Firdousi

FERDOWSI/FIRDOUSI

 

LE LIVRE DES ROIS TOME IV (partie I - partie II - partie III )

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

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FERDOWSI

 

LE LIVRE DES ROIS.


 

      

TOME IV

 

 

COMBAT ENTRE LES IRANIENS ET LES TOURANIENS.

Khosrou, à ces paroles de Rustem, changea d'avis et dit au messager : Cet homme aux mauvaises intentions s'attache à moi pour que je me batte avec lui. Il a donné à Siawusch des assurances encore plus solennelles, mais sa langue était pleine de mensonges et son cœur plein d'injustice. Le chef des Turcs ne gagnera pas de gloire par sa perversité : son esprit est étrangement confus et son cœur rempli de fausseté. S'il veut absolument se battre, il y en a d'autres que moi avec qui il peut se mesurer : voici Tehemten et le vaillant Guiv qui recherchent le combat contre le lion mâle. Car si les rois devaient se battre avec les rois, à quoi serviraient les armées et tout cet appareil de guerre ? Dorénavant je n'aurai plus à lutter contre toi, car tu vas voir le jour des ténèbres et du malheur.

Le messager partit rapide comme le vent, et répéta à Afrasiab tout ce qu'il avait entendu. Le cœur du roi se remplit de soucis, il n'avait aucune envie de livrer bataille ; mais Khosrou amenait son armée, et celle des Turcs fut obligée de s'ébranler de son côté. L'une s'avançait en toute hâte, l'autre marchait avec hésitation, et la terre remuait comme les flots de la mer. Il pleuvait des flèches, comme si les nuages eussent versé de la grêle sur les casques et les cuirasses. Depuis l'aube du jour jusqu'à ce que le soleil se couchât, semblable à un rubis, la terre fut trempée de sang et foulée par les sabots des chevaux ; mais, à la tombée de la nuit, les armées rentrèrent, car les yeux des cavaliers étaient obscurcis.

Khosrou, en arrivant à son camp, entouré des pompes de la royauté et de la guerre, dit à Thous : Le fils de Pescheng ne peut pas être satisfait de la bataille qu'il a livrée aujourd'hui, et je pense qu'il voudra nous surprendre cette nuit, et délivrer ainsi son âme de ses longs soucis. Il fit creuser un fossé à travers la route, du côté où l'armée du Touran pouvait arriver, et défendit d'allumer des feux ou de laisser entendre la clochette d'un cheval.

Il choisit les cavaliers les plus braves de l'armée, et en donna le commandement à Rustem ; ensuite il fit un second détachement d'Iraniens, leur ordonna de revêtir leurs armes de combat, et en confia le commandement au Sipehdar Thous, en lui ordonnant de se porter du côté des montagnes. Ainsi Tehemten devait conduire ses troupes du côté des plaines, et Thous du côté des montagnes, et le roi leur ordonna de s'avancer à une grande distance, mais de rester tous les deux dans la plaine, l’un à droite et l’autre à gauche, sans montrer de lumières ni de torches, soit du côté du désert, soit du côté de la montagne, pour qu'Afrasiab, s'il préparait une attaque de nuit, fut pris par derrière entre les détachements, et restât comme un jeune faucon dans la cage : devant lui le fossé, derrière lui les corps détachés, et en arrière du fossé, le roi avec son armée et ses éléphants.

AFRASIAB FAIT UNE ATTAQUE DE NUIT, ET EST BATTU PAR KEÏ KHOSROU.

Le roi des Turcs, aussitôt que la nuit eut envahi le ciel, revêtit ses armes de combat, lui et son armée. Il appela les plus expérimentés de ses guerriers, et parla longuement des choses passées ; ensuite il ajouta : Cet homme vil et traître s'est approché follement de l'armée de son grand-père. Sans doute à cette heure ses troupes sont endormies, dispersées dans la plaine et sur la montagne ; rejetons donc de nos cœurs toute crainte, et surprenons les Iraniens à l'aube du jour. Si nous réussissons à les vaincre cette nuit, vous me verrez remonter sur mon trône ; mais si notre fortune ne retrouve pas sa splendeur, c'est que tout n'est que déception, et la bravoure n'est qu'un mensonge.

Les grands approuvèrent ce plan, et se levèrent pour se préparer au combat de nuit. Afrasiab choisit cinquante mille cavaliers de son armée, des hommes pleins d'expérience, qui frappaient du poignard. Il se fit précéder par des éclaireurs, de vieux soldats remplis d'ardeur pour le combat. Le guide des éclaireurs se rendit près du camp de Khosrou, nulle part il n'entendit une voix de garde de nuit ; il trouva tout le monde en repos ; il n'aperçut ni une ronde, ni du feu, ni un souffle de vent ; personne n'avait l'air de penser aux Touraniens. Voyant cela, il s'en retourna en courant, et dit : Personne parmi eux n'a l'esprit lucide ; ils dorment tous d'un sommeil de mort, ou ils ont passé leur journée à boire du vin ; on ne voit nulle part une ronde, et dans toute la plaine il n'y a debout que les broussailles.

Afrasiab entendit ces paroles, et son cœur en fut rempli de joie. Il fit partir son armée, monta à cheval lui-même, et lui et ses héros prirent leurs armes de combat. Les Turcs partirent, semblables aux flots de la mer ; ils avaient hâte de se jeter sur l'ennemi. Leur marche se fit tranquillement, sans bruit, sans son de clairon, sans cris ; mais lorsqu'ils furent près du camp des Iraniens, les trompettes éclatèrent, les timbales suspendues aux pommeaux des selles se firent entendre, et le drapeau noir s'éleva haut dans l'air. Toute l’avant-garde de l'armée lança ses chevaux et poussa des cris, mais une partie des cavaliers tomba dans le fossé, et le reste se déroba au combat. D'un côté s'avança Rustem, qui revenait de la plaine, et l'air se remplit de la poussière que faisaient lever ses chevaux ; de l'autre côté arrivèrent Guiv, Thous et Gouderz, précédés de clairons et de timbales ; enfin le roi des rois s'avança avec le drapeau de Kaweh, et l’air devint violet par la masse des épées de ses cavaliers. Alors on vit des coups donnés et reçus, des hommes captifs et morts ; et les chevaux perdirent baleine et les hommes la raison. Il ne resta pas en vie dix Touraniens sur cent, et ceux qui survécurent furent forcés de s'enfuir par leur mauvaise étoile.

Lorsque le roi de Touran reçut ces nouvelles du champ de bataille, il en fut tellement affligé, que même les blessés qui pleuraient et se lamentaient se mirent à gémir sur sa douleur. Il dit : Il n'y a pas de sagesse qui puisse échapper à la rotation du-ciel. Qu'importe que l'ennemi nous ravisse la vie ? frappons encore un coup désespéré ! Il faut ou pétrir jusqu'au dernier, ou ressaisir la couronne d'Iredj. Les cris des combattants s'élevèrent des deux camps, le monde fut rempli du son des trompettes d'airain, et les deux armées, occupant une ligne de trois farsangs, saisirent les javelots et les épées ; le champ de bataille devint comme une mer, on ne voyait plus ni le soleil brillant ni la lune. Les troupes s'avancèrent par corps d'armée, comme les vagues que soulève la tempête. On aurait dit que les vallées et les plaines n'étaient que du sang, et que le soleil avait disparu de la sphère céleste ; personne n'avait pitié de son propre corps, et la face du ciel était comme couverte de goudron. Alors s'éleva un vent tel que personne ne se souvenait d'un pareil : il souleva la poussière du champ de bataille et la lança sur la tête et dans les yeux des Touraniens, leur arracha les casques, et le roi des Turcs resta confondu. Toute la plaine n'était que sang et cervelles, et le sable prit la couleur du jujube. Les cavaliers turcs, qui, dans leurs jours de loisir, regardaient comme rien la chasse aux léopards, virent qu'ils ne pouvaient lutter contre le ciel qui soulevait la terre et la poussière du désert. Khosrou, lorsqu'il vit cette tourmente qui s'élevait et le courage et la fortune des Iraniens qui s'affermissaient, s'avança du centre de son armée, accompagné de Rustem, de Guiv, de Gouderz et de Thous, et précédé par les timbales ; le centre entier de l'armée s'ébranla ; d'un côté marchait le roi, de l'autre Rustem ; l'air était rempli de poussière comme d'un brouillard, mais d'un brouillard d'où il pleuvait des coups de massue et d'épée ; partout on voyait des monceaux de morts comme des montagnes, et des fontaines de sang jaillirent sous les deux armées ; l'air devint comme un voile bleu, la terre comme une mer de sang, et tant de flèches traversaient le ciel, qu'il ressemblait à l'aile de l'aigle. Afrasiab regarda consterné, il vit paraître le brillant drapeau violet de Khosrou, et cacha le sien au centre de ses troupes. Il abandonna son armée rangée en bataille, lui et les grands du Touran s'enfuirent ; il emmena mille hommes vaillants de ses alliés, des hommes propres au combat, et chercha à travers la campagne la route du désert, sauvant sa vie des mains de ses ennemis en fatiguant son corps. Khosrou chercha son grand-père dans les rangs de l'armée, il se précipita vers le centre des Turcs, pressant son cheval avec l'étrier et se hâtant, mais il ne vit pas une trace d'Afrasiab. Les Turcs regardèrent le centre de leur armée, et ne virent plus le drapeau noir ; alors ils implorèrent la grâce du roi Keïanide et jetèrent leurs armes. Khosrou les reçut avec bonté, et leur assigna un lieu séparé de ses troupes ; il fit placer un trône d'or, parer l'intérieur d'une tente d'ornements chinois, apporter du vin et amener des musiciens appela en grand nombre les chefs de son armée, et passa la nuit, jusqu'à la clarté du jour, dans une fête qui faisait sortir les morts du sein de la terre noire.

Lorsque le soleil éleva sa main dans la voûte céleste, et déchira avec ses ongles les joues sombres de la nuit, le roi des rois, roi de l'Iran, se lava la tête et le corps, et chercha un lieu pour ses prières, où aucun des Iraniens ne pût le voir, où aucune bête fauve ne pût entendre sa voix. Depuis le matin jusqu'à ce que la lune fut montée sur son trône d'ivoire, et eut placé sur sa tête sa couronne qui ravit les cœurs, le roi resta en adoration devant Dieu, le remerciant de cette tournure heureuse de sa fortune, frottant sans cesse son front dans la poussière et inondant ses joues de deux ruisseaux de larmes. De là il revint vers son trône et sa couronne, marchant fièrement, joyeux de cœur et comblé de bonheur. On releva de la poussière du champ de bataille tous les Iraniens qui gisaient par terre, qu'ils fussent morts ou encore en vie, mais on jeta de côté avec dédain les corps des ennemis, et a mesure que le champ de bataille fut déblayé de leurs cadavres, on le couvrit de tombeaux pour les Iraniens. Khosrou abandonna à son armée tout le butin qu'on trouva sur le champ de bataille, et s'en retourna à Gangui-behischt avec ses troupes pourvues de tout ce qu'il faut pour le combat

LE KHAKAN DE LA CHINE ENVOIE UN AMBASSADEUR À KEÏ KHOSROU.

Lorsqu'on sut dans le Madjin et en Chine ce qui s'était passé entre les Turcs et le roi de l'Iran, le Faghfour et le Khakan se tordirent de douleur, et l'on ne parla que du trône puissant de l’Iran. Ils se repentirent des secours qu'ils avaient fournis à Afrasiab, et, dans leur inquiétude, se mirent à chercher un remède. Le Faghfour dit : Dorénavant Afrasiab ne verra plus la fortune, pas même en songe, et sans doute nous serons punis pour lui avoir envoyé des troupes et des trésors ; notre part sera le repentir, et notre pays sera dévasté. On prépara alors des présents, produits de la Chine et du Khoten, et l’on réunit ainsi un grand trésor ; le Faghfour appela un envoyé dont le cœur était bon, et le chargea de beaucoup de paroles convenables. Tout ce que la Chine produit de plus rare, de l'or et des perles non percées, il envoya au roi pour se le concilier, et les messagers se mirent en route. Ces grands de la Chine cheminèrent sans s'arrêter, et arrivèrent à Gangue en sept jours.

Le victorieux maître du monde les reçut gracieusement, leur assigna une demeure convenable, et accepta ce qu'ils lui apportaient, des raretés, des caisses remplies d'or et des esclaves. Ensuite il dit à l'envoyé : et Dis au Faghfour : N'encours pas follement ma disgrâce. Il ne faut pas qu'Afrasiab se rende auprès de toi, même dans la nuit sombre, à l'heure du sommeil. L'envoyé partit, il courut comme le vent, et répéta au Faghfour le message entier qu'il avait reçu. Le Faghfour l'écouta, et envoya dans la nuit quelqu'un auprès d'Afrasiab, et lui fit dire : Tiens-toi loin des frontières de la Chine et du Khoten, et subis la peine de tes mauvaises actions. Le méchant qui s'égare trouve toujours la punition de ses méfaits.

AFRASUB PASSE LE LAC DE ZEREH.

Afrasiab, à ces paroles, se repentit de ce qu'il avait fait autrefois. Il renonça aux pompes du pouvoir pour sauver sa vie, et prit la route du désert à travers le pays. Chaque jour ce n'étaient que soucis, lassitude et chagrins, et c'est ainsi qu'il arriva au mont Asprouz, étant aux aguets jour et nuit, de peur de ses ennemis, et ne vivant que du produit de sa chasse. Il continua ainsi, jusqu'à ce qu'il atteignît le lac de Zereh, les reins brisés de fatigue et de la gêne des courroies et des boutons de son armure. Lorsqu'il fut sur le rivage de cette mer profonde, il n'en vit ni le milieu, ni le bord, et un marinier lui dit : O roi, tu ne peux passer cette mer profonde. J'ai soixante et dix-huit ans, et je n'ai jamais vu une barque ni un vaisseau la traverser. Le noble Afrasiab lui répondit : Heureux celui qui meurt sur l'eau ! Puisque l'épée de l'ennemi ne m'a pas tué, je ne me laisserai pas faire prisonnier. Il ordonna à tous ses grands de mettre des barques à l'eau, et fit voile vers Gangue Diz ; c'était un homme qui portait haut la tête dans le bonheur et dans le malheur. Arrivé à Gangue Diz et se trouvant en sûreté, il se mit à dormir, à festoyer et à se reposer des fatigues de la guerre, disant : Restons ici, libres de soucis et dans ma joie ; ne pensons plus au passé. Quand mon étoile obscurcie sera redevenue brillante, je repasserai sur mes vaisseaux le lac de Zereh, je me vengerai de mes ennemis, je jetterai de la gloire sur ma route et sur mon règne.

Lorsque Keï Khosrou apprit ce qui s'était passé et que le vieillard avait tenté une nouvelle voie, il dit à Rustem : Afrasiab a passé l'eau et est allé à Gangue Diz. Il a prouvé par le fait ce qu'il m'avait dit : que le ciel puissant ne l'abandonnait jamais. Il a passé sur des vaisseaux l'eau de Zereh, et toute notre peine est perdue ; mais je ne parlerai jamais à mon grand-père qu'avec l'épée, et ne laisserai pas vieillir ma vengeance. Avec la force que m'a donnée Dieu, le maître de la victoire, je me ceindrai pour venger Siawusch, je répandrai mon armée dans toute la Chine et dans le Mekran, je traverserai la mer de Keimak, et quand la Chine et le Madjin me seront soumis, je n'aurai plus besoin de l'aide du pays de Mekran. Je ferai passer à mon armée le lac de Zereh, si le ciel qui tourne veut m'être favorable, et quelque longs que soient les retards que nous aurons à subir, il faut espérer que cet homme de sang tombera dans nos mains. Vous avez supporté bien des fatigues, vous avez laissé derrière vous les pays cultivés ; prenez sur vous encore cette nouvelle peine, cela vaut mieux que d'abandonner le monde à votre ennemi, et l’on célébrera jusqu'à la résurrection votre victoire et la défaite d'Afrasiab.

Ce discours irrita les Pehlewans, leurs bouches se remplirent de paroles vaines, leurs sourcils se froncèrent ; ils dirent : C'est une mer pleine de vagues, et l'armée est trop nombreuse pour la livrerait vent et à une navigation de six mois. Qui sait qui en reviendra ? Afrasiab porte malheur à l'armée. Sur terre, nous sommes toujours dans la bataille ; sur mer, nous sommes dans la gueule du crocodile. Chacun tint des propos de toute espèce, et les clameurs devinrent grandes, mais Rustem dit : O grands de l'empire, ô chefs expérimentés et éprouvés dans les fatigues, il ne faut pas que nos peines restent infructueuses et s'en aillent au gré du vent de la mollesse ; ensuite il faut que ce roi victorieux recueille le fruit de sa bonne fortune. Nous sommes venus de l'Iran jusqu'à Gangue, et nous n'avons rencontré que des mains avides de combat. Il faut que Khosrou jouisse de ce qu'il a préparé ; c'est pour cela qu'il est venu ici, et pour cela qu'il ira plus loin.

A ce discours de Rustem, l'armée fit une réponse unanime dans un nouveau sens ; les sages et puissants chefs se levèrent et prononcèrent de bonnes paroles, disant : Nous tous sommes les esclaves du roi, ses esclaves et ses amis ; le commandement est à toi sur la terre et sur l'eau, nous sommes tes surjets et tes féaux.

KEÏ KHOSROU ENVOIE A KAOUS LES CAPTIFS ET DES PRÉSENTS.

Le roi fut heureux de ces paroles, et reçut gracieusement les grands, qu'il fit asseoir selon leur rang. Il ouvrit la porte des trésors de son grand-père, et, sans parler de sa parenté et de ses devoirs de petit-fils, il fit charger de forts dromadaires d'or et de brocart brodé de perles, et dix mille bœufs de haute stature d'armes de guerre ; enfin on chargea devant lui deux mille chameaux de trésors d'argent. Ensuite le roi ordonna que toutes les parentes et toute la famille d’Afrasiab, que ce fussent des princesses ou des esclaves, fussent amenées la nuit dans des litières, et portées du palais sur la place devant sa résidence ; enfin il fit venir cent princes et nobles, tous renommés pour leur bravoure, tous parents et alliés d'Afrasiab, qui avaient les yeux remplis de larmes de pitié sur leur maître, comme Djehn et Guersiwez, et qui étaient ses serviteurs depuis le berceau, et mille prisonniers turcs et chinois, que Khosrou avait pris comme otages qui lui répondaient de leurs villes ; puis il choisit dix mille Iraniens, en donna le commandement à Guiv, et lui dit : O homme dont le pied laisse des traces fortunées, rends-toi avec ce corps d'armée auprès de Kaous. Il ordonna qu'on appelât un scribe, qui devait apporter du papier et de la soie de la Chine, et lui fit écrire, sur les affaires d'Afrasiab, une lettre avec du noir de fumée, du musc et de l'eau de rose. Quand le roseau du scribe fut mouillé avec du musc et du noir, le roi commença par les louanges du Créateur, qui conserve et qui détruit ; c'est lui qui a donné sa forme à l'univers ; il est le créateur de la fourmi et de l'éléphant, de tout, depuis le brin d'herbe sans valeur jusqu'aux flots du Nil ; devant sa puissance tout est également impuissant ; il est le maître de l'existence et le maître du néant ; la sphère céleste ne tourne pas avec dureté au-dessus de ceux qu'il protège tendrement. Puissent reposer sur le roi de la terre les bénédictions de celui qui créa la trame et la chaîne du tissu du repos ! Je suis arrivé à Gangue Diz, qu’Afrasiab a bâti pour lui servir de lieu de refuge et de repos, et où se trouvaient son trône et sa couronne, sa puissance, son diadème, ses trésors et son armée. Nous avons livré des combats incessants pendant quarante jours, et le monde est devenu étroit pour notre ennemi ; à la et fin il s'est dérobé à nos mains, et tous ceux des siens qui sont parvenus à se sauver ont eu le cœur percé de douleur. Guiv va raconter au roi, l'un après l'autre, tous les événements de cette lutte. Quand tu ouvres tes lèvres en prière devant Dieu, prie tendrement pour moi, le jour et la nuit. J'ai conduit l'armée dans le Madjin et la Chine, et de là je la mènerai dans le pays de Mekran ; ensuite nous passerons le lac de Zereh, si Dieu le très saint veut nous être secourable.

