, » tandis qu'en effet cette ville, presque attachée à Mahadia, fut prise par les Siciliens en 1148, et perdue en 1160. Nous ne parlons pas des notions géographiques de notre auteur, qui sont vraiment pitoyables. Il nous apprend aussi une évacuation de Konieh par les Turcs, en 1179; les miracles qui eurent lieu, en 1181, sur le tombeau de la mère d'un certain Soliman, sultan de Konieh; la naissance d'un enfant de Guillaume II, roi de Sicile, et de Jeanne d'Angleterre, auquel on donna le nom de Boémond, etc. etc. Après ces spécimens, et cent autres que je pourrais donner de la critique du continuateur de Sigebert, personne, je l'espère, n'acceptera, sur sa simple parole, la captivité de la fille de Jousuf et la restitution des deux villes à Guillaume II; d'autant plus que des auteurs dignes de foi nous présentent, avec des circonstances moins fabuleuses, la transaction diplomatique qui eut lieu entre ces deux princes.
En effet, l'anonyme du Mont-Cassin, écrivain contemporain, nous dit qu'en l’année 1181, au mois d'août, à Palerme, le roi de Sicile conclut une trêve avec celui de Maroc (ap. Murat. R. I. S. tom. V, pag. 70). Ici, par août 1181, on doit entendre le même mois de l'année 1180 de notre ère, car à cette époque l'Italie conservait encore l'usage de compter par l'année dite pisane, dont le commencement précède celui de notre année de neuf mois et cinq jours.
Nowaïri dit que dans les commencements de l’année 676 (depuis le 28 mai 1180), après la réduction de Cabès, Abou-Jacoub trouva à Manadia un ambassadeur du roi de Sicile, qui lui demandait la paix, et qu’Abou-Jacoub conclut avec lui une trêve pour dix ans (Manuscrit de la Bibliothèque royale, arabe A. F. n° 702, fol.62 v.). Ibn-el-Athir, sous la même année, annonce cet événement par les mêmes mots, et il ajoute que les provinces de l’Afrikyya avaient donné bien de la peine à Abou-Jacoub, et que la disette se faisait sentir dans son camp. (Man. de la Bibliothèque royale, suppl. ar. 537, vol. VI, fol. 39.) Enfin, Marrakischi, dans son Almodjib (Manusc. de Leyde, 546, pag. 257 et 258), présente le passage suivant, dont je dois le texte à l'amitié du docteur Reinhart Dozy de Leyde. L'auteur dit qu'Abou-Jacoub revenait de Cabès à Maroc, après la réduction de la première de ces villes, dont il avait commencé le siège en l’année 575. « Pendant ce voyage, ajoute-t-il, le roi de Sicile, qui l'avait (ou qu'il avait) fort redouté, lui demanda la paix, et lui envoya des présents. Abou-Jacoub accepta ces dons et conclut une trêve avec lui, a condition de lui payer (ou que le roi lui paierait) tous les ans une somme qu'ils déterminèrent d'un commun accord. On m'a dit qu'il lui envoya (Guillaume II à Abou-Jacoub) des objets plus précieux que tous ceux qu'aucun roi ait jamais possédés. Un des plus remarquables était un rubis que l'on appelait sabot de cheval, et que l'on monta dans la reliure d'un Coran. Ce bijou, qui n'avait pas de prix, était de la grandeur et de la forme d'un sabot de cheval. Il existe encore (en l'année 721 de l’hégire, 1321 de J. C.) sur ce Coran, avec d'autres pierres précieuses. Le Coran, dont nous parlons et qui était parvenu aux Almohades, faisait partie des exemplaires d'Othman (que Dieu soit content de lui!), et provenait des trésors des Omeyades, qui portaient ce livre devant eux sur une chamelle rousse, dans tous leurs voyages. La chamelle était couverte, etc. » La collusion résultant des pronoms relatifs au même genre et au même nombre ne permet pas de déterminer lequel des deux rois, selon Marrakischi, avait eu peur de l'autre, ni, ce qui est plus important, lequel devait payer à l'autre une somme annuelle. Le tribut que les rois de Sicile exigèrent des princes de Tunis pendant le xiiie siècle, selon les traités de paix de Frédéric de Souabe, de Charles d'Anjou et de Jacques d'Aragon, dont nous avons les textes, ne permet pas de douter que dans le traité de 1180, le payant ne dût être Abou-Jacoub. La traite des grains ou d'autres objets de première nécessité obligeait probablement l'état de Tunis à se soumettre à ce tribut. Nous ignorons, à ces faits près, les conditions du traité de 1180. Mais sa date ne peut pas être incertaine, d'après le témoignage uniforme de l'anonyme du Mont-Cassin et des Chroniques musulmanes; et il paraît qu'il frit conclu à Mahadia en juin ou juillet, et ratifié à Palerme en août.
