Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Revue germanique, 1862, tome 19e
Traduit de l’arabe par L.-M. Devic
Le héros partit à travers les plaines et les collines, et devant lui les esclaves poussaient les chameaux chargés de ses trésors. Il brûlait de fuir l'Irak et d'atteindre le Hedjaz; il avançait, aspirant les bouffées de vent et cherchant à y retrouver quelque parfum venu de la terre de Charabba, sa patrie.
Un jour, la caravane arriva dans un lieu plein de sources, tout verdoyant de gazon, couvert d'arbres et de plantes, où les bêtes sauvages paissaient en liberté. En arrivant, les esclaves aperçurent cinq nègres qui avaient fait halte, avec une litière de femme surmontée d'un croissant d'or. Dans cette litière, une personne pleurait et se lamentait :
— Ah! vils esclaves!... disait-elle. Où sont tes yeux, Antar, pour que tu voies mon infortune?
Le fils de Cheddâd arrivait en cet instant ; il entendit ces paroles. Surpris, troublé, il s'avance et s'adressant aux nègres :
— Malheur à vous! leur dit-il. A qui appartiennent ces tentes? Qui est celui qui se propose de camper en ce lieu? et quelle est cette jeune personne qui pleure, soupire et appelle Antar?
L'un des nègres répond :
— Que te faut-il? de quoi te mêles-tu? Ne fais pas le fier, ou prends garde à ta vie. Poursuis ton chemin, passe au large dans les déserts, avant que Taricat-ez-Zéman te découvre, s'empare de toi, te dépouille de tes armes et de ton cheval.
A ces mots, le cœur d'Antar bondit dans sa poitrine. Il tire le sabre et va fondre sur les nègres, lorsque la personne qui pleurait lève les voiles de la litière, montre son visage plus beau que la pleine lune et s'écrie :
— Ah! fils de l'oncle! tu es donc au nombre des vivants! et moi, infortunée, je suis entre les mains des ennemis.
Elle saute à terre, veut marcher et s'attacher aux étriers d'Antar ; mais, sous le poids de son émotion, elle tombe et s'évanouit. Antar a reconnu sa cousine Abla.
— Eh quoi! fille de l'oncle ! s'écrie-t-il. Quel destin t'a conduite en ces déserts ?
Il veut mettre pied à terre pour la soutenir ; mais les cinq nègres se jettent devant lui en poussant de grandes clameurs. Le jeune guerrier lâche les rênes et fond sur eux, la lance en avant. Le premier qu'il atteint a la poitrine traversée, le second reçoit la pointe dans le flanc. A la vue de si terribles coups, les trois survivants se jettent la face contre terre. Antar les épargne, car son cœur s'est amolli en voyant le triste état d'Abla, et il est impatient de savoir comment elle se trouve aux mains de ces nègres, et comment ils l'ont conduite en ce lieu, si loin des campements de sa tribu.
Or, la cause de cette rencontre était une aventure étonnante que nous nous proposons de raconter le mieux possible, pour en récréer vos oreilles.
Sachez donc, nobles seigneurs, que lorsque Chéiboub se sauva des terres des Bènou-Chaybân, il était persuadé qu'Antar avait rendu le dernier soupir et reposait dans la mort. Il traversa les déserts, et enfin, près d'expirer de douleur et de fatigue, il parvint aux demeures des Bènou-Abs. Il annonça la mort d'Antar, se découvrit la tête et déchira ses vêtements.
Aussitôt de tous côtés s'élèvent des lamentations et retentissent des cris de désespoir. On entoure le triste messager, on l'interroge. Il conte comment il a laissé son frère dans le désert, foulé sous les pieds des chevaux, à l'heure même où le héros avait atteint le but de son voyage et ramenait les chamelles qu'il avait conquises. Il dit comment le malheureux guerrier avait lutté jusqu'au moment où, son cheval s'étant abattu, il fut accablé par le nombre et tomba sous les longues lances et les sabres tranchants.
