Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
JOURNAL ASIATIQUE, JANVIER 1877.
TRADUCTION NOUVELLE
DU
INTITULÉ
AL-MUNQID MIN ADÂLAL
ET NOTICES SUR LES EXTASES (DES SOUFIS),
PAR M. C. BARBIER DE MEYNARD.
L'opuscule arabe dont on trouvera ci-après la traduction n'est pas une œuvre inédite. En 1842, M. Schmölders en a publié le texte d'après le manuscrit n° 884, ancien fonds de la Bibliothèque royale, et l'a fait suivre d'une traduction qu'il a placée en tête de son Essai sur les écoles philosophiques chez les Arabes (Paris, Didot, 1842 ; 1 vol. petit in-8°).
Certes, personne ne voudrait contester les services rendus par cette publication à la connaissance des sectes philosophiques et mystiques de l'Islam. L'introduction, dans laquelle M. Schmölders passe en revue les différentes écoles arabes, conserve encore, à trente-cinq ans de distance, toute sa valeur. Si, sur certains points, on peut, grâce à de nouveaux secours, modifier les définitions données par l'érudit allemand, il est juste de reconnaître que son étude offre un tableau exact des théories peu originales mais curieuses, dont l'ensemble forme ce qu'on est convenu d'appeler la philosophie arabe.
Malheureusement, la traduction du texte même de Ghazali ne mérite pas, à beaucoup près, les mêmes éloges. M. Schmölders n'avait à sa disposition qu'une seule copie de ce texte, copie généralement correcte, mais qui est loin cependant d'être exempte d'erreurs. Initié par de persévérantes lectures à la technologie spéciale des scolastiques arabes, le traducteur ne paraît pas avoir fait de la grammaire et de la lexicographie l'objet d'une étude suffisante. Les longues périodes, les tournures particulières à l'auteur, l'ont souvent embarrassé et entraîné à dénaturer la pensée de Ghazali.
Cette critique, que j'ai entendu faire maintes fois par plusieurs de nos savants confrères, n'est que trop justifiée. Il suffit, pour en apprécier la justesse, de comparer le texte publié à Paris avec celui qui a paru à Constantinople en 1870. Cette édition sans nom d'auteur est, chose rare ! imprimée et revue avec le plus grand soin, et je crois qu'elle représente, sinon la rédaction parfaitement authentique, du moins celle qui a cours depuis plusieurs siècles dans les écoles musulmanes. Qu'on ne s'étonne pas de l'éloge que je fais ici d'un livre sorti des presses de Constantinople. Il y a chez les Osmanlis modernes un double courant littéraire : l'un part de l'Europe et ne charrie dans ses eaux troublées que des œuvres frivoles, de fades imitations de nos romans et de nos pièces en vogue ; l'autre, plus contenu et moins intense, est resté plus voisin de sa source, c'est-à-dire de la bonne et saine érudition musulmane. On trouve encore au fond de Stamboul, à l'ombre des mosquées et des médressèhs, un petit groupe d'érudits modestes et consciencieux qui se sont voués à la propagation des textes classiques de théologie, de jurisprudence et de littérature.
C'est grâce à leur collaboration inconsciente que j'ai pu, l'année dernière, donner une édition à peu près correcte d'un opuscule de Zamakhschari, mutilé par un ancien éditeur.
C'est à eux aussi que je dois reporter le mérite de la présente traduction, si elle se recommande par une plus scrupuleuse exactitude et un style moins pénible que la version de Schmölders. En reconnaissant ce que je dois aux éditeurs turcs, je ne veux, pas oublier non plus, dans l'expression de ma gratitude, S. E. Ahmed Véfyk Efendi, le plus zélé propagateur de ces vaillantes études, l'intermédiaire le plus éclairé entre celles-ci et l'Europe savante.
Presque en même temps que le texte arabe, il a paru à Constantinople une traduction turque du traité de Ghazali;[1] elle a pour auteurs deux rédacteurs de la Gazette officielle, Saïd et Zehni Efendi, les mêmes qui ont traduit les Colliers d'or. Je ne puis que répéter, à ce propos, ce que je disais ailleurs[2] des traductions turques en général : elles sont plus utiles pour l'intelligence de l'ensemble que pour les difficultés de détail. Le génie de la langue savante permettant l'emploi de tous les mots de provenance arabe, il s'ensuit que, dans les cas douteux, le traducteur se laisse aller à reproduire les expressions mêmes du texte, en les construisant d'après les règles de la syntaxe ottomane. C'est un cercle vicieux d'où le lecteur européen a peine à se tirer. Néanmoins la version des deux Efendis m'a fourni çà et là d'utiles indications que j'aurais mauvaise grâce de méconnaître.
Mon but, je le répète, est uniquement de donner aujourd'hui une interprétation plus certaine du curieux mémoire où Ghazali se peint sur le vif, avec ses doutes, ses alarmes de conscience, ses tendances à l'illuminisme des Soufis, et où il donne incidemment de piquantes révélations sur les sectes contemporaines.
Je crois inutile d'ailleurs d'insister, après M. Schmölders, sur la valeur de cet opuscule, aussi important pour la connaissance des idées philosophiques chez les Arabes que pour celle du système de Ghazali en particulier.[3]
Si cette tentative de restauration obtient l'assentiment des lecteurs du Journal asiatique, je mettrai à profit mes plus prochains loisirs pour leur offrir un autre petit Traité du célèbre philosophe, le Eldjam el-Awam « le frein des opinions vulgaires », où Ghazali s'élève contre l'abus des interprétations anthropomorphistes données communément à plusieurs passages du Coran et des Traditions. Le texte de ce Rissaleh peu connu en Europe a été publié sans traduction à Constantinople, il y a peu d'années, et je crois qu'il est de nature à jeter quelque jour sur l'état des esprits et des croyances chez les Musulmans du moyen âge. J'espère pouvoir profiter de cette nouvelle publication pour exposer les renseignements que j'ai été à même de recueillir, touchant les écoles philosophiques nées dans l'Islam et l'influence que l'orthodoxie rigoureuse de Ghazali a exercée sur les études spéculatives dans l'Orient musulman.
Aujourd'hui, à part quelques remarques indispensables à l'intelligence du texte, je fais œuvre de traducteur, et rien de plus. Je prie donc le lecteur de vouloir bien se reporter à l'Introduction de M. Schmölders (Essai, p. 89 à 212), pour tout ce que l'auteur dit incidemment des sectes philosophiques de son temps. — Les principales corrections au texte de Paris sont brièvement indiquées en notes.
Au nom de Dieu clément et miséricordieux.
L'imam Abou Hamid Mohammed (fils de Mohammed, fils de Mohammed) Ghazali dit :
Gloire à Dieu dont la louange doit précéder tout écrit et tout discours! Que les bénédictions de Dieu se répandent sur Mohammed son prophète et son apôtre, sur sa famille et ses compagnons, sous la conduite desquels on évite l'erreur!
Tu m'as prié, ô mon frère en religion, de te faire connaître les secrets et le but des sciences (religieuses), les profondeurs et le dernier terme des doctrines. Tu veux savoir ce que j'ai eu à souffrir pour dégager la vérité perdue dans la confusion des sectes et la diversité des routes; comment j'ai osé m'élever des bas-fonds de la croyance routinière jusqu'au faîte de la certitude. Tu désires connaître ce que j'ai emprunté d'abord à la théologie scolastique, et ensuite à la méthode des Ta’limites qui, dans la recherche de la vérité, s'appuient sur l'autorité d'un imam ; pourquoi, en troisième lieu, j'ai été amené à mépriser les systèmes philosophiques; et enfin, ce que j'ai accepté de la doctrine des Soufis, et la somme de vérités que j'ai recueillie en étudiant toutes les opinions des hommes. Tu me demandes pourquoi, après avoir abandonné à Bagdad un enseignement qui attirait un si grand concours d'auditeurs, je l'ai repris longtemps après à Nischapour. Convaincu de la sincérité des sentiments qui t'animent, je vais répondre à tes questions, après avoir imploré l'aide et la protection de Dieu.
Sachez donc, ô mes frères (que Dieu vous guide dans la bonne voie et vous dirige vers la vérité !), que la différence des croyances et des religions, que la diversité des doctrines et des sectes qui partagent les hommes sont comme une mer profonde, fertile en naufrages et de laquelle peu d'hommes se tirent sains et saufs. Chaque secte, il est vrai, se croit en possession de la vérité et du salut, chaque communauté se réjouit de sa croyance ; mais, comme nous l'a enseigné le chef des apôtres, celui dont la parole est toujours véridique : « Mon peuple se partagera en plus de soixante-dix sectes, et une seule d'entre elles sera sauvée. » Or toutes les prédictions du Prophète se réalisent.
Depuis l'âge de l'adolescence, c'est-à-dire avant d'avoir atteint ma vingtième année, jusqu'à l'époque présente où j'ai dépassé la cinquantaine, je me suis avancé dans cette vaste mer, j'en ai sondé les profondeurs sans timidité, et comme un plongeur résolu j'ai pénétré dans ses ténèbres, affronté ses écueils et ses abîmes. J'ai interrogé les croyances de chaque secte, scruté les mystères de chaque doctrine, afin de démêler la vérité de l'erreur, de séparer le dogme de l'hérésie. Je n'ai jamais rencontré un disciple du sens allégorique (baténi) sans rechercher la nature de sa croyance, ni un partisan du sens extérieur (zahèri) sans m'enquérir des résultats de sa doctrine. Il n'est pas un philosophe dont je n'aie approfondi le système, pas un théologien dont je n'aie voulu connaître la doctrine et les controverses dans leur résultat définitif. Le soufisme n'a pas de secrets dans lesquels je n'aie pénétré; le pieux adorateur de Dieu m'a dévoilé le but de ses austérités ; le zendiq et l'athée n'ont pu dérober à mes yeux les causes véritables de leur impiété audacieuse. La soif de connaître s'était glissée et infiltrée en moi[4] à la fleur de l'âge; c'était comme une seconde nature que Dieu avait mise en moi sans qu'il y eût de ma part ni volonté ni effort. J'étais à peine sorti de l'enfance que j'avais déjà brisé les liens de la routine et que je m'étais affranchi des croyances héréditaires.
Ayant remarqué avec quelle facilité les fils de chrétiens deviennent chrétiens, et les enfants des musulmans embrassent l'islamisme ; me rappelant d'autre part cette sentence du saint Prophète recueillie par la tradition : « L'enfant naît ayant en lui le germe de l'islam, puis ses parents le font juif, chrétien ou mage, » je fus mû par le vif désir de connaître cette disposition innée chez l'enfant, la nature des croyances accidentelles que lui impose l'autorité de ses parents et de ses maîtres, et enfin cette conviction aveugle qu'il doit à leurs leçons. Frappé des contradictions que je rencontrais en cherchant à démêler ce qu'il y avait de vrai et de faux dans ces opinions, je me fis d'abord le raisonnement suivant : « La recherche de la vérité étant le but que je poursuis, je dois, en premier lieu, savoir quelles sont les bases de la certitude. » Je reconnus ensuite que la certitude est la connaissance nette et claire des choses, celle qui ne laisse aucune place au doute, aucune possibilité d'erreur et de conjecture, de sorte qu'il ne reste dans l'esprit rien qui puisse donner accès à l'erreur. Il faut que l'esprit, prémuni contre toute chance d'égarement, soit lié à une conviction si forte que si, par exemple, quelqu'un capable de convertir la pierre en or et le bâton en serpent cherchait à saper les bases de cette certitude, elle demeurât solide et inébranlable. Je suppose qu'un homme vienne me dire à moi qui sais que dix est plus que trois : «Non, c'est au contraire trois qui est plus que dix et, pour le prouver, je vais changer ce bâton en serpent;» je suppose qu'en effet il opère ce changement sous mes yeux, je n'en resterai pas moins convaincu de la fausseté de son assertion, et si la puissance dont il a fait preuve excite mon étonnement, il n'en résultera cependant aucun doute dans ma conviction.
Je compris que toutes les notions qui ne réunissent pas ces conditions ne méritent. aucune confiance, parce qu'elles ne sont pas à l'abri du doute : or tout ce qui n'est pas prémuni contre le doute ne peut constituer la certitude.
J'examinai ensuite mes connaissances et je vis que pour aucune d'elles, à l'exception des perceptions des sens et des principes nécessaires, je ne possédais le degré de certitude que je viens d'établir.
Je fis alors avec tristesse cette réflexion : « Il ne faut pas espérer trouver la vérité ailleurs que dans les choses qui portent en elles-mêmes l'évidence, c'est-à-dire les perceptions des sens et les principes nécessaires; il importe donc de les établir sur une base solide. Ma confiance absolue dans les perceptions des sens et dans l'infaillibilité des principes nécessaires est-elle analogue à la confiance que j'avais d'abord dans les choses d'autorité, est-elle seulement analogue à la sécurité que la spéculation inspire aux hommes, ou est-elle rigoureusement vraie, sans mélange d'illusion et de troublé ? »
Je m'appliquai donc avec ardeur à l'examen des notions dues au témoignage des sens et à la spéculation, afin de savoir si elles pouvaient être révoquées en doute. Le résultat de ce long examen fut que je ne devais pas leur accorder ma confiance. Dans mon incertitude croissante, je me disais : « Comment se fier aux choses sensibles? La vue, qui de tous nos sens est le plus exercé, observe l'ombre, et, la trouvant stable, immobile, elle la déclare dénuée de mouvement. Cependant, l'observation et l'expérience démontrent ensuite que l'ombre se meut, non pas, il est vrai, d'un mouvement subit, mais graduellement et par petites portions; de sorte qu'elle ne reste jamais immobile. L'œil voit une étoile et la croit grosse comme une pièce d'or, mais les déductions mathématiques démontrent au contraire qu'elle est plu» grande que la terre. Ces notions et toutes les autres que les sens déclarent vraies sont ensuite démenties et convaincues de fausseté d'une manière irréfragable par le jugement de la raison.