Guiv quitta le roi des rois, et se mit en marche avec une armée nombreuse et de vaillants héros ; après avoir marché rapidement comme le vent et dévoré la route, il arriva près de la résidence du roi Kaous. Lorsque celui-ci reçut des nouvelles de ce fils de Pehlewan, dont les pieds laissaient des traces fortunées, il envoya au-devant de lui des troupes, et les grands allèrent à sa rencontre. Le vaillant Guiv parut devant le roi avec une escorte de héros ; c'était comme un désert rempli de lions. Lorsque l’œil du Sipehbed tomba sur le roi, il baisa la terre devant son trône ; Kaous le vit, se leva en souriant et lui passa ses mains sur les joues. Il lui fit des questions sur le roi et l'armée, sur la façon dont le soleil tournait et la lune luisait sur eux.

Le vaillant Guiv lui raconta ce qu'il savait des héros et du puissant roi, et le vieux lion se rajeunit sous ces paroles. Ensuite Kaous remit la lettre de Khosrou à son scribe, qui la lut au roi de l'Iran, et toute rassemblée resta dans l’étonnement, tous furent contents et joyeux, et des larmes de joie mouillèrent leurs joues. Tous firent des aumônes aux pauvres, et maudirent le mécréant Afrasiab. Le roi Kaous descendit de son trône, ôta de sa tête la couronne des Keïanides, sortit, se roula sur la terre sombre, et fit des prières devant Dieu le très saint. De là il revint dans son palais, et ordonna une fête royale, dans, la joie de son cœur. Guiv raconta au roi tout ce qu'il avait vu et tout ce dont le roi de l'Iran l'avait chargé.

Kaous fit apporter du vin et appeler des musiciens ; il convoqua les chefs guerriers de l'Iran et passa la nuit à parler et à écouter les réponses. Quand la nuit sombre commença à disparaître, ses convives le quittèrent précédés de flambeaux et rentrèrent dans leurs palais, le cœur en joie et en gaieté.

Lorsque le soleil montra du haut du ciel les pointes brillantes de ses rayons et que la nuit secoua les rênes rassemblées de ses chevaux, on entendit le tambour à la porte du palais, et les grands se rendirent à la cour. Le maître du monde fit appeler Guiv, le fit asseoir sur son illustre trône royal et lui ordonna de faire apporter les présents de Khosrou, et de faire amener les nobles et vaillante chefs prisonniers, les femmes voilées et innocentes qui avaient souffert de la tyrannie d’Afrasiab dans l'intérieur de son palais, enfin Djehn, et Guersiwez aux intentions sinistres, lui qui avait renversé par terre Siawusch. Quand il vit le méchant Guersiwez, il maudit cet homme qui méritait des malédictions, et fit emmener de devant son trône Djehn chargé de fers ; ensuite il jeta les yeux sur les filles de l'illustre Afrasiab et ses cils se mouillèrent de larmes ; il leur accorda un asile dans l'appartement de ses femmes, et leur donna un intendant et des serviteurs. Quant aux prisonniers et aux otages, il fixa le sort de chacun à part : les uns furent confiés à des gardiens, les autres jetés dans les fers, et on les emmena hors de la présence du puissant roi. Ensuite il distribua aux Iraniens des trésors de toute espèce, de for et des perles non percées, pour qu'ils invoquassent les grâces de Dieu sur le roi de la terre. Il distribua aux grands les prisonniers de guerre, dont il n'envoya aucun dans son propre palais, de quelque qualité qu'ils fussent. Ensuite il fixa la demeure de Djehn, son entretien, ses serviteurs et son surveillant. Il y avait un souterrain sombre dans le château, triste à voir et ressemblant à une tombe : ce fut le lieu qu'il assigna à Guersiwez. Telle est la manière d'agir de la fortune instable. Heureux celui qui est roi, s'il a la main généreuse et le cœur pur ! il sait que ce monde passera, et il évitera les hommes insensés ; mais si son intelligence est faible et si ses désirs sont vicieux, il ressemblera à ceux qu'un médecin appelle fous.

Quand le roi eut disposé de tout le monde, il renvoya du palais tous les étrangers ; un scribe prépara du papier, rendit la pointe de son roseau fine comme de l’acier, et l’on écrivit des lettres dans chaque province, à tous les grands et à chaque prince, pour annoncer que le pays des Turcs et la Chine étaient entièrement soumis au roi, et que le léopard et la brebis allaient ensemble à l'abreuvoir. Kaous donna de l’or et de l'argent aux pauvres, qu'ils fussent étrangers ou ses propres sujets, et la foule qui se pressait pour recevoir ses largesses était telle que pendant deux semaines on ne voyait pas le sol devant le palais du roi. La troisième semaine, il s'assit sur le trône du pouvoir, en paix et dans toute sa majesté ; les flûtes et les chansons résonnèrent ; les cœurs saluèrent les coupes de vin, et pendant sept jours le vin rouge coulait à flots dans le palais du roi Kaous. À la fin du mois il prépara des présents pour Guiv, parmi lesquels brillaient for et les turquoises ; c'étaient des plateaux d'or et des coupes de turquoise, des ceintures d'or et des brides d'or, des esclaves ornés de chaînes précieuses et de boucles d'oreilles, des bracelets et des couronnes incrustées de pierres fines, des robes, des trônes, des tapis de belles couleurs et parfumés, et d'autres présents. Ensuite il fit appeler Guiv, le fit asseoir sur un trône d'or ; on apporta les présents devant lui, et Guiv se prosterna devant le trône du roi.

RÉPONSE DE KAOUS A LA LETTRE DE KEÏ KHOSROU.

Ensuite entra un scribe, apportant du papier, du musc et de l'ambre, et il écrivit la réponse du roi : Dieu nous a donné de la joie et la fortune nous a comblé de bonheur, car notre fils est victorieux, il a est digne du pouvoir, de la couronne et du trône. Ce méchant qui tenait le monde entier dans l'angoisse, qui le possédait pour le dévaster et faire la guerre, s'est enfui devant toi et va errant dans le monde, et personne ne prononce plus son nom qu'en secret. Toute sa vie il n'a fait que verser du sang, commettre des bassesses et exciter les discordes ; il a frappé au cou Newder, le couronné, l'héritier des rois nos ancêtres ; il est le meurtrier de son frère, assassin du roi ; c'est un méchant homme, dont les intentions sont mauvaises, dont le nom est déshonoré et l'intelligence perverse. Ne permets pas que son pied foule la terre dans le Touran, ou le Mekran, ou sur les bords de la mer de Chine, et espérons que l'univers en sera délivré, et que la terre sera guérie de ses maux. Purifie le monde de la souillure des méchants, des paroles et des actes de ces hommes insensés. Réjouis-toi de la justice de Dieu le créateur, sois pour le monde le commencement d'une ère de bonheur, et espérons que je te reverrai joyeusement quand tu auras rempli de douleur le cœur de nos ennemis. Dorénavant je me tiendrai en présence de Dieu, le très saint, de qui viennent l'espoir et la crainte, jusqu'à ce que tu reviennes victorieux et rempli de bonheur. Puisse ta tête rester jeune et ton cœur plein de justice ! puisse Dieu être ton guide ! puisse le trône ne jamais cesser d'être occupé par toi !

On plaça sur la lettre le sceau du roi, et Guiv quitta le palais et se mit en route ; il ne s'arrêta nulle part dans son chemin, et arriva à Gangue auprès de Khosrou.

Il offrit ses hommages au roi, lui remit la lettre et lui rapporta le message de son grand-père. Le roi fut heureux de ces paroles, il fit apporter du vin et appeler les chanteurs et les échansons, et se livra pendant trois jours aux festins, joyeux de ses victoires. Le quatrième, lorsque le soleil qui éclaire le monde alluma ses rayons, Khosrou distribua à ses troupes des casques et des cuirasses, et leur communiqua le message de son grand-père. Il donna à Gustehem fils de Newder le commandement d'une grande, glorieuse et vaillante armée, et se mit en marche de Gangue, sa ville choisie, vers la Chine, soumettant partout les peuples avec l'épée. Aucun jour ne se passait sans combat, ni même la nuit sombre ; pendant le jour on envoyait des vedettes, pendant la nuit on plaçait des sentinelles. C'est ainsi que Khosrou continua sa route, consumé de douleur et le cœur gonflé de sang, jusqu'à ce qu'il eût atteint la ville qu'avait fondée son père ; il erra dans le jardin de Siawusch et vit le lieu où le vase avait débordé de son sang, et de là.il s'en retourna vers son trône et s'adressa en secret au juge suprême, disant : Si Dieu, l'unique, le juge qui distribue la justice, veut être mon guide, je verserai ici, et de la même manière, comme de l'eau, le sang d'Afrasiab.

KEÏ KHOSROU ENVOIE UN MESSAGE AU FAGHFOUR DE LA CHINE ET AU ROI DU MEKRAN.

Il choisit dans l'armée des messagers qui savaient parler et écouter, les envoya auprès du Khakan de la Chine, du Faghfour et du roi du Mekran, et leur fit dire : Si vous voulez vous convertir à la justice et m'obéir, si vous vous repentez de vos mauvaises tractions, envoyez des vivres au-devant de l'armée, que vous verrez infailliblement paraître sur la route ; mais quiconque me désobéit, si même il s'abstient de m'attaquer, quiconque ne me reçoit pas avec des festins, qu'il prépare son armée pour le combat. Un messager se rendit dans chaque pays, à chaque endroit où il y avait un prince. Le Faghfour et le Khakan de la Chine et les grands de tous les pays furent effrayés ; ils parlèrent aux messagers chaleureusement, ils prononcèrent des paroles douces avec des voix douces, disant : Nous tous sommes les sujets du roi, nous ne régnons que par sa permis es ion. Nous inspecterons les lieux où passeront les braves, et s'il s'y trouve des endroits difficiles, nous les aplanirons depuis la frontière, et nous y apporterons des vivres et des présents. Tous les hommes de sens dirent : S'il passe par notre pays sans y faire de mal, nous ferons de grandes largesses aux pauvres, nous lui préparerons des présents et des vivres. Le messager reçut des cadeaux infinis, et revint à la cour content et heureux.

Mais le messager illustre qui alla chez le roi du Mekran le trouva dans une tout autre disposition d'esprit. Il se rendit devant son trône, lui remit la lettre et s'acquitta du message qu'il gardait dans sa mémoire. Le roi éclata soudain en injures contre lui, et remplit de terreur le cœur de l'assemblée en s'écriant : Dis au roi de l'Iran : Ne cherche pas à établir sur moi une supériorité inconnue jusqu'ici ; l'époque est soumise à ma fortune, le monde est brillant, grâce à mon trône et à ma couronne. Quand le soleil se lève dans le ciel, c'est sur ce pays qu'il jette ses premiers rayons avec tendresse. J'ai de la sagesse et un trésor rempli, une armée de grands et de braves, et une main vaillante. Si tu me demandes le passage pour toi, c'est bien ; car tout être vivant est le maître de marcher sur la terre, et je ne t'empêcherai pas de passer, si tu ne fais pas de dommage dans mon pays et si tu viens sans armée. Mais si tu entres dans ce pays avec des troupes, sache que tu n'as aucun droit dans mon royaume, et je ne te permettrai pas de le traverser et de fouler un endroit quelconque de cette frontière ; je ne te laisserai pas la gloire de rester le roi victorieux, si favorable que te soit ta bonne étoile.

Aussitôt que Khosrou eut reçu cette réponse, il mit en marche son armée, et le maître du monde arriva fièrement dans le pays de Khoten, accompagné d'une armée glorieuse. Le Faghfour et le Khakan de la Chine allèrent au-devant de lui pour lui offrir leurs excuses et leurs hommages ; ils s'avancèrent vers lui à trois stations au-delà de la frontière de la Chine, eux et leurs grands ; toute la route était aplanie comme la main, et les vallées et le désert étaient ornés comme une résidence royale. Partout sur la route étaient préparés des vêtements et des vivres, apprêtés des festins et étendus des tapis. A mesure que l'armée s'approcha de la ville, elle fut reçue avec des fêtes en tout lieu ; on suspendait aux murs des brocarts de Chine, on versait sur les troupes du safran et de l'argent. Le Faghfour, qui s'était mis à son aise avec le roi, le précéda et se dirigea vers son palais. Là il lui dit : Nous sommes les sujets du roi, si même nous sommes dignes de l'être ; le monde est heureux par l'effet de la fortune, et le cœur de tes amis se réjouit à cause de toi. Si notre palais n'est pas digne du roi, au moins je pense qu'il vaut mieux que la route. Le roi entra dans le palais la tête haute et s'assit dans la magnifique salle d'audience ; le Faghfour fît apporter cent mille pièces d'or chinoises comme cadeau de bienvenue, et se tint debout devant Khosrou avec les gouverneurs des provinces, ses sages conseillers.

Khosrou resta trois mois en Chine, entouré des grands de l'armée d'Iran, et tous les matins le Faghfour vint lui rendre hommage et lui porter de nouveaux présents. Le quatrième mois le roi de l'Iran quitta la Chine et se dirigea vers le Mekran en laissant Rustem à Khoten.

BATAILLE ENTRE KEÏ KHOSROU ET LE ROI DU MEKRAN; MORT DE CELUI-CI.

Keï Khosrou s'avançait, et lorsqu'il fut près du Mekran, il choisit dans son armée un homme plein d'expérience, l'envoya auprès du roi du Mekran et lui fit dire : «ll faut que les rois aient de l'intelligence. Regarde d'où je suis venu; je ne suis pas ivre et ne m'endors pas sur mes plans. Mon trône et ma couronne rendent le monde brillant, et toute royauté est dépendante de ma fortune. Prépare donc pour mon armée de la nourriture et une route, prépare pour moi un beau palais. Quand une armée n'a pas de vivres, tu sais ce qui arrive, car personne ne consent à être livré à la détresse ; toutes les mains enlèveront la nourriture d'autrui, si je ne peux pas faire parvenir à chacun la sienne. Si mes hommes ne trouvent pas de vivres, ils vous apporteront la guerre, ils rendront étroite la terre devant leurs ennemis. Ainsi, si tu ne veux pas écouter mes paroles, tu marcheras dans le sang d'une multitude d'hommes; si tu attaques ces lions, contre lesquels tu n'as aucune vengeance à exercer, tu feras dévaster tout le pays du Mekran. »

Le messager partit et s'acquitta de son message; mais les conseils et la justice n'avaient pas accès dans cette âme; cette tête insensée bouillonna de colère, et sa cervelle se remplit de mauvaises pensées. Le roi réunit son armée éparse, se prépara à livrer bataille dans le désert, et répondit à l'envoyé : « Va-t'en ; retourne auprès de mon ennemi, et dis-lui que la rotation de la fortune incertaine t'a rendu joyeux et puissant; mais il éprouvera notre supériorité quand il s'avancera : il saura qui sont les braves et les héros. »

Aussitôt que l'envoyé du roi fut parti, tout le Mekran se remplit de clameurs, l'armée occupa tout le pays d'une chaîne de montagnes à l'autre, elle occupa le désert et le Mekran. Le roi fit amener deux cents éléphants de guerre; on aurait dit qu'il n'y avait plus d'espace libre sur la terre ; le hennissement des chevaux et les cris de l'armée étaient tels que la lune s'égarait dans le ciel. Une vedette accourut auprès de Khosrou et lui dit que le Mekran était obscurci par la poussière que soulevait l'armée, que le pays entier était couvert de drapeaux et d'éléphants, et que le roi pouvait les voirà une distance de deux milles. Le roi ordonna aux troupes de former les rangs et de saisir les massues et les épées.

Un cavalier du Mekran s'avança dans la plaine et passa la nuit à faire le tour de l'armée des Iraniens. Tokhar, le gardien du camp iranien, qui n'avait jamais peur d'un combat, arriva sur lui, et l'attaqua comme un lion féroce attaque un éléphant plein de fierté. Il le frappa de l'épée et le coupa en deux, et le cœur du roi du Mekran se remplit de terreur. Les deux armées formèrent leurs lignes et le ciel disparut sous la poussière qu'elles soulevaient ; elles s'approchèrent comme deux montagnes et se jetèrent l’une sur l'autre avec toute leur masse. Le sipehdar Thous s'avança du centre, et le monde fut rempli du son des clairons et des timbales ; Thous était précédé par le drapeau de Kaweh et suivi par les héros aux bottines d'or ; l'air fut obscurci par les javelines et les plumes des flèches, la terre devint comme une mer de poix. Thous frappa le roi du Mekran au milieu de son armée, et l'âme du roi s'envola par la blessure.

Un homme dit à Khosrou : O roi, coupons-lui la tête ! mais il répondit : Ne soyons pas cruels envers lui. Celui qui tranche la tête à un roi ne vaut pas mieux qu'un fils d'Ahriman. Il ne faut pas mettre à nu cet homme qui a été ainsi frappé à travers sa cuirasse. Préparez-lui un tombeau et versez du musc et de l'eau de rose sur lui comme si c'était de l'eau simple ; couvrez son visage avec des brocarts de Chine, car il est mort de la mort des grands.

Dix mille hommes de cette armée, des cavaliers et des héros qui perçaient leurs ennemis avec l'épée, furent tués, mille cent quarante furent faits prisonniers, et la tête de ceux qui survivaient était remplie de terreur. On s'empara des éléphants et des trésors, des tentes et des trônes précieux. Ensuite les braves pleins d'ardeur pour le combat se mirent à tout dévaster. Les grands de l'Iran s'enrichirent, et un grand nombre d'entre eux, s'emparèrent de trônes et de diadèmes. On entendit dans les villes et les campagnes les lamentations des femmes ; tout le désert et tout le Mekran étaient remplis de terreur. On mit le feu aux portes des villes, et le ciel semblait s'écrouler sur la terre. On perça beaucoup d'hommes avec des flèches, on s'empara des femmes et des petits enfants.

A la fin la colère du roi contre ce peuple s'apaisa et il ordonna à son armée de se retirer ; il commanda à Aschkesch, dont l'intelligence était prompte, de mettre fin à ce pillage, à ces combats et à cette effervescence ; de ne permettre à personne un acte de cruauté, pour que ceux qui ne pouvaient se défendre n'eussent pas à souffrir. Tous les hommes de bien de ce pays vinrent auprès du roi pour demander pardon, disant : Nous sommes innocents et réduits au désespoir, nous avons toujours été opprimés par des tyrans. Si un roi voit un innocent, il est digne de lui d'en avoir pitié. Lorsque le roi fortuné entendit ces paroles, il fit faire une proclamation à l'armée, et l'on cria à haute voix sous la porte de l'enceinte de la tente royale ; ô Pehlewans, hommes de bon conseil, si dorénavant il s'élève un seul cri provoqué par l'injustice, la rapine, les rixes et la turbulence, je ferai couper en deux ceux qui commettent des violences et qui ne craignent pas Dieu, le distributeur de la justice.

Le roi du monde resta un an dans le Mekran ; il fit amener de tous côtés des constructeurs de navires, et lorsque le printemps vint, que la terre verdit, que les montagnes se couvrirent d'anémones et les plaines d'herbages., et que les pâturages des chevaux et les réserves de chasse se parèrent de roses et des fleurs des arbres fruitiers, le roi enjoignit à Aschkesch de rester avec une armée dans le Mekran, avec l'ordre d'y maintenir son autorité, de ne faire que ce qui est bien et droit, et de n'enfreindre en rien la justice. Lui-même quitta la ville et prit le chemin du désert, déterminé à supporter toutes les fatigues.

La volonté de Dieu le très saint fut qu'on ne trouvât pas de poussière dans le désert ; l'air était rempli de pluie, la terre pleine de verdure, le monde entier couvert de tulipes et de fenugrec. Les hommes amenèrent au-devant de l’armée des vivres sur des chariots roulants attelés de buffles, toute la plaine était verte, partout on pouvait camper, le ciel était rempli de nuages, et la terre saturée d'eau.

KEÏ KHOSROU PASSE LA MER DE ZEREH.