— Je l'ai laissé, dit-il en achevant, étendu, roulé dans la poussière; sa destinée était accomplie.
A ce récit, les lugubres gémissements redoublent. Le bruit de ce trépas funeste parcourt toute la tribu. Cheddâd, en l'apprenant, déchire ses habits et coupe les cordes de ses tentes. Ainsi font son frère Zakhmet, ses compagnons, ses amis et les fils du roi Zohaïr. Le lendemain tous ces guerriers affligés viennent ensemble visiter Cheddâd. A leur vue, ses larmes coulent avec plus d'abondance, et chacun pleure avec lui, sous le poids d'une douleur que le cœur d'aucun homme n'avait encore ressentie. Le prince Malik se rend aux tentes du roi, son père, et lui apprend la mort d'Antar. Zohaïr frappe ses mains l'une contre l'autre, et ses yeux se baignent de pleurs. Il envoie quérir Chéiboub et apprend de sa bouche les détails de ce funeste événement.
— O roi, dit le fils de la négresse, Abla et son père ont été bien fatals à Antar et aux Bènou-Abs, et ce malheur retombe sur notre tête, à tous.
Le roi s'enquiert de Malik, père d'Abla, il veut le punir de sa perfidie. Mais on lui répond :
— Malik et son fils Amr sont partis, ne laissant que les femmes dans leurs tentes. Malik a éprouvé ce qu'homme n'éprouva jamais : sa fille Abla a déchiré les voiles de la pudeur, elle a dénoué ses cheveux au milieu de ses compagnes, et dévoilé son secret aux femmes arabes. Elle ne cesse de pleurer et de se frapper le visage, au point que les roses de ses joues sont devenues semblables aux fleurs du grenadier, et tous les assistants sont stupéfaits de sa conduite.
En effet, lorsqu’Antar s'éloigna de la tribu et partit à la conquête des chamelles Açâfir, le père et le frère d'Abla furent en butte aux propos des grands et des petits. Quand le fils du roi Zohaïr ou quelqu'un des amis d'Antar les rencontrait, il les accablait d'injures et de malédictions.
« — Ah ! disait-il, vous avez envoyé le défenseur des Bènou-Abs dans les mers du danger, et vous nous avez laissés exposés aux razzias des Arabes. Mais par Lat et Ozaa![1] si notre cavalier boit la coupe de la mort, votre vie payera la sienne.
Cheddâd ne traitait pas mieux son frère ; il s'était séparé de lui et ne lui adressait plus la parole, ou, s'il l'abordait, c'était aussi pour le maudire et l'injurier. Ainsi malmené, Malik se décida à quitter le camp avec son fils, pour aller courir les plaines et les vallées, à l'abri de l'humiliation et de l'insulte. Quinze cavaliers le suivirent, espérant trouver dans les déserts quelque occasion de pillage.
On était au plus fort de l'été, la chaleur était accablante. Le manque d'eau les surprit non loin du territoire des Bènou-Kenana. Durant une journée entière le semoum souffla sur eux. Le soleil grillait la terre, les pierres flambaient, et devant eux s'étendait le désert aride. Une soif ardente brûlait leurs gosiers. Pas une goutte d'eau !
Cependant entre deux collines nues, ils aperçurent un vallon creux.
— Mon fils, dit Malik au frère d'Abla, pousse ton cheval et descends dans cette gorge. Peut-être y trouveras-tu quelque source, sans quoi, nous allons tous périr en ce lieu.
Amr obéit, il s'avance, et voici que dans le vallon il découvre des pâturages bien arrosés, un sol tapissé de fleurs, des arbres sur les branches desquels les oiseaux glorifiaient Dieu, et, près de là, une tente de poils de chameau, à l'entrée de laquelle il voit un cheval tout équipé et une lance fichée en terre.
Amr s'arrête à quelque distance de la tente ; il en voit sortir une vieille femme aux longs cheveux blancs, à la figure large comme la face d'une goule. Elle aperçoit l'Arabe et s'écrie :
— Malheur à toi ! quel dessein t'amène en ce lieu ? Pourquoi t'arrêtes-tu auprès de la demeure du lion courroucé, ô fils des mille cornards?
