Djami

DJAMI

 

ODE - EXTRAITS DU BEHARISTAN .

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 


 

DJAMI

 

ODE MYSTIQUE

Extrait de Louis Dubeux, La Perse.

Traduction de M. Grangeret de Lagrange

 

O chamelier n’apprête pas encore aujourd’hui le palanquin. Garde-toi d’accabler mon cœur sous le poids d’une si vive douleur. Est-il convenable de faire les préparatifs du voyage dans un moment où la route est toute humide des larmes que l’amant verse en abondance ? e n’ai point de force pour partir et il ne m’est pas possible de rester en place. A Dieu ne plaise qu’aucune créature éprouve un sort aussi douloureux que le mien. Ma tendre amie s’éloigne et ma raison s’égare et mon âme m’abandonne et mon visage est tout baigné de pleurs. Mon corps ne peut la suivre mais, de traite en traite, il vole sur ses traces. O zéphyr du matin, cours répandre ta fraîcheur salutaire dans les lieux où elle se repose et dans ceux qu’elle traverse ; et autour du palanquin qui emporte la maîtresse de mon cœur, murmure ces paroles : O toi dont les lèvres sont si douces, toi dont toutes les manières ont des grâces si touchantes, ah puisses-tu ne pas sentir la fatigue du voyage. Puissent tous tes désirs trouver leur accomplissement. Au lever de l’aurore lorsque tu te disposeras au départ, prête l’oreille aux accents mélodieux du chantre du matin. Toujours mon âme enivrée de tes charmes se tourne vers ton visage, quoiqu’en effet tu sois éloignée de ma présence. Reviens, car l’excès de ma douleur m’a terrassé Je me roule dans la poussière que j’ai rougie de mon sang comme l’oiseau qui se débat mourant sous le fer du sacrificateur. Tu étanches ta soif, sans doute dans quelque partie du désert, mais Djami retiré dans l’angle de la douleur et du désespoir, s’abreuve à longs traits du poison mortel de la séparation.

 


 

BEHARISTAN

 

 

 

HISTOIRE

ASCHTER ET DJEÏLA[1]

Extrait de Louis Dubeux, La Perse, 1841.

Traduction de M. Defrémery

 

 

Un jeune homme, nommé Aschter, distingué par sa beauté et la grâce de ses manières, devint amoureux d’une charmante jeune fille issue des chefs d’une autre tribu, et appelée Djeïda. Les liens de l’amitié et les bases de l’affection s’affermirent entre eux. Ils cachaient ce secret de près et de loin et mettaient tout en œuvre pour le celer. Mais par la raison qu’on a dit :

Vers. L’amour est un mystère qu’on ne peut exprimer ; on ne peut le cacher avec deux cents voiles.

A la fin, leur secret tomba sur la face du jour et le mystère de leurs amours sortit de sa retraite cachée, pour au grand jour et à la connaissance la foule. Une guerre s’éleva entre deux tribus et du sang fut répandu. La tribu de Djeïda enleva ses tentes de cette contrée, et jeta le bagage de la résidence dans un autre pays. Un jour, lorsque les maux de la séparation furent prolongés pendant longtemps, et que les prétentions du désir furent devenues trop exigeantes, Aschter dit à un de ses amis : « Ne pourrais-tu venir avec moi et me prêter assistance dans la visite que je veux faire à Djeïda, car mon âme est près de s’exhaler par suite des désirs qu’elle me fait éprouver et le jour s’est changé pour moi en une nuit obscure, par la douleur de son éloignement. » Cet ami répondit : « T’entendre et obéir sont pour moi même chose ; je suis esclave de tout ce que tu commandes et je me hâte d’exécuter tout ce que tu ordonnes. » Tous deux se levèrent et disposèrent leurs chameaux. Ils marchèrent pendant un jour et une nuit jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés dans la contrée où demeurait Djeïda. Ils descendirent dans la gorge d’une montagne, auprès du campement de sa tribu, et firent reposer leurs montures. Aschter dit à son ami : « Lève-toi, et, servant de guide à cet être égaré, rends-toi auprès de cette tribu. Ne dis mon nom à personne excepté à une telle jeune fille, qui est la gardienne des moutons et la confidente des secrets les plus cachés de Djeïda. Donne-lui le salut de ma part, demande lui des nouvelles de sa maîtresse, et indique-lui le lieu où nous sommes descendus. » L’ami d’Aschter raconte en ces termes la fin de l’aventure. Je me levai et j’entrai dans le camp de la tribu. Par hasard, la première personne qui s’offrit à ma vue fut cette jeune fille ; je la saluai de la part d’Aschter et m’informai de l’état de Djeïda. Elle répondit : « Son mari la garde étroitement et emploie pour la surveiller tous les moyens possibles. Néanmoins le lieu de votre rendez-vous sera ces arbres qui s’élèvent sur le revers de telle colline ; il faut que, à l’heure du namax du soir, vous vous trouviez dans cet endroit. » Je m’en retournai promptement et j’annonçai cette nouvelle à Aschter. Nous nous levâmes tous deux et nous conduisîmes doucement nos chameaux, de sorte que nous arrivâmes au rendez vous donné à l’heure convenue.

