Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
RECUEIL
DES
HISTORIENS
DES CROISADES
PUBLIE PAR LES SOINS
DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES
HISTORIENS ORIENTAUX
TOME II
(PREMIÈRE PARTIE)
PARIS
IMPRIMERIE NATIONALE
M DCCC LXXXVII
EXTRAITS DU LIVRE
INTITULÉ
PAR
Nous venons de rapporter qu'Almélic-Alachraf avait été retenu prisonnier par son frère Almoaddham. Jugeant qu'il ne pourrait recouvrer sa liberté qu'en souscrivant aux conditions que lui imposait son frère, Alachraf accéda, bien malgré lui, à ses exigences; il jura-de lui prêter assistance, de, s'unir à lui contre leur frère Almélic-Alcamil et de prendre parti en sa faveur contre les deux princes de Hamâh et de Hims (Émèse). Aussitôt qu'il eut pris ces engagements, Almélic-Alachraf fut rendu à la liberté par son frère, dont il prit congé au mois de djoumada II de cette année (mai-juin 1226). La durée de son séjour auprès d'Almoaddham avait été d'environ dix mois.
De retour dans ses États, Alachraf s'empressa de rompre les engagements qu'il avait contractés envers son frère, alléguant pour expliquer sa conduite que ses serments lui avaient été arrachés, par la contrainte. Almoaddham se repentit alors d'avoir fourni à son frère la possibilité de s'éloigner, et il expédia contre les villes de Hamâh et de Hims des troupes arabes qui saccagèrent le pays.
Dans le courant de cette année, une rupture éclata entre Almélic-Alcamil, prince d’Égypte, et son frère Almélic-Almoaddham, prince de Damas : certains actes commis par Almoaddham et dont Alcamil avait eu connaissance en furent la cause. Alcamil écrivit alors à l'empereur, souverain des Allemands, pour lui demander de faire une démonstration sur le littoral de Syrie; il promit, en retour, de lui livrer Jérusalem et toutes les places conquises par Salah-eddyn sur le littoral.
De son côté, Almélic-Almoaddham s'adressa à Djélal-eddyn, roi de Kharezm, qui venait de s'emparer de Khélath et de l'Arménie et avait annexé ces pays aux provinces de la Perse qu'il possédait déjà dans le voisinage de Khélath. Ce sultan écrivit à ce prince, lui demandant de lui prêter assistance contre son frère Alcamil et se déclarant prêt, dans ce cas, à devenir un de ses vassaux, à faire dire la prière publique et frapper les monnaies d'or et d'argent au nom de Djélal-eddyn. Ces propositions furent agréées, et Djélal-eddyn envoya aussitôt une pelisse d'investiture à Almoaddham, qui la revêtit et se montra ainsi dans les rues de Damas; dès lors on cessa de faire la prière publique, dans cette ville, au nom d'Alcamil.
Dès qu'il connut ces nouvelles, Alcamil fit ses préparatifs et partit bientôt, à la tête de ses troupes, dans le dessein d'enlever Damas des mains de son frère Almoaddham. Il arriva à Belbeïs et à Alabbassa au mois de ramadhan de cette année (août-septembre 1336). Il était campé en cet endroit lorsque Almoaddham lui fit tenir ce message ; « J'ai fait à Dieu le Très-Haut le vœu de distribuer mille dinars en aumônes chaque lois que tu ferais une étape qui te rapprocherait de moi, car tous tes soldats me sont dévoués, les écrits que j'ai reçus d'eux en font loi, et c'est seulement à l'aide de tes propres troupes que je m'emparerai de toi. » Tel était le texte réel de ce discours; mais on y substitua, pour le public, les paroles suivantes : « Je suis ton esclave et jamais je ne me suis écarté à ton égard des devoirs de l'amitié ni de ceux de la soumission. Ce serait te faire injure que de supposer que tu as entrepris cette campagne pour me combattre, car, de tous les princes de la Syrie et de l'Orient, je serais le premier à me porter à ton secours et à me ranger sous ta bannière. » Alcamil fit répandre ce discours parmi ses émirs et rentra ensuite dans sa capitale. Là, il apprit qu'Almoaddham était campé sous les murs de Hims et menaçait de s'emparer de cette ville, qu'il tenait assiégée. Il manda alors à ce prince de s'éloigner de Hims, et celui-ci se retira.
Durant cette même année, Almélic-Alcamil fit arrêter un grand nombre d'émirs qui avaient été les esclaves de son père et qu'il soupçonnait d'être en correspondance avec Almoaddham. Parmi eux se trouvaient Fakhr-eddyn Atthyny,[1] Fakhr-eddyn Alfayyoumi, qui remplissait les fonctions d'officier de la garde-robe,[2] et dix émirs appartenant aux bahrites adiliens. Le prince fit enchaîner tous ces personnages et confisqua leurs propriétés et leurs biens.
Voici maintenant le récit de la Chronique d'Ibn Kethir : Quand Almélic-Alcamil eut acquis la certitude que son frère Almoaddham avait l'appui de Djélal-eddyn, roi du Kharezm, il conçut des craintes et entra alors en correspondance avec l'empereur, souverain des Francs. Il demanda à celui-ci de se rendre à Akkâ, afin de détourner les soupçons de son frère Almoaddham sur ses véritables desseins, promettant, en retour, de lui livrer Jérusalem. L'empereur se mit en effet en marche sur Akkâ, et, dès qu'Almoaddham eut connaissance de ce mouvement, il écrivit à son frère Alachraf et chercha à le gagner à sa cause, ibn Kethir ajoute : L'envoyé de l'empereur (que la malédiction soit sur lui !) se rendit auprès d'Almoaddham et demanda à ce prince de lui livrer toutes les places conquises sur le littoral par le sultan Salah-eddyn Youssof. En entendant cette demande, Almoaddham s'écria avec rudesse : « Dis à ton maître que, pour lui, je n'ai que mon épée. »
Selon Abou Shama, l'envoyé de l'empereur, prince des Francs d'outre-mer, après une entrevue avec Alcamil, se rendit auprès d'Almoaddham et demanda à ce prince de livrer tout le pays conquis par son oncle Salah-eddyn : « Dis à ton maître que je ne suis pas comme certains autres et que, pour lui, je n'ai que mon épée, » répondit durement Almoaddham.
On lit dans la Chronique de Baybars : En cette année-là, Almélic-Annâcir Daoud, fils d'Almélic-Almoaddham quitta Arbelles et revint auprès de son père Daoud était accompagné du cheikh Chams-eddyn Alkhosrauchahi, un des disciples de l'imam Fakhr-eddyn, fils d'Alkathib Arrazy, et il étudiait sous la direction de ce cheikh les sciences fondées sur la raison.[3] Quand la rupture fut définitive entre Almoaddham et ses deux frères, Alcamil et Alachraf, et qu’Alcamil eut appris qu'Almoaddham s'était dévoué à la cause, de Djélal-eddyn, roi du Khârezm, il craignit que l'alliance de ces deux derniers princes ne fût fatale à la dynastie ayyoubide et n'entraînât sa chute. C'est alors qu'il envoya l'émir Fakhr-eddyn, fils du Cheikh des Cheikhs, auprès de l'empereur Frédéric, pour demander à ce prince de se rendre à Akkâ et lui promettre, s'il y venait, de lui livrer une partie des pays du littoral conquis par Salah-eddyn. Cette démarche avait pour objet de détourner les soupçons d'Almoaddham et de contraindre ce prince à faire cause commune avec Alcamil et à reconnaître son autorité. L'empereur ayant commencé ses préparatifs afin d'envahir le littoral, Almoaddham, instruit de cet événement, écrivit à Alachraf des lettres flatteuses et lui demanda à plusieurs reprises de s'unir à lui. Alachraf répondit en blâmant divers actes qu'il avait commis à son égard et en lui reprochant très vivement, en son nom et au nom de toute sa famille, l'alliance qu'il avait contractée. La mort, qui met un terme aux existences et qui anéantit les hommes, surprit soudainement Almoaddham, comme nous le raconterons prochainement, s'il plaît à Dieu.
Au mois de rebi' I de cette année, eut lieu le combat livré à la porte de Sour entre Alaziz Otsman et les Francs. Alaziz avait embusqué ses soldats à peu de distance de la ville; quand il fit grand jour, cavaliers et piétons sortirent de Sour pour escorter leurs troupeaux de bœufs et de moutons; les Musulmans les attaquèrent à l'improviste et tuèrent ou firent prisonniers soixante-dix cavaliers. Trois Francs échappèrent seuls à cette embuscade. Cette affaire eut un grand retentissement.
Voici les causes qui amenèrent ce funeste événement, un des plus désastreux pour l'islamisme. Les princes de la famille d'Ayyoub s'étaient groupés autour d'Almélic-Alcamil, prince d'Egypte, qui se trouvait alors campé dans les environs de Jérusalem, pendant une expédition dirigée contre Damas. Enhardis par leur nombre, par les renforts qu'ils recevaient de leur flotte, par la mort d'Almoaddham et par la discorde qui régnait parmi les princes, les Francs exigèrent qu'on leur rendît toutes les places qui leur avaient été enlevées par le sultan Salah-eddyn. Une convention fut alors conclue entre eux et les princes. On y stipula que ceux-ci ne rendraient aux Francs que la seule ville de Jérusalem et qu'ils conserveraient toutes les autres villes en leur pouvoir. En conséquence, on livra la Ville sainte, dont les remparts avaient été détruits, ainsi que nous l'avons dit plus haut, par Almélic-Almoaddham. Les Musulmans furent très péniblement affectés par cet événement, qui produisit parmi eux un grand découragement et une vive agitation.
On lit dans la Chronique d'En-Nowaïri : Les choses traînant en longueur, Almélic-Alcamil, qui n'avait pu trouver un moyen d'éviter la trêve, consentit à livrer Jérusalem a l'empereur. Il mit seulement comme conditions que les Francs laisseraient les remparts en ruines, sans chercher à les reconstruire, et qu'ils n'interdiraient l'accès ni du Rocher ni de la mosquée d'Omar. En outre, la juridiction des villages devait appartenir au gouverneur musulman, et les Francs ne pouvaient posséder que ceux qui étaient situés sur la route d'Akkâ à Jérusalem. Les conventions ainsi faites et les deux parties contractantes ayant prêté serment, l'empereur prit possession de Jérusalem dans les conditions que nous venons d'indiquer, au mois de rebi' II de cette année (février-mars 1229).
Dans la Chronique de Baybars, on trouve ce qui suit : De nombreuses ambassades avaient été échangées entre Alcamil et l'empereur. Ce dernier refusait de se retirer sur son territoire tant qu'on n'aurait pas exécuté le traité en vertu duquel on devait lui livrer Jérusalem ainsi qu'une partie des pays conquis par Salah-eddyn; de son côté, Alcamil ne voulait pas consentir à livrer toutes ces places. En dernier lieu rependant, il fut convenu qu'il remettrait Jérusalem, à la condition que les remparts demeureraient en ruines, qu'ils ne seraient point restaurés et que les Francs ne posséderaient absolument aucun point du territoire extérieur de la ville. Tous les villages des environs devraient rester aux Musulmans et être administrés par un gouverneur musulman, dont la résidence fut fixée à Albira, dans le canton de Jérusalem. Le Haram chérif avec les monuments qu'il renfermait, le Rocher sanctifié (Sakhra) et la mosquée Alaksa demeureraient entre les mains des Musulmans; les Francs ne pourraient y entrer que pour y accomplir leur pèlerinage, les rites accoutumés de l’Islam devant y être maintenus.
Almélic-Alcamil avait pensé qu'il affaiblissait les Francs, en leur livrant Jérusalem en ruines et qu'après quelque temps de trêve il pourrait, quand il le voudrait, leur reprendre cette ville. Il comptait aussi, en soulevant des difficultés avec l'empereur et en n'accomplissant pas exactement ses engagements, ouvrir la porte à un nouveau conflit avec les Francs, puis, le conflit s'aggravant, recouvrer tout ce qu'il avait cédé.
L'émir Fakhr-eddyn, fils du Cheikh, fut chargé de porter les messages échangés entre les deux souverains. Après de nombreux protocoles, le règlement des questions de juridiction et autres formalités, Alcamil jura d'observer les clauses de la convention; l'empereur jura également, et une trêve fut conclue pour un temps déterminé. S'adressant à l'émir Fakhr-eddyn, fils du Cheikh, l'empereur lui dit : « Si je n'avais craint de perdre mon prestige aux yeux des Francs, je n'aurais rien imposé de tout ceci au sultan. » Un héraut invita les Musulmans à quitter Jérusalem et à abandonner la ville aux Francs. Les Musulmans sortirent en pleurant et en gémissant : ils étaient désolés de voir cette ville échapper à leur autorité et blâmaient vivement la conduite d'Alcamil, qu'ils trouvaient indigne. Les vers suivants sont extraits d'une des élégies composées à cette époque sur Jérusalem :
Qu'il est douloureux pour nous de voir Jérusalem tomber en ruines et l'astre de sa splendeur décroître et disparaître !
Pour elle nos larmes sont trop peu abondantes, car sur de telles cités c'est à flots que les larmes doivent couler.
Quand tout cela fut terminé, le sultan demanda à l'empereur l'autorisation de faire un pèlerinage à Jérusalem. Celui-ci la lui accorda, et le sultan se rendit, d'abord à Naplouse chez Chams-eddyn, cadi de cette ville; il y laissa sa suite avant de faire ses dévotions à Jérusalem et de rentrer ensuite à Akkâ; puis il accomplit son pèlerinage et s'en retourna.
Dans une conférence religieuse tenue à Damas en l'honneur du cheikh Chams-eddyn Youssof, petit-fils (Assibt) de Djémal-eddyn ibn Eldjauzy le prédicateur, il fut question de Jérusalem. On parla de ses monuments et on cita à ce propos les vers suivants d'une élégie :
Sur la coupole de l'Ascension et sur le Rocher qui surpasse en renommée tous les rochers de la terre,
Il y a des écoles où les versets (du Coran) ne sont plus lus et un lieu de révélation dont les portiques sont déserts.
Assibt dit dans le Mirât : Quand on reçut la nouvelle annonçant que Jérusalem avait été livrée aux Francs, il y eut une grande agitation dans toutes les contrées de l'Islam. La douleur fut si vive, qu'elle donna lieu à des réunions dans lesquelles on se livra à des lamentations publiques. Almélic-Annâcir Daoud, prince de Damas, m'invita à me rendre dans la grande mosquée de Damas, pour y faire le récit des événements qui venaient de s'accomplir à Jérusalem. Il me fut impossible de décliner cette invitation, et j'estimai d'ailleurs qu'en accédant au désir du prince, je payais une dette de reconnaissance à l'islamisme.et contribuais à la défense de la religion. Je pris donc séance dans la mosquée de Damas, et Annâcir Daoud, placé près de la porte de Mechhed-Aly, assista à mon sermon. Cette journée fut mémorable et pas un des habitants de Damas ne manqua de se rendre à la mosquée. Mon allocution contenait le passage suivant : « Les troupes de pèlerins ont cessé de se rendre à Jérusalem : quelle douleur pour les fidèles ! Autrefois que d'actes d'adoration, et aujourd'hui que de larmes dans ces temples ! En vérité, si leurs yeux étaient changés en sources, leurs larmes seraient encore insuffisantes, et, si leurs cœurs étaient brisés par la douleur, ils ne pourraient être guéris. Dieu vient d'accorder sa faveur à d'autres qu'aux croyants. Quelle honte pour les princes des Musulmans! C'est dans de semblables malheurs que les larmes coulent à flots, c'est pour de tels événements que les cœurs sont déchirés par les sanglots, et c'est par de telles causes que les soupirs sont douloureux. » Le discours d'Essibt est très développé.