Tels avaient été les rapports entre le monarque du midi de l'Italie et celui du nord-ouest de l'Afrique, jusqu'en l'année 1184. Après la mort d’Abou-Jacoub et la prise de Bougie par les Almoravides, on aurait pu croire que Guillaume II ne voulut pas suivre la même politique à l'égard du nouveau prince almohade. Il y tint cependant, parce que les événements de l'empire grec attiraient bien plus fortement son attention.
(70) Mahomet avait promis aux musulmans la conquête de Constantinople, sans mystères, sans ambages et sans qu'il y ait le moindre soupçon d'interpolation faite après coup. C'est à cette prophétie que fait allusion notre auteur, qui écrivait dans le xiie siècle. Elle résulte des traditions d'Abou-Horeira, un des compagnons du prophète, et elle se trouve dans les recueils les plus anciens et les; plus authentiques. Le Miskcat-ul-masabik traduit en anglais par te capitaine A. N. Matthews (Calcutta 1809, 1810; vol. II, liv. XXIII, chap. 11, pag. 550 et 551), donne ainsi la tradition d'Abou-Horeira : « Le César périra, il n'y en aura aucun autre; et leurs trésors seront partagés entre les croyants...... » Et après avoir assuré qu'un tiers des musulmans qui combattraient contre les Grecs serait battu, qu'un autre tiers serait tué, et que le reste ferait la conquête des provinces grecques et jouirait de la tranquillité, la prédiction ajoute « et la ville de Constantinople sera prise. »
(71) Voici les faits réels qui avaient pu donner lieu aux nouvelles rapportées par Ibn-Djobaïr.
1° Celle des trois dynasties seldjoukides qu'on a distinguée par l'appellation de Roum, étant établie vers la fin du xie siècle, dans l'Asie Mineure, avait fixé sa résidence a Konieh, l'ancienne Iconium, et étendait sa domination, vers le midi, jusqu'aux portes de la Cilicie, le Darub d'Ibn-Djobaïr, tandis qu'elle avançait peu à peu ses frontières du nord dans la moderne Anatolie, autant que le permettaient les empereurs byzantins. Le hasard qui fit succéder, pendant un demi-siècle, des princes guerriers sur le trône de Constantinople, rendait très précaires ces frontières septentrionales du royaume turc de Roum.
2° En l'année 1140, Jean Comnène, neveu de l'empereur du même nom, que l'on appelait Calojobannes ou Jean-le-Beau, piqué d'un mot de son oncle, quitta le camp grec et se réfugia auprès de Maçoud, fils de Kilidj Arslan, sultan de Konieh, dont il épousa la fille, après s'être fait musulman.
3° Andronic Comnène, frère cadet du renégat fut au moment de suivre son exemple. Sous le règne de son cousin, Manuel Comnène, Andronic, dans une de ses amoureuses excentricités galantes, quitta le territoire grec, avec sa parente Théodore, veuve de Baudouin III, roi de Jérusalem. Réfugié successivement auprès des sultans de Damas et de Konieh, il fit de fréquentes incursions dans les provinces grecques, jusqu'à ce que, tombé entre les mains de l'empereur, celui-ci l'exila à Œnoé sur la mer Noire.
4° L'empereur Manuel Comnène, autre personnage de roman, guerrier d'un courage et d'une force fabuleux, mais capitaine assez médiocre, après avoir remporté de considérables avantages sur Maçoud et sur son fils Kilidj Arslan, qui lui succéda en 1155, fut battu enfin par les troupes du sultan, en 1176, et obligé de souscrire un traité par lequel il s'engageait à détruire les places de Dorilée et de Sublée.