« Puisque je ne puis me lier au témoignage des sens, me disais-je, il se peut que les notions intellectuelles dérivées des principes primitifs méritent seules ma confiance; tels sont les axiomes suivants : « Dix est plus que trois. L'affirmation et la négation ne peuvent coexister dans le même sujet.[5] Une chose ne peut être créée et existant de toute, éternité, vivante et anéantie en même temps, nécessaire et impossible. » A cela les notions perçues par les sens me firent l'objection suivante : « Qui t'assure que tu peux te fier au témoignage de la raison plus qu'à celui des sens? Tu as ajouté foi en notre témoignage jusqu'au jour où le jugement de la raison est venu le démentir, sans elle tu continuerais à nous croire sincères. Eh bien, il se peut qu'il y ait au-dessus de la raison un autre juge qui, s'il se produisait, la convaincrait de mensonge, au même titre que la raison, en se produisant, a détruit nos jugements. Or de ce que ce troisième concept ne s'est pas manifesté, il ne résulte point qu'il ne puisse exister. » Je demeurai quelque temps sans réponse; une induction tirée du sommeil vint accroître mes doutes. « Ne vois-tu pas, me disais-je, que tu prends tes rêves pour une réalité qui te paraît incontestable tant que tu es endormi ? Une fois réveillé, tu sais que ce ne sont que chimères sans fondement ni valeur. Qui t'assure donc de la réalité de notions que, dans l'état de veille, tu dois aux sens et à la raison? Elles peuvent être réelles, eu égard à ta condition présente; mais il est possible aussi qu'une autre condition s'offre à toi, laquelle sera à ton état de veille ce que celui-ci est à ton sommeil, c'est-à-dire que tu sortiras alors de ton rêve. Dans cette condition nouvelle, tu sauras que les conjectures de la raison ne sont que chimères. Cette condition est peut-être celle que les Soufis nomment « extase » (halet), c'est-à-dire, selon eux, un état où, absorbés en eux-mêmes et dans l'anéantissement de leurs sens, ils ont des visions qui ne s'accordent pas avec les perceptions de l'intelligence. Peut-être aussi cette condition est-elle la mort, conformément à cette parole du premier d'entre tous les Prophètes : « Les hommes sont endormis, la mort sera pour eux le réveil. » La vie actuelle n'est peut-être qu'un songe comparée à la vie future, et l'homme, une fois mort, verra des choses qui seront en contradiction avec celles qu'il a aujourd'hui sous les yeux, il entendra alors cette parole : « Nous avons écarté le voile qui couvrait tes yeux; ta vue est perçante aujourd'hui.[6] »
Lorsque ces pensées eurent envahi mon esprit, j'en cherchai le remède. Mais comment l'obtenir? Pour délier le nœud de ces difficultés il fallait une preuve, et la preuve suppose l'assemblage des notions primordiales; or celles-ci n'étant plus acceptées par moi, comme on vient de le voir, la démonstration devenait impossible. Cette crise douloureuse dura environ deux mois pendant lesquels j'étais, non pas de bouche ni par mes discours, mais moralement, en conformité de vue avec les Sophistes. Dieu daigna enfin me guérir de cette maladie, mon âme retrouva la santé et l'équilibre, les vérités primordiales de la raison m'apparurent de nouveau, dans toute leur évidence et leur force. Je dus ma guérison non à un assemblage de preuves et d'arguments, mais à la lumière que Dieu fit pénétrer dans mon cœur, lumière qui éclaire le seuil de toute science. Quiconque s'imagine que la certitude ne repose que sur des arguments, amoindrit la miséricorde immense de Dieu. On demandait au Prophète l'explication de ce passage du livre divin : « Dieu ouvre à la foi musulmane le cœur de celui qu'il veut diriger.[7] » — « Il s'agit, répondit le Prophète, de la lumière que Dieu répand dans le cœur. » — « Et à quel signe l'homme peut-il la reconnaître? » lui demanda-t-on. — « A son détachement de ce monde d'illusion et au penchant qui l'entraîne vers le séjour de l'éternité. » C'est le Prophète aussi qui a dit : « Dieu a créé les êtres dans les ténèbres, puis il a répandu sur eux sa lumière.[8] » C'est à l'aide de cette lumière qu'il faut chercher la vérité. Comme sa miséricorde la répand parmi les hommes de temps en temps, il fout en épier sans cesse l'apparition. C'est ce que prouve cette parole de l'apôtre : « Dieu vous envoie, à certains jours, des effluves de miséricorde, soyez préparés à les recevoir. »
Le but de cet exposé est de faire comprendre avec quelle application on doit chercher la vérité, puisqu'elle conduit à des résultats inespérés. Les notions primordiales n'ont pas à être cherchées, parce qu'elles sont présentes et visibles : le résultat d'une telle enquête ne peut être que de les rendre invisibles et cachées. Mais celui qui étend ses investigations au delà des limites ordinaires est à l'abri du soupçon de négligence dans la poursuite des choses nécessaires.
Lorsque Dieu, dans sa bonté et sa miséricorde sans bornes, m'eut guéri de cette maladie, je constatai que tous ceux qui se livrent à la recherche de la vérité se divisent en quatre groupes :
1 ° Les Théologiens scolastiques, qui se disent les disciples du raisonnement et de la spéculation ;
2° Les Mystiques (Baténi) ou ta'limites, qui doivent toutes leurs connaissances à l'enseignement de l'imam;
3° Les Philosophes, qui prétendent s'appuyer sur la logique et les preuves;
4° Les Soufis, qui se disent élus de Dieu et possesseurs de l'intuition et de la connaissance du vrai (par l'extase).
« La vérité, me dis-je à moi-même, ne peut se trouver en dehors de ces quatre classes d'hommes qui se sont consacrés à sa recherche. Si elle se dérobe à ceux-ci, il faut renoncer à l'espoir d'y atteindre. On ne peut revenir à la croyance aveugle après l'avoir abandonnée, car le propre de la croyance est de s'ignorer elle-même. Sitôt qu'elle cesse de s'ignorer, elle se brise comme le verre, dont les fragments ne peuvent plus être rapprochés et réunis à moins d'être passés de nouveau à la fonte, et façonnés par une nouvelle fabrication. » Résolu de suivre ces routes et d'étudier à fond chacun de ces systèmes, je procédai à mes recherches dans l'ordre suivant : la théologie scolastique, les systèmes philosophiques, les doctrines de Baténis et enfin le Soufisme.
Commençant par la science théologique, je l'étudiai et la recueillis avec soin; je lus les écrits de ceux qui font autorité en ces matières et je composai moi-même différents traités. Je reconnus que cette science, tout en répondant à ses propres exigences, ne pouvait mener au but que je m'étais proposé. En effet, son objet est de conserver la pureté des croyances orthodoxes et de les préserver de toute altération hérétique. Dieu, par l'organe de son apôtre, a révélé à ses créatures une croyance qui est la vérité pour tout ce qui se rapporte à leur religion et à leurs intérêts temporels, et il en a promulgué les principaux articles dans le Coran et la tradition. Satan suggéra ensuite aux novateurs des principes contraires à ceux de l'orthodoxie : ils s'y appliquèrent avec ardeur, et la pureté de la foi fut menacée. Dieu suscita donc une école de théologiens et leur inspira le désir de défendre l'orthodoxie à l'aide d'un système de preuves propres à dévoiler les artifices des hérétiques et les attaques qu'ils dirigeaient contre le dogme établi par la tradition.
Telle est l'origine de la théologie scolastique. Plusieurs de ses adeptes, dignes de cette haute mission, défendirent vaillamment l'orthodoxie et la foi en démontrant l'authenticité de la prophétie et la fausseté des innovations hérétiques. Mais, pour cela, ils durent s'appuyer sur un certain nombre de prémisses qu'ils acceptèrent de leurs adversaires, et que l'autorité, le consentement universel, ou simplement le Coran et les traditions les mettaient dans l'obligation d'accepter. Leur principal effort était de faire ressortir les contradictions de leurs adversaires et de les prendre dans les prémisses qu'ils avaient déclaré accepter. Or une pareille argumentation a peu de valeur pour celui qui n'admet que les notions primordiales. La théologie scolastique ne pouvait, par conséquent, me suffire ni guérir le mal qui me dévorait. Lorsque cette école fut établie et développée, elle voulut aller plus loin que la défense du dogme : elle s'appliqua à l'étude des premiers principes, à celle des substances, des accidents et des lois qui les régissent. Mais, faute d'une base scientifique suffisante, elle ne put pénétrer fort avant dans ses recherches, et ne réussit pas à dissiper complètement les ténèbres que la diversité des opinions fait planer au-dessus des hommes. Je ne nie pas cependant qu'elle n'ait eu un résultat plus satisfaisant pour d'autres ; j'admets, au contraire, qu'elle est arrivée à ce résultat, mais c'est en introduisant le principe d'autorité dans des matières qui ne sont plus de l'ordre des notions primordiales. D'ailleurs, mon but est d'exposer ma propre situation d'esprit et non de contredire ceux qui ont obtenu leur guérison. Les remèdes varient d'après la nature du mal; utiles pour les uns, ils peuvent devenir dangereux pour les autres.
La Philosophie, ce qu'elle a de blâmable et de non blâmable; sur quels points ses adhérents peuvent être considérés comme croyants ou incrédules, comme orthodoxes ou hérétiques ; ce qu'ils ont emprunté aux. doctrines véritables pour l'introduire dans leurs théories chimériques et les rendre acceptables ; pourquoi les esprits s'écartent de la vérité ; avec quel critérium on peut dans leur système séparer l'or pur de l'alliage.
Je passai de l'étude de la théologie scolastique à celle de la philosophie. Il me fut démontré que, pour démêler la fausseté d'une science, il faut l'étudier à fond, il faut égaler, que dis-je? surpasser même ceux qui la possèdent le mieux, de telle sorte qu'on pénètre à des profondeurs qui sont restées ignorées de ceux-ci. A cette condition seulement une réfutation peut être solidement établie. Or c'est une préoccupation dont je n'ai pas trouvé trace chez les docteurs musulmans; je n'ai rencontré dans les écrits théologiques consacrés à la réfutation des philosophes que paroles diffuses et entortillées, pleines de contradictions et d'erreurs et incapables de séduire, je ne dis pas seulement un esprit délicat, mais même la foule ignorante. Persuadé que songer à réfuter une doctrine avant de l'avoir comprise et pénétrée, c'était frapper dans les ténèbres, je me livrai avec zèle à l'étude de la philosophie, mais dans les livres seulement et sans le secours d'un maître. Je consacrai à ce travail tous les loisirs que me laissaient mon enseignement et la composition de mes écrits juridiques. J'avais l'honneur de compter alors à mon cours trois cents auditeurs parmi les étudiants de Bagdad. Avec l'aide de Dieu, ces lectures faites à la dérobée me mirent en état d'approfondir les systèmes philosophiques en moins de deux années.
Je passai encore une année environ à méditer sur ces doctrines après les avoir bien comprises, je les tournai et les retournai en tous sens pour en pénétrer les obscurités et les profondeurs. J'acquis de la sorte une connaissance certaine et entière de tout ce qu'elles renfermaient de mensonges et de déguisements, de réalités et de chimères.
Je vais donner maintenant le résumé de ces doctrines. J'ai constaté qu'elles étaient partagées en différentes catégories et que leurs adhérents étaient eux-mêmes répartis entre plusieurs classes. Tous, malgré la diversité des écoles, sont marqués du sceau de l'infidélité et de l'irréligion, bien qu'il y ait une distance considérable entre les anciens et les modernes, entre les premiers et les derniers philosophes, selon qu'ils se sont plus ou moins écartés ou rapprochés de la vérité.
Les doctrines philosophiques, malgré leur nombre et la diversité de leurs vues, se réduisent à trois écoles: 1° les Matérialistes; 2° les Naturalistes; 3° les Théistes.
1° Les Matérialistes. Ils rejettent un Créateur, ordonnateur intelligent et tout-puissant. Pour eux, le monde existe de toute éternité et sans avoir d'auteur; l'animal provient du sperme et le sperme de l'animal; c'est ce qui a toujours été et ce qui sera toujours. Ceux qui professent cette doctrine sont des impies (zendiq).
2° Les Naturalistes. Ceux-ci s'adonnent à l'étude de la nature et des phénomènes merveilleux du monde animal et végétal. Ayant analysé avec soin les organes de l'animal à l'aide de l'anatomie, frappés des merveilles de l'œuvre de Dieu et de la sagesse qui s'y révèle, ils sont forcés d'admettre un Créateur sage et connaissant la fin et le but de toutes choses.
Et en effet, on ne peut étudier l'anatomie ni l'organisme admirable de la nature vivante sans être conduit à proclamer la science profonde de celui qui a construit le corps de l'animal et surtout de l'homme. Mais, emportés par leurs recherches multipliées sur la nature, ils ont cru que le juste équilibre de l'organisme exerçait une influence considérable sur l'existence de l'être. D'après eux, la faculté pensante[9] dépend de l'organisme, elle périt et s'anéantit avec celui-ci; or comme on ne peut comprendre, disent-ils, qu'une chose anéantie revienne à l'existence, ils déclarent que l'âme meurt pour toujours. Par conséquent, ils nient la vie future, et rejettent le paradis, l'enfer, la résurrection et le jugement. N'admettant ni la récompense des bonnes œuvres ni le châtiment des mauvaises, ils s'affranchissent de toute autorité et se plongent dans leurs passions avec l'avidité de la brute. Ceux-là aussi doivent être nommés impies (zendiq), car la véritable foi repose sur la croyance non seulement en Dieu, mais en son apôtre et au jour du jugement. Or ils nient le jugement, tout en admettant Dieu et ses attributs.
3° Les Théistes leur succédèrent. Parmi eux on compte Socrate qui fut le maître de Platon, comme Platon fut le maître d'Aristote. Ce dernier établit pour son école les règles de la logique, organisa les connaissances, élucida ce qui n'avait pas encore été mis en lumière et expliqua ce qui n'était plus compris. Cette école réfuta le système des deux autres, c'est-à-dire des Matérialistes et des Naturalistes, mais, en dévoilant leurs croyances erronées et perverses, elle employa des arguments qu'elle aurait dû laisser de côté. « Dieu suffit pour protéger les musulmans dans le combat.[10] »
Aristote combattit aussi avec succès les théories de Platon, de Socrate et des théistes qui l'avaient pré» cédé, et se sépara entièrement d'eux, mais il ne put effacer de sa doctrine les taches d'infidélité et d'hérésie qui déparent les opinions de ses devanciers. Nous devons donc les considérer tous comme infidèles, eux et les prétendus philosophes musulmans comme Ibn Sina (Avicenne) et Farabi qui ont adopté leurs systèmes.
Reconnaissons pourtant que, parmi les philosophes musulmans, nul n'a mieux interprété que ces deux savants la doctrine d'Aristote. Tout ce que les autres en ont rapporté et traduit est plein d'erreur, de confusion et d'obscurités propres à dérouter le lecteur. Or comment accepter ou rejeter ce qui est inintelligible? La philosophie d'Aristote, dont nous devons la connaissance sérieuse aux traductions de ces deux savants, peut se partager en trois parties : dans l'une ce qui doit être taxé d'impiété, dans l'autre ce qui est entaché d'hérésie, dans la troisième ce que nous ne sommes pas obligés de rejeter absolument. Venons-en aux détails.
Ces sciences, par rapport au but que nous nous sommes proposé, se divisent en six sections : 1° mathématiques; 2° logique; 3° physique; 4° métaphysique; 5° politique; 6° morale.
Les mathématiques comprennent la connaissance du calcul, la géométrie et la cosmographie; elles n'ont aucun rapport avec les sciences religieuses et ne prouvent ni pour, ni contre; elles reposent sur un ensemble de preuves qui, une fois connues et bien comprises, ne peuvent être rejetées. Cependant les mathématiques peuvent produire deux inconvénients.
Le premier consiste en ceci : quiconque étudie cette science, admire la subtilité et l'évidence de ses preuves; la confiance qu'il a en la philosophie augmente, et il pense que toutes ses parties ont la même clarté, la même solidité de preuves que les mathématiques. Mais lorsqu'il entend dire de l'incrédulité des mathématiciens, de leur impiété, du mépris qu'ils professent pour la loi sainte, ce que tout le monde répète, il se borne à formuler de vive voix ces accusations, par simple déférence pour l'autorité, mais il se dit en même temps que la vérité, si elle existait dans la religion, n'aurait pu rester ignorée de ceux qui ont déployé tant de subtilité dans l'étude des mathématiques. Et alors, connaissant l'incrédulité et l'impiété de ces savants, il arrive à conclure qu'on est dans le vrai en niant et en rejetant la religion. Que j'en ai rencontré de ces esprits égarés qui, n'avaient d'autre argument que celui-là ! Et quand on leur fait l'objection suivante : « Il n'est pas nécessaire qu'un homme habile dans une science le soit dans toutes les autres, ni qu'il soit versé à la fois dans la jurisprudence, la théologie et la médecine. On peut ignorer la métaphysique et être un excellent grammairien. Enfin on trouve dans chaque science des hommes qui y sont passés maîtres, tout en demeurant profondément ignorants dans les autres branches du savoir humain. L'argumentation des anciens est rigoureusement démonstrative dans les mathématiques et seulement conjecturale dans les questions religieuses. Il faut, pour s'en convaincre, expérimenter et étudier à fond la question;» cette objection, dis-je, quand on la fait à l'incrédule par imitation, ne lui paraît pas acceptable; cédant à l'empire des passions, à une sotte vanité, au désir de passer pour savant, il persisté à soutenir la prééminence des mathématiciens dans toutes les sciences.
Voilà un inconvénient sérieux, et c'est pour cette raison qu'il faut empêcher ceux qui étudient les mathématiques d’aller trop avant dans leurs recherches, car, si étrangère qu'elle soit aux choses de la religion, cette étude servant pourtant d'introduction aux systèmes des philosophes, elle pénètre la religion de son influence néfaste. Il est rare qu'un homme s'y adonne sans se dépouiller de sa croyance et rejeter le frein de la religion.
