أبو الوليد أحمد بن زيدون المخزومي
d'Abou'lwélid Ibn-Zéidoun,[1]
tiré de l'ouvrage d'Ibn-Khacan, intitulé : Les Colliers d'or.
(Extrait du Journal Asiatique, décembre 1833)
Quoiqu'on ait publié ou traduit, surtout depuis un demi-siècle, un assez grand nombre de poèmes arabes, à l'aide desquels on peut comparer l'ancienne poésie des habitants de l'Arabie avec celle des siècles suivants et des différents âges de la littérature musulmane, on n'a que très peu puisé dans la source abondante qu'offrait l'Espagne, à l'époque où elle brillait d'un si grand éclat sous le sceptre des khalifes de l'Occident, et des rois de Tolède, de Séville et de Cordoue. On doit donc savoir beaucoup de gré à un jeune orientaliste, M. Weyers, qui, ayant entrepris de publier les célèbres lettres d'Ibn-Zéidoun avec le commentaire d'Ibn-Nobata, a fait précéder cette publication, de Prolégomènes historiques, destinés à faire connaître, autant que possible, la vie, les aventures et les talents distingués d'Ibn-Zéidoun. Cette portion du travail de M. Weyers est intitulée : Specimen criticum exhibens locos ibn Khacanis de Ibn Zeidounoy etc. ; il n'en a encore paru que la première livraison, qui a été publiée à Leyde, en 1831. L'ouvrage d'Ibn-Khacan est moins une biographie des poètes illustres de l'Espagne, qu'une Anthologie, contenant des morceaux choisis de leurs poésies. Devant rendre compte de l'ouvrage de M. Weyers dans le Journal des Savants, je dirai seulement ici que le long article, tiré des Colliers d'or, que le jeune savant a publié, traduit et enrichi de notes de toute espèce, renferme plusieurs poèmes et beaucoup de fragments de poésies d'Ibn-Zéidoun. Ces poésies présentaient à l'éditeur et au traducteur beaucoup de difficultés, parce que les manuscrits offrent un grand nombre de variantes, et que les idées du poète sont parfois un peu bizarres, et ses expressions recherchées et obscures. J'ai essayé de faire passer dans notre langue un de ces poèmes, et j'en donne ici le texte et la traduction ; mais je dois auparavant en faire connaître le sujet.
Abou'lwélid Ahmed, fils de Zéidoun, florissait à Cordoue sous la dynastie de la famille de Djahwar ; il était parvenu au rang de vizir, c'est-à-dire d'administrateur général du royaume, et faisait les délices de la cour par son talent distingué pour la poésie; mais, étant tombé dans la disgrâce du roi, il fut jeté en prison. En vain il réclama, dans son infortune, la médiation d'un prince de la famille régnante, nommé comme lui Aboulwélid, et avec lequel il avait contracté une intime liaison. Trompé dans l'espoir qu'il avait conçu d'obtenir sa liberté par l'intercession d'Abou'lwélid, il parvint à s'échapper de sa prison et se réfugia à Séville.
Ibn-Zéidoun, dans les jours de sa prospérité, avait conçu un ardent amour pour Walladèh, princesse de la famille des khalifes Omeyyades d'Espagne, aussi remarquable par les talents de l'esprit que par sa beauté ; réfugié à Séville, il se rendait quelquefois furtivement dans les environs de Cordoue, espérant qu'il pourrait y rencontrer l'objet de ses amours; il lui adressait aussi des vers, dont Ibn-Khacan nous a conservé des fragments, et par lesquels il paraît que Walladèh n'avait pas toujours été insensible aux hommages du poète. De Séville il passa à Valence, où il fut accueilli avec l'estime due à ses talents ; mais ce n'est pas ici le lieu de suivre dans tout leur détail les aventures d'Ibn-Zéidoun. Ce que nous en avons dit suffit pour faire connaître le sujet du poème qu'on va lire, et qui fut adressé par notre poète, au moment où, échappé de sa prison, il se tenait encore caché dans Cordoue, à un autre poète célèbre, nommé Abou-becr, et surnommé, s'il n'y a point d'erreur dans les manuscrits de l'ouvrage d'Ibn-Khacan, Ibn-Lobaneh. Ibn-Zéidoun y rappelle sa disgrâce et son amour pour Walladèh; il excuse sa fuite de prison, et il prie son ami d'intercéder pour lui auprès du prince, qui a prêté une oreille trop facile aux délations de ses ennemis, lesquels ne sont devenus tels que par l'effet des sentiments d'envie et de jalousie que leur ont inspirés la supériorité de son mérite, et la faveur dont il jouissait. Dans la traduction de ce petit poème, je me suis plus d'une fois écarté de l'interprétation de M. Weyers, aux efforts et aux rares talents duquel je me plais cependant à rendre la plus entière justice, et à qui l'on doit savoir gré de n'avoir pas reculé devant une tâche aussi difficile que celle qu'il s'est imposée.
