Firdousi

FERDOWSI/FIRDOUSI

 

LE LIVRE DES ROIS TOME II (partie I - partie Ia - partie II - partie III)

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

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FERDOWSI

 

LE LIVRE DES ROIS.

 

 

PRÉFACE.

Je n'ai pas l'intention de revenir ici sur aucun des sujets que j'ai traités dans la préface du premier volume. Ce n'est pas que je n'aie réuni quelques faits nouveaux qui se rapportent à l'histoire de la poésie épique chez les Persans ; mais comme ces additions ne contrarient en rien les opinions que j'ai déjà émises, comme mes matériaux ne sont pas encore à beaucoup près aussi complets que je le désire, et qu'il le faudrait pour remplir le cadre que j'ai tracé, j'aime mieux attendre, dans l'espoir qu'à la fin de l'ouvrage je pourrai reprendre cette partie de mon travail, et lui donner tous les développements qu'elle exige. Je suis convaincu qu'il existe dans les historiens arabes et persans un grand nombre de faits isolés qui se rattachent aux points encore obscurs de l'histoire des traditions, épiques de la Perse, et que, grâces aux progrès que fait la littérature orientale dans toute l'Europe, les matériaux nécessaires pour l'éclaircissement de ces points, comme de beaucoup d'autres plus importants, s'accumuleront rapidement.

Il n'y a qu'une seule correction que je désire signaler ici. Elle se rapporte au vers suivant de la satire contre Mahmoud :

Je l'ai traduit :

La générosité du roi Mahmoud, de si noble naissance, n'est rien et moins que rien,

tandis que j'aurais dû dire, n'est rien ou peu de chose. La différence entre ces deux versions est si légère, que certainement je n'en parlerais pas, si l'explication de ce vers ne me semblait propre à mettre sur la voie pour résoudre, dans d'autres passages de poètes persans, des difficultés semblables à celle que j'ai rencontra ici. Voici comment je suis arrivé au sens de ce vers, que je n'avais traduit que par conjecture. Lorsque mon savant ami M. Kazimirski de Biberstein partit en 1840 pour la Perse, en qualité d'interprète de l'ambassade française, je lui indiquai ce passage et quelques autres, en le priant de m'en chercher l'interprétation. Il a bien voulu s'en occuper avec sa complaisance ordinaire, et il m'a rapporté, à son retour, l'explication de ce vers, que lui avait communiquée, à Téhéran, le mollah Mohammed Ali. Selon ce dernier, Firdousi fait allusion au hisab al akd, c'est-à-dire a une méthode au moyen de laquelle on exprime les nombres par la position que l'on donne aux doigts ; méthode, comme on sait, très répandue en Perse, et sur laquelle M. de Hammer, Alexandre Ross et M. de Sacy ont donné quelques détails. La traduction littérale du vers de Firdousi est : « La main de Mahmoud, de si noble naissance, est neuf fois neuf et trois fois quatre. » Or, selon le mollah, le nombre de quatre-vingt un se marque par le poing fermé (le pouce en dedans), et le nombre de douze par les quatre doigts et le pouce levé tout droit. Levé, signifie donc que la main de Mahmoud était entièrement fermée ou presque entièrement, ce qui donne le sens indique plus haut, parce que la main close est le symbole de l’avarice. Quand les poètes persans tirent du hisab al akd des allusions, ils décrivent ordinairement la position des doigts pour faire deviner par le lecteur de quel nombre ils veulent parler ; ici, au contraire, Firdousi énonce le nombre, et laisse à la sagacité du lecteur le soin de remonter d'abord à la forme que prend la main pour exprimer ce chiffre, et de là au sens symbolique indiqué par la main fermée ou très peu ouverte ; c'est en cela que consiste la singularité du passage qui m'avait embarrassé. L'interprétation trouvée par le mollah Mohammed Ali me paraît très vraisemblable ; elle est pourtant sujette à une objection ; on voit dans le commentaire que M. de Sacy a joint à son édition des Séances de Hariri que la main fermée marque le nombre quatre-vingt treize, tandis que, selon le mollah, elle voudrait dire quatre-vingt un. Je ne possède pas la liste complète des signes de cette numération, de sorte que je ne puis lever cette difficulté avec certitude ; mais comme il y a plusieurs manières de fermer la main, selon la position que l'on donne au pouce, il est probable que dans le passage de Hariri la main fermée se rapporte à un signe différent de celui auquel Firdousi fait allusion par le chiffre de neuf fois neuf.

Il me reste à indiquer les nouveaux secours que j'ai eus pour la publication de ce volume, et les sujets des épisodes qui le composent. Sa Majesté la Reine des Français m'a fait l'honneur de me confier le manuscrit de Firdousi qui était compris parmi les présents que le roi de Perse fit remettre, en 1839, au Roi, par son ambassadeur Hussein Khan. C'est un beau manuscrit, copié l’an 995 de l'hégire. Je m'en suis servi utilement pour la révision d'une partie du présent volume, et je prie Sa Majesté de permettre que je dépose ici l'expression de ma respectueuse reconnaissance.

J'ai consulté, à la Bibliothèque royale, l'exemplaire de l'épisode de Sohrab, dont M. de Sacy avait fait usage dans ses cours, et où il avait consigné les variantes de deux manuscrits et un certain nombre de remarques sur le sens, dont je me suis quelquefois servi. Mais, d'un autre côté, j'ai été privé, pour ce second volume, des soins que M. de Sacy avait donnés à la correction de toute la partie du premier qui fut imprimée avant sa mort. M. de Sacy était inspecteur de la typographie orientale à l'Imprimerie royale ; les épreuves de tous les ouvrages orientaux qui s'imprimaient dans l'établissement lui passaient sous les yeux, et il communiquait toujours aux éditeurs les remarques qu'il faisait en les lisant. Tout contrôle de ce genre est précieux pour un traducteur, et celui d'un homme aussi savant que M. de Sacy l'était naturellement plus que tout autre.

Le présent volume contient cinq épisodes, dont quatre appartiennent au règne de Keï Kaous, et dont la cinquième forme le commencement de celui de Keï Khosrou.

Le premier de ces cinq épisodes est celui de la guerre du Hamaveran, dont on devrait, selon le récit du Livre des rois, placer le théâtre dans la Cyrénaïque. Mais ce récit est fort obscur, et je crois que la tradition sur laquelle il repose a été corrompue longtemps avant Firdousi. Le Guerschasp-nameh contient aussi des traditions relatives à une guerre des Persans en Afrique ; elles ne semblent pas se rapporter à l'expédition dont parle Firdousi, mais il est possible qu'elles aient contribué à déplacer le terrain réel de ce que Firdousi appelle la guerre du Hamaveran. Il me paraît au moins qu'il y a dans le récit de ce dernier des traces qui indiqueraient qu'originairement la tradition sur laquelle il est fondé se rattachait à une expédition sur la mer Rouge, que les Persans auraient faite en partant de la côte du Mekran ; mais je n'ai jusqu'à présent trouva aucun moyen d'éclaircir ce point. Les lexicographes orientaux mettent le Hamaveran tantôt en Syrie, tantôt dans le Yémen, ce qui prouva qu'As en étaient réduits aux conjectures sur le pays qui porté ce nom dans la tradition épique.

L'épisode de Sohrab est le plus connu de tous ceux que contient le Livre des rois, et le plus parfait sous le rapport de l'art. Cette histoire du combat d'un père et d'un fils qui ne se reconnaissent pas a fait le tour du monde, et l'on peut voir, dans la préface du premier volume, l'indication sommaire des traces qu'elle a laissées chez d'autres peuples.

L'épisode de Siawusch est un des plus curieux du Livre des rois ; il traite des événements par suite desquels eut lieu le changement de dynastie qui transféra l'empire de l'Orient entre les mains de la famille de Cyrus. On sait combien les traditions concernant cette époque étaient déjà confuses du temps des Grecs, et elles n'ont pas gagné en clarté dans leur trajet jusqu'à Firdousi. Mais j'oubliais que j'ai réservé la discussion des points historiques pour la fin de l'ouvrage : je n'ajouterai plus qu'une remarque toute littéraire. On aperçoit, dans l'épisode de Siawusch et dans le commencement du règne de Keï Khosrou, une double rédaction d'une même tradition, qui commence à l'arrivée de Siawusch dans le Touran, continue jusqu'à sa mort, et laisse encore dans la suite du récit des traces notables, quoique moins nombreuses. Les doubles jeux du Meïdan, le double mariage de Siawusch avec la fille de Piran et celle d'Afrasiab, la double fondation de Siawuschguird et de Gangdiz, la double naissance de Khosrou et de Firoud, la double prophétie adressée par Siawusch à Piran et à Ferenguis, le double combat de Guiv contre Barman et contre Piran, enfin la mort de deux membres de la famille royale de Perse, tous deux du nom de Rivniz, me paraissent ne pouvoir pas s'expliquer autrement. Les copistes de quelques manuscrits semblent avoir été frappés de ces répétitions, car ils ont omis quelques pages de l'épisode de Siawusch, là où les doubles emplois leur ont sans doute paru trop choquants ; mais ces coupures violentes ne remédient à rien et ne font que mutiler le texte. C'est d'ailleurs une circonstance qui se reproduit souvent dans les traditions populaires : l'altération accidentelle d'un nom suffit pour faire croire à deux événements semblables mais distincts, et les changements inévitables que subit une tradition, en passant par la bouche des conteurs, tendent nécessairement à faire diverger de plus en plus deux récits d'abord identiques. Des méprises de cette espèce servent, au reste, à nous convaincre que le poète épique s'en est tenu exactement à ses matériaux tels qu'il les a trouvés ; car s'il eût voulu inventer, il se serait certainement gardé de répétitions aussi visibles. Il est plus difficile d'expliquer comment plusieurs vers sont répétés dans l'épisode de Siawusch. Je n'ai pas voulu les supprimer, parce que je les ai trouvés dans les meilleurs manuscrits, tant antérieurs que postérieurs à la révision du texte faite par ordre de Baïsangher Khan. Cet épisode est fort long, et fut composé à diverses reprises ; il est possible que Firdousi ait employé de nouveau des vers qui lui étaient restés dans la mémoire, sans qu'il se soit rappelé qu'il s'en était déjà servi. On remarque des négligences pareilles dans les épopées indiennes et dans les poèmes chevaleresques du moyen âge.

En parcourant ce volume, j'ai été frappé de plusieurs irrégularités de la traduction, que je prie le lecteur de corriger ; par exemple, dans une partie du volume, j'ai écrit le nom d'un Pehlewan iranien Guzdehem au lieu de Guejdehem, et celui de son fils Kestehem au lieu de Kustehem, ou selon d'autres, Gustehem ; j'ai rendu  par cheval noir, au lieu de isabelle à jambes, à queue et à crinière noires ; enfin j'ai appelé la cuirasse de Rustem,  une cuirasse de peau de léopard : il fallait dire de tigre.


 

XII

KEÏ KAOUS (suite)

II. EXPÉDITION DE KEÏ KAOUS DANS LE BERBERISTAN,

ET AUTRES HISTOIRES.

GUERRE CONTRE LE ROI DU HAMAVERAN.

Je vais conter ce que j'ai appris d'un Mobed et d'un vieillard issu d'une famille de Dihkans. La guerre du Mazenderan étant terminée, Kaous conçut le projet de faire le tour de son empire. Il se rendit de l'Iran dans le Touran et à la Chine ; de là il passa dans le pays de Mekran. Il quitta le Mekran, avec une armée ornée comme une fiancée, et le bruit des trompettes, des clairons et des timbales s'élevait dans l'air. Tous les grands lui apportèrent des tributs et des redevances, dar les taureaux n'osaient pas lutter contre le lion. En continuant sa marche, il atteignit le pays de Berber, et les grands s'avancèrent portant des couronnes et des diadèmes. Le roi du Berberistan se préparait à la guerre ; le monde devint étroit pour la multitude de ses braves ; les troupes des Berbers sortirent de leur pays pour livrer bataille, et mirent fin aux fêtes de l'armée de Kaous. On ne voyait plus de mains ni de lances au milieu de la poussière qui enveloppait les montagnes. Les troupes se jetaient l'une après l'autre dans la mêlée, comme les vagues qui s'élèvent au-dessus de la mer. Quand Gouderz vit cet état de choses, il détacha du bouton de la selle sa massue pesante. Il lança son cheval, lui et mille guerriers renommés, armés de javelots et de flèches qui percent les cuirasses ; il se précipita sur le centre de l'armée et le rompit, et le roi s'enfuit devant lui en toute hâte. Tu aurais dit que pas un cavalier berber ne restait debout, qu'au milieu de la poussière il n'y avait plus un seul homme armé d'une lance. Aussitôt que les vieillards de la ville s'aperçurent que l'orage du combat se calmait, ils vinrent tous auprès de Kaous, le cœur brisé, reconnaissant leurs torts, et disant : Nous sommes les serviteurs et les esclaves du roi ; nous consentons à lui payer tribut ; nous lui donnerons, au lieu de pièces d'argent, des pièces d'or et des joyaux, et nous comblerons encore son trésorier de nos actions de grâce. Kaous leur pardonna et leur accorda sa faveur ; il leur traça une nouvelle voie et leur imposa une loi nouvelle.

Ensuite on entendit dans ce lieu le bruit des clochettes et des cymbales et le son des trompettes ; le roi quitta le pays de Berber et se dirigea vers la montagne de Kaf et vers l’orient. Les peuples apprenant son arrivée, accoururent lui rendre hommage ; tous les grands allèrent au-devant de lui et se soumirent à de lourds tributs, et comme ils étaient prêts à lui obéir et à marcher dans sa voie, le roi passa avec son armée sans leur faire de mai. Il mena ses braves dans le Zaboulistan, où il reçut l'hospitalité du fils de Zal. Il resta un mois dans le Nimrouz, demandant tantôt du vin et de la musique, tantôt des faucons et des guépards de chasse.

Mais il ne put passer ainsi beaucoup de temps ; car dans un coin du jardin des roses croissaient des opines. Personne n'est exempt d'épreuves, et la chute attend l'homme au moment où il atteint le faîte du bonheur. Or, tandis que les affaires du monde étaient si florissantes, les Arabes se révoltèrent. Un homme de grande naissance, riche et ambitieux, leva son étendard en Egypte et en Syrie, et le peuple se détournant de Kaous, s'éloigna avec dédain de la porte de la soumission. Lorsque le roi du monde apprit qu'il avait un rival prétendant au pouvoir impérial, il fit battre les timbales et sortit du Nimrouz ; le roi qui illuminait le monde eut le cœur en joie ; les braves écrivirent son nom sur leurs boucliers, et les épées s'agitèrent dans les fourreaux. Il conduisit son armée de la plaine à la mer, du côté où ses ennemis avaient paru ; il prépara des vaisseaux sans nombre, et se hâte d'embarquer ses troupes sur la mer. Il traversa un espace qui ferait mille farsangs si on le mesurait ; il avança jusqu'à ce qu'il se trouvât au milieu de trois pays, cherchant ainsi sa fortune dans le monde. À sa gauche était l'Egypte, à sa droite le pays de Berber, et au mi lieu, du côté vers lequel il se dirigeait, la mer de Zereh ; de sorte qu'il avait en face le pays de Hamaveran. Dans chacun de ces pays se trouvait une armée puissante ; et les princes ayant appris que le roi Kaous arrivait avec ses troupes par la mer de Zereh, se concertèrent ensemble, et envoyèrent leurs braves du côté du Berber. C'est ainsi qu'une armée de héros se formait dans le Berberistan ; elle était telle que la mer, le désert et les montagnes tremblaient sous les pieds des chevaux. Les bons ne trouvaient plus de lieu de repos, et les éléphants ne trouvaient plus de chemin dans le désert. Le léopard du haut de son rocher, le poisson dans la mer et l'aigle qui volait dans l'air cherchaient tous un chemin ; mais comment y aurait-il eu dans ces lieux un chemin pour les bêtes sauvages ?

Quand Kaous eut abordé avec son armée sur la terre ferme, personne au monde ne vit plus ni montagne ni plaine. Tu aurais dit que la terre était composée d'armures et de cuirasses, et que les étoiles empruntaient leur lumière aux pointes des lances. Il y avait tant de casques d'or et de boucliers d'or, tant de haches Carmes brillantes appuyées sur les épaules des braves, que tu aurais dit que la terre était de l’or fluide, et qu'il pleuvait des épées indiennes. L’air était devenu couleur de sandaraque par la multitude des bonnets ; la terre tout entière était noire comme du bois d’ébène. Le son des trompettes fendait les rochers, le sol pliait sous les pieds des chevaux, et le bruit des tambours était tel dans le Berberistan que la terre ne paraissait être qu'un camp. Les clairons et les timbales retentissaient dans l'armée de l'Iran ; Bahram, Gourguin et Thous sortirent des rangs ; et du côté où se tenaient Gouderz fils de Keschwad, Guiv, Schidousch et Ferhad, les guerriers jetèrent les rênes sur la crinière des chevaux, et trempèrent dans le fiel la pointe de leurs lances. Ils baissèrent la tête sur le bouton des selles ; on entendit des cris, et les haches d'armes fendirent les armures ; tu aurais dit qu'elles brisaient des rochers et du fer, ou qu'on abattait le ciel sur la terre. Kaous sortit du centre de son armée ; les deux partis s'approchèrent l'un de l'autre, et le combat fut tel que les yeux des braves s'obscurcissaient, et qu'il pleuvait du cinabre sur la terre noire ; tu aurais dit que l’air faisait tomber de la rosée, et qu'il semait des tulipes sur les rochers. Les yeux des braves lançaient du feu ; la terre devint comme une mer de sang ; et les trois armées furent traitées par les Iraniens de manière qu'elles ne distinguèrent plus la tête du milieu.

Le roi du Hamaveran fut le premier qui jeta son épée et sa lourde massue, s'abandonna à sa douleur, demanda pardon au roi, et reconnut que ce jour était un jour de malheur. Il promit de payer pour son pays un tribut et de grandes redevances, et de livrer des chevaux et des armes, des trônes et des couronnes, si Kaous voulait se retirer après le payement, et ne pas faire occuper le pays par ses troupes. Kaous écouta les paroles du messager et lui répondit : Vous êtes tous sous ma protection, puisque vous ne cherchez plus à vous emparer de mon trône et de ma couronne. Le roi retourna à ses tentes, lui et son armée, le cœur en joie d'avoir réussi ; et un messager du roi du Hamaveran se présenta chargé de trésors et d'armures. Il apporta des émeraudes, de l'or et des joyaux, en disant : O roi, distributeur de la justice ! nous tous, grands et petits, sommes tes esclaves et la poussière de tes pieds. Puisses-tu être toujours heureux et victorieux ! puissent la tête et la fortune de tes ennemis rester abaissées ! Il dit et baisa la terre, puis il se rendit chez le Sipehdar Thous, et étala devant lui beaucoup d'or et de pierreries qu'il distribua entre tous les braves, grands et petits.

KAOUS DEMANDE EN MARIAGE SOUDABEH, FILLE DU ROI DU HAMAVERAN.

Après cela quelqu'un dit à Kaous : Le roi du Hamaveran a une fille qu'il tient cachée, dont la taille est plus élégante que le cyprès ; elle porte sur la tête un diadème de musc noir, sa stature est haute, les boucles de ses cheveux sont des lacets, sa langue est un poignard, ses lèvres sont du sucre, elle est un paradis plein de délices et semblable au soleil brillant dans le gai printemps. Il ne faut pas que le roi prenne une autre compagne. Quel bonheur pour lui de posséder cette lune ! Kaous sentit son cœur tressaillir et répondit : Ce conseil est bon, et je demanderai à son père cette beauté, car elle convient à mon trône. Alors il choisit parmi la foule un homme d'esprit et de savoir, issu d'une famille noble et doué d'une intelligence profonde, et lui ordonna d'aller dans le Hamaveran. Rends, dit-il, le roi favorable à mes vœux ; prépare son esprit par des paroles douces ; dis-lui que mon alliance est recherchée dans le monde par tous les grands qui ont de l'expérience, car le soleil emprunte sa splendeur de ma couronne, la terre est la base de mon trône d'ivoire, et tous ceux qui ne vivent pas à l'ombre de mon asile seront humiliés. Maintenant je désire contracter avec toi une alliance ; je désire cimenter notre paix. Tu as derrière tes rideaux une fille dont j'ai entendu dire qu'elle est digne de mon trône, que son visage est pur, et pur son corps, et qu'on la célèbre dans chaque ville et dans chaque assemblée. Puisque tu trouves un gendre comme le fils de Kobad, sache que le soleil t'a traité avec faveur.

Le sage messager à la langue affilée se rendit auprès du roi du Hamaveran ; il exerça sa langue et excita son cœur ; il prépara ses lèvres à prononcer de douces paroles ; il porta au roi le salut et les bénédictions de Kaous, et s'acquitta de son message. Le roi du Hamaveran l'écouta, son cœur se remplit d'amertume et sa tête s'appesantit ; il dit en lui-même: Quoique Kaous soit roi, quoiqu'il soit le maître de la terre, victorieux et tout-puissant, je n'ai dans le monde que cette fille unique qui m'est plus chère que ma douce vie. Mais si je traite ce messager avec froideur et mépris, je n'ai pas le pouvoir et le moyen de combattre son maître ; il vaut mieux que je ferme les yeux sur cette violence, et que je renferme ma colère dans mon cœur ; Puis il dit à l'envoyé aux douces paroles : La demande de Kaous est pour moi un malheur extrême. Il exige de moi deux choses plus précieuses que toute autre que je connaisse. Mes richesses formaient ma sécurité et mon âme était heureuse par mon enfant. Mais dorénavant mon cœur sera loin de moi et j’en souffrirai, quoique ce soit le roi de l'Iran qui me le ravisse ; néanmoins je lui donnerai tout ce qu'il me demande, et je ne me soustrairai pas à sa volonté et à ses ordres.

Dans sa douleur, il fit appeler Soudabeh, et lui parla de Kaous en ces termes : Il est venu de la part du roi qui porte haut la tête, et qui n'a rien à désirer en pouvoir et en bonheur, un messager aux paroles douces, et tenant en main une lettré remplie de nouvelles. Il désire me ravir, contre mon gré, mon cœur, mon sommeil et mon repos. Qu'en dis-tu ? quel est ton désir en ceci ? quel est ton prudent conseil en cette affaire ? Soudabeh lui répondit : S'il n'y a pas de remède, il vaut mieux commencer par ne pas s'en affliger ; et pourquoi serais-tu attristé d'une alliance avec celui qui est le maître du monde, qui peut prendre aux rois leurs trônes et leurs provinces ? Personne n'envisage avec douleur un événement qui doit être un sujet de joie. Le roi vit que Soudabeh n'était point affligée de ce qui arrivait, il fit venir auprès de lui l'envoyé de Kaous, et le plaça au-dessus de tous les grands, ils conclurent alors cette alliance selon les formes et les rites de la religion de ce temps. Le roi y employa sept jours, lui et les grands de sa cour ; ensuite il amena, le cœur brisé, six cents esclaves, quarante litières, mille chameaux, mille mulets et mille chevaux, tous chargés de brocart et d'or ; du haut des litières pendaient des tissus magnifiques ; tous les corps de l’armée avaient formé leurs rangs. Dans une litière venait la jeune lune toute parée ; après elle venaient les présents et un cortège orné comme un paradis : tu aurais dit que l'air s'était changé en tulipes.

Lorsque la conquérante des cœurs et ce cortège magnifique arrivèrent devant le roi Kaous, la jeune lune sortit de la litière, semblable à un roi assis dans sa pompe sur un trône nouveau. De nombreuses tresses de musc noir tombaient sur ses joues de rose, des boucles d'ambre gris pendaient à ses oreilles, ses deux lèvres brillaient comme le rubis, ses deux yeux étaient noirs comme le narcisse, la colonne de ses deux sourcils (son nez) ressemblait à un roseau d'argent. Kaous la regarda et resta étonné, il invoqua la grâce de Dieu sur Soudabeh. Il tint une assemblée de sages et de Mobeds âgés et pleins de prudence ; il reconnut que Soudabeh était digne d'être sa compagne, et l'épousa selon les coutumes et les rites, puis il lui dit : Aussitôt que je t'ai aperçue, je t'ai jugée digne du trône d'or.

LE ROI DU HAMAVERAN S'EMPARE DE KAOUS.

Mais le cœur du roi du Hamaveran était triste ; ii cherchait de tous côtés un remède à son malheur, et lorsque sept jours furent écoulés, il parut, au matin du huitième, un messager devant Kaous, qui lui dit : S'il plaisait au roi d'être mon hôte, qu'il vienne joyeusement dans mon palais. Le pays de Hamaveran sera honoré quand le peuple verra le visage du maître puissant. C'est ainsi qu'il méditait un dessein contre Kaous ; son intention secrète était mauvaise, et son cœur n'était pas droit ; car il espérait se ressaisir de son pays et de sa fille, et s'affranchir du tribut à payer à Kaous. Soudabeh comprit que le projet de son père était de faire une violence pendant la fête. Elle dit au roi : Il ne faut pas accepter ; il ne te convient pas d'être son hôte. Il ne faut pas lui donner occasion de tomber sur toi pendant la fête, et de s'emparer de ta personne inappréciable. Tout ce bruit ne se fait qu'à cause de moi, et il t'arrivera malheur de ce message.

Kaous refusa de croire aux paroles de Soudabeh, car il ne tenait pour brave aucun homme de ce pays. Il partit avec ses guerriers et les grands de sa cour pleins d'orgueil, pour aller jouir de l'hospitalité du roi du Hamaveran. Or le roi possédait une ville dont le nom était Saheh ; c'était là qu'il célébrait ses fêtes et donnait ses festins ; c'était là que se trouvait le palais où il résidait. Toute la ville fut décorée pour la fête, et lorsque Kaous qui portait haut la tête entra dans Saheh, tous les habitants vinrent lui rendre hommage, tous versèrent sur lui des joyaux et du safran mêlé de musc et d'ambre, et dans toute la ville le bruit de la musique et des chants s'entrecroisait comme la trame et la chaîne. Lorsque le roi du Hamaveran aperçut Kaous, il alla au-devant de lui avec ses braves ; et depuis la porte du palais jusqu'à la salle du roi on fit pleuvoir sur Kaous des perles, des rubis et de l'or que l'on versait de plais d'or, et l'on répandait sur sa tête du musc et de l'ambre. Le roi avait fait placer dans la salle un trône d'or sur lequel Kaous s'assit avec joie. Il y resta sept jours une coupe de vin à la main ; et ce lieu lui parut beau et agréable à habiter. Le roi du Hamaveran se tint devant lui jour et nuit, ceint comme un esclave et son armée ceinte également se tint devant les Iraniens pour les servir jusqu'à ce qu'ils fussent plongés dans la sécurité, oubliant le comment et le pourquoi, la crainte et l'idée du malheur. Mais à la fin de la semaine les hommes du Hamaveran furent prêts à agir, leurs plans étaient arrêtés, et ils étaient tous debout. L'armée des Berbers était avertie, ses plans étaient les mêmes, et elle se mit en marche ; et lorsqu'elle fut arrivée, le cœur du roi du Hamaveran se réjouit. Une nuit on entendit le bruit des clairons et des armes pendant que personne parmi les Iraniens ne pensait à se mettre en garde, et l’on saisit subitement Kaous, et avec lui Guiv, Gouderz et Thous, Gourguin et Zengueh fils de Schaweran, et tous les héros pleins de courage ; on les saisit et on les lia avec de forts liens, on renversa leur gloire et leurs trônes. Qu'en dit l'homme à l'œil perçant ? Quel enseignement en tires-tu, ô sage ? Si quelqu'un ne t'est pas uni par le sang, ne te fie jamais beaucoup en lui, et même il y a des hommes qui te sont alliés par le sang qui briseront les liens de l'affection jusqu'au point de détourner de toi leur visage. Si tu veux mettre à profit l'amitié d'un homme, il faut l'éprouver par le bonheur et par le malheur, il se peut que, placé au-dessous de toi, il perde par jalousie toute l'affection qu'il te portait. Tel est ce monde pervers, que chaque vent contraire l'ébranlé.

Kaous fut ainsi chargé de chaînes par trahison, et le plan du roi du Hamaveran réussit. Or il y avait dans ce pays un rocher dont la cime s'élevait jusqu'aux nues, et qui du fond de la mer montait jusqu'au firmament ; sur ce rocher était bâtie une forteresse ; tu aurais dit qu'elle embrassait le ciel : c'est là que le roi envoya Kaous et Guiv, Gouderz et Thous, et qu'il jeta le reste des grands dans les fers avec le roi. Mille braves gardaient le château, tous guerriers renommés et prompts à tirer l'épée. Les tentes de Kaous furent livrées au pillage, et des boisseaux d'or et des couronnes distribués aux nobles. Deux troupes de femmes voilées partirent pour le camp, suivies d'une litière couverte pour ramener Soudabeh et pour la remettre sous l'autorité du roi. Quand Soudabeh vit ces femmes voilées, elle déchira sur son corps sa robe royale, arracha avec ses mains les tresses de ses cheveux noirs, et fit couler le sang de ses joues avec ses ongles. Elle leur dit : Les hommes dignes de ce nom n'approuveront pas ces chaînes et ces violences. Pourquoi n'ont-ils pas enchaîné Kaous au jour du combat, quand une cotte de mailles était sa robe et un destrier son trône, quand ses Sipehdars tels que Guiv, Gouderz et Thous déchiraient vos cœurs par le son des timbales ? Vous faites donc du trône d'or un piège ! vous trahissez la foi jurée ! Elle appela les esclaves des chiennes ; ses yeux étaient remplis de sang et sa bouche de cris de colère. Je ne veux pas, dit-elle, être séparée de Kaous, quand même il serait caché dans un tombeau. S'il faut que Kaous traîne des fers, que l'on coupe ma tête innocente. Les esclaves répétèrent ce qu'elle avait dit à son père, dont la tête se remplit de colère, dont le cœur se gonfla de sang. Il envoya sa fille dans la forteresse auprès de son mari, le cœur brisé de douleur, les joues baignées de larmes de sang ; et cette femme opprimée s'assit auprès du roi, le servit et le consola.