Le second inconvénient provient du musulman sincère, mais ignorant, qui s'imagine ne pouvoir mieux défendre la religion qu'en niant toutes les sciences exactes. Rejetant celles-ci et taxant d'ignorance ceux qui les cultivent, il repousse jusqu'à leurs théories des éclipses de lune et de soleil et les condamne au nom de la loi religieuse. Ces accusations se propagent, elles arrivent aux oreilles de celui qui sait que ces théories reposent sur des preuves irréfragables; loin que sa confiance en ces théories diminue, il croit au contraire que l'islam a pour base l'ignorance et la négation des preuves scientifiques, et son attachement à la philosophie s'accroît de toute la haine qu'il porte à la religion. C'est donc au grand détriment de la religion qu'on suppose que la défense de l'islam exige la condamnation des sciences exactes; la loi religieuse ne renferme rien qui les approuve ni qui les condamne, et à leur tour, elles ne portent aucune atteinte aux matières de la religion. Les paroles du Prophète : « Le soleil et la lune sont deux signes de la puissance de Dieu; ils ne s'éclipsent ni pour la mort ni pour la naissance de personne; lorsque vous voyez ces phénomènes, réfugiez-vous dans la prière et invoquez le nom de Dieu,[11] » ces paroles n'emportent point condamnation des calculs astronomiques qui déterminent la marche de ces deux astres, leur conjonction et leur opposition d'après des lois particulières. Quant à la suite de ladite tradition : « Dieu, quand il se manifeste dans une chose, y abaisse sa puissance, » c'est une addition qui ne se trouve pas dans le recueil authentique des traditions.[12]
Tels sont la portée et les inconvénients des mathématiques.
2° La logique. Cette science non plus ne renferme rien pour ou contre la religion. Elle étudie les différentes espèces de preuves et de syllogismes, les conditions que doivent réunir les prémisses d'une proposition, la manière de les combiner, les règles d'une bonne définition et l'art de la formuler. Car la connaissance se compose, ou bien de représentations qui doivent leur évidence à la définition, ou bien de convictions qui. résultent de preuves. Il n'y a donc rien de blâmable dans cette science, et elle est mise à contribution aussi bien par les théologiens que par les philosophes. La seule différence consiste en ce que ces derniers emploient des expressions et une technologie particulières, et qu'ils poussent plus loin les définitions et les subdivisions. Voici un exemple de leur raisonnement : « S'il est prouvé que la totalité de A égale B, il s'ensuit qu'une partie de B égale A. Donc, s'il est prouvé que tout homme est un animal, il s'ensuit que quelques animaux sont hommes. » C'est ce qu'ils formulent dans l'axiome que voici : « La conséquence générale entraîne par inversion la conséquence partielle. »
Qu'ont de commun ces procédés avec les graves questions de religion, et de quel droit les rejeter P En les niant, on ne fait qu'inspirer au logicien une opinion défavorable de l'intelligence et de la croyance de son adversaire, parce qu'il ne la croit fondée que sur de telles négations. Oui, il faut le reconnaître, il y a chez les logiciens un abus : ils exigent dans le raisonnement certaines conditions qui conduisent à la certitude absolue; or, quand ils abordent les questions religieuses, ils ne peuvent plus réunir ces conditions et doivent se départir de leur rigueur habituelle. Il arrive aussi qu'un homme épris de la logique et de son évidence, entendant accuser ses maîtres d'impiété, croit que cette impiété repose sur des preuves aussi fortes que celles de la logique, et aussitôt, sans aborder l'étude de la métaphysique, il partage leur erreur. Voilà un des désavantages que présente l'étude de la logique.
3° La physique. Elle étudie les corps qui forment l'univers, le ciel et ses astres et, ici-bas, les corps simples, tels que l'eau, l'air, la terre et le feu, et les corps composés, animaux, plantes et minéraux; les causes de leurs changements, de leurs évolutions et de leur mélange. Elle se rapproche, par la nature de ses recherches, de la médecine qui a pour objet le corps humain, ses organes principaux et secondaires, et la loi qui préside aux changements de leur composition. La religion, ne réprouvant pas la science médicale, n'a pas non plus le droit de réprouver la physique, si ce n'est pour quelques questions particulières que nous avons mentionnées dans notre livre intitulé : La chute des philosophes.[13] Outre ces questions, il en est quelques-unes qu'il faut rejeter, mais il est facile de se convaincre qu'elles découlent des premières. Toute la physique repose, croyons-nous, sur le principe suivant : la nature est entièrement soumise à Dieu ; incapable d'agir par elle-même, elle est l'instrument dont se sert son Créateur. Le soleil, la lune, les astres, les éléments sont soumis à Dieu et ne peuvent rien produire d'eux-mêmes; en un mot, rien dans la nature ne peut agir spontanément et en dehors de l'essence de Dieu.
4° La métaphysique. C'est ici surtout que se produisent les erreurs des philosophes. Ils ne peuvent plus satisfaire aux lois d'une argumentation rigoureuse, telle que l'exige la logique, et c'est ce qui explique le grand désaccord qui éclate chez eux dans l'étude de la métaphysique. Le système le plus voisin du système des docteurs musulmans est celui d'Aristote, tel que Farabi et Avicenne nous l'ont fait connaître. La somme de leurs erreurs peut se réduire à vingt propositions; trois d'entre elles sont impies et les dix-sept autres hérétiques. C'est pour détruire le système en question que nous avons, écrit notre Chute des philosophes. Les trois propositions dans lesquelles ils sont opposés à toutes les doctrines musulmanes sont les suivantes : 1° « Les corps ne ressuscitent pas ; les âmes seules seront récompensées ou punies, les châtiments seront, par conséquent, spirituels et non point matériels. » Ils ont raison d'admettre les châtiments spirituels, car il y en aura de tels, mais ils mentent quand ils nient les châtiments corporels, et qu'ils rejettent de la sorte les dogmes de la loi religieuse. 2° « Dieu connaît les universaux, mais les notions spéciales lui échappent. » Ceci est encore une impiété manifeste; la vérité est dans le verset : « Le poids d'un atome dans les cieux et sur la terre ne peut se dérober à sa science.[14] » 3° Ils soutiennent que le monde existe de toute éternité et qu'il ne finira jamais ; toutes propositions qui n'ont jamais été admises par les musulmans. — En outre, ils rejettent les attributs de Dieu et soutiennent qu'il connaît par son essence même, non par une notion accessoire à son essence ; ils se rapprochent sur ce point des doctrines moutazélites, doctrines que nous ne sommes point obligés de tenir pour impies. Au contraire, dans notre livre intitulé : Jugement définitif des différences qui séparent l'islam de l'athéisme, nous avons démontré la dépravation d'esprit de ceux qui taxent d'impiété tout ce qui est contraire à leur manière de voir.
5° La politique. Ils se bornent à tracer les règles relatives aux affaires temporelles et au pouvoir royal.
Ils ont emprunté leurs théories sur ce point aux livres que Dieu a révélés à ses prophètes et aux sentences des sages de l'antiquité, recueillies par la tradition.
6° La morale. Tout leur système de morale consiste à définir les attributs et qualités de l'âme, à les grouper par genres et espèces, et à indiquer le moyen de les tempérer et de les maîtriser. Ils ont emprunté ce système aux Soufis. Ces hommes pieux, toujours occupés à invoquer le saint nom de Dieu, à combattre la concupiscence et à suivre la voie de Dieu en renonçant aux jouissances de ce monde, ont reçu, dans leurs extases, des révélations sur les qualités de l'âme, ses défauts et ses mauvais penchants. Ces révélations, ils les ont mises au jour, et les philosophes, s'en emparant, les ont introduites dans leur propre système, afin de l'embellir et de donner cours à leurs mensonges. Il y eut à leur époque, comme dans tous les temps, quelques-uns de ces mystiques fervents. Dieu n'en prive jamais le monde d'ici-bas, car ils en sont les soutiens, et ils attirent sur lui les bénédictions du ciel; c'est ce que confirme la tradition : « C'est par eux que vous obtenez la pluie, c'est par eux que vous recevez votre subsistance. » De ce nombre étaient les hommes de la caverne qui vécurent dans les temps anciens, comme le rapporte le Coran.[15] Or, de ce mélange des doctrines morales et philosophiques avec les paroles du Prophète et celles des Soufis naissent deux dangers, l'un pour le partisan des dites doctrines, l'autre pour leur adversaire.
Le danger qui en résulte pour leur adversaire est sérieux. Un homme d'esprit borné, trouvant dans ces écrits la morale mêlée à de vaines théories, croit devoir les rejeter, les proscrire et condamner celui qui les professe. Ne les ayant recueillies que de leur bouche, il n'hésite pas, dans son ignorance, à.les déclarer fausses, parce que ceux qui les enseignent sont dans l'erreur. C'est comme si quelqu'un rejetait la profession de foi des chrétiens : « Il n'y a qu'un seul Dieu et Jésus est son apôtre, » uniquement parce qu'elle provient des chrétiens, et sans se demander si les chrétiens sont infidèles par cette profession de foi ou parce qu'ils nient la prophétie de Mohammed. Or, s'ils ne sont infidèles que parce qu'ils renient notre Prophète, on n'a pas le droit de rejeter ce qui chez eux n'a pas le caractère de l'infidélité; en un mot, la vérité, parce qu'elle se trouve parmi eux, ne cesse pas d'être la vérité. Tel est cependant le penchant des esprits faibles, ils jugent la vérité d'après les hommes, au lieu de juger les hommes d'après la vérité. Mais un esprit éclairé prendra pour guide cette maxime du prince des croyants, Ali, fils d'Abou Taleb : « N'espère pas connaître la vérité d'après les hommes; recherche d'abord la vérité, et tu reconnaîtras ensuite ceux qui la professent. » C'est ainsi que procède le sage : une fois en possession de la vérité, il examine le fond des doctrines et, quand il les a trouvées vraies, il les accepte, sans s'inquiéter si celui qui les enseigne est sincère ou trompeur. Bien plus, se rappelant que l'or gît dans les entrailles de la terre, il s'efforce de dégager la vérité de l'entassement d'erreurs sous lesquelles elle est enfouie. Le changeur habile plonge sans hésiter sa main dans la bourse du faux-monnayeur et, se fiant à son expérience, il sépare les bonnes pièces des mauvaises. C'est au paysan ignorant et non à l'essayeur expérimenté qu'il faut défendre d'avoir affaire au faux-monnayeur. C'est le nageur inhabile qu'il faut écarter du rivage de la mer, et non le plongeur éprouvé. C'est à l'enfant et non au charmeur qu'il faut défendre de toucher les serpents.
En vérité, les hommes ont si bonne opinion d'eux-mêmes, de leur mérite supérieur, de la profondeur de leur esprit, ils se croient si habiles à discerner le vrai du faux, le chemin du salut des voies de l'égarement, qu'il importe de leur interdire, autant que possible, la lecture des écrits philosophiques; car s'ils échappent quelquefois au danger que nous venons de signaler, ils ne peuvent éviter celui que nous allons indiquer ci-après. Quelques-unes des maximes qui se trouvent dans mes ouvrages, touchant les mystères de la religion, ont rencontré des contradicteurs qui occupent un rang inférieur dans la science et dont la vue ne saurait atteindre aux profondeurs des doctrines. Ils prétendent que ces maximes sont empruntées aux philosophes anciens : la vérité est qu'elles sont le fruit de mes propres méditations, mais comme le dit le proverbe : « Le sabot tombe sur la trace du sabot.[16] » Quelques-unes se trouvent dans nos livres de loi religieuse, mais la plupart sont tirées des écrits des Soufis. Et quand même elles seraient empruntées exclusivement aux doctrines des philosophes, est-ce qu'on a le droit de rejeter une opinion lorsqu'elle est raisonnable en soi, appuyée de preuves solides et qu'elle ne contredit ni le Coran, ni la Tradition? Si l'on s'engageait dans cette voie, si l'on rejetait toute vérité proclamée déjà par un trompeur, que de vérités il faudrait répudier! que de versets du Coran, de traditions du Prophète, de relations soufistes, de sentences des sages il faudrait ne pas admettre, parce que l'auteur du Traité des frères de la pureté les a insérés dans ses écrits pour les besoins de sa cause et afin de conduire par degré les esprits dans les voies de l'erreur !
La conséquence de cette théorie serait que les imposteurs nous arracheraient les vérités des mains pour en orner leurs propres ouvrages. Le moindre mérite du savant est de ne pas faire cause commune avec l'homme que l'ignorance aveugle.
Le miel n'est pas impur parce qu'il a séjourné dans le verre dont le chirurgien se sert pour l'application des ventouses. Le sang doit son impureté non pas au contact de ce verre, mais à une propriété inhérente à sa nature; cette propriété n'existant pas dans le miel ne peut lui être communiquée par son séjour dans la ventouse ; c'est donc par erreur qu'on le considère alors comme impur.[17] Tel est cependant le travers commun à presque tous les hommes : toute parole émanée d'une autorité qu'ils croient respectable est acceptée par eux, fût-elle fausse; toute parole venant de celui qu'ils suspectent est rejetée, quand même elle serait vraie. En toute circonstance, ils jugent de la vérité d'après les hommes et nota des hommes d'après la vérité, ce qui est le comble de l'égarement. Voilà le péril que présente la philosophie pour ses. adversaires.
L'autre péril menace ceux qui acceptent les opinions des philosophes. Quand on lit, par exemple, les traités des Frères de la pureté et d'autres ouvrages du même genre, on y trouve des sentences émanées du Prophète et des citations soufites; on approuve ces ouvrages; on leur accorde sa confiance et on finit par accepter les erreurs qu'ils renferment, par suite de la bonne opinion qu'ils ont d'abord inspirée. C'est ainsi qu'on arrive insensiblement à l'erreur. En prévision de ce danger, il faut interdire la lecture des écrits philosophiques si remplis de vaines et dangereuses utopies, comme on interdit les bords glissants d'une rivière à celui qui ne sait pas nager. Il faut défendre la lecture de ces doctrines mensongères, comme on défend aux enfants de toucher les serpents. Le charmeur lui-même s'abstiendra de toucher les serpents en présence de son jeune fils, parce qu'il sait que l'enfant, se croyant aussi habile que son père, ne manquera pas de l'imiter; c'est pour donner plus de force à sa prohibition que le charmeur ne porte pas la main sur un serpent sous les yeux de son fils. Telle doit être aussi la conduite du savant prudent. Mais le charmeur, après avoir pris le serpent et distingué le venin de l'antidote, ayant mis celui-ci à part et détruit le venin, ne doit pas refuser l'antidote à ceux qui peuvent en avoir besoin. De même aussi le changeur habile, après avoir mis la main dans le sac du faux-monnayeur, en avoir tiré les bonnes pièces et jeté les mauvaises, ne doit pas refuser l'or de bon aloi à ceux qui le réclament. Telle doit être la façon d'agir du savant. Si le malade éprouve une certaine répulsion pour l'antidote, parce qu'il le sait tiré du serpent dont le corps est le réceptacle du venin, il faut le désabuser.
Si l'homme nécessiteux répugne à prendre la pièce d'or qu'il sait provenir de la bourse du faux-monnayeur, il faut l'avertir que son hésitation est une pure erreur qui le priverait de l'avantage qu'il recherche; il faut lui démontrer que le contact des bonnes pièces avec les mauvaises n'altère pas les premières et ne rend pas meilleures les pièces fausses. De même aussi le contact de la vérité avec l'erreur ne change pas le vrai en faux, non plus qu'il ne change le faux en vrai.
Voilà ce que nous avions à dire des inconvénients et des dangers que présente la philosophie.
Après m'être livré à une étude complète et approfondie de la philosophie et avoir réfuté ses erreurs, je compris qu'elle ne répondait pas entièrement aux exigences de ma tâche, parce que la raison ne peut ni embrasser toutes les questions, ni soulever le voile qui couvre tant d'énigmes. Une secte de novateurs, celle des Ta'limites, venait de se produire; on répétait partout que ces novateurs se disaient en possession dé la vérité, grâce à un imam impeccable (ma'çoum) qui la proclame et la défend. Je conçus alors le désir de connaître cette doctrine en étudiant les livres qui la renferment. Sur ces entrefaites, un ordre venu du Khalife (que Dieu le glorifie!) m'enjoignit de composer un ouvrage où elle serait exactement exposée. Cet ordre, auquel je ne pouvais d'ailleurs contrevenir, fut comme une impulsion extérieure qui m'engagea à réaliser le projet que je méditais en secret. Je me mis donc à la recherche de leurs livres et je recueillis l'exposé de leurs doctrines. Ayant été informé que certains principes nouveaux s'étaient fait jour chez cette secte et s'éloignaient des croyances adoptées par leurs ancêtres, je recueillis leurs écrits, je les disposai dans un ordre régulier de nature à en faciliter l'examen et je les discutai ensuite d'une façon catégorique.