— Mère des cavaliers, répond le fils de Malik, c'est l'ardeur de la soif qui m'a conduit en ce vallon, et l'espoir d'y trouver à me désaltérer. Mais vous-mêmes, qui êtes-vous? et comment êtes-vous venus camper en cet endroit écarté?
— Quant à notre famille, réplique la vieille, nous sommes de la tribu des Bènou-Kenana, les fidèles observateurs de la loi jurée. Et quant à notre séjour en ce lieu, où habiteraient les lions, sinon dans les antres, au milieu des gorges et des ravins?
Tandis qu’Amr et la vieille échangeaient ces mots, un jeune homme parut à l'entrée de la tente; il était long et large, taillé comme un éléphant, avec une tête énorme et des membres solides ; l'intrépidité brillait dans ses yeux, et la fierté éclatait dans sa démarche. Ce noble cavalier se nommait Ouakid, fils de Mouçar le Kenanien. Brouillé avec sa tribu, il s'était venu fixer dans ce désert.
Lorsque, sortant de la tente, il vit un étranger parler à sa mère, ses yeux lancèrent des étincelles, et d'une voix à fendre les rochers :
— Malheur à toi! cria-t-il au fils de Malik. Qui es-tu? homme ou diable? parle, hâte-toi, avant que je te serve à boire la coupe fatale.
— Jeune homme, dit Amr irrité de ces paroles, sois poli quand tu parles aux nobles cavaliers. Je suis de la tribu des généreux Bènou-Abs, cavaliers du destin et de la mort.
— Tais-toi, fils des mille cornards, race d'impudicité ! s'écria Ouakid. Est-ce à moi qu'on adresse de tels discours? Par Lat et Ozza ! c'est une misérable tribu que celle dont tu as prononcé le nom, et les Arabes que tu vantes ne méritent que des coups de sabre. N'est-ce pas vous, méprisables Absiens, qui reconnaissez les enfants de l'adultère et les associez à votre noblesse? Quel honneur vous reste-t-il après cela? de quelle noblesse vous glorifierez-vous ? Allons, mets pied à terre, sois avili. Livre-toi, livre tes armes, sinon tu vas goûter l'amertume de la mort.
Ces paroles surprirent le frère d'Abla, il comprit que le Kenanien faisait allusion au fils de Cheddâd, dont la bâtardise souillait la noblesse des Bènou-Abs.
— Ce cavalier dit vrai, pensa-t-il. Et plût au ciel que je pusse avec ce sabre laver notre déshonneur!
Ouakid s'était élancé à cheval, avait pris sa lance et fondait sur tout : on eût dit un lion affamé qui découvre les chasseurs. Grondant, mugissant, rapide comme l'oiseau de proie, il saisit le cavalier absien, l'arrache de la selle et le jette à l'entrée de la tente. La vieille s'empresse de lier les jambes et les bras du prisonnier.
Cependant Malik s'impatiente de ne voir point revenir son fils ; il marche à sa rencontre avec les quinze cavaliers d'Abs. Descendus dans le vallon, ils font halte et voient les ruisseaux qui coulent de tous côtés ; mais ils découvrent en même temps le guerrier kenanien à cheval près de sa tente et Amr gémissant dans les liens. Les Bènou-Abs poussent un cri; Malik, les yeux roulant dans leurs orbites, fond sur Ouakid avec fureur. Ouakid pousse un rugissement comme le lion qui s'élance d'un fourré, frappe Malik du talon de sa lance, le renverse dans la poussière et se rue au milieu des cavaliers. Il en tue cinq, il en jette sept sur la face de la terre ; trois seulement demeurent sains et saufs. Voyant leur mort écrite dans ses yeux, ils livrent leurs armes, et Ouakid leur lie les mains derrière le dos, tandis que sa mère lie de même les blessés qui semblent près de rendre le dernier soupir. Alors le jeune homme, fier de sa victoire, rentre dans sa tente, en improvisant ces vers :
« Au jour du combat, quand tous les chefs gisent à terre, c'est moi qui protège mes compagnons avec ce sabre de trempe indienne.