AFRASIAB ATTAQUE LE PAYS D'IRAN.

L'armée s'en retourna dans l'Iran aussitôt que le roi qui cherchait la couronne du monde fut prisonnier. Elle passa la mer sur des navires et des barques, puis se dirigea de la mer vers les déserts et les plaines. Lorsqu'elle toucha le sol de l'Iran, il se répandit dans le monde la nouvelle que le haut cyprès avait disparu du mont Alborz, et que le trône du roi des rois était vide. Quand on ne vit plus de roi sur le trône d'or, chacun voulut s'emparer de la couronne ; du pays des Turcs et du désert des guerriers armés de lances arrivèrent de tous côtés de nombreuses armées ; Afrasiab prépara un grand armement et oublia la faim, le repos et le sommeil ; de tous côtés s'éleva dans l'Iran le bruit des armes, et le monde, naguère si heureux, se remplit de combats et d'agitation. Afrasiab se jeta en toute hâte sur l'armée des Arabes ; trois mois dura le combat des braves, et ils exposèrent leurs têtes dans le désir d'acquérir la couronne. Les Arabes furent battus par les Turcs, et trouvèrent le malheur pour avoir voulu accroître leur fortune. L'armée du Touran se répandit dans l'Iran, et les femmes, les hommes et les enfants tombèrent tous dans l'esclavage. Telle est la condition de ce monde passager ; chacun s'y attire des peines et des douleurs en suivant ses passions. À la fin, tout ce que le monde contient de bon et de mauvais passe ; c'est une proie que la mort finit par saisir.

L'armée du Touran s'empara de tout l'Iran, et le monde devint noir pour les Iraniens. Une grande foule de peuple partit pour le Zaboulistan et se rendit auprès du fils de Zal pour l'implorer, en disant : Sois notre asile contre le malheur, puisque la gloire de Kaous a disparu ! Ils se dirent entre eux : L'infortune est tombée sur nous, et notre sort est devenu dur. Hélas ! le pays d'Iran sera un désert et un repaire de tigres et de lions ; et ce pays, qui était d'un bout à l'autre la demeure des cavaliers vaillants et la résidence des rois, est maintenant un lieu de désolation et de malheur, et le séjour des dragons aux griffes aiguës. Il faut trouver un remède à nos maux et délivrer nos cœurs de cette affliction. Un lion qui ne redoute pas les tigres doit venir à notre aide dans cette douleur. Il faut que nous envoyions respectueusement un homme de sens auprès de Rustem. Un Mobed partit et parcourut le chemin jusqu'à la demeure du fils de Destan, de ce héros avide de vengeance. Il raconta ce qu'il avait vu et entendu, et Rustem au cœur de lion tressaillit, ses yeux versèrent des larmes de fiel, son cœur trembla de colère et son âme fut remplie de douleur ; il répondit : Nous sommes prêts pour le combat, moi et mon armée ; nous désirons la vengeance ; et quand j'aurai des nouvelles de Kaous, j'irai délivrer des Turcs le pays d'Iran. Il envoya de tous côtés dans les provinces, et partout parurent des armées ; du Zaboulistan, de Kaboul et de l'Inde toutes les troupes accoururent auprès du Pehlewan ; le son des clairons et des clochettes indiennes s'éleva, et l'armée remplit de bruit les plaines immenses. Le cœur de Rustem s'élança comme s'élance la flamme, et il fit avancer son armée semblable à l'ouragan.

RUSTEM ENVOIE UN MESSAGE AU ROI DU HAMAVERAN.

Rustem envoya auprès du roi Kaous un homme prudent et habile à découvrir le chemin, et lui fit dire : Je viens avec une grande armée pour combattre le roi du Hamaveran. Réjouis-toi et n'aie pas de soucis, car j'arrive dans le pays où tu te trouves. Un autre d'entre les grands pleins de fierté partit pour aller auprès du roi du Hamaveran avec une lettre de Rustem remplie de menaces et ne parlant que de massues, d'épées et de combats : Tu as trahi le roi de l'Iran ; tu as tramé de mauvais desseins pendant que tu concluais une alliance avec lui ; il n'est pas digne d'un homme de recourir aux ruses dans, le combat ; tu n'es pas venu comme un crocodile courageux qui ne prépare pas d'embuscades, quel que soit le désir de vengeance qui l'anime. Ce n'est qu'en rendant la liberté à Kaous que tu échapperas à la griffe et au souffle du dragon. Sinon prépare-toi à me combattre et à mesurer ta force avec la mienne. Tu dois avoir appris des grands de ta cour comment j'ai fait la guerre dans le Mazenderan, comment j'ai combattu Poulad fils de Rhandi et Bid, et ce que j'ai fait du Div blanc. Lorsque la lettre fut scellée, le messager partit et se hâta de parcourir sa route. Il se rendit auprès du roi du Hamaveran et s'acquitta du message de Rustem. Le roi l'écouta, lut la lettre, et resta confondu des suites de son action. Il lut la lettre, et sa tête se troubla, et le monde devint sombre devant ses yeux. Néanmoins il répondit : J'espère faire de sorte que Keï Kaous ne remette jamais les pieds dans la plaine ; et si jamais tu viens dans le Berberistan, tu trouveras mes cavaliers tenant les rênes de leurs chevaux, et tes chaînes et ta prison sont prêtes si tu persistes dans ton projet. Je viendrai te combattre, moi et mon armée : telle est notre coutume et notre manière d'agir.

Le messager ayant ouï ces paroles, s'en retourna auprès de son maître avide de renom, et répéta à Rustem tout ce qu'on lui avait dit, en ajoutant : J’ai vu que c'était un insensé et un compagnon du Div ; aussi sa réponse est-elle inconvenante, car Ahriman a rempli sa tête de fumée. Quand le héros au corps d'éléphant eut entendu cette réponse, les braves de son armée se rassemblèrent, le son des trompettes se fit entendre, Rustem monta sur Raksch, et se tourna vers la mer profonde pour aller à la guerre, car le chemin de terre était trop long. Des guerriers nombreux montèrent sur les vaisseaux et les barques, et se dirigèrent vers le Hamaveran, se préparant à saccager et à tuer, et endurcissant leurs cœurs contre toute pitié.

Dès que le roi du Hamaveran eut nouvelle de l'approche de cette armée et qu'il sut que Rustem cherchait vengeance, il vit qu'il fallait partir sur-le-champ pour le combat, car ce n'était pas le temps de se reposer et de tarder. Il se hâta donc, et toute la frontière retentit du bruit des armes, et le monde fut en émoi du pillage et des flots du sang versé. Le jour brillant se convertit en nuit obscure, lorsque le roi eut quitté la ville avec ses guerriers ; tu aurais dit que le bruit des trompettes et des clochettes indiennes ébranlait le ciel. On rangea les armées à droite et à gauche ; on appela au combat les guerriers illustres, et Rustem au corps d'éléphant dit : Je suis un brave, mais je sais attendre le moment propice sur le champ de bataille. Il se revêtit de sa cuirasse de combat et s'assit sur Raksch son cheval rapide ; il posa sa pesante massue sur son épaule, lança son cheval et s'avança avec fureur. Quand ses ennemis virent sa poitrine, ses bras et la massue de fer dans sa main, tu aurais dit que leurs cœurs avaient abandonné leurs corps ; leur multitude épouvantée se dispersa devant lui, et ils arrivèrent en foule dans la ville de Hamaveran, fuyant devant Tehemten. Le roi s'assit avec ses conseiller, et appela deux jeunes gens de l'assemblée à qui il ordonna de partir sur-le-champ pour l'Egypte et pour le pays de Berber, rapidement comme le vent, portant chacun une lettre écrite par le roi dans la douleur de son âme et avec des larmes de sang. Voici ces lettres : Il n'y a pas loin d'un de nos royaumes à l'autre, et le bonheur et le malheur, les combats et les fêtes, tout a été commun entre nous. Si vous voulez vous réunir à moi, je combattrai Rustem sans crainte ; sinon le malheur s'étendra de moi jusqu'à vous tous, car Rustem conduira partout son armée.

Lorsqu’ils reçurent ces lettres qui annonçaient que Rustem amenait son armée de ce côté, ils se levèrent tous, le cœur effrayé, ils assemblèrent les armées des trois royaumes, et se dirigèrent vers le Hamaveran. La terre devint semblable à une montagne d'une frontière à l'autre ; d'une montagne à l'autre les armées étendirent leurs : rangs, et la lune disparut sous la poussière que faisaient lever les guerriers. Rustem voyant ces préparatifs, dépêcha en secret un brave vers Kaous, et lui fit dire : Les rois des trois pays, remplis d'une ardeur guerrière : s'avancent ensemble contre moi. Quand je secouerai mon poignet, ces braves ne distingueront plus la-tête des pieds, mais il ne faut pas qu'il t'arrive malheur dans cette lutte, car en doit toujours s'attendre à du mal de la part des méchants. Je ne désire pas la couronne du Berberistan, si elle doit mettre en danger la vie du roi. Kaous répondit : N'aie aucun égard à ma personne ; le monde n'a pas été créé pour moi, et, depuis que le ciel, tourne, le poison se trouve à côté du miel, et la haine à côté de l'amour. D'ailleurs Dieu le tout-puissant est mon protecteur et mon asile, et sa grâce est ma forteresse. Abandonne les rênes à Raksch le rapide ; couche sur ses oreilles le fer de ta lance, et ne laisse vivre aucun de nos ennemis ni au grand jour ni dans les ténèbres. Quand Rustem eut entendu cette réponse, il se couvrit de son armure et courut vers le champ de bataille ; il lança Raksch son cheval rapide, et alla au-devant de ceux qui voulaient combattre. Il s'avança vers eux et leur offrit la bataille ; il chercha des veux ses ennemis. Le héros vaillant se porta seul à la rencontre des braves, sans s'inquiéter qu'ils ; Eussent en grand ou en petit nombre ; mais personne n'osa se mesurer avec lui, et il attendit longtemps jusqu'à ce que-le soleil brillant se couchât dans la mer et que la nuit sombre s'avançât rapidement ; alors le noble Rustem au corps d'éléphant se hâta de rentrer dans son camp. Il resta couché sous sa tente jusqu'à ce que la nuit fût passée ; et le lendemain, quand le jour brillant eut paru, il sortit, et forma de nouveau les rangs de son armée de héros.

RUSTEM COMBAT LES TROIS ROIS ET DELIVRE KAOUS DE PRISON.

Le lendemain donc on disposa les troupes ; des deux côtés on arbora les étendards. Tehemten conduisit son armée sur le champ de bataille, et voyant les trois rois et leurs armées, il dit à ses braves qui portaient haut la tête : Ne fermez pas vos paupières aujourd'hui, regardez la crinière et le cou, la tête et la bride de vos chevaux, tenez les yeux ouverts sur le fer de vos lances. Que nos ennemis soient cent cavaliers ou cent mille, ce n'est pas le nombre qui décide des batailles. Si Dieu le tout pur nous vient en aide, je ferai rouler dans la poussière les têtes de nos ennemis. Du côté opposé, les rois assis sur des éléphants rangèrent leurs armées sur une ligne de deux milles d'étendue. Il y avait dans l'armée des Berbers cent soixante éléphants mugissant comme les flots de la mer. Le roi du Hamaveran avait cent éléphants furieux, et son armée était rangée par bataillons. La troisième armée, celle d'Egypte, prit aussi sa place, et l'air s'obscurcit, la terre disparut ; tu aurais dit qu'elle était toute de fer et que le mont Alborz avait revêtu une cuirasse. Derrière les guerriers s'élevaient des étendards brillants qui perçaient la poussière de leurs couleurs jaunes, rouges et violettes. La montagne résonnait des voix des braves, la terre tremblait sous les pieds de leurs chevaux, les griffes et les cœurs des lions se fendaient, les aigles sauvages étendaient leurs ailes, les nuages même se dissolvaient dans l'air, car rien ne pouvait tenir en face de cette armée. Les armées se mirent en ordre des deux côtés, et tous ces braves ne désiraient que le combat et la vengeance. Gourazeh rangea l'aile droite, c'est là que l'armée déposa les bagages ; à l'aile gauche fut placé Zewareh le lion renommé, le dragon courageux ; au centre était le fils de Destan fils de Sam, ayant son lacet roulé autour du bouton de la selle. Alors Rustem ordonna aux trompettes de sonner, et l'armée s'ébranla ; on vit briller les épées et les javelots, et l'on aurait dit que l'air avait semé des tulipes sur la terre. Partout où Rustem poussait Raksch, c'était comme une flamme qui s'élance ; le désert était inondé de sang de manière à ressembler au torrent de Zem plutôt qu'au champ de bataille de Rustem au corps d'éléphant. De tous côtés roulaient des têtes couvertes de leurs casques, et les plaines et les ravins étaient jonchés de cottes de mailles. Rustem poussa Raksch, et épargnant le sang de la multitude ignoble, il courut après le roi de l'Occident, fit voler de sa main son lacet roulé, et lui jeta le nœud autour du corps ; on aurait dit qu'il faisait entrer la corde dans le flanc du roi. Il l'enleva de selle comme une balle que frappe la raquette, il le jeta par terre, et Bahram lui lia les mains ; soixante des grands de son royaume furent faits prisonniers avec lui. La plaine et la montagne étaient inondées de sang, tant on avait renversé et tué d'hommes de ces trois armées. Le roi du Berberistan, avec quarante de ses capitaines, fut pris par Gourazeh le sanglier. Le roi du Hamaveran vit le champ de bataille rempli de morts d'un bout à l'autre ; il vit une foule de nobles blessés et d'autres enchaînés avec de lourdes chaînes ; il vit Rustem, avec son épée tranchante, jetant la terreur parmi les combattants ; alors il comprit que ce jour était un jour de malheur, et envoya auprès de Rustem demander grâce. Il promit de lui amener du Hamaveran Kaous et les grands de l'empire, ses tentes, ses trésors, sa couronne, ses joyaux, ses esclaves, son trône et sa ceinture d'or. Ils en convinrent et conclurent le traité, et les armées des trois royaumes se dispersèrent.

Le roi du Hamaveran étant arrivé dans sa ville et s'étant concerté avec ses conseillers, envoya chercher Kaous et lui céda sa place sur le trône selon les convenances. Rustem ayant fait sortir de la forteresse Kaous, Guiv, Gouderz et Thous, déposa dans le trésor du roi de l'Iran les armes des trois armées, les trésors des trois rois, les tentes des troupes, les couronnes et les trônes, et y ajouta tout ce qu'il vit de précieux. Kaous, qui brillait comme le soleil, fit préparer une couche d'or avec des brocarts de Roum, une couronne de rubis et un trône de turquoises ; il fit broder de pierres fines une housse noire, et la fit mettre sur une haquenée qui allait l'amble, dont la tête était ornée de rênes dorées, dont la selle était haute, faite de bois frais d'aloès et incrustée de toute espèce de pierreries. Ensuite il dit à Soudabeh : Monte sur cette haquenée, et pars voilée comme le soleil quand il marche au-dessous de la terre. Après toutes ces conquêtes, il ramena ses troupes de la ville dans le camp, et cent mille cavaliers du Berberistan, de l'Egypte et du Hamaveran se rassemblèrent autour de lui, de sorte que son armée se montait à plus de trois cent mille hommes portant des cottes de mailles et montés sur des chevaux caparaçonnés.

KAOUS ENVOIE DES MESSAGES AU KAÏSAR DE ROUM ET A AFRASIAB.

Le roi dépêcha un cavalier au Kaïsar, un cavalier qui faisait disparaître le chemin devant lui, et lui fit dire : Il ne faut pas que nul d'entre les grands de Roum reste dans son pays ; il faut les envoyer auprès de moi pour éclairer mon esprit obscurci ; mais je ne veux que des cavaliers expérimentés, et il n'en doit venir aucun autre. C'est là l'armée que je demande au pays de Roum, et qui doit m'accompagner dans tous les pays habités.

Après cela se répandit, du pays de Hamaveran dans le désert des cavaliers armés de lances, la nouvelle des hauts faits de Rustem au jour du combat contre les rois d'Egypte et du Berberistan ; et les braves du désert choisirent un cavalier courageux qui savait manier les rênes et combattre un lion, un homme de cœur, et le chargèrent de porter une lettre digne d'être adressée à un roi, et contenant des paroles convenables et éloquentes : Nous sommes tous les esclaves du roi ; nous ne tenons notre pays que de sa volonté. Quand une armée de Kerkesars s'avança pour s'emparer du glorieux trône du roi, nos cœurs furent remplis de douleur de ce que tes ennemis avaient osé penser à une si haute entreprise. En même temps Afrasiab prétendit à ton trône ; puisse ce, méchant ne jamais le voir même en songe ! Tous nos braves qui manient l'épée partirent pour le champ de bataille ; nous partîmes avec nos longues lances, nous rendîmes amers à Afrasiab le repos et le plaisir. Des deux côtés beaucoup de guerriers ont été tués, et les bons ont péri comme les méchants. Maintenant nous avons reçu de tes nouvelles, nous savons que la splendeur du roi des rois brille de nouveau. Aussitôt que tu auras détourné les rênes de ton coursier du pays des Berbers, nous appuierons tous nos lances sur nos épaules, nous inonderons la terre de sang de montagne en montagne, nous convertirons le monde en un torrent de sang semblable au Djihoun.

Le messager lança son cheval et partit en toute hâte pour le Berberistan. Lorsque le roi de l'Iran reçut la lettre et qu'il vit les paroles convenables qu'elle contenait, il fut content de la conduite des Arabes et se mit à écrire au roi Afrasiab : Sors du pays d'Iran et ne tarde pas ; ma tête est remplie des bruits qui courent sur ton compte. Le pays de Touran te plaît : pourquoi donc entreprends-tu follement ce qui est mai ? Si tes besoins sont satisfaits, ne cherche pas à t’agrandir, car tu vas attirer une punition dont tu te souviendras longtemps. Il vaudrait mieux pour toi te tenir dans ta sphère subordonnée et prendre garde à la peau de ton corps. Ne sais-tu donc pas que l'Iran est ma résidence et que le monde entier m'est soumis ? Le léopard sauvage, quelque courageux qu'il soit, n'ose pas affronter les griffes du lion.

Le sceau ayant été apposé à la lettre, le roi la remit à un brave issu de famille de Pehlewans, qui la prit de ses mains et se mit en route, chevauchant que c'était merveille. Arrivé auprès du roi des Turcs et de la Chine, il lui rendit hommage en baisant la terre, s'acquitta des messages sans nombre dont l'avait chargé le roi illustre, et lui remit sa lettre. Afrasiab la lut, sa tête se remplit de colère et son cœur d'impatience, et il envoya à Kaous cette réponse : De semblables paroles n'appartiennent qu'à un homme de nature vile. Si le pays d'Iran t'avait convenu, tu n'aurais pas eu besoin du Hamaveran. Je suis venu préparé au combat, j'élève l'étendard impérial. Tout le pays d'Iran m'appartient pour deux raisons (et il faut que tu prêtes l'oreille aux paroles de la vérité), tout le pays d'Iran est mon domaine, d'abord parce que Tour fils de Feridoun est mon aïeul, ensuite parce que j'ai anéanti l'armée des Arabes par la force de mon bras qui frappe vite de l'épée. Mon glaive fend la cime des montagnes et fait tomber l'aigle du nuage noir.

Afrasiab ayant mis sur pied d'une frontière à l'autre ses troupes armées de massues et d'épées, et montées sur des chevaux caparaçonnés, marcha en toute hâte à la rencontre du roi illustre, et Kaous, de son côté, ayant entendu cette réponse, prépara son armée pour la guerre, et se rendit du Berberistan dans le pays des Arabes, accompagné de troupes innombrables. Afrasiab se tint prêt à combattre, et fit voler vers le ciel la poussière des eaux. Le monde retentit du son des clairons et des timbales ; la terre se hérissa de fer, et la sphère du ciel s'obscurcit. Il fut donné tant de coups de hache d'armes, il fut lancé tant de flèches, que le sang jaillissait à grands flots sur le champ de bataille. Tehemten mugissait au milieu de l'armée de l'Iran ; il rompit, par une seule attaque, le centre des Touraniens, et la fortune des guerriers d'Afrasiab s'endormit sur ce champ de bataille. Quand le roi du Touran vit ce qui se passait, il bouillonna sans feu comme du vin nouveau et s'écria : O vous, mes braves, mes guerriers choisis, vous mes lions, c'est pour un jour comme celui-ci que je vous ai nourris comme un père dans mes bras afin que vous puissiez jouer de vos épées en combattant mes ennemis, et non pas pour que vous vous comportiez ainsi dans ma guerre contre les Arabes. Faites un effort, soutenez la lutte, et rendez le monde étroit pour Kaous. Frappez les héros avec la lance et avec l’épée, abattez tous les guerriers de Kaous, et surtout faites prisonnier, à force de bravoure, Rustem le Sejestani au cœur de lion, devant l’épée duquel tremble la voûte du ciel ; enveloppez sa tête du lacet de la destruction. Quiconque l'enlèvera sur le champ de bataille de sa selle de peau de léopard et le jettera dans la poussière, je lui donnerai un royaume, le droit d'avoir un parasol, et la main de ma fille ; il portera le titre de Sipehbed ; je lui confierai le pays d'Iran ; j'élèverai sa tête jusqu'à la voûte du ciel qui tourne.

Les Turcs, à ces mots, retournèrent tous au combat ; mais les braves et les chefs du pays d'Iran, ayant chacun en main sa massue pesante, firent un tel carnage parmi cette masse de Turcs, que la plaine, la mer et les montagnes disparurent sous les monceaux de morts. La moitié des Touraniens furent tués, et leur sang rendit la terre rouge comme une rose. La fortune des Turcs s'endormit, et Afrasiab s'enfuit précipitamment devant Rustem, suivi des troupes du pays de Ghouri. Il avait cherché la fortune, et n'avait trouvé que le malheur. Quand il vit comment la chance avait tourné, il quitta Ghouri, et se rendit dans le pays de Touran, le cœur brisé, et ne ramenant avec lui que la moitié de son armée. Il avait demandé au monde du miel, et en avait reçu du poison.

KAOUS RÉTABLIT L'ORDRE DANS LE MONDE.

Kaous retourna alors dans le pays de Fars, et les hommes furent rajeunis par la joie. Il rendit au trône sa splendeur, dispensa la justice, ouvrit la porte aux plaisirs et aux festins. Il envoya dans chaque province un Pehlewan puissant, vigilant et éclairé ; il envoya une grande armée dans chaque province, à Merv, à Nischapour, à Balkh et à Herat. Tous les hommes pratiquèrent la justice ; le loup se détourna de la brebis, et les richesses, les honneurs et la majesté du roi furent tels, que les Péris, les hommes et les Divs devinrent ses esclaves. Tous étaient petits devant Kaous, et ceux qui portaient des couronnes formaient son cortège. Il nomma Rustem Pehlewan du monde ; c'est à lui qu'il attribua tout son bonheur. Il bâtit une résidence sur le mont Alborz, et fatigua les Divs par ce travail ; il leur ordonna de tailler les rochers et de construire sur leur sommet deux palais chacun d’une longueur de dix lacets ; il fit tailler dans le roc des écuries où toutes les barres étaient d'acier, toutes les colonnes de pierre dure, et l’on y attacha les chevaux de guerre et les dromadaires de course et de litière. Il bâtit un palais de cristal qu'il incrusta partout d'émeraudes ; c'était là le lieu de ses fêles et de ses festins, le lieu où il prenait les aliments qui soutenaient son corps. Il fit élever une coupole d'onyx du Yémen, sous laquelle devait demeurer un Mobed de haut renom ; il fit bâtir cet édifice pour que la science ne quittât jamais ce lieu. Il en construisit ensuite deux autres pour y déposer des armes, et les bâtit de lingots d'argent ; enfin il éleva, pour y résider, un palais d'or, haut de cent vingt palmes, couvert de figures incrustées de turquoises, et ayant une salle d'audience ornée de rubis. C'était un lieu tel que le cœur peut le souha.ter, et où la fortune doit grandir et ne jamais baisser. On n'y ressentait pas les chaleurs de l’été ; l'air y était parfumé d'ambre, et la pluie était du vin. Le gai printemps y régnait toute l'année, et les roses y étaient belles comme les joues des femmes qui dissipent les soucis. L'âme y était exempte de chagrin, de douleur et de peine ; les Divs furent si fatigués de ces travaux qu'ils ne purent plus faire le mal. La mauvaise fortune s'endormit, tant étaient grandes la bouté et la justice du maître, qui enchaînait les Divs par ses travaux et les affligeait par ses châtiments.

KAOUS EST TENTÉ PAR IBLIS, ET VOLE VERS LE CIEL.

Or il arriva qu'un matin Iblis tint une assemblée à l’insu du roi, et dit aux Divs : Le roi rend maintenant notre vie pénible et dure. Il faudrait qu'un Div rusé, qui connût les coutumes et les voies du palais, s'approchât de Kaous et détournât son âme du vrai chemin, pour délivrer ainsi les Divs de leurs peines, pour éloigner l'esprit du roi de Dieu le tout pur, et pour répandre de la poussière sur sa gloire resplendissante. Les Divs écoutèrent ces paroles et y réfléchirent ; mais aucun n'osa répondre, car ils craignaient Kaous. A la fin, un Div plein de méchanceté se leva en disant : C'est à moi qu'appartient cette entreprise difficile ; je détournerai Kaous du service de Dieu ; personne autre que moi ne peut accomplir ce dessein secret.- Il prit la forme d'un jeune homme éloquent et aux manières élégantes, et alla trouver le roi illustre, qui ce jour-là était parti pour la chasse. Il s'approcha de lui, baisa la terre, et lui présenta un bouquet de roses en disant : Telle est ta gloire et ta splendeur, que la voûte du ciel devrait être ton trône. Toute la terre est soumise à ta volonté ; tu es le berger, et les plus orgueilleux des hommes forment ton troupeau. Il ne te reste plus qu'une chose à faire pour que ta gloire soit éternelle. Pourquoi le soleil te cache-t-il sa marche ascendante et descendante ? Quelle est la nature de la lune, de la nuit et du jour, et qui est le maître de la rotation du ciel ? Tu t'es emparé de la terre et de tout ce qui s'y trouvait à ta convenance, mais le ciel doit encore t'obéir.

Le cœur du roi fut détourné du vrai chemin par le Div ; son esprit succomba à ses pensées, et il ne cessa de songer que le ciel qui tourne ne lui avait jamais refusé ses faveurs. Il ignorait qu'il n'y a nul moyen de monter au ciel, que les étoiles sont sans nombre, mais que Dieu est un, Toutes les créatures sont impuissantes contre ses ordres, car elles sont impures, rebelles et méchantes. Dieu le créateur n'a pas besoin du monde ; c'est pour toi, ô homme, que le ciel et la terre ont été créés.

L'esprit du roi s'occupa continuellement des moyens de s'élever sans ailes dans les airs ; il adressa beaucoup de questions aux savants sur la distance qui est entre la terre et le ciel de la lune. Les astrologues la lui enseignèrent, le roi les écouta et fit choix d'un moyen étrange et impie. Il ordonna qu'on allât, dans la nuit, chercher les nids des aigles, qu'on prît un grand nombre de leurs petits, qu'on les distribuât par un ou par deux dans toutes les maisons, et qu'on les nourrît, pendant des années et des mois, avec des oiseaux et de la viande rôtie, et quelquefois avec des agneaux. Quand ces aiglons furent devenus forts comme des lions, de sorte qu'ils pouvaient enlever un argali, le roi fit construire un trône de bois d'aloès indien, que l'on renforça par des plaques d'or, puis on attacha aux côtés du trône de longues lances. Tout étant ainsi préparé, et son âme tout entière étant absorbée dans ce désir, il suspendit à ces lances des quartiers d'agneaux ; enfin il fit apporter quatre aigles vigoureux et les attacha fortement au trône. Kaous s'assit sur le trône, après avoir placé devant lui une coupe de vin ; et les aigles aux ailes fortes, poussés par la faim, s'élancèrent vers les morceaux de chair. Ils soulevèrent de terre le trône, remportèrent de la plaine vers les nues, et dirigèrent leurs efforts vers les morceaux de chair aussi longtemps qu'il leur resta des forces. J'ai entendu dire que Kaous monta jusqu'au-dessus du firmament, et qu'il continua dans l'espoir de s'élever au-dessus des anges ; un autre dit qu'il avait volé vers le ciel pour le combattre avec l'arc et les flèches. Il y a sur ce point des traditions de toute espèce, mais la vérité n'est connue que de Dieu le créateur. Les aigles volèrent longtemps, puis s'arrêtèrent ; tel sera le sort de ceux qui tenteront cette entreprise. Mais lorsque les oiseaux furent épuisés, ils se découragèrent, plièrent leurs ailes selon leur habitude, et descendirent des sombres nuages, tirant après eux les lances et le trône du roi ; ils se dirigèrent vers une forêt, et prirent terre près d'Amol. Par miracle la terre ne tua pas le roi par le choc, et ce qui devait arriver restait encore un secret. Le roi désirait qu'un canard sauvage se levât, car il avait besoin de manger un peu. C'est ainsi qu'il avait échangé son pouvoir et son trône contre la honte et la peine. Il reste dans la forêt tout épuisé, et adressa ses prières à Dieu le créateur.