On raconte qu'un fakir étant mort à Jérusalem, on entendit, pendant la nuit, une voix qui récitait ces vers :
Si mes défenseurs sont peu nombreux en Syrie, si mes murs sont détruits, si ma ruine persiste. On verra, au lendemain de ma destruction, le signe de la honte sur le front des rois.
Dans la Chronique d'Ibn Elamid, il est dit que l'empereur prit possession de la ville de Jérusalem, de la ville de Loud et des localités situées sur sa route. Les imams et les muezzins qui étaient employés à la Sakhra et à la mosquée d'Omar se présentèrent devant la porte du vestibule du palais d'Almélic-Alcamil et firent en cet endroit, un appel à la prière à une heure qui n'était pas l'heure canonique. Almélic-Alcamil fut très peiné de cet incident; il donna l'ordre de prendre les tentures, les flambeaux d'argent et autres objets du culte qui étaient entre les mains de ces gens, qu'il fit ensuite congédier.
Dans sa Chronique, Baybars dit : Ensuite l'empereur fit voile vers ses Etats et il resta en paix et en rapports d'amitié avec Almélic-Alcamil jusqu'à la mort de ce prince. Ces bonnes relations se continuèrent ensuite avec le successeur d'Alcamil, Almélic-Essalih Nadjm-eddyn Ayyoub,
On lit dans le Mirât : Diverses aventures surprenantes arrivèrent à l'empereur, entre autres celle-ci, lorsque l'empereur se rendit au Rocher (Sakhra), il vit un prêtre assis près de l'empreinte du pied[4] et qui se faisait remettre des pièces de monnaie par les Francs. Il s'avança vers ce prêtre comme pour lui demander sa bénédiction, puis le souffleta et le renversa par terre en lui disant : « O porc, le sultan nous a accordé gratuitement le droit de venir en pèlerinage en cet endroit, et toi tu agis de la sorte! Si l'un de vous pénètre dorénavant ici dans le même dessein, je le ferai sûrement mettre à mort. » Essibt assure que le gardien du Rocher lui a lui-même raconté cette anecdote; puis il ajoute : Quand l'empereur vit l’inscription qui est tracée sur la coupole et qui est conçue ainsi : Salah-eddyn a purifié cette demeure sacrée des polythéistes, il demanda qui étaient ces polythéistes. S'adressant ensuite au gardien, l'empereur voulut savoir à quoi servaient les grillages qui sont au-dessus des portes du Rocher : « C'est pour empêcher les moineaux d’entrer, » lui répondit-on. A quoi il répliqua : « Dieu vous a maintenant envoyé des porcs. »
On raconte qu'au moment de la prière de midi le muezzin ayant récité l'appel, tous les appariteurs et valets de la mosquée, ainsi qu'un précepteur originaire de la Sicile qui enseignait la logique à l'empereur, se mirent à prier, car ils étaient musulmans. — On rapporte que l'empereur était roux, qu'il avait le visage glabre et la vue faible; s'il avait été esclave, il n'eût pas valu deux cents dirhems. — A en juger par ses discours, il était athée et se faisait un jeu de la religion chrétienne. On dit encore qu'Alcamil avait prévenu le cadi de Naplouse, Chams-eddyn, de recommander aux muezzins, tant que l'empereur serait à Jérusalem, de ne point monter sur les minarets et de ne point faire l'appel à la prière dans l'enceinte sacrée. Le cadi ayant oublié d'aviser les muezzins de cet ordre, l'un d'eux, Abdelkerim, monta sur le minaret à l'aube et, alors que l'empereur était l'hôte du cadi, il se mit à réciter des versets du Coran se rapportant aux Chrétiens, comme par exemple ce passage : « Dieu ne s'est point donné d'enfant, » allusion à Jésus, fils de Marie, etc. Quand l'aurore parut, le cadi manda Abdelkerim et lui dit : « Qu'as-tu fait? Le sultan avait ordonné telle et telle chose. » — Mon repentir est complet, » répliqua le muezzin. La nuit suivante, Abdelkerim ne monta pas sur le minaret. Le lendemain matin, l'empereur fit appeler le cadi qui avait été mis à sa disposition lors de son entrée à Jérusalem et qui lui avait fait la remise de cette ville : « O cadi, lui dit-il, où donc est l'homme qui est monté hier sur le minaret et a prononcé telles et telles paroles? » Le cadi lui fit alors connaître les recommandations du sultan : « O cadi, s'écria l'empereur, quelle erreur est la vôtre ! Vous changez vos rites, votre loi et votre religion à cause de moi. Mais (alors que feriez-vous) si vous étiez chez moi, dans mon pays ? »
Au mois de ramadhan (août 1230), les Francs, à la tête d'une nombreuse troupe de cavaliers et de fantassins partirent d'Hisn-Alacrad et d'autres lieux pour se rendre à Hamâh. Le sultan Almélic-Almodhaffar Takî-eddyn Mahmoud, fils d'Almélic-Almansour marcha contre eux à la tête des troupes de Hamâh; il rencontra les Francs à Afyoun, localité située entre Hamâh et Barin, et leur livra bataille. Dès la première attaque, les Francs lâchèrent pied et prirent la fuite. Un grand nombre de leurs fantassins et de leurs cavaliers furent tués, et ils laissèrent beaucoup de prisonniers. Le sultan étant rentré vainqueur à Hamâh, les poètes composèrent des vers en son honneur. En voici quelques fragments :
Réjouis-toi autant que tu le voudras de la victoire et de ta puissance, car c'est à toi désormais que se rapporteront les traditions de courage et de générosité.
Tu es le lion du carnage qui teint ses griffes de sang en égorgeant le chef généreux et vaillant;
Tu es le nuage bienfaisant dont les richesses se répandent cil générosités avant que la sève coule dans les rameaux;
Tu as dispensé partout les grandeurs et les richesses, en même temps que ta justice réunissait la brebis et le loup.
Les hommes se critiquent les uns les autres, mais tous conviennent que nul parmi eux ne mérite d'être loué comme Mahmoud;
Ce roi qui, lorsque les autres princes se plongent dans les plaisirs de la chasse, poursuit pour les vaincre les hommes blonds (les Francs), et c'est là son gibier.
Autre fragment :
Que d'autres se laissent séduire par de beaux visages, pour toi te plaisir de couper des têtes t'entraîne loin de la société de jeunes vierges ail corps souple et délicat.
Si jamais prince avait pu réaliser l'idéal de sa noble ambition, tu aurais acquis le royaume de Salomon, fils de David.
Autre fragment :
Quant aux Francs, tu as éteint le feu de leur ardeur qui n'avait point cessé de brûler et de consumer.
Alors que les petits princes de la contrée avaient vainement lutté pour défendre leur pays et remis le soin de leurs affaires à d'autres.
Tu ne t'es point laissé entraîner à une paix trompeuse et tu ne t'es pas contenté (pour désarmer) de la crainte et de la menace.
Tu les as attaqués avec toute l'ampleur d'une poitrine que n’étreignent pas les angoisses du combat, et d'un cœur que rien n'effraye.
Tu les as terrifies avec une armée peu nombreuse, par des coups d'estoc et de taille qui ont laisse de profonds sillons.
Ils ont été abandonnés sur le champ de bataille, blessés ou mutilés, pleurant ceux d'entre eux qui étaient morts ou avaient été faits prisonniers.
S'ils avaient déjà entendu vanter ta valeur invincible, l'expérience est venue maintenant confirmer leurs renseignements.
Ils ont été dispersés parce qu'ils se sont offerts aux coups des épées tranchantes, au milieu de la noire mêlée.
Ne cesse point de les combattre dans leurs propres demeures, tu es itéras ainsi les blâmes mensongers et les sots propos.
Demeure en paix, ton royaume est affermi. Puissent les hommes ne jamais cesser de vivre à l'ombre de ta protection!
Cette année-là, les Francs s'emparèrent de l'île de Majorque après avoir tué un grand nombre d'habitants et fait le reste prisonnier. Les captifs furent conduits sur le littoral de Syrie, où les Musulmans les rachetèrent; ils furent emmenés ensuite à Damas et y racontèrent ce qui leur était arrivé.
Un ambassadeur de l'empereur, prince des Francs, se rendit auprès d'Almélic-Alachraf avec divers présents, entre autres un ours blanc, dont les poils étaient semblables à ceux du lion. On rapporte que cet ours plonge dans la mer pour y attraper des poissons qu'il mange. Parmi les présents se trouvait aussi un paon au plumage blanc.
Après avoir enfermé Assalih-Ayyoub en captivité à Karak, Almélic-Annâcir Daoud délivra Jérusalem des mains des Francs. Cette ville était, restée en leur pouvoir depuis le moment où Alcamil l'avait livrée à l'empereur ou, comme on l'appelait encore, à l’imperator, en l'année 626, Quand les divisions dont nous avons parlé éclatèrent entre les princes, les Francs construisirent à Jérusalem une citadelle qui comprenait parmi ses tours celle de David (que, sur lui soit le salut !). Almélic-Annâcir marcha sur Jérusalem et mit le siège devant cette citadelle, contre laquelle il dressa des mangonneaux. Les assiégés ayant capitulé, il détruisit la citadelle et fit démolir la tour de David. Tous les Francs qui étaient à Jérusalem se retirèrent dans leur pays. C’est à ce sujet que le cadi Djémal-eddyn ibn Matrouli a dit :
La mosquée d'Omar suit une coutume qui est passée en proverbe :
Lorsqu'il lui arrive d'être souillée par le séjour d'un infidèle, Dieu lui envoie un nasir (un défenseur J.
Un nasir l’a purifiée une première fois et un nasir une dernière fois.
Par le premier nasir, le poète a voulu désigner le sultan Almélic-Annâcir Salah-eddyn Youssof ben Ayyoub (que Dieu lui lasse miséricorde!), et par le second nasir, Almélic-Annâcir Daoud, fils d'Almélic Almoaddham, fils d'Almélic Aladil, fils d'Ayyoub.
Assailli Ismâ’îl et Annâcir Daoud, prince de Kirak, firent une convention avec les Francs et leur livrèrent la ville de Jérusalem, son enceinte sacrée et ses lieux de pèlerinage, ainsi que les villes de Tibériade et d'Ascalon. Les Francs rebâtirent aussitôt les citadelles de ces deux villes et les fortifièrent.
Le cadi Djémal-eddyn ibn Ouasil raconte ce qui suit: Me rendant en Egypte, à cette époque, je passai par Jérusalem. Je remarquai que les prêtres (que Dieu les maudisse!) avaient placé sur la Sakhra les fioles de vin destinées à la messe. Sur ces entrefaites, Assalih Nadjm-eddyn Ayyoub envoya un messager au pays des Kharezmiens pour leur demander de prendre part au siège de Damas. Les Kharezmiens traversèrent l'Euphrate et se divisèrent en deux troupes, l'une qui se dirigea sur le district de Baalbek, l'autre sur la banlieue de Damas. Comme ils tuaient, pillaient et faisaient des prisonniers sur leur route, Assalih Ismail Ayyoub ferma les portes de Damas, et les Kharezmiens allèrent camper sous les murs de Ghazza.
Baybars, racontant la marche des Kharezmiens en faisant le récit des ravages qu'ils commirent l'année suivante, c'est-à-dire en 642, rapporte ce qui suit :
En cette année, les Kharezmiens se mirent en marche pour aller rejoindre Assalih Nadjm-eddyn, prince du pays d'Egypte, et ravagèrent la contrée qu'ils traversèrent, c'est-à-dire les environs de Damas et tout le pays plat. Les populations fuyaient devant eux. L'armée d'Assalih Imad-eddyn, campée sous les murs de Ghazza, ayant appris l'arrivée de ces bandes, les dispersa et rendra ensuite à Damas, tandis qu'Almélic-Annâcir Daoud se retirait à Karak, et s'y fortifiait. De leur côté, les Francs s'enfuirent à Jérusalem, où les Kharezmiens les attaquèrent, passèrent les habitants au fil de l'épée et emmenèrent prisonniers les femmes et les enfants. Les pillards pénétrèrent dans l'église appelée Komama[5] et dévastèrent le lieu de sépulture que les Chrétiens croient être celui du Messie (que sur lui soit le salut!), puis ils arrivèrent à Ghazza, où ils campèrent, et de là expédièrent, à plusieurs reprises, des messages à Almélic-Assalih Nadjm-eddyn, afin de lui annoncer qu'ils arrivaient à son secours ; ils priaient en outre ce prince de leur envoyer des troupes avec lesquelles ils iraient combattre son oncle Assalih Ismaïl et Almansor, prince de Hims, et s'emparer, en son nom, des Etats de ces deux princes. Assalih Nadjm-eddyn donna des présents et des pelisses d'honneur aux messagers des Kharezmiens, et leur promit de leur envoyer des renforts. Nous raconterons la suite de ces événements sous la rubrique de l'année suivante, s'il plaît à Dieu.
Dans cette année 644, on apprit, par voie de mer, d'un navire arrivé de Sicile à Alexandrie, la nouvelle que le pape, irrité contre l'empereur, avait engagé trois des officiers attachés à la personne de l'empereur à assassiner leur maître, en leur disant : « L'empereur a renié la foi chrétienne et il penche du côté des Musulmans; tuez-le et emparez-vous de ses Etats. » Puis, partageant son empire, il donnait à l'un la Sicile, à l'autre la Toscane, et au troisième la Pouille, toutes trois provinces de l'empire. Des espions avisèrent l'empereur de ce dessein. Celui-ci fit venir un de ses esclaves, l'installa à la place qu'il occupait sur le trône, et, feignant ensuite d'avoir pris médecine, il manda les trois conjurés. Quand ceux-ci arrivèrent, ils virent l'esclave endormi sur le trône et le prirent pour l'empereur, alors que ce dernier s'était caché dans une pièce voisine avec cent chevaliers. Les conjurés allèrent droit à l'esclave et, se précipitant sur lui armés de leurs poignards, ils le tuèrent. L'empereur sortant alors de sa cachette, les égorgea de sa main; il les fit ensuite écorcher, et, après avoir bourré leur peau de paille, il les fit suspendre à la porte du palais. Quand le pape apprit cet événement, il envoya une armée combattre l'empereur, et la lutte s'engagea entre eux. Cet empereur était celui-là même auquel Almélic-Alcamil avait livré Jérusalem.
Au dire d'Assibt, les surnoms royaux de l'empereur étaient : « le roi grand, le très illustre, le magnifique, le très puissant, le glorieux, le César, le respectable, l'imperator, celui dont le pouvoir et l'élévation émanent de la puissance et de là majesté divines, roi d'Allemagne, de Lombardie et de Sicile, gardien de Jérusalem, soutien du pontife de Rome, roi des rois chrétiens, protecteur des royaumes francs, chef des armées de la Croix. »
Quand l'année 645 commença, le khalife était Almostaçem-billah, et le sultan d'Egypte et de Damas, Almélic-Assalih-Nadjm-eddyn Ayyoub. Ce dernier, qui était à Damas, retourna cette année-là en Egypte. Pendant son voyage, il fit le pèlerinage de Jérusalem et distribua de grandes sommes d'argent aux habitants de cette ville. Il laissa des troupes qui- assiégèrent les Francs. La prise de Tibériade eut lieu le 10 du mois de safer (17 juin 1347); celle d'Ascalon, dans le dernier tiers de djoumada II (24-31 octobre 1247). Ce fut Fakhr-eddyn, fils du Cheikh, qui s'empara de ces deux villes, lesquelles, ainsi que nous l'avons rapporté, avaient été livrées aux Francs en l'année 641 (21 juin 1243-9 juin 1244). Elles étaient restées en leur pouvoir et avaient été occupées par eux jusqu'à cette année, époque a laquelle elles leur furent enlevées.