Vers. Nous attendions en gémissant et en poussant des soupirs assis sur le chemin par où devait venir l’amante, lorsque tout à coup le bruit des ornements de femmes et le murmure des khalkhal[2] se fit entendre du côté de la route. Ce bruit semblait dire : « Levez vous car cette pleine lune est arrivée. »

Aschter s’élança de sa place et alla à la rencontre de son amante. Il lui donna le salut et lui baisa la main. Je détournai le visage et je m’empressai de m’éloigner. Mais ils me crièrent : « Reviens, car il ne se passe entre nous rien de déshonnête, et nous ne parlons que de choses et d’autres. » Je revins sur mes pas. Ils s’assirent alors tous deux et se mirent à confondre dans leurs discours le passé et l’avenir. A la fin de l’entretien, Aschter dit à Djeïda : « j’espère que tu viendras me trouver cette nuit et que tu ne déchireras pas le visage de mon espérance avec l’ongle de la séparation. » Djeïda répondit : « Non par Dieu cela n’est pas possible en aucune manière et il n’y a pour moi nulle action plus difficile à exécuter que celle-là. Veux-tu donc que ces fâcheux événements qui ont déjà eu lieu se représentent, et que les révolutions des jours ouvrent de nouveau sur moi les portes des maux et des chagrins ? » Aschter reprit : « Non, par Dieu, je ne te laisserai point aller et je ne retirerai point la main du pan de ta robe. »

 Hémistiche : Dis à tout ce qui viendra : Viens ; et à tout ce qui voudra être : Sois.

Djeïda répondit : « Ton ami que voici aura-t-il la force d’accomplir tout ce que je lui dirai ? » Je me levai et lui répondis : « j’exécuterai ponctuellement tout ce que tu me commanderas, et j’imposerais à mon âme mille actions de grâces, lors même qu’elle abandonnerait mon corps dans cette entreprise. » Elle quitta alors ses vêtements et me dit : « Revêts ces habits et donne moi les tiens. » Ensuite elle reprit en ces termes : « Lève toi entre dans ma tente et assieds-toi derrière le rideau.[3] Mon mari viendra apportant une coupe de lait et te dira : Ceci est ta boisson prends la. Ne t’empresse pas de le faire ; emploie au contraire quelques lenteurs. Il la remettra entre tes mains ou il la placera sur la terre puis il partira et ne reviendra plus jusqu’au lendemain matin » ; j’exécutai ainsi tout ce qu’elle m avait commandé. Lorsque son mari apporta la coupe, je fis de longues façons. Il voulut la placer sur la terre, moi de mon côté je voulus la prendre de ses mains, mais mon doigt heurta la coupe qui fut renversée et dont le lait se répandit. Le mari de Djeïda se mit en colère et dit : « Cette femme ose me quereller. » Puis il allongea la main et tira, de l’intérieur de sa demeure, un fouet taillé dans la peau d’un onagre et d’un daim depuis le derrière du cou jusqu’au dessus de la queue et tressé par la force des doigts de la vigueur et de l’agilité.

Vers. Pour l’épaisseur, c’était la représentation d’une vipère ; pour la longueur, c’était l’égal d’un thoban[4] ; par sa forme, il figurait un serpent ; la table où était peinte sa ressemblance était le dos d’un homme nu.