Le zèle que je mis à exposer leur doctrine m'attira même des reproches d'un pieux docteur : « Vous travaillez pour eux, me disait-il, et ils seraient incapables de se défendre d'une manière aussi plausible, si vous n'aviez mis tant d'ordre et de méthode dans leur doctrine. » Ce reproche pouvait être fondé jusqu'à un certain point. C'est pour les mêmes raisons que Ahmed ben Hanbal blâma Hareth el-Mouhasebi[18] d'avoir écrit une réfutation de la secte moutazélite. En vain Hareth se retranchait-il derrière l'obligation rigoureuse imposée aux musulmans de combattre l'erreur. « C'est vrai, répondait Ibn Hanbal, mais vous avez d'abord exposé leurs conjectures avant de les réfuter. Qui vous dit que le lecteur, charmé de ces conjectures, s'occupera de votre réfutation, ou que, s'il en prend connaissance, il en comprendra la portée? » L'objection d'Ibn Hanbal est plausible, mais elle ne s'applique qu'à des erreurs qui ne sont encore ni répandues, ni notoires. Dès qu'elles deviennent publiques, c'est un devoir de les combattre et, pour le faire, il faut bien d'abord qu'on les expose. L'essentiel est de ne point attribuer à l'adversaire des arguments auxquels il n'a point songé, et c'est ce que j'ai constamment évité. Je dois la connaissance sérieuse de leurs doctrines à un de mes amis qui les avait étudiées et y avait adhéré. Cet ami m'apprit qu'ils se moquaient de certains ouvrages où on les réfutait, disaient-ils, sans avoir encore compris leur démonstration. Ensuite il développa devant moi cette démonstration, telle qu'il l'avait recueillie de leur bouche. C'est alors que j'en donnai l'exposé, pour ne pas être accusé de l'avoir négligée, et que je l'établis solidement pour qu'on ne pût me soupçonner de ne l'avoir point comprise. Après cet examen poussé aussi loin que possible, je démontrai rigoureusement la vanité de la doctrine en question. En définitive, elle est sans fondement et sans valeur, et n'eût été le secours inconsidéré que lui ont prêté quelques musulmans bien intentionnés mais ignorants, un système aussi faible n'aurait jamais atteint à un pareil développement. Le fanatisme imprudent des défenseurs de la vérité les entraîna dans de longues controverses où ils combattirent pied à pied les prémisses et les arguments de leurs adversaires. Ils daignèrent réfuter leur théorie de la doctrine (talim) et du docteur, et cette autre thèse « que tout docteur n'est pas bon, mais qu'il faut un docteur impeccable. » La vogue donnée à leur argumentation sur la nécessité de la doctrine et du docteur, et la faiblesse de leurs contradicteurs séduisirent un grand nombre d'hommes qui proclamèrent la supériorité de la secte Ta'limite et la vanité de la croyance opposée, sans comprendre qu'il ne fallait en accuser que la faiblesse et la méthode défectueuse des soutiens de la vérité.
Il est juste de reconnaître qu'un docteur est nécessaire et qu'il doit être impeccable, mais nous devons ajouter que ce docteur est Mohammed. — « Il est mort, » nous disent nos adversaires. — « Le vôtre est invisible, » leur répondons-nous. S'ils ajoutent : « Notre docteur a instruit ses missionnaires et les a envoyés en tout lieu; il attend qu'ils aient recours à lui dans les cas douteux et difficiles; » nous répondons : « Notre docteur a, lui aussi, catéchisé ses missionnaires et les a envoyés en tout pays. Son enseignement est parfait, comme il est dit dans le Coran : « Aujourd'hui j'ai mis le sceau à votre religion et je vous ai comblés de ma faveur.[19] » Or, quand l'enseignement est complet, qu'importe si le docteur est mort, ou s'il est invisible? » — Puis si l'on nous fait cette objection : « Comment vos missionnaires peuvent-ils décider des cas où le texte (c'est-à-dire le Coran et le recueil des traditions) fait défaut? Sera-ce par les efforts du raisonnement? Mais une opinion particulière est toujours contestable; » voici notre réponse : « Ils régleront leur conduite sur celle de Moa'dh que le Prophète envoya dans le Yémen, en lui prescrivant de juger d'après le texte pour tous les cas où le texte existerait, et d'après la raison, si le texte gardait le silence. C'est ainsi que procèdent également les missionnaires ta'limites, lorsqu'ils se trouvent dans des contrées très éloignées de celle de leur imam. Ils ne peuvent toujours juger d'après le texte, puisque celui-ci est limité et que les cas justiciables sont presque sans limites; ils ne peuvent non plus retourner chaque fois près de l'imam, car avant qu'ils n'aient achevé leur voyage, ils peuvent mourir et perdre ainsi tout le fruit de leurs efforts (il faut donc qu'ils jugent d'après leur raison).[20] Pareillement le musulman qui, à l'heure de la prière, hésite sur l'orientation de la Kaaba, doit ou s'orienter d'après les conjectures de son esprit, ou bien se rendre dans le pays de l'imam pour le consulter sur la véritable direction du sanctuaire; mais comme, dans ce dernier cas, l'heure légale de la prière se passerait, il a le droit de régler sa prière sur la décision de son propre jugement en répétant après le Prophète : « Celui qui, cherchant la vérité, se trompe, aura une récompense; celui qui atteint la vérité aura une récompense double. » Il en est de même pour tous les jugements analogues. L'aumône faite aux pauvres, par exemple, est un des devoirs de la religion. Il se peut qu'on la fasse à un homme qu'on est fondé à croire pauvre, bien qu'il dissimule sa situation et qu'il soit riche ; l'erreur, en ce cas, est excusable, car le donateur ne peut être coupable pour avoir usé, même à tort, des ressources de sa raison. — Si l'on m'objecte qu'un jugement opposé peut être tout aussi fort et valable, je réponds : « L'homme est autorisé à se guider, dans ce cas, d'après sa propre raison, comme celui qui adopte telle ou telle orientation pour la prière, bien que son voisin en adopte une autre. » — Mais, ajoutera-t-on, le fidèle doit suivre l'avis de Chafeyi, d'Abou Hanifah ou d'un autre docteur. — A cela je réponds : « Le fidèle, quand il s'agit de s'orienter pour la prière, si le cas est douteux, si les opinions sont diverses, que fait-il? Il cherche d'abord avec le flambeau de son intelligence quel est celui qui connaît le mieux les indices de l'orientation, et se décide d'après cela ; ce qui revient à dire qu'il fait encore appel à son propre raisonnement. Cet appel à la raison est nécessaire dans toutes les communions religieuses, car les imams et les prophètes eux-mêmes peuvent se tromper. Mohammed n'a-t-il pas dit : « Je juge d'après l'apparence,[21] Dieu seul lit au fond des cœurs; » c'est-à-dire je juge d'après les présomptions qui résultent pour moi des témoignages? Si les prophètes eux-mêmes sont exposés à se tromper en consultant leur raison, qui donc oserait se croire infaillible?
Ici les Ta'limites me feront deux objections; voici la première : « Votre argument, me diront-ils, peut être bon pour les déductions de la raison, mais il ne saurait s'appliquer aux croyances fondamentales, pour lesquelles l'erreur n'est plus excusable. Que faut-il faire pour y arriver? » Je réponds : « Les croyances fondamentales sont toutes contenues dans le Coran et la Sannali (tradition). Quant aux questions qui prêtent à la discussion, on y découvre la vérité en les pesant dans la Balance juste, c'est-à-dire au moyen des règles d'équité qui sont mentionnées dans le Coran;[22] elles sont au nombre de cinq, et nous les avons définies dans le traité intitulé Balance juste. »
Si l'on m'objecte que mes adversaires rejettent cette balance (règle), je réplique : « Une fois qu'elle est bien définie et bien comprise, il est impossible qu'elle soit rejetée. Ce ne sont pas les Ta'limites qui la repousseront, car elle m'a été enseignée par le Coran et je l'ai tirée de ce livre. Ce ne sont pas non plus les logiciens, car elle est entièrement conforme aux règles de la saine logique; ni les théologiens, puisque je me sers des preuves spéculatives que la théologie emploie pour découvrir la vérité. » — « Comment se fait-il, me dira-t-on, qu'ayant entre les mains un instrument d'une telle puissance, vous n'ayez pas coupé court aux controverses qui partagent les hommes? » — « S'ils voulaient m'écouter, répondrai-je, il n'y aurait plus de controverses parmi eux. J'en ai indiqué les moyens dans mon livre de la Balance juste ; lisez-le, vous serez convaincu qu'il dit vrai et que s'il était écouté, ce qui malheureusement n'a pas lieu, il arriverait à cette pacification des esprits. Ce livre a cependant déjà rétabli la concorde parmi quelques personnes qui ont prêté l'oreille à son enseignement. Votre imam espère peut-être pacifier les esprits, même sans se faire écouter; il me semble qu'il n'y a pas encore réussi. Il y a plus : Ali, le chef de tous les imams, n'est pas arrivé à ce résultat. Soutiendrez-vous donc que votre imam peut contraindre les hommes à l'écouter ? Mais que ne l'a-t-il déjà fait et qu'attend-il encore? Quel autre résultat sa prédication a-t-elle obtenu qu'un surcroît de contradictions et de contradicteurs? On craignait avec raison que les discordes religieuses n'eussent de funestes résultats, tels que l'effusion du sang, des provinces entières ravagées, des milliers d'orphelins et de veuves, le vol et le brigandage organisés, et en effet, grâce à votre œuvre de pacification, des désastres inouïs ont éclaté dans le monde ! »
Cette autre question m'est adressée et elle constitue la seconde de leurs objections : « Tu crois pouvoir supprimer les différends parmi les hommes; mais si quelque esprit flotte incertain entre tant de sectes et d'opinions diverses, comment pourras-tu le contraindre à t'écouter de préférence à tes contradicteurs, et ils sont nombreux? N'êtes-vous pas tous sur la même ligne? » — Je réponds d'abord : « L'argument se retourne contre vous-mêmes. Si, en effet, cet homme indécis, répondant à votre appel par un refus, vous dit : « Vous ne méritez pas la préférence sur vos adversaires; au contraire, presque tous les savants sont contre vous;» que répondre à cela? Peut-être lui direz-vous que votre imam est désigné textuellement. Mais pourquoi votre adversaire vous accorderait-il l'authenticité d'un texte qu'il n'a jamais entendu attribuer au Prophète? Il ne connaît que votre prétention et l'unanimité avec laquelle on vous accuse d'altérer les textes et de mentir. Je suppose pourtant qu'il accepte votre texte pour authentique, comme il n'a pas d'opinion arrêtée sur la nature du prophétisme, il vous dira : « J'admets que votre imam prouve la vérité de sa mission en renouvelant les miracles de Jésus. J'admets qu'il se présente à moi et me dise : « Pour te prouver que je dis la vérité, je vais ressusciter ton père : je suppose qu'il le ressuscite en effet, et qu'il proclame alors la vérité de sa mission. Comment saurai-je qu'il dit vrai, puisque le même miracle n'a pas imposé à tous les hommes la croyance en la mission de Jésus? Il faudra donc s'engager dans une série de questions difficiles qui ne peuvent être résolues que par des preuves spéculatives; or ces preuves, vous les rejetez. On ne peut accepter un miracle comme preuve que si l'on connaît la nature de la magie, et en quoi elle diffère du miracle. Or celui-là seul peut faire cette différence qui sait que Dieu n'égare pas ses serviteurs. Mais on n'ignore pas que de difficultés présente la discussion relative aux égarements de l'homme. Comment donc répondrez-vous à toutes ces objections, d'autant plus que l'autorité de votre imam n'est pas plus grande que celle de ses adversaires? » — Ainsi, dirai-je en terminant (à mes contradicteurs de la secte ta'limite), vous voici ramenés à des preuves spéculatives, preuves dont vous ne vouliez pas et que vos ennemis emploient avec succès pour la défense de leur thèse. »
Voilà donc comment les objections des Ta'limites se retournent victorieusement contre eux-mêmes; tous leurs docteurs se réuniraient pour rédiger en commun une réponse, qu'ils ne pourraient y parvenir. — Leur doctrine ne doit ses progrès qu'à ses adversaires, esprits bornés qui, au lieu d'user de ce » système d'arguments rétorqués, se sont donné la peine de discuter avec eux et de leur répondre. De là une controverse longue, diffuse, inintelligible et peu propre à les réduire au silence. Dans le cas où l'un d'eux viendrait me dire : « Le même système d'arguments rétorqués peut être employé contre toi, comment y répondras-tu? » voici quelle serait ma réponse : « Si mon adversaire est indécis et s'il se borne à me parler de ses doutes sans préciser le problème qui les lui suggère, je peux lui reprocher de ressembler au malade qui voudrait être guéri sans révéler le mal dont il souffre. A ce malade on dirait : « Il n'y a pas de panacée universelle, mais seulement des remèdes pour des maladies spéciales, la migraine, la diarrhée, etc. » De même, je demande à celui qui doute de me révéler la cause de son scepticisme, et quand il me l’a fait connaître, je lui démontre la vérité au moyen des cinq balances (règles) dont il admirera la justesse dès qu'il en aura compris le mécanisme. Il conviendra de la précision de cet instrument et de l'application qui en est faite, comme celui qui étudie le calcul reconnaît l'exactitude de cette science et de celui qui la lui enseigne. J'ai consacré près de vingt pages de mon livre la Balance a élucider cette question, et j'y renvoie le lecteur.
D'ailleurs, je ne me suis pas proposé de démontrer ici la fausseté des opinions des Ta'limites. J'ai déjà traité cette question : 1° dans mon livre El-Moustazheri[23] ; 2° dans la Preuve de la vérité, qui est une réponse à certaine théorie ta'limite dont j'eus connaissance à Bagdad; 3° dans l’Exposé des contradictions, traité divisé en douze chapitres, où je réfute certaines opinions qui me furent opposées à Hamadan, 4° dans le Kitab el-Dourdj, ouvrage divisé en tableaux qui expose une controverse fort épineuse que je soutins contre eux à Thous ; 5° enfin dans la Balance, ouvrage sui generis, où je trace la règle des sciences religieuses, et je démontre combien un imam est inutile à ceux qui possèdent cette règle. Tout ce que j'ai voulu prouver ici, c'est que les Ta'limites n'ont aucun secours contre l'erreur, aucun moyen d'éviter la confusion des opinions.
Malgré la pauvreté de leur argumentation relativement à l'imam, je les ai expérimentés longtemps. Leur accordant comme démontrée la nécessité de la doctrine et du docteur impeccable tel qu'ils le définissent, j'ai voulu connaître la science dont ils étaient redevables à cet imam et je leur ai proposé certaines difficultés. Mais loin de les expliquer, ils ne les comprenaient même pas. Dans leur embarras, ils en revenaient toujours à cet imam invisible en répétant : « Il serait indispensable d'aller le consulter. » Quel spectacle étrange que celui de ces hommes qui consacrent leur vie à rechercher un maître, qui se flattent de l'avoir trouvé et qui pourtant n'ont rien appris de lui ! Ils ressemblent à un homme couvert d'ordures de la tête aux pieds, qui s'épuiserait à chercher de l'eau et qui, après l'avoir trouvée, n'en ferait pas usage et demeurerait avec ses souillures. Quelques-uns, il est vrai, se donnent pour savants, mais leur science se borne à réunir quelques lambeaux de la pauvre philosophie de Pythagore, le plus faible des philosophes anciens. Nous savons, par le traité des Frères de la pureté, qu’Aristote a réfuté et réduit à néant la doctrine de Pythagore, qui n'est qu'une compilation. On s'étonne qu'un homme qui use sa vie à la recherche de la vérité se contente d'un système aussi maigre et illusoire, et se croie en possession du dernier mot de la vérité. L'examen sérieux et approfondi que nous avons fait de la doctrine ta'limite nous a montré qu'elle se borne à séduire les esprits faibles et à les convaincre graduellement de la nécessité d'un docteur. Quelques mots sensés suffisent pour renverser leur système et les confondre. Par exemple si, après leur avoir concédé la nécessité d'un docteur, on leur demande de révéler son enseignement et le profit qu'on en peut tirer, ils s'y refusent et se bornent à dire : « Tu nous a accordé ce point, c'est tout ce que nous voulions; c'est à toi maintenant à chercher l'imam; » car ils sentent qu'ils ne pourraient aller plus loin sans être confondus, et qu'ils sont incapables non pas seulement de résoudre, mais même de comprendre les difficultés de la science.