RUSTEM RAMÈNE KAOUS.

Pendant que Kaous demandait ainsi à Dieu grâce pour ses péchés, son armée le cherchait de tous côtés. A la fin, Rustem, Guiv et Thous reçurent des nouvelles de lui, et partirent avec une armée, des éléphants et des timbales. Le vieux Gouderz dit à Rustem : Depuis que ma mère m'a nourri de lait, j'ai vu dans le monde beaucoup de couronnes et de trônes, de rois et de grands sur lesquels veillait la fortune ; mais jamais je n'ai vu ni parmi les petits, ni parmi les grands, un homme aussi obstiné que Kaous. Il n'a ni sens, ni sagesse, ni prudence ; il n'a ni l'esprit droit ni le cœur à sa place. Tu dirais qu'il n'y a pas de cervelle dans sa tête, et pas une seule de ses pensées n'est bonne. Jamais aucun des grands des temps passés n'a fait une entreprise contre le ciel. Mais Kaous est comme un possédé, sans direction et sans raison, et chaque vent qui souffle l'emporte. Ensuite les Pehlewans arrivèrent auprès de lui, pleins d'amertume et de colère ; ils lui firent des reproches, et Gouderz lui dit : Un hôpital serait une place plus convenable pour toi qu'un palais. A tout moment tu abandonnes ton trône à tes ennemis, sans jamais confier à personne tes plans insensés. Trois fois tu es tombé dans le malheur et dans l'infortune, sans que ton esprit soit devenu plus sage par ces épreuves. Tu as mené ton armée dans le Mazenderan ; rappelle-toi que de malheurs il en est résulté. Une autre fois tu t'es fait l'hôte de ton ennemi, et de son idole tu es devenu son serviteur. Il ne restait plus dans le monde que Dieu le tout pur qui ne demandât pas son investiture à ton épée ; tu avais parcouru la terre pour la soumettre, et maintenant tu te mets en hostilité contre le ciel. Si tu t'élèves de la largeur d'une main plus haut que tu ne dois, tu es entièrement rebelle envers Dieu. Tu as toujours trouvé moyen de te tirer de malheur ; mais après ta mort on se racontera qu'il y a eu un roi qui a voulu monter au ciel pour voir la lune et le soleil, et pour compter les étoiles une à une. Fais comme les rois sensés, bons et pieux ; ne tends de toutes tes forces qu'à la soumission envers Dieu, et soit dans le bonheur, soit dans le malheur, n'implore que lui.

Kaous resta confondu, et dévora la honte dont les grands et les braves le couvrirent. A la fin il répondit : La justice ne saurait souffrir de ce qui est vrai ; tout ce que vous avez dit est vrai et juste, et mon âme est captive dans vos lacets. Il versa de ses yeux des larmes de fiel, et adressa beaucoup de prières au Créateur ; ensuite il se revêtit de ses armes, et entra dans une litière, accablé de repentir et de douleur. Arrivé à son palais et devant son trône élevé, il resta sous le poids de ce qui s'était passé ; pendant quarante jours il se tint devant Dieu respectueusement, mesurant la terre de son corps et laissant vide son trône ; dans sa honte, il n'osait sortir de son palais ; tu aurais dit qu'il userait toute sa peau. Il versait des larmes de sang en priant et en demandant pardon à Dieu le guide. Son orgueil était courbé par la honte qu'il éprouvait devant les braves ; il s'abstenait des fêtes, et tenait fermée la porte de l'audience. Il se repentait et s'abandonnait à sa douleur et à ses soucis, il distribuait ses grands trésors accumulés, et frottait sa joue contre la terre noire en implorant Dieu le tout pur.

Ayant passé ainsi quelque temps dans les larmes, il obtint son pardon du Créateur ; et de tous côtés les guerriers qui s'étaient dispersés revinrent auprès de son trône. Alors il resplendit de nouveau par la grâce de Dieu ; il comprit que ses peines étaient finies ; il s'assit sur le trône d'or, la couronne sur la tête, et ouvrit pour l'armée la porte d'un trésor. Il rajeunit le monde entier, brillant lui-même au-dessus des grands et des petits ; tu aurais dit que par l'effet de sa justice la terre était devenue du brocart, et le roi des rois était assis majestueusement sur son trône. De chaque province vint un grand de haut renom, portant sur sa tête une couronne puissante ; ils se rendirent à la cour de Kaous, renoncèrent à la révolte, et rentrèrent dans la voie de l'obéissance. Le monde redevint ce qu'il avait été auparavant, et le roi lava son visage avec l'eau de la sincérité. Tous les grands lui rendirent hommage, tous furent ses serviteurs et ses esclaves ; et Kaous s'assit sur son trône incrusté de pierreries, la couronne sur le front, et la massue à tête de bœuf dans la main.

J'ai raconté cette histoire telle que je l'ai apprise, et jamais personne n'a entendu rien de pareil. Telle était la conduite du roi, telle la manière d'agir du chef des Pehlewans ; le roi n'était que le distributeur de la justice ; il n'avait pas besoin de défenseurs. Il faisait en tout ce qu'il fallait, il appréciait tout à sa valeur, car il ne regardait ce monde que comme un souffle qui passe.

LE COMBAT DES SEPT HEROS.

Comme il est inutile de lutter contre la mort, écoute en attendant ce que fit Rustem. Voici ce que dit un barde, homme de cœur, qui eut inopinément à combattre un lion : Si tu recherches la gloire de la bravoure, lave avec du sang ton épée indienne. Ne recule pas devant le danger, quand l'heure du combat se présente ; car le danger ne reculera pas devant toi, quand arrivera le temps de la détresse. Si tu veux mener de front le courage et la raison, les braves ne te compteront pas parmi les hommes de courage. La raison et la foi ont une tout autre voie que le courage, mais les paroles sages ne sont pas écoulées. Je vais donc raconter une aventure de Rustem qui cherchait les combats, aventure pleine de couleurs et de parfums.

J'ai entendu dire qu'un jour Rustem au corps d'éléphant donna une fête à l'assemblée des grands, dans un lieu qui portait le nom de Newend, et qui renfermait de hauts palais. C'est là que brille maintenant comme un fanal la puissante flamme du feu Berzin. Les grands du pays d'Iran se rassemblèrent à cette fête, formant une armée glorieuse. On y voyait Thous, Gouderz fils de Keschwad, Bahram, Guiv le héros de haute naissance, Gourguin, Zengueh fils de Schaweran, Kustehem et Khorrad les guerriers, Berzin portant haut la tête et prompt à frapper de l'épée, enfin Gourazeh qui était comme le diadème sur le front de l'assemblée. Chacun avait amené quelques poursuivants d'armes qui formaient un cortège plein de valeur et de renom. Cette assemblée ne se lassa pas pendant quelque temps du jeu de paume, de l'arc, du vin et de la chasse ; mais lorsque quelques jours se furent écoulés de cette manière, et que tous les cœurs étaient égayés par la joie et la musique, il arriva qu'un jour dans son ivresse Guiv adressa la parole à Rustem en disant : O illustre guerrier, si tu as envie d'aller à la chasse, et si tes guépards aux pieds légers sont prêts, obscurcissons la face brillante du soleil par la poussière que feront lever les cavaliers, les guépards et les faucons dans les réservés de chasse du puissant Afrasiab. Nous porterons haut nos longues lances ; jetant le lacet sur l'onagre rapide ; combattant le lion avec nos épées ; poursuivant pendant de longues journées le sanglier avec des javelots, et le faisan avec des faucons ; nous livrant à la chasse dans les plaines du Touran, pour qu'il reste de nous un souvenir parmi les hommes. Rustem lui répondit : Puisse le monde remplir tes vœux et ta fin être heureuse ! Demain matin nous irons dans les plaines du Touran, et nous ne cesserons pas d'y chasser et de les traverser.

Tous applaudirent à ces paroles, personne ne songea à proposer un autre projet, et le lendemain matin, aussitôt qu'ils furent levés de leurs couches, ils se préparèrent à cette expédition. Ils partirent avec de guépards, des faucons et du bagage, s'avançant rapidement vers la rivière de Schahd et vers les réserves de chasse du puissant Afrasiab, ayant d'un côté la montagne, de l'autre le fleuve au delà duquel était la ville de Sarakhs, et devant eux le désert rempli de troupeaux de cerfs et d'argalis. La plaine se couvrit de tentes de toutes sortes, et les chasseurs furent étonnés de la multitude des cerfs. Les lions féroces s'enfuirent, et les oiseaux dans l'air s'apercevant de la chasse, s'abattirent de tous côtés sur chaque bête fauve tuée ou blessée par une flèche. Les braves furent heureux et dans l'allégresse, et leurs lèvres ne cessèrent de sourire. Ils restèrent ainsi pendant sept jours, la coupe en main, le cœur joyeux et célébrant le vin ; le huitième jour Rustem se rendit à l'endroit où ils étaient assemblés et leur donna un sage conseil, disant : O héros de grand renom, ô puissants guerriers qui portez haut la tête, sans doute Afrasiab a reçu maintenant de nos nouvelles : il ne faut pas que ce méchant aux desseins funestes concerte un plan avec ses grands pleins de fierté, prépare un moyen de nous détruire, et vienne nous surprendre et rendre étroites à nos guépards les plaines où ils chassent. Il faut que nous ayons une sentinelle sur la route, qui, au premier avis qu'elle recevra, vienne nous avertir de l'approche de son armée, car nous ne devons pas nous laisser couper le chemin par l'ennemi. Gourazeh tendit son arc et se mit en route prêt à remplir ce devoir ; et les Iraniens ayant une sentinelle comme lui, ne tinrent plus compte des entreprises de leurs ennemis, allèrent à la chasse, et ne pensèrent plus à ceux qui leur voulaient du mal.

Afrasiab eut connaissance de leur expédition ; dans la nuit sombre, dans le temps du sommeil, il appela les guerriers expérimentés de son armée, et leur parla longuement de Rustem et des sept cavaliers pleins de cœur et de bravoure, dont chacun ressemblait à un lion. Il parla ainsi à ses guerriers illustres : Le moment est venu où il faut agir, et trouver le moyen de surprendre nos ennemis ; car si nous pouvons nous emparer de ces sept héros, nous rendrons étroit le monde pour Kaous. Nous devons donc faire semblant d'aller à la chasse, et nous jeter soudain sur eux avec notre armée. Il choisit trente mille hommes prêts à tirer l’épée et tous renommés pour leur bravoure ; il leur ordonna d'éviter les grandes routes et de ne s'arrêter ni jour ni nait. Ils se dirigèrent en toute hâte vers le désert, et relevèrent la tête en pensant au combat. Afrasiab envoya ainsi de tous côtés des troupes innombrables pour couper le chemin à ces guerriers superbes ; et arrivées près du lieu de la chasse, elles pressèrent le pas, avides de vengeance. Mais Gourazeh était sur ses gardes : il aperçut cette armée semblable à un nuage noir, il la vit soulever la poussière du désert, il distingua un étendard au milieu de cette masse obscure. Il s'en retourna rapide comme l'ouragan, poussant des cris de guerre et d'alarme ; et lorsqu'il arriva dans les réserves de chasse, il trouva Rustem buvant avec ses braves. Il lui dit : O Rustem au cœur de lion, quitte ce lieu malgré les plaisirs du festin ; car il vient une armée sans fin qui couvre également les hauteurs et les plaines, et l'étendard d'Afrasiab le tyran brille au milieu de la poussière comme le soleil. Rustem l'écouta, poussa des éclats de rire et lui dit : La fortune qui donne la victoire est pour nous. Comment peux-tu avoir une telle peur du roi du Touran et de la poussière que soulève son armée ? Ses troupes ne vont pas au delà de cent mille cavaliers maniant des rênes et montés sur des chevaux caparaçonnés. Fussé-je seul dans cette plaine avec ma massue, avec Raksch et ma cuirasse, je ne me mettrais pas fort en peine d'Afrasiab, ni de sa grande armée, ni de son ardeur ; n'y eût-il qu'un seul de nous sur ce champ de bataille, toutes ces hordes du Touran ne suffiraient pas pour le combattre. Voici le terrain qu'il me faut, et je n'ai pas besoin d'une armée d'Iraniens. Nous sommes ici sept braves cavaliers de grand renom et prêts à frapper de l'épée. Un seul de nous vaut cinq cents cavaliers illustres et pleins de fierté, et deux en valent mille. Échanson ! remplis-moi jusqu'au bord une coupe de vin du Zaboulistan. L'échanson la remplit aussitôt et la lui donna. Rustem la prit et fut content ; il saisit de sa main la coupe brillante, et prononça d'abord le nom de Keï Kaous, disant : Je bois à la santé du roi du monde. Il dit, but et baisa la terre. Puis il prit de nouveau la coupe, baisa de nouveau la terre et dit : et Je bois à Thous ! Les grands qui étaient les maîtres du monde se levèrent et prièrent le Pehlewan de les épargner, disant : Nous ne pouvons plus, vider cette coupe de vin ; Iblis même ne pourrait lutter contre toi en buvant. Dans les banquets, comme avec la massue de Sam sur le champ de bataille, tu es le maître de tous. Rustem remplit de nouveau la coupe de vin rouge du Zaboulistan et la vida en buvant à Zewareh, qui la prit aussi dans sa main, prononça le nom du roi glorieux, but et baisa la terre. Rustem le couvrit de bénédictions en disant : C'est au frère à boire dans la coupe de son frère. Il n'y a qu'un lion qui osât prendre cette coupe.

RUSTEM COMBAT LES TOURANIENS.

Guiv adressa alors au Pehlewan ces paroles : O toi qui fais la gloire du roi et des braves ! je pars pour couper le chemin à Afrasiab, et ne veux pas attendre qu'il ait traversé le fleuve. J'occuperai la tête du pont pour la défendre contre ce méchant ; je l'arrêterai pendant quelque temps sur l'autre rive du fleuve, afin que les braves puissent se revêtir de leurs armes ; car le temps du plaisir et des propos joyeux est passé pour nous. Il courut vers le pont, après avoir assujetti à la corde les deux bouts de l'arc. Mais, arrivé près du pont, il aperçut les étendards du roi injuste ; car les Touraniens avaient déjà traversé le fleuve, Afrasiab à leur tête. Rustem revêtit sa cuirasse de peau de léopard, et monta sur Raksch, qui était pareil à un éléphant indomptable. Il s'avança vers le roi du Touran pour le combattre ; il rugit comme un crocodile en fureur ; et quand Afrasiab le vit assis sur son cheval, tu aurais dit que son âme abandonnait son corps, tant il fut effrayé des mains et de la poitrine, des bras et des cuisses de Rustem, et de cette terrible massue qu'il tenait sur son épaule. Thous et Gouderz armés de lances, Gourguin et Guiv les braves cavaliers, Bahram et Zengueh fils de Schaweran, Ferhad et Berzin les héros vaillants, et avec eux leurs compagnons qui levaient haut la tête dans les combats, tous armés de lances et d'épées indiennes, s'élancèrent ensemble et se rangèrent en bataille, semblables à des crocodiles. Guiv se précipita dans la mêlée comme un lion qui manque de proie ; devant et derrière lui, et de tous côtés il fit plier la haute taille d'un grand nombre de braves sous les coups de sa massue et de son épée. Beaucoup de chefs des Touraniens furent tués, et la fortune se détourna des guerriers renommés. Les braves de la Chine se dispersèrent devant Guiv, et le roi du Touran fut consterné. Mais tout à coup il se jeta vivement dans le fort de la bataille, plein de colère et poussant des cris d'attaque. Rustem le vit, plaça sur l'épaule sa lourde massue et serra Raksch entre ses jambes. Il courut bravement au-devant des ennemis, en rugissant comme un lion furieux, et suivi par le fils de Keschwad armé d'une cuirasse et d'une massue d'acier, ainsi que par les cavaliers et les braves du pays d'Iran tenant en main des massues, des flèches et des arcs. Tandis que les yeux des Touraniens s'obscurcissaient, et que Rustem élevait son casque jusqu'au ciel, le roi Afrasiab dit à Piran fils de Wiseh : O mon sage et puissant ami ! tu es célèbre parmi les lions du Touran ; tu ambitionnes la possession du monde ; tu as vu maint et maint combat. Tourne encore une fois avec vigueur les rênes de ton cheval contre les Iraniens ; va et délivre d'eux ce pays. Si tu peux les vaincre, l'Iran t'appartiendra ; car tu as le corps d'un éléphant et la griffe d'un lion. Piran, à ces paroles d'Afrasiab, s'élança du milieu des grands, tel qu'un ouragan. Il secoua les rênes de son cheval, lui et dix mille guerriers turcs, hommes de cœur et armés d'épées, et il s'élança comme une flamme vers Rustem au corps d'éléphant, de qui dépendait la victoire ou la défaite de l'armée. Rustem, l'écume sur les lèvres et brillant comme s'il avait ravi au soleil son éclat, poussa son cheval, et l'on entendit un bruit comme quand la mer s'élève en mugissant. Tenant le bouclier au-dessus de sa tête et une épée indienne dans sa main, il tua la moitié de ces braves. Afrasiab l'observait de loin, et il dit à ses guerriers de grand renom : Si ce combat, entre les héros qui portent haut la tête, continue de cette manière jusqu'à la nuit, pas un de nos cavaliers ne restera en vie. C'est un combat qu'il ne fallait pas engager. Nous sommes venus lutter contre les braves du pays d'Iran ; quand nous avons délibéré, nous nous sommes crus des lions ; mais maintenant, voyant que nous sommes trop faibles, il faut nous confier aux ruses du renard.

COMBAT DE PILSEM CONTRE LES IRANIENS.

Or il y avait un héros dont le nom était Pilsem, un héros de race royale et de grand renom dans la guerre ; son père était Wiseh l'illustre ; son frère, Piran le victorieux ; et dans l'Iran et dans le Touran il n'avait d'égal que Rustem. Lorsqu'il entendit les paroles d'Afrasiab, son front se rida de colère. Il accourut, la tête pleine du désir de combattre, le cœur rempli d'impatience, et il dit au roi du Touran : Je suis jeune, je suis un des braves de l'armée ; Thous le guerrier, Guiv le héros, ce lion couvert de gloire, Bahram et Zengueh fils de Schaweran, et Gourazeh toujours prêt pour le combat, ne sont devant moi que de la poussière. Si le roi me le permet, je me jetterai courageusement comme un lion au milieu des braves ; avec mon épée je séparerai de leurs corps les têtes des princes ; je couvrirai leur lune d'un brouillard ; je traînerai la couronne des grands dans la poussière ; je trancherai leurs têtes avec l'épée du combat. Le roi lui répondit : O héros illustre ! puisses-tu être victorieux ! puisses-tu être heureux dans cette lutte, et en revenir vainqueur et couvert de gloire ! Pilsem ayant entendu les paroles du roi, poussa un cri pareil au son de la trompette d'airain, il se précipita sur le centre de l'armée des Iraniens, comme la poussière qui vole devant l’orage, et frappa à droite et à gauche avec la massue et l'épée du combat ; il courut plus vite que le vent, et se jeta sur Gourguin rugissant comme un lion en fureur ; il frappa de J'épée le cheval de Gourguin sur la tête, et la douleur de la blessure fit tomber le cheval. Quand Kustehem le guerrier expérimenté vit cela, il s'élança comme le feu, se jeta sur Pilsem comme un lion féroce ; il l'attaqua semblable à une flamme à la brûlante haleine. Il le frappa de la lance à la ceinture, mais il ne put entamer le joint de la cuirasse ; la lance se brisa dans sa main par le choc, et il jeta le tronçon. Alors Pilsem tira son épée tranchante et s'avança sur lui, le cœur plein d'ardeur ; il le frappa de sa lance à la tête et au casque, et lui enleva le casque comme une balle au jeu du mail. Kustehem, la tête nue et ayant jeté sa lance brisée, se trouva de la sorte à sa merci. Mais Zengueh fils de Schaweran, qui se trouvait à l'aile droite, avait remarqué la bravoure et la force de ces combattants, il accourut à l'aide de Kustehem quand il le vit si effrayé. Pilsem, semblable à un crocodile courageux, soutint l'attaque ; il courut sur Zengueh, son épée indienne à la main ; il frappa de son épée, et déchirant les caparaçons, fit rouler dans la poussière la tête du cheval. Zengueh tomba, mais ramassant les pans de sa cotte de mailles, il les roula autour de sa ceinture, et attaqua Pilsem à pied, semblable, au milieu de la poussière, à un lion qui se jette sur sa proie. Ils soulevaient ainsi la poussière noire sur la place où ils combattaient, lorsque Guiv s'aperçut, du centre de l'armée, que le monde s'obscurcissait devant les yeux des braves ; il rugit comme le tonnerre dans les montagnes, ou comme un lion courageux au moment de la lutte, et courut au secours de ses trois amis. Tous les quatre attaquèrent Pilsem, mais ce brave ne pâlit point ; il se jeta au milieu des guerriers pour les combattre, frappant tantôt de l'épée, tantôt de la lourde massue, de sorte que les mains en tombèrent d’étonnement aux chefs des Iraniens. Piran observa, du centre de Farinée, ce qui se passait, et voyant son frère dans une position si désespérée, il vint à son secours en toute hâte, bouillonnant de rage et poussant des cris. Il dit à Guiv : O guerriers illustres ! vous n'avez point d'honneur dans le combat, puisque quatre braves se réunissent contre un héros renommé semblable à un lion. Il dit et attaqua les guerriers pleins d'orgueil, et la poussière noire s'éleva sur le champ de bataille. Mais de l'autre côté parut Rustem ; il se jeta comme un lion au milieu de la mêlée, abattant de l’épée, de la hache d'armes et de la massue pesante les chefs de l'armée de Touran. Pilsem s'enfuit devant ce dragon, car il savait qu'il ne pouvait se tirer de ses mains ; et les chefs de l'armée de l'Iran, chacun une massue en main, tuèrent tant de Touraniens, que les monceaux de morts s'élevèrent jusqu'à la sphère de la lune.

COMBAT D'ALKOUS.

Afrasiab observait tout, et voyant ce qui se passait, il exhala un soupir de sa poitrine, et demanda : Où est donc Alkous le brave qui a tant souhaité le combat des lions, qui dans son ivresse a désiré voir devant lui Guiv, qui s'est préparé à prendre sur lui tout le poids du combat contre Rustem, et qui n'a pas cessé de parler du pays d'Iran ? Où est donc maintenant son ardeur et son arrogance ? Alkous apprit ce que le roi venait de dire et les paroles que le maître du Touran venait de prononcer ; il poussa son cheval noir, et, les mains lavées dans le sang (n'en doute pas), il courut vers le centre de l'armée et vers Afrasiab, en criant à haute voix : Je suis un brave ; je suis un lion qui a du courage et qui en même temps sait attendre ; et si le roi l'ordonne, je me jetterai tout seul dans cette mêlée. Quand le roi du Touran eut entendu ces paroles, il répondit : Choisis des compagnons parmi les chefs de l'armée. Plus de mille cavaliers, avides de combats, sortirent avec lui des rangs, tous armés de lances meurtrières, tous brillants comme l'étoile du matin et comme Ormuzd. Lorsqu'il s'approcha de l'armée de l'Iran, le soleil et la lune étaient voilés par la poussière ; mais il aperçut Zewareh qui cherchait un ennemi à combattre, et se dirigea vers lui croyant que c'était Rustem, car il reconnut que c'était quelqu'un de la race de Neriman. Zewareh, de son côté, s'élança vers lui armé d'une lance, et semblable à un lion terrible ; mais Alkous, armé aussi d'une lance, brisa celle de Zewareh, et le fit trembler devant lui. Zewareh portant la main à son épée digne d'un héros, la tira, et le monde disparut sous la poussière des combattants ; leurs épées furent brisées dans la lutte, et rapides comme le vent, ils saisirent leurs massues. Alkous lança sa massue qui ressemblait à une montagne, et Zewareh fut étourdi par le coup ; il s'évanouit sur sa selle, et tomba par terre sans pouvoir proférer une parole. Alkous descendit de cheval, se pencha sur lui, et allait séparer la tête du tronc, lorsque Rustem s'apercevant de l'état de son frère, accourut comme une flamme, et poussa un cri sauvage qui engourdit la main et émoussa l'épée d'Alkous. Tu aurais dit que lorsque Alkous entendit la voix de Rustem, son âme abandonnait son corps ; il sauta sur son cheval, rapide comme le vent, et ne se souvint plus dans son cœur de sa bravoure. Rustem lui dit : Tu ne t'es pas encore mesuré avec les griffes du lion, c'est pourquoi tu as été si vaillant. Zewareh remonta péniblement achevai, couvert de sang, découragé et tout meurtri de coups de massue. Alkous, qui avait étendu sur sa selle un linceul d'étoffe de Touz, s'élança sur Rustem et l'atteignit de sa lance à la ceinture ; mais la cuirasse empêcha l'arme de pénétrer jusqu'aux joints. Rustem, de son côté, le frappa de sa lance à la poitrine, inonda son casque du sang de son cœur, l'enleva de selle avec sa lance, et les deux armées en restèrent étonnées ; il le jeta par terre comme un quartier de roche, et l'âme des Touraniens en fut remplie de terreur. A ce signal, les sept héros, semblables à des lions, saisirent leurs épées, et derrière eux se rangèrent les chefs pleins de courage, appuyant sur leurs épaules de lourdes massues. Afrasiab voyant ces événements merveilleux, jeta un regard sur ses braves et dit : Les ennemis l'emportent sur vous dans cette lutte ; faites un effort, montrez-vous tels que des léopards, et continuez à combattre. L'armée entendit sa voix, et se tourna encore une fois contre Rustem ; mais lorsque Rustem et les sept héros s'en aperçurent, ils firent une attaque vigoureuse et mirent en fuite les Touraniens, de telle sorte que l'on ne distinguait plus les-têtes des pieds. Ils tuèrent tant de guerriers que la terre, d'une extrémité à l'autre, devint couleur de rubis ; ils abattirent les éléphants sur le champ de bataille, les uns ayant encore leur tête, les autres la tête séparée du corps. Il ne restait plus de place pour marcher sur le champ de bataille, et l'armée ne trouvait plus de chemin par où passer.

AFRASIAB S'ENFUIT DU CHAMP DE BATAILLE.

Le roi du Touran voyant ce qui arrivait, se déroba subitement du combat, secoua les rênes de son cheval et s'enfuit courant comme un nuage noir. Rustem lança Raksch à la poursuite d'Afrasiab, en lui disant : Mon ami ! ne te lasse pas un jour de combat ; car j'espère, par ton aide, priver ce roi de la vie, et rendre couleur de corail les champs et les déserts. Raksch, dont la nature était le feu, devint si ardent que tu aurais dit que des ailes sortaient de ses flancs. Rustem détacha de la selle son lacet roulé, et essaya de prendre dans le nœud le corps d'Afrasiab ; mais le nœud de la courroie tomba sur le casque : le roi des Turcs en arracha la crête, et recommença à bondir à travers les champs comme la flamme, car il était monté sur un cheval aux pieds légers comme le vent. Il échappa au lacet de Rustem au corps d'éléphant, les joues inondées de sueur, la bouche desséchée par la terreur ; et tous ses cavaliers le suivirent en toute hâte, le cœur abattu et n'ayant que des armes brisées. Afrasiab courut comme la tempête et traversa promptement le fleuve ; il était blessé au cœur, et la moitié de son armée était détruite. Il avait demandé au monde du miel, et n'avait reçu que du poison. La moitié de ses cavaliers qui s'étaient préparés pour le combat ne revint plus dans ses tentes ; ils étaient morts ou blessés, ou étaient prisonniers entre les mains des ennemis. Les trésors et les diadèmes, les couronnes et les ceintures, les épées et les cottes de mailles, les morions et les joyaux, les chevaux de race avec leurs rênes d'or, les casques et les glaives avec leurs fourreaux d'or, et beaucoup d'autres choses très précieuses tombèrent entre les mains des Iraniens, qui réunirent tout leur butin, le cœur réjoui de cette bataille, mais sans dépouiller les morts et sans fouiller ceux qui étaient tombés. Ils retournèrent à l'endroit où ils avaient chassé, emmenant avec eux des chevaux et des bagages de toute sorte. Puis ils écrivirent au roi Kaous une lettre sur le combat et sur les réserves de chasse, où ils lui marquaient qu'aucun des braves n'avait été tué, et que seulement Zewareh était tombé de cheval. Le Pehlewan passa encore joyeusement deux semaines dans cette plaine fortunée ; à la troisième semaine ils se dirigèrent tous vers le roi et se présentèrent devant son glorieux diadème.