Il prit donc ce fouet rendit mon dos aussi nu que la peau d’un tambour, et semblable au joueur de tambour le jour du combat, il se mit à me caresser par des coups qui se succédaient sans interruption. Je n’avais ni le courage de crier, car je redoutais qu’il ne reconnût ma voix, ni la force de prendre patience, car je craignais qu’il ne mît en pièces la peau de mon dos. Je voulais me lever, lui couper la gorge avec mon khandjar et répandre son sang. Mais je me dis ensuite qu’il s’élèverait un tel trouble, qu’il ne serait possible à personne de l’apaiser. Je pris donc patience jusqu’à ce que sa mère et sa sœur fussent informées de ce qui se passait. Elles survinrent, me tirèrent de ses mains et l’emmenèrent avec elles. Une heure ne s’était pas écoulée lorsque la mère de Djeïda entra dans la pensée que j’étais sa fille. Je me mis à pleurer et à pousser des gémissements je tirai ma robe sur ma tête et lui tournai le dos. Elle me dit : O ma fille crains Dieu et ne commets pas d’action qui puisse déplaire a ton époux Un cheveu de la tête de ton mari est plus beau que mille Aschter. Aschter lui-même, quel est-il pour que tu supportes cette peine et que tu boives cet amer breuvage à cause de lui ? Elle se leva ensuite et reprit : « Je t’enverrai ta sœur afin qu’elle soit cette nuit ta compagne et ta confidente. Elle partit là-dessus. » Au bout d’une heure la sœur de Djeïda entra. Elle commença par pleurer et faire des imprécations contre celui qui m’avait frappé. Quant à moi je ne lui dis pas un mot. Elle se coucha à mes côtés ; j’étendis alors la main et la lui appliquai fortement sur la bouche en disant : « Dans ce moment ta sœur est avec Aschter et j’ai souffert tout ce mal à sa place. Cache le bien sinon nous serons couverts de honte, vous et moi. » Dans le commencement, une grande frayeur s’empara d’elle, mais à la fin, cette frayeur se changea en familiarité et jusqu’au matin elle ne fit que répéter cette histoire et qu’en rire. Lorsque l’aurore commença à poindre, Djeïda entra. Quand elle nous vit, elle fut saisie de frayeur et me dit : « Malheur à toi ! quelle est donc cette personne placée à tes côtés. » Je répondis : « C’est ta sœur et certes, c’est une sœur excellente pour toi. » Elle reprit : « Comment donc se trouve-t-elle là ? » Je répondis : « Demande-le lui car le temps de l’occasion est court. » Je repris ensuite mes habits et j’allai retrouver Aschter. Nous montâmes sur nos chameaux et nous nous mîmes en route. Au milieu du voyage, je racontai à Aschter mon aventure. Il découvrit mon dos et vit les cicatrices du fouet. Il me fit de nombreuses excuses et dit : « Les sages ont dit : Il faut un ami pour le jour de l’affliction car ils ne sont jamais en petit nombre le jour du plaisir. »  

Vers : O mon cœur, s’il te survient un jour quelque chagrin, il s’évanouira dès que tu auras un ami pour le partager. Il faut un ami pour le jour de l’affliction, car ils ne sont jamais en petit nombre le jour du plaisir


 

HISTOIRE

Extrait de Langlès, Contes, Fables, et Sentences, 1808.

 

UNE nuit, le feu prit à la grande Mosquée de Memphis, et elle fut entièrement consumée ; les Musulmans soupçonnèrent les Chrétiens, et pour se venger mirent le feu à leurs maisons; le Sulthan informé de ces excès, fait prendre les incendiaires ; on les rassemble tous dans un même endroit, et on décerne à chaque coupable le châtiment qu'il a mérité ; les uns sont condamnés à mort, les autres à perdre la main; d'autres, enfin, à passer par les verges. Pendant l'exécution, un de ceux qui devaient être mis à mort, s'écria: « Je ne crains pas de périr; mais, hélas ! j'ai une mère, et je suis son unique soutien. » Tout-à-coup un de ses compagnons qui n'était condamné qu'à passer par les verges, l'entendant parler ainsi, changea de supplice avec ce tendre fils, en disant : « Pour moi, je n'ai pas de mère ». On le fit mourir à la place de l'autre qui ne reçut que des coups de verges.

On peut faire des libéralités avec de l'or et de l'argent ; mais l'homme vraiment généreux est celui qui prodigue sa vie quand son ami en a besoin, et qui le sauve de la mort en se sacrifiant soi-même.

 


 

FABLES PERSANES

Extrait de Langlès, Contes, Fables, et Sentences, 1808.

 

FABLE PREMIÈRE.

Le Loup et le Renard.

UN Loup et un Renard qui s'accordaient assez bien, firent société. Nos deux amis se promenant côte à côte, passèrent auprès d'un jardin enclos d'une haie d'épines et dont la porte était fermée. Ils en examinèrent si attentivement les dehors qu'ils parvinrent à découvrir un trou. Le Renard le trouva très grand pour son mince individu, et s'y glissa facilement ; le Loup y entra, mais non sans quelques meurtrissures. Là s'offrirent des raisins de toutes espèces et des fruits de toutes couleurs. Le Renard madré mesurait son appétit sur la grandeur du trou, et s'observait de manière à être toujours en état de sortir.

Le Loup, vorace et insoucieux r mangeait de toutes ses forces. Tout à coup le Jardinier aperçoit nos larrons, et vole vers eux le bâton à la main.

Le Renard à la taille effilée, s'esquive lestement par le trou ; mais le Loup est arrêté par son large ventre. Le Jardinier l'atteint avec son bâton, et le frappe si fort que le pauvre animal, demi-mort, ne se sauva par le trou qu'en laissant quelque fragments de ses poils et de sa peau.