5° A la mort de Manuel, arrivée en septembre 1180, son fils Alexis II lui succéda; il était âgé de onze ans. Tandis que Kilidj Arslan profitait de cet événement pour prendre quelques villes sur les frontières, la capitale même de l'empire était ensanglantée, en 1182, par le massacre de tous les Latins ; car les factions de la cour avaient allumé la guerre civile dans la ville. Andronic Comnène, revenu de son exil pendant ces troubles, prit les rênes du gouvernement, fit condamner à mort sa cousine, l'impératrice douairière Marie d'Antioche, assassina son neveu Alexis II, et usurpa le trône en octobre 1183. Apres deux ans de folies et de crimes, un autre usurpateur, Isaac Angélus, le livra en septembre 1185 à la vengeance brutale de la populace.
6° Parmi les princes du sang impérial qui réussirent à se sauver des mains d’Andronic, l'histoire parle d'un Alexis Comnène, neveu de l'empereur. Probablement il était issu de Jean Comnène le Protosébaste, fils du Sebastocrator Andronic, qui était frère de l'empereur Manuel, et par conséquent cousin de l'empereur Andronic. Cet Alexis Comnène s'échappa du lieu de son exil dans la Russie méridionale, et parvint à aller en Sicile, où il sollicita l'appui de Guillaume II.
7° Une imposture, acceptée trop facilement par Guillaume, avait donné, avant l'arrivée du fugitif de Russie, le prétexte d'armer une puissante flotte contre l'empire grec. Un moine se présenta à la cour de Palerme, avec un jeune homme qu'il donnait pour l'empereur Alexis II, échappé aux sicaires d'Andronic. Le roi lui accorda l'hospitalité, et lui promit des secours pour le faire remonter sur le trône. La présence du prince du sang impérial mit un terme à cette mystification, si elle en était une pour Guillaume; mais celui-ci n'en continua pas moins ses préparatifs, voulant profiter des discordes de l'empire pour lui arracher du moins la Morée, qui était depuis longtemps l'objet de l'ambition des princes normands de Pouille et de Sicile. La présentation de ce prétendu Alexis II à la cour de Palerme est un fait acquis récemment au domaine de l'histoire, depuis la publication du texte grec d'Eustache, archevêque de Thessalonique (Eustatii, etc, opuuscula. Francofurti ad Mœnum, 1832, pag. 201 et suiv.).
8° La flotte sicilienne, forte de deux cents voiles, partie le 11 juin 1185, sous le commandement de Tancrède, prince du sang royal, s'empara de Duras, de Thessalonique et d'Antipolis, et menaça même Constantinople.; mais l'expédition échoua, et une victoire navale dédommagea fort peu les Siciliens de la perte presque entière de deux divisions de leur armée. La description que fait l'archevêque Eustache de la prise de Thessalonique (op. cit. pag. 267 à 307), fournira de nouveau détails aux historiens de Sicile, qui ne reculeront pas devant le» cruautés des troupes du bon roi Guillaume, ni devant les malheurs que celles-ci essuyèrent à le fin de la campagne.
Or, en comparant ces faits historiques au récit d’Ibn-Djobaïr, ou s'apercevra que les nouvelles qui circulaient en Sicile n'étaient autre chose que ces mêmes faits, défigurés, tronqués, et intervertis d'une manière étrange. On confondait Andronic avec son frère le renégat; on donnait le nom de Maçoud à son fils Kilidj Arslan, on faisait deux jeunes tourtereaux de ce roué Lovelace d'Andronic et de la veuve Théodora, etc. etc. Du reste, si la nouvelle de la prise de Constantinople était ajoutée gratuitement, il ne paraît pas improbable que Kilidj Arslan eût conçu le projet d’attaquer le siège de l’empire grec en se servant de son beau-frère Jean Comnène, comme Guillaume II essaya de le faire sous prétexte de mettre sur le trône Alexis Comnène.
Le continuateur de la Chronique de Sigebert, dont j'ai parié dans la note précédente, s’empara de ces faux bruits, et se hâta d'écrire, sous l'année 1180 (op. cit.), qu'Andronic avait pris Constantinople avec le sultan de Konieh, et une armée de Sarrasins.
(72) Alexis II n'était pas cousin germain d'Andronic, mais fils de son cousin.