Lorsque le roi fut sur les bords de la mer de Zereh, les braves déboutonnèrent leurs cottes de mailles. Le roi rassembla tous les marins de la Chine et du Mekran, il fit faire à terre tout ce que doivent faire les hommes quand ils veulent lancer des vaisseaux sur l'eau. Il fit réunir des vivres pour une année, pour servir pendant le passage. Le maître du monde, le roi a l'étoile heureuse, qui cherchai !, le chemin de Dieu, s'éloigna du bord de la mer, le visage resplendissant ; il se mit à prier humblement et à adorer le Créateur du monde. Il demanda au Tout-Puissant de le conduire sain et sauf à l'autre rive, lui et son appareil de guerre, son armée, les grands de l'Iran et toute sa cour, disant : O Créateur du monde, tu sais ce qui est connu et ce qui est secret, tu es le maître de la terre et.de la mer, tu règnes sur la pluie et les pléiades, tu es le gardien de ma vie et de mon armée, de mon trône, de mes trésors et de ma couronne.

La mer était si agitée que personne n'échappait au mal de cœur ; pendant six mois les vaisseaux naviguèrent, et tout le monde était obligé d'y trouver un lieu de repos. Le septième mois, et après que la moitié de l’année fut écoulée, le vent du nord poussa le roi vers l'autre côté, les voiles se retournèrent, les vaisseaux allaient la poupe devant et sortirent de la rode qu'il était raisonnable de suivre, se dirigeant vers un lieu que les marins appelaient la Gueule-du-lion ; mais Dieu fit de manière que les vents du ciel ne fussent pas contraire à l'étoile du roi. L'armée resta confondue de ce qu'elle voyait dans cette eau, et chacun le montrait à Khosrou avec le doigt. On y voyait des lions et des taureaux, et les taureaux se battaient avec les lions ; on y voyait des hommes dont les cheveux étaient comme des lacets, et la peau couverte de laine comme celle des brebis ; les uns avaient un corps de poisson et une tête de léopard, les autres une tête d'onagre sur un corps de crocodile ; d'autres avaient des têtes de buffle, et deux mains par derrière et des pieds par devant ; d'autres encore avaient des têtes de sanglier sur des corps de mouton. Toute la mer était remplie de ces créatures ; chacun les montrait aux autres, et invoquait Dieu le distributeur de la justice ; et par la grâce du Créateur du ciel, l’air se calma et la tempête cessa. Ils traversèrent la mer en sept mois, sans que la tempête recommençât.

Quand Khosrou aborda la terre ferme, quand il vit les plaines et la terre habitable, il se présenta devant Dieu le Créateur et se prosterna à plusieurs reprises le visage sur le sol. Il fit tirer de l'eau les vaisseaux et les barques : il avait hâte d'agir, et c'était le moment pour se hâter. Il avait devant lui un désert, des sables et des plaines ; mais il s'engagea dans les sables mouvants, le corps dispos. Il trouva des villes qui rappelaient la Chine, mais la langue des habitants ressemblait à celle du Mekran. Il se reposa dans ces villes et demanda des vivres pour son armée ; il confia ce pays à Guiv, en disant : La fortune t'a favorisé toujours. Ne sois pas sévère, même envers les coupables, car ce pays et toute chose n'ont aucun prix à mes yeux ; je n'attache plus aucune valeur à personne ; je ne veux plus que me tenir en prière devant Dieu. Ensuite il choisit dans l'armée un guerrier illustre, qui comprenait toutes les langues, et envoya par lui un message à tous les princes, disant : Quiconque veut le repos et l'accomplissement de ses désirs, qu'il vienne avec confiance à ma cour, qu'il ait le cœur joyeux, la main ouverte, les intentions amicales ; mais quiconque désobéit à cet ordre portera la peine de sa mauvaise disposition. Pas un seul de ces princes ne désobéit ; ils arrivèrent à la cour comme des sujets, et le roi les reçut avec bienveillance lorsqu'ils parurent, et éleva leurs têtes jusqu'au soleil. Ensuite il demanda des nouvelles de Gangue Diz et d'Afrasiab, et du trôna du pouvoir, et parmi la foule des princes, l'un d'eux prit la parole et lui dit : Tu ne rencontreras ni des rivières ni des montagnes, et, en comptant tout, les bons et les mauvais chemins, il n'y a jusqu'à Gangue que cent farsangs. Du côté où le roi de Touran est allé, il ne se trouve plus beaucoup d'hommes injustes, mais lui-même est à Gangue avec ceux qu'il a amenés, depuis qu'il a passé la mer de Zereh. Le roi se réjouit de ces nouvelles, et les fatigues qu'il voyait devant lui n'effrayaient pas son cœur. On prépara des présents pour les princes, puis on demanda les chevaux de ces hommes pleins d'expérience ; le roi leur ordonna de s'en retourner, et lui-même se mit en route vers Gangue avec son armée.

KEÏ KHOSROU ARRIVE À GANGUE DIZ.

Khosrou mit en ordre ses troupes et leur distribua la solde, ensuite il leur parla de Dieu de qui vient tout bien, disant : Quiconque recherche le mal se te tordra sous les punitions que Dieu lui infligera. Il ne faut pas que vous entriez en masse dans la ville de Gangue, afin que pas une patte de fourmi n'ait à souffrir. Quand le maître du monde aperçut Gangue Diz, ses joues disparurent sous ses larmes ; il descendit de cheval et offrit ses hommages à Dieu, la tête dans la poussière, disant : O toi qui es le juge suprême et saint, je suis ton esclave, le cœur rempli de crainte et de terreur ; tu m'as donné une haute stature et la dignité royale, une armée, du courage, une bonne étoile et du pouvoir, de sorte que j'ai pu voir ces-murs et cette ville que mon père a élevés au-dessus du sol. C'est Siawusch qui, par la puissance que Dieu le très saint lui a donnée, a fait sortir des fossés une pareille muraille. Le tyran a étendu la main sur lui et a déchiré tous les cœurs par son meurtre.

L'armée se mit à pleurer sur ces murs en pensant avec douleur à l’innocent Siawusch, qui fut tué par la main de son ennemi, ce qui avait semé dans le monde une semence si féconde de vengeance.

Afrasiab avait reçu la nouvelle que le roi maître du monde avait passé la mer ; il avait tenu secret ce qu'il avait appris et était parti dans une nuit sombre, sans le dire à personne. Il avait abandonné ses chefs pleins d'expérience, et s'était enfui tout seul, le cœur rempli de terreur. Lorsque Keï Khosrou entra dans Gangue, la tête pleine de tristesse, le cœur gonflé de sang, il vit ce jardin enchanteur qui ravissait les âmes, et ces arbres fruitiers plantés par Siawusch et qui ressemblaient aux lampes du paradis ; partout on voyait des sources d'eau et des bosquets de roses ; la terre était couverte de fenugrec et les branches des arbres étaient la demeure des rossignols ; chacun dit : Voici une belle demeure, nous pourrions y vivre heureux jusqu'à notre mort. Ensuite le prudent roi ordonna aux Iraniens de s'assurer du roi de Touran ; ils le cherchèrent dans le désert, dans les jardins et les palais, ils prirent des guides pour les conduire partout. Ceux qui le poursuivirent partirent comme des insensés, espérant trouver quelque part une trace de lui. Dans cette ardente recherche, ils découvrirent une foule de ses grands, et tuèrent bien des innocents, mais ne trouvèrent aucune trace du roi injuste.

Le roi resta pendant une année à Gangue Diz dans les fêtes et les banquets. Le monde était comme un paradis enchanteur, plein de bosquets de roses, de parcs et de jardins. Le roi ne pouvait se résoudre à partir ; il restait à Gangue, victorieux et content ; mais les Pehlewans de l'armée d'Iran se présentèrent devant lui tous ensemble, et lui dirent : Si le cœur du roi ne veut pas s'émouvoir, c'est qu'il ne se soucie plus du trône de l'Iran ; probablement ton grand-père Afrasiab a passé de l'autre côté de l'eau, et le vieux roi Kaous, qui est assis sur le trône, n'a plus de puissance et de majesté royale, ni de trésors et d'armée ; si donc Afrasiab s'est dirigé, empli de haine, vers l'Iran, qui protégera notre pays ? Et si jamais Afrasiab recouvre un trône et un diadème, toutes nos fatigues auront été stériles.

Le roi répondit aux Iraniens : Votre conseil est utile, et il convoqua tous les grands de la ville, il parla longuement de ces hommes qui avaient souffert de si grands maux, ensuite il prit l'homme le plus digne, le plus respecté, le plus capable du pays et le revêtit d'une robe d'honneur, choisissant ainsi dans Gangue Diz un ami pour gouverneur, et lui dit : Reste ici joyeusement, ne t'inquiète pas de notre ennemi. Il distribua ensuite tout ce qu'il avait de choses précieuses, de chevaux et de trésors accumulés ; toute la ville fut enrichie par lui et pourvue de bracelets, de trônes et de diadèmes.

KHOSHOU PART DE GANGUE DIZ ET SE REND A SIAWUSCHGUERD.

Au moment où se réveille le coq, on entendit le son des timbales s'élever du palais, et une armée empressée et avide de partir se mit en route vers le désert. Tous les grands de tous les districts accoururent, et de chaque lieu où se trouvait un prince on apportait sur la route des vivres pour le roi et son armée, et partout où passaient les troupes, les vallées et les plaines ressemblaient à un marché. Personne n'eut envie de lever la main contre les Iraniens, ni dans les montagnes, ni dans le désert, ni pendant qu'ils cheminaient, ni pendant qu’ils se reposaient. Les grands se trouvaient sur la route, attendant Khosrou avec des présents et des offrandes d'argent, et à on tour il leur distribua des robes d'honneur tirées de son trésor, et ne permit pas qu'ils se fatiguassent à raccompagner.

Guiv alla à sa rencontre avec son armée et avec tous ceux qui avaient du pouvoir dans ce pays, et lorsqu'il aperçut la tête majestueuse du roi, il mit pied à terre et l'adora. Le maître du monde les reçut gracieusement et leur prépara des demeures avec la magnificence d'un Keïanide. Quand Khosrou fut arrivé auprès des vaisseaux, il descendit sur la plage et inspecta les voiles ; il resta deux semaines sur le bord de la mer et parla sans cesse avec Guiv, à qui il dit : Quiconque n'a pas vu Gangue ne doit par rien au monde se laisser empêcher d'y aller.

Ensuite il fit faire tous les préparatifs de départ, et lorsque les barques furent mises à l'eau, il ordonna à tous ceux qui se connaissaient en navigation et qui montraient du courage sur la mer profonde, de déployer les voiles et de s'avancer sur les eaux sans fond. Les vents qui soufflaient étaient si vifs que cette mer, pour le passage de laquelle il fallait ordinairement un an, fut traversée en sept mois par le roi et l'armée, sans qu'une manche eût été mouillée par l'effet d'un vent contraire. Le roi fit débarquer l'armée et attacher les navires ; il regarda la plaine, s'avança et frotta ses joues contre la terre, en faisant sa prière à Dieu le très saint. Il distribua en abondance des vivres et des habits aux matelots et à ceux qui avaient été au gouvernail ; il fit tirer de son trésor de l'argent et des présents pour tous ceux qui avaient supporté des fatigues. Ensuite il quitta le bord de l'eau et s'avança dans le désert, et les hommes le regardèrent avec admiration. Aschkesch eut de ses nouvelles et s'avança avec une armée toute équipée à sa rencontre ; il descendit de cheval, baisa la terre et rendit hommage à Khosrou. On orna tout le désert et tout le Mekran, on fit venir de tous côtés des musiciens ; partout sur les routes et dans les endroits éloignés on entendait le son des instruments ; l'air semblait la chaîne, et les cordes des instruments formaient la trame ; on suspendit des pièces de brocart aux murs, on versa de l'argent et du sucre sous les pieds du cheval du roi. Tous les princes du pays de Mekran tous les hommes illustres, tous les héros arrivèrent avec, des présents et avec des offrandes d'argent auprès du roi victorieux, et Aschkesch apporta tout ce que ce pays produit de plus précieux. Le roi approuva tout ce qu'il vit de la manière dont Aschkesch avait gouverné ce pays, et il choisit un des grands, le nomma prince du Mekran, lui fit beaucoup de présents et le salua comme roi du pays.

Lorsqu'il arriva du Mekran aux frontières de la Chine, lui et les grands de l'armée d'Iran, Rustem fils de Zal, fils de Sam, vint à sa rencontre avec son armée, qui était heureuse et réjouie de revoir le roi. Quand Keï Khosrou parut dans le lointain, le héros, qui aperçut son parasol, mit pied à terre de loin et l'adora ; le roi plein de fierté le serra dans ses bras et lui raconta les merveilles qu'il avait vues sur mer, et comment Afrasiab le magicien avait disparu.

Il devint l'hôte de Rustem dans la Chine ; mais après une semaine il quitta la Chine et le Mudschin, et arriva à Siawuschguerd le vingt-cinquième jour du mois de Sefendarmuz. Étant entré dans cette ville de son père, les joues inondées de larmes et le cœur brisé, il se rendit à l'endroit où Guersiwez, le méchant, et Gueroui, le maudit, le meurtrier, avaient tranché la tête au roi d'Iran comme à un être vil ; il prit de cette terre noire et la répandit sur sa tête ; il se déchira les joues et la poitrine, et Rustem frotta son visage sur cette terre et noircit la face de Gueroui par ses malédictions. Keï Khosrou dit : O roi ! tu m'as laissé dans le monde comme un souvenir, et je mie laisserai rien debout dans ma vengeance ; ma douleur durera tant que le monde existera ; j'ai détruit le trône d'Afrasiab, et dorénavant je ne jouirai ni du repos ni du sommeil tant que j'aurai l'espoir de le saisir de ma main, et de rendre le monde sombre et étroit devant lui. Ensuite il se dirigea vers le trésor de son père, que sa mère lui avait indiqué ; il ouvrit la porte du trésor et distribua la solde à ses troupes. Il resta deux semaines dans cette ville, donna à Rustem deux cents tonnes d'or et fit à Guiv de grands présents.

Lorsque Gustehem fils de Newder fut informé que le roi avait pris la route de la ville de son père, il se mit en marche pour le rejoindre, avec une armée nombreuse de grands et de héros iraniens, et quand il reconnut de loin la tête et la couronne du roi, il descendit de cheval et parcourut à pied une grande distance. Toute l'armée d'une seule voix rendit hommage au roi de la terre, au distributeur de la justice, et le roi ordonna à Gustehem de remonter à cheval, et partit avec lui, heureux et tenant dans sa main la main du fils de Newder.

Ils se rendirent à Gangui Behischt, et le roi honora grandement son armée, à laquelle il se fiait comme à un arbre fruitier, qui chaque saison produit de nouveaux fruits. Personne ne cessa de se livrer aux banquets et à la chasse, ni le roi ni un seul de ses cavaliers. Il fut si bon pour tout ce qu'il y avait de vaillants parmi les Turcs, qu'il ne leur restait rien à désirer ; pendant la clarté du jour et pendant le temps du sommeil il ne cessa de leur demander des nouvelles d'Afrasiab ; mais personne parmi eux ne put lui en indiquer une trace et il n'était plus question de lui dans le monde. Un soir le maître du monde se lava la tête et le corps, s'en alla au loin avec le livre du Zendavesta et se tint pendant toute la nuit devant le Créateur en pleurant et le front prosterné par terre. Il dit : Ton faible serviteur a l'âme éternellement remplie de douleur. Il ne voit pas de traces d'Afrasiab, ni dans les montagnes, ni dans le sable, ni dans le désert, ni dans l'eau. Cet homme ne marche pas dans tes voies, ô Distributeur de la justice ! et ne respecte personne dans le monde ; tu sais qu'il est loin de la justice et de la bonne voie, et qu'il a versé beaucoup de sang innocent. Est-ce que Dieu, l’unique, le juste, ne sera pas mon guide pour découvrir ce méchant ; car, bien que je sois un serviteur indigne, au moins adore Dieu le créateur ? Le nom et la voix d'Afrasiab ont disparu du monde, son séjour est un secret pour moi ; mais pour toi il n'y a pas de secret. Si tu es satisfait de lui, ô Dieu de la justice, alors détourne de ma tête l'envie de le combattre, éteins dans mon cœur ce feu de la vengeance et fais que ta volonté devienne la mienne. Le jeune et fier prince, sur lequel veillait la fortune, quitta le lieu de ses prières et monta sur son trône. Il resta pendant un an à Gangui Behischt et se reposa des émotions et des travaux de la guerre.

KEÏ KHOSROU S'EN RETOURNE DU TOURAN DANS L'IRAN.

Après son long séjour à Gangue, il sentit le besoin de revoir Kaous ; il confia le commandement de ce pays à Gustehem fils de Newder, depuis Kaschgar jusqu'à la mer de la Chine, et lui laissa une armée innombrable, disant : Veille et sois heureux, étends ta main sur la Chine et le Mekran, envoie des messagers avec des lettres à chaque prince, cherche des nouvelles d'Afrasiab, pour que nous puissions en délivrer la face de la terre. Il emporta du musc, des esclaves hommes et femmes, des brides d'or, des robes, des trônes, des chevaux, des tapis tels que les fournit la Chine, des choses précieuses de toute espèce produites par le pays de Mekran, et fit partir devant lui dix mille bœufs trainant des chariots chargés. Chacun disait que jamais on n'avait vu et que jamais il n'avait existé des richesses pareilles. Son armée était si nombreuse qu'elle remplissait sur son passage, jour et nuit, les montagnes et les plaines ; lorsque, l'arrière-garde chargeait les bêtes de somme, l’avant-garde arrivait au gîte, de jour en jour. De cette manière il atteignit Djadj, où il suspendit sa couronne au-dessus du trône d'ivoire. Il resta plus d'une semaine à Soghd, où Teliman et Khouzan se présentèrent devant lui ; de là il se rendit à la ville de Boukhara, où l'air fut obscurci par la poussière soulevée par son armée ; il s'y livra aux fêtes et au repos pendant une semaine ; la seconde semaine il entra, couvert d'un vêtement neuf, dans le temple du feu, en poussant des cris et en pleurant les temps passés, ce temple que Tour, fils de Feridoun, avait fondé et dont il avait élevé les tours. Il versa de l'or et de l'argent sur les Mobeds et jeta des pierres fines dans le feu. Il se décida à quitter ce pays, et partit, heureux d'avoir satisfait les désirs de son cœur. Il passa le Djihoun du côté de Balkh, après avoir éprouvé les luttes et l'amertume de la vie ; il demeura un mois à Balkh, ensuite il se remit en marche, et dans chaque ville un grand l'attendait avec ses troupes, et l’on prépara des fêtes dans tous les endroits ou passaient le roi et son armée. Il arriva à Thalikan et à Mervroud, où le monde était rempli des sons des flûtes et des instruments à cordes. De là le roi marcha vers Nichapour avec ses éléphants, ses trésors et son armée. Il trouva toute la ville parée ; on appela les musiciens et les chanteurs, on versa sur lui, pendant tout le trajet, de l'argent et du safran, et que d'or et que de musc ! Il distribua, de ses trésors, de l'argent à tous ceux de la ville qui Paient pauvres ou qui vivaient de leur travail, et épuisa ainsi cinquante-cinq caisses d'argent. Au bout d'une semaine il se dirigea vers Reï, trouvant partout sur la route des chants, de la musique et du vin. Pendant deux semaines il s'occupa dans cette ville à faire du bien ; la troisième il partit pour Schiraz, après avoir envoyé de Reï quelques messagers montés sur des dromadaires auprès de Kaous, dans le pays de Fars.

RETOUR DE KEI KHOSROU AUPRÈS DE SON GRAND-PERE.

Le cœur du vieux roi rajeunit par ces nouvelles ; tu aurais dit qu'il en avait grandi. Il fit placer des trônes d'or dans les salles d'audience et fit parer son palais d'ornements chinois. On prépara des fêtes dans les campagnes et sur la route ; on pavoisa partout les maisons, les rues et les marchés. Tous les grands et les puissants, tous les gouverneurs des villes allèrent au-devant de Khosrou ; partout on érigea des arcs de triomphe, et le monde ressemblait à du brocart d'or ; partout on mêla du musc et des pierreries et on les versa sur les têtes du haut des arcs.