Ne te tourmente point, ô mon ami ! pour avoir de l'or ; car un jour il faudra que tu deviennes pauvre. Après t'être engraissé de dons et de bienfaits, pourras-tu sortir de ce défilé ? Pour moi je ne sais comment, avec cette corpulence, tu feras pour entrer par la porte de la mort.

FABLE II.

La Tortue et le Scorpion.

UN Scorpion muni de son venin naturel, l'aiguillon funeste caché dans sois carquois, entreprit un voyage. Arrivé sur les bords d'un large fleuve, il fallut s'arrêter là; quoiqu'il lui fût impossible d'avancer, il ne voulait point cependant retourner sur ses pas. Une officieuse Tortue, témoin de son embarras, eut pitié du triste voyageur. Elle le fit monter sur son dos ; s'étant mise dans l'eau, elle nageait tranquillement les yeux fixés sur l'autre bord. Tout à coup un bruit frappa son oreille, il semblait que le Scorpion lançait quelque chose sur sa coquille. Elle demanda qu'est-ce que l'on entend ? : « Rien, dit l'animal venimeux ; c'est le bruit de mon dard que je lance contre ta coquille. Je sais combien cet effort est inutile, mais que veux-tu ? mon naturel l'emporte. Notre amphibie au dos de pierre, dit alors en elle-même : Certes, je ne saurais faire une plus belle œuvre que de délivrer ce traître de ses funestes habitudes, et de mettre les bons à l'abri de ses méchancetés. Aussitôt elle plongea et les flots entraînèrent son perfide compagnon. Il fut porté dans des endroits où personne dit-on, n'avait été avant lui.

Tout protégé qui, dans ce séjour de crimes et de discordes, se rend coupable à chaque instant de quelques fourberies, doit être submergé dans l'abyme de la destruction ; c'est le plus sûr moyen de corriger ses criminelles inclinations et de purger la société.

FABLE III.

Le Rat et l'Epicier.

UN Rat habitué depuis longtemps à la boutique d'un épicier, avait fait une ample provision de comestibles secs et de fruits verts ; il s'en nourrissait à gorge que veux-tu. L'Epicier voyait bien tous ces larcins et ne songeait point à les punir ; mais il reconnut enfin la vérité du proverbe : « Lorsque les gens vils ont l'estomac plein, ils deviennent hardis pour le mal. »

L'avidité de l'apprenti larron le rendit audacieux, il coupa la bourse du maître et porta dans son trou l'argent qu'il y trouva. Celui-ci mit bientôt la main dans son gousset et le sentit aussi vide que celui d'un banqueroutier, ou que l'estomac d'un mendiant. Il vit bien que c'était un tour du Rat ; pour lui, aussi adroit qu'un chat des plus expérimentés, il prend le voleur domestique, attache à sa pate un long file et le laisse aller à son trou. Il en connut bientôt la profondeur, et suivant le fil, il creusa jusqu'à ce qu'il parvint au logis du Rat. Il crut voir d'abord la boutique d'un changeur, l'or, l'argent, toutes les pièces de monnaies étaient jetées pêle-mêle ; l'Epicier, transporté de joie, commença par reprendre son bien, et arrachant de sa retraite l'avare animal, le livra aux griffes du chat qui se chargea de le punir comme il le méritait.

Tous les chagrins et tous les malheurs sont pour les amis du monde. Heureux l'homme modéré qui peut s'en délivrer ; le bien-être et la tranquillité ne se trouvent que dans la modération des désirs.

FABLE IV

Le Renard et l’Epicier

UN Renard posté sur le bord d'un chemin, promenait à droite et à gauche ses regards attentifs, tout à coup il croit découvrir quelque objet dans l'éloignement, il approche et voit avec surprise un Loup énorme et un Chien qui, comme d'intimes amis, faisaient route ensemble et ne se témoignaient point la moindre méfiance. Aussitôt le Renard vole à leur rencontre, les salue leur rend ses devoirs. « Dieu soit loué, s'écrie-t-il, implacables ennemis, vous voilà donc réunis ! et cette haine éternelle a fait place à une pure et sincère amitié ; mais au moins pourrais-je savoir la cause de cette intimité? Qui a donc pu vous lier ainsi ? » « C'est notre haine envers le Berger, répondit le Chien. Depuis longtemps le Loup et le Berger sont ennemis : maintenant je suis mal avec ce dernier, et voici pourquoi. Ce Loup avec qui tu me vois aujourd'hui, parce que nous avons tous deux le même sort, vint fondre hier sur mon troupeau et emporta un mouton ; pour moi, selon ma coutume, je me mis à sa poursuite afin de lui arracher sa proie, mais je ne pus l'atteindre ; à mon retour, le Berger furieux saisit un bâton et m'en frappa ; aussitôt j'ai rompu avec lui pour rechercher la société de son ancien ennemi. »

Ménage ton ennemi de peur qu'il ne t'égorge avec le glaive du ressentiment; et ne t'attire point la haine de tes amis, car ils pourraient se lier avec tes adversaires.