» Je les défends en guerrier qui ne redoute pas les périls, et qui sait bien que l'homme n'est pas éternel.
» Ma mère, interroge les Bènou-Abs, demande-leur comment je les ai traités. Suis-je de bonne race?
» Ils se plaignaient de la soif : je les ai désaltérés avec une coupe de sang amère au palais.
» Je les ai conduits ici ; leurs blessures saignaient et leurs mains déchiraient la terre.
» Qui osera désormais se désaltérer aux sources où je me désaltère, dans cette gorge que les djinns hantent le jour et la nuit?
» Ah ! la tribu de Kenana est la porte de toutes les qualités, elle est glorieuse et forte parmi les tribus. »
La nuit était venue; le jeune homme s'endormit dans la joie de son triomphe.
Le lendemain, au jour, il se leva pour discuter de la rançon des prisonniers. Et voici que survinrent cinquante cavalière kenaniens. Ils venaient pour faire leur paix avec Ouakid et le ramener dans sa tribu ; et la vue de ses prisonniers augmenta la haute estime qu'ils avaient de sa valeur.
Ils parlent, Ouakid satisfait consent à les suivre : la tente est levée, et les guerriers partent poussant les captifs devant eux. Ils traversent le désert et arrivent aux habitations. On vient à leur rencontre, on félicite le jeune guerrier de son retour, et quand on a vu ses prisonniers, on vante sa force, on célèbre sa bravoure ; chacun travaille à dresser ses tentes, à planter ses étendards. Ouakid passa donc cette nuit au milieu des siens.
Quand le jour parut, il se fit amener les vaincus, et, avec les plus terribles menaces, leur demanda une forte rançon. Rhiad, fils de Nachib, l'un de ces malheureux Absiens, répondit :
— Noble Arabe, n'exige pas plus que nous ne pouvons te donner. Nous sommes pauvres, le plus riche d'entre nous n'a pour tout bien que son sabre et sa lance. C'est la pauvreté qui nous a chassés de nos demeures, et nous n'y avons laissé ni chamelles ni chameaux.
Mais Ouakid répliqua :
— Je sais fort bien, — et qui l'ignore? — que les cavaliers arabes faits prisonniers ont coutume de se dire pauvres et sans troupeaux. Oui, oui, le fer n'a pas encore mis votre chair en lambeaux et arrosé le sol de votre sang. Mais, par la foi des Arabes! si vous ne promettez une riche rançon, si vous ne vous hâtez de me fournir de belles têtes de bétail, je jure que je vous arracherai la vie, à tous jusqu'au dernier.
En ce moment, une vieille femme entra dans la tente, regarda les captifs et reconnut Malik fils de Carad.
— Mon fils, dit-elle à Ouakid, tu vois cet homme de la tribu d'Abs?
— Eh bien? répondit le jeune homme.
— Cet homme-là, mon fils, a une fille, et quelle fille! Elle se nomme Abla. Jamais femme comme elle n'a foulé la surface de la terre, jamais jeune fille ne posséda de tels attraits, une semblable perfection. Et si tu veux écouter mon avis, dis à ton captif qu'il te la donne, et rends-lui la liberté. Deviens ainsi possesseur d'une belle, dont le visage a la rondeur de la lune, et dont la taille a la souplesse des branches du saule. Le cœur de Ouakid fut ému de ce portrait.
— Noble cavalier, dit-il à Malik, j'étais décidé à vous faire périr, toi et tes compagnons, puisque vous prétendez ne posséder aucun bien. Mais les paroles de cette vieille vous sauveront la vie. Tu as une fille nommé Abla, d'une incomparable beauté, dit cette femme. Eh bien! donne-la moi en légitime mariage, sinon votre mort à tous est assurée.