En cette année 647, les Francs s'emparèrent de Damiette. Le Ridafrans (rid signifie « roi, fils de roi de France », et frans est le nom d'une grande nation des Francs), un des princes les plus puissants des Francs, ayant environ cinquante mille combattants, avait passé l'hiver dans l'île de Chypre. Il se mit ensuite en route, cette année-là, et arriva à Damiette dans le dessein de s'emparer de cette ville et de reprendre ensuite Jérusalem. Almélic-Assalih Ayyoub avait rassemblé à Damiette de puissants engins de guerre et des approvisionnements considérables, et il avait installé dans cette ville les Bènou Kinana.qui sont renommés pour leur bravoure. Almélic Assalih recevait de fréquents renseignements sur la marche du roi de France. Ces renseignements lui étaient fournis par l'empereur, roi de la Lombardie et de la Pouille, qui avait conservé avec lui les relations d'amitié qu'il avait eues avec son père Almélic-Alcamil. Il fit mander à Ibn Abou-Aly qu'il eût à préparer les galéaces et à les faire partir. L'émir Fakhr-eddyn Youssof, fils du Cheikh, reçut l'ordre de camper avec ses troupes devant l'île de Damiette, afin que le combat avec les Francs eût lieu hors de Damiette. Les troupes campèrent en cet endroit; mais, dès l'arrivée des Francs, Fakhr-eddyn quitta la rive occidentale du fleuve pour passer sur la rive orientale. Les Francs arrivèrent sur la rive occidentale le 20 du mois de safer de cette année, qui tombait un vendredi (5 juin 1249).
Baybars dit dans sa Chronique : Dès que les Francs furent devant Damiette, ils attaquèrent résolument les Musulmans. Dans cette journée, l'émir Nadjm-eddyn, cheikh el-islam, ainsi qu'un autre émir du nom d'Elouaziry, furent tués en combattant pour la foi. Les Musulmans ayant été défaits, l'émir Fakhr-eddyn les ramena sur la rive orientale et les conduisit ensuite dans la direction d'Achmoun. Les habitants de Damiette sortirent de la ville pendant toute la nuit, sans rien emporter avec eux; aucun d'eux n'y demeura, et il n'y resta ni hommes, ni femmes, ni enfants. Tous ces fugitifs suivirent l’armée jusqu'à Achmoun. Parmi eux se trouvaient les guerriers de la tribu des Bènou Kinana, qui abandonnèrent aussi la ville, dans la crainte d'y être assiégés par l'ennemi et de périr comme avaient péri les habitants de Damiette dans une précédente attaque des Francs.
D'après Assibt, les Francs allaient entrer dans Damiette par une porte, tandis que le fils du Cheikh et son armée sortaient par une autre porte; mais, craignant une ruse de guerre, les Francs s'arrêtèrent, parce qu'ils n'étaient pas encore assurés de la défaite des Musulmans. Les habitants de Damiette, pieds nus, à peine vêtus, mourant de faim et de soif, quittèrent alors la ville, abattus et sans ressources, emmenant leurs femmes et leurs enfants. Les provisions qu'on leur fournit pour vivre leur furent enlevées par les Musulmans sur la route du Caire.
Voici le récit de Baybars : Le lendemain dimanche, 22 du mois de safer (7 juin 1249) les Francs arrivèrent à Damiette, que les habitants avaient évacuée et dont ils avaient laissé les portes ouvertes. Ils prirent possession de la ville et s'emparèrent de tout ce qu'elle contenait d'approvisionnements, d'armes, de numéraire, de vivres et de machines de guerre. La nouvelle de cet événement parvint au sultan Almélic-Assalih, qui en fut très affecté; il ordonna d'étrangler les Bènou Kinana, et tous, jusqu'au dernier, subirent ce supplice.
Assibt rapporte que, quand l'ordre de cette exécution arriva, les Bènou Kinana s'écrièrent : « Quel est notre crime? Alors que ses soldats et ses émirs prenaient la fuite et incendiaient, le dépôt des armes, que pouvions-nous donc faire? » On raconte que parmi ceux qui furent étranglés se trouvait un personnage considérable des Kinana qui avait un fils d'une beauté remarquable. Cet homme ayant supplié qu'on l'exécutât avant son fils, Assalih, qu'on informa de cette demande, refusa d'y accéder, en disant: « Non, que le fils meure avant le père ! » Cette réponse produisit une grande effervescence dans l'armée, qui maudit Assalih Ayyoub.
Assibt dit aussi avoir appris que certains mamelouks voulurent alors assassiner le sultan, mais que le fils du Cheikh les arrêta en leur disant : « Prenez patience, car il est à toute extrémité (le prince était en effet très gravement malade), s'il meurt, vous serez débarrassés de lui, sinon vous l'aurez entre vos mains. » Assalih dit au fils du Cheikh et à ses soldats : « Vous n'avez pas su résister un seul instant devant les Francs et personne, dans toute l'armée, n'a été tué, à l'exception de tel infime personnage. » Il voulait désigner par là le fils du Cheikh el-islam, l'émir Nadjm-eddyn, dont nous venons de parler. Cet émir s'était enfui de Karak au Caire; mais Assalih qui, sachant ce fait, ne l'avait divulgué à personne, aurait sûrement, s'il avait vécu, fait périr le fils du Cheikh, ainsi que d'autres personnages. Le sultan se mit ensuite en marche avec son armée; il arriva à Almansourah, où il campa le mardi 14 de safer de cette année (9 juin 1249). A ce moment, la maladie dont il souffrait, phtisie et ulcérations, s'aggrava de façon à ne plus laisser d'espoir.
Baybars dit : Le prince se trouvait alors campé sur l'emplacement qu'occupait son père Alcamil, lors de la première affaire de Damiette, sur la rive orientale du Nil; il habitait, sur le bord du Nil, le château ou s'était installé son père Alcamil. Les galères chargées, d'engins de toute sorte et de combattants arrivèrent en cet endroit, et Almansourah fut envahie par une foule, innombrable de gens sans aveu, de populace et d'habitants de la contrée, ainsi que par une troupe considérable d'Arabes. Les Francs se fortifièrent à Damiette, qu'ils remplirent de combattants.
Il y eut de part et d'autre des escarmouches, et les Musulmans firent des prisonniers parmi les Francs. Pendant ce temps, la maladie du sultan s'était aggravée et l'on avait perdu tout espoir de le guérir. La situation dura ainsi jusqu'au moment où le sultan mourut à Almansourah, dans la nuit du 13 de chaban, ainsi que nous allons le raconter.
Ce récit contient plusieurs séries de faits :
1° La biographie du prince. -—Le sultan Almélic (Assalih) Nadjm-eddyn Ayyoub était fils du sultan Almélic-Alcamil Mohammed, fils du sultan Almélic-Aladil Abou Bekr, fils du grand émir Nadjm-eddyn Ayyoub, fils de Chady, fils de Merouan Sa mère était une esclave noire du nom de Ouard-Almona; le sultan Almélic-Alcamil ayant en des rapports avec cette esclave, celle-ci conçut et mit au monde Almélic-Assalih, qui naquit au Caire en l'année 603 (8 août 1206-28 juillet 1207). Son père Almélic-Alcamil était, à cette époque, gouverneur des provinces d'Egypte au nom d'Almélic-Aladil, grand-père du jeune prince.
2° Sa manière d’être. — Ce roi était hautain, ambitieux, réservé dans son langage et dans son attitude; il était très imposant et fort silencieux. Personne n'osait lui adresser la parole autrement que pour lui répondre, et jamais, en sa présence, on ne prenait la parole avant lui. Les requêtes étaient placées devant lui par des serviteurs, et il les apostillait de sa main avant qu'elles fussent transmises aux chanceliers. Aucun fonctionnaire de son royaume ne prit jamais l'initiative d'une mesure sans l'avoir consulté au préalable.
Dans sa Chronique, Baybars le dépeint ainsi : C'était un prince ferme, grave, autoritaire et courageux. Cependant, malgré l'extrême crainte qu'il inspirait, c'est à peine s'il levait les yeux sur son interlocuteur, et cela, soit par timidité, soit par dédain. En outre, il était réservé dans ses discours et dans sa conduite; c'était au point qu'on ne l'entendit jamais adresser une injure ou un mot malsonnant à ses serviteurs; quand il les réprimandait, son invective la plus grave consistait à dire : « Paresseux ! » Il ne connut d'autres femmes, soit comme concubines, soit comme épouses, que celles qu'il pouvait posséder légitimement. Il était très taciturne: quand il assistait dans son palais à une réunion, il gardait presque toujours le silence au milieu de ses convives. La gaieté des autres le laissait insensible et les libations ne le surexcitaient pas. En dehors de ses réceptions intimes, il restait complètement seul. Il était doué d'une grande loyauté et d'une nature bienveillante. Suivant Assibt, il aurait juré qu'il n'avait jamais fait mourir quelqu'un injustement; mais c'est là une prétention manifestement fausse; car ses compagnons les plus intimes ont raconté qu'il omettait sans doute de compter les partisans d'Alachraf et autres qu'il avait fait mettre à mort, et d'ailleurs le meurtre de son frère Aladil suffirait à contredire son assertion.
3° Du commencement de son règne et des choses qui le préoccupèrent pendant sa royauté. — Nous avons déjà dit que ce prince était né en 603 au Caire, où il fut élevé. Son surnom était Nadjm-eddyn. Lorsque son père résida en Orient, Nadjm-eddyn fui nommé gouverneur des provinces d'Egypte. Il s'y conduisit avec sagesse, sans qu'on eût besoin de lui prescrire de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose. Plus tard, son père lui ayant donné Hisn Keifa, dans l'est, il lui arriva ce que nous avons rapporté, jusqu'au jour où il devint souverain des provinces d'Egypte, de Damas et des contrées qui l'avoisinent. Il était passionné pour l'architecture; il avait un penchant très vif pour cet art et pour les constructions.
Il fit bâtir la citadelle d'Aldjézyreh sur les bords du Nil, le belvédère d'Allouk près du fleuve, l'hippodrome qui se trouve près de là, le palais appelé Alkabch, entre Misr et le Caire, palais qui donne sur le lac d'Alfyl, les châteaux appelés Assalihyyeh, à l'extrémité de la dune d'Assayh; il bâtit également d'autres belvédères et châteaux à Alaka, à Chantouf et ailleurs. Il visitait souvent ces palais et prenait plaisir à s'y reposer. Ce fut lui qui bâtit la medréceh Assalihah entre les deux châteaux et qui y fit enseigner les quatre rites. Près de là il fit construire son mausolée. Il eut trois fils : l'un d'eux, Fath-eddyn Omar, mourut dans la prison d'Almélic-Assalih Ismaïl à Damas, comme nous l'avons raconté. Ce fils mourut du vivant de son père, ainsi qu'un autre de ses enfants qui était mort auparavant. Il ne lui resta donc d'autre fils qu'Almélic-Almoaddham Touran-Chah qui commandait à Hisn-Keïfa. Almélic-Assalih mourut sans désigner personne pour lui succéder.
4° Sa mort. —Il mourut le samedi soir 14 de chaban de cette année (17 mars 1249), devant Almansourah, où, comme nous l'avons dit, il s'était établi à cause des Francs. Il était âgé d'environ quarante-quatre ans. La durée de son règne sur les provinces d'Egypte fut de neuf ans, huit mois et vingt jours.
Assibt s'exprime ainsi : Son cercueil fut ensuite transporté à Aldjézyreh et on le ferma à l'aide de chaînes jusqu'au moment où il fut déposé dans le 'mausolée du prince, qui se trouvait à côté de la medréceh qu'il avait fait bâtir au Caire. La maladie du sultan fut un relâchement du fondement; les intestins descendaient le long de la cuisse droite jusqu'au pied. Ce prince était si affaibli, qu'il se faisait traîner dans un chariot qu'on lui avait fait construire. Il vivait toujours seul et ne révélait à personne sa triste situation.
Le sultan Almélic-Assalih avait réuni plus de mamelouks turcs que ne l'avait fait aucun autre membre de sa famille. Aussi la plupart des émirs de l'armée étaient-ils choisis parmi ces esclaves. Il constitua avec les mamelouks turcs une garde du palais et donna aux soldats qui la composaient le nom de baharites.
Dès que les Francs connurent d'une manière certaine la mort du sultan, ils sortirent de Damiette. La cavalerie et l'infanterie côtoyèrent le Nil en suivant la marche de leurs galères qui naviguaient sur ce fleuve; elles campèrent d'abord à Farsakour, puis s'avancèrent à une journée de marche de là. L'émir Fakhr-eddyn envoya au Caire et à Fostat pour convoquer les populations à la guerre sainte. A son appel, un nombre considérable d'habitants sortirent de ces-deux villes. La rencontre entre les Musulmans et les Francs eut lieu le mardi, veille du premier jour du mois de ramadhan (7 décembre 1249). Un certain nombre de Musulmans, parmi lesquels Alalany, émir medjlis,[6] y trouvèrent la mort; beaucoup de Francs y périrent également. Les Francs campèrent ensuite à Chermesah, d'où ils se rendirent en grand désordre à Albarmoun; puis ils revinrent à l'extrémité de File de Damiette, en face d'Almansourah. Le fleuve d'Achmoun les séparait des Musulmans. Sur la rive occidentale se trouvaient les enfants d'Almélic-Almasir, à savoir: Alamdjed, Atthahir et leurs frères Almoghits et Alkahir, à la tête d'un corps d'armée. Les Francs creusèrent un fossé autour de leur camp, s'entourèrent d'un rempart protégé par dés palissades et dressèrent les mangonneaux. Leurs galères furent amarrées sur le Nil en face de leur camp, tandis que les vaisseaux des Musulmans étaient mouillés vis-à-vis d'Almansourah. Le combat continua entre les deux armées. La populace allait jusque parmi les Francs, leur enlevait des hommes et leur causait un grand dommage. Un jour, les Francs réussirent à traverser à gué le fleuve d'Achmoun dans un endroit appelé gué de Salamoun, ce passage leur avait été indiqué par les gens de Salamoun qui n'étaient point musulmans, et, dans la matinée du mardi 4 de dzou’lkada (9 février 1250), ils attaquèrent le camp des Musulmans. Pris à l'improviste, Fakhr-eddyn, fils du Cheikh, monta à cheval; mais il fut tué par une troupe de Francs qui le joignit. Les Musulmans se dispersèrent alors à droite et à gauche, et peu s'en fallut que ce ne fût une déroute complète. Le roi de France parvint jusqu'à la porte du château qu'occupait le sultan à Almansourah. Le péril était grand et la situation très critique, lorsque, dans un suprême effort, la milice turque, composée de djamdaria et de bahrites salyhites, fit contre les Francs une charge qui ébranla leurs piliers et renversa leurs constructions; les Turcs livrèrent alors un combat acharné, tuant, et détruisant tout devant eux. Les Francs, après avoir eu quinze cents hommes tués, se retirèrent en désordre. La nuit étant venue, les Musulmans entourèrent la colline de Djadila d'un rempart et d'un fossé. Cette victoire fut la première que remportèrent les Musulmans et leur causa une grande joie.