(73) Le nom de ce peuple, qui manque d'une ou deux lettres dans le texte, ne saurait être que celui d’Agarènes, comme l'a deviné subitement M. Reinaud. Il paraît impossible de dire au juste a quelle nation on appliquait ce nom, parce que la prise de Constantinople, dans laquelle on lui fait jouer un grand rôle, n'eut pas lieu, et que nous ne pouvons pas croire véridiques les détails dont on accompagnait ce conte mensonger. Nos conjectures ne sauraient pas se fixer sur les Bulgares, dont le nom est bien différent de celui donné dans le texte, et qui ne parlaient pas l'arabe. La secte des Sabéens n'eut jamais assez d'importance politique pour qu'on pût là soupçonner d’avoir pris part à une conquête; et il en est de même de quelques autres peuples de l'Orient. Mais il ne me paraît pas difficile qu'on eût donné l'appellation d’Agarènes, avec tant d'autres, à l'association de brigands qui reproduisait, à cette époque, les dogmes des guerriers Karmathes du ive siècle de l'hégire, je veux dire des Ismaéliens, Baténiens, Mohaledj ou Dzi-s-Sakakin (hommes aux poignards), mieux connus sous l’appellation d’Assassins, qu’ils devaient à une boisson enivrante dont ils faisaient usage. Tout le monde sait que les événements de la troisième croisade rendirent malheureusement célèbre ce mot, et le léguèrent aux langues de l'Europe moderne. Il paraît qu'en les appelant Agarènes on confondait avec le fils d'Agar, Ismaël, duquel la secte des assassins tira son nom, ou bien qu'Ibn-Djobaïr adopta ici comme spécial un nom générique dont se servaient les chrétiens venus d'Orient apportant la fausse nouvelle de la prise de Constantinople. On n'ignore pas que la secte des Ismaéliens, qui reconnaissait le Coran, mais s'éloignait beaucoup de l'islamisme, avait fondé, sur la montagne près de Tortose, une petite principauté, baie également par Les chrétiens et par les musulmane. Le titre de cheik, que portait leur chef, traduit trop à la lettre par les chrétiens des croisades, a laissé dans l'histoire le nom bizarre de Vieux de la Montagne.
(74) Le nom de Taghiah donné par les musulmans aux princes chrétiens, à peu près comme le mot tyran chez les Grecs anciens, tenait à l'illégitimité du pouvoir, plutôt qu'a ses abus actuels.
(75) Coran, surate xvi, v. 108.
(76) Le mot que j'ai traduit ici par « chef de parti, » a aussi le sens de sponsor, commendator, possessor bonorum regalium, princeps quorumdam hominum. Le mot qui, comme le dominus et le seigneur, est aussi un titre d'honneur qu'on donne à certains personnages, signifie ici l'homme le plus notable par sa position sociale. Le titre d'honneur, dans le cas actuel, est celui de kaïd, qu'ajoute ensuite Ibn-Djobaïr. En effet, les chroniques latines de cette époque surnomment caïtus tous les musulmans qui remplissaient des fonctions importantes à la cour des rois normands de Sicile.
Quant au personnage distingué dont il s'agit ici, il pouvait se vanter d'être issu d'un sang, non seulement noble, mais royal. Les benou Hamud étaient une branche des Édrisites descendants d'Ali, qui régnèrent en souverains indépendants à Fez, dans le iiie siècle de l'hégire. Au ve siècle de la même ère, cette famille des Hamu-dites usurpa pendant quelques années le califat de Cordoue, qui approchait de sa dissolution. Nul doute que le rejeton de cette illustre souche dont parle ici Ibn-Djobaïr, ne soit le même Bulcassimus qui, selon les écrivains contemporains, joua un rôle dans les intrigues de cour qui agitèrent le royaume pendant la minorité de Guillaume II. Des eunuques musulmans, convertis seulement en apparence, beaucoup d'évêques catholiques et quelques barons, formaient, à cette époque, le corps des ministres, conseillers et favoris de la cour de Palerme. Ils étaient divisés, à ce qu'il paraît, en deux partis, l’un aristocratique, et l'autre gouvernemental, dans lequel se rangeaient les musulmans.