Telle est en réalité cette secte. Etudiez-la, vous en connaîtrez l'inanité et la détesterez. L'expérience que nous en avons faite nous donne le droit de la laisser à l'écart.
L'examen de ces doctrines terminé, je m'appliquai à l'étude du Soufisme. Je vis que, pour le connaître parfaitement, il fallait joindre la pratique à la théorie. Le but que les Soufis se proposent est celui-ci : arracher l'âme au joug tyrannique des passions, la délivrer de ses penchants coupables et de ses mauvais instincts, afin que dans le cœur purifié il n'y ait place que pour Dieu et pour l'invocation de son saint nom. Gomme il m'était plus facile de connaître leur doctrine que de la pratiquer, j'étudiai d'abord ceux de leurs livres qui la renferment : la Nourriture des cœurs[24] d'Abou Talib de la Mecque, les ouvrages de Hareth el-Mouhasebi, les fragments qui nous sont restés de Djoneïd, de Chilli, d'Abou Zeïd Bestami et d'autres cheikhs (que Dieu sanctifie leur âme). J'acquis une connaissance approfondie de leurs recherches et je sus de leur méthode tout ce qu'on peut en savoir par l'étude et l'enseignement oral; il me fut démontré que son dernier terme ne pouvait être révélé par l'enseignement, mais seulement par le transport, l'extase et la transformation de l'être moral. Définir la santé et la satiété, en pénétrer les causes et les conditions est autre chose que d'être bien portant et rassasié. Définir l'ivresse, savoir qu'elle résulte de vapeurs qui montent de l'estomac aux plus hauts foyers de l'intelligence est autre chose que d'être ivre. L'homme ivre n'a aucune idée de la nature de l'ivresse, par cela même qu'il est ivre et hors d'état de rien comprendre, tandis que le médecin, tout en n'étant pas sous l'influence de l'ivresse, en connaît le caractère et les lois. Le médecin, tout malade qu'il est, sait en quoi consiste la santé dont il est privé. De même entre savoir ce qu'est le renoncement, en comprendre les conditions et les causes, et pratiquer le renoncement, le détachement des choses de ce monde, il y a une distance considérable. Je vis que le Soufisme consiste en sentiments plutôt qu'en définitions ; j'en savais tout ce que l'étude peut en apprendre, et ce qui me manquait était du domaine, non plus de l'enseignement, mais de l'extase et de l'initiation. Les recherches auxquelles je m'étais livré, le chemin que j'avais parcouru en étudiant les sciences religieuses et spéculatives m'avaient donné une foi solide sur ces trois choses : Dieu, la prophétie et le jugement dernier. Ces trois points fondamentaux de la croyance s'étaient affermis en moi non pas simplement par des arguments définis, mais par une suite de causes, de circonstances et d'épreuves qu'il m'est impossible d'énumérer. Je vis qu'on ne pouvait espérer faire son salut que par la piété et la victoire remportée sur les passions, ce qui supposait, en premier lieu, le renoncement et le détachement de ce monde de mensonge pour se tourner vers l'éternité et la méditation en Dieu; enfin qu'on ne pouvait y réussir qu'en sacrifiant les honneurs et les richesses et qu'en rompant les attaches et les liens de la vie mondaine. Faisant un retour sérieux sur moi-même, je me vis entouré et enserré de toute part dans ces attaches.
Examinant mes actions dont les plus honorables étaient l'enseignement et le professorat, je me surpris plongé dans plusieurs études de peu de valeur et sans profit pour mon salut. Je sondai le fond de mon enseignement et je vis qu'au lieu d'être sincèrement consacré à Dieu il n'était stimulé que par le vain désir de l'honneur et de la réputation. Je m'aperçus que j'étais sur le bord de l'abîme et que, sans une conversion immédiate, je serais condamné au feu éternel.[25] Je réfléchis longtemps. Encore en proie à mes incertitudes, un jour je me décidais à quitter Bagdad et à tout abandonner, le lendemain je renonçais à ces projets; je faisais un pas en avant et revenais aussitôt en arrière. Le matin, j'étais sincèrement résolu à ne m'occuper que de la vie future; le soir, une légion de pensées charnelles venait m'assaillir et dispersait mes résolutions. D'un côté, le monde me retenait à mon poste dans les chaînes de ses convoitises ; de l'autre, la voix de la religion me criait : « Debout! debout! ta vie touche à son terme et tu as un long voyage à accomplir. Toute ta prétendue science n'est que mensonges et chimères. Si tu ne songes maintenant à ton salut, quand pourras-tu t'en occuper? Si tu ne brises tes chaînes aujourd'hui, quand pourras-tu les briser? » Alors ma résolution se fortifiait, je voulais tout quitter et fuir; mais le démon, revenant à la charge, me disait : « Tu es dans une disposition d'esprit accidentelle, garde-toi d'y céder, car elle s'évanouira bientôt. Si tu lui obéis, si tu abandonnes cette grande et belle position, cette gloire exempte de trouble et de contestation, cette haute autorité à l'abri de toute atteinte, tu les regretteras plus tard mais sans pouvoir les reconquérir. » Je restai ainsi, tiraillé entre les attraits des passions mondaines et les aspirations religieuses, pendant six mois environ, depuis le mois de Redjeb de l'année 488. A cette époque, ma volonté céda et je m'abandonnai au destin. Dieu venait d'enchaîner ma langue et m'empêchait de professer. Vainement aurais-je voulu, dans l'intérêt de mes élèves, reprendre mon cours, ne fût-ce qu'un jour, ma bouche demeurait muette et sans voix. Le silence auquel j'étais condamné me jeta dans un désespoir violent, mon estomac s'affaiblit, je perdis l'appétit; je ne pouvais ni avaler une bouchée de pain, ni boire une gorgée d'eau. La déperdition de mes forces était telle que les médecins, désespérant de me sauver, répétaient : « Le mal est dans le cœur, et il s'est communiqué à tout l'organisme; il n'y a d'espoir que si l'on peut supprimer la cause secrète de sa tristesse mortelle.[26] »
Enfin sentant ma faiblesse et l'accablement de mon âme, je me réfugiai en Dieu comme un homme à bout de courage et sans ressources. « Celui qui exauce le malheureux qui l'invoque[27] » daigna m'exaucer ; il facilita à mon cœur le sacrifice des honneurs, des richesses, de la famille. J'annonçai le projet de me rendre à la Mecque, mais je méditais intérieurement d'aller en Syrie, ne voulant pas que ni le Khalife (que Dieu glorifie !) ni mes amis connussent ma résolution de me fixer dans ce pays. J'employai toute sorte de ruses habiles pour quitter Bagdad, avec l'intention formelle de n'y plus revenir. Les imams d'Irak me critiquèrent d'un commun accord : aucun d'eux ne pouvait admettre que ce sacrifice eût un mobile religieux, en considérant ma position comme la plus haute qu'on pût avoir dans la communauté religieuse. « Voilà jusqu'où va leur science. » Toutes sortes d'explications furent données de ma conduite. Ceux qui étaient absents d'Irak l'attribuaient à la crainte que m'inspirait le gouvernement. Ceux qui étaient présents et qui voyaient l'insistance du pouvoir à me retenir, le mécontentement que lui inspiraient ma résolution et le refus que j'opposais à ses sollicitations, se disaient : « C'est une calamité, qu'on ne peut attribuer qu'à un sort jeté sur les musulmans et sur la science! » Enfin je quittai Bagdad en abandonnant toute ma fortune; seulement, comme les terres et les biens en Irak sont affectés aux œuvres pies, à titre de biens waqf (de mainmorte), j'obtins l'autorisation légale de conserver ce qui était nécessaire à ma subsistance et à celle de mes enfants. Car je ne sais rien de plus légitime au monde que l'avoir amassé par un savant pour subvenir à l'entretien de sa famille.
Je me rendis alors en Syrie et j'y demeurai près de deux ans, vivant dans la retraite, le recueillement et les exercices de piété. Je ne songeais qu'à amender mon âme et à la discipliner, qu'à purifier mon cœur par la prière, en employant les exercices que les Soufis m'avaient enseignés. Vivant solitaire dans la mosquée de Damas, je montais au minaret, et j'y passais mes journées après avoir fermé la porte sur moi.
De là je me rendis à Jérusalem et, chaque jour, j'allai m'enfermer dans le sanctuaire du rocher.[28] Ensuite je sentis en moi le désir d'accomplir le pèlerinage, afin d'obtenir une pleine effusion de grâces en visitant la Mecque, Médine et le tombeau du Prophète, Après une visite à l'ami de Dieu,[29] j'allai dans le Hedjaz. Les aspirations de mon cœur, les prières de mes enfants me ramenèrent enfin dans ma patrie, moi qui étais d'abord si fermement résolu à ne plus la revoir. Du moins avais-je l'intention d'y vivre solitaire et de m'y recueillir en Dieu; mais les événements, les soucis de la famille, les préoccupations de la vie changèrent mes résolutions et troublèrent ma retraite. Quelque irréguliers que fussent les moments que je pouvais donnera la méditation extatique, ma confiance ne diminuait pas, et plus les obstacles m'en détournaient, plus j'y revenais avec ardeur. Dix années se passèrent de la sorte : pendant ces retraites successives, il me fut révélé des choses qu'il m'est impossible d'énumérer. Tout ce que j'en dirai pour l'édification du lecteur est ceci : je sus de source certaine que les Soufis sont les vrais pionniers de la voie de Dieu, qu'il n'y a rien de plus beau que leur vie, de plus louable que leur règle de conduite, de plus pur que leur morale. L'intelligence des penseurs, la sagesse des philosophes, le savoir des docteurs les plus érudits de la loi combineraient en vain leurs efforts pour modifier et améliorer leur doctrine et leurs mœurs, ils ne sauraient y parvenir. Chez les Soufis, les mouvements et les repos, soit extérieurs soit intérieurs, sont éclairés de la lumière qui rayonne du foyer de la prophétie. Et quelle autre lumière pourrait briller sur la face de la terre? En un mot, que peut-on critiquer en eux? Purger le cœur de tout ce.qui n'est pas à Dieu, est la première condition de leur purification. L'absorption du cœur par la prière en est la clef, de même que le tèkbir est la clef de la prière, et le dernier terme en est l'anéantissement total en Dieu. Je dis le dernier terme relativement à l'état que l'on peut acquérir par un effort de volonté ; mais, à vrai dire, ce n'est que le premier pas dans la vie de la contemplation, le vestibule par où pénètrent les initiés.
Dès qu'ils s'engagent dans cette voie, les révélations commencent pour eux; ils parviennent à voir, dans l'état de veille, les anges et les âmes des prophètes, ils entendent leurs voix et leurs sages conseils. De cette contemplation des formes et des images, ils s'élèvent successivement jusqu'à des degrés que le langage humain ne saurait faire comprendre, qu'il ne pourrait définir sans tomber dans de graves et inévitables erreurs. Le degré de proximité auquel ils parviennent est considéré par les uns comme la fusion de l'être (houloul); par les autres, comme l'identification (ittihad) ; par les autres, comme l'union intime (wouçoul). Mais toutes ces expressions sont fausses, comme nous l'avons expliqué dans notre livre intitulé Le but suprême. Quand on est arrivé a cet état, on doit se borner à répéter ce vers :
Ce que j'éprouve, je n'essayerai pas de le dire ;
Considère-moi comme heureux et ne m'interroge pas.
En résumé, celui qui n'arrive pas à l'intuition de ces vérités par le transport, celui-là ne connaît de la prophétie que le nom. Les miracles accomplis par les saints ne sont en réalité que les premières manifestations des prophètes. Tel fut aussi l'état de l'Apôtre de Dieu lorsque, avant sa mission, il se retira sur le mont Hira pour se consacrer à la prière et à la méditation, ce qui fit dire aux Arabes : « Mohammed est devenu amoureux de son Dieu. » Cet état peut donc se révéler aux initiés par le transport, et à celui qui n'éprouve pas de transport, par la pratique et l'audition, à la condition qu'il fréquente les Soufis jusqu'à ce qu'il arrive à une initiation imitative. Telle est la foi qu'on peut obtenir en demeurant parmi eux, et ils sont de ceux dont le commerce n'est jamais pénible. Mais même quand on est privé des douceurs de leur compagnie, on réussit à comprendre la possibilité de cet état (la révélation dans l'extase), par une série de témoignages évidents ; c'est ce que nous avons expliqué dans le traité intitulé Merveilles des cœurs qui fait partie de notre ouvrage La revivification.[30] La certitude due à des preuves se nomme science; passer par l'état que nous décrivons, c'est le transport ; accepter par l'expérience et la transmission orale, c'est la foi.
Tels sont les trois degrés de la connaissance ainsi qu'il est écrit : « Le Seigneur élèvera à différents degrés ceux d'entre vous qui croient et ceux qui ont reçu de lui la science.[31] » Mais derrière eux vient une troupe d'ignorants qui nient la réalité du Soufisme, accueillent ses discours avec incrédulité et ironie et traitent de charlatans tous ceux qui les prononcent. A cette foule ignorante s'applique le verset : « Il en est parmi eux qui viennent t'écouter et qui, lorsqu'ils te quittent, demandent à ceux qui ont reçu la science : Que vient-il de dire? Ce sont ceux sur le cœur desquels Dieu a apposé son sceau et qui ne suivent que, leurs passions.[32] »
Au nombre des convictions que je dois à la pratiqué de la règle soufite se trouve la connaissance du véritable caractère de la prophétie. Cette connaissance est d'une nécessité si grande que nous allons l'exposer immédiatement.
La substance de l'homme, au moment où elle est créée, est vide, simple, dépourvue de la connaissance des mondes de Dieu, mondes dont le nombre infini n'est connu que du Créateur, comme le dit le Coran[33] : « Nul autre que ton Seigneur ne connaît le nombre de ses armées. » L'homme n'arrive à cette notion qu'à l'aide de perceptions; chacune de ces perceptions lui est donnée pour qu'il comprenne le monde des choses créées, et nous entendons par monde les différentes espèces de créatures.
Le premier sens qui se révèle à l'homme est le toucher, par l'intermédiaire duquel il perçoit une certaine catégorie d'essences, comme le chaud, le froid, l'humide, le sec, le doux et l'âpre. Le toucher ne perçoit ni les couleurs, ni les formes, toutes choses qui sont pour lui comme si elles n'existaient pas. Ensuite se révèle la vue qui lui fait connaître les couleurs et les formes, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus vaste dans le monde de la sensation. L'ouïe s'ouvre ensuite et permet à l'homme d'entendre les bruits et les sons; puis se forme le sens du goût. Quand l'homme peut s'élever au-dessus du monde des sens, vers l'âge de sept ans, il reçoit la faculté de discerner ; il entre alors dans une phase nouvelle de sa vie et peut recevoir, grâce à cette faculté, des notions supérieures à celles des sens et qui ne se trouvent pas dans le domaine de la sensation. Il s'élève ensuite a une autre phase et reçoit la raison, avec laquelle il connaît les choses nécessaires, possibles et impossibles; toutes les notions, en un mot, qu'il ne pouvait réunir dans les phases précédentes de son existence. Mais au delà de la raison et à un degré supérieur, une vue nouvelle lui est donnée par où il connaît les choses invisibles, les secrets de l'avenir et d'autres notions aussi inaccessibles à la raison que les notions de celle-ci étaient inaccessibles au discernement, et les perceptions du discernement aux sens. De même que l'homme pourvu seulement de discernement repousse et nie les notions acquises par la raison, de même certains rationalistes rejettent et nient la notion du prophétisme. C'est une preuve de leur profonde ignorance ; car ils n'ont pas d'autre argument que de nier le prophétisme comme une sphère inconnue et qui n'a pas d'existence réelle. De même, un aveugle de naissance qui ne sait ni par expérience ni par information ce que sont les couleurs et les formes, ne les connaît ni ne les comprend, lorsqu'on lui en parle pour la première fois.