Almoaddham, une fois sa souveraineté affermie, se mit à la tête des troupes royales pour aller combattre les Francs. Les Musulmans les avaient déjà combattus sur terre et sur mer, et, leurs vaisseaux ayant attaqué ceux des Francs, ils s'étaient emparés de cinquante-deux navires avec leur chargement. Dans ce nombre se trouvaient neuf galères chargées d'approvisionnements de crains. Mille soldats francs faits prisonniers dans ce combat forent emmenés au Caire. Almoaddham se mit alors à la tête de ses troupes; il attaqua les Francs, les défit et leur tua trente mille hommes. Affaibli par ces défaites, l'ennemi demanda qu'on lui cédât Jérusalem et une partie du littoral, offrant en échange Damiette; mais cette proposition ne fut pas accueillie.
Baybars dit : Le 9 de dzou’lhiddjeh, fête d'Arafa (16 mars 1250), les galères musulmanes attaquèrent des navires qui apportaient des vivres aux Francs. Le combat eut lieu près de Mesdjid-Annasr; les Musulmans s'emparèrent de trente-deux navires avec leur chargement. Cet événement accrut la faiblesse et le découragement des Francs, qui envoyèrent des ambassadeurs demander une trêve aux Musulmans. Les Francs ayant ensuite brûlé leurs pièces de bois et détruit leurs navires songèrent à se retirer sur Damiette. C'est à ce moment que l'année prit fin.
Nous avons déjà parlé, sous la rubrique de l'année précédente, du combat livré contre les Francs. Ils étaient affaiblis, parce qu'on avait empêché les vivres et les approvisionnements de leur arriver de Damiette, les Musulmans ayant intercepté toutes les voies communiquant avec cette ville. Ne pouvant rester plus, longtemps dans cette situation, les Francs se mirent en route pour Damiette le mardi soir 2 du mois de moharrem de cette année (6 avril 1250). Les Musulmans les suivirent et, le mercredi au point du jour, ils les joignirent et les chargèrent à coups de sabre. Peu de Francs échappèrent à la mort dans ce combat, où le chiffre de leurs morts atteignit trente mille. Le roi de France et sa suite composée de princes et de seigneurs réussirent à atteindre une colline ou bien, selon Almoayyed, un bourg de ces parages. Ils demandèrent alors l'aman, qui leur fut accordé par l'eunuque Mohsin Assalihy. Entourés de tous côtés par l'armée musulmane, ils furent conduits à Almansourah.
Abou Shama 's'exprime ainsi : Le roi de France, son frère et un certain nombre de ses familiers furent faits prisonniers; ils s'étaient cachés à Moniya-Abdallah, dans le canton de Chermesah, et c'est là qu'ils furent pris. Le roi de France fut chargé de chaînes et conduit dans la maison qu'occupait le secrétaire du divan, Fakhr-eddyn Laan.[7] L'eunuque Sabih Almoaddhami était chargé de veiller sur lui.
Au dire de Baybars, les (troupes nommées) bahrites nadjmiens prirent la part la plus complète et la meilleure à cette affaire.
On lit dans le Mirât : Ce fut pendant la nuit qui précéda l'année 648 que les Francs et les Musulmans se trouvèrent en ligne à Almansourah, et cela après l'arrivée d'Almélic-Almoaddham Touran-Chah au camp des Musulmans. Le Français, c'est-à-dire le roi de France, fut fait prisonnier et cent mille hommes parmi les Francs lurent tués La lettre d'Almoaddham Touran-Chah adressée à son représentant à Damas, Djémal-eddyn ibn Yaghmour, était ainsi conçue :
« Louange à Dieu qui a chassé loin de nous la tristesse! La victoire ne peut venir que de Dieu, et, ce jour-là, les croyants se réjouiront du triomphe de Dieu, qui donne la victoire à qui il lui plaît, car il est le Puissant, le Sage. Quant aux faveurs de Dieu, proclamez-les ; mais si vous vouliez les énumérer, vous ne le pourriez pas. J'annonce une bonne nouvelle à l'auguste Conseil de Djémal, que dis-je, je l'annonce à l'Islam tout entier : Dieu a fait aux Musulmans la grâce de les faire triompher des ennemis de la religion. L'infidèle allait achever son œuvre, et le mal semblait définitif; déjà les vrais croyants désespéraient de leur patrie, de leurs femmes et de leurs enfants, quand on leur cria : Ne perdez pas confiance en l’esprit de Dieu ! — Quand le mercredi, premier jour de cette année bénie est arrivé. Dieu a accordé une entière bénédiction à l'Islam; nous avons alors ouvert nos trésors, nous avons prodigué nos richesses, nous avons distribué des armes et réuni les Arabes et les volontaires de la foi. Une troupe d'hommes dont Dieu seul connaît le nombre s'est réunie autour de nous : il en était venu de toutes les vallées profondes et de tous les lieux les plus reculés. Quand l'ennemi le sut, il nous fit demander la paix aux conditions qui avaient été stipulées autrefois entre lui et Almélic-Alcamil (que Dieu lui fasse miséricorde!). Nous la lui refusâmes. Pendant la nuit, il abandonna ses tentes, ses bagages et ses richesses, et prit la fuite en se dirigeant vers Damiette. Nous le suivîmes à la trace, et, durant toute la nuit, nos sabres ne cessèrent de lui tailler des croupières; la honte et le malheur étaient dans ses rangs. Le lendemain mercredi, nous lui tuâmes trente mille hommes, et d'autres périrent en se jetant dans les flots. Quant aux prisonniers, autant parler de la mer immense.[8] Le Français se réfugia à Almoniya et demanda l'aman; nous le lui accordâmes, nous le fîmes prisonnier et le traitâmes généreusement. Grâce ù l'aide et à la faveur de Dieu, nous avons repris possession de Damiette. «
Abou Chaîna raconte que, le mercredi 16 de moharrem (21 avril 1150), on reçut à Damas la pelisse du roi français prisonnier. Le sultan Almoaddham l'avait envoyée à son représentant à Damas l'émir Djémal-eddyn Moussa ben Yaghmour, — J'ai vu, ajoute Abou Shama, cette pelisse lorsque l'émir la portait : elle était en drap d'Irlande rouge et doublée de fourrure de petit-gris; elle était filée par une agrafe en or. Mon compagnon, l'éminent, le pieux personnage Nadjm-eddyn Mohammed ben Israïl, composa sur ce vêlement le distique suivant :
La pelisse du Franc qui est arrivée appartient de droit au prince des émirs ;
Comme te papier, elle était éclatante de blancheur, mais nos glaives l'ont teinte de sang.
Un second distique adressé à l'émir était ainsi conçu :
O Tunique de ce siècle, toi qui n'as pas cessé un instant d'employer ton temps à acquérir de la gloire.
Puisses-tu demeurer toujours au pouvoir et dans les grandeurs et revêtir les dépouilles des rois ennemis !
Ce troisième distique fut écrit en tête d'une lettre adressée au sultan :
O seigneur de tous les princes de notre temps, tu as accompli les promesses que Dieu t'avait faites de la victoire.
Que notre maître ne cesse donc pas de nous livrer à merci le territoire de l'ennemi et qu'il fasse toujours revêtir à ses humbles serviteurs les vêtements des rois!
Almélic-Almoaddham Touran-Chah se mit ensuite en marche vers Farsakour, où il fit établir une tour en bois. Il écrivit à Ibn Abou Aly, son lieutenant au Caire, de se rendre auprès de lui, et lui donna pour successeur dans cette ville Djémal-eddyn Aqouch Ennadjmy. Almoaddham tint à l'écart les mamelouks de son père et les délaissa, bien qu'ils eussent été glorieusement éprouvés dans l'expédition contre les Francs. Informés des injures et des menaces qu'il proférait contre eux, ces mamelouks en conçurent un vif ressentiment et s'accordèrent pour faire périr le prince sur-le-champ.
L'éclatante victoire de cette grande campagne ayant eu pour résultat la reddition de Damiette par les Francs, le roi de France qui avait livré la ville fui aussitôt mis en liberté. Les négociations avec le roi de France avaient été conduites par l'émir Hossam-eddyn, fils d'Abou-Ali Elhadabani, dont on connaissait l'intelligence, la sagesse et l'influence qu'il exerçait sur le souverain des Francs. Il fut définitivement conclu que Damiette serait rendue, et le roi de France entièrement libre de sa personne. Ce dernier envoya l'ordre aux troupes établies à Damiette de livrer la ville aux Musulmans. Cet ordre fut exécuté, et l'étendard du sultan entra à Damiette le vendredi 3 du mois de safer (8 mai 1250). Mis en liberté, le roi de France se transporta, avec les compagnons qui lui restaient, sur la rive occidentale, puis.il s'embarqua avec tous les siens et fit voile vers Akkâ. La grande nouvelle se répandit dans tout le pays; on exécuta des fanfares joyeuses et l'on fit des réjouissances publiques.
C'est au sujet de la défaite du roi de France que le cadi Djémal-eddyn ibn Matrouh (que Dieu lui fasse miséricorde !) a composé ces vers :
Dis au Français, lorsque tu iras vers lui, ces paroles de vérité qui viennent d'un homme sage
« Que Dieu te récompense pour avoir fait tuer les adorateurs de Jésus le Messie
Tu es allé en Egypte dans le dessein de conquérir ce royaume, tu croyais n'y rencontrer que hautbois et tambours.
« Le sort t'a conduit vers des multitudes qui faisaient paraître à tes yeux l'espace trop étroit.
« Tu as mené tes compagnons, par tes beaux conseils, au fond du tombeau.
« Ils sont cinquante mille qu'on ne verra plus que morts, prisonniers ou blessés.
« Dieu te soit propice pour de semblables entreprise ! » Peut-être que Jésus sera débarrassé de vous.
« Si votre pape consent à cela, c'est que souvent la trahison vient d'un homme de bon conseil.
Dis-leur, s'ils songent à revenir pour se venger, ou pour un dessein plus sage :
« La maison du fils de Lokman existe encore ; les chaînes sont toujours là, ainsi que l'eunuque Sabih. »
On raconte que, rentré dans son pays, le Français rassembla une nombreuse armée et vint attaquer Tunis. Un jeune homme de cette ville, connu sous le nom d'ibn Azzayyat, fit ce distique :
Cette ville, ô Français, est la sœur de Misr, prépare-toi au sort qui t'attend : Ici, la tombe remplacera pour toi la maison de Lokman, et comme eunuques tu auras Mounkir et Nakir.[9]
En l'année 651, les troupes égyptiennes tentèrent de se rapprocher des Francs en promettant de leur livrer Jérusalem, s'ils prenaient parti pour elles contre les Syriens, avec lesquels la guerre avait éclaté et avait pris de grandes proportions; mais le cheikh Nadjm-eddyn Alqadiry, envoyé par le calife, s'interposa entre les belligérants et les réconcilia.
Les Chrétiens de Damas étaient devenus arrogants, par suite de l'arrivée au pouvoir des Tartares : Yl-Saban et d'autres chefs des Tartares venaient souvent dans leurs églises. Quelques Chrétiens, s'étant rendus auprès de Kalâoûn, en rapportèrent un firman par lequel ce prince les prenait sous sa protection et ordonnait de les respecter. Les Chrétiens porteurs du firman entrèrent dans la ville par la porte Bab-Touma, entourés de leurs coreligionnaires, qui élevaient leurs croix et proclamaient hautement le triomphe de leur religion et l'abaissement de la religion musulmane. Les Musulmans lurent profondément affligés de cette manifestation ; aussi, quand les Tartares eurent quitté Damas le samedi soir 17 de ramadhan (6 septembre 1259), la population faisant irruption, dès le lendemain, sur les maisons des Chrétiens, pilla et renversa tout ce qu'elle put atteindre. L'église des Jacobites et celle de Marie furent détruites; il n'en resta qu'un monceau de décombres entouré de quatre murs, la charpente en ayant été consumée par le feu. Nombre de Chrétiens furent tués; le reste se cacha. Cette terrible exécution versa un peu de baume dans le cœur des Musulmans; ceux-ci songèrent ensuite à piller les Juifs; mais le pillage fut de courte durée, et les Musulmans s'arrêtèrent bientôt, n'ayant point eu à subir, de la part des Juifs, ce qu'ils avaient subi de la part des Chrétiens.
Parmi les événements survenus en l'année 659, on rapporte ceci : Addhâhir envoya des présents à l'empereur, et, entre autres choses, des girafes; Addhâhir adressa également à l'empereur une troupe de Tartares qui avaient été faits prisonniers à l’affaire d'Aïn-Djalout ; ils avaient avec eux des chevaux de leur pays et tout leur attirail de guerre,
Dans cette même année, des ambassadeurs envoyés par Jean d'Ibelin, comte de Jaffa, et d'autres Francs établis sur le littoral, arrivèrent auprès du sultan Almélic-Addhâhir, qui résidait alors à Ma-El'aoudja, Ces ambassadeurs venaient demander au sultan l'autorisation, pour leurs maîtres, de se rendre à sa noble demeure. Cette autorisation fut accordée au comte de Jaffa, et, lorsqu'il se présenta devant le sultan, celui-ci alla à sa rencontre, le reçut avec égards et fit bon accueil à ses demandes. Il confirma la trêve qui avait été conclue avec le comte et avec le gouverneur de Beyrouth sur les mêmes bases que celles qui avaient été établies sous le règne d'Annâcir. Il lui délivra des lettres patentes confirmant la possession des pays qu'il occupait. Le comte se prosterna devant le sultan, pour marquer sa reconnaissance de la faveur qui lui avait été octroyée, puis il rentra dans son pays. Les relations commerciales se multiplièrent alors, les routes se couvriront de tous côtés de négociants et de voyageurs, et les habitants du littoral furent à l'affut de tout dommage.
Ce fut également pendant cette année qu'eut lieu entre les Francs et les Turcomans un combat dans le pays de Djaulan. Les Turcomans,-fuyant devant les Tartares, s'étaient réfugiés d'abord dans le Sahel, puis sur le territoire de Djaulan où ils s'étaient établis. Safad était alors au pouvoir des Francs; ceux-ci décidèrent d'attaquer les Turcomans et de les surprendre pendant la nuit. Informés de ce dessein, les Turcomans firent leurs préparatifs pour recevoir l'ennemi et restèrent éveillés. Les Francs à peine arrives engagèrent le combat et essuyèrent une déroute complète. Plusieurs de leurs comtes furent faits prisonniers; ils offrirent des sommes considérables pour se racheter et pour sauver leur vie; les Turcomans, ayant accepté ces offres, leur rendirent la liberté; mais ils n'informèrent aucun des naïbs du sultan de ce qu'ils avaient fait, espérant que la chose demeurerait secrète et qu'elle ne serait pas ébruitée. Le sultan fut néanmoins avisé de tout cela, ainsi que les Turcomans l'apprirent. Aussi, redoutant une attaque soudaine de la part du sultan, ils quittèrent le pays et se dirigèrent vers le pays de Roum.