Telle est la manière d'agir de ce monde passager : il distribue à l'un la santé, à l'autre les peines ; puis il passe au-dessus de l'un et de l'autre. Pourquoi donc l'homme sage s'affligerait-il ? J'achève ici cette histoire que j'ai racontée telle que nous l'ont transmise les temps anciens.

III. HISTOIRE DE SOHRAB.

COMMENCEMENT DU RECIT.

Écoute maintenant le combat de Sohrab contre Rustem : lu as prêté l'oreille aux autres histoires ; prête-la encore à celle-ci. C'est un récit plein de larmes, et ton cœur tendre se remplira de colère contre Rustem. Si un vent froid vient de l'espace et fait tomber à terre une orange avant sa maturité, rappellerons-nous juste ou injuste, équitable ou inique ? Si la mort est une nécessité, quelle injustice y a-t-il en elle, et pourquoi exciterait-elle tant de cris et de lamentations ? Ton esprit ne peut percer ce mystère, et tu ne trouves aucune voie pour soulever ce voile. Tous arrivent devant cette porte avide, et elle ne se rouvre plus pour personne. Mais s'il est vrai que tu trouves, en mourant, un meilleur séjour, si tu dois jouir du repos dans l'autre monde, alors les braves et les jeunes doivent bénir dans leur cœur la mort par-dessus tout, et ne pas frotter leur front contre la terre pour demander une vie plus longue. Si le feu brûle quand on l'allume, ce n'est pas une chose étonnante ; il brûle toujours quand il est disposé pour cela, aussi naturellement qu'une vieille racine pousse un rejeton. Le souffle de la mort est comme un feu dévorant, il n'épargne ni la jeunesse ni la vieillesse. Pourquoi donc les jeunes gens se réjouiraient-ils, puisque la vieillesse n'est pas la seule cause de la mort ? Il faut partir, et sans tarder, quand la mort pousse le cheval de la destinée. Sache que c'est une chose naturelle et nullement injuste, et qu'il est inutile, si tu ne veux pas renoncer à la foi, que la jeunesse et la vieillesse sont la même chose quand elles sont arrivées au terme fixé pour chacun. Si tu as rempli ton cœur des trésors de la foi, il vaut mieux que tu te soumettes en silence ; car tu es l'esclave de Dieu. Livre-toi à l'adoration et à la prière, prépare-toi pour le dernier jour : tu n'auras pas à te plaindre de ce que fait Dieu, si le Div n'est pas le compagnon de ton âme. En passant par ce monde, agis de manière à emporter la récompense de la foi.

Maintenant je vais raconter selon la vérité le combat de Sohrab, et comment il advint qu'il se battit contre son père.

RUSTEM VA À LA CHASSE.

Je vais raconter, selon les paroles du Dihkan, une histoire tirée des récits des anciens. Voici la tradition telle qu'un Mobed nous l'a transmise. Rustem se leva un matin le cœur en souci ; il se prépara pour la chasse, revêtit sa ceinture et remplit de flèches son carquois. Il sortit, monta sur Raksch, et lança ce cheval semblable à un éléphant. Il se dirigea vers la frontière du Touran, comme un lion qui, dans sa colère, désire le combat. Arrivé près de la ville de Semengan, il trouva une plaine remplie d'onagres sauvages ; la joue du distributeur des couronnes se colora comme la rose ; il sourit, fit bondir Raksch, et tua un grand nombre de bêtes avec la flèche et l'arc, avec la massue et le lacet. Ensuite il alluma un grand feu de broussailles, d'épines et de branches d'arbres ; et lorsque le feu eut bien pris, il choisit un arbre pour lui servir de broche et en perça le corps d'un onagre mâle qui ne pesait pas dans sa main ce que pèse une plume d'oiseau. Quand l'onagre fut rôti, il le dépeça, en mangea, et brisa les os qui contenaient la moelle ; puis il s'endormit et se reposa des fatigues de la journée, pendant que Raksch paissait dans la plaine. Or il arriva que sept ou huit cavaliers turcs passèrent par le lieu de la chasse ; ils aperçurent dans la prairie les traces des pieds de Raksch qui errait le long des bords de la rivière ; à la fin ils le rencontrèrent dans la plaine et coururent pour s'en emparer. Ils fondirent sur lui de tous côtés et lancèrent contre lui un lacet royal. Quand Raksch vit le lacet des cavaliers, il s'élança contre eux comme un lion indomptable, en tua deux en les frappant de ses pieds, et arracha avec les dents la tête à un autre. Trois de la troupe étaient morts et le courageux Raksch n'était pas encore lié ; mais ils jetèrent sur lui leurs lacets de tous côtés et prirent sa tête dedans ; ils le saisirent et le menèrent en courant à la ville, où chacun voulait tirer parti de lui.

Quand Rustem se réveilla de son doux sommeil, il eut besoin de sa monture ; il regarda dans la prairie ; mais nulle part il n'aperçut de cheval. Il fut courroucé lorsqu'il se vit privé de cheval, et prit, tout confus, le chemin de Semengan, disant : Maintenant qu'il me faut marcher, comment pourrai-je avancer, accablé de honte, portant mon carquois et ma massue, armé de ce casque pesant, de cette épée et de cette cuirasse ? Comment traverserai-je le désert ? Comment me défendrai-je contre ceux qui m'attaqueront ? Les Turcs diront : Qui a donc emmené son cheval ? Rustem s'est endormi et il est mort. Il faut maintenant que je parte dans cet embarras, que je, laisse aller entièrement mon cœur à cette douleur ; il faut que je mette ma ceinture et que je me charge de mes armes, peut-être arriverai-je à un endroit où je trouverai des traces de Raksch. C'est ainsi qu'il partit le cœur plein de trouble et de soucis, le corps dans la souffrance, l'esprit à la torture.

RUSTEM ARRIVE DANS LA VILLE DE SEMENGAN.

Lorsqu'il s'approcha de la ville de Semengan, le roi et les grands apprirent que Rustem le distributeur des couronnes venait à pied, Raksch s'étant enfui à la chasse. Les grands et le roi, tous ceux qui portaient un diadème allèrent à sa rencontre ; et lorsqu'ils l’aperçurent, chacun dit : Est-ce Rustem, où est-ce le soleil du matin ? Le roi de Semengan alla au-devant de lui, à pied, entouré de la foule de ses braves, et lui adressa ces paroles : Qu'est-il arrivé ? qui est-ce qui a osé se mesurer avec toi dans le combat ? Dans cette ville, nous sommes tous tes amis, tous debout pour attendre tes ordres et ta volonté. Tu es le maître de nos personnes et de nos trésors ; le cœur des nobles et mon âme sont à toi. Lorsque Rustem entendit ces paroles, il reconnut que le roi n'avait pas de mauvais desseins, et lui répondit : Mon cheval Raksch s'est éloigné de moi dans cette prairie, sans rênes et sans mors ; les traces de ses pieds vont de la rivière et des roseaux jusqu'à Semengan. Si tu me le retrouves, tu en recevras mes remerciements et tu obtiendras la récompense due à ceux qui font le bien ; mais si Raksch ne se trouve plus, je trancherai la tête à beaucoup de grands. Le roi lui répondit : O héros plein de fierté ! personne n'osera commettre ce crime contre toi ; sois mon hôte, et ne t'abandonne pas à ton courroux ; tout se terminera selon tes vœux. Allons passer la nuit à boire pour égayer notre esprit et délivrer notre cœur de ses soucis. Il ne faut pas de colère ni de sévérité ; c'est par la douceur qu'on fait sortir le serpent de sa caverne. La trace de Raksch ne peut rester cachée, tant il est célèbre dans le monde entier. Nous le chercherons et te l'amènerons sans délai, ô homme plein de bravoure et d'expérience !

Rustem fut satisfait de ces paroles, et il bannit, tout soupçon de son esprit ; il se décida à se rendre au palais du roi, et le cœur de son hôte se réjouit de cette bonne nouvelle. Le prince le plaça sur le trône et se tint devant lui comme un esclave. Il appela de la ville et de l’armée les grands, et éloigna de sa vue tous ses ennemis. Il ordonna aux cuisiniers d'apporter les tables et de les dresser devant les guerriers, et pour conjurer le courroux de Rustem, il fit asseoir parmi les chanteurs des idoles de Tharaz aux yeux noirs et aux joues de rose, qui faisaient oublier le vin, les chansons et la musique. Quand Rustem fut ivre, il voulut se coucher, impatient de quitter le banquet. Le roi lui prépara un lieu de repos et de sommeil comme il convenait, et y répandit du musc et de l'eau de rose.

TEHMIMEH, FILLE DU ROI DE SEMENGAN, VA TROUVER RUSTEM.

Quand une partie de la nuit se fut écoulée et pendant que l'étoile du matin passait le long du ciel qui tourne, on entendit des paroles prononcées à voix basse, et la porte de la chambre où couchait Rustem s'ouvrit doucement ; une esclave entra, tenant à la main une lampe parfumée d'ambre, et s'approcha du lit du héros ivre. Elle était suivie par une femme voilée au visage de lune, brillante comme le soleil, belle de couleur et de parfum. Ses deux sourcils formaient un arc, les deux boucles de ses cheveux étaient des lacets, sa stature était celle du haut cyprès ; ses deux lèvres ressemblaient au rubis du Yémen, sa bouche était petite comme le cœur serré d'un amoureux, son esprit était plein d'intelligence, son corps était pur comme une âme pure ; tu aurais dit qu'il n'y avait en elle rien de terrestre. Rustem le héros au cœur de lion demeura stupéfait et invoqua sur elle les grâces de Dieu. Il lui adressa la parole et lui demanda : Quel est ton nom ? Que cherches-tu dans la nuit sombre ? Quel est ton désir ? Elle répondit : Je suis Tehmimeh, et tu dirais que mon cœur est déchiré par le souci. Je suis la fille unique du roi de Semengan. Je suis née de la race de lions et des léopards. Aucun des princes de la terre n'est digne de moi, et il y a peu de femmes comme moi sous le haut ciel. Jamais homme ne m'a vue dévoilée ; jamais homme n'a connu le son de ma voix. Mais j'ai entendu faire de toi beaucoup de récits qui semblent des contes de fées, et qui m'ont appris que tu ne crains ni Div, ni lion, ni léopard, ni crocodile, tant te main est prompte à frapper ; que tu viens, dans la nuit obscure, tout seul, dans le pays de Touran ; que tu erres sur la frontière sans te lasser ; que tu fais rôtir un onagre pour toi seul ; que tu fais gémir l'air sous les coups de ton épée ; que le cœur du lion et la peau du léopard se fendent quand ils voient la massue dans ta main ; que l'aigle n'ose pas s'abattre sur sa proie quand il voit ton épée nue ; que le lion porte les marques de ton lacet, et que le nuage verse du sang de peur de ta lance. Tels sont les récits qu'on m'a faits, et je me suis souvent mordu la lèvre à cause de toi ; souvent j'ai désiré de voir tes épaules, tes bras et ta poitrine. Maintenant Dieu t'a fait demeurer dans cette ville, et je suis à toi si tu veux de moi, sinon ni oiseau ni poisson ne me verront jamais. Songe d'abord que mon amour pour toi m'a réduite à un état tel que je sacrifie ma raison pour ma passion ; ensuite que Dieu permettra peut-être qu'il me naisse un fils qui deviendra comme toi, un homme brave et fort, et à qui Saturne et le soleil donneront l'empire du monde ; enfin que je t'amènerai ton cheval et mettrai à tes pieds tout le pays de Semengan.

Les paroles de cette lune cessèrent. Rustem les avait écoutées jusqu'au bout ; et quand il regarda ce visage de Péri, quand il vit que l'intelligence était son partage, enfin quand il l'entendit lui promettre Raksch, il comprit que cette aventure ne pouvait finir que glorieusement. Il désira qu'un Mobed plein de vertu allât demander Tehmimeh à son père. Dès que le roi entendit les paroles du Mobed, il en fut réjoui et en grandit comme un noble cyprès. Il donna sa fille à ce Pehlewan, en observant les coutumes et les rites, et conclut cette alliance avec joie et selon le plaisir, le vœu et la volonté de Rustem. Quand il donna sa fille au Pehlewan, tous, jeunes et vieux, y applaudirent ; dans l'excès de leur joie ils versèrent leur âme sur Rustem et le bénirent, disant : Que cette nouvelle lune te porte bonheur ! que la tête de tes ennemis soit tranchée !

Ensuite sa compagne fut laissée seule avec lui, et la nuit longue et sombre s'écoula ; et lorsque le soleil brillant commença de lancer de la haute voûte du ciel ses lacets de lumière, Rustem prit un onyx qu'il portait au bras et qui était célèbre dans le monde entier, et le donna à Tehmimeh, en disant : Garde ce joyau, et si le ciel veut que tu mettes au monde une fille, prends cet onyx et attache-le aux boucles de ses cheveux sous une bonne étoile et sous d'heureux auspices ; mais si les astres t'accordent un fils, attache-le à son bras, comme l’a porté son père ; il égalera en stature Sam fils de Neriman ; par sa bravoure et sa bonté il ressemblera à Keri-man ; il abattra dans les nues l'aigle ailé, et le soleil ne luira pas sur lui malignement. Rustem passa ainsi la nuit avec la belle au visage de lune, tenant avec elle des discours sur toutes choses ; et lorsque le soleil se leva brillant dans le ciel et commença d'embellir avec amour la terre, Rustem prit congé de Tehmimeh, la pressa contre son cœur et lui baisa plusieurs fois les yeux et le front. La belle au visage de Péri se sépara de lui en pleurant et demeura dans la douleur et la tristesse. Le glorieux roi alla trouver Rustem et lui demanda comment il avait dormi et s'était reposé ; après quoi il lui donna de bonnes nouvelles de Raksch, et le distributeur des couronnes en fut réjoui dans son cœur. Il sortit, caressa son cheval et le sella, en rendant grâce à Dieu, de qui vient tout bonheur ; puis il partit rapide comme le vent, et se dirigea vers l'Iran, pensant toujours à cette aventure. De là il se rendit dans le Zaboulistan, et ne raconta à personne ce qu'il avait vu et entendu.

NAISSANCE DE SOHRAB.

Quand neuf mois eurent passé sur la tête de la fille du roi, elle mit au monde un enfant beau comme la lune brillante. Tu aurais dit que c'était Rustem au corps d'éléphant, ou Sam le lion, ou Neriman. Sa bouche souriait et son visage était brillant ; c'est pourquoi Tehmimeh lui donna le nom de Sohrab. Quand il eut un mois, il était comme un enfant d'un an, et sa poitrine était large comme celle de Rustem fils de Zal. Quand il eut trois ans, il s'exerçait aux jeux d'armes, et à cinq ans il avait le cœur d'un lion. Quand il eut atteint l'âge de dix ans, personne dans son pays n'osait lutter contre lui. Il alla auprès de sa mère et lui adressa une question, en lui disant audacieusement : Puisque je suis plus grand que mes frères de lait et que ma tête s'élève plus haut que le ciel, apprends-moi de quelle race je suis et quel est mon lignage, et ce que je dois dire quand on me demande le nom de mon père. Si tu refuses de répondre à cette question je ne te laisserai pas vivante parmi les grands de la terre. Sa mère lui répondit : Écoute mes paroles et réjouis-toi de ce que je te dirai, et ne te mets pas en colère. Tu es fils de Rustem, du héros au corps d'éléphant ; tu es issu de la famille de Sam le Destan et de Neriman, et ta tête est plus haute que le ciel, parce que tu descends de cette race illustre. Depuis que Dieu a créé le monde, il n'a pas para un cavalier tel que Rustem ; jamais il n’y a eu sur la terre un homme tel que Sam fils de Neriman, dont le ciel dans sa rotation n'ose atteindre la tête. Puis elle apporta une lettre de Rustem le guerrier et lui montra en secret trois rubis brillants et trois bedrehs d'or que Rustem, dans le temps où Sobrab naquit, avait envoyés du pays d'Iran, en les accompagnant d'un message. Elle lui dit : Regarde ces présents avec reconnaissance ; c'est ton père qui te les envoie, ô mon vaillant fils. Ensuite elle ajouta : Mais il ne faut pas qu'Afrasiab sache rien de cette affaire, depuis le commencement jusqu'à la fin ; car il est l'ennemi du glorieux Rustem, et tout le Touran gémit sous sa tyrannie. Puisse-t-il ne pas te prendre en haine, et détruire le fils par inimitié contre le père ! En outre, si ton père savait que tu es devenu tel que je te vois, portant haut la tête parmi ceux qui la portent haute, s'il le savait, il t'appellerait auprès de lui, et la douleur briserait le cœur de ta mère.

Sohrab lui répondit : Personne au monde ne peut tenir ceci secret. Tous ceux d'entre les grands et les braves qui sont vieux parlent des hauts faits de Rustem ; et mon origine étant aussi noble, pourquoi me l’avoir cachée ? Je vais maintenant me mettre à la tête d'une armée innombrable de Turcs, pleins de bravoure ; je précipiterai Kaous de son trône ; j'effacerai de l'Iran la trace du pied de Thous ; je ne laisserai en vie ni Gourguin, ni Gouderz, ni Guiv, ni Kustehem fils de Newder, ni Bahram le brave ; je donnerai à Rustem la massue, le cheval et le casque du roi ; je le ferai monter sur le trône de Kaous ; ensuite je tournerai de l'Iran vers le Touran pour l'attaquer, j'irai à la rencontre du roi ; je m'emparerai du trône d'Afrasiab, je lèverai ma lance au-dessus du soleil ; je te ferai reine du pays d'Iran ; je me montrerai comme un lion dans le combat des braves. Puisque Rustem est mon père et que je suis son fils, je ne laisserai aucun autre roi dans le monde ; car pourquoi les étoiles porteraient-elles des couronnes quand le soleil et la lune brillent ?

SOHRAB CHOISIT UN CHEVAL.

Ensuite le vaillant Sohrab dit à sa mère : Maintenant tu vas voir ma prouesse ; il me faut un bon coursier, dont le sabot d'acier brise le rocher, fort comme un éléphant, rapide comme un oiseau dans l'air, comme un poisson dans la mer, et comme une biche sur la terre ; qui puisse porter ma massue et ma hache d'armes, ma poitrine et mes bras de Pehlewan. Il ne me convient pas d'aller au combat à pied, car je vais à la rencontre de mes ennemis. La mère écouta les paroles de son fils, et levant la tête jusqu'au soleil, elle ordonna au gardien des chevaux d'amener sans délai toutes les juments, pour que Sohrab choisît un cheval sur lequel il pût s'asseoir en allant à la guerre. De tous les côtés où il y avait des troupeaux de chevaux, qu'ils fussent dispersés sur les montagnes ou dans les plaines, on les amena dans la ville ; et Sohrab au cœur de lion prenant un lacet, alla bravement en jeter le nœud. Le cou de chaque cheval qui le frappait par sa vigueur ; puis il lui mettait la main sur le dos pour l'éprouver, et le faisait ployer jusqu'à ce que son ventre touchât à terre. Il courba ainsi beaucoup de bons chevaux par la force de sa main sans en trouver un qui pût lui convenir. Aucun de ces chevaux n'était digne de lui, et le cœur du héros avide de gloire s'en resserra. A la fin un brave d'entre la foule s'approcha de Sohrab au corps d'éléphant, et lui dit : J'ai un poulain de la race de Raksch, qui égale le lion en force et le vent en vitesse ; c'est un cheval haut comme une montagne qui s'élève au-dessus d'une vallée, et il court dans la plaine comme un oiseau qui vole. Par sa force et par sa vitesse il ressemble au soleil ; personne n'a jamais vu de cheval aussi rapide. Ses pas ébranlent le taureau-poisson qui soutient la terre ; son bond est rapide comme l'éclair ; sa stature est haute comme une montagne. Il vole sur la montagne comme un corbeau : il nage dans la mer comme une araignée d'eau ; il court dans la plaine comme une flèche partie de l'arc, quand il suit la trace de ses ennemis. Les paroles de cet homme réjouirent Sohrab ; il sourit, et ses joues brillèrent de joie. On amena incontinent ce cheval de belle couleur devant Sohrab ; il l'essaya en se servant de toute sa vigueur, et le trouva fort et tel qu'il lui fallait. Alors le héros, fils d'un brave, caressa le cheval, le flatta de la main, le sella et sauta sur son dos. Monté sur ce cheval, le glorieux héros ressemblait au mont Bisoutoun ; il prit dans sa main une lance haute comme une colonne, et s'écria : Maintenant que j'ai un pareil destrier, je chevaucherai comme il convient ; je rendrai noir le jour devant Kaous.

Il dit, et rentrant au palais, il se prépara à la guerre contre les Iraniens ; et de tous côtés s'assembla autour de lui une armée, car il était de noble origine et prêt pour le combat. Sohrab se présenta devant son grand-père et le pria de lui donner aide et conseil pour qu'il pût aller dans le pays d'Iran, pour qu'il pût voir son glorieux père. Lorsque le roi de Semengan le vit si brave, il lui donna des trésors de toute espèce, des couronnes et des trônes, des casques et des ceintures, des chevaux et des chameaux, de l’or et des joyaux, des cuirasses pour le combat et des armes de guerre ; car il était en admiration devant cet enfant à peine sevré. Il ouvrit la main de la justice et de la générosité, et l'investit de tous les insignes et de tous les honneurs de la royauté.

AFRASIAB ENVOIE BARMAN ET HOUMAN AUPRES DE SOHRAB.

Quelqu'un porta cette nouvelle à Afrasiab en disant : Sohrab a lancé sur la mer son vaisseau ; une grande armée s'est assemblée autour de lui ; il lève la tête comme un cyprès au milieu d'un jardin. L'odeur du lait lui sort encore de la bouche, et déjà il a pris l’épée et les flèches. Il purifiera le monde avec son épée, et maintenant il va attaquer Kaous. Une grande armée l'entoure, et il n'a plus peur de personne ; Mais pourquoi faire de longs discours ? il suffit de dire qu'il montre une bravoure au-dessus de celle de sa race. Afrasiab entendit ces paroles et en fut réjoui ; il sourit et ne cacha pas son contentement ; il choisit, parmi les chefs courageux de son armée, des hommes qui marchaient fièrement avec leurs lourdes massues, des Sipehbeds comme Houman et Barman qui n'hésitaient pas dans le combat des lions ; il leur confia douze mille guerriers pleins de cœur, l'élite de son armée. Ensuite il leur dit : Si vous tenez secrète la ruse que je vais vous indiquer, vous déciderez du sort du monde. Il ne faut pas que le père puisse reconnaître son fils, guidé par les liens de l'âme et par l'instinct de la nature. Quand ils seront en présence l'un de l'autre, Rustem voudra sans doute commencer le combat, et le vieux guerrier sera peut-être tué par ce lion ; alors nous entrerons dans l'Iran privé de Rustem, nous rendrons le monde étroit devant Kaous ; plus tard nous saisirons Sohrab, et une nuit nous le ferons dormir d'un sommeil éternel. Si au contraire Sohrab meurt de la main de son père, le cœur du glorieux Rustem se consumera de douleur.

Les deux Pehlewans plein de prudence partirent pour se rendre auprès de Sohrab à l'âme brillante, se faisant précéder par des présents dignes d'un roi : dix chevaux et dix mules, les uns sellés, les autres chargées, un trône de turquoises et une couronne d'ambre ; la couronne était surmontée d'une perle, les degrés du trône étaient d'ivoire. Ils portaient aussi une lettre adressée au noble guerrier et remplie de flatteries qui devaient lui plaire : Si tu peux t'emparer du trône de l'Iran, le monde sera affranchi de toute dissension ; de notre frontière à celle de l'Iran il n'y a qu'un court chemin, et le Semengan, l'Iran et le Touran ne font qu'un. Je t'envoie une armée telle qu'il te la faut ; place-toi sur ce trône et pose sur ta tête cette couronne. Certainement il n'y a jamais eu dans le pays de Touran des braves et des chefs comme Houman et comme Barman ; je te les envoie pour qu'ils soient tes hôtes pendant quelque temps. Si tu veux faire la guerre, ils la feront avec toi, ils rendront la terre étroite à tes ennemis. Telle était la lettre et le présent digne d'un roi qu'ils emportèrent en conduisant les chevaux et les mules chargées.

Sohrab en eut connaissance et serra sa ceinture pour aller à leur rencontre. Il alla avec son grand-père au-devant de Houman rapidement comme le vent, et voyant cette grande armée, son cœur s'en réjouit. Lorsque Houman vit les bras et les épaules de Sohrab, il en resta tout interdit ; il lui remit la lettre du roi avec les présents et les armes, et les deux Pehlewans pleins de prudence s'acquittèrent du message du roi de la terre. Sohrab, qui ambitionnait la possession du monde, ayant lu la lettre, mit aussitôt l'armée en marche, fit battre les timbales, partit et remplit le monde du bruit de ses troupes. Aucun ennemi ne pouvait lui résister, eût-ce été un lion courant sur lui, ou un crocodile. Il conduisit son armée dans le pays d'Iran, brûlant tous les lieux habités et n'épargnant rien.

SOHRAB ARRIVE AU CHATEAU BLANC.

Or il y avait un château qu'on appelait le Château Blanc, et les Iraniens mettaient leur espérance dans cette forteresse. Le châtelain était Hedjir, homme expérimenté dans la guerre, fort et brave, maniant l'épée et l'arc. Guzdehem vivait encore ; il était faible, mais, malgré sa faiblesse, fier et brave. Il avait une fille guerrière, aimant à aller à cheval, à manier les rênes, à lancer son coursier, une femme de grand renom. Lorsque Sohrab s'approcha du château, Hedjir le brave le vit, s'assit comme un héros sur son cheval aux pieds de vent, et sortit du château courant vers le champ de bataille. Sohrab le guerrier l'aperçut, tira aussitôt l'épée du combat, et s'élança au-devant de l'armée, rapide comme la tempête, en s'écriant : O toi qui as jeté au vent ta vie, qui es venu seul au combat comme un insensé, tiens-toi ferme maintenant et saisis bien les rênes de ton cheval ! Qui es-tu ? quel est ton nom et ta naissance ? car ta mère aura à pleurer sur toi. Hedjir lui répondit : Je n'ai pas besoin de beaucoup de compagnons pour te combattre ; je suis Hedjir le brave, le chef de l'armée, et maintenant je vais te séparer la tête du tronc et renvoyer au roi du monde pendant que les vautours dévoreront ton corps, Sohrab sourit, lorsque ces bravades frappèrent son oreille, il courut rapidement sur Hedjir, et ils lancèrent javelot sur javelot si vite qu'on ne pouvait distinguer ces armes l’une de l'autre. Sohrab, dont la force égalait celle d'un éléphant, s'élança comme la flamme et fit bondir son cheval de guerre comme une montagne qui s'ébranle. Hedjir l'atteignit au milieu du corps avec une lance, mais la pointe ne pénétra pas, et Sohrab le lion retourna la lance, frappa Hedjir de la hampe au milieu du corps et le fit tomber de la selle aussi vite que le vent, car il ne faisait aucun cas de lui ; il le jeta sur la terre comme un quartier de roche, et la terreur remplit l'âme et le cœur de Hedjir. Sohrab sauta de cheval, s'accroupit à côté de lui, et allait lui séparer la tête du corps ; Hedjir se tordit, se retourna vers la droite, et dans son angoisse lui demanda pardon. Sohrab retira sa main, lui fit grâce de la vie, et content de sa victoire, lui donna beaucoup de conseils. Ensuite il le lia avec des cordes et l'envoya auprès de Houman. Lorsqu'on sut dans le château que Hedjir avait été pris et emmené captif, on entendit un grand bruit et des lamentations d'hommes et de femmes criant que Hedjir avait disparu au milieu des ennemis.

SOHRAB COMBAT GURDAFERID.