Dieu, voulant rendre accessible aux hommes la notion du prophétisme, leur, en a donné une sorte d'aperçu dans le sommeil. En effet, l'homme perçoit, en dormant, les choses du monde invisible, soit sous une forme claire, soit sous le voile d'une allégorie que l'art divinatoire lui révélera ensuite. Si l'on disait pourtant à quelqu'un qui n'a pas fait par lui-même l'expérience de ces visions, que dans un état de léthargie semblable à la mort, dans le complet anéantissement de la vue, de l'ouïe et de tous les sens, on peut voir les choses du monde invisible, cet homme se récrierait et chercherait à démontrer l'absurdité de ces visions par l'argument que voici : « Les facultés sensitives sont les causes de la perception, or si l'on ne peut percevoir certaines choses quand on est en pleine possession de ces facultés, à plus forte raison ne peut-on les percevoir quand lesdites facultés sont engourdies.[34] » La fausseté d'une pareille argumentation se démontre par l'évidence et de visu. Car de même que la raison constitue une phase particulière de l'existence dans laquelle la vue s'ouvre à des notions intellectuelles interdites aux sens, de même le prophétisme est un état spécial dans lequel la vue intérieure découvre, à la clarté d'une lumière céleste, des mystères auxquels la raison ne saurait atteindre.
Les doutes qu'on élève contre le prophétisme portent : 1° sur sa possibilité; 2° sur son existence réelle et effective ; 3° sur sa manifestation dans tel ou tel homme. — La preuve de la possibilité et de l'existence effective du prophétisme suppose un ensemble de notions que la raison ne peut acquérir en ce monde. La science médicale et l'astronomie. se trouvent dans le même cas. Celui qui les étudie est obligé de reconnaître qu'elles sont dues uniquement à la révélation et à une faveur spéciale de Dieu, et que l'empirisme ne peut en ouvrir l'accès. Il est tel de ces phénomènes astronomiques qui ne se montre qu'une fois en mille ans, comment le connaîtrait-on par l'expérience? On peut en dire autant des propriétés thérapeutiques. On voit par cet argument qu'il est possible d'atteindre a certaines connaissances qui sont interdites à la raison. Nous dirons la même chose du prophétisme, car il fait partie de ces connaissances (d'intuition). Bien plus, la perception des connaissances supérieures à la raison ne constitue qu'une des facultés particulières au prophétisme, lequel en possède un grand nombre d'autres. Celle-ci n'est qu'une goutte d'eau dans l'Océan, Si nous en parlons ici, ô lecteur, c'est que tu possèdes une faculté analogue dans les visions du sommeil, et aussi dans les sciences telles que la médecine et l'astronomie. Ces connaissances sont du domaine des miracles prophétiques, et la raison ne saurait y pénétrer. Quant aux autres caractères du prophétisme, ils ne se révèlent qu'aux adeptes du Soufisme et par le transport extatique. Le peu que tu sais de la nature du prophétisme, tu le dois à cette sorte d'analogie que tu trouves dans le sommeil; sans cela, tu serais incapable de la comprendre et par conséquent d'y ajouter foi, car la conviction résulte de la compréhension. Cette analogie avec la nature du prophétisme se montre dès le début de l'initiation au Soufisme : on y trouve une sorte d'extase proportionnée à l'état de l'initié, et une sorte de certitude et de conviction pour les choses qui ne peuvent être démontrées par le raisonnement. Cette seule propriété me paraît suffisante pour te faire ajouter foi au principe du prophétisme.
Arrivons maintenant aux doutes que tu peux avoir sur la personne même d'un prophète. Tu ne parviendras à la certitude sur ce point qu'en connaissant, soit comme témoin oculaire, soit par une tradition constante, les faits relatifs à ce prophète. Si, par exemple, tu as étudié la médecine et la jurisprudence, il t'est facile de connaître ensuite les médecins et les jurisconsultes, tant par des rapports personnels que par l'étude de leurs doctrines, si tu ne les a pas personnellement connus. Tu seras convaincu que Schafey était jurisconsulte et Galien médecin, et cela, non sur la foi d'autrui, mais par une conviction intime, qui résultera pour toi de l’étude de la jurisprudence et de la médecine, de la lecture de leurs livres et de leurs écrits. De même, quand tu connaîtras la nature véritable du prophétisme, étudie sérieusement le Coran et les traditions, tu sauras alors de source certaine que Mohammed est le plus grand des prophètes. Fortifie ensuite ta conviction en vérifiant l'exactitude de ses saintes prédications et l'influence qu'elles exercent sur l'amélioration de l'âme; vérifie la vérité de sentences telles que celle-ci: « Celui qui met sa conduite d'accord avec sa science, reçoit de Dieu une science plus grande; » ou celle-ci : « Dieu livre à l'oppresseur celui qui favorise l'injustice; » ou bien encore cette sentence : « Quiconque en se levant le matin n'a qu'une seule sollicitude, Dieu le préservera de toute sollicitude en ce monde et dans l'autre. » Quand tu auras répété cette expérience mille et mille fois, tu seras en possession d'une certitude sur laquelle le doute n'aura plus de prise. Telle est la route qu'il faut suivre pour connaître le prophétisme ; il ne s'agit nullement de rechercher si un bâton a été changé en serpent, ou si la lune a été fendue en deux. Si tu ne te préoccupes que du miracle, sans y joindre les mille circonstances accessoires qui s'y rattachent, tu es exposé à le confondre avec la magie et le mensonge, ou à le considérer comme une épreuve (une tentation) que Dieu inflige à l'homme, ainsi qu'il est écrit : « Dieu égare et dirige à son gré.[35] » Alors les difficultés que soulève la question des miracles se retournent contre toi. Si, par exemple, l'arrangement symétrique du style est, à tes yeux, la preuve miraculeuse de la prophétie, il se peut qu'un discours arrangé symétriquement dans ce but t'inspire une croyance erronée (en la qualité de prophète de celui qui le débite). Il faut que les faits surnaturels ne soient pour toi qu'un des éléments multiples dont se forme ta conviction, sans que tu t'appuies sur tel ou tel fait particulier. Il faut que tu sois comme celui qui, apprenant un fait quelconque d'une réunion d'hommes, ne peut dire qu'il doit sa conviction à l'un d'entre eux en particulier et qui, ne distinguant entre aucun d'eux, ne peut même expliquer comment la conviction s'est formée en lui.
Tels sont les caractères de la certitude scientifique. Quant au transport qui permet de voir la vérité et de la toucher du doigt, il n'est connu que des Soufis. Ce que je viens de dire relativement au véritable caractère du prophétisme suffit au but que je me suis proposé actuellement. Je me réserve d'y revenir plus tard, en cas de besoin.
Pendant les dix années environ que je passai dans le recueillement et la retraite, un grand nombre de vérités que je ne veux pas énumérer ici s'étaient présentées à mon esprit. Ainsi, je reconnus avec évidence, soit par le transport extatique, soit par l'enchaînement des preuves, soit par la foi, que l'homme est composé d'un corps et d’un cœur. Par le mot cœur j'entends cet esprit de vérité qui est le siège de la connaissance de Dieu, et non pas l'organe matériel, mélange de chair et de sang, qui lui est commun avec l'être privé de vie et avec les animaux. De même que. le corps doit son maintien à la santé et sa destruction aux maladies, le cœur, lui aussi, est ou bien dans un état de santé et de bien-être, comme il est écrit ; « ... Si ce n'est celui qui viendra à Dieu avec un cœur sain;[36] » ou bien, conformément au verset : « Une maladie règne dans leur cœur,[37] » il est en proie à un mal incurable dont le dénouement est la mort. Je reconnus aussi que l'ignorance de la notion de Dieu est un poison mortel, la révolte des passions un état morbide ; que la connaissance de Dieu en est le remède et que la soumission à ses ordres, en domptant les passions, en est le seul palliatif efficace; enfin que le cœur, aussi bien que le corps, ne peut se guérir et recouvrer la santé que par des remèdes. Or les remèdes du corps n'y ramènent la santé que par des propriétés secrètes qui, échappant à la sagacité des savants, ne sont connues que des médecins qui eux-mêmes les ont reçues des prophètes auxquels la vertu prophétique les à révélées. Je compris avec la même évidence que les remèdes du cœur, c'est-à-dire les pratiques de dévotion telles qu'elles ont été définies et limitées par les prophètes, ont une vertu secrète qui échappe aux efforts de la raison; qu'il faut par conséquent se soumettre aux prophètes à qui la vertu mystérieuse de ces remèdes s'est révélée non par la raison, mais par la lumière prophétique. Les drogues pharmaceutiques se composent d'éléments qui diffèrent entre eux en qualité et en quantité, les uns ayant un poids double des autres, et ces différences constituent elles-mêmes un secret particulier. Pareillement les pratiques de dévotion, qui sont la médecine des âmes, consistent en actes qui diffèrent entre eux en qualité et en quantité. Ainsi la prosternation[38] vaut deux fois l'inclinaison du corps et la prière du matin n'est que la moitié de la prière de l'après-midi. Il y a donc, dans la différence de ces prescriptions, un mystère qui fait partie de cet ordre de choses qui sont révélées non par la raison, mais par la lumière prophétique. Ceux qui veulent en comprendre la loi à l'aide de la raison, ceux qui croient qu'elles proviennent non pas de la sagesse divine qui en a réglé ainsi l'efficacité, mais d'un simple concours de circonstances, ceux-là font preuve de sottise et d'ignorance. Et ainsi qu'il y a dans les remèdes des éléments simples, qui en sont la hase, et des parties accessoires et complémentaires qui concourent à l'action des éléments simples, de même aussi les pratiques obligatoires et les œuvres de subrogation sont comme le complément des principes de la religion. En résumé, les prophètes sont les médecins des maladies de l'âme. L'œuvre et le mérite de la raison, c'est de nous Eure comprendre cette vérité, c'est de confesser la certitude du prophétisme et sa propre impuissance à saisir les vérités que la lumière prophétique éclaire seule; c'est enfin de nous prendre par la main et de nous remettre aux prophètes comme des aveugles qui s'abandonnent à leurs guides ou des malades désespérés qui se livrent aux médecins pleins de sollicitude. Telles sont la portée et les limites[39] de la raison; hors de là, hors des vérités que le prophète lui enseigne, elle ne peut faire un pas de plus.
Voilà ce que je reconnus, pendant ma retraite, avec une évidence qui équivalait à une vue réelle. J'examinai ensuite l'affaiblissement des croyances relativement au principe et à la vérité du prophétisme, et relativement à l'observance des règles mises en lumière par la prophétie. Je constatai les progrès de l'indifférence religieuse et je recherchai les causes de la langueur et de l'affaiblissement de la foi dans le peuple. Je reconnus que ces causes sont au nombre de quatre et qu'elles proviennent : 1° de ceux qui s'adonnent à l'étude de la philosophie ; 2° de ceux qui se vouent au Soufisme; 3° de ceux qui professent les dogmes des Ta'limites; 4° de ceux qui se donnent le titre d'ouléma (ou docteurs). Longtemps j'examinai les hommes en particulier; j'interrogeai ceux qui se relâchaient dans la pratique de la religion; je les questionnai sur leurs doutes et, sondant leur croyance au fond de leur cœur, je leur parlai en ces termes : « Pourquoi ce relâchement? Si vous croyez qu'il y a une vie future, et si, au lieu de vous y préparer, vous l'échangez contre les biens de ce monde, c'est de la démence. Vous qui ne donneriez pas deux contre un, comment pouvez-vous vendre ce qui est éternel pour des jours dont le nombre est compté? Si vous ne croyez pas, vous êtes infidèles : appliquez-vous donc à la poursuite de la foi; recherchez les causes de votre infidélité cachée et de la témérité de votre conduite, quoique vous ne confessiez pas votre incrédulité, rendez du moins ainsi hommage à l'islam et à la loi religieuse. » A ces objections, l'un répondait : «Si l'observance des pratiques religieuses était obligatoire, elle le serait surtout pour les docteurs (ouléma). Or, que voyons-nous chez les plus éminents d'entre eux? L'un ne fait pas la prière ; l'autre boit du vin ; celui-ci mange le produit des fondations pieuses, l'héritage des orphelins; celui-là dilapide le trésor public et commet toutes sortes d'iniquités; un autre, enfin, se laisse corrompre par des présents pour rendre un jugement ou pour entendre de faux témoins, et ainsi de suite. »
Un second, se donnant comme initié au Soufisme, me répondait qu'il était parvenu dans cette doctrine au degré où la pratique n'était plus nécessaire. Un troisième me donnait d'autres prétextes qu'il tirait de la doctrine mensongère des Ibakat, secte qui s'est éloignée de celle des Soufis. Un quatrième, qui avait fréquenté les Ta'limites, me disait : « La vérité est difficile à atteindre, la route qui y mène est semée d'obstacles ; les preuves rationnelles se contredisent et l'on ne peut s'en rapporter aux spéculations des philosophes. Mais celui qui nous prêche la doctrine est un juge infaillible et qui n'a pas besoin de preuves. Comment quitterions-nous la vérité pour l'erreur? » Un cinquième me disait: « Ma conduite n'a pas pour règle l'autorité d'autrui. J'ai étudié la philosophie et je sais en quoi consiste le prophétisme : sagesse et perfectionnement, voilà tout le secret de sa doctrine. Le but des pratiques pieuses est de mettre un frein aux entraînements du vulgaire, de le détourner du meurtre et des querelles, de le soustraire à la fureur des passions. Mais moi qui n'appartiens pas à cette foule ignorante, qu'ai-je à faire de ces obligations étroites? Je suis philosophe : c'est la science qui me guide; c'est elle qui, en m'éclairant, me dispense de toute soumission à l'autorité. » Voilà en quoi consiste la foi de ceux qui étudient les doctrines des philosophes théistes (ou métaphysiciens) dans les ouvrages d'Avicenne et d'Abou Nasr Farabi, les deux philosophes de cette secte qui portent le nom de musulmans !
Il n'est pas rare de voir des hommes qui lisent le Coran, viennent à la mosquée et aux prières publiques, et professent de bouche le plus grand respect pour la loi religieuse; ces mêmes hommes, cependant, ne s'abstiennent ni de l'usage du vin, ni d'autres actions coupables et honteuses. Si on leur demande comment il se fait que, ne tenant pas la prophétie pour vraie, ils font cependant la prière, ils répondent que c'est pour s'imposer un exercice utile, pour respecter l'usage des villes et aussi pour sauvegarder leur fortune et leur famille. « Mais pourquoi boire du vin? — La prohibition du vin, répondent-ils, n'a d'autre but que de prévenir les querelles et les effets de la colère. Des savants tels que nous n'ont rien à craindre de pareils excès, et nous usons de ce breuvage parce qu'il réchauffe et aiguise l'imagination. » C'est ainsi que, dans son Testament, Avicenne prend devant Dieu plusieurs engagements, entre autres celui de respecter les statuts religieux, de ne boire du vin que par hygiène et non par esprit de débauche, etc. Voilà donc où aboutit la pureté de croyance et le respect religieux de cet homme : faire une exception en faveur du vin à titre de breuvage salutaire! Telle est la foi de ces prétendus musulmans, et leur exemple en a égaré beaucoup d'autres, d'autant plus encouragés à suivre ces philosophes que leurs adversaires les attaquaient avec plus de faiblesse, révoquant en doute les mathématiques, la logique et d'autres sciences dont nous avons démontré déjà l'exactitude rigoureuse.