En 661, le sultan Addhâhir quitta Atthour (Tabor) pour se rendre à Akkâ ; il emmenait avec lui un corps d'armée qui comptait un cavalier par dix hommes. L'émir Chodja-eddyn Thoghril-Achchibly avait été désigné par le prince comme son délégué de la tente.[10] Le sultan monta à cheval à minuit, le vendredi 4 de djoumada II[11] (16 avril 1263); le matin, il arriva dans la vallée qui se trouve en deçà d'Akkâ, et fit aussitôt cerner la ville du côté de terre. Près de la ville était une tour dans laquelle s'était enfermée une troupe de Francs. Addhâhir envoya un détachement mettre le siège devant cette tour. Les assiégés ayant capitulé sortirent de la place; on brûla toutes les palissades qui entouraient la tour et on coupa tous les arbres qui se trouvaient en cet endroit. Le combat s'engagea ensuite avec les Francs, qui eurent un grand nombre d'hommes tués. Un soldat nommé Habach, qui était un des compagnons d'Athlas-Khan, amena au sultan un chevalier franc qu'il avait fait prisonnier, après l'avoir percé de sa lance et désarçonné. Le sultan lui donna une gratification et lui promit encore davantage. Addhâhir retourna ensuite dans son camp. Il institua l'émir Nasir-eddyn Elkaïmory, en qualité de délégué royal pour les provinces conquises du littoral, puis il se mit en marche et se dirigea sur Jérusalem, où il fit un pèlerinage, et, après avoir donné des ordres pour les travaux à exécuter dans la mosquée d'Omar, il se rendit à Karak.
Voici ce que dit En-Nowaïri dans sa Chronique : Étant à Atthour, le sultan envoya des troupes détruire l'église d'Annasira (Nazareth) et ravager Akkâ et la contrée avoisinante. Leur expédition terminée, elles revinrent chargées de butin. Ensuite, le sultan Almélic-Addhâhir se mit lui-même à la tête d'une troupe d'élite et fit une deuxième expédition contre Akkâ. Il détruisit une tour qui se trouvait hors de la ville, et ce fut par cet exploit que se termina son expédition.
Cette année-là, arriva, porteur de présents, un ambassadeur du roi Charles,[12] frère du Français.
Le sultan Addhâhir campa sous les murs de cette ville le jeudi 9 de djoumada I (28 février 1265). Il fit aussitôt dresser les mangonneaux contre la place, et ses troupes l'investirent de tous côtés. Les soldats se dirigèrent vers les sentiers de la montagne, y taillèrent des pieux, puis ils gravirent de tous les côtes à la fois, montèrent sur les murs et y plantèrent les étendards royaux. De là ils incendièrent les portes de la ville, et, l'entrée ayant été ainsi forcée, les habitants se réfugièrent dans la citadelle. L'armée musulmane pressa le siège, et, le mercredi soir 15 de djoumada I (6 mars 1265), les Francs s'enfuirent, abandonnant la citadelle et tout ce qu'elle contenait. Les Musulmans se hissèrent sur les murs et pénétrèrent ainsi dans la place, dont ils s'emparèrent.
Le sultan donna l'ordre de la démolir, ce qui fut exécuté aussitôt. Cette victoire fut la première que remporta le sultan Almélic-Addhâhir (que Dieu lui fasse miséricorde l). Il dirigea ensuite un corps d'armée du côté d'Athlith.[13] Il expédia ses soldats dans toutes les directions pour faire des incursions et exercer des représailles. Une colonne envoyée à Haïfa (Caïpha), pénétra dans cette ville et les chevaliers ne purent sauver que leur personne en se réfugiant à bord des navires. La ville et la citadelle furent détruites en un seul jour. Le sultan arriva devant Athlith; après avoir bloqué les habitants de cette ville, il s'en éloigna et alla camper devant Arsouf.
Le sultan était arrivé sous les murs de cette ville la veille du premier jour de djoumada II de cette année (21 mars 1265). Ses soldats lancèrent des flèches contre la ville et mirent en œuvre leurs mangonneaux, puis ils la bloquèrent très étroitement. Ils s'en rendirent bientôt maîtres et arborèrent les étendards royaux sur ses murs. Les Francs n'avaient pas eu le temps de se reconnaître, que déjà les Musulmans se trouvaient au milieu d'eux et que la mort les couvrait de son ombre avant qu'ils eussent pu demander l'aman, se soumettre et capituler. Le sultan prit possession de la ville le jeudi; tous les habitants furent faits prisonniers et conduits enchaînés à Karak.
Baybars raconte ce qui suit : J'accompagnais l'armée dans cette expédition; j'étais alors au service du jeune maître, l'émir Seïf-eddyn (il voulait désigner par là Kalâoûn, dont il était l'esclave). Baybars ajoute : Je venais d'atteindre ma majorité ou peu s'en fallait et j'étais chargé de conduire le cheval de parade. Quand la ville fut prise, le sultan répartit les diverses tours entre les émirs avec ordre de les démolir, et accorda un congé pour accomplir ce travail. Mohyi-eddyn ibn Abd-Addhâhir célébra ces victoires dans des vers dont voici un fragment:
Que les peuples ne s'imaginent pas que Kaïçariya était affaiblie et qu'elle se soit livrée, effrayée par le danger.
Non, elle était attachée aux plis de la victoire qui avait déjà conduit le prince à Akkâ demander des comptes.
Il en est ainsi d'Arsouf quand le prince a pris possession de son territoire, c'est de lui-même que ce pays est venu et non parce qu'on l'avait appelé.
Cette année-là, notre maître le sultan (que Dieu lui fasse miséricorde!) voulut enlever Safad et le territoire avoisinant aux Francs infidèles. Il se dirigea vers la Syrie après avoir désigné comme son lieutenant en la citadelle du Caire l’émir Izz-eddyn Aïdmir Elhalaby, qui resta sous les ordres d'Almélic-Essaïd, fils du sultan. La sortie du Caire eut lieu la veille au soir du 1er de chaban (7 mai 1266), mais le départ réel ne se fit que le 3 de ce mois (11 mai). Lorsque le sultan arriva à Ghana, il détacha des troupes sous les ordres de l'émir Saïf-eddyn Kalâoûn Elalfy et de l'émir Djémal-eddyn Aydaoudy Elazyzy pour assiéger les places fortes des environs de Tripoli.
Dans sa Chronique, Baybars dit : Lorsque ces deux émirs se mirent en marche, j'étais chargé du cheval de parade du « maître », c'est-à-dire de Kalâoûn.
Lorsque nous parûmes devant les petites forteresses, dit Baybars, les habitants demandèrent l'aman, qui leur fut accordé par le maître, c'est-à-dire par Kalâoûn. Celui-ci, après en avoir pris possession, ordonna de hisser sur des chameaux envoyés par le sultan les prisonniers faits dans la ville. Cet ordre fut mis à exécution sur le pont de Yakoub, de façon que les gens de Safad vissent les prisonniers. La terreur et l'angoisse déchirèrent leurs cœurs, quand ils aperçurent leurs compagnons enchaînés sur des chameaux que les soldats poussaient devant eux, et ils se crurent perdus. A ce moment, le sultan campait sous leurs murs et ce même corps d'armée venait rejoindre ses troupes.
Le sultan Almélic-Addhâhir campa devant Safad le 8 du mois de chaban (16 mai 1266). Il avait réuni pour faire le siège de cette ville les troupes d'Egypte et celles de Syrie et préparé des mangonneaux que des fantassins avaient transportés sur leurs épaules. Le siège fut terrible. Les ouvrages avancés furent pris, et, après d'incessants combats, les Francs abandonnèrent les approches de la place le 15 du même mois (23 mai 1266). Pressés vivement par les Musulmans, qui recevaient chaque jour de nouveaux renforts, les assiégés demandèrent l'aman, qui leur fut accordé le 19 du mois (37 mai 1266). Les portes furent ouvertes et le sultan prit possession de la ville après y avoir arboré ses étendards. Il donna l'ordre de faire sortir les habitants, de les rassembler sur une colline qui se trouvait près de là et sur laquelle ils se réunissaient pour détrousser les voyageurs musulmans, puis il les fit mettre à mort dans les lieux mêmes où ils avaient répandu le sang injustement. C'est là en effet qu'on leur fit connaître le goût du trépas. Le sultan transporta à Safad tous les engins de guerre et le matériel de l'arsenal; il y installa un corps de fantassins damasquins, auquel il assigna une solde et des rations. Il fit donner à la citadelle des approvisionnements en quantité suffisante, et, par ses ordres, on y édifia une mosquée pour la prière. Puis, quittant Safad, le sultan se dirigea vers Dam as. Il entra dans cette ville le 5 de dzou’lkada (9 août 1266) et y demeura.
Cette même année, des ambassadeurs de l'empereur d'Alfounch (Alphonse), des princes des Francs et du Yémen (sic) vinrent apporter des présents au chef des Ismaéliens. Le sultan donna l'ordre de prélever les droits de douanes sur tous les navires qui les amenaient, voulant ainsi porter préjudice à la secte Ismaélienne et montrer l'impuissance de ceux, qui leur envoyaient des présents pour se soustraire à leurs cruautés. Ce fut également en cette année que le prince Bohémond, fils de Bohémond, seigneur de Tripoli, réunit une troupe de Templiers et d'Hospitaliers et se dirigea vers le gué de Belala, pour de là gagner Hims. Quand le gouverneur de cette dernière ville, l'émir Alam-eddyn Sindjar el-Bachgirdi, apprit cette nouvelle, il devança le prince[14] au gué en question. Ses soldats le traversèrent aussitôt et l'ennemi s'enfuit en désordre. Le prince, qui avait fondé sur cette expédition de grandes espérances, eut peur et se contenta d'une retraite en guise de butin.
En cette année 665, le sultan partit avec quelques-uns de ses émirs pour la Syrie. Il laissa le reste de ses troupes se reposer en Egypte et se rendit à Safad. À peine était-il arrivé dans cette ville, qu'il apprit qu'un parti de Tartares se disposait à attaquer Errahba. Le sultan, après avoir fixe les mesures à prendre au sujet du relèvement de Safad, rentra en toute hâte à Damas. Sur l'annonce que les Tartares renonçaient à leur entreprise contre Errahba, il demeura cinq jours à Damas et reprit ensuite le chemin de Safad. Il fit tracer un fossé autour de la citadelle de cette dernière ville et prit personnellement part à ces travaux avec ses émirs et ses soldats. Il donna des ordres pour restaurer les remparts de Safad et ceux de la citadelle, sur les murs de laquelle il fit inscrire ces mots (du Coran) : « Nous avons déjà écrit dans les Psaumes, après l'invocation, que la terre serait l'héritage de mes adorateurs vertueux. — Ceux-là forment le clan de Dieu; le clan de Dieu ne sera-t-il pas du nombre des bienheureux? »
Abou Shama dit qu'au mois de redjeb (28 mars - 27 avril 1267) le sultan Addhâhir Baybars fit creuser un fossé autour de la citadelle de Safad et qu'il prit personnellement part à ce travail, en même temps que son armée. Sur ces entrefaites, le sultan fut informé qu'une troupe de Francs devait sortir d'Akkâ de grand matin et rester aux alentours de cette ville jusqu'au milieu de la matinée. Cette même nuit, il envoya quelques détachements s'embusquer dans les vallées qui entourent Akkâ, et, le lendemain, quand les Francs se furent éloignés de la ville, les Musulmans, se portant sur leurs derrières, les tuèrent ou les firent prisonniers. Des fanfares retentirent à Damas en l'honneur de ce succès.
En cette année, dit Baybars, des envoyés des Francs se rendirent auprès du sultan et déclarèrent accepter le partage de Saïda et la démolition de Shakif; mais le sultan, qui venait d'apprendre que les Francs avaient attaqué Machghara, refusa de ratifier cette convention, accueillit avec des menaces les envoyés et les obligea de rester debout devant lui. Il monta ensuite à cheval et conduisit une expédition contre Akkâ. Des postes ayant été placés auprès des portes de la ville, on coupa les arbres, on brûla les récoltes et on détruisit un moulin appelé Essabik-Chahin, qui appartenait à l'ordre des Hospitaliers. Le préjudice causé par ce coup, de main fut évalué à quinze mille dinars, valeur de Sour. Les Francs ayant demandé la paix, le sultan la leur accorda. On conclut une trêve qui devait durer dix ans et qui s'appliquait à Safad et aux quatre-vingt dix-neuf bourgades de son territoire. La trêve conclue avec les Hospitaliers au prix de Hisn-el-Akrad et de Mawkab fut confirmée. Enfin la paix signée avec la princesse de Beyrouth fut maintenue. Le frère de cette princesse s'était emparé par trahison d'un navire appartenant à l'atabek et chargé de marchands qui se rendaient à Chypre. Le sultan réclama les sommes qui leur avaient été enlevées; les Francs s'étant engagés à les rendre et à remettre en liberté les négociants, la paix fut de-nouveau confirmée.
Le premier jour de djoumada II (17 février 1268), le sultan commença les préparatifs d'un voyage en Syrie. Il quitta le Caire le 3 de ce mois (20 février), et, arrivé à Ghazza, il donna l'ordre à ses troupes d'attaquer Shakif. L'armée arriva à l’improviste devant cette place, qu'elle bloqua, et elle engagea le combat avec les habitants. Quant au sultan, il campa à Elaoudja.
Jaffa fut prise au mois de djoumada II, dans les circonstances suivantes : Le seigneur de cette ville, Jean d'Ibelin, avait envoyé, déguisés en chasseurs, une troupe de pillards à Kathya. Sur ces entrefaites, il mourut et son fils Jacques prit le pouvoir à sa place. Ce dernier prince envoya au sultan une ambassade composée du châtelain et des principaux personnages de Jaffa Quand cette ambassade fut à Elaoudja où venait d'arriver le sultan, celui-ci la retint auprès de lui et expédia aussitôt des chambellans pour donner l'ordre aux troupes de s'armer et de monter à cheval avec tout l'attirail de guerre. Lui-même monta à cheval à minuit et arriva le lendemain matin à Jaffa. En voyant cette multitude de vaillants guerriers et ces troupes en si bon ordre et si bien équipées, les Francs perdirent contenance et furent affolés. Les Musulmans s'emparèrent de la ville; les habitants se réfugièrent dans la citadelle et offrirent de capitulera la condition qu'on leur laisserait leurs richesses et leurs enfants. Ces conditions ayant été acceptées, les Musulmans prirent possession de la citadelle, et, dans le deuxième, tiers de djoumada II de cette année {7-17 mars 1268), les étendards du sultan flottèrent sur ses murs. Sur l'ordre du sultan, la ville fut détruite; on démolit aussi la citadelle, à la construction de laquelle les Francs avaient donné tous leurs soins. Ils avaient fortifié cette place et en avaient ravagé les environs, de façon à éviter les attaques des maraudeurs. Le roi de France (Louis IX), lorsqu'il avait été délivré de captivité, était venu de Damiette à Jaffa, et il avait dépensé des sommes considérables pour faire exécuter des travaux dans cette dernière ville.
Ibn Assakir dit dans sa Chronique que cette citadelle fut bâtie en 493 (17 novembre 1099-6 novembre 1100), par Thankaly (Tancrède). Quand le sultan eut achevé de détruire la ville, il poursuivit sa marche victorieuse sur Shakif.
Aussitôt arrivé sous les murs de cette ville, le sultan commença l'attaque pour laquelle il avait préparé une armée de siège placée sous les ordres de Bodjaka-Elazyzy. Deux forts protégeaient la ville : les assiégés, serrés de près, ne pouvant les défendre tous deux en brûlèrent un que les Musulmans occupèrent le 26 de redjeb (11 avril 1268). Le ministre Guillaume, qui se trouvait dans l'autre fort, demanda à capituler. Le sultan y consentit, et, à la fin du mois, ses étendards furent hissés et plantés sur les murs de ce fort, dont il prit possession. Les habitants de la ville furent expulsés et dirigés sur Sour. Après avoir expédié le gros de ses bagages en Syrie, le sultan quitta Shakif et envoya des troupes faire des incursions sur le territoire de Tripoli. Ses soldats coupèrent les arbres, détruisirent les églises qui se trouvaient autour de la ville, pillèrent et firent des prisonniers. Le prince de Safitha et d'Antharsous (Tortose), ayant appris les revers qu'avaient éprouvés les Francs, craignit que pareil malheur ne lui arrivât; aussi s'empressa-t-il de faire acte de soumission. Il accueillit les troupes musulmanes, les garda sur son territoire et rendit les prisonniers musulmans qu'il avait auprès de lui, au nombre de trois cents. Le sultan se remit ensuite en marche vers Hims et de là gagna Hamâh.