Keï Kaous sortit de la ville avec les héros aux traces fortunées ; le jeune roi aperçut au loin son grand-père ; il lança son cheval ardent, Kaous et lui s'embrassèrent, et le grand-père le baisa à plusieurs reprises sur la tête et sur les joues. Tous les deux versèrent des larmes amères d'avoir vécu si longtemps presque sans espoir de se revoir. Keï Kaous célébra les louanges de ce prince heureux, dont les traces étaient fortunées, disant : Puissent le monde, le trône du pouvoir et la place des rois n'être jamais privés de toi ! Jamais le soleil n'a vu un prince comme toi, ni une cuirasse, ou un cheval, ou un casque comme les tiens. Le ciel et la terre n'ont pas vu une royauté comme la tienne depuis que le pouvoir est descendu de Djamschid à Feridoun. Aucun prince n'a supporté autant de fatigues et n'a vu comme toi tout ce qui est connu et ce qui est secret sur la terre. Puisses-tu rendre heureux le monde brillant ! puissent le cœur et l'âme de ton ennemi périr ! Puisse Siawusch revenir, fût-ce pour un seul jour ! ta gloire comblerait tous ses vœux. Le prince lui répondit : Tout cela est dû à ta fortune ; une branche de ton arbre a porté fruit.

Le grand-père baisa Khosrou sur la tête et sur les lèvres, disant : Puisses-tu ne jamais me quitter, ni jour ni nuit ! Khosrou fit apporter des chrysoprases, des rubis et des pièces d'or, et les versa sur la tête du roi, jusqu'à ce que cette offrande couvrît entièrement les pieds du trône incrusté de pierres fines. Kaous fit entrer la cour et placer des tables dans une autre salle ; et les grands, comblés de richesses, s'assirent avec lui dans la salle dorée des festins. Le jeune roi raconta les merveilles qu'il avait vues sur mer et celles que ses grands lui avaient racontées. Il parla de la mer et de Gangue Diz, et à ses récits les héros soupiraient après cette belle ville, ces plaines et ces vallées, ces prairies et ces jardins brillants comme des lampes.

Keï Kaous resta dans l'admiration de son petit-fils et commença à comprendre la grandeur de ses actions ; il lui dit : Les paroles jeunes d'un jeune roi rajeunissent le jour et la lune. Personne n'a vu dans le monde un roi comme toi, aucune oreille n'a jamais entendu de pareils récits. Maintenant célébrons cette nouvelle étoile, célébrons tous Khosrou, la coupe en main. Il fit orner la salle dorée des festins, apporter du vin et appeler des échansons aux lèvres de rubis. Pendant sept jours le vin coula à flots des coupes dans le palais de Keï Kaous ; le huitième jour le roi ouvrit ses trésors et récompensa, selon les degrés, les fatigues que ces hommes avaient éprouvées. Aux grands qui n'avaient pas quitté Khosrou dans les combats et dans les fêtes, dans la joie et dans le chagrin, on prépara des présents selon leur mérite et l'on choisit ce qu'il y avait de plus précieux dans le trésor. Chacun partit pour sa province, portant haut la tête et accompagné d'une armée glorieuse. Ensuite le roi s'occupa des troupes et leur distribua la solde d'une année.

Alors le grand-père et le roi qui ambitionnait la possession du monde s'assirent seuls pour tenir conseil. Khosrou dit au roi Kaous : A qui pouvons-nous demander la direction si ce n'est au Créateur ? Moi et mon armée avons parcouru, le cœur blessé, les déserts, les montagnes et une mer qui exige une année de traversée ; mais nous n'avons trouvé aucune trace d'Afrasiab, ni dans les plaines, ni dans les montagnes, ni sur l'eau. S'il parvient pour un moment à rentrer à Gangue, une armée se rassemblera autour de lui à l'instant de tous les côtés, et nous aurons devant nous les mêmes travaux et les mêmes fatigues, quand même Dieu nous donnerait la victoire. Le grand-père répondit à son petit-fils par un sage conseil de vieillard, disant : Courons, nous deux à cheval au temple d'Adergouschasp. Nous laverons nos têtes et nos corps, nos pieds et nos mains, comme c'est la coutume des hommes qui adorent Dieu. Nous offrirons en secret nos hommages à Dieu en murmurant des prières. Nous nous tiendrons debout devant le feu, avec l'espoir que Dieu le très saint nous guidera, et que celui qui montre le chemin de la justice nous indiquera la route qui conduit au lieu de refuge d'Afrasiab.

Ils convinrent de ce plan et ils l'exécutèrent sans se détourner du chemin droit. Ils montèrent à cheval en toute hâte et coururent au temple d'Adergouschasp ; ils y entrèrent vêtus de robes blanches, le cœur tremblant et pourtant plein d'espérance ; en voyant le feu, ils versèrent des larmes, puis ils s'approchèrent et répandirent dessus des pierreries. Ces deux rois y demeurèrent en gémissant, en pleurant et dans la douleur qui remplit les suppliants ; ils adressèrent des prières au Créateur, ils versèrent des pierreries sur les Mobeds, et Khosrou, les joues inondées de larmes qui coulaient de ses cils, couvrit de pièces d'or le Zendavesta. Ils restèrent ainsi une semaine devant Dieu ; mais ne crois pas qu'ils adorèrent le feu, car le feu, dans ce temple, n'était que le lieu vers lequel on se tourne dans la prière. Les yeux des adorateurs étaient remplis de larmes. Si profondes que soient tes pensées, tu as toujours besoin de Dieu le très saint. Le roi et les nobles passèrent un mois dans le temple d'Ader Abadgan.

AFRASIAB EST PRIS PAR HOUM, DE LA FAMILLE DE FERIDOUN.

Pendant ce temps Afrasiab errait partout sans trouver de nourriture et de repos. Son esprit était inquiet, son corps s'usait ; il craignait toujours un danger. Alors il voulut choisir dans le monde un lieu où son âme pût jouir de tranquillité et son corps de santé ; or il y a près de Berda une caverne sur le haut d'une montagne rocheuse qui touche les nues, et Afrasiab, ne voyant ni au-dessus de lui un faucon qui volât, ni au-dessous des traces de lions ou des tanières de sangliers, y porta des vivres, y fit sa demeure de peur de la mort, et tailla dans la caverne une chambre élevée ; c'était un lieu éloigné de toute ville et près d'un cours d'eau : appelle-le l'antre d'Afrasiab.

Il demeura pendant quelque temps dans cette caverne, se repentant de ses actions et le cœur gonflé de sang. Un prince qui devient sanguinaire ne reste pas longtemps sur le trône royal. Voici un roi, maître du trône, né sous une bonne étoile, favori de la fortune, qui a eu des ennemis aussitôt qu'il eut commencé à verser du sang. Heureux le roi qui n'a jamais vu couler le sang des rois !

Dans ce temps un homme de bien, un sage de la famille de Feridoun, qui, dans toute la majesté et la puissance d'un Keïanide, était un adorateur humble de Dieu et en toute chose prêt à servir le roi, avait fait de toute cette montagne son lieu de prières, et vivait loin des plaisirs et de la foule. Le nom de cet homme plein de vertus était Houm ; il adorait Dieu loin des terres habitées. Dans la cime de la montagne se trouvait une fente de rocher, tout près de sa demeure et éloignée des hommes. L'ermite vêtu du froc y faisait ses prières, lorsque son oreille fut frappée d'une plainte sortant de la fente du rocher : O toi qui as été un roi noble, illustre, grand et puissant, qui as été le juge des juges, toi qui as été le maître de la Chine et du pays des Turcs, toi dont les traites liaient tous les pays, tu possèdes maintenant une caverne pour ta part dans le monde. Où sont tes gens de guerre et ta couronne ? Où sont ton pouvoir, ta valeur, ton courage, ta force et ton intelligence ? Où sont ta puissance, ton trône et ton casque ? Où sont tes provinces et tes armées nombreuses, ô toi qui es maintenant dans cet antre étroit, qui es réfugié dans cette forteresse de rochers ?

Houm entendit ces plaintes faites en langue turque ; il abandonna ses prières et quitta ce lieu en disant : Ces lamentations au milieu de la nuit ne peuvent être que les cris d'Afrasiab. Cette pensée se fortifia en lui ; il chercha pendant quelque temps l'entrée de la caverne obscure, monta sur la montagne pendant le temps du sommeil, découvrit l'ouverture de l'antre d'Afrasiab, arriva comme un lion furieux, se dépouilla bravement de son froc, saisit le lacet qu'il portait en guise de cordon et qui lui assurait la protection du maître du monde, et entra dans la caverne. Quand il fut près d'Afrasiab, celui-ci sauta sur lui, les deux hommes luttèrent longtemps ; mais à la fin Houm amena le roi sous lui, le terrassa et lui lia les bras pendant qu'il était à terre. Ensuite il partit, traînant Afrasiab, et, malgré sa résistance, courant comme un insensé. Il est naturel qu'on s'étonne de cette aventure. Mais quand on est roi dans ce monde, il ne faut ambitionner que la gloire de la bonté, il ne faut pas se livrer aux jouissances. Afrasiab avait raison de choisir une caverne comme sa part dans le monde ; comment pouvait-il savoir qu'elle deviendrait le lieu de sa perte ?

AFRASIAB ÉCHAPPE A HOUM.

Houm lia ainsi les bras à Afrasiab et l'entraîna du lieu de sa retraite. Afrasiab lui dit : O homme intelligent et pieux, qui adores Dieu le très saint, que veux-tu de moi, qui suis un roi sur la terre, demeurant dans cette cave et me tenant caché ? Houm lui répondit : Ta place n'est pas ici, le monde est rempli de ton nom, du nom de celui qui a tué un frère parmi les rois de la terre, qui a offensé Dieu par le meurtre d'Aghrires, de l'illustre Newder et de Siawusch, l'héritier des Keïanides. Ne verse pas le sang des rois, pour n'avoir pas à échanger ton palais contre une caverne sans fond. Afrasiab lui répondit : O homme puissant, qui trouves-tu sans faute dans le monde ? La rotation du ciel tout-puissant a fait de moi un instrument de peine, de fatigues et de ruine ; mais personne ne peut se soustraire aux ordres de Dieu, quand même il poserait son pied sur le cou du dragon. Je suis malheureux, aie donc pitié de moi, quoique j'aie commis des injustices. Je suis le petit-fils de Feridoun le bienheureux ; relâche les liens de ton lacet. Où veux-tu me conduire lié ignominieusement ? Ne crains-tu pas Dieu et le jour où tu lui rendras compte ?

Houm répondit : O homme méchant et malveillant, probablement il ne te reste pas beaucoup de temps. Tes paroles sont douces comme un frais jardin de roses ; mais ton sort est entre les mains de Khosrou. Néanmoins son cœur souffrait de cet état misérable, et il relâcha les nœuds de son lacet royal. Afrasiab, voyant que ce saint homme était ému des plaintes d'un roi, s'arracha de ses mains par un effort violent, et plongea dans le lac, où il disparut.

Or il arriva que Gouderz fils de Keschwad s'amusait à courir dans les environs de la résidence du roi avec Guiv et d'autres nobles, et qu'il s'approcha du lac avec son cortège. Il aperçut Houm qui tenait son lacet et courait sur le bord de l'eau comme un homme ivre. Il vit aussi que l'eau était trouble ; il observa ce serviteur de Dieu qui avait les yeux égarés, et dit en lui-même : Est-ce que ce saint homme pécherait dans le lac de Khandjest ? Un crocodile aurait-il saisi l'hameçon destiné à un poisson, et l'homme serait-il confondu à cet aspect ? Il dit à Houm : O saint homme, fais-moi connaître ton secret ; que cherches-tu dans cette eau du lac ? est-ce que tu veux y laver ton corps malpropre ? Houm lui répondit : O toi qui portes haut la tête, fais pour un instant attention à ce qui m'arrive. J'ai une demeure sur le haut de cette montagne, où un serviteur de Dieu peut adorer loin de la foule. Je me tenais devant Dieu dans la nuit sombre, livré à l'adoration pendant toute la nuit ; mais, à l'heure où des oiseaux font entendre leurs voix, des accents plaintifs ont frappé mon oreille. A l'instant mon esprit lucide m'a donné l'idée que je pouvais arracher du monde la racine de tant de vengeances, parce que de telles plaintes, à l'heure du sommeil, ne pouvaient venir que d'Afrasiab. Je me suis levé, j'ai cherché dans toute la montagne et dans toutes les cavernes, et j'ai fini par voir l'entrée de la rentrai te de l'homme qui se plaignait. Le misérable était couché dans son antre, pleurant amèrement sa couronne et son trône. Lorsque je suis entré, il s'est mis debout et s'est roidi avec les deux pieds contre le rocher ; mais je lui ai lié avec mon cordon les deux mains si serrées qu'elles devinrent dures comme une pierre, de sorte que le sang sortait de ses ongles ; ensuite je l'ai traîné en courant hors de la montagne pendant qu'il criait et se lamentait comme une femme ; il s'est tant plaint, a tant crié et fait tant de serments, qu'à la fin j'ai relâché ses liens, et c'est ici qu'il a échappé à ma main, et mon cœur et mon âme sont brisés de sa fuite. Il s'est caché dans ce lac de Khandjest. Je t'ai dit tout selon la vérité.

Lorsque Gouderz eut entendu ce récit, il lui vint en mémoire d'anciennes prophéties ; il s'en retourna vers le temple d’Adergouschasp, tout pensif et comme un homme qui a perdu la raison. Il commença par adorer le feu et adressa des prières au Créateur du monde ; ayant fini ses dévotions, il dévoila son secret et raconta aux deux rois ce qu'il avait vu, et les rois montèrent à l'instant à cheval et quittèrent le palais attenant au temple d'Adergouschasp.

KAOUS ET KHOSROU SE RENDENT AUPRES DE HOUM.

Kaous était absorbé dans ses pensées sur cet événement, pendant qu'il se rendait auprès de l'ermite. Lorsque Houm aperçut le visage et la couronne des rois, il leur rendit les hommages qui leur étaient dus et les rois invoquèrent sur lui les grâces de Dieu le créateur du monde. Kaous lui dit : Grâces soient rendues à Dieu, qui est notre refuge, de ce que j'ai vu un homme pieux, puissant, sage et fort Houm, le serviteur de Dieu, répondit : Puisse la terre être heureuse par ta justice ! Puisse la vie de ce jeune roi être prospère ! Puisse le cœur de ses ennemis périr ! J'adorais Dieu sur cette montagne, lorsque le roi a passé pour aller à Gangue Dû ; ma prière était que le Créateur du monde rendit heureuse par lui la face de la terre. Quand il revint, j'étais content et joyeux, et j'adressais de nouveau mes prières à Dieu. Une nuit le bienheureux Serosch et me dévoila tout à coup le secret du sort, des cris sortirent de cette caverne sans fond, je les entendis et j'écoutai attentivement cette voix. Quelqu'un pleurait amèrement la perte de ses trésors et de sa couronne, de son armée, de son pays et de son trône d'ivoire. Je descends de la cime de la montagne vers cette caverne étroite, tenant en main le lacet qui me sert de cordon, et j'aperçois la tête et ides épaules d'Afrasiab, qui s'était arrangé un lieu de repos dans la caverne. Je le lie dur comme pierre avec mon lacet, je le traîne misérablement hors de l'antre étroit ; sur ses instances je relâche les nœuds du lacet, et, arrivé au bord du lac, il se défait de ses liens ; dans ce moment il est caché dans l'eau ; mais on doit espérer dans le juge suprême du monde. Si le ciel veut le perdre, ce sera par Guersiwez, pour lequel son sang bouillonne de tendresse, et si le grand roi veut ordonner qu'on amène son frère les pieds liés, et qu'il soit cousu dans une peau de vache jusqu'à ce qu'il s'évanouisse, alors Afrasiab sortira sans doute de l'eau, quand il entendra les cris de son frère.

Le roi ordonna aux gardes du palais de partir armés de leurs épées et de leurs boucliers du Ghilan, et l'on amena le malheureux Guersiwez, qui avait causé tant de trouble dans le monde. Kaous dit au bourreau de le traîner devant lui, de lui arracher du visage le voile qui couvrait sa honte, de coudre sur ses épaules une peau fraîche de vache, de manière à ôter toute force à son corps. La peau de Guersiwez se fendit sur lui de terreur, il demanda grâce et invoqua le secours du Créateur. Afrasiab entendit ses cris, et parut à la surface de l'eau, ému et en larmes ; il se mit à nager dans le lac, et arriva à une place où il pouvait prendre pied. Quand il entendit les cris du côté de la terre, les cris de son frère, la mort lui parut préférable à ce qu'il voyait Guersiwez l'apercevant dans l'eau, les yeux remplis de sang, le cœur plein d'horreur, poussa un grand cri : O roi de la terre, chef des héros, couronne des rois, où sont ta pompe et ton entourage royal, où sont ta couronne, ton trésor et ton armée ? Où sont ton savoir et la puissance de ta main, où sont les grands dévoués au roi ? Où sont ta gloire et ton renom dans les combats, où sont ton palais et ta coupe célèbres dans les festins, pour que maintenant tu aies besoin de te cacher sous les eaux ? Voici donc le sort que l'étoile du Div t'a préparé ! Afrasiab se mit à pleurer lorsqu'il entendit ces paroles, et versa des larmes de sang dans l'eau du lac. Il répondit : J'ai erré dans le monde entier, en public et en secret, espérant changer cette mauvaise fortune, mais maintenant mon malheur s'est encore empiré ; la vie m'est devenue odieuse et ton sort a rempli mon trame de douleur. Oh ! faut-il qu'un descendant de Feridoun, qu'un fils de Pescheng soit ainsi tombé dans les filets du crocodile ! Ta peau se fend sous ce cuir de vache, et je ne vois personne qui dans l’âme ait pitié de toi.

APRASIAB EST PRIS POUR LA SECONDE FOIS ET MIS A MORT AVEC GUERSIWEZ.

Pendant que ces deux princes se parlaient ainsi, l'esprit du dévot Houm cherchait une ruse. Lorsque ce serviteur de Dieu eut reconnu Afrasiab et qu'il eut entendu ses plaintes amères et ses cris, il s'avança un peu sur la pointe de terre où il se cachait, jusqu'à ce qu'il pût l'entrevoir de loin. Il détacha son lacet de Keïanide qui lui servait de cordon, se glissa en rampant comme un tigre, lança le lacet roulé et prit la tête du roi dans le nœud. Il le traîna dans l'eau vers la terre, et Afrasiab perdit connaissance ; le saint homme le saisit par les bras et les pieds, le tira de l'eau comme un vil fardeau, le lia, le livra aux deux rois, et partit ; tu aurais dit qu'il était le compagnon du vent.

Khosrou s'approcha, une épée tranchante en main, la tête remplie de haine, le cœur plein d'hostilité ; Afrasiab l'insensé lui dit : J'ai vu en songe ce jour de triomphe pour toi. Le ciel a tourné longtemps, et à la fin il a déchiré le voile des secrets. Ensuite il ajouta d'une voix forte ; ô méchant, qui iras chercher la vengeance, dis-moi pourquoi tu veux tuer ton grand père ? Khosrou répondit : O malfaiteur digne de tout reproche et de toute ignominie, je vais d'abord te parler du meurtre de ton frère, qui n'avait jamais fait de mal à un roi ; en suite de celui de Newder, le roi illustre, le descendant et l'héritier d'Iredj ; tu lui as coupé la tête avec l'épée tranchante, et as jeté dans le monde un désordre terrible ; enfin je te parlerai de Siawusch, le cavalier le plus vaillant parmi tous les héros : tu lui as tranché la tête comme à une brebis, et ce méfait a dépassé la voûte du ciel. Pourquoi as-tu tué mon père, pourquoi n'as-tu pas prévu un jour de malheur comme celui-ci ? Tu t'es précipité dans les crimes, et aujourd'hui tu en trouves la rétribution.

Afrasiab répondit : D'un mauvais homme on ne peut attendre que le meurtre et l'insulte. Le passé a été ce que tu dis ; ce qui devait arriver est arrivé ; maintenant il faut que j'écoute ce que tu dis, mais permets que je voie le visage de ta mère, ensuite tu raconteras ces histoires. Khosrou lui dit : Quant à ce désir de voir ma mère, rappelle-toi les maux que tu as accumulés sur ma tête. Mon père était innocent, moi je n'étais pas encore né, et pourtant que de malheurs n'as-tu pas déversés sur le monde ! Tu as tranché la tête à un roi que la couronne et le trône d'ivoire ont pleuré amèrement ; mais aujourd'hui est le jour de la vengeance de Dieu, et la récompense qu'il donne aux méchants est le malheur.