Lorsque je vis combien, par suite de ces différentes causes, la foi s'était affaiblie dans toutes les classes, je me sentis en même temps très disposé à combattre d'aussi vaines opinions. La connaissance que j'avais acquise de leurs sciences et de leurs méthodes (je parle des Soufis, des philosophes, des Ta'limites et des docteurs les plus célèbres) me rendait l'accomplissement de cette tâche aussi facile que de boire un verre d'eau. «Le moment est venu, me dis-je; quel avantage (pour mon salut) retirerais-je de la retraite et du renoncement? Le mal aujourd'hui est général; les médecins eux-mêmes en sont atteints, et l'humanité est sur le bord d'un abîme. » Mais je me faisais aussitôt cette objection : « Comment pourrais-je à moi seul dissiper ces ténèbres et combattre l'erreur? Ce siècle est un siècle de relâchement, un âge de vanités et de mensonges. A peine chercherais-je à ramener les hommes dans la bonne voie que je les verrais tous se tourner contre moi. Comment leur résister et soutenir la lutte?[40] Cela ne serait possible que par un concours de circonstances propices et avec l'aide d'un souverain zélé pour la religion. » — Faisant donc avec Dieu une sorte de compromis, je persistai dans mes idées de retraité, sous prétexte que j'étais incapable de démontrer victorieusement la vérité. Mais Dieu en décida autrement : le souverain d'alors, mû par une impulsion intime, indépendante de toute influence extérieure, me donna l'ordre exprès de revenir à Nischapour, afin de combattre l'affaiblissement des croyances. L'ordre était si formel que je n'eusse pu y contrevenir sans m'exposer aux dernières rigueurs. D'ailleurs, je me disais à moi-même : « Les grands obstacles viennent de tomber. L'indolence, l'amour du repos, le désir de mettre mon âme à l'abri des persécutions du monde ne sont plus des motifs suffisants pour que je persiste dans ma retraite. Ce n'est pas déchoir que de s'exposer aux persécutions de la foule. Dieu l'a dit : « Les hommes pensent-ils qu'on les laissera en repos pourvu qu'ils disent : Nous croyons, et qu'on ne les mettra pas à l'épreuve? Nous avons mis à l'épreuve ceux qui les ont précédés.[41] » Et ailleurs, s'adressant à son apôtre, la plus glorieuse, de ses créatures, Dieu ajoute : « Avant toi, des apôtres ont été traités de menteurs, ils ont supporté courageusement les accusations et les persécutions jusqu'au moment où nous leur donnâmes notre appui. Car les promesses de Dieu sont immuables. Et, en outre, tu connais l'histoire des apôtres.[42] » Il a dit aussi : « Par les lettres ya sin, par le Coran sage,… etc., » jusqu'au verset : « Prêche plutôt ceux qui suivent le Coran.[43] » Je consultai à cet égard plusieurs hommes d'un cœur pieux, et éclairé par la lumière intérieure ; d'un commun accord, ils m'engagèrent à sortir de ma cellule et à rompre ma retraite. En outre, quelques saints personnages eurent plusieurs songes consécutifs où il leur fut révélé que mon départ serait un symptôme de bonheur pour le siècle qui allait commencer, ce qui s'accordait avec la promesse faite par Dieu de vivifier sa religion au début de chaque siècle. Ces témoignages fortifièrent mes espérances et furent pour moi un encouragement nouveau.
En conséquence, je partis pour Nischapour avec l'aide de Dieu, afin de remplir cette mission, au mois de Dou'l-Kaadeh 499 (juillet 1106 de J. C). Mon départ de Bagdad ayant eu lieu au mois de Dou'l-Kaadeh de l'année 488, la durée de ma retraite avait été de onze années. Ce départ dont Dieu seul fut l'instigateur est un décret de sa providence, et la pensée ne s'en était jamais présentée à mon esprit pendant ma retraite, de même que je n'aurais jamais songé à la possibilité de m'éloigner de Bagdad et de m’arracher à la vie contemplative. « Mais Dieu dispose à son gré des cœurs comme de toute autre chose; le cœur du fidèle est entre deux doigts de la main de ce Dieu plein de miséricorde.[44] » — Je déclare d'ailleurs qu'en reprenant mon enseignement je ne retourne pas vers le passé. Retourner signifie revenir à ce qui était déjà. — Autrefois, je l'avoue, j'enseignais des sciences qui mènent aux honneurs, l'ambition inspirait mes paroles et mes travaux, tel était le but de mes actions. Mais aujourd'hui, la science que je professe apprend à renoncer aux honneurs et à les mépriser : je n'ai pas d'autre pensée et ne poursuis pas d'autre but; Dieu sait que mes intentions sont sincères. Je ne cherche qu'à me rendre meilleur, moi et mes coreligionnaires avec moi. J'ignore si j'atteindrai ce but, ou s'il ne me sera pas permis d'y parvenir. Je crois fermement et avec évidence que la force et la puissance résident en Dieu seul, que l'impulsion vient de lui et non de moi, que je n'agis que parce qu'il me fait agir. Je le supplie de me corriger d'abord et de corriger les autres par mon exemple, de me conduire dans la bonne voie et d'y conduire les autres ; je le supplie de me dévoiler la vérité et de me permettre de la suivre, de me montrer l'erreur et de me faire la grâce de n'y point tomber.
Je reviens aux causes de l'affaiblissement de la foi et j'expose maintenant les moyens de ramener les égarés et de les préserver des dangers qui les menacent. A ceux qui doutent parce qu'ils sont imbus des doctrines des Ta'limites, notre traité la Balance juste offre une solution suffisante ; nous n'avons donc pas à y revenir ici. Quant aux vaines théories du système des Ibakat, nous les avons groupées en sept classes et les avons élucidées dans l'ouvrage intitulé Alchimie du bonheur. Pour ceux dont la philosophie a altéré la foi au point qu'ils rejettent le prophétisme, nous avons démontré la vérité de la prophétie et son existence nécessaire, en cherchant nos preuves dans les propriétés des remèdes, des étoiles, etc. C'est pour eux que nous avons écrit l'introduction qui précède, et si nous avons demandé nos preuves à la médecine et à l'astronomie, c'est que ces sciences sont du domaine de la philosophie. Quelques connaissances que possèdent nos adversaires, astronomie, médecine, physique, magie et sortilèges, nous trouvons dans l'objet de leurs études des arguments en faveur du prophète. Quant à celui qui, professant des lèvres la foi au prophète, place les statuts religieux sur la même ligne que la philosophie, celui-là nie en réalité la prophétie, puisque pour lui le prophète n'est qu'un sage qu'une destinée supérieure a établi comme guide des hommes; or tel n'est pas le caractère véritable du prophétisme. Croire au prophète, c'est admettre qu'il y a au-dessus de l'intelligence une sphère où se révèlent à la vue intérieure des vérités que l'intelligence ne peut comprendre, pas plus que l'ouïe ne peut percevoir les choses visibles et que les sens ne peuvent aboutir aux notions intellectuelles.
Si notre adversaire nie l'existence de cette sphère supérieure, nous pouvons lui en démontrer non seulement la possibilité mais l'existence réelle. Si, au contraire, il l'admet, il reconnaît du même coup qu'il y a dans cette sphère des choses, c'est-à-dire des propriétés, que l'œil de la raison ne peut embrasser, que dis-je? que la raison rejette comme fausses et absurdes. Prenons un exemple. Un sixième d'once d'opium est un poison mortel, parce que le froid qui est la propriété de cette substance glace le sang dans les artères. Or le physicien soutient que les substances réfrigérantes doivent cette propriété aux deux éléments froids par excellence qui dominent en elles, c'est-à-dire à l'eau et à la terre. On sait cependant que plusieurs livres d'eau et de terre ne pourraient déterminer dans le corps le refroidissement qu'y produit une faible dose d'opium. Un physicien qui n'aurait pas expérimenté cette vertu de l'opium la traiterait de chose impossible, absurde, et s'appuierait sur l'argument suivant : « Il y a dans l'opium deux principes : le principe igné et le principe aqueux qui ne peuvent augmenter le refroidissement; en supposant qu'il n'y ait dans l'opium que deux éléments, la terre et l'eau, ils ne pourraient encore produire cet excès de froid; à plus forte raison ne peuvent-ils le produire en se combinant avec deux principes de chaleur. » Eh bien! presque tous les arguments des philosophes, dans les sciences physiques et métaphysiques, sont coulés dans ce moule. Ils ont sur chaque chose des vues systématiques d'après ce que la raison leur a démontré, et tout ce qu'ils ne comprennent pas ils le rejettent comme absurde. Supposons, par exemple, que la vérité des songes n'étant pas chose connue et notoire, comme elle l'est en effet, quelqu'un vienne à prétendre que les secrets du monde invisible se révèlent lorsque les sens sont engourdis, ces mêmes savants ne manqueraient pas de rejeter une pareille assertion. Ou bien encore si l'on disait à l'un d'eux : « Est-il possible qu'il se trouve dans le monde une chose de la grosseur d'un grain, laquelle, étant portée dans une ville, dévore cette ville et se dévore ensuite elle-même, de sorte qu'il ne reste rien ni de cette ville et de tout ce qu'elle renferme, ni de cette chose elle-même? » certes, il s'écrierait que c'est une impossibilité, un conte ridicule. Tel est pourtant l'effet du feu, effet que contesterait celui qui n'en a pas jugé de ses propres yeux. Or le refus de croire aux mystères de l'autre vie est du même genre. Nous disons donc au physicien : « Puisque tu es obligé de reconnaître dans l'opium une vertu réfrigérante qui échappe aux inductions de la raison étudiant la nature, pourquoi ne pas admettre aussi dans les dispositions de la loi religieuse certaines vertus propres à guérir et purifier le cœur, lesquelles, n'étant plus du ressort de la raison, ne sont perceptibles qu'à la vue d'un prophète? »
Je vais plus loin. Ces savants admettent dans leurs écrits des choses plus merveilleuses encore que celles de la religion. Ainsi, parmi les propriétés secrètes et reconnues efficaces dans les accouchements difficiles, ils acceptent celles de la figure que voici[45] :
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On trace cette figure sur deux vases en terre, où l'on n'a jamais versé d'eau; on les place sous les pieds de la malade, qui les regarde avec attention, et elle est aussitôt délivrée. La figure en question, dont ils acceptent sans hésitation les vertus merveilleuses, se compose de neuf cases dans chacune desquelles on écrit un chiffre spécial; la somme de ces chiffres, soit qu'on les additionne de haut en bas, dans le sens de leur largeur, ou diagonalement, est toujours quinze. Comment se fait-il que celui qui croit à la vertu d'un pareil talisman rejette la division de la prière du matin en deux rakaats, celle de la prière de midi en quatre, et celle de la prière du coucher du soleil en trois rakaats, division motivée par la différence des heures et dont les propriétés, impénétrables à la raison, ne peuvent être révélées que par la lumière prophétique? Chose étrange! Cette différence d'heures, notre adversaire l'admet sans difficulté dès qu'il s'agit d'expressions astrologiques, par exemple dans la question suivante : « Est-ce qu'un thème judiciaire ne varie pas selon que le soleil est au méridien, à l'orient ou à l'occident? N'est-ce pas sur la hauteur différente du soleil que les astrologues, dans leurs pronostics,. règlent les variations du significateur[46] et celles de la durée de la vie et des destinées? »
Y a-t-il pourtant une différence entre le midi et le moment où le soleil commence à décliner, entre le coucher du soleil et son passage dans les régions occidentales? Non certainement, et, pour l'admettre, il faut s’en rapporter aux assertions d'un astrologue dont on a constaté mainte fois les erreurs. Mais la confiance de notre incrédule ne se dément pas. Que l'astrologue lui dise par exemple : « Si le soleil étant au méridien, telle étoile au nadir et l'horoscope dans telle mansion, tu revêts un vêtement neuf, tu périras dans ce vêtement; ô assurément il se gardera bien de mettre ce vêtement à l'heure indiquée, dût-il souffrir des intempéries de la saison. Que l'on me dise pourquoi ce même homme qui accepte des faits aussi extraordinaires, et qui est obligé de reconnaître qu'ils appartiennent à un ordre de choses surnaturel dont la révélation aux prophètes est elle-même un miracle, ne veut pas accorder la même confiance aux paroles d'un prophète qu'il sait véridique, incapable de mensonge et qui confirme ses paroles par des miracles. Pourquoi n'admet-il pas les mêmes propriétés dans le nombre des prosternations, dans la cérémonie de la lapidation[47] dans les différents rites du pèlerinage et d'autres pratiques de dévotion? Car entre les vertus de ces pratiques pieuses et celles des astres et de la médecine, la différence est nulle.
A cela, il est vrai, le même incrédule pourra répondre : « C'est parce que j'ai étudié expérimentalement l'astronomie et la médecine que j'ai trouvé du vrai dans ces sciences. Cette conviction a pénétré trop profondément dans mon esprit pour qu'il me soit possible de la repousser et de la rejeter. » Mais quant aux pratiques religieuses, je n'en ai pas éprouvé l'efficacité, à quel titre les regarderais-je comme réelles et fondées, en supposant que je les accepte comme possibles? » Voici ma réponse à cette objection: « Ne te borne pas à admettre ce que tu as expérimenté; mais informe-toi de ceux qui ont expérimenté avant toi, et imite-les. Écoute les paroles des saints qui, eux aussi ; ont constaté et éprouvé la Vérité des prescriptions de la loi religieuse. Marche sur leurs traces, et une partie de cette vérité se révélera à tes yeux. Mais je dis plus, quand même tu ne ferais pas cette expérience, la nécessité de croire et de pratiquer, devrait encore s'imposer à ta raison. Supposons qu'un homme sain d'esprit, mais ignorant la médecine, vienne à tomber malade. Son père, plein de tendresse et habile médecin dont il a, depuis l'âge de raison, entendu vanter le talent, lui présente un médicament qu'il vient de préparer, en lui disant : « Ceci convient à ta maladie et te rendra la santé. » Quel parti prendra le malade? Doit-il accepter la potion, si amère et nauséabonde qu'elle soit, ou la repousser en disant : « Je n'admets pas qu'il puisse y avoir un rapport quelconque entre ce médicament et la guérison, parce que je n'en ai pas fait l'expérience ? » Assurément, s'il prenait ce dernier parti, tu le traiterais d'insensé. Eh bien! les sages ont le droit de t'adresser le même reproche, si tu refuses les secours de la religion. »
« Mais, me diras-tu, comment est-il possible de constater la sollicitude du Prophète et sa connaissance parfaite de la médecine des âmes? » Je réponds : « A quoi reconnais-tu la sollicitude de ton père? Ce n'est pas une chose qui tombe sous les sens. Tu acquiers cependant sur ce point une certitude solide et à l'abri du doute, en combinant différentes circonstances accessoires, divers actes de sa vie qui te servent comme de témoins. De même, celui qui réfléchit aux paroles du Prophète, aux traditions authentiques qui attestent son zèle à diriger l'humanité, la tendresse avec laquelle il employait toutes sortes de moyens bienveillants pour améliorer leurs cœurs, pacifier leurs différends, en un mot pour travailler à leur salut, dans ce monde et dans l'autre, celui-là, dis-je, sera convaincu aussi fortement que la sollicitude du Prophète pour son peuple était plus grande que celle d'un père à l'égard de son fils. Qu'il examine ensuite les faits miraculeux qui se sont manifestés dans la personne du Prophète, les mystères que sa bouche a révélés dans le Coran, ses prédictions conservées par la tradition et si merveilleusement justifiées par les événements : il saura alors de source certaine que le Prophète a pénétré dans une sphère supérieure à celle de l'intelligence, qu'il a été doté de cette seconde vue qui lit dans le monde invisible, accessible seulement aux élus, et dans les mystères impénétrables à la raison. C'est ainsi qu'il faut procéder pour être rigoureusement convaincu de la véracité du Prophète. Lis attentivement le Coran, étudie les traditions, et la conviction se formera dans ton esprit. »
Ce court exposé suffira pour avertir ceux qui se livrent à l'étude de la philosophie. Une pareille question constitue un des besoins les plus urgents de notre époque.