Antioche est une grande ville dont les remparts ont, dit-on, un développement de douze milles; on compte cent trente tours le long de ces remparts, qui sont garnis de vingt-quatre mille créneaux. En arrivant de Hims à Hamâh, le sultan partagea son année en trois corps : un de ces corps resta sous les ordres directs du souverain; le deuxième eut pour chef l'émir Seïf-eddyn Kalâoûn Elalfy, et le troisième fut commandé par l'émir Izz-eddyn Boughan Errokny.
Baybars fait le récit suivant: Je faisais partie de cette célèbre expédition. Kalâoûn et ceux qui raccompagnaient partirent d'Apamée. Le lendemain matin, nous, étions à Alkosayr et nous livrâmes combat aux habitants de cette place matin et soir- Noua nous rendîmes ensuite à Antioche. Nous primes position à l'ouest de cette ville, sur le flanc de la montagne, et ce fut là que se fit successivement la concentration des troupes. Le sultan arriva sous les murs de la ville le 1er du mois, de ramadhan (15 mai 1268). Une troupe de Francs conduits par le Connétable,[16] oncle paternel du seigneur de Sys qui, ainsi que nous l'avons rapporté, avait pris la fuite lors de l'affaire de Sys, se porta à la rencontre de l'avant-garde de l'armée du sultan. L'avantage resta aux troupes du sultan. Un cavalier, nommé Almodhaffary, qui appartenait au corps de l'illustre émir Chams-eddyn Aksonkor Elfarkany, fit le Connétable prisonnier et le présenta au sultan qui lui donna dix chevaux hongres. Il l'autorisa aussi à porter les armoiries du Connétable, et jusqu'à sa mort ce cavalier les porta sur son étendard. Le Connétable demanda l'autorisation d'entrer à Antioche pour parlementer avec les habitants et les convaincre des dangers auxquels les exposait leur résistance. Ayant laissé son fils en otage, il fit une démarche qui ne produisit aucun résultat. Le samedi 4 du mois sacré de ramadhan (19 mai 1268), les troupes du sultan commencèrent l'attaque générale ; elles entourèrent la ville et la citadelle et livrèrent aux habitants un combat acharné. Les Musulmans luttèrent avec une intrépidité remarquable; ils escaladèrent les remparts du côté de la montagne et pénétrèrent dans la ville, le sabre et la lance au poing, ils commencèrent aussitôt à piller, à tuer et à faire des prisonniers. Ce fut une déroute complète chez les Francs. Environ huit mille d'entre eux s'étaient réunis dans la citadelle; ils demandèrent l'aman, qui leur fut accordé, et s'éloignèrent dans la montagne. Il est impossible d'évaluer le nombre d'hommes et de femmes qui furent tués ou faits prisonniers dans cette journée. La population de la ville s'élevait à plus de cent mille âmes. On trouva dans Antioche un très grand nombre de prisonniers alépins. Des lettres annoncèrent de tous côtés cette victoire. Voici entre autres la copie de celle qui fut adressée au seigneur d'Antioche : « Au glorieux Comes Bohémond, qui a passé, à cause de la prise d'Antioche, de la dignité de prince à celle de simple comte (que Dieu lui inspire de suivre la voie droite ! qu'il fasse que le bien soit associé à tous ses projets et qu'il grave dans son esprit de sages recommandations ! ). — Le comte sait quels étaient nos desseins sur Tripoli et pourquoi nous l'attaquions dans le cœur de ses Etats. Il a vu, après notre départ, comment j'avais ruiné ces fertiles contrées et fait disparaître leurs habitants; comment j'avais balayé de la surface du sol toutes ces églises, et accumulé les calamités sur chaque demeure; comment j'avais couvert le rivage de la mer de péninsules formées de débris de corps humains; comment j'avais tué les hommes, réduit les enfants en esclavage et réservé pour moi les femmes de condition libre; comment j'avais coupé les arbres, ne laissant de bois que ce qui pouvait convenir à faire des pieux, des mangonneaux et des palissades. Tu as vu comment je t'ai enlevé, ainsi qu'à tes sujets, les biens, les femmes, les enfants et les troupeaux; coin meut les pauvres de mon armée sont devenus riches, les célibataires mariés, les esclaves possesseurs de domestiques, et les gens à pied propriétaires de montures. Alors que tout ceci se passait, tu te contentais de regarder de l'œil de celui que la mort rend défaillant, et nos cris, lorsque tu les entendais, te faisaient chanceler de terreur. Tu as vu que nous nous étions éloignés de toi en gens qui songent au retour, et que si nous t'avions accordé un répit, ce n'était que pour un terme rapproché. Tu as vu comment nous avions envahi ton pays : il n'y reste plus une seule pièce de bétail qui ne marche devant nous, pas une femme qui ne soit notre propriété et à nos ordres, pas une monture que son conducteur ne pousse devant lui, pas de plantes ensemencées, dont nous ne soyons les moissonneurs, pas un seul objet l'appartenant qui ne soit perdu pour toi. Tu n'as pas su défendre les refuges placés sur les sommets des montagnes escarpées, pas plus que les vallées qui déchirent le sol et étonnent les esprits. Comment avons-nous pu nous éloigner de toi sans que cette nouvelle nous ait devancés dans ta ville d'Antioche? Comment y sommes-nous arrivés avant que tu te sois décidé à croire que nous nous étions éloignés de toi et que, si nous partions, nous reviendrions sur nos pas? Maintenant nous allons l'instruire de ce qui s'est passé là-bas et te faire comprendre l'étendue du malheur qui t'a frappe. C'est le mercredi 24 de chaban (9 mai 1268) que nous nous sommes éloignés de toi et de Tripoli, et, dès le premier jour de ramadhan (15 mai 1268), nous avons campé devant Antioche. A peine étions-nous arrives, des guerriers francs sont sortis à notre rencontre : ils ont été défaits et n'ont point trouvé la victoire qu'ils cherchaient. Le Connétable, qui se trouvait parmi eux, a été fait prisonnier. Il nous a proposé de faire capituler les compagnons. Il est entré dans la ville et en a ramené un groupe de tes prêtres et de tes auxiliaires les plus marquants. Nous nous sommes entretenus avec eux et avons reconnu qu'ils partageaient vos idées, s'exposant à perdre la vie pour courir à un but détestable. Pour faire le bien, leurs avis sont divisés; mais, s'il s'agit de mal faire, ils sont unanimes. Voyant qu'ils avaient déjà perdu l'occasion et que Dieu les prédestinait à la mort, nous les avons renvoyés et leur avons dit : « Dès à présent nous allons vous assiéger. Telle est notre première et dernière menace. » Ils sont alors partis, agissant comme tu l'aurais fait et espérant que tu les rejoindrais avec ta cavalerie et ton infanterie. En quelques heures, la gloire s’est changée pour eux en honte. La terreur envahit alors les moines; le châtelain se sentit mollir devant le danger et la mort se présenta à. eux de tous côtés. Nous avons enlevé la ville à la pointe de l'épée la quatrième heure du samedi 4 du mois de ramadhan (19 mai 1268); nous avons tué tous ceux que tu avais choisis pour protéger et défendre cette place. Il n'y avait pas un de tes guerriers qui ne possédât quelque richesse, et maintenant il n'est pas un des nôtres qui n'ait en son pouvoir une partie de tes hommes et de leurs biens. Si tu avais vu tes cavaliers gisant inanimés sous les pieds des chevaux, tes maisons livrées au pillage, leurs meubles et tes trésors, qui pesaient des quintaux, entre les mains de gens âpres au gain, tes dame[17] vendues quatre par quatre et achetées au prix d'un dinar; si tu avais vu mettre en pièces les croix de les églises, jeter au vent les exemplaires des évangiles falsifiés et profaner les tombeaux des patriarches; si tu avais vu le Musulman, ton ennemi, fouler aux pieds les autels et les sanctuaires où avaient sacrifié les moines, les prêtres et les diacres; les patriarches tombant sous la massue, et les fils de princes emmenés en esclavage; si tu avais vu ces flammes qui embrasaient tes palais et les faisaient disparaître en même temps que tout ce qui les entourait, l'église de Paul et l'église de Cassien qui avaient été abandonnées, tu te serais écrié : « Plût au ciel que je fusse dans la tombe[18] ! Plût à Dieu que je n’eusse pas reçu la lettre qui m'apprend cette nouvelle ! » Car ton âme se fût abîmée dans la douleur, et tes larmes eussent suffi à éteindre ces feux. Et si tu avais vu tes demeures et tes vaisseaux capturés à Essoayidya, et capturés par tes propres navires; si tu avais vu tes galères devenir pour toi une cause de déshonneur, alors tu aurais eu la certitude que Dieu, qui t'avait donné Antioche voulait te la reprendre, et que le Seigneur qui t'avait confié sa citadelle te l'arrachait, en même temps qu'il la faisait disparaître de la terre. Sache donc que, grâce à Dieu, nous t'avons repris toutes les forteresses que, tu avais enlevées à l'Islam : Deir-Kouch, Shakif Talamis, Shakif-Kaferdouch et tout ce que tu possédais sur le territoire d'Antioche. Nous avons fait descendre tes compagnons des places fortes qu'ils occupaient; nous les avons saisis parleurs chevelures; nous les avons dispersés de tous côtes, et le nom de rebelle ne saurait plus être donné à personne, excepté au fleuve (l'Oronte), qui, s'il le pouvait, ne garderait plus ce nom,[19] car les eaux qu'il roule sont les larmes de ses regrets. Autrefois il les faisait couler en ondes pures, mais aujourd'hui le sang que nous avons répandu se mêle à ses eaux. Ce message que nous t'écrivons doit te réjouir : il t'annonce la sécurité et la longue vie que Dieu t'a accordées en décidant que tu ne serais pas à Antioche pendant tout ce temps; car, si tu y avais résidé, tu aurais été tué, fait prisonnier, blessé ou mutilé. La sécurité est une joie pour quiconque survit après avoir assisté au carnage. Peut-être Dieu t'a-t-il accordé ce répit afin de te laisser le temps de réparer le passé par ta soumission et ton obéissance. Comme personne n'a échappé qui ait pu t'informer- de ce qui s'est passé, nous t'en donnons avis, et puisque nul n'a pu te féliciter de cette victoire, et de ton salut quand tous les autres ont péri, nous sommes heureux d'avoir cet entretien avec toi et de te dire toute la vérité sur ces événements. Après cette lettre, tu serais mal venu de nous contester la vérité de notre récit, et tu aurais tort, après tous les renseignements que nous te fournissons, de chercher des informations ailleurs. »
Quant au Connétable, le sultan lui rendit la liberté ainsi qu'à sa femme et à ses proches, et leur facilita le retour à Sys.
Cette ville d'Antioche est celle que Dieu a voulu désigner dans son glorieux Coran par ces mots : « Propose-leur la parabole des compagnons du bourg, lorsque les envoyés y arrivèrent.[20] » Elle fut bâtie par Antiochus, et son nom est tiré du nom de ce prince. Almélic-Annâcir Salah-eddyn Youssof, fils d'Ayyoub, ainsi que nous l'avons rapporté, enleva cette ville au prince Arnât, qui fut tué. Elle fut ensuite possédée par le prince connu sous le nom d'Alachyr, puis par son fils Sedou, et enfin par Bohémond, fils de ce dernier.[21] Au moment de sa prise, elle appartenait à ce dernier prince. Elle demeura entre les mains de souverains musulmans jusqu'à l'avènement de la dynastie nasirienne. Le sultan donna l'ordre de réunir tout le butin. On rassembla une quantité incalculable d'objets et de bijoux; ce butin fut partagé entre les émirs et les soldats. On procéda ensuite au partage des montures, des bestiaux, des femmes et des enfants, et il n'y eut pas un seul valet qui n'ait eu pour sa part un esclave; soldats et trafiquants se vendirent entre eux de jeunes esclaves pour douze dirhems. Le sultan ordonna de mettre le feu à la citadelle d'Antioche : cet ordre fut exécuté. Quant à la part de butin qui lui échut, le sultan la fit réserver et l'affecta à l'édification de la mosquée qu'il avait ordonné de construire a Elhasaniya; elle fut, en effet, employée à cet usage.
Lorsque ces places eurent été conquises, les Templiers s'enfuirent de Baghras. Le sultan prit possession de cette ville par l'entremise de l'émir Chams-eddyn Aksonkor Elfarkany, intendant du palais, le 13 de ramadhan (28 mai 1268). On n'y trouva qu'une vieille femme, mais la ville était dans le même état que si elle avait été encore habitée. Almélic-Addhâhir Ghazi, fils du sultan Salah-eddyn Youssof, fils d'Ayyoub, avait attaqué cette place forte et l'avait assiégée avec l'armée d'Alep pendant sept mois sans réussir à s'en emparer. Le sultan Almélic-Addhâhir Baybars en devint maître aisément et sans être obligé d'en faire le siège. Le sultan occupa encore un grand nombre de places fortes et de châteaux, puis il revint dans ses Etats couvert de gloire et triomphant.
Au mois de chewâl de cette année (juin-juillet), une trêve fut conclue entre le sultan qui était alors à Damas et Heïthoum, seigneur de Sys. Les conditions de cette trêve étaient les suivantes : Heïthoum livrerait le chef tartare Sonkor « le roux », dont il s'était emparé à Alep, à l'époque de la prise de la citadelle de cette ville par Helaoun, ainsi que nous l'avons rapporté; il livrerait en outre les localités de Behesna, Darbesak, Merzeban, Ra’bân et Cheikh-Alhadid; en échange, le sultan lui rendrait son fils Léon. Le seigneur de Sys se présenta chez, le sultan des Tartares Abogha et lui demanda Sonkor; Abogha lui en fit don. Sonkor retourna alors au service du sultan Almélic-Addhâhir, qui, après avoir pris possession de toutes les localités ci-dessus mentionnées, moins Béhesni, rendit la liberté au fils du seigneur de Sys, Léon, fils de Heïthoum; ce jeune prince partit avec son père.
Dans sa Chronique, Baybars ajoute : Quand la trêve conclue entre Addhâhir et le seigneur de Sys eut été confirmée dans les conditions que nous avons rapportées, le sultan chargea Badr-eddyn Bodjeka Erroumy de ramener d'Egypte Léon, fils du seigneur de Sys. Badr-eddyn partit d'Antioche et ramena le jeune prince à Damas en treize jours. Le sultan envoya Léon à son père le 13 de chewâl (27 juin 1268).
Le seigneur de Sys avait chargé son frère Vassak du soin d'aller régler cette affaire avec le sultan et il avait envoyé Raymond, le beau-père de son fils, en qualité d'otage jusqu'au moment où il aurait livré au sultan les forteresses ci-dessus indiquées et ramené Sonkor « le roux » au service de ce prince.