Khosrou le frappa au cou avec son épée indienne et jeta dans la poussière son corps délicatement élevé ; le sang colora comme un rubis son visage et sa barbe blanche, et son frère désespéra de la vie. C'est ainsi que le trône des rois resta vide de lui et que sa fortune se termina. Ses mauvaises actions amenèrent le malheur sur lui-même. Mon fils, ne cherche pas la clef de la chaîne qui retient le mal ; si tu la cherches, sache que le crime finit par détruire le criminel. Un roi à qui Dieu a donné la majesté ne doit employer dans sa colère que les chaînes et la prison ; s’il verse du sang, il restera abhorré et le ciel sublime le punira. Un Mobed a dit à Bahram le violent : Ne verse pas le sang des innocents ; si tu veux que la couronne te reste, sois toujours clément et bienveillant. Réfléchis à ce que le corps a dit un jour à la tête : O tête ! puisse la raison être toujours la compagne de ta cervelle !

Guersiwez fut témoin du sort de son frère aîné, ses joues pâlirent, son cœur se troubla. Les exécuteurs des hautes œuvres l'entraînèrent, chargé de lourdes chaînes, accablé de son malheur, entouré de gardes et de bourreaux, comme il convient aux méchants. Quand il arriva devant Keï Khosrou, il inonda dans sa douleur ses lèvres livides de larmes de sang. Le roi des rois, roi de l'Iran, se mit à lui parler du vase et du poignard dont il s'était servi pour le meurtre de Siawusch, de Tour, fils de Feridoun et du farouche Selm, et d'Iredj, qui avait été un puissant roi. Ensuite il donna ses ordres au bourreau, qui tira son épée tranchante, s'approcha le cœur plein de résolution et coupa le Sipehbed en deux par les reins. Toute l'escorte des rois avait le cœur rempli de terreur ; on jeta en tas les restes des deux frères, et la foule formait un large cercle autour.

KAOUS ET KHOSROU S'EN RETOURNENT DANS LE PAYS DE FARS.

Lorsque le roi eut ainsi obtenu de Dieu l’accomplissement de ses vœux, il s'en retourna du lac au temple du feu. Lui et son grand-père versèrent beaucoup d'or sur le feu, récitèrent leurs prières en murmurant et restèrent debout un jour et une nuit devant le Juge, le Guide suprême du monde. Quand Zerasp, le trésorier de Keï Khosrou, arriva, Kaous donna tout un trésor à Adergouschasp, et aux Mobeds des robes d'honneur, de l'or, de l'argent et beaucoup d'autres choses ; il distribua un autre trésor aux pauvres de la ville et à ceux qui vivaient du travail de leurs mains, et rajeunit le monde par sa justice et sa libéralité. Ensuite il monta sur le trône des Keïanides, ouvrit la porte de la salle d'audience et resta silencieux.

On écrivit une lettre dans chaque province, à chaque seigneur et à chaque prince ; depuis l'orient jusqu'à l'occident il y eut une lettre pour chaque endroit où se trouvait un prince illustre, annonçant que la terre était délivrée de l'oppression du dragon par l'épée de Keï Khosrou, qui, grâce à la force que Dieu, le maître du la victoire, lui avait donnée, n'avait pris aucun repos et n'avait jamais ôté son armure ; que les mânes de Siawusch étaient rendus heureux par lui, que tous les pays de la terre lui étaient soumis, et qu'il avait fait d'abondantes largesses aux pauvres, aux serviteurs de Dieu et à ses hommes de guerre. Ensuite le roi du monde dit : O hommes illustres, fortunés et puissants ! faites-sortir vos femmes et vos enfants de la ville, et portez avec vous dans la plaine des vivres et de la musique. Il exécuta ce plan et ne s'occupa que de cette fête ; tous les héros de la famille royale et de la famille de Zerasp se rendirent au temple d'Adergouschasp, et le roi Keï Kaous passa quarante jours en fêtes, avec des chants et des coupes de vin.

Lorsque la nouvelle lune parut au ciel brillante comme le soleil, et semblable à la couronne d'or sur la tête d'un jeune roi, les grands se mirent en route pour le pays de Fars, rassasiés de combats et de discours ; dans chaque ville qu'ils trouvèrent sur leur route, la foule se pressait autour du roi, et Kaous ouvrait ses caisses d'or et enrichit tous les hommes de bien.

MORT DE KEÏ KAOUS.

Lorsque Kaous eut retrouvé sa sécurité, il énonça devant Dieu toutes les pensées secrètes de son cœur, disant : O toi qui es au-dessus du sort, toi qui nous instruis en tout ce qui est bien, c'est de toi que j'ai reçu ma dignité royale, ma gloire, ma fortune, ma puissance, mon diadème, ma valeur et mon trône. Tu n'as donné à personne des trésors, un trône et un grand renom comme à moi. Je t'ai adressé des prières pour qu'un vengeur prît les armes pour venger Siawusch, et ai vu mon petit-fils, la joie de mes yeux, me venger et se venger lui-même. Il est ambitieux, plein de dignité, de force et d'intelligence, il dépasse tous les rois de la terre ; mais cent cinquante ans ont passé sur moi, et ma tête et ma barbe, noires comme du musc, sont devenues blanches comme du camphre ; ma taille de cyprès s'est courbée comme un arc, et je ne regarderais pas comme un malheur que ma fin arrivât.

Peu de temps après il ne restait de lui dans le monde que le souvenir de son nom, et Keï Khosrou, le roi du monde, monta sur le trône et s'assit, le maître de cette terre pleine de ténèbres. Tous les Iraniens illustres arrivèrent à pied, la bouche pleine de paroles, tous couverts de robes bleues et noires, et restèrent pendant deux semaines portant le deuil du roi. Ils bâtirent, pour le tombeau de Kaous, un édifice élevé de la hauteur de dix lacets ; ensuite les grands de la cour apportèrent une pièce de salin noir de Roum, broché d'or ; on y répandit du gui, du camphre et du musc, et on y enveloppa le corps desséché du roi ; on le plaça sur un trône d'ivoire et l’on posa sur sa tête une couronne de camphre et de musc. Quand Keï Khosrou se fut éloigné de ce trône, on ferma l'entrée du lieu de repos, et personne ne revit plus le roi Kaous, qui se reposait des batailles et de la vengeance. Telle est la loi de ce séjour de passage, tu ne restes pas toujours à t'y fatiguer. Le plus sage ne peut échapper aux griffes de la mort, ni les plus braves, sous leurs cottes de mailles et leurs casques ; et fusses-tu roi, fusses-tu Zerdehischt, ta couche sera la terre et ton oreiller sera la brique. Essaye d'être joyeux, cherche à atteindre l'objet de les désirs, et quand tu l'as obtenu, recherche une bonne renommée ; mais sache que le monde est ton ennemi, que la terre sera ton lit et la poussière ton vêtement.

Pendant quarante jours le roi porta le deuil de son grand-père, se tenant loin de la joie, de la couronne et du trône ; au quarante et unième jour, il s'assit sur son trône d'ivoire et plaça sur sa tête la couronne qui réjouissait les cœurs. L'armée se rassembla devant son palais : les nobles et les grands, portant des diadèmes d'or, le saluèrent comme roi et versèrent des pierreries sur sa couronne ; le monde entier célébra une grande fête lorsque le roi victorieux s'assit sur le trône, et c'est ainsi que toute la terre obéit à Khosrou pendant que soixante années passèrent sur le monde.

KEÏ KHOSROU PREND LA VIE EN DEGOUT.

L'âme de ce roi, qui était comblé des biens du monde, se remplit de pensées sur les jours qui s'écoulaient et sur le pouvoir qu'il exerçait. Il se dit : Partout, dans tous les pays habités, depuis l'Inde et la Chine jusqu'au Roum, depuis l'Occident jaser qu'aux limites de l'Orient, dans les montagnes et les déserts, sur la terre et sur les mers, partout j'ai détruit mes ennemis, partout je suis maître et roi, et le monde n'a plus à craindre les méchants. Bien des jours ont passé sur ma tête ; Dieu m'a donné tout ce que je désirais, quoique mon cœur tout entier, n'ait été dévoué qu'à la vengeance. Mais mon esprit ne trouve pas de sécurité contre mes passions, il pense au mal et à la foi d'Ahriman. Je deviendrai méchant comme Zohak et Djamschid, je deviendrai comme Tour et Selm. D'un côté j'ai un grand-père comme Kaous, de l'autre je suis de ma race de Touran, pleine de magie. Comme Kaous et comme Afrasiab le magicien, qui ne voyait, même en rêve, que du sang et de la fraude, je de viendrai un jour infidèle à Dieu, et la terreur envahira mon esprit serein, la grâce de Dieu me quittera, je m'adonnerai à l'injustice et à la folie, enfin je m'avancerai dans ces ténèbres jusqu'à ce que ma tête et ma couronne tombent dans la poussière, et il ne me restera qu'un mauvais renom dans le monde et une mauvaise fin devant Dieu. Cette chair et ces joues colorées périront ; mes ossements seront dispersés dans la terre. Tout ce qui est bien en moi disparaîtra et sera remplacé par l'ingratitude envers Dieu, et mon âme demeurera obscure dans l'autre monde. Quand un autre aura saisi ma couronne et mon trône, quand ma fortune aura disparu, il ne restera de moi qu'un nom maudit, et la rose de mes fatigues passées sera changée en épine.

Maintenant que j'ai vengé le sang de mon père, que j'ai bien ordonné le monde entier, que j'ai finis à mort tous ceux qui le méritaient comme vicieux et rebelles à la voie de Dieu, qu'il ne reste pas un endroit dans le désert et dans les lieux habités qui ne connaisse les titres de ma haute fortune, que tous les puissants de la terre sont mes sujets, si grands que soient leurs trésors, si riches que soient leurs joyaux, maintenant que je rends more grâce à Dieu, qui m'a donné cette majesté royale, cette rotation favorable des astres et ce pouvoir, il vaut mieux que je m'empresse de paraître devant Dieu, avant que ma gloire s'évanouisse, espérant qu'il voudra, dans cet état de bonheur et pendant que j'adore en secret le Créateur, transporter mon âme dans le séjour des bons, puisqu'il faut que cette couronne et ce trône du pouvoir périssent. Personne ne peut acquérir un nom plus grand, mieux satisfaire ses désirs, avoir plus de pouvoir, de bonheur, de repos et de dignité que moi. J'ai vu et j'ai entendu tout ce qui regarde le monde, son bonheur et son malheur, secrets ou connus, et j'ai vu que l'homme, qu'il cultive la terre ou qu'il porte une couronne, finit par passer par la mort.

Le roi ordonna à son grand chambellan de renvoyer tous ceux qui se présenteraient à la cour, mais poliment, avec tous les égards possibles et sans rudesse. Il ferma la cour des Keïanides, et alla en soupirant, et les vêtements en désordre, se laver la tête et le corps pour la prière et chercher la voie de Dieu avec le flambeau de la raison. Ensuite il revêtit une robe blanche et neuve, pour adorer Dieu avec un cœur plein d'espérance ; il se rendit au lieu des prières et énonça devant le Juge bienveillant ses pensées secrètes : O toi qui es au-dessus des âmes les plus saintes, qui as créé le feu et fa terre sombre, dirige-moi donne-moi de la sagesse, préserve mon intelligence de l'erreur. Je t'adorerai tant que j'existerai ; j'essayerai de faire mieux que je n'ai fait ; pardonne-moi mes péchés passés, donne-moi le souci du bien et du mal. Écarte de ma vie les malheurs du sort et les ruses du Div, qui enseigne tout mal, pour que les passions ne dominent pas mon âme comme elles ont dominé Kaous, Zohak et Djamschid. Quand le Div me cache la porte de la vertu, quand ses mensonges acquièrent du pouvoir sur moi, éloigne de moi ses machinations, pour que mon âme ne se perde pas. Conduis-la au séjour des bons, et prends sous ta garde ma voie et mon honneur.

Il se tint debout, jour et nuit, pendant une semaine ; son corps était là, mais son âme était autre part. La semaine terminée, il devint si faible qu'il ne put plus se tenir dans le lieu des prières ; il le quitta le huitième jour et monta rapidement sur le trône des rois.

LES GRANDS SE PLAIGNENT DE CE QUE KHOSROU FERME SA COUR.

Tous les Pehlewans de l'armée d'Iran restèrent confondus de ce que faisait le roi, et tous ces hommes illustres dans les combats eurent chacun une idée différente. Lorsque le roi glorieux fut monté sur le trône, le grand chambellan parut à la porte de la salle d'audience et ordonna qu'on levât le rideau et qu'on laissât entrer les braves. Les grands, les vainqueurs des éléphants, les hommes au visage de lion, comme Thous, Gouderz, le vaillant Guiv, Gourguin, Bijen et Rehham le lion, entrèrent, les mains respectueusement croisées ; en voyant Khosrou ils l'adorèrent, ensuite ils lui dévoilèrent leurs pensées secrètes, disant : O roi, ô héros, ô homme vaillant, ô juge, ô maître du monde, ô puissant parmi les puissants ! Jamais un roi comme toi ne s'est assis sur le trône d'ivoire ; le soleil et la couronne empruntent de toi leur splendeur ; c'est toi qui donnes leur force aux cuirasses, aux épées et aux chevaux, toi qui allumes le feu du bienheureux Adergouschasp. Les fatigues ne t'effrayent pas, les trésors ne t'amollissent pas, et tes richesses sont au-dessous des fatigues que tu as éprouvées. Nous, les Pehlewans, sommes tous tes esclaves ; nous ne vivons que parce que nous te voyons. Tu as jeté dans la poussière tous tes ennemis, et il ne reste plus dans le monde un objet de crainte et de terreur pour toi. Les armées et les trésors de tous les pays t'appartiennent, et chaque lieu où tu places ton pied porte les traces de tes travaux. Nous ne savons pourquoi les pensées du roi sont devenues sombres au milieu de cette fortune. Le temps des jouissances est arrivé pour toi dans ce monde, et non pas le moment des soucis et du dépérissement. Si le roi nous en veut pour quelque chose, si sa tristesse est la suite de nos fautes, qu'il le dise, et nous rendrons la joie à son âme en nous repentant avec des larmes de sang et du feu dans le cœur ; ou, s'il a en secret un ennemi, que le roi de la terre nous l'indique ; tous les rois qui portent des couronnes mettent l'honneur de leur trône et de leur diadème à tuer tes ennemis ou à perdre leur vie une fois qu'ils ont placé sur leur télé le casque des braves. Que le roi ?nous dise son secret et cherche avec nous le remède à son mal.

Le roi illustre leur répondit : O Pehlewans qui demandez la voie à suivre ! aucun ennemi dans le monde ne me cause de souci ; aucun de mes trésors n'est dissipé ; l’armée ne me donne aucun chagrin, et aucun de vous n'a commis de faute envers moi. Depuis que j'ai vengé mon père, j'ai rétabli partout la justice et la foi, et il ne reste pas une poignée de terre noire qui n'ait reçu l'empreinte de mon sceau. Mettez donc vos épées dans leurs fourreaux, laissez la coupe dominer le glaive ; faites retentir, au lieu du bruit des arcs, le son des flûtes et des rebecs accompagnant un banquet plein de délices. Pendant sept jours je me suis tenu debout devant Dieu en méditant des pensées pieuses : J’ai un désir secret, je l'ai soumis au Créateur et je le dirai à tous lorsqu'il m'aura répondu, et qu'il m'aura donné ses ordres qui conduisent au bonheur. Et vous aussi, allez adorer-Dieu ; allez le prier de m'accorder mon désir et ma joie, car c'est lui qui donne le pouvoir sur le-bien et le mal à ceux auxquels il montre la voie ; ensuite livrez-vous à la joie et ne soupçonnez pas de mal en moi. Sachez que le Ciel, qui ne s'arrête jamais, ne connaît ni sujet ni roi ; il nourrit les jeunes et les vieux, et tout ce qui nous arrive de juste ou d'injuste nous vient de lui. Les Pehlewans quittèrent le roi, remplis de douleur et d'incertitudes, et Khosrou ordonna au grand chambellan de s'asseoir derrière le rideau de la salle d'audience, et de ne laisser entrer personne auprès de lui, ni des étrangers ni ses familiers. A la nuit il se rendit au lieu de ses prières et ouvrit les lèvres devant Dieu le juste, le Seigneur, disant : O toi qui es plus grand que les plus grands, qui favorises ceux qui sont purs et bons, sois mon guide vers le ciel, pour que je puisse quitter ce séjour passager sans que mon cœur se soit tourné vers le mal, et de manière que mon âme trouve une place dans le séjour des heureux.

LES IRANIENS APPELLENT ZAL ET RUSTEM.

Une semaine s'étant passée sans que le roi se fût montré, on entendit des murmures et des paroles confuses. Tous les Pehlewans, les grands, les hommes sages et de bon conseil, comme Gouderz, et Thous fils de Newder, s'assemblèrent, et parlèrent longuement de ce qui est juste et injuste, de ce qu'avaient fait les puissants rois, tant ceux qui adoraient Dieu que ceux qui étaient méchants. Les grands et les sages ayant ainsi rappelé les actions des rois, le père de Guiv dit à son fils : O toi que la fortune favorise, toi qui as toujours révéré le trône et la couronne, toi qui as supporté tant de fatigues pour l'Iran, qui as quitté si longtemps ton pays et ta famille, voici une affaire ténébreuse et que nous ne devons pas négliger. Il faut que tu ailles dans le Zaboulistan auprès du Sipehdar de Kaboul, et que tu portes à Zal et à Rustem ce message : Le roi se détourne de Dieu et s'égare. Il a fermé sa porte aux grands, et nous craignons qu'il ne s'associe au Div. Nous lui avons exposé nos regrets et nos prières ; nous l'avons imploré d'agir envers nous selon la justice. Il nous a écoutés longuement et n'a pas répondu ; nous voyons que son âme est troublée et son cœur rempli de vent ; nous craignons qu'il ne se pervertisse comme le roi Kaous, et que le Div ne le détourne du chemin droit. Vous êtes des Pehlewans, les plus sages des hommes et les plus puissants pour agir en toute chose. Maintenant rassemblez de Kanoudj et de Dambar, de Margh et de Maï tous les hommes de bon conseil, et les astrologues de Kaboul et les sages du Zaboulistan, et amenez-les avec vous dans l'Iran ; car ce royaume est plein de rumeurs depuis que Khosrou nous refuse accès et conseil ; nous nous sommes consultés de toute manière et nous n'espérons une solution que du Destan.

Guiv, ayant écouté les paroles de Gouderz, choisit dans l'armée des hommes vaillants, et, poussé par ses soucis, se hâta.de se mettre en route pour le Séistan. Lorsqu'il fut arrivé auprès du Destan et de Rustem, il leur raconta les choses étranges qu'il avait vues et entendues. Zal devint soucieux et répondit à l'illustre Guiv : C'est un grand malheur qui nous arrive. Ensuite il dit à Rustem : Appelle du Zaboulistan les sages, les astrologues et les Mobeds, et fais-les venir à Kaboul, pour qu'ils nous accompagnent. Tous ces hommes se réunirent auprès du Destan, et ils se mirent en route ensemble pour l’Iran.

Khosrou cependant s'était tenu toute une semaine debout devant Dieu et le huitième jour, lorsque le soleil qui éclaire le monde se leva, il monta sur son trône d'or, et le grand chambellan ouvrit le rideau de la porte de la salle d'audience. Tous les Pehlewans et les Mobeds se présentèrent devant le roi de la terre, et le maître du monde, lorsqu'il les vit, les reçut gracieusement et leur assigna leurs places selon la coutume des Keïanides. Les grands pleins de sagesse et de bons conseils se tinrent longtemps debout devant lui ; personne parmi ces serviteurs illustres du roi ne s'assit, tous gardèrent leurs mains croisées. À la fin ils ouvrirent les lèvres et dirent : O roi des Mobeds, qui portes haut la tête, toi le juste à l'âme sereine, le pouvoir et la majesté de la royauté sont à toi ; tout, depuis le soleil jusqu'au dos du poisson qui supporte la terre est à toi. Ton esprit clair connaît tout ce qui existe ; adresse-nous des paroles de sagesse ; nous tous sommes tes esclaves, debout devant toi, tes Pehlewans, tes sages conseillers. Qu'il plaise au roi de nous dire quelle faute nous avons faite et pourquoi il nous exclut de sa présence. Depuis longtemps nos cœurs sont pleins de tourments et d'affliction. Que le roi découvre son secret à nous, les gardiens de ses frontières, à nous, qui ne savons plus quelle voie suivre ; et si c'est la mer qui l'importune, nous la dessécherons, nous la couvrirons d'une couche de poussière de musc ; si c'est une montagne, nous l'arrache-ferons de ses fondements, nous percerons de nos poignards le cœur des ennemis du roi. Si des trésors peuvent guérir son mal, il n'aura plus jamais à s'affliger du manque de richesses, car nous tous sommes tes trésoriers ; nous sommes tous remplis de tristesse, nous tous pleurons sur tes peines.