Quand la fille de Guzdehem apprit que le chef de cette armée avait disparu, elle fut saisie de douleur et poussa un cri d'angoisse, et un soupir sortit de sa poitrine. C'était une femme qui ressemblait à un brave cavalier ; elle avait toujours été célèbre dans la guerre ; son nom était Gurdaferid, et personne n'avait jamais vu d'homme combattre comme elle. Le sort de Hedjir l'humilia tellement que les tulipes de ses joues devinrent noire, comme de la suie. Sans hésiter un instant elle se couvrit d'une armure de guerrier, cacha les tresses de ses cheveux sous sa cotte de mailles et ferma les boutons de son casque de Roum. Elle descendit du château semblable à une lionne, ceinte au milieu du corps et montée sur un cheval aux pieds de vent. Elle se présenta devant l'armée comme un homme de guerre, et poussa un cri pareil au tonnerre qui éclate, disant : Qui d'entre les braves et les guerriers, les hommes de cœur, les chefs pleins d'expérience, veut, comme un crocodile courageux, s'essayer à combattre contre moi ? Aucun des guerriers de cette armée orgueilleuse ne sortit des rangs pour la combattre ; mais lorsque Sohrab le vainqueur des lions la vit, il sourit, se mordit les lèvres et dit : Voici encore un onagre dans le filet du maître de l'épée et de la force. Il se revêtit de sa cuirasse, mit à la hâte sur sa tête un casque de Roum, et s'élança vers Gurdaferid. La jeune fille exercée à lancer le lacet l'aperçut ; elle banda son arc, écarta les bras pour tirer, et aucun oiseau n'aurait pu échapper à ses flèches. Elle fit pleuvoir sur Sohrab une grêle de traits, et l'assaillit à droite et à gauche comme font les cavaliers. Sohrab la regarda et devint honteux ; il se fâcha et courut pour l'attaquer. Il se couvrit la tête de son bouclier, et fondit sur cette jeune fille qui cherchait le combat. Elle vit son ennemi s'approcher comme une flamme qui s'élance, elle suspendit son arc par la corde à son bras, et son cheval bondit jusqu'aux nues. Elle tourna la pointe de sa lance vers Sohrab, et secoua violemment les rênes de son cheval et sa lance. Sohrab s'étonna et devint furieux comme un léopard, quand il vit que son ennemi usait de ruse dans le combat. Il saisit les rênes et lança son cheval ; il arriva sur elle, semblable à Adergouschasp, tenant dans sa main la lance qui ôte la vie ; et reculant le bras jusqu'à ce que la pointe se trouvât en arrière de son corps, il frappa Gurdaferid à la ceinture, et déchirant entièrement sur son corps sa cotte de mailles, il la souleva de selle comme une balle qu'atteint la raquette. Gurdaferid se tordit au-dessus de la selle, et tirant de sa ceinture une épée tranchante, elle en frappa la lance et la coupa en deux, puis elle se remit en selle et fit lever la poussière sous les pieds de son cheval. Ce combat contre Sohrab ne lui plaisait pas, elle se détourna de lui et s'enfuit en toute hâte. Mais le Sipehbed abandonna les rênes à son cheval, sa colère obscurcit le monde ; il la gagna de vitesse en poussant des cris, il la secoua et lui arracha le casque de la tête. Les cheveux de Gurdaferid n'étaient plus retenus par la cotte de mailles, son visage brillait comme le soleil, et Sohrab reconnut que c'était une fille dont la chevelure valait un diadème. Il en fut étonné et se dit : Si les filles des braves de l'Iran vont ainsi sur le champ de bataille, les cavaliers de ce pays doivent au jour du combat faire voler la poussière jusqu'au-dessus du ciel qui tourne. Il détacha du pommeau de la selle son lacet roulé, le lança et prit Gurdaferid au milieu du corps. Il lui dit : Ne cherche pas à m'échapper ; pourquoi as-tu recherché le combat, ô belle au visage de lune ? Jamais semblable proie n'est tombée dans mes filets, et tu ne m'échapperas pas de force.

Alors Gurdaferid lui montra son visage découvert, car elle ne vit plus d'autre moyen de salut ; elle lui montra son visage et lui dit : O brave qui ressembles au lion parmi les braves ! les deux armées ont eu les yeux sur notre combat à la massue et à l'épée, et sur notre lutte. Maintenant que mon visage et mes cheveux sont découverts, toute l'armée rira de toi. Ils diront : C'est donc pour combattre une femme qu'il s'est ainsi couvert de poussière sur le champ de bataille ! Il ne fallait pas y mettre tant de temps, et déshonorer son nom. Il vaut mieux que nous cachions cette aventure, car un homme puissant doit agir avec prudence. Ne t'expose donc pas, au milieu de deux armées rangées en bataille, à rougir à cause de moi. Maintenant nos troupes et le château sont à toi, et il ne faut pas vouloir la guerre au moment de la paix. Le château, le trésor et le châtelain seront à toi aussitôt qu'il te plaira de venir.

En montrant ainsi ses joues à Sohrab, en lui montrant les perles de ses dents sous ses lèvres de jujubes, elle était comme un jardin du paradis, et jamais Dihkan n'avait planté un cyprès de sa taille. Ses deux yeux étaient comme les yeux de la gazelle, ses deux sourcils formaient un arc sous lequel on eût dit que s'épanouissait le ciel. Sohrab lui dit : Ne démens jamais les paroles que tu viens de prononcer, car tu m'as vu au jour du combat. Ne mets pas l'espoir de ton cœur dans les murs de ce château, car ils ne sont pas plus hauts que la voûte du ciel ; les coups de ma massue les feraient écrouler ; ma lance et mes bras renverseraient ces bastions. Gurdaferid saisit les rênes et conduisit son cheval à la tête haute vers la forteresse ; elle se mit en route accompagnée par Sohrab, et Guzdehem de son côté se dirigea vers la porte du château. On l'ouvrit, et Gurdaferid se traîna jusque dans le château, blessée et enchaînée. On referma la porte, et Gurdaferid trouva les siens dans la douleur, le cœur en souci, les yeux en larmes ; car le danger de Gurdaferid et le sort de Hediir avaient attristé les jeunes et les vieux. Guzdehem s'approcha de sa fille, entouré de, grands et des guerriers, et lui dit : O ma courageuse fille, ô lionne ! nos cœurs étaient pleins d'anxiété à cause de toi ; tu t'es jetée dans le combat, dans les ruses et dans les stratagèmes ; mais notre famille n'a pas à rougir de ta conduite. Grâces soient rendues au maître du ciel sublime, de ce que ton ennemi ne t'a pas privée de la vie !

Gurdaferid rit beaucoup, puis elle monta sur le rempart et regarda l'armée des Iraniens ; elle aperçut Sohrab assis sur son cheval, et lui cria : O maître des Turcs et de la Chine ! pourquoi te fatigues-tu ? retourne par où tu es venu, et abandonne le champ de bataille. Sohrab lui répondit : O fille au beau visage ! je jure par le trône et la couronne, par la lune et le soleil, que je renverserai dans la poussière ces remparts, et que je te saisirai, ô femme perfide ! Et alors quand tu seras sans ressource, quand tu te tordras en vain, tu te repentiras de ces paroles légères. Mais le repentir ne te servira pas quand la voûte du ciel qui tourne aura broyé ton casque. Qu'est devenu le traité que tu as fait avec moi ?

Gurdaferid l'écouta en souriant, et lui dit en se jouant de lui : Les Turcs ne trouveront pas de femmes dans l'Iran. Il est vrai que tu n'as pas eu de bonheur avec moi, mais ne t'afflige pas de cette mésaventure, d'autant que tu n'es pas un Turc ; tu es du nombre des héros illustres, et avec cette force, ces bras, ces épaules et cette stature, tu ne trouveras jamais ton égal parmi les Pehlewans. Mais quand le roi aura appris qu'un brave a amené une armée de Turcs, Rustem et lui se mettront en marche, et vous ne pourrez tenir devant Tehemten. Pas un homme de ton armée ne restera en vie, et je ne sais quel malheur t'arrivera. Hélas ! faut-il que de tels bras et une telle poitrine servent de pâture aux tigres ! Ne te fie pas trop à la force de tes bras, car la vache stupide mangera l'herbe qui croîtra sur ion corps. Tu ferais mieux de suivre mon conseil, et de t'en retourner dans le Touran. A ces mots, Sohrab fut honteux, car il s'en était peu fallu qu'il ne se rendît maître du château. Il y avait au-dessous de la forteresse une plaine sur laquelle les remparts s'appuyaient ; Sohrab livra tout ce pays au pillage, et anéantit d'un seul coup le pouvoir des méchants. Ensuite il dit : Il est trop tard pour aujourd'hui, et nous ne pouvons plus livrer bataille mais demain à l'aube du jour nous ferons voler en l'air la poussière de ce château, nous désolerons ce lieu par toutes les horreurs de la guerre. Il dit, secoua les rênes de son cheval, et partit en prenant le chemin de son camp.

LETTRE DE GUZDEHEM À KAOUS.

Aussitôt que Sohrab fut parti, le vieux Guzdehem appela un scribe, et l'ayant fait asseoir, il lui fit écrire une lettre au roi qu'il expédia par un messager agile, et dans laquelle il commençait par appeler sur le roi les grâces de Dieu ; ensuite il lui exposait ce que le sort avait amené, en disant : Une armée nombreuse, toute composée d'hommes avides de combats et pleins de bravoure, est arrivée près de nous ayant à sa tête un Pehlewan qui n'a pas plus de deux fois sept ans. Il est plus haut de taille que le cyprès, il brille comme le soleil dans le signe des Gémeaux ; sa poitrine est comme celle d'un lion, sa stature est haute comme une colline ; jamais je n'ai vu de Turc avec une main et une massue comme les siennes. Quand il saisit son épée indienne, il combattrait victorieusement la mer et les rochers. Il n'y a pas de tonnerre qui gronde comme sa voix, il n'y a pas d'épée qui frappe comme son bras, il n'y a pas d’homme comme lui dans l'Iran et dans le Touran ; il n'y a pas son égal parmi les braves. Ce brave s'appelle Sohrab ; il ne fléchit ni devant un Div ni devant un éléphant ou un lion. Tu dirais certainement que c'est Rustem ou un héros de la famille de Neriman. Hedjir le courageux s'est ceint pour le combat, il est monté sur un cheval rapide et s'est avancé contre Sohrab pour le défier ; mais je ne l'ai pas vu se soutenir en selle plus longtemps qu'il ne faut à un guerrier pour froncer les sourcils, ou à l'odeur pour monter du nez dans le cerveau ; car Sohrab l'a enlevé de selle, et les deux armées sont restées stupéfaites de la force de son bras. Hedjir est en vie et sous la garde de Sohrab, le cœur au désespoir, le corps dans la souffrance. J'ai vu beaucoup de cavaliers du Touran, mais jamais homme n'a manié un cheval comme lui. Malheur au brave qu'il saisit au milieu de deux armées. Je ne souhaite à personne, fût-il un dur rocher, de le rencontrer sur le champ de bataille ; car la terre aurait pitié d'un rocher contre lequel il lancerait son cheval au jour du combat. Si le roi prend le temps de respirer avant d'amener une armée et de dresser une embuscade, il peut tenir pour perdue toute la gloire de l'Iran, il doit s'attendre que le monde tremble devant l'épée de son ennemi. Ce Turc sera le maître de la terre, car il ne se fie qu'à sa propre force, et n'a pas besoin que quelqu'un le prenne par la main pour l’aider. Personne n'a vu un homme manier les rênes comme lui ; tu dirais que c'est Sam le cavalier. Nous n'essayerons pas de résister à ce guerrier, à sa massue, à ses mains et à sa valeur. Crois que la fortune des braves a baissé, et que le pouvoir de Sohrab s'élève au-dessus du ciel. Nous préparerons cette nuit nos bagages et nous nous dirigerons vers ton armée. Car si nous attendions encore quelque temps, nous lutterions, mais on n'entendrait plus notre voix, parce que ces remparts ne peuvent lui résister, et que le bond du lion est lent comparé à son agilité. La lettre fut scellée dans la nuit ; le messager se leva et prit congé, et Guzdehem lui dit : Pars de manière qu'à l'aube du jour les Touraniens ne puissent plus te voir. Le messager attacha la lettre à son côté droit et partit sur-le-champ.

SOHRAB S'EMPARE DU CHATEAU BLANC.

Aussitôt que le soleil se fut levé au-dessus des montagnes, l'armée du Touran se ceignit pour le combat, et le Sipehdar Sohrab saisissant sa lance, monta sur un destrier rapide. Son dessein était de prendre tous les braves dans la forteresse et de les lier comme un troupeau. Mais en attaquant le château il ne vit personne ; il poussa un cri comme un lion furieux et s'approcha de la porte ; on la lui ouvrit, mais aucun homme armé ne se montrait dans le château. Les cavaliers et les braves étaient partis dans la nuit avec le châtelain, car il y avait sous le château un chemin que l'ennemi ne connaissait pas. Lorsque Sohrab fut entré avec son armée dans la forteresse et qu'il ne vit pas Guzdehem, il fit rassembler tous ceux qui se trouvèrent dans ce lieu, qu'ils fussent coupables ou innocents, et tous parurent devant lui, demandant grâce de la vie. Il chercha en vain Gurdaferid, qu'il aimait et avec laquelle il aurait voulu contracter une alliance. Il dit dans son cœur : Malheur, malheur à moi ! cette lune brillante a disparu derrière les nuages !

Lorsque Kaous reçut la lettre de Guzdehem, son cœur s'affligea de ce qu'il apprenait ; il appela tous les grands de l'empire et leur parla longuement de ces nouvelles. Tous les chefs de l'armée, grands et petits, tels que Thous, Gouderz fils de Keschwad, Guiv, Gourguin, Bahram et Ferhad le brave, s'assirent auprès du roi de l'Iran, qui leur lut la lettre et leur fit connaître tout ce que lui mandait ce Pehlewan. Ensuite il leur dit en secret : D'après le message de Guzdehem, qui remplit nos cœurs de soucis, cette affaire ne sera pas facile à terminer. Que ferons-nous ? quel remède y a-t-il contre ce danger ? qui dans l'Iran peut combattre ce Turc ? Tous furent d'avis que Guiv se rendît dans le Zaboulistan auprès du chef vaillant, qu'il fit connaître à Rustem que le trône du roi des rois tremblait, et qu'il appelât au combat le héros au corps d'éléphant, puisqu'en lui résidait le salut de l'armée. Kaous s'assit alors avec son scribe pour tenir conseil, car le danger était pressant et extrême.

KAOUS ECRIT A RUSTEM ET LE FAIT VENIR DU ZABOULISTAN

Le roi fit écrire une lettre à Rustem le glorieux, elle commençait par l'invocation des grâces de Dieu sur le Pehlewan : Puisse ton cœur être vigilant et ton âme joyeuse ! Sache qu'un brave de grand renom est sorti de la frontière des Turcs et a envahi l'Iran avec une armée. Il s'est établi avec cette armée devant le Château Blanc et a coupé le chemin à la garnison. C'est un Pehlewan brave et vaillant ; de corps c'est un éléphant furieux, de cœur c'est un lion mâle. Personne dans l'Iran ne peut lui résister, si ce n'est toi qui seul peux ternir sa gloire. Sache qu'il n'y a au monde que toi qui puisses donner aide en toutes choses. Tu es le cœur et le soutien des braves de l'Iran, tu as les griffes et la force d'un lion ; tu as conquis le pays de Mazenderan, tu as brisé nos chaînes dans le Hamaveran ; le soleil pleure dans la crainte de ta massue, et l'étoile du matin se consume dans la crainte de ton épée. La poussière que soulève le pied de ton cheval Raksch est plus grande que la mer, et aucun éléphant n'est ton égal dans le combat. Ton lacet en chaise le lion, ta lance perce le rocher ; tu et l'asile de l'Iran dans tous ses maux, et c'est grâce à toi que les guerriers portent haut leur casque. Il nous arrive maintenant une nouvelle affaire qui nous met en danger et qui brise mon cœur de souci. Les héros de l'Iran se sont rassemblés ; ils ont lu une lettre de Guzdehem que je t’envoie, et tous ces braves ont décidé que Guiv le noble guerrier se rendrait auprès de toi et te porterait cette lettre, dans laquelle tu verras tout ce qu'il nous écrit, le bon et le mauvais. Quand tu l'auras lue, que ce soit de jour ou de nuit, n'ouvre pas la bouche pour parler, et si tu tiens à la main un bouquet de roses, ne prends pas le temps de le sentir, mais décide-toi sur-le-champ et viens ici. J'espère donc que tu accourras du Zaboulistan avec des cavaliers pleins de prudence et que tu feras entendre ton cri de guerre. Car le héros dont nous parle Guzdehem est tel que toi seul peux le combattre.

Aussitôt que la lettre fut scellée, le roi la donna à Guiv le vaillant, et lui dit : Hâte-toi ! il s'agit maintenant de manier les rênes de ton cheval ; et quand tu seras arrivé auprès de Rustem, tu ne resteras pas un instant dans le Zaboulistan, quelque fatigué que tu sois. Si tu arrives dans la nuit, repars le matin. Dis-lui que la guerre nous presse, et que nous ne pouvons pas mépriser notre ennemi si Rustem n'est pas auprès de nous. Guiv se hâta de prendre la lettre des mains du roi, il partit et ne prit ni repos ni nourriture. Il alla jour et nuit comme m ouragan, sans boire d'eau, sans manger de pain. Lorsqu'il fut arrivé près du Zaboulistan, le cri des sentinelles annonça au Destan qu'un guerrier rapide comme la foudre, monté sur un cheval qui dévorait le chemin, venait du pays d'Iran. Rustem alla à sa rencontre avec un cortège, et ses braves se couvrirent de leurs casques. Guiv et tous les cavaliers qui l'accompagnaient, grands et petits, mirent pied à terre devant lui. Rustem le héros illustre descendit aussi de cheval, et demanda des nouvelles de l'Iran et du roi ; ensuite ils quittèrent la route en se dirigeant vers le palais de Rustem, où ils s'arrêtèrent pendant quelque temps pour se reposer. Guiv s'acquitta de son message, remit la lettre du roi à Rustem et lui parla longuement de Sohrab ; il lui annonça les bonnes et les mauvaises nouvelles, et lui présenta les dons du roi. Tehemten écouta et lut la lettre, il sourit et resta confondu ; enfin il dit : Qu'il parût dans le monde, parmi les grands, un cavalier semblable à Sam, ce ne serait pas étonnant s'il était né parmi les hommes libres (les Iraniens) ; mais que ce cavalier vienne du pays des Turcs, cela n'est pas croyable. Personne ne peut donc me dire d'où vient ce Pehlewan, et je ne saurai pas de quelle race est ce cavalier ? Moi-même j'ai un fils de la fille du roi de Semengan, mais il est encore petit. Ce noble enfant ne sait pas encore qu'il faut se battre, et qu'il le faut bon gré, mal gré. Je lui ai envoyé de l'or et beaucoup de joyaux par la main d'un messager qui les a remis à sa mère, et qui m’a rapporté que cet enfant illustre allait bientôt devenir un homme, qu'il buvait du vin avec ses lèvres qui sentent encore le lait, que sans doute il serait un jour homme de guerre, et abattrait beaucoup de braves quand le temps lui aurait donné des bras de lion. Mais ce que tu me dis, ô Pehlewan, de celui qui est venu combattre les Iraniens, qui a jeté à bas de son cheval Hedjir et l'a lié de la tête aux pieds avec son lacet, cela ne peut pas être l'œuvre de ce lionceau, quelque brave et quelque vaillant qu'il soit devenu. Viens maintenant pour que nous allions au palais, pour que nous allions gaiement sous le toit du Destan ; là nous verrons quel parti prendre, et quel Pehlewan est ce Turc fortuné.

Rustem le brave qui portait haut la tête se rendit au palais du Destan ; lui et Guiv entrèrent dans ce beau palais, où ils restèrent assis pendant quelque temps oubliant tout souci. Ensuite Guiv invoqua une seconde fois les grâces de Dieu sur lui, en disant : O Pehlewan du monde, ô vaillant guerrier ! que le trône et la couronne soient illustrés par toi, car tu es digne du diadème, ô prince fortuné ! Le roi Kaous m'a donné ses ordres en ces termes : Tu ne dois pas dormir dans le Zaboulistan, et si tu arrives de nuit, tu repartiras le matin. Car malheur à nous si nous sommes obligés de combattre avant votre arrivée. Il faut donc, ô héros illustre, que nous partions en toute bâte pour l'Iran. Rustem répondit : Ne t'inquiète pas de cela, car nous n'avons tous d'autre fin que la mort. Asseyons-nous ici joyeusement, et ne parlons pas de Kaous et de ses braves Restons aujourd'hui et reposons-nous, et arrosons encore une fois nos lèvres desséchées. Ensuite nous accourrons auprès du roi, et nous montrerons le chemin aux braves de l'Iran. La fortune ne veillera pas toujours sur ce Turc, et si elle s'endort, notre tâche ne sera pas difficile. Quand la mer déborde en jetant ses vagues, le souffle du feu ardent ne lui peut résister, et quand ce Turc verra de loin mon étendard, le cœur lui manquera, fût-il au milieu d'une fête. Ressemblât-il à Rustem fils de Zal, maître de l'épée et de la massue ; fût-il un guerrier tel que Sam, brave, prudent et sage, il ne se jettera pourtant pas dans le combat avec la même ardeur que moi. Ainsi ne t'alarme pas de cette aventure.

Ils portèrent la main aux coupes de vin, ils s'enivrèrent et écoutèrent des chansons au lieu de penser au roi. Le lendemain, à l'aube du jour, Rustem, encore malade de sa débauche, ordonna une fête nouvelle ; cette journée fut encore consacrée à l'ivresse, et pendant ce second jour Rustem ne pensa pas au départ, car il ordonna aux cuisiniers de dresser sur-le-champ une table, et après le repas ils tinrent une assemblée, et firent venir du vin, de la musique et des chanteurs. Ce jour étant passé, il prépara pour le lendemain une nouvelle assemblée, brillante comme le soleil ; et au matin du troisième jour, il fit apporter du vin, sans se souvenir de Kaous. Mais le quatrième jour, Guiv fit ses préparatifs de départ, et dit au héros, au vaillant chef de l'armée : Kaous est un homme dur et sans modération, et le récit de Guzdehem pèse sur son cœur ; il en est affligé, et son âme est pleine d'impatience ; il en a perdu le repos, la faim et le sommeil. Si nous tardons à partir, nous rendrons étroite la terre pour Kaous. Le roi de l'Iran sera courroucé contre nous, et dans sa fureur cherchera à se venger. Rustem lui répondit : Ne te mets pas en peine de cela, car personne au monde n'osera se fâcher contre nous. Ensuite il ordonna qu'on sellât Raksch, et fit sonner les trompettes d'airain ; les cavaliers du Zaboulistan entendirent le son des trompettes, et se mirent en marche couverts de casques et de cuirasses. Rustem mit en ordre cette armée nombreuse, et nomma Zewareh Pehlewan de ses troupes.

KAOUS SE MET EN COLERE CONTRE RUSTEM.

Lorsque Rustem fui proche de la cour du roi, les grands, tels que Thous et Gouderz fils de Keschwad, allèrent à sa rencontre à la distance d'une journée ; ils descendirent de cheval et coururent vers lui, et Rustem mit de même pied à terre. Les grands lui adressèrent des questions amicales, et ils se rendirent de là au palais du roi, cheminant avec allégresse. Arrivés devant Kaous, ils l'adorèrent ; mais il entra en colère et ne leur répondit pas. Son air était sévère, son front couvert de rides ; il se tenait droit comme le lion de la forêt. Il commença par pousser un cri de rage contre Guiv, et oubliant toute décence il dit : Qui est donc Rustem pour qu'il néglige ses devoirs envers moi, et qu'il désobéisse à mes ordres ? S'il y avait dans ce moment une épée sous ma main, je lui trancherais la tête comme si c'était une orange. Prends-le, amène-le, pends-le vivant au gibet, et ne prononce plus jamais son nom devant moi. Le cœur de Guiv bondit à ces paroles, et il répondit : Est-ce que tu porterais ainsi la main sur Rustem ? Le roi éclata contre Guiv et contre Rustem de manière à jeter dans la stupeur toute rassemblée ; il ordonna à Thous de les prendre tous les deux et de les pendre vivants au gibet, et lui-même se leva de son trône, brûlant de colère comme la flamme qui dévore les roseaux. Thous s'approcha de Rustem et le prit par la main ; les braves en restèrent étonnés ; il voulait le conduire hors de la présence de Kaous, craignant que dans son ressentiment il ne fit une mauvaise action. Mais Tehemten s'emporta contre le roi et s'écria : Ne remplis pas ainsi ton sein du feu de ta colère ; toutes tes actions sont plus mauvaises l'une que l'autre, et tu n'es point digne de la royauté. Fais pendre vivant au gibet ce Turc, réserve ton courroux et tes mauvais traitements pour ton ennemi. Le Roum, le Segsar, le Mazenderan, l'Egypte, la Chine et le Hamaveran sont des esclaves prosternés devant mon cheval Raksch ; leurs cœurs ont été brisés par mon épée et mon arbalète ; et toi-même, ce n'est que grâce à moi que tu vis ; comment peux-tu laisser aller ton cœur à cette fureur ? Il dit et frappa rudement de sa main la main de Thous ; tu aurais dit que c'était un éléphant furieux qui l'assaillait. Thous tomba par terre sur la tête, et Rustem dans sa colère lui passa sur le corps pour sortir. Rustem sortit, monta sur Raksch et dit : Je suis le vainqueur des lions, le distributeur des couronnes. Quand je suis en colère, que devient Kaous ? Qui est donc Thous pour qu'il porte la main sur moi ? C'est Dieu qui m'a donné la force et la victoire, et non pas le roi ni son armée. Le monde est mon esclave et Raksch mon trône ; mon épée est mon sceau, et mon casque est mon diadème ; le fer de ma lance et ma massue sont mes amis, mes deux bras et mon cœur me tiennent lieu du roi. Je rends brillante la nuit sombre avec mon épée ; je fais voler les têtes sur le champ de bataille. Je suis né libre et ne suis pas esclave, je ne suis le serviteur que de Dieu. Les braves m'ont appelé à la couronne, ils m'ont offert le trône et le diadème ; mais je n'ai pas voulu du trône des rois, je n'ai eu devant les yeux que les coutumes, mon devoir et la droite voie. Si j'avais accepté la couronne et le trône, tu n'aurais pas maintenant ce pouvoir et cette haute fortune. Ai-je mérité les paroles que tu m'as dites ? Sont-ce là les bienfaits que tu me devais ? C'est moi qui ai placé sur ce trône Keï Kobad. Que savais-je alors de Kaous, et qu'était sa colère ? du vent. Si je n'avais pas amené dans le pays d'Iran Keï Kobad, qui vivait dans la détresse et loin de la foule sur le mont Alborz, tu ne te ceindrais pas de la ceinture royale et du glaive de la vengeance, tu n'aurais pas ce pouvoir et ces richesses qui t'enhardissent à dire des paroles dures à Destan fils de Sam. Puis il dit aux Iraniens : Ce vaillant Turc viendra et ne laissera en vie ni les puissants ni les faibles. Que chacun de vous cherche un moyen de sauver sa vie, et qu'il y applique son intelligence. Dorénavant vous ne me verrez plus dans l'Iran ; la terre est à vous, et les ailes du vautour sont à moi. Il dit, poussa son cheval et les quitta ; tu aurais dit que sa peau se fendait sur son corps.

Le cœur des Iraniens se remplit de douleur ; car Rustem était le berger, et eux étaient le troupeau. Ils dirent à Gouderz : Ceci est ton affaire, et les liens qui ont été brisés seront renoués par ta main. Car le Sipehbed, quoiqu'il ne veuille pas entendre nos paroles, aura sans doute égard à tes conseils. Va auprès de ce roi insensé, et parle-lui longuement de ce qui est arrivé, parle-lui avec douceur et avec patience ; il se peut que tu ramènes la fortune qui s'éloigne de nous. Alors tous les grands pleins de courage, tels que Guiv, Gouderz et Bahram le brave, tels que Rehham et Gourguin le vaillant cavalier, s'assirent ensemble, discourant entre eux et se disant l'un à l'autre : Le roi n'a aucun égard à la coutume et à la décence. Rustem est le Pehlewan du monde. C'est à lui que Kaous doit la vie, et il n'y eut jamais pour les malheureux un sauveur tel que lui. Quand les Divs du Mazenderan ont chargé le roi et les grands de lourdes chaînes, que de peines et de dangers Rustem n'a-t-il pas supportés ? il a déchiré le corps du terrible Div, il a rétabli avec joie Kaous sur son trône, il l’a salué comme on salue les rois. Et lorsque le pied de Kaous était chargé de lourdes chaînes dans le Hamaveran, Rustem a combattu tant de rois pour le secourir, et n'a jamais tourné le dos devant le roi du Hamaveran. Il a ramené Kaous sur le trône, il s'est prosterné devant lui dans la joie de son âme. Si un gibet doit être sa récompense, il ne nous reste plus qu'à nous enfuir ; et pourtant c'est le moment de combattre, car le sort nous serre de près.

Le Sipehdar Gouderz fils de Keschwad partit, se rendit auprès du roi, et lui dit : Qu'a donc fait Rustem pour que tu détruises aujourd'hui la fortune de l'Iran ? As-tu donc oublié le Hamaveran et ce qui s'est passé chez les Divs du Mazenderan, pour que tu aies donné l'ordre de pendre vivant au gibet Rustem ? Il ne faut pas que les rois prononcent de folles paroles. Maintenant qu'il est parti et qu'if survient un puissant héros, un Pehlewan semblable à un loup, qui as-tu pour lui résister sur le champ de bataille et faire lever au-dessus de sa tête la poussière noire ? Guzdehem a entendu parler de tous tes guerriers et les a vus grands et petits, et pourtant il dit : Puisse ne jamais arriver le jour où un cavalier ose penser à le combattre ! insensé serait quiconque l'attaquerait, eût-il la bravoure de Rustem. Le roi écouta les paroles de Gouderz, il sentit qu'elles étaient conformes aux convenances et à la raison ; il fut honteux de ce qui s'était passé et confondu de sa conduite insensée. Il répondit : Tu dis vrai, et ce qu'il y a de meilleur c'est la parole d'un vieillard de bon conseil. Un roi doit avoir de la prudence, car la violence et le courroux ne mènent pas au but. Il faut vous rendre auprès de Rustem et lui adresser beaucoup de bonnes paroles, lui faire oublier ma colère et lui montrer un avenir de bonheur. Ramène-le auprès de moi pour que mon âme sombre redevienne brillante.