Ce seigneur, qui s'appelait Hugues, fils d’Henri, fils de la sœur du seigneur de Chypre, avait été appelé à Akkâ par les habitants de cette ville, qui l'avaient proclamé leur souverain. Ses ambassadeurs se présentèrent au palais du sultan au moment où ce prince revenait d'Antioche à Damas et sollicitèrent une trêve. Elle fut conclue sur les bases du statu quo en ce qui concernait Akkâ, son territoire et trente bourgades. Les Francs gardèrent Haïfa avec trois bourgades, le reste du territoire de cette ville demeurant par moitié au sultan et au seigneur d'Akkâ ; dix bourgades furent attribuées à Koraïn et le reste fut laissé au sultan; le territoire du Carmel fut partagé par moitié avec le sultan; les Francs conservèrent Athlith avec cinq bourgades, le reste fut partagé par moitié. Quant au territoire de Saïda, la région en plaine fut attribuée aux Francs et la contrée montagneuse au sultan. La trêve, dont la durée fut fixée à dix ans, s'appliqua aussi au royaume de Chypre. Le sultan offrit en présent au souverain d'Akkâ vingt des prisonniers faits à Antioche.
Pendant l'année 667, le sultan se rendit à Sour dans les circonstances suivantes : Il avait quitté Damas avec son armée et se dirigeait vers l'Egypte, lorsque, arrivé au milieu de.la route, près de Kharbat-Ellousous,[22] une femme se présenta devant lui et se plaignit de ce que son fils étant entré dans Sour, le seigneur franc de cette ville l'avait fait traîtreusement arrêter et mettre à mort et s'était ensuite emparé de ses biens. Aussitôt le sultan monta à cheval et dirigea une expédition contre le territoire de Sour. On y fit un grand butin et on y tua beaucoup de monde. Le seigneur de cette ville ayant écrit pour connaître la cause de cette agression, on lui rappela sa perfidie et sa trahison à l'égard des négociants.
Le sultan campa sous les murs de cette place le 9 de chaban 24 mars 1371); il pressa le siège et activa la lutte : le 20 du même mois (4 avril 1171), les faubourgs furent pris et les troupes marchèrent à l'assaut de la forteresse; celle-ci fut emportée' et les Francs se réfugièrent dans la tour, puis ils demandèrent l'aman et l'obtinrent. Le 24 (8 avril), ils s'éloignèrent pour regagner leur pays. Le sultan prit alors possession de la place et envoya au grand maître des Hospitaliers, seigneur de Hims, la lettre suivante : « Cette lettre est adressée au premier des Frères (que Dieu le place au nombre de ceux qui ne s'opposent pas à ta destinée ! Puisse-t-il ne pas essayer de résister à Celui qui assure à ses troupes le triomphe et la victoire, et ne pas croire qu'il pourra échapper ni se soustraire au sort décrété par Dieu, en restant derrière les forteresses ou les remparts de pierres!). — Nous l'informons que Dieu nous a rendu facile la conquête de Hisn-Alacrad, cette place que tu avais construite et fortifiée : tu l'avais laissée (il eût mieux valu l'évacuer), tu en avais confié la garde à tes frères. Ceux-ci n'ont point su te rendre ce service. En les y laissant, tu les as perdus, comme ils ont perdu cette place et l'ont perdu toi-même. Aucune forteresse devant laquelle nos troupes se sont présentées n'a pu éviter la ruine à moins de se soumettre; aucune n'a été malheureuse en obéissant à un Saïd[24] ! »
Ibn Kethir fait le récit suivant : Le siège de cette place fut entrepris par le fils du sultan, Almélic-Assaïd. Le sultan fit mettre en liberté les habitants, les traita avec bienveillance, puis les envoya à Tripoli. Il prit possession de la citadelle dix jours après et en ordonna aussi l'évacuation. Il transforma l'église de la ville en mosquée et y fit célébrer la prière publique. Il nomma ensuite un naïb et un cadi, et donna l'ordre de restaurer la ville. C'est là qu'il reçut du seigneur de Tortose, nommé le Commandeur, c'est-à-dire le chef des Hospitaliers, une ambassade qui venait demander une trêve. Le sultan accorda la trêve pour Tortose et Elmarkab seulement; il en excepta Safythal et son district. Il exigea que Belda[25] et son territoire lui fissent retour, ainsi que toutes les conquêtes faites sous le règne d'Annâcir. Il stipula en outre que les Hospitaliers feraient abandon de tous les droits et redevances qu'ils percevaient par moitié avec lui sur les pays musulmans; que la ville d'Almarkab et ses principales richesses seraient partagées entre lui et les Hospitaliers et que ceux-ci ne pourraient point en restaurer les remparts. Quand le sultan eut juré cette trêve, les Hospitaliers abandonnèrent Karfis,[26] après avoir brûle tout ce qu'ils ne purent emporter.
Ibn Kethir rapporte ce qui suit: Almélic-Assaïd, fils d'Addhâhir, ayant conquis Hisn-Alacrad, transforma son église en mosquée et y institua la prière publique; le sultan nomma ensuite un naïb et un cadi et ordonna la restauration de la ville. Ce fut alors, tandis qu'il était campé à Hisn-Alacrad, que le sultan apprit que le seigneur de l'île de Chypre s'était embarqué avec ses troupes, pour se porter à Akkâ, au secours des habitants de cette ville, qui redoutaient une attaque d’Almélic-Addhâhir. Le sultan voulut profiter de cette circonstance et envoya aussitôt une armée nombreuse, qui s'embarqua sur seize galères, dans le dessein de s'emparer de l'île de Chypre pendant l'absence du seigneur de cette île. Les galères voguèrent d'abord avec rapidité; mais, arrivées près de l'île, elles furent assaillies par une violente tempête. Les navires se heurtèrent les uns contre les autres et onze d'entre eux, par la volonté de Dieu (le Puissant, le Glorieux), furent brisés. Un grand nombre de Musulmans périrent dans les flots et près de dix-huit cents soldats ou matelots furent faits prisonniers. C'est à Dieu que nous appartenons et c'est vers lui que nous devons revenir !
Baybars, dans sa Chronique, ajoute ce qui suit : Ce désastre frappa les Musulmans après la prise d'Elkoraïn. Le sultan, ayant terminé la conquête des diverses contrées que nous avons mentionnées, quitta Damas dans le dernier tiers du mois de chewâl (1-11 juin 1271) et marcha sur Elkoraïn, où il prit position le 2 de dzou’lkada (13 juin 1271). Les ouvrages avancés ayant été emportes, la population demanda l'aman, qui lui fut accordé par écrit. Ils furent autorisés à quitter la ville pour se rendre où ils voudraient, mais ils ne purent emporter ni leurs biens ni leurs armes. Quand le sultan eut pris possession de la place, il donna l'ordre de démolir la citadelle, puis il s’éloigna et alla camper à Elladjoun. De là il envoya des ordres à ses naïbs d'Egypte leur enjoignant d'armer les galères qui devaient se rendre à Chypre. Quand ces navires furent prêts, les naïbs les expédièrent sous la conduite d'un amiral et de capitaines. La flotte venait d'atteindre la rade de Nimsoun, sous Chypre, quand elle fut surprise par la nuit : la première galère continua à s'avancer, croyant qu'elle entrait dans le port; mais, dans l'obscurité, elle donna contre des récifs et se brisa ; les autres galères la suivaient une à une; mais, comme leurs équipages ignoraient le sort de la première, elles se brisèrent toutes au milieu des ténèbres de la nuit. Tous ceux qui les montaient furent faits prisonniers par les habitants de Chypre, ibn Hassoun, qui commandait cette flotte, avait suivi le conseil que lui avait donné un homme expert d'entre les siens : il avait fait enduire ses navires de goudron et y avait représenté des croix, de façon que les Francs les confondissent avec leurs propres navires, et c'est pour cela que la flotte musulmane ne fut pas inquiétée en passant devant les différents ports. Mais cette imitation des coutumes franques décida sans doute Dieu à faire périr la flotte. Le sultan reçut du seigneur de Chypre une lettre l'informant que les galères d'Egypte étaient arrivées à Chypre et qu'une tempête les avait supprimés et en avait fait périr onze. Le sultan lui fit répondre la lettre suivante :
« A Sa Seigneurie le roi Hugues[27] (que Dieu fasse qu'il soit de ceux qui ont donne la vérité à leur peuple et qu'il ne s'enorgueillisse pas d'une victoire, à moins qu'elle n'ait été précédée ou suivie d'un avantage supérieur ou au moins égal!). — Nous vous informons que Dieu, s'il veut favoriser un homme, le préserve par quelque légère disgrâce des grands coups du sort et lui inspire de sages mesures, quand les destins lui sont défavorables. Vous nous ayez annoncé que les vents ont brisé un certain nombre de nos galères et Votre Seigneurie s'est réjouie de cet événement et en a triomphé. A notre tour maintenant, nous lui annonçons une bonne nouvelle, la prise d'Elkoraïn. Quelle différence entre la nouvelle de la prise d'Elkoraïn et celle d'un événement par lequel Dieu met fin à la malchance de notre royaume ! Combien il est étrange que l'on trouve plu glorieux de s'emparer de fer et de bois, que de conquérir des citadelles fortifiées! Oui, cela est étrange. Votre Seigneurie a parlé; nous aussi nous avons parlé, et Dieu sait que nos paroles sont les seules véridiques. Votre Seigneurie a fait appel à la protection du ciel, nous aussi; mais peut-on comparer celui qui cherche un appui en Dieu et dans son épée à celui qui en cherche un dans le vent? Non, la victoire donnée par le vent ne saurait être bonne; seule, la victoire donnée par l’épée est efficace. En un seul jour, nous pourrons construire un grand nombre d'embarcations, tandis que vous ne bâtirez pas un pouce de forteresse; nous préparerons cent voiles, tandis qu'en cent ans vous ne construirez pas une citadelle. Il suffit de donner un aviron à un homme pour qu'il rame, mais il ne suffit pas de lui donner une épée pour qu'il sache bien frapper d'estoc et de taille. Que d'autres manquent -de marins pour leurs navires, nous en avons, nous, des milliers. Comment comparer ceux qui enfoncent leurs rames dans le sein des flots à ceux qui font pénétrer leurs lances dans la poitrine des combattants! Vos navires sont vos chevaux, nos chevaux sont nos navires. Mais quelle différence entre celui qui fait courir sa monture comme les dots et celui qui attend de pied ferme qu'on l'attaque ! Quelle différence entre celui qui chasse sur des chevaux arabes aux longues crinières et celui qui se glorifie parce qu'il a chassé avec un corbeau[28] ! Si vous avez pris quelques bourgades en ruines, combien ne vous avons-nous pas enlevé de cités florissantes ! Vous vous êtes emparé de quelques habitants, mais nous, nous avons dépeuplé tout votre pays. Compter ce que vous avez pris et ce que nous avons pris et on verra qui de nous a fait le butin le plus considérable. Si le silence pouvait être imposé à un roi, vous auriez dû l'observer et ne point parler. »
Le sultan campa sons les murs d'Akkar le 19 de ramadhan (2 mai) et fit aussitôt dresser des mangonneaux. La lutte fut très vive et les habitants déployèrent une grande activité à tirer des flèches et à lancer des pierres avec leurs mangonneaux. Rokn-eddyn Mankoviris Eddiwadary[30] mourut pour la cause sainte; une pierre l'atteignit pendant qu'il faisait sa prière et le tua sur le coup. L'année musulmane, pressant le siège, s'empara de quelques poternes. Voyant qu'ils ne pouvaient continuer la lutte, les assiégés demandèrent l'aman. Les étendards du sultan flottèrent sur les murs de la ville le dernier jour du mois (12 mai) ; les habitants quittèrent aussitôt la ville et furent conduits en lieu sûr. Le sultan passa à Akkar les jours de fête de la rupture du jeûne, puis il gagna son camp d'Elmardj.
Le cadi Mohyi-eddyn ibn Abd-Addhâhir composa sur cet événement le distique suivant :
Honneur à toi, noble fils de la terre ! tu as réalisé notre désir; en réalité, Akkar c'est Akkâ avec quelque chose en plus.[31]
Cette place forte, qui causait de grands préjudices aux Musulmans, était située dans une vallée entre des montagnes. Le sultan fournit ses troupes d'approvisionnements complets, puis il marcha sur Tripoli. Les soldats, bien équipés, portaient tous des cottes de mailles et des casques et voyageaient avec un grand' attirail de guerre. Arrivés à Tripoli, ils entourèrent la ville, comme le halo entoure la lune, comme la spathe entoure les fruits. Quand le prince de Tripoli vit cette armée qui s'avançait et se précipitait comme un torrent débordé, il fit demander une trêve; le sultan y consentit.
Ibn Kethir rapporte que le prince de Tripoli, ayant fait demander au sultan quelles étaient ses intentions sur cette contrée, celui-ci répondit : « Je suis venu livrer vos récoltes aux troupeaux, ruiner votre pays et, l'année prochaine, si Dieu le Très-Haut le veut, je reviendrai vous assiéger. » Le prince négocia afin de désarmer la colère du sultan et lui demanda la cessation des hostilités et une trêve de dix ans; ce qui lui fut accordé.
Le sultan quitta Damas dans le dernier tiers de chewâl (1-11 juin 1271) et se rendit sur le littoral. De là il marcha sur Elkoraïn, prit ses positions et s'empara des abords de la place le 2 de dzou’lkada (13 juin 1171); disons, en résumé, pour achever notre récit, qu'il se rendit maître de la ville et donna l'ordre de détruire la citadelle. Ensuite il s'éloigna d'Elkoraïn et vint camper à Elladjoun. Ainsi que nous l'avons dit également, des rescrits furent adressés aux naïbs d'Egypte pour expédier les galères. Tout cela a été raconté ci-dessus en détail. Le sultan se dirigea ensuite vers Akkâ; il s'approcha de cette ville, l'examina et se remit en route pour l'Egypte. Dans cette campagne et ses diverses expéditions, il avait dépensé une somme d'environ huit cent mille dinars. Il arriva au Caire le jeudi 13 de dzou’lhiddjeh (24 juillet 1271). Aussitôt entré dans cette ville, il ordonna de construire des galères et en surveilla lui-même la construction. En peu de temps, on en construisit le double de ce qui avait péri dans le naufrage.
Au mois de rebi' I (16 octobre 1370), le sultan Almélic-Addhâhir apprit que les gens d'Akkâ avaient, sans motif, fait trancher la tête de leurs prisonniers musulmans. Cette exécution avait eu lieu hors de la ville. Le sultan donna l'ordre de saisir tous les prisonniers d'Akkâ qui étaient tombés entre ses mains et les fit tous noyer, au nombre d'une centaine environ.
Cette même année, le prince de Sour demanda une trêve, qui lui fut accordée. Dans le traité qui fat signé, on convint que le prince aurait dix districts, le sultan cinq à son choix, et que le reste serait soumis à leur autorité commune.
Pendant le dernier tiers de moharrem de cette année 670, le sultan, accompagné d'un petit groupe de favoris et d'émirs égyptiens se mit en roule et se rendit à Karak. Il emmena le naïb de cette ville, Izz-eddyn Aïdamir-Addhabiry, qui était maître du palais, et nomma à-sa place, en qualité de naïb, Alâ eddyn Aïdkin-Alfakry. Puis il se dirigea sur Damas, où il entra le 12 du mois de safer (20 septembre 1271), ayant avec lui Izz-eddyn Aïdamir, dont il vient d'être parlé et qu'il nomma naïb de Damas. Il révoqua Djémal-eddyn Akouch-Annadjyby le 14 de safer (23 septembre). Le 1er du mois de rebi' I (7 octobre), le sultan quitta Damas et visita successivement Chayzar, Hims, Hisn-Alacrad et Hisn-Akkar; il inspecta ces diverses places et rentra dix jours après à Damas. Ce fut là qu'il apprit que les Tartares avaient attaqué Aïntab et s'étaient ensuite dirigés sur Amk-Harim.[32] Sous la conduite de leur chef, nommé Samghar, ils avaient complètement détruit un parti de Turcomans qu'ils avaient surpris entre Harim et Antioche.