Le maître du monde répondit : Je ne suis jamais sans avoir besoin de mes Pehlewans ; mon cœur n'est affligé ni par la diminution des forces de ma main, ni par la crainte des hommes, ni par le manque de trésors ; aucun ennemi n'a paru dans mes provinces, et je n'ai à avouer aucune crainte de ce genre. Mais mon cœur a conçu un désir qui ne cessera plus dans mon âme. Pendant la nuit sombre, jusqu'à ce que le jour brillant paraisse, je m'occupe de l’espoir d'accomplir ce désir, et, le temps venu, je vous dirai mon secret, je dévoilerai les cris mystérieux de mon âme. Retournez chez vous, heureux de vos victoires, et ne donnez pas accès dans vos cœurs à de mauvaises pensées. Tous les Pehlewans, ces hommes nobles, lui rendirent leurs hommages, la tristesse dans l'âme.

KEÏ KHOSROU VOIT EN RÊVE LE SEROSCH.

Lorsqu'ils furent partis, le roi vigilant ordonna de baisser le rideau de la salle d'audience et s'assit en pleurant dans sa douleur, se tordant et les joues pâles. Il se rendit devant Dieu, le maître suprême, et le pria pour qu'il le guidât, disant : O Créateur du ciel, source de tout bien, de toute justice, de tout amour ! cette royauté n'a aucune valeur pour moi, si le Seigneur n'est pas content de moi. J'ai fait beaucoup de bien et beaucoup de mal, accorde-moi cependant une place dans le paradis.

C'est ainsi qu'il resta debout pendant cinq semaines en implorant le Maître de l'univers. Durant une nuit sombre ses peines ne laissèrent aucun repos au roi ; au moment où la lune parut au ciel, il s'endormit ; mais son esprit, qui avait toujours l'intelligence pour compagne, ne dormit pas. Il eut un rêve pendant lequel le bienheureux Serosch lui dit à l'oreille ces paroles secrètes : O roi à l'étoile heureuse, favori de la fortune, tu as usé bien des colliers, des a couronnes et des trônes. Maintenant que tu as obtenu tout ce que tu désirais, si tu étais enlevé soudain de ce monde, tu trouverais une place dans la demeure du Juge suprême ; ne reste donc pas sur cette terre sombre. Quand tu distribueras tes biens, donne tes trésors à ceux qui en sont dignes ; laisse à d'antres cette demeure passagère, enrichis les pauvres, rends joyeux ceux qui te sont dévoués.

Quiconque échappe à la gueule du dragon doit être mis à l'abri des griffes du malheur ; quiconque a supporté des fatigues pour toi, sache qu'il ne les a supportées que dans l'espoir de gagner des richesses. Quand tu partiras, fais des largesses aux Iraniens, car tu ne resteras plus longtemps ici. Choisis pour occuper le trône un roi qui protège toutes les créatures jusqu'à la fourmi, et quand tu auras disposé du monde, ne te repose pas, car le moment de ton départ arrive.

Quand le roi, qui avait éprouvé tant de fatigues dans sa vie, se réveilla, il vit que le lieu des prières était inondé d'un torrent de ses larmes ; il recommença à pleurer, posa son front sur la terre et adressa ses hommages au Créateur, disant : Si je meurs soudain, j'aurai obtenu de Dieu tout ce que désire mon cœur. Il monta alors sur son trône, siège de la royauté, se revêtit d'une robe qui n'avait jamais servi, et s'assit sur le trône d'ivoire, comme le maître du monde, mais sans collier, massue ni couronne.

ZAL FAIT DES REPRÉSENTATIONS À KEÏ KHOSROU.

A la fin de cette semaine Zal et Rustem arrivèrent enfin, le cœur plein de tristesse. Quand les Iraniens en eurent la nouvelle, ils s'empressèrent d'aller à leur rencontre, tous l'âme ulcérée, et lorsque Rustem et Zal parurent, accompagnés de leurs Mobeds accomplis dans toutes les vertus, tous ceux qui étaient de la famille de Zerasp firent caparaçonner leurs chevaux pour les recevoir ; de même Thous, qui portait le drapeau de Kaweh, et tous les grands aux bottines d'or. Lorsque Gouderz fut arrivé près de Tehemten, des larmes de sang coulaient de ses cils sur ses joues ; toute l'armée s'avança, tous les visages étaient pâles, tous les cœurs navrés et désolés à cause de Khosrou ; les Iraniens dirent à Zal et à Rustem : Le roi a été égaré par les conseils d'Iblis. Toute sa cour est remplie de son armée, mais depuis bien des jours et des nuits personne n'a pu le voir. Chaque semaine on ouvre une fois la porte de la salle d'audience, et nous y allons et nous entrons ; mais et Khosrou n'est plus ce roi, ô Pehlewans, que vous avez vu heureux et l'esprit serein. Sa taille de cyprès est courbée, et la rose aux couleurs brillantes de son bonheur est cueillie. Je ne sais quel mauvais œil est tombé sur lui, et pourquoi cette fleur fraîche s'est fanée. Est-ce que la fortune des Iraniens serait obscurcie, ou les astres voudraient-ils perdre le roi ?

Le vaillant Zal leur répondit : Il paraît que le roi est las du trône. Tantôt tout va bien dans la vie, tantôt tout nous est contraire, tantôt nous sommes dans le bonheur, tantôt dans le malheur ; mais n'abandonnez pas ainsi votre cœur aux soucis, car les soucis troublent l'âme sereine. Nous ferons tous nos efforts, nous donnerons des conseils à Khosrou, et nos conseils lui rendront favorables les astres. Les nouveaux arrivés se rendirent en toute hâte à la cour ; on ouvrit à l’instant le rideau de la porte et on les admit avec plaisir, dans l’ordre de leur rang. D'abord le Destan, et Rustem au corps d'éléphant, puis Thous et Gouderz et leurs compagnons, ensuite Gourguin, Bijen, Gustehem et tous les héros qu'ils amenaient.

Le roi des rois, en voyant le visage du Destan et en entendant sous le rideau la voix de Rustem, se leva plein d'étonnement de son trône, leur fit les questions d'usage en se tenant debout et leur tendant la main ; il adressa la parole à chacun des sages qui étaient venus de Kaboul, de Kanoudj, de Dambar et du Zaboulistan, les reçut gracieusement et assigna à chacun sa place selon la manière des Keïanides ; ensuite il donna des places d'honneur, d'après leurs rangs, à tous les Iraniens qui étaient entrés.

Zal lui adressa ses hommages à plusieurs reprises, disant : Puisses-tu vivre heureux aussi longtemps qu'il y aura des mois et des années ! Depuis le temps de Minoutchehr jusqu'à Keïkobad, depuis ces trois illustres dont nous nous souvenons depuis Zew fils de Thamasp et Keï Kaous, depuis tous ces rois puissants dont les tracés étaient fortunées, depuis Siawusch, qui était pour moi comme un fils, qui était un prince plein de majesté, de grandeur et de gloire, nous n'avons pas vu un roi aussi sage, aussi illustre, aussi favorisé par la grâce de Dieu que toi. Puisse ta royauté durer éternellement par tes victoires, par ta bravoure, par ta bonté et ta sagesse ! Tu as parcouru le monde pour y répandre la justice ; maintenant, à ton retour, jouis de ta victoire. Quel est le roi qui ne soit pas de la poussière sous tes pas, quel est le poison que ton nom me guérisse pas ?

Mais j'ai appris une chose qui n'est pas convenable, et je suis accouru aussitôt : un homme est venu de l'Iran me dire que le roi victorieux a ordonné au grand chambellan de ne plus ouvrir le rideau de la salle d'audience, et de nous cacher son visage royal. Je suis accouru au cri de douleur des Iraniens, comme un aigle, comme un vaisseau sur l'eau, pour demander au roi du monde quel est son et secret. Les astrologues et les gouverneurs des provinces, les chefs de tous les pays que je connaisse Kanoudj, de Dambar, de Margh et de Maï sont arrivés avec leurs tables astronomiques indiennes pour approfondir le secret du ciel et savoir pourquoi il refuse ses faveurs à l'Iran. Il faut trois choses pour mener bonne fin toute affaire et pour préserver de tout mal le trône des rois, ce sont : un trésor, le travail et des hommes vaillants ; hors de là il n'y a ni honneur à gagner ni bataille à livrer. Ensuite il reste un quatrième point : c'est d'adorer Dieu, de prier devant lui jour et nuit, car il vient en aide à ses serviteurs et repousse ceux, qui pourraient les perdre. Nous ferons des largesses aux pauvres, nous donnerons ce que nous avons de plus précieux, pour que Dieu tranquillise ton âme, pour qu'il protège ton esprit par la raison comme par une cuirasse.

KEÏ KHOSROU REPOND À ZAL.

Khosrou écouta ces paroles du Destan et lui répondit par un sage discours. Il lui dit : O vieillard à esprit clair, tes paroles et tes conseils sont bienveillants. Depuis le temps de Minoutchehr jusqu'à ce moment tu as vécu sans tourmenter et sans soupçonner personne ; et l'illustre Rustem au corps d'éléphant, le soutien des Keïanides, les délices de l'armée, a élevé Siawusch et n'a jamais laissé arriver jusqu'à lui que le bien. Mainte fois une armée en voyant sa massue, sa tête d'éléphant, la crinière de son cheval et son bras, s'est enfuie sans combattre, en semant les flèches et les arcs dans les vallées et sur les plaines, et c'est ainsi qu'il a marché devant mes ancêtres, quand ils allaient au combat, comme un guide qui porte bonheur et montre le chemin de la victoire. Si je rappelais tes glorieuses fatigues, j'aurais quelque chose de nouveau à dire pendant cent générations, et pourtant si l’on comparait mes louanges avec tes hauts faits, elles paraîtraient presque un blâme.

Quant à la question que tu m'as adressée sur mes tractions, sur mes malaises et ma cour fermée, je vais te dire tout, pour que tu le saches, ô héros ! Mon désir unique est dirigé vers Dieu ; j'ai renoncé au monde avec mépris ; je me tiens jour et nuit debout en prière, suppliant le Juge et le Guide suprême qu'il me pardonne mes péchés passés et qu'il éclaire ma route obscure ; qu'il m'enlève de cette demeure passagère, qu'il ne réserve plus pour moi des fêtes et des fatigues dans ce monde ; qu'il m'accorde un séjour heureux dans les jardins du paradis et qu'il me guide vers le bien. Il ne faut pas que je m'écarte de cette voie droite et que ma tête s'égare comme celle des rois anciens. J'ai demandé et obtenu beaucoup dans le monde, mais il faut que je me prête pare au départ, car les bonnes nouvelles sont arrivées. Hier matin mes yeux se sont endormis et le bienheureux Serosch est arrivé, envoyé par Dieu, redisant : Prépare-toi, le moment de ta mort est proche, et tes malheurs et tes insomnies sont terminés. Mon règne et les soucis de l'empire, de la couronne, du trône et de la ceinture royale sont finis.

Le cœur des Iraniens était affligé par le roi ; ils se troublaient et leur esprit s'égarait. Zal, à ces paroles de Khosrou, se mit en colère, poussa un grand soupir et dit aux Iraniens : Ceci n'est pas bien. Il n'y a pas de place pour la raison dans ce cerveau. Depuis que je porte les armes, je me suis tenu devant le trône des Keïanides, mais jamais je n'ai vu un roi qui ait parlé ainsi ; et puisqu'il nous a parlé franchement, il ne faut pas nous taire, il ne faut pas donner notre approbation quand il fait des discours pareils. Je crains que le Div ne l'ait inspiré et n'ait détourné sa tête de la voie de Dieu. Feridoun et Houscheng, les adorateurs de Dieu, n'ont jamais porté la main sur cet arbre du mal. Je vais lui dire toute la vérité, quand même je devrais en perdre la vie.

Les Iraniens lui répondirent : Jamais un Keïanide n'a proféré des paroles comme lui, et nous appuierons tout ce que tu diras à Khosrou. Puisse-t-il ne pas abandonner les coutumes et la voie des rois.

ZAL FAIT DES REPROCHES À KEI KHOSROU.

Zal, à ces paroles, se mit debout et dit : O Khosrou, le noble, le juste ! écoute ce que dit un vieillard qui a de l'expérience ; si son avis est faux, ne le suis pas ; mais si sa parole est amère et vraie, si elle ferme la porte à la perversité et a la ruine, ne m'en veuille pas de ce que je parle si franchement devant cette assemblée. Ta mère t'a mis au monde dans le pays de Touran ; c'est là qu'ont été ton berceau et ta demeure. D'un côté, tu es petit-fils d'Afrasiab, qui ne voyait que de la magie, même en rêve. Kaous, le méchant, était ton grand-père ; son visage était plein de rides, et son cœur rempli de fraudes. Son pouvoir, son trône, sa couronne et sa ceinture étaient révérés depuis le levant jusqu'au couchant ; mais il voulait s'élever au-dessus du ciel et compter tous les cercles dans lesquels se meuvent les astres. Je lui ai donné beaucoup de conseils là-dessus, je lui ai parlé avec amertume, il a écouté les conseils et n'en a pas profité, et je me suis détourné de lui, blessé et peiné. Quand il s'est élevé dans l’air, il a fait une chute dans la poussière ; Dieu le très saint lui a fait grâce de la vie, et l'ingrat est revenu la tête pleine de poussière, le cœur rempli de l’erreur.

Tu es venu dans l’Iran et as rangé sur les plaines du Kharezm cent mille hommes armés d'épées, couverts de cottes de mailles, tenant en main des massues à tête de bœuf, prêts pour le combat comme des lions féroces ; ensuite tu es sorti du et front de l'armée pour le battre, tu es allé à pied au-devant du vaillant Pescheng ; et pourtant le monde n'était pas dépourvu de héros portant des massues, pour qu'il t'ait fallu placer sur la tête ton casque de combat. Car si Pescheng t'avait vaincu, tu aurais donné accès dans l'Iran au puissant Afrasiab ; les femmes et les enfants des Iraniens ne lui auraient pas échappé, et personne ne lui aurait résisté. Dieu t'a fait sortir sain et sauf des mains de Pescheng, il a eu pitié de toi et a fait réussir tes plans. Tu as mis à mort quiconque inspirait de la terreur et n'adorait pas le Seigneur distributeur de la justice.

Lorsque nous disions que le moment était arrivé pour le repos, pour les habits de fête, pour les présents et les coupes de vin, les temps sont devenus encore plus difficiles pour les Iraniens, les maux plus grands, les cœurs plus affligés. Maintenant tu as abandonné les voies de Dieu et as pris des voies tortueuses du mal, qui ne te porteront pas profit et ne plairont pas au Créateur du monde. Si telle est ton intention, ô roi, personne ne se groupera autour de toi pour t'obéir, et tu t'en repentiras ; réfléchis et ne fais pas la volonté du Div ; car si tu suis ses voies, le Maître de l'univers t'arrachera ta majesté royale, tu resteras accablé de peines et de péchés, et personne ne t'appellera plus roi ; c'est auprès de Dieu qu'est l'asile, va donc à lui, c'est lui qui dispose du bonheur et du malheur. Si tu rejettes entièrement mes conseils, si tu te fies à Ahriman le méchant, personne ne te saluera plus ; il ne te restera ni fortune, ni hommages royaux, ni couronne, ni trône. Puisse la raison guider ton âme, puisse ton cerveau être préservé d’égarement par des pensées saintes !

Lorsque le Destan eut cessé de parler, les héros dirent d'une seule voix : Nous tous approuvons les paroles du vieillard ; il ne faut pas cacher la porte de la vérité.

RÉPONSE DE KEÏ KHOSSOU ET REPENTIR DE ZAL.

Keï Khosrou écouta le discours du Destan, et se contint pendant un temps en étouffant ses larmes, ensuite il dit gravement : O Zal, homme plein d'expérience, toi qui as vécu des années innombrables en montrant toutes les vertus d'un homme, si je te parlais sévèrement devant toute l'assemblée, Dieu n'approuverait pas que je te traitasse durement, ensuite Rustem en serait affligé, et l'Iran aurait à souffrir de sa douleur. Et Rustem est un homme tel, que si j'énumérais toutes les fatigues qu'il a supportées, elles dépasseraient toutes ses richesses ; il a fait de son corps un bouclier pour moi, et n'a laissé à mes ennemis ni sommeil ni jouissance. Aussi vais-je te répondre doucement, et ne pas briser ton cœur par mes paroles.

Ensuite il dit à haute voix : O héros à la fortune victorieuse, j'ai écouté tout ce que le Destan a dit devant mes sujets ! Je jure par Dieu, le seigneur, le maître du monde, que je suis loin des voies du Div. Toute mon âme tend vers Dieu, c'est là que cherche le remède à mes soucis. J'ai observé ce-monde avec un esprit serein, et la raison a été la cuirasse qui m'a préservé de ses maux.

Alors il s'adressa à Zal, disant : Ne te laisse pas aller à la passion ; mets de la mesure dans tes paroles. Tu as dit d'abord que jamais un homme de sens et de raison n'était sorti de la race de Touran. Je suis le maître du monde, fils de Siawusch, je suis un roi de la famille des Keïanides, et ne suis pas un insensé. Je suis le petit-fils du maitre du monde, Keï Kaous, du roi fortuné, plein de sagesse, qui a fait les délices des hommes. Par ma mère j'appartiens à la famille d'Afrasiab, dont la haine m'a privé de la faim et du sommeil, d'Afrasiab qui était petit-fils de Feridoun et fils de Pescheng. Je n'ai pas à rougir de ma race, car les lions de l'Iran se sont réfugiés sur les bords de la mer de peur d'Afrasiab. Ensuite tu m'as rappelé que Kaous a fait préparer une caisse attelée d'aigles et qu'il a voulu s'élever au-dessus de son rang de roi ; mais sache que même les plus puissants ne s'emportent pas contre les rois.

Quant à moi, puisque j'ai vengé mon père, soumis le monde par mes victoires, mis à mort quiconque méritait un châtiment ou faisait peser sur la terre l'injustice et la tyrannie, je n'ai plus rien à faire dans le monde, car la domination des méchants est finie. Toujours, quand je réfléchis profondément sur la royauté et cette domination qui dure depuis tant de temps, je crains de devenir comme Djamschid et Kaous, et de perdre comme eux la raison, ou comme Zobak l'impur et le vaillant Tour, qui ont fatigué le monde par leur oppression. Je crains que le temps, en amenant la glace de la vieillesse, ne m'emmène, comme eux vers l'enfer.

Ensuite tu m'as reproché d'avoir combattu Schideh comme un léopard plein de courage ; or, je l'ai fait parce que je ne voyais dans l'Iran aucun cavalier, aucun homme qui pût lancer son cheval dans la bataille, qui aurait voulu se mesurer avec lui tout seul, ou qui, s'il s'était élancé pour le combat, n'aurait de nouveau hésité. Tout homme sur qui ne reposait pas une dignité donnée par Dieu, ou à qui les astres n'auraient pas souri, n'eût été dans la main de Schideh qu'une poignée de poussière ; c'est pourquoi je l'ai combattu en personne. Depuis cinq semaines j'ouvre mes lèvres jour et nuit pour adorer Dieu, pour que le maître du monde, le très saint, me délivre de mes soucis et du séjour sur cette terre sombre. Je suis las de mon armée, de mon trône et de ma couronne ; je suis impatient de partir et j'ai fait me bagages. Toi, ô vieux et sage Destan, fils de Sam, tu dis que le Div m'a tendu un piège ; mais je ne me suis pas égaré dans les ténèbres et les détours du chemin, mon âme qui est épuisée et mon cœur qui est vide. Je ne sais pas où tu trouves dans ma vie les punitions de Dieu et les malheurs du sort.