Le baron Silvestre de Sacy.
Nous sommes éloignés, mais ce n'est pas notre domicile qui fait notre éloignement et notre absence; ce qui met une telle séparation entre nous et ceux que nous aimons, c'est qu'il ne nous est pas permis de les visiter, et non qu'une grande distance les divise d'avec nous. O chers amis! ce qui a détruit nos engagements encore récents, ce sont les vicissitudes de la fortune, qu'on ne saurait lier par aucun pacte ni par aucune convention. J'en jure par vos précieux jours; le temps qui s'est plu à briser les nœuds que nous avions formés nous a traités avec une injuste rigueur. Aussi, depuis que j'ai cessé de vous fréquenter, le sommeil fuit de mes yeux; il ne me visite que rarement, et il n'approche de moi que de loin en loin. Le désir ardent qui me porte vers vous ne le cède point à celui qu'un malheureux, dont la soif dévore les entrailles, éprouve pour une eau limpide, conservée dans le creux d'une roche; mais, entre moi et l'objet pour lequel je n'ose pas même entretenir quelque léger espoir, il y a des buissons épineux et d'impénétrables halliers.[2]
Parmi ce troupeau de gazelles accoutumées à notre société, il est un jeune faon au poil noir, qui a sa retraite, non dans des sables épais, ou au pied d’une colline sablonneuse,[3] mais au milieu de mon cœur. Réunion surprenante de diverses beautés, tandis que sa taille se joue librement dans un étroit pourpoint, les vêtements qui le couvrent au-dessous de la ceinture ne sont jamais assez amples pour son embonpoint. Au jour où, éperdu d'amour, je lui faisais mes adieux, on eût dit que mon cœur palpitant avait pris la place des boucles qui ornent ses oreilles.[4] Si les caractères avec lesquels s'expriment des transports amoureux ne suffisent pas à faire comprendre mes sentiments, mes soupirs et mes larmes sont là pour suppléer à ce qui leur manque et en fixer le sens.[5] Hélas ! la jeunesse ne comprendra-t-elle point que ses grâces mêmes sont la proie de ceux qui lui portent de l’inimitié, et le sujet qui attire sur elle la violence des hommes barbares? Ne fera-t-elle pas attention que le coursier le plus habile à fournir une immense carrière est celui auquel on met des entraves, et qui a la douleur d'être retenu par des liens, et la honte de se voir lié avec des cordes? que l'épée la mieux acérée est celle qu'on retient dans le fourreau, tandis qu'on n'a point à reprocher à sa lame de manquer son coup, soit qu'elle frappe de taille ou d'estoc?
Abou-becr, je me suis hâté de venir vers toi dès l'aube du jour, avec une âme qui n'a rien perdu de son élévation, quoique l'infortune soit accablée. O toi qui es mon père depuis que !a poussière du tombeau a couvert celui qui m'a donné le jour; ma famille pour laquelle je suis prêt à sacrifier mes jours, depuis que je n'ai plus de famille! je te suis redevable des bienfaits les plus éclatants qui, comme des nuées généreuses, m'ont inondé de leurs eaux; je ne veux ni les dénier, ni manquer à la reconnaissance. Je sais que sans toi mes talents naturels ne se seraient point développés,[6] et leur éclat n'aurait point percé se manifeste pas par des cheveux blanchis sur le sommet de ma tète, c'est dans mes entrailles que le chagrin a empreint les signes de la caducité. De longues infortunes ont accablé mon âme, elles m'ont rappelé l'affligeant tableau d'un jardin dont une sécheresse prolongée a détruit la riche verdure ; cinq[7] longues années passées dans une dure captivité, sans que l’œil aperçût mes entraves et mes chaînes, ont produit sur moi le même effet que produit sur un chameau difficile a retenir, l'amphore qu'on suspend entre ses jambes, et sur un vêtement sale la pression qu'on lui fait subir et qui en enlève toutes les souillures. Quoi donc ! chacun pourra-t-il cueillir sans efforts les riches trésors des jardins, et moi seul devrai-je me contenter de quelques fruits étiolés et acerbes.[8] Je ne m'étais pas imaginé que je serais le jouet de vaines espérances, et pourtant c'est à cause de sa présomption qu'au milieu d'une nuit obscure le chameau sans expérience marche à l'aventure sans savoir où il met le pied.