Gouderz quitta le roi et se hâta de courir après le Pehlewan ; les chefs de l'armée partirent avec lui et suivirent les traces de Rustem. Lorsqu'ils aperçurent sur la route le héros au corps d'éléphant, tous les grands l'entourèrent et se mirent à le bénir : Puisses-tu vivre éternellement et être heureux ! Que le monde entier soit sous tes ordres, que ta place soit toujours sur le trône ! Tu sais que Kaous est un écervelé, et que sa parole n'est pas douce quand il est en colère, qu'il parle et s'en repent sur-le-champ et fait sa paix gracieusement. Si Rustem a été blessé par le roi, les Iraniens du moins n'ont pas commis de faute pour qu'il quitte le pays d'Iran et lui cache son front fortuné. Le roi est maintenant honteux de ses paroles et se mord le dos de la main d'avoir été si rude.

Rustem leur répondit : Je n'ai aucun besoin de Keï Kaous ; ma selle est mon trône, mon casque est ma couronne, ma cuirasse est ma robe, et mon âme ne songe qu'à la mort. Qu'est-il devant moi Kaous ? une poignée de poussière. Pourquoi aurais-je peur de sa colère ? Ai-je mérité les paroles inconvenantes qu'il m'a dites dans sa fureur ? lui que j'ai délivré de ses chaînes, à qui j'ai rendu la couronne et le trône ; lui qu'au jour du combat contre les Divs du Mazenderan, au jour de la lutte contre le roi du Hamaveran, j'ai tiré de la captivité et de la détresse quand je l'ai vu entre les mains de ses ennemis. Ma patience est à bout, mon cœur est gros, et je ne crains que Dieu le tout saint.

A ces mots, le froid de la mort saisit toute l'assemblée ; mais Gouderz répondit au héros au corps d'éléphant : Le roi et les grands qui portent haut la tête vont supposer tout autre chose. Ils vont croire que le fier Rustem a peur de ce Turc, et ils vont se dire tout bas : il faut bien, comme Guzdehem nous l'a dit, abandonner le pays ; car puisque Rustem craint de le combattre, aucun de nous ne doit tarder. J'ai vu que la cour n'était remplie que d'altercations sur la colère du roi et son action insensée, et partout il n'était question que de ce Turc vaillant. Ne tourne pas le dos au roi dans ces circonstances, et ne ternis pas, par cette retraite, ta gloire qui est si grande dans le monde. En outre, maintenant que l'armée des ennemis nous serre de près, n'obscurcis pas follement cette couronne et ce trône. Car aucun homme attaché à notre foi pure ne peut approuver que le pays de Touran nous couvre de honte. C'est ainsi qu'il parla à Rustem, et celui-ci l'écouta avec étonnement ; à la fin il lui dit : Si la peur était entrée dans mon cœur, je ne voudrais pas que mon âme restât dans mon corps, et je l'en arracherais. Tu sais que je ne fuis pas le combat, mais que le roi m'a traité avec indignité. Rustem sentit que sa position était telle qu'il ne pouvait que s'en retourner et se rendre auprès du roi. Animé de ce sentiment, il se leva, reprit le chemin du palais, et se rendit d'un pas fier auprès de Kaous. Aussitôt que le roi le vit de loin, il sauta sur ses pieds, et lui fit beaucoup d'excuses de ce qui s'était passé, disant : Mon caractère et ma nature sont durs, mais on ne peut que croître tel que Dieu vous a planté. Mon cœur s'était rétréci comme la nouvelle lune par la crainte de ce nouvel ennemi. Je t'ai fait appeler pour trouver un moyen de salut, tu as tardé à venir et je t'ai traité durement. Mais, ô héros au corps d'éléphant, quand tu t'es senti blessé, je me suis repenti et j'ai rempli ma bouche de poussière. Rustem lui répondit : Le commandement est à toi, nous sommes tous tes esclaves et le monde t'appartient. Et moi aussi je suis un des esclaves qui se tiennent devant ta porte, si tant est que je sois digne d'être compté parmi eux, et je suis venu maintenant pour exécuter tes ordres. Puissent le bonheur et le pouvoir rester tes compagnons ! Kaous lui dit : O Pehlewan, puisses-tu être toujours heureux ! Viens, célébrons aujourd'hui une fête joyeuse ; demain nous nous préparerons pour la guerre. Kaous fit arranger pour la musique une salle digne d'un roi, et le palais devint comme un jardin printanier. On appela tous les grands, et ils versèrent dans cette fête des joyaux sur la tête du roi. Des esclaves au visage de lis se tenaient debout devant le roi, jouant de la lyre aux cordes de soie et de la flûte. Les braves burent du vin jusqu'au milieu de la nuit, célébrant les hauts faits des grands ; ils burent jusqu'à ce que le monde fût enveloppé de ténèbres et que leur cœur fût troublé par le vin. Ils s'enivrèrent tous, et partirent lorsque la nuit langue eut achevé son cours.

KAOUS ET RUSTEM SE METTENT EN CAMPAGNE.

Lorsque le soleil eut déchiré le noir rideau de la niait, et qu'il fut sorti de derrière son voile, Kaous ordonna à Guiv et à Thous de placer les timbales sur le dos des éléphants ; il ouvrit la porte de son trésor et distribua des présents ; il mit en ordre l'armée et fit préparer les bagages. Le roi et cent mille braves cavaliers couverts de cuirasses se rendirent au camp, et une armée entra de la frontière de l'Iran dans le désert, si nombreuse que la poussière soulevée par les chevaux obscurcissait l'air. Elle étendit ses pavillons et ses tentes sur un espace de deux milles, elle couvrit la terre des pieds de ses chevaux et de ses éléphants. L'air s'obscurcit, la terre devint noire comme l'ébène, et la plaine trembla sous le bruit des timbales. L'armée avançait de station en station ; le monde devint obscur comme la nuit, la terre devint noire, et les lances et les javelots brillèrent au milieu de la poussière comme le feu brille derrière un rideau sombre. Cette masse de lances et de drapeaux aux couleurs variées, de boucliers d'or et de bottines d'or, était telle que tu aurais dit qu'un nuage noir répandait une pluie de sandaraque. Le monde ne distinguait plus la nuit du jour ; tu aurais dit que le firmament et les Pléiades avaient disparu. C'est ainsi que l'armée s'avança jusqu'à ce qu'elle fût devant le château, couvrant les rochers et les terres.

Un grand cri s'éleva de la tour du château, qui annonça à Sohrab que l'armée des Iraniens était arrivée ; et aussitôt qu'il entendit la voix de la sentinelle, il monte sur les remparts pour observer l'ennemi. Il montra du doigt à Houman cette armée, une armée qui n'avait pas de fin ; et lorsque Houman la vit de loin, son cœur se remplit de crainte et il poussa un soupir. Sohrab le brave lui dit : Bannis de ton cœur tout souci. Tu ne vois dans cette armée innombrable aucun homme de guerre armé d'une pesante massue qui osât s'avancer vers moi sur le champ de bataille et remplir avec moi le monde de poussière noire. Il y a beaucoup d'armes et beaucoup d'hommes, mais je n'y vois pas un brave ni un guerrier. Je jure par le trône du roi Afrasiab que je vais remplir de sang ce champ de bataille comme la mer est remplie d'eau. Sohrab n'abandonnait pas son cœur à la crainte ; il descendit joyeusement des remparts, demanda à l'échanson une coupe de vin, et son âme n'était pas inquiète du combat. De l'autre côté on dressait les tentes du roi sur la plaine en face du château, et la multitude des hommes et des tentes avec leurs enceintes couvrait la plaine et la montagne.

RUSTEM TUE ZENDEH REZM.

Lorsque le soleil eut disparu du monde et que la nuit noire eut étendu le pan de sa robe sur les montagnes, Rustem se rendit auprès du roi, ceint pour le combat et le cœur avide de vengeance. Il lui dit : Le roi me permet-il de sortir sans casque ni ceinture pour observer ce nouveau maître du monde, et pour voir qui sont ses braves et qui est le chef de son armée ? Kaous lui dit : C'est digne de toi ; puisse ton esprit conserver sa prudence, et ton corps sa santé ! Que Dieu t'ait toujours sous sa garde qu'il t'accorde les vœux de ton cœur et l'accomplissement de tes projets !

Rustem se couvrit d'un vêtement tel qu'en portent les Turcs, et partit secrètement pour le château. Il s'avança, et étant arrivé près des remparts, il entendit les cris et le bruit de la fête des Turcs. Le héros se glissa dans la forteresse comme un lion qui surprend des antilopes ; il aperçut tout à coup les chefs de l'armée, et ses joues s'épanouirent de joie comme une rose. Or lorsque Sohrab s'était décidé pour la guerre, et que son départ s'approchait, sa mère avait mandé l'illustre Zendeh Rezm, qui était fils du roi de Semengan et oncle de Sohrab le glorieux, et qui avait vu Rustem au banquet, et elle lui avait dit : O héros à l'âme brillante, je t'enverrai avec cet enfant ; et quand il sera arrivé dans l'Iran et auprès du roi des braves, quand au jour du combat les armées se rapprocheront, alors tu montreras son père à mon noble fils. Rustem vit donc Sohrab assis au festin sur un trône, et placés près de lui, d'un côté Zendeh Rezm, de l'autre Houman le vaillant cavalier et Barman le lion renommé. Tu aurais dit que Sohrab remplissait le trône tout entier ; il ressemblait à un cyprès plein de sève ; ses deux bras étaient forts comme les cuisses d'un chameau, sa poitrine large comme la poitrine d'un lion, son visage rouge comme du sang. Autour de lui étaient assis cent Turcs braves, jeunes, fiers et semblables à des lions ; cinquante esclaves ornés de bracelets, rangés debout devant le ravisseur des cœurs dont la fortune était haute, invoquaient les bénédictions de Dieu sur sa taille élancée, sur son épée et son sceau, Rustem se tenait à l'écart, en observant les braves assis au banquet, lorsque Zendeh eut besoin de sortir et aperçut un brave semblable à un cyprès élancé. Il n'y avait dans l'armée des Turcs aucun homme de sa stature. Zendeh s'approcha de lui et lui demanda subitement : Qui es-tu ? réponds-moi. Viens vers la lumière et montre-toi. Rustem le frappa sur la nuque d'un violent coup de poing, et l'âme de Zendeh Rezm abandonna son corps ; il mourut sur la place ; il ne devait plus combattre, et les fêtes avaient fini pour lui.

Sohrab attendit longtemps, mais Zendeh le lion ne revint pas auprès de lui, il demanda où il était allé, laissant vide sa place au banquet. Quelques-uns sortirent et le trouvèrent par terre ; il était sans vie, et l'âme avait quitté le corps. Ils revinrent en poussant des cris de terreur, ils revinrent l'âme troublée de douleur, et dirent à Sohrab : Zendeh Rezm est mort ! les fêtes et les combats sont passés pour lui. Sohrab, en entendant ces paroles, sauta sur ses pieds et alla vers Zendeh, courant comme la fumée. Il y alla suivi d'esclaves, de torches et de musiciens, et le trouva mort. Il fut saisi d'un grand étonnement et resta stupéfait ; ensuite ce lion appela les braves et les grands et leur dit : O hommes de sens, ô braves pleins de valeur ! il ne faut pas vous reposer cette nuit, il faut la passer à fourbir la pointe de vos lances ; car un loup est entré au milieu du troupeau, défiant les chiens et les bergers. Il a saisi un brave parmi le troupeau, et l'a jeté par terre sanglant et comme une chose vile. Si Dieu le créateur du monde m'est en aide, je vengerai sur les Iraniens la mort de Zendeh. Demain, aussitôt que le sabot de mon cheval foulera la terre, je délierai mon lacet du crochet de la selle. ? ? Il s'en retourna, reprit sa place, appela les grands et leur dit : Zendeh Rezm me manquera dans le combat, mais je ne suis pas las du festin.

Pendant que Rustem s'en retournait auprès du roi, Guiv sortit du camp des Iraniens pour faire la ronde ; il aperçut sur la roule le héros au corps d'éléphant, et se hâta de tirer l'épée du fourreau ; il poussa un cri comme un éléphant furieux, se couvrit la tête de son bouclier et se tint prêt à combattre. Rustem, qui savait que Guiv devait cette nuit faire la ronde devant le camp des Iraniens, sourit et jeta un cri. Guiv reconnut la voix de Rustem, courut à pied vers lui et lui dit : O prince et ami ! où as-tu été à pied dans la nuit sombre ? Tehemten ouvrit la bouche pour lui répondre, et raconta ce qu'il avait fait et comment il avait traité un homme nu cœur de lion. Le noble Guiv invoqua les grâces de Dieu sur lui en disant : Puisses-tu ne jamais manquer à ton cheval, à ta massue et à ta selle ! De là Rustem alla auprès du roi et lui fit la description des Turcs et de leur festin, de Sohrab, de sa haute taille et de ses bras prêts pour le combat, disant : Jamais homme comme lui n'a paru chez les Turcs ; il ressemble à un cyprès, tant sa taille est droite ; il n'a d'égal ni dans l'Iran ni dans le Touran ; tu croirais que c'est Sam le cavalier. Que puis-je dire de plus ? Ensuite il parla du coup qu'il avait donné à Zendeh Rezm, et qui le mettait hors d'état de prendre part aux combats et aux banquets. Ils conversèrent de cette sorte, ensuite ils firent venir des musiciens et du vin, et passèrent la nuit réunis en assemblée.

SOHRAB DEMANDE À HEDJIR LES NOMS DES CHEFS DES IRANIENS.

Lorsque le soleil éleva son bouclier d'or et que ses rayons parurent au firmament, Sohrab se revêtit de son armure de guerre et s'assit sur son cheval couleur de musc. Une épée était suspendue sur sa poitrine, un casque royal couvrait sa tête ; au crochet de sa selle était un lacet roulé sur lui-même soixante fois ; sa mine inspirait la terreur. C'est ainsi qu'il sortit, et il alla choisir un endroit escarpé d'où il pût voir l'armée des Iraniens. Il fit venir Hedjir auprès de lui et lui dit : N'essaye pas de me tromper ; en toute chose agis avec droiture, si tu ne veux que le malheur te frappe. Réponds selon la vérité à toutes mes questions ; ne mens pas et ne te sers pas de ruse. Si tu veux que je te rende ta liberté, si tu veux t’élever au-dessus de tous les hommes, réponds à toutes les questions que je t'adresserai sur les Iraniens, et ne dévie pas de la voie de la vérité. Alors je te donnerai des trésors depuis longtemps accumulés ; je te ferai beaucoup de présents et des dons précieux. Mais si tu veux me tromper, tu porteras toujours ces chaînes, et le cachot restera ta demeure. Hedjir lui répondit : Sur tout ce que le roi me demandera au sujet de l'armée de l'Iran, je lui dirai tout ce que je sais ; car pourquoi lui mentirais-je ? Tu ne trouveras en moi que de la droiture, et je n'ai pas l'intention de te tromper. La droiture est le meilleur guide dans le monde, et aucune pensée n'est pire que celle de mentir.

Alors Sohrab reprit : Je vais t'adresser des questions sur tous les grands, sur le roi et sur le peuple, sur tous les guerriers illustres de ce pays, tels que Guiv, Thous et Gouderz, tels que Bahram et Rustem l'illustre, et tu me nommeras tous ceux que je te désignerai. Je vois une enceinte de brocart de différentes couleurs, qui renferme des tentes de peau de léopard, et devant laquelle sont placés cent éléphants de guerre ; au-dessus de ce trône de turquoises bleu de mer flotte dans l'air un drapeau portant une figure du soleil sur un fond violet et surmonte d'une lune. Quel est ce camp assis au milieu de l’armée, et à qui d'entre les braves de l'Iran appartient-il ? Hedjir lui répondit : C'est le roi de l'Iran, devant la porte duquel on tient toujours des éléphants et des lions. Ensuite Sohrab lui dit : Je vois sur la droite beaucoup de cavaliers, d'éléphants et de bagages ; on y a formé une enceinte noire, entourée de troupes rangées et de tentes innombrables ; derrière sont placés des éléphants, et devant des chevaux de main. Sur le devant aussi est planté un drapeau portant une figure d'éléphant, et à côté se tiennent des cavaliers aux bottines d'or. Hedjir répondit : C'est Thous fils de Newder, car son drapeau porte la figure d'un éléphant. Sohrab demanda : Quel est ce pavillon rouge devant lequel se tiennent beaucoup de cavaliers ? On y voit un drapeau d'or avec une figure de lion et un joyau brillant dans le milieu. Derrière le drapeau est rangée une troupe nombreuse, tout armée de lances et couverte de cuirasses. Qui en est le maître ? Dis-moi son nom, et ne provoque pas ta perte par un mensonge. Hedjir répondit : C'est l'ornement de la noblesse, le Sipehdar Gouderz fils de Keschwad, le destructeur des armées, le brave des champs de bataille. Il a deux fois quarante fils semblables à des éléphants et à des lions. Ni le crocodile courageux, ni le tigre du désert, ni le léopard de la montagne n'osent lutter avec lui.

A qui, demanda Sohrab, appartient cette enceinte verte gardée par une troupe nombreuse, et dont le milieu est occupé par un trône brillant devant lequel est planté le drapeau de Kaweh ? Sur ce trône est assis un Pehlewan qui a la mine, les épaules et les membres d'un héros, et qui, quoique assis, dépasse de la tête tous ceux qui sont debout devant lui. Devant son trône se tient un destrier haut comme lui, jusqu'aux pieds duquel pend un lacet. De temps en temps le cheval hennit vers son maître, tu dirais que c'est la mer qui gronde. Beaucoup d'éléphants caparaçonnés sont rangés devant le héros assis, qui semble bouillonner sur son siège. Il n'y a dans l'Iran aucun homme de sa stature, et je ne vois pas de cheval comparable à celui-ci. Regarde son enseigne, elle porte l'image d'un dragon, et sur la pointe est figuré un lion à tête d'or. Hedjir dit en lui-même : Si j'indique à ce lion plein de cœur les signes qui distinguent Rustem au corps d'éléphant, il ne tardera pas à l'anéantir. Ne vaut-il pas mieux que je les tienne secrets, et que j'omette son nom dans le dénombrement des braves ? Il répondit à Sohrab : C'est quelque allié venu de la Chine, et arrivé nouvellement auprès du roi. Sohrab demanda son nom au noble Hedjir, qui lui dit : Je n'en ai aucun souvenir, car j'étais dans cette forteresse quand il a rejoint le roi. Sohrab s'attrista de ce qu'il ne trouvait aucune trace de Rustem. Sa mère lui avait dit à quelles marques il reconnaîtrait son père, il les voyait toutes, mais il n'en croyait pas ses yeux. Il voulut de nouveau apprendre le nom de ce Pehlewan de la bouche de Hedjir, espérant ouïr des paroles qui réjouiraient son cœur. Mais il était écrit au-dessus de lui qu'il en serait autrement, par ordre de celui qui ne change jamais.

Ensuite Sohrab lui demanda : Qui d'entre les grands a formé cette enceinte immense qui est remplie de cavaliers nombreux et d'éléphants, et d'où part le son des clairons ? Au devant de l'enceinte est planté un drapeau avec une tête de loup, et sa pointe dorée s'élève jusqu'aux nues. Au milieu est placé un trône devant lequel des esclaves forment une haie. Hedjir répondit : C'est Guiv fils de Gouderz, que les braves appellent Guiv le vaillant. C'est l'aîné et le meilleur des fils de Gouderz, et les deux tiers de l'armée des Iraniens lui obéissent. Ce brave est le gendre de Rustem, et le pays d'Iran contient peu d'hommes comme lui. Sohrab lui dit : Je vois du côté où le soleil brillant se lève une enceinte blanche de brocart de Roum, devant laquelle sont rangés plus de mille cavaliers, et des fantassins armés de boucliers et de javelots, formant une armée innombrable. Leur chef est assis sur un trône dont les degrés sont d'ivoire et le siège de bois de tek. L'enceinte est tendue de drap d'or et gardée par des troupes de serviteurs. Hedjir répondit : Ce chef s'appelle Feribourz, c'est le fils du roi et le diadème des braves. Sohrab répliqua : Cette magnificence est à sa place, puisqu'il est fils de roi et possesseur d'un diadème.

A qui, reprit Sohrab, appartient cette enceinte jaune devant laquelle est planté un drapeau portant la figure de la lune et entouré d'étendards jaunes, rouges, violets et de toute codeur ? Derrière l’enceinte on voit un autre drapeau avec une figure de sanglier, et dont la pointe fort haute est surmontée d'une lune d'argent. Hedjir répondit : Son nom est Gourazeh, guerrier qui ne tourne pas bride dans le combat des lions ; il est prudent, issu de la famille de Guiv, et la peine et le danger ne le font pas murmurer.

Sohrab cherchait les traces de son père, mais Hedjir ne les lui indiquait pas et tenait sur ce point la vérité cachée. Comment veux-tu gouverner ce monde que gouverne Dieu ? C'est le créateur qui a déterminé d'avance toutes choses. Le sort a écrit autrement que tu n'aurais voulu, et comme il te mène, il faut que tu suives. Si tu attaches ton cœur à ce monde passager, tu n'y trouveras que poison, peine et souci. Sohrab fit encore une fois des questions à Hedjir sur l'homme qu'il désirait tant de voir, sur cette enceinte verte et ce cheval puissant, sur ce brave et son lacet roulé. Mais le Sipehbed Hedjir lui répondit : Pourquoi te cacherais-je la vérité ? Si je ne t'ai pas dit le nom de ce Chinois, c'est que je ne le connais pas. Sohrab reprit : Ce n'est pas vrai ; car tu n'as pas dit un mot de Rustem, et un homme qui est Pehlewan du monde ne peut pas rester caché au milieu d'un camp. Tu m'as assuré qu'il est le chef de l'armée, et le gardien de toutes les frontières et de toutes les provinces. Or dans une campagne où Kaous lui-même conduit ses troupes, où il place son trône et son diadème sur le dos des éléphants de guerre, le Pehlewan du monde doit marcher devant lui quand la voix du tonnerre gronde sur le champ de bataille. Hedjir lui répondit : Il faut que le héros, le vainqueur des lions, soit allé dans le Zaboulistan, car c'est le temps des fêtes dans les jardins de roses.

Sohrab lui dit : Ne parle pas ainsi, car le front de Rustem se tourne toujours vers le combat. Les grands seraient arrivés de tous côtés, le casque en tête, auprès du roi maître du monde, pour le seconder, et le Pehlewan du monde resterait assis à une fête ? Les vieux et les jeunes riraient de lui. J'ai fait aujourd'hui un pacte avec toi, que je te rappelle, car je suis un homme qui parle peu. Si tu me montres le Pehlewan, je te ferai porter la tête plus haut que tout le peuple, je te rendrai riche dans ce monde au delà de tes besoins, je t'ouvrirai les trésors des grands. Mais si tu me caches ce que je te demande, si tu me voiles la vérité que tu connais, je te séparerai la tête du tronc. Choisis des deux maintenant. Ne sais-tu pas ce que le Mobed a dit au roi quand il lui a révélé les secrets de la sagesse : Une parole, avant d'être prononcée, est comme une perle intacte et encore attachée à sa coquille ; mais quand on la dégage de ses chaînes et de ses liens, elle devient un joyau brillant et sans prix, Hedjir lui répondit : O roi ! quand tu seras las du trône, du sceau et du diadème, alors cherche à combattre contre un homme qui abat des éléphants furieux, qui anéantit deux cents hommes d'un coup de sa massue capable de briser les enclumes, contre Rustem qui abaisse dans la poussière les têtes de ses ennemis lors même qu'elles atteignent le ciel. Il n'y a pas d'éléphant dans le monde qui puisse lui résister, et la poussière que soulèvent les pieds de Raksch est plus vaste que la mer. Son corps est doué de la force de cent hommes forts ; sa tête est plus haute qu'un arbre élancé. Quand il entre en colère au jour du combat, que sont dans sa main un lion, un éléphant, un homme ?

Sohrab, fils d'un noble père, s'écria : Malheur à Gouderz fils de Keschwad, qui n'est qu'un enfant comme toi, malgré sa puissance, sa sagesse et sa bravoure ! Où as-tu donc vu des hommes de guerre, toi qui n'as pas entendu le bruit du pied d'un cheval, toi qui parles ainsi de Rustem et ne fais que célébrer ses louanges ? Tant que la mer se balance tranquillement, tu as peur du feu ; mais quand tout à coup elle déborde, il ne reste plus un souffle au feu dévorant. De même l'obscurité cache sa tête quand le soleil tire l’épée ardente. Hedjir, dans son inexpérience, dit en lui-même : Si je fais connaître le vainqueur des lions à ce Turc aux mains puissantes, aux membres vigoureux, qui est assis sur ce cheval digne d'un roi, il rangera en bataille son armée avide de combats, il lancera son cheval au corps d'éléphant ; et Rustem, malgré sa force et ses épaules et ses bras puissants, sera tué de sa main. Alors personne ne sortira plus des rangs des Iraniens pour l'attaquer ; et quand personne dans l'armée de l'Iran ne songera plus à le combattre, Sohrab s'emparera du trône de Kaous. Le Mobed a dit : il vaut mieux mourir glorieusement que vivre de manière à être un sujet de joie pour ses ennemis. Quand même il me tuerait, les eaux des rivières n'en deviendraient pas troubles. Le vieux Gouderz a, sans me compter, soixante et seize fils au cœur de lion, comme Guiv le maître du monde, le destructeur des armées, qui est partout le premier d'entre le peuple, comme Bahram et Rehham qui portent haut la tête, comme Schidousch le brave, le vainqueur des lions ; ils me chériront après ma mort, et arracheront la vie à mes ennemis pour me venger. Puisqu'il reste encore au pays d'Iran Gouderz et ses soixante et dix fils illustres, je peux lui manquer. Le Mobed à la foi pure m'a enseigné qu'il est naturel que le faisan ne flaire pas d'autres herbes, quand il y a dans la prairie des racines de cyprès qui poussent des tendrons. Il dit donc à Sohrab : Pourquoi te mets-tu en colère, et pourquoi ne me parles-tu que de Rustem ? Pourquoi me fais-tu cette querelle en m'adressant une demande insensée ? Tu veux me couper la tête parce que je ne sais pas où est Rustem, mais tu n'as pas besoin d'un prétexte pour répandre mon sang ; pourquoi as-tu recours à la dissimulation ? Tu voudrais tuer Rustem au corps d'éléphant, mais il ne tombera pas facilement en ton pouvoir. Tu ferais mieux de ne pas chercher à le combattre, car il t'anéantirait sur le champ de bataille.

SOHRAB ATTAQUE L'ARMEE DE KAOUS.

Lorsque Sohrab entendit ces paroles dures, il détourna la tête et cacha son front sans rien dire et étonné de ce discours mystérieux ; ensuite du haut de son cheval il frappa Hedjir violemment avec le poing, le jeta par terre et retourna dans sa demeure. Il y réfléchit longtemps, et fît des préparatifs de guerre de toute espèce. Il attacha sa ceinture pour aller au combat et ôta de sa tête royale sa couronne d'or. Il se revêtit joyeusement de sa cotte de mailles et de sa cuirasse, et se couvrit la tête d'un casque de Roum ; le héros vainqueur des Divs prit sa lance, son arc, son lacet et sa lourde massue ; le sang bouillait de colère dans ses veines ; il monta sur son cheval rapide, poussa un cri de guerre, saisit un javelot et partit pour le champ de bataille, semblable à un éléphant furieux. Il sortit de la forteresse, déterminé à combattre ; il fit voler la poussière jusque sur la face de la lune. Il se précipita sur l'enceinte des tentes du roi et en emporta le dessus avec sa lance. Les chefs courageux se dispersèrent devant lui comme des onagres devant les griffes du lion ; aucun des grands de l'armée de l'Iran n'osa le regarder en face à cause de ses pieds et de ses étriers, de ses mains et de ses rênes, de ses bras et de sa lance vibrante. Les chefs et les braves s'assemblèrent en se disant : Voici un héros au corps d'éléphant ; il ne faut pas le regarder en face étourdiment ; qui est-ce qui oserait le combattre ? Là-dessus Sohrab poussa des cris, et défia le roi Kaous en disant : O roi de noble race ! qu'as-tu à faire sur un champ de bataille ? Comment oses-tu prendre le nom de Keï Kaous, toi qui ne parais jamais dans le combat des lions ? Si je fais vibrer cette lance dans ma main, j'anéantis toute ton armée. J'ai fait un grand serment dans un banquet, la nuit où Zendeh Rezm fut tué : j'ai juré de ne laisser dans l'Iran aucun homme armé d'une lance, et de pendre le roi Kaous vivant au gibet. Qui as-tu, parmi les Iraniens, assez prompt de la main pour venir à ma rencontre sur ce champ de bataille ?