FABLE V.

Le Chameau et le Buisson.

UN Chameau paissait dans un désert et broutait les chardons et les orties. Il vint auprès d'un buisson aussi épais que la chevelure d'une jeune fille, frais et agréable comme les joues d'un adolescent. Lorsqu'il allongeait le col pour en goûter, il aperçut un énorme serpent qui, roulé comme un anneau, s'était blotti au fond de ce buisson ; il recula promptement en détournant la tête et son envie se passa. Le Buisson s'imagina que ce mouvement était l'effet de la crainte inspirée par la vue de ses épines ; le Chameau, piqué d'une telle vanité, lui dit : « Ne vois-tu pas que c'est le serpent caché sous ton feuillage qui m'en impose, et non pas l'officieux qui lui prête un asile, je crains plus le dard d'un serpent que toutes les épines des buissons. Rends grâces à l'hôte redoutable qui s'est retiré chez toi, sans lui je ne ferais qu'une bouchée de ton corps. »

Rien d'étonnant que l'homme brave craigne les méchants ; ce n'est ni leur force ni leur courage, mais leur perfidie qui les rend redoutables. A coup sûr celui qui ne veut point mettre le pied sur la cendre, craint le feu qu'elle recèle.

FABLE VI.

Le Chien et le Morceau de Pain.

UN Chien tourmenté par la faim faisait la sentinelle à la porte d'une ville, il vit un morceau de pain qui, en roulant, sortait de la ville et dirigeait sa course vers les déserts. Le Chien se mit à le poursuivre, et tout en courant il s'écriait : « O soutien du corps, force des voyageurs, objet de mes désirs ! douce tranquillité de l'âme, de quel côté tournes-tu tes pas ; où vas-tu ? » Dans ce désert, répondit le morceau de pain ; avec les loups et les léopards mes amis, et je me dispose à leur rendre visite.[5]

« Tes beaux discours ne m'effraient point, répond le Chien, je te poursuivrais jusque dans la gueule du crocodile et sous la dent du lion. Je suis du nombre de ceux qui, pendant toute leur vie, ne cessent d'avoir du goût et de soupirer pour toi. Tu ferais le tour du monde, que je ne cesserais de te désirer et de te poursuivre. »

Ceux qui n'ont que le pain pour tout aliment, s'abaisseraient, pour en avoir, aux services les plus vils ; quand on les accablerait d'opprobres et de coups, semblables au chien affamé, ils n'abandonneraient point leur proie.

FABLE VII.

La Grenouille et le Poisson.

UNE Grenouille désespérée de n'avoir plus de compagne, s'était assise sur le bord d'un fleuve, et promenait ses regards de tous côtés. Elle fut bientôt consolée de cette perte ; car elle aperçut dans l'eau un Poisson qui courait comme un torrent ; on croyait voir une lame d'argent qui coupait le satin des eaux. Il ressemblait à une pleine lune qui erre à droite et à gauche. La Grenouille en le voyant, forma le dessein de s'unir avec lui. Elle commença par raconter l'histoire de son veuvage ; et lui demanda permission de vivre dans sa société. Le Poisson lui répliqua : « Pour faire société, ne faut-il pas une certaine convenance ? Aucune société ne peut exister sans quelques rapports. Eh bien ! quel rapport se trouve-t-il entre vous et moi ? Mon habitation est au fond des eaux, et vous demeurez sur le rivage ; je suis silencieux, et votre langue est toujours en mouvement. Votre figure hideuse est un bouclier contre les malheurs ; il suffit de vous voir pour ne pas désirer de vous posséder. Ma beauté est pour moi une source éternelle de craintes et de dangers ; quiconque me voit, ne songe qu'à me prendre, l'oiseau plane dans l'air pour me contempler et m'enlever, les bêtes des déserts (ne désirent, les Chasseurs, tantôt semblables au filet, emploient cent yeux à ma recherche, tantôt le dos courbé comme le pouce d'un archer, ils s'occupent entièrement de ma perte. » En parlant ainsi, le Poisson regagna le fond des eaux. et laissa la Grenouille sur le bord.

Ne te lie pas avec un homme qui n'est pas de ton état ; l'égalité est le plus fort lien de l'amitié : rassembler sans discernement, différents états incompatibles, c'est comme si tu voulais mêler de l'huile avec de l'eau, ou du sucre avec du lait.

FABLE VIII.

La Colombe.