A ces paroles, le Destan fut confondu et ses yeux se troublèrent. Il se leva en poussant un cri, et resta debout, s'écriant : O roi, adorateur de Dieu ! j'ai parlé à la hâte et comme un insensé ; tu es un saint et un sage béni de Dieu. Puisses-tu me pardonner la faute à laquelle m'a entraîné le Div ! Pendant des années innombrables je me suis tenu devant les rois, ceint pour leur service ; mais jamais je n'ai vu un roi demander de cette manière à Dieu, le créateur du soleil et de la lune, la voie à suivre. Khosrou est devenu notre guide, puisse le malheur rester loin de lui ! J'aurais voulu ne pas me séparer de toi ; ma raison en est témoin pour mon âme troublée ; cependant ta résolution de nous quitter doit prévaloir dans l'Iran, auprès de tous les amis du roi, sur la peine qu'elle leur-donne. Mais nous ne désirions pas nous séparer de toi, ô Khosrou, notre juste et bienveillant maître ! Quand le roi eut entendu les paroles du Destan, il approuva les excuses de son vieil ami ; il étendit sa main, saisit celle de Zal et le conduisit sur le trône à côté de lui, car il savait qu'il n'avait parlé ainsi que par tendresse pour le roi au visage de soleil.

KHOSROU ANNONCE AUX IRANIENS SES DERNIERES VOLONTÉS.

Ensuite le roi dit à Zal-Zer : Maintenant apprêtez-vous tous, toi, Rustem, Gouderz, Guiv et tous les hommes illustres et vaillants ; faites transporter hors de la ville des tentes ; emportez dans la plaine le drapeau impérial ; prenez toutes les tentes grandes et petites, et préparez un endroit pour votre demeure dans la plaine ; prenez les drapeaux des grands, des éléphants et un cortège, et établissez gaiement un camp. Rustem fit ce que le roi avait ordonné ; on tira des magasins les tentes et on les emporta, et les Iraniens se rendirent tous dans la plaine, obéissant à l'ordre de Khosrou. Le sol se couvrit d'une montagne à l'autre de tentes blanches, noires, violettes et bleues ; au milieu s'élevait le drapeau de Kaweh, qui jetait sur la terre ses reflets rouges, jaunes et violets. Auprès du campement du roi se trouvait celui de Zal, surmonté d'un drapeau noir ; à sa gauche était le Pehlewan Rustem, avec les grands de Kaboul à l'esprit serein ; au-devant du camp du roi étaient campés. Thous, Gouderz, Guiv, Gourguin, Schapour et le vaillant Khorrad ; derrière lui, Bijen et Gustehem, avec les grands qui raccompagnaient.

Le roi des rois s'assit sur le trône d'or, ayant en main une massue à tête de bœuf ; d'un côté se tenaient Zal et Rustem, semblables à un éléphant qui porte haut la tête et à un lion féroce ; de l'autre côté, Thous, Gouderz, Guiv, Rehham, Schapour et Gourguin le brave, ayant tous les yeux attachés sur lui et attendant ce qu'il déciderait sur le sort de son peuple. Alors le roi dit d'une voix forte : O hommes illustres, favoris de la fortune, quiconque a du sens et de l'intelligence sait que le bien et de mal ne durent pas ; nous tous sommes nés pour mourir, et le monde est fugitif : pourquoi donc cette tristesse, ces soucis et ces peines ? Pouvons-nous emporter quelque chose dans chacune de nos mains ? Nous devons tout laisser à nos ennemis et partir nous-mêmes. Aujourd'hui le but de mes fatigues est atteint, mais d'autres récompenses et d'autres rétributions restent devant moi. Craignez tous Dieu le très saint, ne vous attachez pas à cette terre sombre ; car ce jour passera sur nous, et le temps compte chacune de nos pulsations. De Houscheng, de Djamschid et du roi Kaous, qui ont tous joui du trône, des honneurs royaux et de la couronne, il ne reste dans le monde que des noms, et personne ne lit les ordonnances des morts. Beaucoup d'entre eux ont été ingrats envers Dieu, et, à la fin, ont dû trembler devant leurs mauvaises actions, le suis comme eux un esclave de Dieu, et quoique j'aie passé ma vie dans les luttes et les fatigues, que j'aie fait bien des efforts et supporté bien des peines, je mourrai, car j'ai vu que personne ne reste ici, et maintenant j'ai détaché mon cœur et mon âme de ce séjour de passage, j'en ai fini de mes soucis et de mes travaux ; j'ai obtenu tout ce que j'ai désiré, et je détourne mes yeux du trône des Keïanides.

Ceux qui ont supporté des fatigues dans mon service, je leur donne tout ce qu'ils veulent de mes trésors. Ceux à qui je dois de la reconnaissance, je raconterai leurs actions devant Dieu, qui connaît ce qui est bien. Je donne aux Iraniens tout ce que j'ai de précieux, mes armes, mon or, mes trésors tramasses ; quiconque est puissant parmi vous, je lui donne une province ; je me souviendrai de toutes mes tonnes d'or, de mes esclaves et de mes chevaux, j'en apporterai la liste et je les distribuerai, car je suis prêt pour le départ, et mon cœur s'est détaché des ténèbres de cette vie. Mais vous, portez une main joyeuse au festin et livrez-vous au plaisir pendant une semaine. Priez Dieu que je trouve délivrance de cette demeure passagère et que je puisse me reposer de mes fatigues.

Lorsque Keï Khosrou leur eut donné ces conseils, les héros de l'Iran restèrent confondus. L'un dit : Ce roi est possédé du Div, et la raison est devenue étrangère à son esprit Je ne sais ce qui lui arrivera, et où ce trône et cette couronne trouveront sécurité. Ils se dispersèrent par groupes, et les plaines, les vallées et les montagnes se remplirent d'hommes. Le bruit des flûtes et les cris des chevaux dans la plaine furent tels que tu aurais dit qu'ils perceraient le ciel. C'est ainsi qu'ils se livrèrent aux fêtes pendant une semaine, et personne ne se rappelait plus ses chagrins et ses fatigues.

KHOSROU INDIQUE À GOUDERZ SES DERNIERES VOLONTÉS.

Le huitième jour le roi s'assit sur son trône, sans son collier, sa massue et son casque de Roum. Comme le temps de son départ approchait, on ouvrit la porte d'un de ses trésors. Aussitôt que la porte de ce noble trésor fut ouverte, le roi donna à Gouderz fils de Keschwad ses instructions, disant : Observe ce qui se passe dans le monde, non seulement ce qui se passe au grand jour, mais ce qui se fait en secret. Il y a un temps où il faut amasser péniblement des trésors, et un temps où il faut les dépenser. Aie soin des postes fortifiés et des ponts sur les frontières de l'Iran, qui sont en ruines, et des réservoirs d'eau dans l'Iran, qui ont été détruits pendant les guerres d'Afrasiab ; recherche les enfants sans mère, les veuves sans abri, les vieillards qui sont dans le besoin et qui cachent leur misère ; ouvre pour eux la porte du trésor, sois généreux envers eux et crains la mauvaise fortune. Ensuite prends un autre de mes trésors, celui qu'on appelle Badawer, et qui est rempli de couronnes, de joyaux et de pierreries, emploie-le dans les villes dévastées, qui sont devenues des tanières de léopards et de lions ; dans les endroits où il y a des temples du feu déserts et sans prêtres, et pour secourir les hommes infirmes qui ont dépensé leur fortune dans leurs jours de jeunesse ; enfin tu reconstruiras avec ce noble trésor les puits qui sont sans eau depuis un nombre d'années. Traite l'argent comme une chose vile, et pense à la mort.

Ensuite il prescrivit à Gouderz de prendre le trésor appelé Arous, que Kaous avait amassé dans la ville de Thous, et de le donner à Zal, à Guiv et au maître de Raksch. Il fit compter toutes les robes qu'il possédait, les regarda et en fit présent à Rustem, de même que des colliers et des chaînes que portent les héros, des cuirasses et de lourdes massues. Tous les troupeaux de chevaux qu'il possédait, et qui paissaient en liberté dans des lieux quelconques, il les donna au Sipehbed Thous. Il fit présent à Gouderz de tous ses parcs, de ses jardins et de quelques palais qu'il nomma. Toutes les armes dont il s'était servi, des armes précieuses dans lesquelles il avait souffert les fatigues de la guerre, on les remit au vaillant Guiv, lorsque Khosrou fut las du trône. Il donna à Feribourz fils de Kaous le reste de ses palais, ses tentes grandes et petites et leurs enceintes, ses écuries et les bêtes qu'elles contenaient. Ensuite il prit une cuirasse, un casque, une couronne d'or, une chaîne plus brillante que Jupiter, et deux anneaux de rubis étincelants sur lesquels était gravé le nom du roi de la terre et qui étaient connus du monde entier, et les donna à Bijen, disant : Prends-les comme un souvenir, et ne sème jamais que la semence du bien.

Enfin il dit aux Iraniens : Mon temps arrive et mes vœux vont être exaucés. Que chacun de vous me demande ce qu'il désire, car le moment est venu où cette cour va être dispersée. Tous les grands étaient tristes et en larmes ; ils se consumaient de douleur parce qu'ils allaient perdre le roi des rois, et chacun se dit : A qui Khosrou laissera-t-il l'héritage du trône ?

ZAL DEMANDE A KHOSROU UNE INVESTITURE POUR RUSTEM.

Lorsque Zal, le dévoué serviteur du roi, entendit ces paroles, il baisa la terre, se releva et dit : O maître du monde ! je ne puis te cacher mon désir. Tu sais tout ce que Rustem a fait dans l'Iran, dans les combats, dans les fatigues, dans les dangers et dans les guerres. Lorsque Keï Kaous alla dans le Mazandéran, par une route longue et un chemin difficile, et que les Divs l'eurent enchaîné, lui, Thous et Gouderz, qui porte haut la tête, Tehemten partit seul, aussitôt qu'il reçut la nouvelle, se dirigea en toute hâte vers le Mazandéran, força avec mille fatigues et mille dangers le passage à travers des déserts, des ténèbres, des Divs, des lions, des magiciens et des dragons terribles, et arriva auprès du roi. Il déchira le côté du Div blanc et les reins de Bid et d'Aulad fils de Ghandi ; il coupa d'un seul coup la tête à Sendjeh, et ses cris de triomphe montèrent jusqu'aux nuages. Ensuite, quand Kaous fut revenu dans le Hamaveran, on le chargea de lourdes chaînes, et avec lui Thous, Gouderz et Guiv, ses vaillants et sages champions. Tehemten se mit en route avec une grande armée, avec des chefs choisis dans l'Iran et le Zaboulistan, et délivra de leurs chaînes Kaous, Gouderz, Guiv et Thous. Quand, dans les guerres de Kaous, il eut tué son fils Sohrab, un fils tel que n'en ont jamais eu dans le monde ni grands ni petits, il l'a pleuré pendant des mois et des années. Quand il a combattu Kamous, il a réduit en poussière tout le pays par sa bravoure. Mais j'aurais beau parler de ses hauts faits, je ne pourrais jamais les énumérer tous. Si le roi est fatigué du trône et de la couronne, que laisse-t-il à cet ami au cœur de lion.

Le roi répondit : Ses grandes actions, ses fatigues et les dangers qu'il a subis pour moi, qui peut les connaître entièrement, si ce n'est le Créateur du ciel, le maître de la justice, du repos et de l'amour ? Mais sa vie ne s'est pas passée dans le secret et je ne connais pas son semblable dans toutes les parties du monde. Il fit venir un scribe, qui apporta du papier, de l'ambre et du musc, et l’on écrivit un brevet du roi de la terre, de Keï Khosrou, à la foi pure, qui portait haut la tête, en faveur du Sipehbed, du héros au corps d'éléphant, célébré pour sa bravoure par toute la cour, le champion de l'armée dans le monde entier, le maître du monde, le vigilant et jeune chef de l'armée, lui attribuant le Zaboulistan jusqu'à la mer du Sind, tout le Kaboul, Dambar, Mai et l'Inde ; ensuite Bost, Ghaznin et le Zaboulistan, et tous les pays jusqu'au Kaboulistan ; tout le Kischvrer de Nimrouz fut donné au Sipehdar victorieux qui faisait la gloire de l'armée. On apposa sur le brevet un sceau d'or, selon la coutume de Keï Khosrou, le distributeur de la justice. Le roi lui remit le brevet et pria Dieu que le monde fût heureux par Rustem. Les grands qui étaient venus avec Zal, le fils de Sam, le cavalier, en tenant sur la poitrine leurs tables astronomiques, reçurent de Khosrou des rôles, de l'argent et de l'or, et chacun une coupe remplie de pierres fines de toute espèce.

KEÏ KHOSROU DONNE UNE LETTRE D'INVESTITURE À GUIV.

Le gage Gouderz se leva et adressa au roi un discours plein de droiture, disant : O roi à la fortune victorieuse ! je n'ai pas vu sur le trône un maître du monde comme toi, depuis Minoutchehr jusqu'à Keï-Kobad, depuis Kaous jusqu'à toi, ô roi de noble te naissance ! J'ai toujours été en armes à la tête des grands, jamais je ne me suis reposé un seul jour de mes fatigues. J'avais soixante et dix-huit fils et petits-fils : maintenant il m'en reste huit et les autres sont morts. Ensuite le vigilant Guiv a passé sept ans dans le Touran, sans savoir comment se nourrir et se reposer ; les onagres étaient sa nourriture dans le désert, et les peaux des bêtes fauves formaient son vêtement. À la fin le roi est venu dans l’Iran, a vu tout ce qui s'était passé et combien Guiv avait souffert pour lui. Maintenant le maître du monde est las du trône et de la couronne, et Guiv espère de lui un bienfait.

Le roi répondit : Guiv a fait plus que cela. Qu'il soit mille fois béni ! que le Maître du monde le protège ! que le cœur de ses ennemis soit rempli d'épines ! Tout ce que j'ai est à toi ; puisse ton âme rester sereine et ton corps sain ! Il ordonna au scribe d'écrire avec du musc et de l'ambre, sur de la soie, une lettre au nom du roi, contenant l'investiture de Koum et d'Ispahan, qui est la résidence des grands et la demeure des princes. On apposa un sceau d'or sur la lettre, et le roi prononça des bénédictions sur elle, disant : Puisse Dieu être satisfait de Gouderz, puisse le cœur de ses ennemis être rempli d'angoisses ! Ensuite il dit aux Iraniens : Puisse-t-il ne jamais être las de faire de grandes actions ! Sachez qu'il est le souvenir que je laisse après c'est le défenseur que je vous laisse à ma place. Obéissez-lui, vous tous, et ne vous écartez pas des volontés de Gouderz. Tous les héros de la famille de Gouderz comblèrent de nouveau le roi de leurs bénédictions.

KHOSROU ACCOUDE UNE INVESTITURE À THOUS.

Gouderz s'assit et Thous se leva, s'avança vers Khosrou, baisa la terre et dit : O roi, puisses-tu vivre éternellement ! puisse la main du malheur rester toujours loin de toi ! Moi seul de ces grands descends de Feridoun ; j'étais le chef de la maison jusqu'à ce que Keï-Kobad se fût élevé. J'ai porté les armes au premier rang des Iraniens, et jamais je n'ai défait la ceinture qui serre mes reins. Au mont Hemawen, mon corps a été blessé par ma cuirasse, qui était mon seul vêtement ; dans toute cette guerre, faite pour venger Siawusch, l'armée a été sous ma garde chaque nuit. A Lawen, je n'ai pu sauver l'armée, et je suis resté moi-même dans la gueule du dragon. Dans le Hamaveran, Kaous fut fait prisonnier, et Thous eut à porter une chaîne au cou. Jamais je n'ai abandonné l'armée, jamais per sonne ne s'est plaint de moi. Maintenant le roi est las de la couronne et du trésor, il veut quitter cette demeure passagère ; quel ordre me donne-t-il, quel pouvoir me laisse-t-il ? ou mes hauts faits deviendront-ils un objet de reproche pour moi ?

Le roi lui répondit : Tes fatigues dépassent ce que la fortune a fait pour toi. Reste donc le gardien du drapeau de Kaweh ; reste Sipehdar et garde le droit de porter les bottines d'or. Ta part dans le monde est le Khorasan, et les grands de ce pays auront soin de ta sécurité. On écrivit un décret dans ce sens, devant les grands et les nobles, on y apposa un sceau d'or, et le roi lui donna une chaîne d'or et une ceinture d'or, prononça bien des bénédictions sur lui, disant : Puisse un cœur ne jamais te haïr !

KEÏ KHOSROU DONNE LA ROYAUTÉ À LOHRASP.

Quand les affaires des grands furent arrangées, le roi des rois était malade de fatigue ; mais il restait un nom, parmi ceux des grands, qui n'avait pas paru sur cette liste de décrets du roi : c'était celui de Lohrasp. Le roi ordonna à Bijen d'amener Lohrasp devant lui, couvert de son casque. Quand le maître du monde le vit, il se leva vivement, le bénit, étendit la main vers lui, descendit de son illustre trône d'ivoire, ôta de sa tête la couronne qui réjouissait les cœurs, la remit à Lohrasp et le salua roi du pays d'Iran, disant : Que ton nouveau trône te porte bonheur, que le monde entier soit ton esclave ! Je te donne ma royauté et mes trésors, après avoir éprouvé bien des chagrins et des fatigues. Dorénavant ne prononce plus une parole qui ne soit juste, car c'est par la justice que tu obtiendras là victoire et le bonheur. Ne donne pas accès au Div dans ton âme, si tu veux que ta fortune reste toujours jeune. Sois prudent, ne te laisse pas aller à la colère, observe toujours tes paroles. Ensuite il dit aux Iraniens : Puissiez-vous jouir du bonheur à l'ombre de son trône et par l'influence de sa fortune !

Les Iraniens étaient confondus de ces paroles, et tous rugirent comme des lions furieux ; ils restèrent stupéfaits de ce qu'ils auraient à donner à Lohrasp le titre de roi. Zal se leva au milieu d'eux et dit franchement ce qu'il avait dans le cœur en adressant au grand roi ces paroles : Il peut te plaire de vouloir rendre honoré ce qui n'est que vile poussière ; mais quiconque appellera sérieusement Lohrasp roi, que la tête de sa fortune soit couverte de poussière ! que la thériaque se change en poison dans sa bouche ! Jamais nous ne nous soumettrons à cette injustice. Quand Lohrasp est arrivé dans l'Iran auprès de Zerasp, je l'ai vu ; il était pauvre et n'avait qu'un seul cheval. Tu l'as envoyé à la guerre contre les Alains, tu lui as donné une armée, un drapeau et une ceinture, et le roi n'a pas pensé un seul instant à tant d'autres de ses grands, des descendants des rois. Je ne connais pas son origine, je ne sais quelle est sa famille ; jamais je n'ai entendu parler d'un roi de cette espèce.

Lorsque le Destan fils de Sam eut prononcé ces paroles, toute l'assemblée lui témoigna sa sympathie, et l’on entendit les voix des Iraniens qui s'écriaient : Dorénavant, ô roi, nous ne te servirons plus ! Aucun de nous n'ira à la guerre, si le roi place Lohrasp au-dessus de nous.

Khosrou écouta les paroles du Destan et lui répondit : Ne parle pas avec précipitation et en colère, car quiconque dit une chose injuste n'obtient du feu que la fumée. Dieu n'approuve pas en nous le mal, et les méchants ont à trembler devant la rotation du sort. C'est Dieu qui donne à un homme la bonne fortune, le rend digne de la royauté et en fait un ornement pour le trône. Le Créateur du monde m'est témoin, quand j'assure que Lohrasp possède toutes ces vertus ; il a de la modestie, de la piété et une grande naissance ; il sera un roi noble, victorieux et ami de la justice. Il est descendant de Houscheng, le maître du monde ; il a de la prudence, de la sagacité et de l'intégrité ; il exterminera les magiciens, il mettra en évidence la voie de Dieu le très saint. Son époque sera rajeunie par ses conseils, et son fils, dont la foi est pure, agira de même. Saluez-le comme roi, et, par amour pour moi, ne vous écartez pas de mon avis. Quiconque désobéira à mes dernières volontés perdra le prix de toutes les fatigues qu'il aura supportées pour moi, il deviendra rebelle à Dieu, et de toute part son cœur sera envahi de terreurs.