Abou'l-Kassem Ebn Hamud, par son influence personnelle aussi bien que par sa fortune, devait être en butte aux intrigues du parti chrétien et féodal. Le crime de haute trahison, dont on l'accusa, peut-être à tort, était du reste très vraisemblable. Le kaïd Pierre, premier chambellan de Guillaume II, et chef du parti gouvernemental, s'était réfugié, quelques années auparavant, à la cour des Almohades; et il devrait paraître tout simple qu'Abou'l-Kassem conservât des intelligences avec lui et avec cette puissante dynastie, tandis qu'il voyait de plus en plus persécutés les musulmans de Sicile, par tous ceux qui en voulaient à leur croyance ou à leurs biens.
(77) C'est par conjecture que je mis et que traduis par chancelier le . Je ne sache pas qu'un fonctionnaire de ce nom ait jamais existé chez les musulmans; mais était bien le titre de plusieurs employés de la maison royale. Le mot signifie « la quantité d'encre qu'on prend avec le bec d'une plume, » et l'encrier était l'enseigne officielle des secrétaires des sultans. D'après cela, le fonctionnaire dont parle Ibn-Djobaïr serait le grand chancelier du royaume ou un greffier de la cour royale
(78) Par l'appellation de moumini, Ibn-Djobaïr spécifie sans doute les dinars ou pièces d'or frappés par Abd-el-Moumin, prince des Almohades. Je dois cette pensée à M. A. de Longperrier, du cabinet des médailles, homme si compétent en numismatique orientale, qui a eu l'extrême obligeance d'examiner pour moi les dinars d'Abd-el-Moumin que possède le cabinet des médailles. Le résultat a été que ces dinars pèsent, presque sans différence, grammes 4,75, et que le métal en est très pur. Ainsi la valeur intrinsèque du dinar d'Abd-el-Moumin revient à 17 francs 10 centimes, et la somme extorquée à Ibn-el-Hadjer équivalait à 513.000 francs.
L'appellation de moumini se conserve à Tripoli de Barbarie pour désigner le mithkal des orfèvres, qui pèse gr. 4.665, ainsi que celui d'Alger, de Bagdad, de Basson et de Moka. J'ai trouvé aussi le nom de moumini appliqué à une espèce de dirhems, dans les extraits de Marrakischi, dont je viens de faire mention à la note 69. En parlant de la disette qui affligeait l'armée d'Abd-el-Moumin, au siège de Mahadia, contre la garnison sicilienne (553 à 554 de l'hégire), Marrakischi ajoute : « J'ai entendu dire aussi que, dans le camp, on vendait sept fèves pour un dirhem moumini, qui est la moitié du dirhem nissab » (dirhem légal, établi pour calculer la dîme musulmane, qu'on appelle aussi scherii. et qui correspond à un dixième du mithkal d'or pur).
J'observe en passant: 1° qu'Abd-el-Moumin, conquérant et réformateur religieux, donna à ses pièces d'or la valeur du dinar légal. Si nous trouvons une différence de 0,09 entre le poids de ses dinars et celui du mithkal actuel, il est probable que cette différence n'existait pas dans le vie siècle de l’hégire.
2° Que ce prince s'éloigna du système légal dans la valeur des dirhems. Probablement il donna à ses dirhems le taux d'un demi-dirhem légal, pour la commodité du commerce, et surtout pour tranquilliser la conscience des pieux musulmans. L'échange d'objets de même nature étant défendu par la loi, on se faisait un scrupule d'accepter, contre une grosse pièce d'argent, de la marchandise et de la petite monnaie du même métal. Makrizi nous assure que, sous le règne de Melik al-Camel en Egypte, on fit frapper des fels ou monnaies de cuivre, à la suite des remontrances d'une femme qui, ayant présenté un dirhem pour acheter une outre d'eau qui en valait la moitié, se trouva fort embarrassée lorsqu'on lui rendit un demi-dirhem d'argent monnayé. (Voy. à ce sujet de Sacy, Chr. or. 2e éd. t. II, p. 248 et suiv.)
3° Qu'en prenant pour base la valeur intrinsèque des dinars d'Abd-el-Moumin, le dirhem légal correspond à 1 franc 71 cent, et le dirhem mouminien à 85 centimes, c'est-à-dire à peu près au tari actuel de Naples, qui est le double de celui de Sicile. Ce mot tari est regardé comme une corruption de dirhem.
(79) A la lettre : « liquéfier les cœurs, etc. »