ON demandait un jour à la Colombe : « pourquoi donc n'as-tu jamais plus de deux petits, et n'en donnes-tu pas un aussi grand nombre que la poule ? C'est notre sein, répondit la Colombe, qui nourrit nos petits ; mais ceux de la poule trouvent leur pâture dans le fumier et sur les chemins. Une mère ne peut nourrir plus de deux enfants : mais un fumier fournira des aliments pour mille poussins. »

Si tu veux que ton bien soit entièrement à toi, n'augmente pas trop ton domaine ; apprends que dans le logis étroit du monde, l'on ne peut avoir des richesses, à la fois, considérables et légitimes.

FABLE IX.

Le Moineau.

UN Moineau abandonna la maison de ses pères, et en bâtit une autre auprès du nid d'une Cigogne. On lui demanda quel rapport se trouve-t-il entre un petit corps tel que le tien, et ce gros oiseau, pour t'établir avec lui sous le même ombrage. Le Moineau répondit: « Je sais qu'il n'y en a point, mais je ne puis régler ma conduite d'après mes connaissances; car j'avais non loin de moi, un serpent auquel les petits que je fais chaque année, et que je nourris de mon sang, servaient de pâture. Il ne manquait pas de fondre chez moi, et j'avais la douleur de voir ma progéniture passer sous sa dent. Cette année j'ai pris le parti de fuir, et de venir me réfugier sous la robe de ce grand, dans l'espérance qu'il embrasserait ma défense. Tous les ans le serpent ne manquait pas de faire un régal de mes enfants ; maintenant les siens pourront en servir à la Cigogne ».

Un Renard qui habite le bois d'un Lion est en sûreté contre la dent et les griffes des Loups. On ne craint point les caprices du peuple quand on vit dans le voisinage des Grands.

FABLE X.

Le Chien.

ON disait à un Chien : « pourquoi ne veux-tu point que les pauvres approchent de la maison que tu habites ? Tu ne peux même les voir passer devant ta porte. Je hais, répondit le Chien, l'avarice et l'avidité : ma modération et ma frugalité sont connues, un morceau de pain ou un os me suffit ; mais le pauvre demande sans cesse ; il crie famine et n'est jamais content. Il a dans son sac de la nourriture pour une semaine, et il demande encore de quoi subsister pendant une nuit. Sa besace est pleine, et il ne cesse pas néanmoins de porter à la main le bâton de la mendicité. Le contentement ne se trouve ni dans l'ambition ni dans l'avarice. L'homme modéré n'éprouve point ces passions. »

Un cœur assez généreux pour connaître la modération ne se laisse point dominer par le désir des richesses. Son contentement intérieur fait disparaître l'avarice ; et la cupidité insatiable abandonne la partie.

FABLE XI.

Le Jeune Renard.

UN jeune Renard disait à sa mère : « Enseigne-moi quelque ruse pour me débarrasser du chien quand je serai aux prises avec lui. Laissons-là les ruses, répondit la mère, le plus sûr, crois-moi, c'est de rester coi dans ton logis, de manière que tu ne vois pas le chien et que le chien ne puisse t'apercevoir. »

Quand tu auras quelque différent avec un homme méprisable, ne va pas employer contre lui les supercheries et les ruses : tu pourrais en trouver mille ; mais le plus prudent parti, est de n'entretenir avec lui ni amitié ni guerre.

FABLE XII.

Le Frelon.

UN Frelon fondit un jour sur une abeille, pour s'en repaître. Celle-ci se mit à supplier son ennemi : « Vous avez du miel, de la cire, comment pouvez-vous quitter ces deux aliments pour moi, et me faire l'honneur de me donner la préférence ? Si c'est là un rayon de miel, répliqua le Frelon, c'est toi qui l'as fait, et cette cire vient encore de toi. »

L'homme curieux de connaître la vérité ne s'arrête point à de simples nouvelles, il va droit à l'origine, et quand il aperçoit un effet dont la cause est obscure, il se met aussitôt à la chercher.

FABLE XIII.

La Fourmi.

Une Fourmi déployant toutes ses forces, portait dix sauterelles, quelqu'un qui la regardait avec étonnement, s'écria : « Voyez donc cette Fourmi qui, avec un aussi petit corps, porte ce fardeau. » La Fourmi qui l'entendait se mit à rire, « l'homme, répondit-elle, se sert moins de la force de son corps que de la vigueur de son courage ; et de la fermeté de sa résolution. »

S'il se trouve un fardeau terrible que personne ne puisse porter, arme-toi de courage. La force de ta résolution te suffira pour le soutenir.

FABLE XIV.

Le Chameau.