Lorsque Zal eut entendu ces paroles saintes, il étendit ses bras et posa ses doigts sur la terre ; il souilla ses lèvres en baisant la poussière noire, reconnut à haute voix Lohrasp comme roi, et dit au roi du monde : Puisses-tu être heureux ! puisse la main du malheur ne jamais l'atteindre ! Qui pouvait savoir, si ce n'est le roi noble et victorieux, que Lohrasp était de race royale ? En lui prêtant serment, prosterné sur la terre noire, j'ai souillé mes lèvres ; ne me l'impute pas à faute. Les grands versèrent des pierreries sur Lohrasp et lui rendirent hommage comme à leur roi. Le roi bienheureux dit aux Iraniens : Adieu, ô trône qui ravis le cœur ! Quand j'aurai quitté cette vile terre, je prierai Dieu, le très saint, pour qu'il vous réunisse de non veau à moi. Il baisa sur la joue tous les grands, pour prendre congé, et en versant beaucoup de larmes. Il embrassa tous les héros en faisant entendre des cris d'angoisse, et disant : Oh ! si je pouvais emmener avec moi toute cette assemblée !

Toute l'armée de l'Iran poussa un cri tel que le soleil s'égara dans les cieux ; les enfants, les hommes et les femmes derrière les rideaux, la foule dans les rues et les marchés, et les assemblées firent retentir l'air de lamentations et de soupirs, et de chaque carrefour on entendit les cris du deuil du roi. Khosrou dit alors aux Iraniens : Demain vous prendrez la même route que moi. Vous tous qui avez un beau nom et une grande naissance, soyez contents de ce que fait le Seigneur. Je vais maintenant préparer mon esprit à la mort. Je pars en laissant une bonne renommée ; je n'ai pas attaché mon cœur à cette demeure passagère, de sorte que le Serosch daigne me servir de guide. Ayant ainsi parié, il fit amener du vestibule son cheval, et se rendit à son palais royal, le visage triste et sa taille de cyprès courbée, pendant que son armée invoquait le secours de Dieu.

KEÏ KHOSROU DIT ADIEU À SES FAVORITES.

Il avait quatre femmes, belles comme le soleil ; personne n'en avait vu de pareilles même en rêve. Il les appela de leur appartement auprès de lui, et dévoila le secret de son âme à ces idoles, disant : Je vais quitter ce monde fugitif ; ne vous abandonnez pas à la douleur et aux soucis. Vous ne me reverrez plus jamais ; je suis las de ce monde plein d'injustice. Je vais aller auprès de Dieu, le juge, le très saint ; je ne sais pas pourquoi je resterais ici. Les quatre belles au visage de soleil perdirent la raison et poussèrent des cris de douleur et d'amour, elles se déchirèrent les joues, elles s'arrachèrent les cheveux, elles mirent en lambeaux leurs parures musquées. À mesure qu'elles retrouvèrent leur raison, elles dirent en gémissant et en se lamentant : Emmène-nous de ce séjour de passage, sois notre guide vers le bonheur ! Le noble roi leur dit : Plus tard vous suivrez la même route. Où sont les sœurs de Djamschid, le maître du monde, où sont tant de têtes couronnées et leur pompe, où est ma mère, la fille d'Afrasiab, qui a traversé si vaillamment les flots du Djihoun. Où est Mah Aférid, la fille de Tour, une femme comme personne n'en a vu dans ce siècle ? Toutes elles ont pour couche la poussière et la brique, et je ne sais si elles sont dans l'enfer on dans le ciel. Que tu places un diadème sur ta tête ou que tu te couvres d'un casque, les griffes et les dents de la mort les atteindront. C'est de la vertu qu'il faut se parer, car la mort ne peut l’enlever à personne. Ne tâchez pas de m'effrayer des terreurs de la mort, car la route que je vois devant moi est aisée.

Il poussa un cri et appela Lohrasp, à qui il parla longuement de se femmes, disant : Voici mes idoles ! voici celles qui ont rendu brillante ma chambre à coucher. Laisse-leur le même établissement et le même palais aussi longtemps que tu vivras, car il ne faut pas que Dieu, quand il t’appellera devant lui, couvre ton âme de honte de ce que tu auras fait. Crains d'avoir à rougir devant deux rois quand tu me trouveras avec Siawusch. Lohrasp lui promit tout ce qu'il demandait, et qu'il garderait dans leur retraite ces femmes que per sonne ne verrait. Ensuite Khosrou serra sa ceinture et revint au milieu des Iraniens, à qui il dit : Retournez-vous-en à vos palais ; ne remplissez pas vos cœurs de plaies et d'angoisses à cause de moi ; ne vous familiarisez pas trop avec ce monde, car il est notre ennemi secret. Soyez toujours fiers et joyeux ; ne pensez à ce moi qu'en bien. Soyez contents et confiante en Dieu ; quand vous partirez, soyez heureux et souffriez. Tous les grands de l'armée d'Iran posèrent leur tête sur le sol devant le roi, s'écriant : Les conseils du roi nous seront chers comme la vie, et ce aussi longtemps que durera notre vie !

KEÏ KHOSROU SE REND DANS LA MONTAGNE ET DISPARAÎT DANS LA NEIGE.

Il ordonna à Lohrasp de s'en retourner, et ajouta : Mes jours sont passés. Toi, va, occupe le trône de la royauté en respectant les coutumes ; ne sème dans le monde que la semence du bien. Quand tu seras exempt de soucis, ne te laisse, pas enorgueillir par le trône et par les trésors. Rappelle-toi que tu ne tarderas pas à partir, que la route qui te conduit auprès de Dieu est difficile à percevoir. Cherche toujours la justice et exerce-la toujours ; honore ceux qui sont les meilleurs dans le monde. Lohrasp descendit de cheval à l'instant, baisa la terre et resta absorbé par la douleur. Le roi lui dit adieu, ajoutant : Sois la trame et la chaîne de la justice.

Quelques chefs de l'armée, des grands pleins de vigilance et des héros partirent avec Khosrou : c’étaient le Destari, Rustem, Gouderz, Guiv, ensuite Bijen le vaillant, et le courageux Gustehem ; le septième était Féribourz fils de Kaous ; enfin le huitième, l'illustre Thous. Leur cortège se mit en route par troupes, et le roi monta de la plaine jusque sur la crête d'une montagne. Là ils restèrent une semaine à se reposer et à mouiller leurs lèvres desséchées, en se lamentant et en se désespérant de ce que faisait le roi ; personne ne devinait comment cette affaire douloureuse se passerait, et chaque Mobed disait en secret que jamais personne n'avait raconté une chose pareille dans le monde.

Lorsque le soleil leva sa tête au-dessus de la montagne, il s'assembla une foule de tous les côtés du monde ; cent mille Iraniens, hommes et femmes, vinrent entourer le roi avec des cris et des lamentations qui remplissaient la montagne et ébranlaient les rochers ; ils s'écrièrent tous : O roi ! que s'est-il passé, que ton esprit serein se soit rempli de douleur et de tristesse ? Si tu as à te plaindre de ton armée, si tu es arrivé à mépriser ce trône, dis-nous en la raison et ne quitte pas le pays d'Iran, ne donne pas un nouveau maître à ce vieux monde. Nous tous serons la poussière sous les pieds de ton cheval ; nous sommes les adorateurs de ton ange gardien Adergouschasp. Qu'as-tu fait de ton savoir, de ton intelligence et de ta sagesse, toi qui as vu le Serosch, qui n'était pas apparu, même à Feridoun ? Nous prierons tous Dieu, nous ferons tous nos adorations dans le temple du feu, espérant que Dieu, le très saint, aura pitié de nous et qu'il éclairera ton cœur de Mobed en notre faveur. Le roi des rois, confondu, appela les plus puissants parmi ceux qui se trouvaient dans cette foule, et leur dit : Tout va bien ici, et il ne faut pas pleurer sur ce qui va bien. Soyez reconnaissants envers Dieu ; soyez pieux et apprenez à connaître le Créateur. Nous serons bientôt réunis de nouveau, ne vous affligez donc pas de mon départ.

Ensuite il dit aux grands qui l’avaient accompagné : Retournez-vous-en de cette montagne sans le roi. Le chemin qui est devant moi est long ; on n'y trouve ni eau, ni herbes, ni feuilles d'arbres. Épargnez-vous la route et le retour ; dirigez vos esprits vers la lumière de Dieu. Personne ne peut traverser ces sables à moins d'être doué de beaucoup de force de puissance. Trois parmi les héros qui portaient haut la tête, le Destan, Rustem et le vieux Gouderz, qui était plein d'ambition et de sagacité et n'oubliait rien, écoutèrent, le roi et partirent Mais Thous, Guiv, Feribourz, Bijen et le vaillant Gustehem ne voulurent pas le quitter ; ils continuèrent à marcher avec lui pendant un jour et une nuit, mais le désert et la sécheresse les épuisaient, On aperçut alors sur la route une source d'eau, et Khosrou, le maître du monde, s'y rendit. Ils s'arrêtèrent auprès de cette eau limpide, ils en burent et se reposèrent. Le roi dit à ces gardiens des frontières de l’Iran : Aujourd'hui nous ne dépasserons pas ce lieu. Nous parlerons beaucoup du passé, car vous ne me verrez plus longtemps. Quand le soleil aura levé son drapeau brillant et couvert d'or liquide la sombre surface de la terre, alors le moment où je dois vous quitter sera venu, et j'este père être en compagnie avec le Serosch. Si mon cœur se révoltait contre ma résolution, j'arracherais de mon corps ce cœur troublé. Quand une partie de la nuit noire se fut écoulée, le roi illustre se prosterna devant Dieu ; il lava sa tête et son corps dans l'eau limpide de la source, et récita par devers lui le Zendavesta. Ensuite il dit aux grands pleins de prudence : Je vous fais des adieux éternels. Le soleil va montrer ses rayons, et dès ce moment vous ne me verrez plus qu'en rêve. Ne restez pas demain dans ce désert de sable, quand même il pleuvrait du musc ; car il viendra de la montagne un grand orage qui arrachera les branches et les feuilles des arbres, et il tombera du ciel sombre une neige telle que vous ne retrouveriez pas la route de l’Iran.

LES PEHLEWANS SONT ENSEVELIS SOUS LA NEIGE,

Les têtes des grands furent remplies de soucis à ces paroles, et ils s'endormirent tristement. Lorsque le soleil leva sa face au-dessus des montagnes, le roi avait disparu des yeux des grands. Ils se dispersèrent partout pour le chercher ; ils parcoururent les sables et le désert. Ils ne virent nulle part une trace de Khosrou, et revinrent comme des hommes qui ont perdu la raison, le cœur serré et tourmenté, car ils avaient partout traversé le pays et n'avaient pas trouvé le roi. Ils revinrent à la source d'eau en se lamentant, le cœur plein de douleur et d'angoisse, et tous ceux qui y étaient réunis renoncèrent à l'espoir de revoir le roi du monde. Feribourz dit : Quant à ce que Khosrou nous a dit (puisse la raison être toujours la compagne de son âme) !, voici mon avis, quand nous nous serons reposés et aurons mangé, nous resterons auprès de cette source pour une nuit, car la terre est chaude et humide et le ciel est serein ; je ne vois pas pourquoi nous quitterions cet endroit. Ils se placèrent donc tous auprès de la source et parlèrent longuement de Khosrou, disant : Personne ne verra jamais une chose si étonnante, si longtemps qu'il reste sur la terre ; jamais nous n'avons entendu dire par les héros quelque chose qui ressemble à cette disparition du roi. Hélas ! que sont devenus sa puissante étoile et sa sagesse, son pouvoir, sa bravoure et sa haute stature ? Les hommes de sens riront quand on leur dira que quelqu'un est allé tout vivant devant Dieu. Qui peut savoir ce qui lui est arrivé, et que dirons-nous, car les oreilles refuseront d'entendre la vérité ! Guiv dit aux grands : Jamais il n'y a eu dans le monde un homme aussi grand que lui en bravoure, en générosité, en justice et en vertus, en beauté, en stature, en renommée et en naissance. Dans le combat et à la tête de son armée, c'était un éléphant ; dons le festin, c'était une lune couronnée d'un diadème.

Après cela ils mangèrent ce qu'ils avaient et s'empressèrent de s'endormir. Mais en même temps il se leva un vent qui amenait des nuages, et le ciel prit l'aspect de l'œil du lion ; la neige s'étendit sur la terre comme la voile blanche d'un vaisseau, et les lances des héros disparurent sous elle ; une neige profonde et lourde tomba et couvrit partout la terre d'une surface égale. Les vaillants héros Thous, Bijen, Feribourz et Guiv ne surent comment se préserver ; ils furent entièrement couverts de neige : je ne sais pourquoi ils restaient en place. Pendant quelque temps ils piétinèrent sous la neige et formèrent un trou escarpé de tous côtés ; mais leurs forces s'épuisèrent, et à la fin la vie les quitta.

Cependant Rustem resta dans la montagne avec Zal, Gouderz et quelques cavaliers ; ils y passèrent trois jours en pleurant ; le quatrième, lorsque le soleil qui éclaire le monde se leva, ils dirent : Cette affaire est bien longue ; voici déjà quelque temps que nous restons dans ces montagnes et ces rochers. Si le roi a disparu de la terre lorsque le vent du ciel s'est déchaîné, où sont donc allés les autres grands ? Il est à craindre qu'ils n'aient pas suivi le conseil de Khosrou. Ils passèrent une semaine sur le haut de la montagne, et furent entièrement découragés au bout des sept jours. Ils erraient çà et là en se lamentant et en pleurant ; ils se consumèrent au feu de cette douleur. Gouden fils de Keschwad arrachait ses cheveux, versait des larmes, se déchirait les joues ; à la fin il dit : Jamais personne n'a éprouvé ce qui m'est arrivé par le fait de la race de Kaous. J'avais une armée de fils et de petits-fils, qui étaient les maîtres du monde, et dont chacun portait un diadème. Les guerres qui devaient venger Siawusch les ont tous tués, et cette vengeance a détruit ma famille. Voici encore un de mes fils qui disparaît devant moi ! Qui a jamais et éprouvé les malheurs étonnants qui m'arrivent ? Le Destan lui parla longuement, disant : Il faut que la raison se réconcilie avec ce que fait Dieu. A moins qu'ils ne reviennent eux-mêmes et retrouvent la route, comment en verrait-on une trace dans la neige ? Il ne faut pas rester sur cette montagne, où il n'y a point de nourriture ; il faut nous en retourner. Nous enverrons ici des hommes à pied, qui retrouveront un jour les traces du cortège du roi.

Ils quittèrent la montagne en pleurant de douleur, chacun pariant sans cesse ou d'un fils, ou d'un parent, ou d'un ami, ou de ce roi qui avait été comme un cyprès dans un jardin. Les hommes à pied partirent, trouvèrent les morts, les enlevèrent de la montagne et les portèrent dans la ville : voilà comment leurs familles revirent ces grands. Chacune d'elles leur construisit une tombe et porta longuement leur deuil. Tels sont la coutume et l'état du monde, qu'il ne reste pas éternellement, même aux meilleurs ; il élève l'un en le prenant dans la poussière noire, il arrache l'autre au trône des Keïanides, et il ne se réjouit pas de l'un, il ne s'attriste pas de l'autre ; telle est la nature de ce séjour passager. Où sont maintenant ces héros et ces rois de la terre ? Écarte de ton cœur les soucis aussi longtemps que tu le peux.

LOHRASP APPREND LA DISPARITION DE KEÏ KHOSROU.

Lorsque Lohrasp eut appris le sort du roi, l'armée se rendit de son camp auprès de lut. Il s’assit sur le trône avec sa couronne d'or, et les héros arrivèrent avec leurs ceinturée d'or ; tous les hommes importants, les plus illustres parmi les grands s'assirent devant lui, Lohrasp les regarda ; se leva, et leur adressa avec bienveillance des paroles vraies en disant à haute voix : O chefs de l’armée, vous qui avez entendu tous les conseils et les dernières volontés du roi, quiconque n'accepte pas volontiers mon règne oublie les avis de Khosrou. Tout ce qu'il m'a dit et enjoint, je l'exécuterai ; je ferai mes efforts pour le bien, je suivrai ses ordres, et vous aussi, ne refusez pas d'obéir à ses dernières volontés et n'ayez pas de secret pour moi. Quiconque ne répète pas souvent les recommandations d'un roi mourant est criminel envers Dieu ; tout ce que vous savez de bon et de mauvais, il faut tout me confier.

Le fils de Sam lui répondit : Khosrou t'a donné le titre de roi ; je me suis soumis à ses conseils et à sa volonté, et je ne m'en écarterai pas. Tu es roi, et nous tous sommes tes sujets ; nous ne désobéirons pas à ce que tu désires et ordonnes ; moi et Rustem, et tout ce qui vit dans le Kaboul, nous ne cesserons de t'être dévoués, et quiconque ne marche pas dans cette voie ne sera jamais heureux. Lohrasp, ayant entendu ces paroles, le remercia et respira plus librement ; il lui dit : Puissent votre justice et votre droiture vous préserver de tout mal et de toute diminution de votre fortune ! car Dieu vous a créés tels, que les soucis et les malheurs doivent vous rester inconnus. Le maître du monde, dont l'étoile était fortunée, dont les jours étaient heureux, vous a donné le Nimrouz ; maintenant j'y ajoute le gouvernement de tous les pays dont vous voudrez vous chaîner. Je n'ai pas à partager avec vous des trésors ; car moi, ma famille, mon empire, tout est à vous.

Ensuite il dit à Gouderz : O Pehlewan du monde ! dis-moi les secrets que cache ton cœur. Gouderz lui répondit : Je suis désormais un homme seul, j'ai perdu Guiv, Rehhm et Bijen. Le souvenir de la perte de sa famille l'émut, et il dit en se lamentant et en poussant des cris : O Guiv, héros au corps d'airain ! ô Bijen, qui ambitionnais la possession du monde, vainqueur des lions ! Il le dit et déchira de la tête aux pieds sa robe de saie de Chine et sa tonique de brocart de Roum. Ensuite le vieux Gouderz ajouta en s'adressant aux nobles : Heureux celui dont la tombe est la compagne ! J'approuve tout ce que le Destan a dit ; je n'ai pas un secret devant lui. Tu es le roi et nous tous sommes tes sujets ; nous ne nous écarterons pas du traité qui nous lie et de l'obéissance envers toi. Tous les grands rendirent hommage au roi et placèrent leur iront humblement sur la terre. Le cœur de Lohrasp rajeunit sous leurs paroles, sa taille se releva et sa stature grandit. Il choisit un jour fortuné pour placer sur sa tête la couronne de la royauté ; et comme Feridoun, de naissance illustre, avait posé la couronne sur sa tête le jour de Mihrgan, ce jour béni du mois de Mihr où le soleil atteint le milieu du ciel, lui aussi para ce jour la salle d'audience des rois, et fit briller l'Iran d'une nouvelle splendeur.

Tel est le monde, tantôt il élève, tantôt il rabaisse ; il guide l'un, il précipite l'autre, et ne laisse à personne le droit de lui imposer ce qu'il fera, ni la manière, ni la durée de son action. Puisque j'ai terminé la vie de Khosrou, je me tourne vers Lohrasp, je vais m'occuper de sa couronne et de sa royauté ; je vais le placer sur son trône, par la permission d'un grand roi victorieux, de qui dépendent l'espérance, la crainte et la ruine, qui remplit de bonheur le cœur de ses amis et détruit les méchants. Telles sont la coutume et la nature du monde ; il tourne de celui-ci vers celui-là, et de celui-là vers celui-ci. Quand une âme est rouillée par le malheur, le vieux vin enlève cette rouille ; quand la vieillesse surprend un homme, le vieux vin le rajeunit. Par le vin apparaissent les qualités de l'homme, c'est lui, qui est la clef d'un cœur fermé. Quand un poltron le boit, il devient un héros ; quand un renard le boit, il devient un lion dévorant ; quand un malheureux le boit, il devient joyeux et ses joues brillent comme la fleur du grenadier ; quiconque en prend en main une coupe ne veut plus que des fêtes, et des flûtes, et des rebecs. Mais à moi tu me demandes des histoires anciennes sur les paroles et les hauts faits de ces hommes de bien : écoute donc ce que raconte un vieux Dihkan, et rappelle-toi toutes ses paroles.

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