Ayant ainsi parlé, il se tut pendant longtemps, mais aucun des Iraniens ne lui répondit. Alors il se courba en arrière, et frappant de grands coups avec le fer de sa lance, fit sauter soixante et dix piquets de l'enceinte des tentes du roi, dont une partie s'écroula, et l'on entendit de tous côtés le son des trompettes. Kaous fut effrayé, et s'écria : O hommes illustres et de haute naissance ! que quelqu'un de vous aille annoncer à Rustem que le cerveau des braves est vide devant ce Turc, que je n'ai pas un cavalier à lui opposer, et qu'il n'y a personne dans l'Iran qui ose le combattre.

Thous partit, porta le message du roi à Rustem et lui conta tout ce qu'il avait entendu. Rustem lui répondit : Quand les autres rois se sont adressés à moi inopinément, c'était tantôt pour un combat, tantôt pour une fête et un banquet ; mais Kaous ne m'a jamais donné que la peine de combattre. Il ordonna qu'on sellât Raksch, et dit à ses cavaliers de rider leurs fronts ; il jeta de sa tente un regard sur la plaine, et vit sur la route Guiv qui arrivait et qui mettait à Raksch une selle brillante ; Gourguin qui criait : Hâte-toi, hâte-toi ! Rehham qui bouclait la barde sur le poitrail du cheval, et Thous qui s'occupait des caparaçons, pendant qu'ils se disaient l'un à l'autre : Vite ! vite ! Rustem entendant ces voix de sa tente, dit en lui-même : C'est donc ici un combat contre un Ahriman, car toute cette terreur ne peut avoir été produite par un homme ! Il se hâta de mettre sa cuirasse de peau de léopard, se ceignit de sa ceinture royale, monta sur Raksch et partit. Il laissa à Zewareh la garde de ses tentes et de son armée, et lui dit : Ne quitte pas ce poste, et obéis-moi de préférence aux autres chefs.

On porta devant Rustem son drapeau, et il s'avança, avide de combats et en colère. Quand il vit Sohrab avec ses bras et ses jambes puissantes, et sa poitrine large comme celle de Sam, il lui dit : Eloignons-nous d'ici, et sortons des lignes des deux armées ! Sohrab frotta ses mains l'une dans l'autre et courut au combat en dehors des lignes, disant : et Viens, et rendons-nous tout seuls dans un lieu écarté ; nous sommes tous deux des braves ; n'appelle auprès de toi aucun de tes amis de l'Iran, nous combattrons seuls toi et moi, cela suffit. Mais tu ne peux tenir contre moi sur le champ de bataille ; tu ne peux résister à un seul coup de ma main ; tu es haut de stature et puissant d'épaules et de bras, mais tes bras se sont affaiblis sous le poids des années. Rustem regarda cet homme si altier, il regarda ses épaules, ses mains et ses longs étriers, et lui dit avec douceur : O jeune homme si tendre ! la terre est sèche et froide, l'air est doux et chaud. Je suis vieux, j'ai vu maint champ de bataille ; j'ai détruit mainte armée ; maint Div est mort de ma main, et je n'ai jamais été battu. Certes ! si tu me combats et que tu me survives, tu n'as plus à craindre le crocodile. La mer et les montagnes ont vu mes combats ; ce que j'ai fait des grands de l'armée du Touran, les astres en sont témoins, et ma valeur a mis le monde sous mes pieds. Mais j'ai pitié de toi, et ne voudrais pas t'arracher la vie. Ne reste pas avec les Turcs, je ne connais personne dans l'Iran qui ait des épaules et des bras comme toi.

Pendant que Rustem parlait ainsi, le cœur de Sohrab s'élançait vers lui ; il lui dit : Je vais te faire une question, et il faut que tu me répondes selon la vérité. Dis-moi franchement quelle est ta naissance, et réjouis mon cœur par de bonnes paroles. Je crois que tu es Rustem, que tu es de la race de l'illustre Neriman. Rustem lui répondit : Je ne suis pas Rustem, je ne suis pas issu de la race de Sam fils de Neriman. Rustem est un Pehlewan, et moi je suis un homme du commun ; je n'ai ni trône, ni palais, ni diadème. Sohrab, qui avait été plein d'espoir, se désespéra, et l'aspect du jour brillant devint sombre pour lui.

COMBAT DE RUSTEM CONTRE SOHRAB.

Sohrab se rendit au champ du combat et prit un javelot, tout en pensant avec étonnement aux paroles de sa mère. Ils choisirent une lice étroite, et s'attaquèrent avec leurs courts javelots. Quand il ne resta plus à leurs javelots ni pointe ni anneau de fer, ils tournèrent tous deux bride à gauche, puis ils fondirent l'un sur l'autre avec leurs épées indiennes, et firent jaillir le feu de l'acier. Leurs épées se brisèrent sous leurs coups, quels coups ! on eût dit qu'ils amenaient la résurrection. Ensuite ils saisirent leurs lourdes massues, et les bras des braves se fatiguèrent, les massues se courbèrent par la force des coups, les chevaux chancelèrent, les héros tremblèrent. Les armures des chevaux tombaient, les cottes de mailles se détachaient en pièces du corps des héros. Les chevaux et les cavaliers s'arrêtèrent, ceux-ci ne pouvaient plus remuer ni main ni bras ; leur corps était inondé de sueur, leur bouche remplie de poussière, leur langue fendue de sécheresse. Ils se mirent à l'écart l'un de l'autre, le père rempli d'anxiété, le fils excédé de fatigue. O monde ! que tes œuvres sont étonnantes ; ce qui est brisé est ton ouvrage, et ce qui est entier l'est de même. L'amour ne se manifestait dans aucun de ces hommes ; ils étaient privés de sens, et la tendresse ne parlait pas. Les animaux connaissent leurs petits, que ce soit le poisson de la mer ou l'onagre du désert ; mais l'homme, dans son trouble et sa passion, ne distingue pas son ennemi de son fils. Rustem dit en son cœur : Je n'ai jamais vu un crocodile qui aille au combat comme cet homme. La lutte avec le Div blanc n'a été qu'un jeu pour moi, et maintenant le cœur me manque devant un homme, devant le bras de quelqu'un qui n'est pas un des maîtres du monde, ni un héros, ni un homme illustre parmi les grands ! Je me suis retiré fatigué du combat, pendant que deux armées le regardaient.

Lorsque les chevaux des deux combattants furent reposés des fatigues de la lutte et de la bataille, le jeune homme et le vieillard bandèrent leurs arcs ; mais étant couverts de cottes de mailles, d'armures et de cuirasses de peau de léopard, les flèches de roseau et leurs pointes de fer ne leur firent aucun mal. Tous les deux s'irritèrent, tous les deux se saisirent par les courroies de leurs ceintures. Rustem, qui au jour du combat arrachait le rocher noir quand il portait la main dessus, saisit la ceinture de Sohrab, espérant de l'enlever de selle dans cette lutte. Mais le corps du jeune homme ne s'en ressentit pas, et la main de Rustem resta impuissante. Il la retira de la ceinture de Sohrab, et ne cessait de s'étonner de lui.

Les deux vainqueurs des lions se quittèrent, fatigués du combat ; ils se séparèrent, brisés et blessés. Mais Sohrab détacha encore une fois de la selle sa lourde massue ; il serra son cheval, frappa Rustem de sa massue et lui meurtrit l'épaule. Rustem se tordit, mais il eut la force de dévorer sa douleur. Sohrab sourit et lui dit : O cavalier ! tu n'es pas ferme sous les coups des braves, et l'on dirait que Raksch est un âne dans le combat ; mais les deux mains d'un héros surpassent tout en force, et un vieillard, quelque haute que soit sa taille, est insensé s'il veut faire ce que fait un jeune homme. Ils se quittèrent épuisés ; ils s'étaient rendu le monde si étroit, qu'ils se détournèrent l'un de l'autre et se séparèrent, le cœur et l'âme en souci. Rustem alla combattre l'armée du Touran, semblable à un tigre qui aperçoit sa proie. Sohrab se dirigea vers l'armée de l'Iran ; abandonnant les rênes à son cheval aux pieds légers, il se jeta sur cette armée, et beaucoup de braves tombèrent autour de lui ; il s'élança au milieu de l'armée comme un loup, et les forts et les faibles se dispersèrent. Rustem songeait tristement aux malheurs qu'amènerait sans doute sur Kaous ce vaillant Turc, qui venait de paraître, la poitrine et les bras couverts d'une cotte de mailles. Il se hâtait de retourner à son camp, le cœur rempli de ces craintes, lorsqu'il vit, au milieu de l'armée, Sohrab qui venait de rougir la terre de sang ; sa main était tachée de sang, ainsi que le fer de sa lance et sa cotte de mailles ; tu aurais dit qu'il était ivre de sa chasse. À cette vue, Rustem entra en fureur. Il poussa un cri comme un lion féroce et lui dit : O homme altéré de sang ! qui d'entre les Iraniens t'a attaqué ? Pourquoi n'as-tu pas retenu la main du mal ? Pourquoi es-tu venu comme un loup au milieu du troupeau ? Sohrab lui répondit : L'armée du Touran s'est abstenue du combat et n'a fait aucun mal ; mais tu l'as attaquée le premier, pendant que personne ne cherchait à te combattre et à lutter contre toi. Rustem lui dit : Le jour est devenu sombre, mais quand le soleil qui éclaire le monde se sera levé, alors se décidera sur cette plaine à qui sera le gibet, à qui le trône ; car ce monde brillant appartient au glaive. Puisses-tu ne jamais mourir, puisque tu manies l'épée pendant que tes lèvres sentent encore le lait ! Nous reviendrons à l'aube du jour avec nos épées ; va maintenant, en attendant que la volonté de Dieu se fasse.

SOHRAB ET RUSTEM RETOURNENT À LEURS CAMPS.

Ils se séparèrent, l'air devint sombre, le firmament fut étonné à l'aspect de Sohrab. Tu aurais dit que le ciel l'avait pétri de guerre, qu'il ne cesserait jamais d'attaquer, que son cheval était d'acier, son corps d'airain, et que son esprit était une merveille. Il revint à son camp dans la nuit profonde, les reins brisés du combat, mais la poitrine ferme comme du fer. Il dit à Houman : Il s'est élevé aujourd’hui un brouillard, et le monde s'est rempli de luttes et de discorde. Que vous a dit ce brave cavalier aux bras de héros, aux griffes de lion ? qu'est-il venu faire contre mon armée entière, lui à qui je ne connais point d'égal dans le monde ? qu'a-t-il dit à mes braves et que leur a-t-il fait avec son bras, lui qui m'a résisté dans le combat ? C'est un vieillard semblable à un lion, et la lutte et les batailles ne le fatiguent pas. Je ne connais dans le monde aucun homme qui se ceigne pour le combat comme lui.

Houman lui répondit : Ton ordre était que l'armée ne s'avançât pas. Nous étions encore mal préparés et ne faisions que d'arriver sur le champ de bataille, lorsqu'un homme s'est présenté, plein d'ardeur guerrière, se dirigeant vers cette armée nombreuse ; tu aurais dit qu'il venait de sortir ivre d’un banquet pour commencer tout seul une telle attaque. Il a fait voler de tous côtés la poussière du combat et a tué un grand nombre des nôtres ; ensuite il s'est tourné vers les siens et est parti au galop.

 Du moins, répondit Sohrab, il n'a pas tué un seul héros de mon armée, pendant que j'ai tué beaucoup d'Iraniens, j'ai coloré la terre de leur sang comme une rose. Vous n'avez fait que regarder, et cependant personne n'est venu me combattre ; à quoi d'ailleurs cela aurait-il servi ? car si un lion venait à ma rencontre, sache que, sans aucun doute, il ne se relèverait pas d’un coup de ma lourde massue. Qu’est devant moi un tigre, un léopard, un lion ? Je ferai descendre sur la terre le feu du ciel avec le fer de ma lance. Quand mes ennemis verront mon front courroucé, leurs cottes de mailles se fendront sur leur corps. Le jour de demain sera un grand jour, où l'on verra à la fin qui est loup et qui est brebis. Je jure par le nom du Créateur, du maître unique, de ne pas laisser en vie un seul de mes ennemis. Maintenant il faut préparer des tables et du vin, et dissiper avec les coupes les soucis du cœur.

Rustem, de son côté, inspecta son armée et s'entretint avec Guiv, en disant : Comment Sohrab le guerrier éprouvé s'est-il aujourd'hui comporté dans le combat ? Guiv le brave lui répondit : Jamais nous n'avons vu un héros comme lui. Il s'est élancé jusqu'au milieu de l'armée et a choisi Thous pour le combattre. Celui-ci était à pied et la lance en main, et voyant arriver Sohrab semblable à un loup, il est monté à cheval. Sohrab l'ayant aperçu avec sa lance, est arrivé sur lui en bondissant comme un lion furieux, l’a frappé sur la poitrine avec sa massue courbée, lui a fait tomber de la tête son casque par la force du coup, et Thous ne pouvant lui résister, s'est enfui. Un grand nombre de nos braves ont été tués ; aucun de nous ne vaut Sohrab, il n'y a que toi qui sois de la même étoffe que lui. Cependant nous avons observé la coutume de nos ancêtres, et nous n'avons pas lancé toute une troupe contre ce jeune homme imberbe ; et personne ne voulant le combattre corps à corps, nous lui avons laissé le champ de bataille. Aucun cavalier ne se présentant pour le combat singulier, il a parcouru notre ligne du centre jusqu'à l'aile droite. Il s'est élancé de tous côtés en fureur, son cheval bondissant sous lui.

Rustem devint soucieux à ce récit et se dirigea vers le roi Kaous. Aussitôt que le roi aperçut le Pehlewan, il le fit asseoir devant lui et tout près de sa personne. Rustem lui parla de Sohrab et lui raconta combien il était fort et haut de stature, en disant : Personne au monde n'a vu un enfant tout jeune doué d'un tel courage de lion et d'une telle bravoure. Sa tête froisse les astres, et la terre ne peut porter le poids de son corps ; ses bras et ses cuisses sont comme les cuisses d'un dromadaire, et plus forts encore. Nous avons essayé longtemps l'un contre l'autre toutes les armes, l'épée et les flèches, la massue et le lacet. A la fin je me suis rappelé combien de braves j'avais autrefois enlevés de selle, j'ai saisi les courroies de sa ceinture, j'en ai serré fortement le nœud, j'ai voulu le soulever de selle et le jeter par terre comme j'ai souvent fait à d'autres ; mais quand le vent ébranlera les montagnes, alors j'ébranlerai ce brave dans sa selle. Quand il s'est fait tard, je l'ai quitté ; car la nuit était obscure et la lune ne luisait pas. Nous sommes convenus de nous revoir demain et de lutter un peu. J'y emploierai toutes mes forces, je verrai qui sera victorieux, et nous saurons quelle est la volonté de Dieu ; car la victoire et la puissance viennent de lui, qui est le créateur du soleil et de la lune. Kaous lui dit : Dieu le saint brisera le corps de ton ennemi. Je passerai cette nuit devant le créateur du monde ; je ne cesserai de frotter mon front contre la terre pour qu'il t'accorde son aide contre ce Turc insensé notre ennemi, pour qu'il fasse refleurir ton espoir flétri et qu'il porte la gloire jusqu'au soleil. Rustem répondit : Par la grâce du roi, tout ce que désirent ceux qui lui sont dévoués sera accompli.

Ensuite il partit pour son camp, l'âme remplie de soucis, la tête pleine du désir de la vengeance. Zewareh s'approche de lui, le cœur déchiré, pour savoir comment le sort avait traité le Pehlewan dans cette journée. Rustem lui demanda avant tout de la nourriture, puis il déchargea son cœur de ses soucis. Il parla ainsi à son frère : Sois prudent, et garde ton sang-froid. Demain matin, quand je me rendrai sur le champ de bataille, quand j'irai au-devant de ce Turc avide de combats, amène mon armée, apporte mon étendard, mon trône et mes bottines d'or, et trouve-toi devant mes tentes aussitôt que le soleil brillant paraîtra. Si je suis victorieux, je ne resterai pas longtemps sur le champ de bataille ; mais si le sort en décide autrement, ne t'afflige pas, ne t'attriste pas. Qu'alors personne de vous n'aille sur le champ de bataille, que personne ne recherche le chemin du combat, que tous s'en retournent dans le Zaboulistan, et se rendent d'ici auprès de Zal. Console le cœur de ma mère du sort que Dieu aura fait passer sur ma tête. Dis-lui de ne pas attacher son cœur à moi, de ne pas s'affliger éternellement de ma mort. Personne ne reste à jamais dans ce monde, et je n'ai point à me plaindre du ciel. Beaucoup de lions et de Divs, de léopards et de crocodiles sont morts de ma main à l'heure du combat, maint bastion de forteresse a été abattu par moi, et personne ne m'a jamais vaincu. Quiconque met le pied à l'étrier et fait bondir son cheval, frappe à la porte de la mort ; et vécût-il plus de mille ans, telle serait sa route, tel serait son sort. Pense à Djemschid le puissant roi, et à Thahmouras le vainqueur des Divs : jamais le monde n'a eu des rois comme eux, mais à la fin ils sont allés auprès de Dieu ; et puisque le monde ne leur est pas resté et les a abandonnés, il faudra bien que moi aussi je passe par ce chemin. Quand tu auras consolé ma mère, tu diras à Zal : Reste fidèle au roi du monde, n'hésite pas quand il se prépare pour la guerre, et obéis à ses ordres. Jeunes et vieux, nous appartenons tous à la mort, et personne ne demeure pour toujours sur la terre. Ainsi parla Rustem au sujet de Sohrab pendant la moitié de la nuit, et il donna l'autre moitié au repos et au sommeil.

SOHRAB JETTE RUSTEM PAR TERRE.

Lorsque le soleil brillant leva sa tête, et que le corbeau aux plumes noires plia ses ailes, Rustem se revêtit de sa cuirasse de peau de léopard et monta sur son dragon bondissant. Or il y avait entre les deux armées un espace de deux farsangs sur lequel personne n'osait s'aventurer. Rustem se rendit sur ce champ de bataille, après avoir placé sur sa tête son casque de fer. Toute amertume naît du désir d'agrandissement ; puissions-nous rester étrangers aux passions !

De son côté, Sohrab passait la nuit dans une assemblée, buvant du vin et écoutant le chant des chanteurs. Il dit à Houman : Ce lion qui doit se mesurer avec moi dans le combat a une stature aussi haute que la mienne, et son cœur ne tremble pas dans la lutte ; sa poitrine, ses épaules et ses bras sont semblables aux miens ; tu dirais qu'un habile homme nous a alignés au cordeau. Quand je regarde son pied et son étrier, je suis ému de tendresse et mon front se couvre de honte. Je trouve en lui les signes que ma mère m'a indiqués, et mon cœur en tremble un peu. Je crois que c'est Rustem, car il y a peu de braves dans le monde comme lui. Il ne faut pas que je combatte mon père et que je lutte follement avec lui. Houman lui répondit : Rustem m'a été quelquefois opposé dans la guerre, et je sais ce que ce brave a fait avec sa lourde massue dans la guerre du Mazenderan ; le Raksch de ce guerrier ressemble au Raksch de Rustem, mais il ne frappe pas la terre comme lui et ne laisse pas la même empreinte. À l'aube du jour, lorsque le soleil commença à montrer ses rayons et que les braves se réveillèrent, Sohrab se revêtit de sa cuirasse de guerre, la tête pleine du combat, le cœur encore plein du festin. Il courut au champ de bataille en poussant des cris, et tenant dans sa main une massue à tête de bœuf. Il s'adressa à Rustem le sourire sur les lèvres, tu aurais dit qu'il avait passé la nuit avec lui amicalement, et lui demanda : Comment as-tu dormi, comment t'es-tu levé ce matin ? Pourquoi as-tu préparé ton cœur pour la lutte ? Jette cette massue et cette épée de la vengeance, jette tout cet appareil d'un combat impie. Asseyons-nous tous deux à terre, et adoucissons avec du vin nos regards courroucés. Faisons un traité en invoquant Dieu, et repentons-nous dans notre cœur de cette inimitié. Attends qu'un autre se présente pour le combat, et apprête avec moi une fête. Mon cœur te communiquera son amour, et je ferai couler de tes yeux des larmes de honte. Puisque tu es né d'une noble race, fais-moi connaître ton origine ; ne me cache pas ton nom, puisque tu vas me combattre : ne serais-tu pas Rustem le maître du Zaboulistan, le choisi, l'illustre, le fils de Zal fils de Sam le héros.

Rustem lui répondit : O jeune homme avide de gloire ! nous n'avons jamais parlé de chose pareille. Nous sommes convenus hier de lutter, et je n'ouvrirai pas l'oreille à tes paroles trompeuses. Tu n'es qu'un jeune homme, mais moi je ne suis pas un enfant ; c'est pour la lutte que je me suis ceint. Nous ferons de notre mieux, et il en sera ce que le maître du monde aura voulu et ordonné. J'ai trouvé dans la vie beaucoup de bonheur et de malheur, et ne suis pas un homme à paroles feintes et trompeuses.

Sohrab lui dit : O vieillard ! mon avis ne te va pas au cœur, et pourtant j'avais désiré que ton âme ne quittât ton corps que sur la couche et quand ton temps serait venu, que ceux que tu laisseras après toi te préparassent un tombeau, et que ton âme s'envolât pendant que ton corps descendrait dans la tombe. Mais puisque tu me livres ta vie, apprêtons-nous à accomplir les desseins de Dieu.

Ils descendirent de leurs destriers, et marchèrent avec précaution, couverts de leurs coites de mailles et de leurs casques. Ils lièrent leurs chevaux de bataille à des rochers et s'approchèrent l'un de l'autre l'âme en souci. Ils se ruèrent l'un sur l'autre comme des lions pour lui ter, et le sang et la sueur coulèrent sur leurs corps. Ils mesurèrent leurs forces depuis le matin jusqu'à ce que le soleil prolongeât les ombres. Sohrab s'agitait comme un éléphant furieux, il sautait comme un lion qui bondit. Il saisit Rustem par la ceinture et tira, tu aurais dit qu'il lui déchirait le corps par l'excès de sa force ; Rustem jeta un cri de rage et de haine, tu aurais dit qu'il fendrait la terre. Cet éléphant furieux enleva Rustem du sol, le souleva, le jeta par terre et s'accroupit sur sa poitrine, la main, le visage et la bouche couverts de poussière. Sohrab ressemblait à un lion qui pose la griffe sur un onagre qu'il va tuer. Il tira un poignard brillant, et s'apprêta à séparer du corps la tête de Rustem.

Rustem le vit et se dit : Il faut donc que je dévoile ce secret. Il adressa à Sohrab ces paroles : O héros vainqueur des lions ! toi qui sais manier le lacet et la massue, l'épée et la flèche ! notre coutume est différente de ce que tu fais, et chez nous les lois de l'honneur ordonnent autre chose. Celui qui combat à la lutte et renverse sur la poussière un brave, ne lui coupe pas la tête la première fois qu'il le jette par terre, quand même ce serait un cas de vengeance ; mais s'il le met sous lui une seconde fois, et acquiert par sa victoire le nom de lion, alors il a le droit de lui trancher la tête ; telle est notre coutume. C'est par cette ruse que Rustem espérait se tirer de la griffe de ce dragon et échapper à la mort. Le jeune homme plein de cœur abandonna son esprit aux discours du vieillard et se laissa toucher par ses paroles, d'abord à cause du sentiment de sa force, ensuite parce que le sort le voulait, enfin sans doute par grandeur d'âme. Il laissa libre Rustem et s'en alla dans le désert que les antilopes traversaient devant lui ; il s'y livra à la chasse sans penser à celui qu'il venait de combattre.

Il continua longtemps ainsi, jusqu'à ce que Houman parut au milieu de la poussière et lui demanda les nouvelles du combat. Sohrab lui raconta ce qui était passé et ce que Rustem lui avait dit. Houman répondit : Hélas, jeune homme ! tu es donc las de la vie ? Hélas cette poitrine et cette haute taille, hélas ces longs étriers et ces pieds de roi ! Le lion que tu avais amené dans le piège, tu l'as laissé échapper de ta main, et tout a été inutile. Prends garde à ce qui t'arrivera au jour du combat par l'effet de cette action insensée. Un roi a dit en pareil cas : Ne méprise pas un ennemi, quelque faible qu'il soit. Ces paroles jetèrent au désespoir Sohrab, qui en resta pensif et étonné. A la fin il dit à Houman : Oublie ces soucis, car il doit me combattre demain encore, et tu le verras le joug sur le cou. Il s'en retourna à son camp, plein de colère et de regret de ce qu'il avait fait.

Rustem, aussitôt que la main de Sohrab l’eut relâché, se redressa comme un noble cyprès, il alla vers un courant d'eau, comme un mort qui recouvre la vie. Il but de l'eau, et se lava le visage, le corps et la tête ; ensuite il s'adressa à Dieu et le pria de lui accorder aide et victoire, car il ne savait pas quel sort lui réservait le soleil et la lune, et si le ciel, en tournant au-dessus de lui, arracherait le diadème de sa tête. J'ai entendu dire que Rustem avait reçu de Dieu, au commencement une telle force, que quand il se plaçait sur une pierre, ses deux pieds s'y enfonçaient. Il avait été affligé de cet excès de vigueur qu'il était éloigné de désirer. Il avait supplié Dieu le créateur, en lui demandant, dans son angoisse, de le délivrer d'une partie de sa force, pour qu'il fût en état démarcher sur les chemins ; et Dieu le saint, selon le vœu de Rustem au corps de montagne, l'avait diminuée. Mais lorsqu'il se trouva dans le danger, et que son cœur fut déchiré par la crainte que lui inspirait Sohrab, il pria Dieu de nouveau en disant : O Créateur ! viens en aide à ton esclave dans cette circonstance ! O Dieu tout-puissant et tout saint, rends-moi ma force telle que tu me l'avais donnée au commencement. Dieu la lui rendit comme il le demandait, il augmenta la vigueur de son corps autant qu'il l'avait diminuée.

Rustem quitta le bassin d'eau et se rendit sur le champ de bataille, le cœur en souci, le visage blême. Sohrab s'était mis à courir comme un éléphant furieux, portant autour du bras son lacet et dans la main son arc ; il s'avançait fièrement, rugissant comme un lion, et son cheval bondissait et déchirait le sol. Lorsque Rustem le vit si fier, il resta étonné, il l'observa, fut affligé et confondu par son aspect et calcula les chances du combat. Sohrab, en revenant, l'aperçut, et le vent de la jeunesse emporta son cœur ; quand il fut plus près, il le regarda, observant sa mine majestueuse et sa force, et lui dit : O toi qui t'es enfui du combat, comment reviens-tu sous ma main ? Pourquoi te présentes-tu de nouveau devant moi ? Certainement ton front n'est pas tourné du côté qu'il faudrait.

SOHRAB EST FRAPPÉ À MORT PAR RUSTEM.

Ils attachèrent encore une fois leurs chevaux, et leur malheur commença de s'accomplir. Quand la mauvaise fortune montre sa malignité, alors la roche dure devient molle comme la cire. Ils se mirent à lutter de nouveau, et ils se saisirent l'un l'autre par les courroies de leur ceinture. Tu aurais dit que le ciel sublime avait anéanti en ce jour la force de la main du noble Sohrab. Rustem se mit en fureur, il étendit ses mains, saisit ce crocodile vaillant par la tête et par le bras, et fit plier le dos du jeune héros. Le temps de Sohrab était venu, et son corps était sans force. Rustem, semblable à un lion, le jeta par terre ; mais sachant qu'il ne resterait pas longtemps sous lui, il tira soudain du fourreau son épée et fendit la poitrine du lion au cœur prudent. Toutes les fois que tu auras soif de sang et que tu souilleras ton poignard brillant, le sort à son tour aura envie de ton sang, et chaque poil de ton corps deviendra un poignard.

Sohrab se tordit, exhala un grand soupir et sentit qu'il n'avait plus à penser ni au bonheur ni au malheur. Il dit à Rustem : er Cela m'arrive par ma propre faute ; et le sort a mis dans ta main la clef de la porte de ma mort. Tu es innocent de cela ; c'est le ciel voûté qui m'a élevé et qui m'abat prématurément. Ma jeunesse sera pour le peuple un sujet de moquerie, puisque ma haute stature est ainsi jetée dans la poussière. Ma mère m'a dit à quelles marques je reconnaîtrais mon père, et ma tendresse pour lui m'a conduit à la mort. Je l'ai cherché pour voir son visage, j'ai sacrifié ma vie à ce désir. Hélas ! ma peine a été inutile, je n'ai pu voir les traits de mon père. Maintenant, dusses-tu devenir un poisson dans la mer, te cacher dans les ténèbres comme la nuit, te réfugier dans le ciel comme une étoile, arracher du monde le soleil brillant, mon père tirera vengeance de toi, quand il verra qu'une brique est devenue ma couche. Un de ces grands, un de ces fiers guerriers attestera à Rustem que Sohrab a été tué et jeté par terre comme une chose vile, pendant qu'il était à la recherche de son père.