Certes, une vaine confiance me persuadait que je foulerais aux pieds les pléiades, mais elle m'a renversé dans la poussière, en sorte que chacun a appliqué sur mes joues la plante de ses pieds. Au moment où je me croyais assuré de la faveur de celui de qui j'espérais obtenir des grâces, je n'ai reçu de lui que de longues réprimandes, et les effets d'une colère non interrompue. Je n'ai cessé de faire des efforts pour regagner ses bonnes grâces, en lui prodiguant les témoignages d'un amour ardent et d'un attachement sans mesure, et il s’est toujours montré de plus en plus éloigné de tout rapprochement : c'a été en vain que j'ai consacré mes vers à louer cette excellente administration qui fait l'ornement de la terre, qui est pour le monde comme une parure composée des perles les plus rares, et qui forme sur ses reins une ceinture éclatante d’or et de pierres précieuses, sur sa tête une couronne, à son cou un superbe collier. Ses oreilles bouchées pour moi ne se sont ouvertes que pour les discours de mes ennemis, qui n'ont négligé aucune occasion de me déchirer à plaisir. J'ai atteint le suprême degré du talent, tandis qu'ils n'ont pu y arriver; aussi leurs cœurs servent-ils de repaire aux plus envenimés serpents de la rancune ; ils ne me montrent qu'un visage de dédain et de haine; toute leur conduite n'est qu'envie et jalousie. Après qu'ils m'ont fait éprouver d'indignes traitements que je n'avais point mérités, et auxquels jamais n'avaient été exposés des hommes tels que moi, j'ai pris le parti de la fuite. Et qu'ils ne disent pas que ma fuite me rend justement suspect : Moïse aussi a eu recours à la fuite pour se soustraire aux mauvais desseins des Egyptiens.
Pour moi, j'espère éprouver encore un jour, comme par le passé, les bontés de ce naturel excellent, de ce caractère plein de générosité, de la douceur de cet homme illustre, devant l'indulgence duquel les fautes disparaissent, et les crimes mêmes s'effacent, comme on efface de l'écriture. Pourquoi donc, Abou-becr, ne m'accordes-tu pas une puissante médiation, capable d'imprimer sur mes jours une honorable empreinte? une médiation aussi propre à réjouir le cœur, que l'odeur de l'ambre rougeâtre, mêlé au musc le plus noir. Si mon maître m'accorde le pardon que je sollicite, oh faveur précieuse, qui rendra la paix à une âme oppressée par un long et cuisant chagrin ! Si, au contraire, il persiste à me priver des grâces dont il m'avait comblé, eh bien! alors, au-dessus de lui il est un maître qui retient ou distribue généreusement ses faveurs.
[1] Abou al-Walid Ahmad Ibn Zeydoun al-Makhzumi (Cordoue 1003 - Séville 14 avril 1071) connu sous le nom de d’Ibn Zeydoun (en arabe أبو الوليد أحمد بن زيدون المخزومي) un célèbre poète andalou, dont la poésie est dominée par sa relation avec la poétesse Wallada bint al-Mustakfi, la fille du dernier calife omeyyade de Cordoue Muhammed III.
Ibn Zeydoun est né à Cordoue, dans l’un des ses faubourgs verdoyants, appelé El-Rassafa. Il appartient à la vieille tribu arabe de Bani Makhzoum, qui fut l’une des premières tribus arabes à immigrer vers Al-Andalous. Son père est l’un des théologiens célèbres de Cordoue et son grand-père maternel Muhammed Al-Quaïssi, fut Qadi (juge) puis chef de la garde civil de Cordoue.
Ibn Zeydoun a perdu son père à l’âge de 11 ans, et c’est son grand-père qui s’est occupé de son éducation, il a eu dès son jeune âge, du fait de la fortune et la position de sa famille, l’occasion d’être au contact des cercles littéraires et linguistiques les plus élevés de Cordoue. Pendant sa scolarité, il s’est lié d’amitié avec Ibn Jawhar, le futur émir de la Taïfa de Cordoue.