UN Chameau, le pied lié avec une entrave, paissait dans un désert. Un rat qui le vit sans gardien, résolut de prendre la laisse et de conduire le Chameau dans son trou. Comme le Chameau est naturellement docile, et ne se rebelle jamais, il suivit son conducteur ; arrivé à la porte du logis, elle se trouva bien trop étroite. « Insensé, lui dit le Chameau, qu'as-tu fait ; ne voyais-tu pas que mon corps est trop gros et la maison trop petite? L'un ne diminuera jamais, l'autre ne pourra s'élargir. Comment veux-tu donc faire société avec moi » ?

Comment pourras-tu entrer dans la voûte de l'éternité, ayant la tête plein d'idées ambitieuses et chargée comme le dos d'un chameau. Diminue un peu cette masse, car le tombeau est trop étroit pour la contenir.

FABLE XV.

Le Taureau.

UN Taureau, le chef de son troupeau, s'était fait un nom par la force de ses cornes ; un loup venait-il se présenter, bientôt notre Taureau lui donnait la chasse. Mais un jour il eut le malheur de perdre ses superbes défenses. Après cette infortune, dès qu'il voyait un loup, il se mettait sous la protection des autres Taureaux. Comme on lui en demandait la cause, il fit cette réponse : Depuis que j'ai perdu mes cornes, mon ardeur guerrière est entièrement éteinte, car, suivant un vieux proverbe : dans le jour du combat, ce sont les lances qui frappent et les hommes qui agissent ».

FABLE XVI.

Le Chameau et l’Ane.

Un Chameau faisait route avec un Ane ; arrivés sur le bord d'un fleuve, le Chameau fut le premier à se mettre à l'eau ; comme il n'en avait que jusqu'au ventre, il appela son compagnon en criant : « Suis-moi, l'eau mouille à peine mes flancs ». Je le crois bien, dit le sage porteur de deux longues oreilles; mais entre nous deux la différence est grande, et si l'eau ne va que jusqu'à ton ventre, elle pourrait bien me passer sur le dos.

Mon frère, personne ne te connais mieux que toi-même ; ne t'estime pas au-delà de ta valeur, ce serait manquer d'esprit; apprends à t'apprécier, et garde-toi de franchir tes limites.

FABLE XVII

Le Paon, la Corneille et la Tortue

UN Paon et une Corneille se rencontrèrent dans un jardin. La conversation roula sur leurs beautés et sur leurs défauts ; le Paon dit à la Corneille : « Cette botte rouge qui orne votre pied irait parfaitement avec ma robe de satin chamarrée d'or ; car au moment où nous sommes sortis de la nuit obscure du néant pour voir le jour de l'existence, je me suis trompé en mettant mes bottes ; j'ai pris les bottes de chagrin noir, et je vous ai laissé les miennes qui étaient d'une belle peau écarlate. Au contraire, répartit la Corneille, s'il y a eu de l'erreur dans notre habillement c'est de ma part ; votre costume m'appartient excepté les bottes, car celles que je porte sont à moi. Au milieu de notre assoupissement nous avons changé de robes ». Pendant cette dispute une Tortue s'approcha, et entendit tout ce qu'ils disaient ; enfin elle leva la tête et leur adressa la parole. « Mes bons amis, vous avez de l'esprit, mais il ne paraît pas dans cette querelle. Depuis une bonne heure vous vous disputez ; eh ! ignorez-vous que Dieu n'a pas tout donné à la même personne ; l’on ne peut posséder, à la fois, tous les avantages ; aucun homme n'est doué exclusivement de qualités particulières, refusées à tous les autres; et celles qui se trouvent dans l'un, peuvent également se trouver dans l'autre. Chacun doit être content de ce qu'il possède, et ne rien envier à ses semblables ».

Le sage n'a jamais porté le fardeau de la jalousie ; imite son exemple : l'envie et l'avarice causent mille maux, renonce à ces vices pour en éviter les suites.

FABLE XVIII.

Le Renard et la Hyène

UN Renard venait d'être pris par une Hyène, elle le serrait entre ses griffes, et allait lui enfoncer dans le corps une dent vorace lorsque le malheureux captif se mit à crier : « Lion invincible ! tigre fort et redoutable ! faites grâce à un être faible et débile ; rendez la liberté à mes pieds agiles. Vous voyez mon chétif individu, je n'ai que la peau collée sur les os. En me mangeant, croyez-vous bien vous régaler ? de quelle utilité vous sera le mal que vous me ferez » ? Tous ces beaux discours ne servaient à rien ; le pauvre Renard qui s'en aperçut, ajouta aussitôt : « rappelez-vous au moins les obligations dont vous m'êtes redevable ; vous m'avez demandé plusieurs services, et je vous les ai rendus volontiers ». L'Hyène entendant ces discours, ne put modérer son indignation; elle ouvrit la gueule pour lui demander qu'est-ce que signifiaient ces impertinences ; quand, et où s'était passée l'histoire dont il parlait. Elle desserra les dents, et le Renard profita de cette occasion pour se sauver.