Rustem l'écouta, sa tête se troubla, le monde devint confus devant ses yeux, son corps faiblit, la force et la vigueur lui manquèrent, il tomba, et la raison l'abandonna. Lorsqu'il eut repris ses sens, il demanda à Sohrab avec des cris de douleur et de désespoir : Dis-moi quelles marques tu as de Rustem ? puisse son nom disparaître d'entre les noms des grands ! car je suis ce Rustem ; que mon nom périsse, et que Zal fils de Sam s'asseye pour pleurer ma mort ! Il jetait des cris, son sang bouillonnait, il s'arrachait les cheveux et se lamentait. Quand Sohrab vit Rustem dans cet état, il se laissa retomber, il perdit le sens ; il s'écria : S'il en est ainsi, si tu es Rustem, tu m'as tué follement et aveuglé par ta mauvaise nature. Je t'ai voulu amener à la paix de toute manière, mais je n'ai pu trouver en toi un seul mouvement de tendresse. Maintenant délie ma cuirasse, regarde à nu mon corps brillant. Lorsque le son des trompettes se fit entendre sous ma porte, ma mère accourut, les deux joues rougies de larmes de sang. Son cœur se brisait à l'idée de mon départ ; elle m'attacha un onyx au bras et me dit : C'est un souvenir de ton père ; garde-le, et penses-y quand le temps de t'en servir sera venu. Mais je n'ai pu m'en servir que trop tard, car le combat a eu lieu, et le fils périt devant les yeux de son père.

Rustem ouvrit l'armure et vit l'onyx ; il déchira sur son corps tous ses vêtements et s'écria ; ô toi que j'ai tué de ma main, toi qui es glorieux en tout pays et chez tous les peuples ! Il poussa des cris, s'arracha les cheveux, se couvrit la tête de poussière et inonda ses joues de larmes. Sohrab lui dit : Il n'y a pas de remède, ainsi ne verse pas des larmes de tes deux yeux. À quoi te servirait-il de te tuer ? la chose est faite et devait se faire.

Lorsque le ciel brillant eut quitté la voûte du ciel sans que Rustem fût revenu du désert à son camp, vingt guerriers prudents partirent pour voir ce qui se passait sur le champ de bataille. Ils y trouvèrent deux chevaux debout et couverts de poussière, mais Rustem n'y était pas. Voyant que le héros au corps d'éléphant n'était pas à cheval sur le champ de la vengeance, ils crurent qu'il avait été tué, et les têtes de tous ces grands se troublèrent. Ils se hâtèrent d'annoncer à Keï Kaous que le trône du pouvoir avait perdu Rustem. Toute l'armée fit entendre des cris, et le monde entier s'émut. Kaous fit sonner du clairon et battre les timbales, et Thous, le chef de l'armée, vint auprès de lui. Le roi dit à ses braves : Envoyez en toute hâte un dromadaire de course sur le lieu du combat, pour que nous sachions ce qu'a fait Sohrab ; car il faudrait pleurer sur le pays d'Iran, si cette nouvelle était vraie. Qui d'entre les Iraniens oserait se présenter devant Sohrab si Rustem était mort ? Il faudrait alors, en masse, frapper un grand coup, et ne jamais plus reparaître sur ce champ de bataille.

Lorsqu'on entendit le bruit qui s'élevait du camp, Sohrab dit à Rustem : Maintenant que ma vie s'en va, le sort des Turcs change ; prouve-moi ta tendresse en empêchant le roi de mener contre eux son armée, car ce n'est que leur confiance en moi qui les a excités à porter la guerre sur les frontières de l'Iran. Pendant bien des jours je leur ai donné de belles paroles, je leur ai donné l'espoir de tout obtenir. Car comment pouvais-je savoir, ô héros illustre, que je périrais de la main de mon père ? Il ne faut pas qu'ils soient inquiétés dans leur retraite ; ne jette sur eux que des regards de bonté. En outre, je tiens prisonnier un brave de cette forteresse ; je l'ai pris avec le nœud de mon lacet. Je lui ai souvent demandé les moyens de te reconnaître, car ton image était sans cesse devant mes yeux ; mais ses paroles étaient toujours mensongères, et c'est sa faute si la place que je lui avait destinée reste vide, car ses discours m'ont été tout espoir, et le jour brillant est devenu noir pour moi. Informe-toi qui il est parmi les Iraniens, et ne souffre pas qu'on lui arrache la vie. Je voyais les signes que ma mère m'avait indiqués, mais je n'en croyais pas mes yeux. Mon sort était écrit au-dessus de ma tête, et je devais mourir de la main de mon père. Je suis venu comme la foudre, je m'en vais comme le vent ; peut-être que je te retrouverai heureux dans le ciel.

L'excès de la douleur arrêta la respiration de Rustem ; son cœur était en feu, ses yeux en larmes ; il s'assit sur Raksch rapide comme la foudre, le cœur plein de sang, les lèvres pleines de soupirs. Il alla au-devant de son armée en jetant des cris, et l'âme remplie de douleur et d'angoisse de ce qu'il avait fait. Quand les Iraniens l'aperçurent, ils se prosternèrent tous le visage contre terre ; ils rendirent grâce au Créateur de ce que Rustem était revenu vivant du combat ; mais quand ils virent sa tête couverte de poussière, ses vêtements déchirés, sa poitrine en sang, ils lui demandèrent ce qui était arrivé, et ce qui avait tant troublé son cœur. Il leur parla de la chose terrible qu'il avait faite et du noble fils qu'il avait tué. Tous poussèrent des cris avec lui, et la raison abandonna de nouveau le Sipehdar. Il dit aux grands : On dirait que je n'ai aujourd'hui ni cœur ni corps. Il ne faut pas qu'aucun de vous aille combattre les Touraniens, car le mai que j'ai fait aujourd'hui est assez grand. Zewareh s'approcha de Rustem, ses vêtements pendaient en lambeaux sur son corps, sa poitrine était déchirée. Quand Rustem vit son frère dans cet état, il lui répéta tout ce que lui avait dit le fils qu'il avait frappé, en ajoutant : Je me repens de ce que j'ai fait, et une punition sans mesure m'attend. Moi vieillard j'ai tué mon enfant ; j'ai détruit, tronc et racine, cet enfant illustre. J'ai déchiré la poitrine de mon enfant, et le ciel le pleurera éternellement. Puis il envoya à Houman ce message : L'épée de la vengeance doit rester dans le fourreau. Tu es maintenant le chef de cette armée, aie soin de sa sûreté et ne t'endors pas. Quant à moi, je ne veux pas te combattre, mais dorénavant je ne veux plus te parler ; car tu as caché à Sohrab la vérité, parce que tu as une mauvaise nature ; tu as brûlé avec du feu mon âme et mes yeux.

Le Pehlewan dit alors à son frère : O guerrier illustre à l'âme brillante ! accompagne Houman jusqu'au bord du fleuve (Oxus), et ne force personne à se hâter. Zewareh partit sur-le-champ, et porta à Houman les paroles du Pehlewan. Houman le brave, qui avait montré à Sohrab l'art de la guerre, lui répondit : C'est Hedjir le querelleur, le malveillant, qui a tenu caché le secret que cherchait le Sipehdar. Sohrab lui avait demandé à quels signes il pourrait reconnaître son père, mais il l'a trompé et a tenu son esprit dans l'ignorance. C'est par son crime que ce malheur nous est arrivé, il faudrait lui trancher la tête. Zewareh retourna auprès de Rustem et lui parla de Houman, de son armée et de ce qu'avait fait le méchant, le malveillant Hedjir, qui était la cause de la mort de Sohrab. Rustem devint furieux à ces paroles, le monde s'obscurcit devant ses yeux ; il courut du champ de bataille auprès de Hedjir, le saisit par la poitrine, le jeta par terre, tira un poignard brillant et voulut lui trancher la tête. Les grands descendirent de cheval pour demander sa grâce, et arrachèrent Hedjir des portes de la mort.

Quelque temps s'étant passé ainsi, Rustem se rendit auprès de son fils, l'âme déchirée ; tous les grands, comme Thous, Gouderz et Kustehem, l'accompagnèrent ; tous les braves élevèrent la voix en priant Dieu pour le noble Rustem, le priant de guérir cette douleur, de l'aider à supporter cette angoisse. Rustem saisit un poignard pour séparer de son corps sa vile tête ; les grands se jetèrent sur lui, le sang coulant des cils de leurs yeux, et Gouderz lui dit : Que te servirait-il maintenant de réduire en fumée le monde ? Quand tu te ferais cent blessures, quel soulagement en reviendrait-il à ton noble fils ? S'il a encore quelque temps à vivre sur la terre, il vivra, et tu dois vivre avec lui ; et si cet enfant doit quitter le monde, songe que rien n'est éternel sur la terre. Nous sommes tous la proie de la mort, que notre tête soit ornée d'un diadème ou couverte d'un casque. Quand le temps est venu, il faut mourir ; et ce qui sera après la vie, nous ne le savons pas. Qui donc, ô Sipehdar, est exempt du souci de la mort ? chacun n'a-t-il pas à pleurer sur lui-même ? Que le chemin que doit faire la Mort en nous poursuivant soit long ou court, nous sommes perdus aussitôt qu'elle nous rejoint sur la route.

RUSTEM DEMANDE UN BAUME À KAOUS.

Alors Rustem dit à Gouderz : O puissant héros à l'âme brillante ! porte un message de moi à Kaous ; raconte-lui quel malheur m'a frappé, et dis-lui : J'ai déchiré avec le poignard la poitrine de mon vaillant fils, périsse ma main ! Si tu as souvenance de ce que j'ai fait pour toi, montre une seule fois un cœur compatissant à ma détresse. Envoie-moi de ce baume qui se trouve dans ton trésor et qui guérit les blessés, envoie-le-moi en toute hâte avec une coupe de vin. Il se peut que Sohrab guérisse par ta grâce, et qu'il devienne, comme moi, un des esclaves qui se tiennent devant ton trône.

Le Sipehdar partit rapide comme le vent et porta le message à Kaous. Le roi lui répondit : Qui d'entre le peuple est plus honoré que Rustem ? Je ne voudrais pas qu'il lui arrivât malheur, car j'ai pour lui un grand respect. Mais si je lui donne mon baume, son fils au corps d'éléphant restera en vie, il servira d'appui à Rustem et le rendra plus puissant, et sera sans doute la cause de ma mort. Et si jamais il me fait du mal, pourrai-je le punir comme il l'aura mérité. Tu as entendu comment Rustem a dit : Qu'est-ce que Kaous ? encore pourtant est-il roi : mais qu'est-ce que Thous ? Qui est-ce qui contrebalancera dans le monde un homme qui a cette poitrine et cette force, ces bras et ces pieds ? Comment se tiendrait-il humblement devant mon trône, comment marcherait-il sous mon aigle royal, lui qui m'a défié avec tant d'injures, qui m'a déshonoré à la face de mon armée ? Si son fils reste en vie, ma main sera remplie de poussière. N'as-tu pas entendu les paroles de Sohrab ? n'es-tu pas un grand qui connaît le monde ? Il a dit qu'il couperait la tête à mille Iraniens et qu'il pendrait Kaous vivant au gibet. S'il vit, les grands et les petits plieront devant lui. Quiconque aide à sauver son ennemi donne au monde une mauvaise opinion de lui-même. Gouderz t'écouta et s'en retourna sur-le-champ ; il arriva auprès de Rustem, courant comme la fumée, et lui dit : La mauvaise nature du roi est comme la coloquinte, qui ne cesse jamais de porter du fruit. Sa dureté est cause qu'il n'a aucun ami dans le monde, et jamais il n'a fait un sacrifice pour soulager la peine d'un homme. Va toi-même auprès de lui et tâche d'éclairer son âme noire.

LAMENTATION DE RUSTEM SUR LA MORT DE SOHRAB.

Rustem ordonna à ses serviteurs de préparer un drap tissu d'or, et de coucher son fils sur ce drap à fleurs d'or, pour qu'il pût être porté auprès du roi. Le héros au corps d'éléphant se mit en route, mais quelqu'un courut après lui en toute hâte pour lui dire que Sohrab avait quitté ce monde immense, et qu'il lui demandait un cercueil au lieu d'un palais. Le père bondit, il poussa un long soupir, se frottant les paupières et les couvrant de sang. Il se jeta à bas de son cheval rapidement comme le vent, ôta son casque et se couvrit la tête de poussière. Les grands de l'armée tous ensemble jetaient des cris, pleuraient et se lamentaient. Rustem dit : Hélas ! ô mon enfant plein de bravoure, qui portais haut la tête, qui étais issu de la race des Pehlewans ! Ni le soleil et la lune, ni la cuirasse et le trône, ni la couronne et le casque ne verront plus un homme tel que toi. A qui arriva-t-il jamais ce qui m'arrive, à moi qui dans ma vieillesse ai tué mon enfant, un enfant qui était petit-fils de Sam le cavalier, et, du côté de sa mère, issu de race royale ? Il n'y a pas dans le monde un brave comme moi ; et pourtant, devant lui, je n'étais qu'un enfant en bravoure. On devrait me couper les deux mains ; je ne devrais plus m'asseoir que dans la poussière noire. Que dirai-je quand sa mère le saura ? comment oserai-je lui envoyer un messager ? Pourrai-je dire pourquoi j'ai tué cet innocent, pourquoi je l'ai privé de la lumière du jour ? Est-ce que jamais père a fait chose pareille ? J'ai mérité qu'on parle de moi avec horreur. Qui dans le monde a tué son fils, brave, jeune et plein de sagesse ? Et le père de sa mère, l'orgueilleux Pehlewan, que dira-t-il à sa fille jeune et pure ? Il maudira la race de Sam ; il m'appellera mécréant. Mais qui aurait pu penser que ce noble enfant, malgré sa jeunesse, avait atteint la taille d'un haut cyprès, qu'il avait tourné ses pensées vers la guerre et préparé une armée, et que c'était lui qui rendait noir pour moi le jour brillant ?

Il ordonna qu'on couvrît de brocart digne d'un roi le corps de cet enfant, qui avait eu envie d'un trône et d'un empire et qui n'avait trouvé qu'une bière étroite. Il fit emporter de la plaine le cercueil, et se dirigea vers ses tentes. On mit le feu au camp, et toute l'armée se couvrit la tête de poussière. Il fit jeter dans le feu toutes ses tentes de brocart de sept couleurs, et sa selle couverte de peau de léopard, qui avait formé son noble trône. Il s'éleva un cri comme le tonnerre, et le héros maître du monde fit entendre des lamentations : Le monde ne verra plus jamais un cavalier comme toi, si brave, si courageux au jour du combat. Hélas tant de valeur et tant de sagesse ! Hélas ces joues et cette taille élancée ! Hélas cette douleur qui déchire l'âme ! Tu es mort loin de ta mère et le cœur percé par ton père.

Rustem versa des larmes de sang, il creusa la terre avec ses ongles, et déchira sur son corps ses vêtements royaux, en s'écriant : Zal et la vertueuse Roudabeh m'accuseront, en disant : Comment Rustem a-t-il pu trouver une main pour frapper son fils, pour lui fendre la poitrine avec son poignard ? Quelle excuse trouverai-je pour mon crime ? comment adoucirai-je leurs cœurs par mes paroles ? Que diront les braves et les grands quand ils connaîtront mon crime, quand ils sauront que j'ai arraché du jardin le cyprès élancé ? Tous les Pehlewans du roi Kaous s'assirent avec Rustem dans la poussière de la route ; les lèvres des grands étaient prodigues de conseils, mais la douleur de Rustem s'y refusait.

C'est ainsi qu'agit le ciel sublime. Il tient d'une main une couronne, de l'autre un lacet ; et quand quelqu'un s'assied joyeusement, la couronne sur la tête, il l'arrache du trône avec son lacet. Pourquoi s'attacher à ce monde qu'il faut quitter avec ses compagnons de route ? Pourquoi tant de chagrins au sujet de cette vie, puisqu'il faut marcher vers le tombeau ? Que le ciel sache ce qu'il fait, ou qu'il agisse sans le savoir, sois sûr que personne ne peut pénétrer le secret de ses mouvements, et qu'il n'y a aucune voie pour apprendre comment et pourquoi il fait ce qu'il fait. Ainsi ne déplorons pas cette nécessité de mourir, car ne savons-nous pas quelle doit être la fin de tout cela ?

Lorsque Kaous eut appris la mort de Sohrab, il se rendit auprès de Rustem avec un cortège, et lui dit : Tout, depuis le mont Alborz jusqu'à l'eau qui nourrit le roseau, tout est emporté par la rotation du ciel ; il ne faut donc pas tourner ses affections vers la terre. L'un meurt plus tôt, l'autre plus tard, mais tous à la fin traversent la mort. Console ton âme et ton cœur de la perte de celui qui est mort ; tourne l'oreille vers les paroles du sage. Quand tu ferais écrouler le ciel sur la terre, quand tu brûlerais le monde, tu ne rendrais pas la vie à celui qui est mort ; sache que son âme vivra éternellement dans l'autre monde. J'ai vu de loin sa poitrine et ses bras, sa haute stature et sa massue ; le sort l'a amené ici avec son armée pour qu'il y reçoive la mort de ta main. Que veux-tu faire ? Quel remède y a-t-il ? Jusqu'à quand pleureras-tu celui qui est mort ? Rustem répondit : Il est mort ; mais Houman reste sur la large plaine, et avec lui les chefs du Touran et quelques-uns de la Chine. Ne pense pas à les combattre. Zewareh, par la grâce de Dieu et par l'ordre du roi, servira de guide à cette armée dans sa marche. Le roi lui dit : O illustre héros ! tout le malheur de cette guerre est tombé sur toi. Quoique les Touraniens m'aient fait du mal, quoiqu'ils aient fait élever du pays d'Iran la fumée de la destruction, mon cœur est attristé de ta tristesse, et je ne pense pas à tirer vengeance d'eux,

RETOUR DE RUSTEM DANS LE ZABOULISTAN.

Le roi partit de là avec son armée et marcha vers l'Iran ; mais Rustem demeura, attendant que Zewareh fût de retour et lui apportât des nouvelles de l'armée du Touran. Zewareh revint quelques jours après de grand matin, et Rustem se mit sur-le-champ en route avec son armée ; il se dirigea vers le Zaboulistan, et lorsque Zal eut nouvelle de son approche, tout le Séistan s'avança vers Rustem et se porta à sa rencontre, accablé de douleur et de peine. L'armée marchait devant le cercueil, les grands avaient répandu de la poussière sur leurs têtes ; ils avaient coupé la queue à leurs nobles chevaux noirs, et fêlé toutes les cymbales et les trompettes d'airain. Lorsque le Destan fils de Sam vit le cercueil, il descendit de son cheval à bride d'or. Rustem s'avança vers lui à pied, les vêtements en lambeaux, le cœur déchiré. Tous les braves délièrent leurs ceintures, tous inclinèrent la tête jusqu'à terre devant le cercueil ; ils détachèrent le cercueil du dos du dromadaire et le posèrent à terre. Hélas ce glorieux héros ! Rustem souleva, devant son père, le couvercle du cercueil que fermaient des clous d'or, et il lui dit : Regarde ! celui qui chevauchait sur l'arc-en-ciel dort misérablement dans cette bière étroite. Le Destan versa de ses deux yeux des larmes de sang et invoqua, dans son angoisse, Dieu le guide. Rustem dit : O enfant illustre ! tu es mort, et je suis reste dans la tristesse et dans la douleur. Zal lui dit : Quelle chose étonnante que Sohrab ait pris la lourde massue ! Certes il était une merveille parmi les grands, et jamais mère ne mettra au monde un semblable fils. Il dit, et les cils de ses yeux se remplirent de larmes de sang ; il ne cessait de parler de Sohrab.

Rustem entra dans son palais en poussant des cris, et plaça le cercueil devant lui. Quand Roudabeh vit le cercueil de Sohrab, et Rustem qui versait de ses deux yeux des torrents de sang, elle dit tristement : O noble héros ! lève pour un instant la tête hors de ce cercueil ! Elle commença alors à se lamenter et à exhaler de sa poitrine des soupirs froids, disant : O fils de Pehlewan, vainqueur des lions ; jamais plus il ne naîtra un enfant vaillant et brave comme toi. Tu ne conteras plus à ta mère tes secrets ; tu ne lui diras pas ce que t'a apporté le temps dont tu espérais tant de bonheur. Encore enfant, tu es entré dans le séjour ténébreux ; tu es entré dans la demeure des infortunés. Tu ne diras pas quel sort t'a réservé ton père, et comment il t'a déchiré la poitrine. Les cris de Roudabeh montèrent du palais jusqu'à Saturne, et quiconque les entendait pleurait amèrement. Puis elle se retira dans ses appartements, plongée dans la tristesse et le deuil, le cœur rempli de douleur, les deux joues pâles.

Lorsque Rustem vit ceci, il pleura dans l'amertume de son cœur, il versa de ses yeux des torrents de sang sur sa poitrine ; tu aurais demandé si le jour du jugement était arrivé pour que la joie eût ainsi abandonné tous les cœurs. Rustem apporta de nouveau le cercueil du lion Sohrab devant les grands pleins de bravoure, il en arracha les clous et ouvrit le couvercle ; il ôta le linceul en présence de Zal, et montra aux grands le corps de son fils. Tu aurais dit que le firmament s'écroulait ; tous, jeunes et vieux, hommes et femmes, tremblaient ; leurs joues étaient blêmes, leurs habits en lambeaux, leurs cœurs dans la douleur, leurs têtes couvertes de poussière. Le palais tout entier était devenu un cercueil depuis que le lion était là couché dans sa bière. A voir ses bras et ses pieds, tu aurais dit que c'était Sam fatigué du combat et endormi. Rustem le couvrit de nouveau de brocart jaune, et ferma le couvercle de ce cercueil étroit, disant : Si je lui bâtis un tombeau d'or, si je remplis sa bière de musc noir, on les enlèvera quand je serai mort, et pourtant il ne me reste pas autre chose à faire. Il lui bâtit alors un tombeau voûté comme le sabot d'un cheval, et les larmes du deuil rendirent aveugle le monde. Il creusa des blocs de bois d'aloès, en fit son cercueil et le ferma avec des clous d'or.

Le monde entier fut rempli de la nouvelle que le Pehlewan avait tué son fils ; le monde entier fut consterné, et quiconque entendit ce récit fut en proie à la tristesse. Rustem passa ainsi quelque temps, pendant lequel aucune joie n'entra dans son cœur ; à la fin il se résigna, car il vit qu'il ne lui restait pas d'autre parti à prendre. Le monde garde le souvenir de maint événement pareil, car le sort a répandu beaucoup de douleur dans l'âme de chacun. Quel est l'homme de sens et de raison qui pourrait endurer les perfidies du sort ?

Quand les Iraniens surent ce qui s'était passé, le feu de la douleur s'alluma dans leurs âmes. Houman s'en retourna dans le Touran et rendit compte à Afrasiab de ce qu'il avait vu. Le roi du Touran en resta stupéfait, et chercha à calculer les suites de cette aventure.

LA MÈRE DE SOHRAB APPREND SA MORT.

Il s'éleva un cri des villes du pays de Touran quand on apprit que Sohrab était mort dans le combat ; la nouvelle arriva au roi de Semengan, et il déchira sur son corps tous ses vêtements. La mère de Sohrab apprit que le héros avait été blessé par l'épée de son père et qu'il était mort ; elle se frappa de ses mains, elle déchira sa robe, et son beau corps parut brillant comme un rubis. Elle poussait des cris et des plaintes ; elle se désolait, et par intervalles elle perdait la raison. Elle roulait autour de ses doigts les boucles, de ses cheveux qui ressemblaient à de brillants lacets, et les arrachait de leur racine, des larmes de sang inondaient ses joues, et par moments elle tombait par terre. Elle jetait de la terre noire sur sa tête, elle déchirait avec ses dents toute la chair de ses bras, elle jetait du feu sur sa tête et brûlait son visage et ses cheveux noirs, en décriant : O vie de la mère, où es-tu maintenant ? mêlé avec la poussière. Je tenais mes deux yeux fixés sur la route, disant en moi-même : Je vais peut-être avoir des nouvelles de mon enfant et de Rustem. C'était là mon espérance, et je disais : Dans ce moment il fait le tour du monde ; il a cherché et trouvé son père, et maintenant il se hâte de revenir. Comment pouvais-je deviner, ô mon fils, que j'apprendrais que Rustem t'avait percé le cœur avec son poignard ! Il n'a pas eu pitié de ton beau visage, de ta haute stature, de tes cheveux ; il n'a pas eu pitié de ce nombril qu'il a déchiré avec son épée. Je t'ai élevé tendrement, te pressant sur mon sein pendant les jours et les longues nuits, et maintenant tu es noyé dans le sang, et un linceul est le vêtement de tes bras et de ta poitrine. Qui pourrai-je maintenant serrer dans mes bras ? qui est-ce qui me consolera dans mon deuil ? Qui appellerai-je à ta place auprès de moi ? à qui dirai-je mes peines et la douleur que je ressens de ta perte ? Hélas ton corps, ta vie, tes yeux ! hélas ce flambeau qui a été ravi aux palais et aux jardins et jeté dans la poussière ! Tu as cherché ton père, ô lion soutien des armées ; et tu as trouvé sur ton chemin, au lieu de ton père, un tombeau. Tu avais été plein d'espérance, et l'infortune t'a jeté dans le désespoir, et tu dors misérablement sous terre, avant celui qui a tiré son poignard et déchiré ta poitrine d'argent. Pourquoi ne lui as-tu pas remis le gage que ta mère t'avait donné ? pourquoi ne lui en as-tu pas parlé ? Ta mère t'avait dit à quelles marques tu reconnaîtrais ton père, pourquoi n'y as-tu pas cru ? Maintenant ta mère, privée de toi, reste captive, accablée de soucis et de douleur, de peines et de désespoir. Pourquoi ne me suis-je pas mise en route avec toi ? car alors le soleil et la lune auraient tourné à ton gré. Rustem m'aurait reconnue de loin, et nous aurait reçus avec joie, ô mon fils ! Il n'aurait pas lancé son javelot contre toi ; il ne t'aurait pas fendu la poitrine, ô mon enfant !

Elle dit, et s'emporta contre elle-même, s'arrachant les cheveux et frappant de ses mains son beau visage ; et ses lamentations et ses cris étaient tels que toute créature eut les yeux pleins de larmes ; elle tomba par terre sans connaissance et ivre de douleur, et le cœur de toutes les créatures se brisa de pitié pour elle ; elle tomba par terre comme morte ; tu aurais dit que son sang était glacé dans ses veines. Elle reprit connaissance et recommença ses lamentations et ses plaintes sur la mort de son fils ; ses larmes mêlées au sang de son cœur devinrent couleur de rubis ; elle fit apporter le trône de Sohrab, et pleura amèrement sur ce trône et cette couronne en s'écriant : O rejeton d'un arbre royal ! Elle fit amener ce destrier aux pieds de vent qu'il avait aimé à monter dans les jours de joie ; elle pressa la tête du cheval contre sa poitrine, et les hommes en restèrent étonnés ; elle le baisa tantôt à la tête, tantôt à la face ; elle frotta son visage et ses cheveux contre le sabot du cheval. Elle fit apporter le vêtement royal de son fils et l'embrassa comme si c'eût été son enfant ; elle rougit le sol du sang de ses paupières ; elle se laissa tomber de douleur sur la terre et dans le sang ; elle prit la cotte de mailles, la cuirasse de cuir et l'arc, la lance, l'épieu et la lourde massue. Elle prit la bride d'or et le bouclier de son fils, et se frappa le front avec la bride et le bouclier ; elle prit son lacet de quatre-vingts brasses, et le saisissant par l'anneau, le jeta au loin ; elle prit la cuirasse de fer et le casque, en disant : O lion avide de combats ! Elle tira l'épée de Sohrab, courut vers son cheval et lui coupa la queue, ensuite elle donna toutes ces richesses aux pauvres, l'or, l'argent et les chevaux caparaçonnés. Elle ferma la porte du palais, brisa son trône et le jeta par terre comme une chose vile. Elle noircit par le feu les portes du palais ; elle dévasta le palais et la salle d'audience ; elle détruisit cette belle demeure, parce que son fils était parti de ce lieu de plaisir pour aller à la guerre. Elle se revêtit d'un vêtement bleu, mais la couleur disparut sous le sang ; elle soupirait jour et nuit et pleurait, et elle vécut encore une année après la mort de Sohrab. A la fin elle mourut de douleur, et son âme se rendit auprès de Sohrab le héros.

Bahram à la parole sage a dit : N'attache pas ton cœur aux morts. Tu ne resteras pas longtemps ici ; sois donc prêt, et ne compte pas sur un délai. Ton père a fixé un jour pour ton départ, sais-tu s'il n'est pas arrivé ? C'est là son secret, qui ne peut être connu, et tu n'en trouveras pas la clef que tu cherches étourdiment. Personne ne sait ouvrir cette porte fermée, et tu donnes ta vie au vent dans cette vaine recherche. Et pourtant le sort qui nous emporte est le sort assigné par notre Seigneur. N'attache pas ton cœur à ce séjour passager, car ce qui est passager ne peut te profiter beaucoup. Maintenant je finis ce conte, et j'arrive à l'histoire de Siawusch ; c'est une histoire pleine de larmes et qui fera naître dans les cœurs tendres de la haine contre Rustem.

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