Quant à la quatrième cause du mal, l'affaiblissement de la foi par suite du mauvais exemple que donnent les savants, il y a trois moyens d'y remédier :
1° On peut répondre ceci : Le savant que tu accuses de transgression à la loi religieuse sait qu'il y transgresse, comme toi-même tu te sais en faute en buvant du vin, en faisant l'usure et, à plus forte raison, en te permettant la médisance, le mensonge, la calomnie. Tu connais ta faute et tu t'y abandonnes cependant, non pas parce que tu ignores que c'est un péché, mais parce que tu cèdes à la concupiscence. La concupiscence du savant, de même nature que la tienne, lui fait subir, comme à toi, son empire. Et de ce qu'il t'est supérieur sur beaucoup d'autres points, il ne s'ensuit pas qu'il doive être l'objet d'une prohibition particulière qui le détourne de tel délit spécial. Combien de gens ont foi en la médecine, qui ne s'abstiennent pas de l'usage des fruits et de l'eau froide, malgré la défense formelle de leur! médecin ! Cela ne prouve ni que ces choses n'offrent aucun danger, ni que la foi en la médecine ne soit parfaitement fondée. De pareilles erreurs sont donc uniquement imputables à la fragilité des savants.
2° On fera remarquer à l'homme simple et ignorant que le savant compte sur sa science comme sur un viatique pour l'autre vie. Il croit que la science le sauvera, plaidera en sa faveur et que la supériorité de son mérite sera pour lui un titre à l'indulgence; enfin, que si la science est un argument de plus contre lui, elle peut aussi le placer à un plus haut degré de considération. Tout cela est admissible, et si le savant a négligé la pratique, il peut au moins produire les preuves de son savoir. Mais toi, pauvre ignorant, si, à son instigation, tu négliges la pratique, dépourvu que tu es de science, tu périras sans qu'aucune circonstance plaide en ta faveur.
3° On répondra, et cette raison est la vraie : le vrai savant ne pèche que par négligence, et ne demeure point dans l'impénitence. Car la science véritable est celle qui montre le péché comme un poison mortel, et l'autre monde comme supérieur à celui d'ici-bas; pénétré de cette vérité, l'homme ne doit pas vendre un bien réel pour une chose sans valeur. Mais la science dont nous parlons n’est point due aux connaissances diverses sur lesquelles s'exerce l'activité de l'homme : c'est pourquoi le progrès de ses connaissances le rend ordinairement plus hardi dans sa révolte contre Dieu.
La vraie science, au contraire, inspire à celui qui la recherche plus de crainte et de respect, et elle élève une barrière entre lui et le péché. Il faut, il est vrai, faire la part des défaillances, résultat inévitable de la fragilité humaine; mais ces défaillances ne produisent nullement l'affaiblissement de la foi. Le vrai croyant succombe, mais il se repent, et il se garde bien de persévérer obstinément dans la voie de l'erreur.
Telle est la condamnation que j'ai cru devoir faire de la philosophie et de la doctrine des Ta'limites. En montrant les écueils de ces doctrines, j'ai signalé aussi le danger qu'il y avait à les rejeter sans méthode ni critique.
Je supplie le Dieu tout-puissant de nous placer au rang des privilégiés et des élus, au nombre de ceux qu'il dirige dans la voie du salut, à qui il inspire la ferveur pour qu'ils ne l'oublient pas, qu'il purifie de toute souillure afin que rien ne reste en eux excepté lui-même, de ceux enfin qu'il occupe tout entiers, afin qu'ils n'adorent que lui seul.
[1] Imprimerie impériale, 1 vol. in-18, 132 pages. Voir dans Journ. asiat. septembre 1871, p. 146, la Bibliographie ottomane de M. Belin, où se retrouve la trace de cette double influence littéraire.
[2] Les Colliers d'or; allocutions morales de Zamakhschari, etc. Paris, Imprimerie nationale, 1876, in-8°; voir Introduction, p. xv.
[3] Voir, sur la vie et les écrits de Ghazali, un mémoire publié par M. Gosche dans les Abhandlungen de l'Académie de Berlin pour l'année 1858, les articles de S. Munk dans le Dictionnaire philosophique et dans les Mélanges de philosophie arabe et juive, M. E. Renan, Averroès et l’Averroïsme, p. 96 et suiv., et la notice d'Ibn Khallikan, Bibliographical dictionary, t. I, p. 79. Au moment de mettre sous presse, M. J. Derenbourg me communique une notice qu'il a publiée, en 1845, sur le travail de M. Schmölders, dans le Heidelberger Jahrbücher der Literatur, p. 417 et suiv. Je suis heureux de me rencontrer avec notre savant confrère sur la plupart des passages fautifs du texte et de la traduction, tout en regrettant de n'avoir pu profiter en temps opportun de ses judicieuses critiques.
[4] Littéralement «était ma coutume et mon habitude. »
[5] En d'autres termes, une chose ne peut pas en même temps être et ne pas être. — Ce membre de phrase est omis dans la traduction de M. S.; il est vrai qu'il fait double emploi avec ce qui suit, mais il se trouve néanmoins dans les copies.
[6] Coran, sur. l, v. 21.
[7] Coran, vi, 125.
[8] C'est-à-dire, d'après les principaux commentateurs : « Dieu, après avoir créé les êtres pensants, les hommes et les génies dans les ténèbres de la nature corporelle et des passions mauvaises, a jeté dans leur âme la lumière de la vraie science et du salut. » (Zamakhschari, Kasschaf. )
[9] C'est-à-dire ce que les scolastiques nomment l'âme pensante et raisonnable, le substratum de la vie et de la perception.
[10] Coran., xxxiii, 25.
[11] La dixième année de l'hégire, c'est-à-dire un an avant sa mort, Mahomet perdit un jeune enfant nommé Ibrahim, qu'il avait eu de son mariage avec Marie la Copte. Le même jour, le soleil s'éclipsait, et les Arabes ne manquèrent pas d'attribuer a ce phénomène le deuil qui frappait le Prophète. Il voulut mettre un terme aux suppositions de la foule ignorante en prononçant les paroles qu'on lit ici. Cf. Prairies d’or, t. IV, p. 160.
[12] Cette addition ne se trouve pas, il est vrai, dans le recueil de Boukhari mais les variantes que présente la même tradition prouvent qu'elle a été plusieurs fois remaniée. Cf. Sahih, éd. de Boulac, t. I, p. 146.
[13] Le traducteur avait mal à propos rendu ce titre par Réfutation mutuelle des philosophes. L'expression s'applique aux différentes parties d'un édifice qui s'écroule, et la vieille version latine de ce livre, insérée dans les Œuvres d'Averroès (t. IX) était plus près du sens en traduisant par Destructio philosophorum. Le petit traité destiné par Ghazali à la réfutation de la philosophie souleva une polémique ardente ; parmi les écrits qui ont survécu à la querelle, on cite surtout celui du kadi Abou 'l-Wélid Maliki, lequel se servit pour sa réfutation du titre même trouvé par son adversaire. Sultan Méhémed II, le conquérant de Constantinople, qui s'intéressait vivement aux études de philosophie religieuse, voulant connaître et juger en dernier ressort un procès qui durait depuis plusieurs siècles, fit rédiger une sorte d'examen critique (mouhakemet) des deux livres en question, et chargea de ce soin deux savants distingués, le molla Moustafa, plus connu sous le nom de Khodja-zadeli, et un autre molla originaire de Thous et nommé Ala-eddin Ali. Le premier de ces jurisconsultes prit l'avance sur son confrère et composa en quatre mois un traité qui obtint les suffrages du Sultan, et qui paraît avoir joui chez les Ottomans de plus de vogue que l'ouvrage original de Ghazali. Cf. Hadji Khalfa, s. v. Tèhafat, et la Chronique de Saad-uddin, éd. de Constantinople, t. II, p. 473.
[14] Coran, x, 62, et xxxiv, 3.
[15] Voyez le chapitre xviii du Coran.
[16] — Ce dicton a une certaine parenté avec le latin : « Nil novi sub sole, » ou bien encore avec notre proverbe : « Les beaux esprits se rencontrent. » Cf. les différentes explications que donne, à ce sujet, le Commentaire de Hariri, 1ère édition, p. 232. Ghazali veut faire entendre que si quelques-unes de ses opinions personnelles ont été déjà entrevues par les philosophes anciens, il n'en est pas moins vrai qu'elles se sont présentées spontanément à son esprit. Le traducteur a altéré son texte pour arriver à cette étrange interprétation : « Le sabot écrase quiconque n'en tient pas compte. »
[17] J'ai suivi ici les leçons de l'édition turque plus claires et surtout plus correctes que celles du manuscrit de la Bibliothèque royale.
[18] Abou Abd Allah Hareth, fils de Oçeïd (ou Açed), savant docteur de Basrah, mort en 243; il fut surnommé Mouhasebi parce qu'il s'était imposé un examen de conscience (mouhasebeh) journalier. Il était oncle du célèbre soufi bagdadien nommé Djoneïd. Ibn Khallikan assure que ses travaux sur la théologie scolastique lui attirèrent le ressentiment d'Ibn-Hanbal. Voyez Bibliographical dictionary, t. I, p. 365, et Annales d'Abou 'l-Féda, t. II, p. 698.
[19] Coran, v, 5.
[20] Ces mots sont la conclusion sous-entendue de l'argumentation de Ghazali. Nous les ajoutons comme l’a fait le traducteur turc. La traduction de M. Schmôlders est ici tout à fait incohérente; les objections et les réponses y sont données de la manière la plus arbitraire, quoique son texte soit généralement correct.
[21] La traduction de M. S. porte « d'après l'intérieur » ; en lisant toute la phrase, on voit que cette inexactitude est volontaire, et qu'elle ne peut être prise pour une faute d'impression.
[22] « Nous établirons les balances d'équité au jour de la résurrection; nul ne sera lésé, etc. » (Coran, iii, 48.) Sur le traité de Ghazali nommé Balance juste, voyez la notice sur ce philosophe et ses principaux écrits, publiée par M. Gosche dans les Mémoires de l'Académie de Berlin, 1858. Une traduction turque du même livre est annoncée comme devant prochainement paraître à Constantinople.
[23] Corriger ainsi la leçon du texte; c'est un petit traité dédié par l'auteur au khalife Abou 'l-Abbas Ahmed Moustazher-Billah. Il ne faut pas le confondre avec un traité de jurisprudence chafeyite portant le même titre.
[24] Le titre complet de l'ouvrage est : « Nourriture des cœurs dans leurs rapports avec l'objet aimé, ou guide du disciple à la station de l'unité (de Dieu) ; » c'est, au dire des connaisseurs, le meilleur traité de Soufisme. Il fut composé en 380 de l'hégire par Abou Talib Mohammed ben Ali, originaire de la Mecque.
[25] Littéralement « que j'étais sur le bord d'une berge minée par les eaux et que je penchais vers l'enfer. » C'est une allusion au Coran, ix, 110.
[26] Coran, xxvii, 63.
[27] Coran, lii, 31.
[28] Ou la coupole de la roche (sakhrah). Voir, sur l'origine de cet édifice et les traditions qui s'y rapportent, l'Histoire de Jérusalem et d’Hébron, traduite par M. Sauvaire, p. 48, 104 et passim. On sait, par le témoignage de Modjir-eddîn, que Ghazali, pendant son séjour à Jérusalem, avait établi sa demeure dans une Zawyèh située au-dessus de la porte de la Miséricorde. De là le nom de Ghazzalyèh donné à cet oratoire, nom qui, si je suis bien renseigné, ne s'est pas effacé aujourd'hui encore du souvenir des habitants de la ville sainte.
[29] C'est-à-dire au tombeau d'Abraham, qu'une tradition constante place à Hébron (Khalil). Cf. Voyages d’Ibn Batouta, t. F, p. 115, et Prairies d'or, t. I, p. 88.
[30] Il s'agit du célèbre ouvrage de âhazzaK, La revivification des sciences, qui a été publié à Boulak en 1869.
[31] Coran, lviii, 1 2.
[32] Coran, xlvii, 18.
[33] Surate lxxiv, v. 3A:
[34] L'action des sens n'est pas anéantie pendant le sommeil, mais seulement suspendue ou endormie, comme le dit notre philosophe.
[35] Coran, xxxv, 9.
[36] Coran, xxvi, 89.
[37] Ibid. ii, 9.
[38] Dans la prière légale ; voyez, sur les différentes positions du corps dans l'oraison musulmane, D'Ohsson, Tableau de l’empire ottoman, t. I, p. 80. Querry, Droit musulman, t. I, p. 76 et suiv.
[39] Littéralement « le lieu où l'on peut marcher. »
[40] L'éditeur turc a lu et traduit : « Comment pourrais-tu vivre au milieu d'eux?» Cette variante affaiblit le sens et ne paraît pas devoir être acceptée.
[41] Coran, xxix, 1 et 2.
[42] Coran, vi, 34.
[43] Ibid. xxxvi, 1 à 10.
[44] Ces paroles sont attribuées à Mahomet par la tradition. Interprétées selon la lettre, elles sont devenues un des arguments des anthropomorphistes musulmans, et Ghazali a consacré plusieurs pages de son opuscule intitulé Eldjam el-aouam à les expliquer d'après leur sens allégorique.
[45] J'ai suivi de préférence dans ce tableau l'ordre des chiffres donné par l'édition turque qui, en général, mérite plus de confiance que celle de Paris, quoique la somme des nombres soit la même dans les deux éditions. Quant au deuxième tableau renfermant la transcription en noms de nombre persans, j'ignore s'il appartient à l'auteur ou aux copistes ; il n'est pas reproduit par l'édition de Constantinople, et, dans tous les cas, il ne mérite pas de figurer dans la traduction. L'ordre des chiffres tels que je les donne ici est conforme à celui que M. Reinaud a adopté dans la description d'une bague d'argent servant aussi de talisman. Voir Monuments musulmans, t. II, p. 252. Cf. Hyde, Syntagma dissertationum, t. II, p. 21, et en général sur les nombres amiables, Woepcke, Journ. asiat. oct.-nov. 1852.
[46] Ce mot que le précédent traducteur avait, en désespoir de cause, rendu par accouchement, mérite une explication particulière, d'autant plus nécessaire que les dictionnaires le définissent très imparfaitement. D'après le Bourhani-kati, le hiladj est le dèlil, c'est-à-dire le significateur du corps au moment de la naissance ; c'est ce que les astrologues persans nomment kedbanou. , ils le distinguent du significateur de l'âme, qu'ils appellent kedkhoda , Si ces deux dèlil ou significateurs se trouvent en conjonction dans le thème judiciaire, on en tire des inductions relativement à la durée de la vie et aux destinées du nouveau-né. S'ils sont en opposition, c'est un signe de mort. Telle est aussi l'explication donnée par un savant arabe, Schehab-eddîn Khafadji, dans son Dictionnaire des mots étrangers introduits en arabe. « On nomme ainsi, dit cet auteur, deux étoiles dont l'une (hiladj) indique la destinée, et l'autre (kedkhoda ) la longévité. » Il cite ensuite le distique suivant d'Ibn Roumi, pour prouver que ces deux mots ont été naturalisés arabes :
La voûte céleste ressemble à une toile obscure, la terre au brocart le plus sombre;
Et au-dessus de tout ce qu'on désire (dans le ciel) se montre le lieu du kedkhoda et du hiladj.
L'élif ajouté au mot kedkhoda est une licence poétique nécessitée par le mètre qui est une variété du khafif. — On peut consulter, sur la technologie de l'astrologie arabe, Delambre, Histoire de l’astronomie du moyen âge, p. 489, et le chapitre spécial des Prolégomènes d'Ibn Khaldoun dans l'excellente traduction de M. de Slane, t. II, p. 205 et suiv. Plusieurs savants musulmans, entre autres Abou Ma'char, ont écrit des traités sur le hiladj. Cette singulière croyance semble avoir été puisée dans le grand traité d'astrologie de Dorothée de Sidon, traduit du grec en arabe par Omar Tabari. Cf. Fihrist, texte, p. 667.
[47] C'est-à-dire le jet des sept pierres prescrit au pèlerin dans la vallée de Mina, en souvenir d'Abraham qui chassa le démon à coups de pierres dans le même lieu. D'Ohsson, Code religieux, 11, p. 91; Querry. Droit musulman, I, p. i63.