Le sultan écrivit en Egypte pour mander auprès de lui l'émir Badr-eddyn Baysary-Echchams avec trois mille cavaliers. Le courrier arriva cher l'émir Badr-eddyn à la troisième heure de la nuit du mardi 21 de rebi' I (29 septembre 1271). L'émir fit aussitôt ses préparatifs, et, le mercredi matin, il partit avec les soldats, qui lui étaient demandés; il arriva à Damas le 4 de rebi' II (11 octobre 1271). Les Tartares, pendant ce temps, avaient attaqué Harim et Almoroudj et fait un grand carnage. Le naïb d'Alep s'était retiré avec ses troupes à Hamâh, et les habitants de Damas avaient quitté la ville. Aussitôt que Baysary arriva à Damas avec ses troupes, le sultan partit avec l'armée pour Alep et envoya dans toutes les directions des corps de troupes commandés chacun par un émir. Taybars Alouazyry et Isa ben Moliyn se portèrent sur Marasch, où ils tuèrent tous les Tartares qu'ils trouvèrent, puis ils se replièrent sur l'armée du sultan.
Les Francs avaient fait campagne sur le littoral; ils avaient attaqué Kakoun[33] et tué l'émir Hossam-eddyn, maître du palais, et une partie des gens qu'il avait avec lui. Mais quand l'armée du sultan les atteignit, ils se dispersèrent et rentrèrent sur leur territoire. Après avoir apaisé tous ces troubles, le sultan retourna en Egypte.
Ayant terminé ce qu'il avait à faire en Syrie, te sultan retourna en Egypte. Il arriva à Kalaat-Aldjebel le 23 de djoumada I (28 décembre 1271); il y séjourna jusqu'au mois de chaban (mars), pour surveiller les intérêts des Musulmans, et se remit ensuite en marche.
Au mois de chaban (mars 1271), le sultan partit et se dirigea vers le territoire d'Akkâ, qu'il ravagea. Le seigneur de cotte ville demanda une trêve, qui lui fut accordée et dont la durée fut fixée à dix ans, dix mois, dix jours et dix heures. De retour à Damas, le sultan fit lire le texte de cette trêve dans son palais. La situation continua ainsi sans modifications.
Baybars ajoute : Le sultan retourna en Syrie et quitta Kalaat-Aldjebel au mois de chewâl (mai 1171); il campa à Arrouha, en face d'Akkâ, parce que ce point était très riche en eaux et en pâturages. Il reçut là les envoyés des Francs, auxquels il accorda huit bourgades, et il y ajouta gracieusement Chafargham,[34] avec la moitié d'Alexandrette. La trêve avec le seigneur de Chypre fut confirmée.
Cette année-là, le sultan reçut la nouvelle que les Francs de Marseille avaient capturé en mer un navire qui portait les ambassadeurs du roi Mankotimour, prince des Tartares des régions septentrionales, et un interprète qui se trouvait auprès de lui, envoyé par le sultan. Ces personnages ayant été conduits comme prisonniers à Akkâ, le sultan fit réclamer aux Francs leur mise en liberté. Les Francs la leur accordèrent et les renvoyèrent sans leur avoir rien pris. Cette même année, des Ismaéliens furent envoyés à Edouard,[35] prince des Francs, pour lui offrir on présent; l'un d'eux se précipita sur le prince et le tua; il fut lui-même tué sur le champ.
Le prince fut ainsi puni de l'expédition qu'il avait entreprise contre Kakoun et de la mort de Hossam-eddyn, le maître du palais. Une mauvaise action porte toujours la peine, du talion.
A la fin du mois de chewâl de cette année (30 mai 1371), on reçut des lettres d'affidés annonçant que les Francs avaient reconnu comme empereur d'Allemagne le marquis Rodolphe.[36]
Le sultan Addhâhir quitta l'Egypte le 8 du mois de safer de cette année (14 août 1274) ; il se dirigea sur Karak à dos de chameau et en suivant le chemin d'Elbadrya. Informé que les fantassins qui se trouvaient dans cette dernière ville s'enivraient, il les fit saisir et leur fit couper les pieds et les mains. Il séjourna à Karak treize jours, puis il reprit la direction de l'Egypte, où il arriva le 11 du mois de rebi' I de cette année. Il se rendit ensuite à Elabbasa, en compagnie de son fils Almélic-Assaïd. On tira l'arbalète, et le fils du sultan atteignit un des oiseaux fixés comme but.
Le sultan songea, cette année, au moyen de délivrer de leur captivité les capitaines de ses galères qui étaient au pouvoir des Francs. Ainsi que nous l'avons rapporté, ces galères avaient fait naufrage dans la rade de Nimsoun, dans l'île de Chypre. Le seigneur, de Chypre, après avoir fait prisonniers les capitaines de ces galères, les avait envoyés a Akkâ, où on les avait enfermés dans la citadelle. Le sultan avait offert des sommes importantes pour leur rançon, mais les Francs avaient résisté à ces offres et exigé une somme plus considérable. C'est alors que le sultan eut recours à la ruse : il se rendit favorables les gardiens des prisonniers et se les concilia si bien que les capitaines furent enlevés de leur prison et embarqués sur un navire tenu prêt pour eux. Des chevaux les attendaient sur le rivage; ils les montèrent, et l'on ne s'aperçut de rien avant qu'ils fussent arrivés au palais du sultan. Les capitaines étaient au nombre de six. Le sultan avait réalisé cette maxime : « Je suis parvenu par mon habileté à un résultat auquel les armes n'auraient su atteindre. »
Ensuite le sultan (que Dieu lui fasse miséricorde!) se rendit dans les pâturages d'Antioche ; il y séjourna et réunit en un seul bloc tout le butin, consistant en chevaux, en esclaves mâles et femelles, en troupeaux et autres choses. Il fit lui-même le partage de ce butin entre ses soldats; personne ne fut oublié, pas plus ceux qui portaient un étendard que ceux qui tenaient une plume. Apres avoir accordé un repos d'un mois à ses troupes, le sultan se rendit à Elkosayr et prit position devant cette place, qui appartenait au pape de Rome. Elle causait de grands préjudices à Elfoua' et aux environs; lors de la prise d'Antioche, les habitants d'Elkosayr avaient demandé une trêve et l'avaient obtenue. Mais comme, malgré cela, ils ne cessaient point leurs déprédations, le sultan équipa un corps d'armée pour les assiéger. La ville se rendit et les habitants furent transportés dans les diverses directions qu'ils indiquèrent. Quant à l'armée et aux Arabes qui avaient pris la direction d'Albyra, ils arrivèrent à Ras-Elayn, où ils saccagèrent et pillèrent tout ce qu'ils purent trouver, tandis que le sultan et son armée se dirigèrent vers Damas.
Une grande quantité de places furent conquises sous le règne de ce souverain; de ce nombre furent : Kaïssariya sur le littoral, Arsouf, Jaffa, Echchakyf, Antioche, Baghras, Tibériade, Elkosayr, Hisn-Alacrad, Hisn-Akkar, Hisn-Akkâ, Alkoraïn, Safytha, et d'autres places fortifiées qui étaient au pouvoir des Francs. Le sultan ne laissa aucune forteresse aux mains des Ismaéliens, et il partagea avec les Francs l'autorité sur Almarkab, Banias, le pays de Tortose et toutes les autres contrées et places fortes qu'ils détenaient. Il s'empara également de Kaïssariya de Roum, ainsi que nous l'avons dit, et la prière publique se fit en son nom dans cette ville. Il reprit au seigneur de Sys de nombreux territoires. Il reprit également aux révoltés musulmans Baalbek, Bosra, Sarkhad, Adjloun, Hims, Essalt, Tadmor, Errahba, Tell-Bachir, Karak et Echchoubek. Il enleva aux Tartares de nombreux pays, entre autres Albyra. Il conquit la Nubie en entier, et son empire s'étendit de l'Euphrate aux confins' de la Nubie.
On lit dans Nowaïri : « Sa première conquête fut Kaïssariya (Césarée) de Syrie, sur le littoral, et sa dernière, Kaïssariya de Roum: Quant au nombre des forteresses qu'il conquit, il s'élève à plus de quarante. Il posséda, tant en Syrie qu'en Egypte, quarante-six châteaux forts.
[1] Le texte porte Aithyna, c'est à-dire originaire de Thina, qui est une petite ville d'Egypte -entre Alfarama et Tinnis.
[2] Voir sur le titre et les fonctions de cet officier, S. de Sacy, Chrestom. arabe. 2e édition. t. I, p. 135.
[3] C’est-à-dire la logique, la théologie, etc., par opposition à l'étude des traditions.
[4] Les Musulmans croient que le Prophète a laissé l'empreinte de son pied sur un rocher en face de la Sahkra. C'est un des sanctuaires les plus vénérés de Jérusalem; le sultan ottoman Ahmed Ier le fit entourer, en l’année 1609, d'une grille incrustée d'argent. Cf. Fragments de la Chronique de Moudjyreddyn (Histoire de Jérusalem), traduite par M. Sauvaice, p. 106.
[5] L'ordure; surnom injurieux que les Musulmans fanatiques donnent à l'église du Saint-Sépulcre, en travestissant le nom de Kyama, la Résurrection. -— Cf. t. I, p. 769.
[6] On donnait ce titre, sous les sultans mamelouks, a un officier du palais qui exerçait les fonctions de médecin en chef et avait le droit de s'asseoir pendant que le sultan donnait audience. — Cf. E. Quatremère; Histoire des sultans mamlouks. t. II, p. 97.
[7] Ou Lokman d'après Makrizi. Ce personnage était chargé de la rédaction des pièces officielles chez les sultans mamlouks, fonction qui répondait à peu près à celle de ministre des affaires étrangères. (Cf. Dozy, Scriptorum Arabum loci de Abbadidis, t. I, 7, n° 23).
[8] C'est une locution, proverbiale dont on trouve l'équivalent dans les Proverbes de Meïdani, au sujet de Maan ben Zayda. Mais il se peut qu'il y ait aussi une allusion à un fait historique, car Makrizi rapporte qu'on égorgeait, chaque nuit, trois cents prisonniers dont on jetait les cadavres dans le fleuve.
[9] Noms des deux anges funèbres qui interrogent les morts dans leurs tombes.
[10] Dans les expéditions militaires, on nommait dèhliz (litt. « seuil, antichambre ») la tente principale où se tenait le sultan, pour rendre la justice on donner audience à ses officiers. Cf. E. Quatremère, Hist. des sultans mamelouks, t. I. p. 190
[11] Il doit y avoir ici méprise de l'auteur ou des copistes, le quatrième jour de djoumada II de cette année tombant un dimanche et non un vendredi.
[12] Charles d'Anjou, frère de Louis IX.
[13] Le Château Pèlerin des Historiens occidentaux. Sur une place forte et ses dépendances, voir E. Rey. Architecture militaire des Croisés p. 93.
[14] Le texte porte Alfounch (Alphonse), mais c’est une erreur de copie et il faut certainement tire « le prince » (Bohémond).
[15] « Le château d'Arnaud », le Belfort ou Beaufort des Chroniques d'Occident. (Voir t. I, p. 61, 120 et 740).
[16] Le texte porte Koundastil, forme altérée sous laquelle on reconnaît le mot Connestabile.
[17] Le texte porte la singulière impression damaï, c'est le féminin pluriel arabe appliqué à la transcription du français dame.
[18] Coran, lxxviii, 41.
[19] Nom arabe de l'Oronte : 'Azy, signifie rebelle parce que, selon le dire des Arabes, contrairement aux autres fleuves, il coule du sud au nord.
[20] Coran, xxxvi, 12.
[21] Comme il fallait s’y attendre, la nomenclature des princes d’Antioche est très inexacte. On reconnaît, il est vrai dans Arnât, Arnaud ou Renaud (de Châtillon) ; Alachyr est pour Alazir, le Sire, c'est-à-dire Roger, successeur de Tancrède, mais il est difficile d'expliquer le nom de Sedou donné au père de Bohémond VI, comte de Tripoli et prince d'Antioche à l’époque de la prise de cette ville par les Musulmans.
[22] « La ruine (ou le repaire) des voleurs »; cette localité a été déjà mentionnée, t. I, p. 116.
[23] « Le château des Kurdes » ou le Krak des Chevaliers dans les Chroniques d'Occident. Cette place forte, située sur une montagne entre la vallée de l'Oronte et le comté de Tripoli, commandait les routes de Hims et de Hamâh à Tripoli et à Tortose. Cf. Historiens orientaux des Croisades, t. I, p. 817 ; E. Rey, Colonies franques en Syrie, p. 125 et suivantes.
[24] C’était le nom du fils de Baybars; il y a dans la dernière phrase une aorte d'antithèse entre le mot saïd qui signifie heureux et l'expression « être malheureux ».
[25] Belda ou Baldé; le nom de ce petit château, qui occupait l'emplacement de Paltos, figure dans les chartes contemporaines sous le nom de « Toron de Beldas ». (E. Rey, Colonies franques, p. 332.)
[26] Le fortin de karfis (litt. « tassé, accroupi »), situé sur le bord de la mer dans le voisinage de Markab.
[27] Le texte ajoute ici deux mots dont le dernier est illisible : peut être faut-il lire « qui est nommé Bili » pour Balios, Baile. Le sultan donnerait, par dérision, au prince de Lusignan le simple titre de bailli, agent ou commissaire; ce qui s'accorde bien avec le ton général de la lettre. M. Reinaud avait déjà proposé cette lecture (Extraits des hist. arabes relatifs aux Croisades ; p. 528)
[28] Il y a ici un jeu de mots sur le mot arabe ghourab, qui signifie à la fois « corbeau ou corneille » et « galère ». Voir, sur cette dernière signification, Ibn Batoutah, édition de la Société asiatique, t. IV;M. Amari, Diplomi Arabici, 8.
[29] Voir, sur cette localité, l’Index du tome I des Historiens arabes des Croisades, p. 802.
[30] C'est la forme altérée du turc oriental « don de Dieu ». Sur les différentes leçons de ce nom chez les chroniqueurs arabes, voir Index, t. I, p. 814. Ce nom a été porte par plusieurs personnages; celui dont il est parlé ici était diwadar, c'est-à-dire un des principaux officiers de la cour des sultans mamelouks. Voir, sur cette dignité, S. de Sacy, Chrest. Arabe, 2e édition, t. II, p. 186.
[31] Le poète joue sur la ressemblance des deux noms Akkar et Akkâ ou Saint-Jean-D’acre, le premier de ces noms ayant une lettre de plus que le second et la prise de la place importante d'Akkar devant amener bientôt la conquête de Saint-Jean-D’acre.
[32] « La gorge de Harim »; on donnait ce nom à une vallée très riche en eau et en arbres, mais malsaine et fiévreuse. La citadelle de Harim était voisine d'Antioche (Mo'djam. s. v.)
[33] Nommée Cacoou Chaco par les Chroniques latines : c'était une forteresse défendue par tes Templiers et entourée d'un territoire important qui dépendait du comté de Césarée.
[34] Bourgade importante sur le littoral, à trois milles arabes de la ville de Saint Jean d'Acre. Yakout, qui écrit ce nom Chafaramm, ajoute que c'est dans cette localité que Salah-eddyn établit un camp, lorsqu'il assiégea Saint-Jean-D’acre, en 1189.
[35] Le manuscrit ne porte que la seconde moitié du nom : Ouard.
[36] Rodolphe de Habsbourg.