Ibn Zeydoun a grandi dans le contexte de troubles et guerres civils qui ont marqué le déclin du califat omeyyade de Cordoue. Il a participé activement à la chute de ce dernier, par ces écrits et ses discours qui avaient une grande influence sur le peuple de Cordoue, il fut un temps emprisonné à cause de son activité politique, puis libéré une fois Jawhar a réussi à chasser les omeyyades du trône, ce dernier le nomma son vizir, où il effectua plusieurs missions diplomatiques auprès des taïfas voisines. Mais très vite, une embrouille entre les deux hommes amène Ibn Zeydoun à se réfugier chez Al-Mutadid Ibn Abbâd, émir de la puissante taïfa de Séville. Ce dernier l’a accueille à sa cour où il est devenue son premier conseillé, et quelque temps après, il a réussi grâce à ses talents de diplomate, d’accéder au poste de Qatib, le plus haut poste à la cour d’Al-Mutadid. Le successeur de ce dernier, son fils Al-Mutamid était l’ami et l’élève d’Ibn Zeydoun, et lui-même étant un grand poète, il appréciait particulièrement les talents de son protégé, dont il lui témoigna sa confiance et son amitié dans de célèbres vers, après que des conspirateurs ont essayé de semer la discorde entre eux. Ibn Zeydoun joua un grand rôle politique dans la conquête d’Al-Mutamid de Cordoue, l’ancienne capitale califale, en 1070. Il a pris l’année suivante la tête d’une armée pour mater la rébellion qui s’était éclater à Séville pendant la présence d’Al-Mutamid à Cordoue. Il est mort la même année d’une maladie à l’âge de soixante huit ans. (Wikipédia)
[2] C'est-à-dire qu'il y a des obstacles insurmontables : c'est une expression proverbiale d'un usage très ordinaire. Le poète, si je ne me trompe, a voulu dire que quelque ardent que soit le désir qu'il éprouve de revoir ses amis, il est tellement effrayé des obstacles insurmontables qu'il faudrait vaincre pour cela, qu'il n'ose pas en concevoir l'espérance, et qu'il s'efforce de ne pas faire des vœux pour une chose impossible.
[3] Le poète s'exprime ainsi, parce que les poètes arabes associent souvent à l'idée d'une gazelle, celle des déserts sablonneux qu'habitent ces animaux.
[4] Voici comment il développe cette pensée qui, il faut l'avouer, a quelque chose de bien bizarre ; il y aurait assurément quelque chose de bien mesquin et de bien ridicule à supposer que tout l'effet qu'aurait produit sur Walladèh la séparation violente de son amant aurait été de détacher et de faire tomber à terre ses pendants d'oreilles. Le sens est donc que le cœur d’Abou’lwélid, au jour où il a dû se séparer de son amante, a éprouvé de si violentes palpitations, que, sortant de sa place, il est ailé se suspendre aux oreilles de cette belle, et est resté en sa possession.
[5] Le texte signifie à la lettre : Si les lignes du livre de l'amour offrent des difficultés, mes soupirs en sont les voyelles, et mes larmes les points diacritiques. Cette figure est empruntée de la nature même de l’écriture arabe qu'il serait souvent très difficile de bien lire si l’on supprimait les voyelles, et même, comme il n'est pas rare de le faire, les points diacritiques qui seuls déterminent la valeur d'un grand nombre de lettres. A ces idées, qui seraient incompréhensibles à quiconque ne connaît point le système graphique des Arabes, j'en ai substitué d'autres qui en sont l'équivalent. Je dois rappeler ici une observation que j’ai déjà eu l'occasion de faire ailleurs ; c'est que cette sorte de métaphores qui nous paraissent ridicules et puériles, ne manquent point, au même degré, da noblesse et de dignité dans l'Orient, où tout ce qui tient à la grammaire jouit d'une grande importance, et fait le sujet des méditations des hommes les plus savants.
[6] A la lettre le briquet de mon talent naturel n'aurait pas fait feu.
[7] Un de mes manuscrits porte cinq cents jours au lieu de cinq années. Je serais tente de croire que c'est là la vraie leçon. D'ailleurs, si ce poème, comme le dit Ibn-Khacan, à été composé dans le temps qu'Ibn-Zéidoun, échappé de sa prison, se tenait caché à Cordoue, ce qui semble vouloir dire qu'il ne s'était point encore réfugié à Séville, il est difficile de croire qu'il fût demeuré ainsi caché cinq ans entiers.
[8] J'ai traduit librement, parce que, pour traduire plus littéralement, il aurait fallu développer l'allusion que fait le poète à ces textes de l'Alcoran. Peut-être aurais-je pu dire : « Quoi donc, les fruits des deux jardins (de Saba) se présenteront-ils d'eux-mêmes aux mains des autres hommes, tandis que je devrai borner mes vœux à quelques baies de sidr ou de khamt ? »