Quand les discours honnêtes ne peuvent t'arracher des mains de tes ennemis, il faut avoir recours aux reproches. Si une serrure ne peut s'ouvrir avec la clef, prends une pierre pour la casser.

FABLE XIX.

Le Chacal et le Coq.

UN Chacal prit un Coq enseveli dans le sommeil; celui-ci se mit à pousser des cris en disant : « Je suis l'ami de ceux qui font leur cour à l'aurore, et je réveille les dormeurs ; faites-moi grâce, je vous prie, abstenez-vous de verser le sang d'un innocent. Pourquoi me faites-vous la guerre sans le plus léger grief, je ne vous ai jamais fait aucun mal ». Je n'ai pas de bonnes raisons pour t'ôter la vie, répondit le Chacal, mais je n'ai pas envie de renoncer à mon entreprise ; personne ne m'a conseillé, c'est moi-même qui t'ai choisi. Je ne puis te faire ici d'autre grâce que de te tuer d'un seul coup ou de te manger morceau à morceau : tu n'as qu'à dire ce qui te plaira davantage.

Emploie la précaution et la prudence pour écarter les malheurs loin de toi. Mais si un homme mal intentionné et méchant fond sur toi, ne crois pas te sauver par les supplications ; au contraire ; il n'en deviendra que plus audacieux à commettre le crime.

FABLE XX.

La Fourmi et le Moineau.

ON lit dans les proverbes des Indiens, qu'une Fourmi employait toutes ses forces à transporter un monceau de terre capable d'effrayer un homme ; un moineau qui passait par là, vit ce corps faible et débile qui se démenait et qui travaillait de tous ses membres ; enfin, elle paraissait bien empressée à transporter la terre. Le Moineau lui adressa la parole. « Pauvre individu, lui dit-il, qu'as-tu entrepris ? Quel est ton dessein ? Dans quel travail t'es tu engagée? J'avais envie, répondit la Fourmi, de me lier avec quelqu'un de mon espèce ; comme je demandais cette grâce, on m'a répondu : si tu désires de faire notre société, commence par travailler, transporte ce monceau de terre ; aussitôt je me suis mise à l'ouvrage pour remplir les conditions, et je vais toujours en avant — Cette entreprise surpasse tes forces, c'est un arc que ton bras ne pourra pas tendre. Qu'importe, dit la Fourmi, j'ai toujours commencé l'ouvrage ; et j'y donne tous mes soins : et toute mon attention ; si je réussis, j'aurai rempli mon dessein ; si je n'ai pas ce bonheur, au moins je serai excusable ».

Je réussirai par le travail. Il n'y a pas d'homme qui ne doive travailler ; si j'arrive à mon but, je suis délivré des peines et des inquiétudes; si mes espérances sont frustrées, au moins l'on m'aura obligation de ma bonne volonté, l'on m'excusera. Adieu.

 

 


 

[1] Traduit du Beharistan d’après le manuscrit 338 de la bibliothèque royale comparé aux manuscrits 176, 177 supplément 507 Saint Germain et 16 Ducaurroy. Nakshchebi l’auteur du Touti Nameh ou Contes d’un perroquet a imité cette charmante anecdote mais je ne crains pas d’assurer qu’il est resté fort au dessous de son modèle.

[2] J’ai conservé dans ma traduction le terme de l’original parce qu’il n a pas d’équivalent dans notre langue. Le khalkhal, dit Chézy, est un ornement d’argent ou d’or dont les femmes asiatiques se ceignent le bas de la jambe au dessus de la cheville. Les bayadères surtout en portent de magnifiques, et le bruit de ces ornements se mêlant dans leur danse, celui de leurs pas produit un effet qui n’est pas sans agrément. Medjnoun et Leïla, IIe partie, p. 137-138. C’est ce même ornement que Mahomet a en vue lorsqu’il ordonne aux femmes de ne point remuer les pieds de manière a montrer les ornements cachés. Coran, édition de Fluegel, ch. 24, v. 31. Les femmes juives en faisaient également usage. Voyez Isaïe, ch. 3, v 16.

[3] Il est ici question du rideau ou de la tapisserie qui sépare l’appartement des femmes de celui des hommes

[4] Sorte de gros serpent.

[5] Le texte persan porte « j'ai mis l’hiram de leurs visites ». L’hiram est une draperie en forme de voile que les Arabes portent sur l'épaule quand ils vont en visite. Ils le mettent sur leur tête en entrant dans la maison ; ils le plient et le placent sous eux quand ils s'asseyent. Cet habit de cérémonie ressemble beaucoup au chal des Indiens et des Persans.