Le père d'Abla, désormais sûr de sa liberté, répondit :
— Noble seigneur, personne plus que toi n'est digne d'elle. Mais, ô généreux cavalier, c'est une histoire étonnante que notre histoire à moi et à ma fille. Mille regards nous surveillent dans notre tribu, et ce n'est que par l'adresse et la ruse que je pourrai faire sortir du camp ma fille Abla. Car j'ai là des gens qui ne me la laisseraient point marier à un étranger.
Là-dessus, il lui parla d'Antar et de tous les ennuis que cet esclave lui avait donnés. Puis il conta comment il avait envoyé le nègre à la mort, sous prétexte de conquérir le don nuptial.
— J'ai ouï dire, ajouta-t-il, que ce bâtard a bu la coupe du trépas. Mais il y a encore dans la tribu un cavalier nommé Amara, fils de Zyâd, riche et puissant seigneur, qui aime ma fille et l'a demandée en mariage. Je crains qu'il ne m'empêche de l'emmener; et si son frère Rabi vient à savoir que nous nous sommes rachetés de tes mains en te donnant Abla, il ne manquera point d'y mettre opposition; et tous les gens de la tribu nous feront honte d'une telle conduite. C'est pourquoi, prends-nous sur ta terre, garde-moi à tes côtés ; je vivrai sous ton ombre et ne te contrarierai ni dans ta justice ni dans ta violence. Je sais d'ailleurs que le roi Zohaïr et ses fils ne me souffriront plus dans leur voisinage, après la mort d'Antar. Peut-être même comploteront-ils ma perte et chercheront-ils à m'arracher la vie.
— Mensonge et fausseté que tout cela, s'écria Ouakid. Ce discours ne convient pas à mon oreille. Vraiment tu abandonnerais ta famille et ta tribu pour demeurer auprès de nous! Non, je te donnerai la liberté à toi seul, tu iras me chercher ta fille, et tes compagnons demeureront ici comme otages. Et si tu ne réussis pas, je leur trancherai la tête, pour marcher ensuite contre les Bènou-Abs, massacrer grands et petits, prendre ta fille de force, piller vos demeures et remplir votre territoire d'effroi et de désolation. Malik reprit :
— Ecoute-moi, et si tu ne crois point à mes paroles, je te rassurerai par un serment ; je jurerai, par le Dieu d'Abraham, de la sincérité de mes promesses. Je partirai avec mon fils pour achever promptement cette affaire; tu garderas mes compagnons auprès de toi. Dans dix jours je reviendrai, apportant la satisfaction de tes désirs. Et si je manque à ma parole, frappe les cous de tes prisonniers, et que je demeure seul responsable de leur mort et chargé de la dette de leur sang devant leurs familles.
Les captifs furent peu satisfaits des propositions de Malik.
— Que Dieu te refuse la santé et la guérison dans la maladie! s'écria Rhiad. Nous sommes tombés ensemble dans la peine, et toi tu te sauves seul, et abandonnes au sabre le cou de tes compagnons !
— Fils de Nachib, répliqua Malik, au lieu de me blâmer, sois-moi plutôt reconnaissant ; car pour vous je sacrifie ma fille ; pour vous sauver, j'abandonne mes frères et mes cousins. Toutefois je ne veux pas que Ouakid vous relâche avant que vous ayez juré par Dieu de ne jamais révéler cette aventure.
— Et quel est le stupide cornard, dit Rhiad, qui s'aviserait de conter l'affaire? Et qu'en dirions-nous? irons-nous rapporter qu'il est tombé sur nous un cavalier sans pareil qui nous a tous faits prisonniers et chassés devant lui comme des bêtes de somme? Par la foi des Arabes! si nous sortons de ce mauvais pas et regagnons nos demeures, nous nous garderons bien de parler de ceci, et nous renoncerons désormais à chercher les occasions de pillage.
Après de longues discussions, il fut décidé que Malik partirait avec son fils Amr, pour se rendre chez les Bènou-Abs et accomplir sa promesse; que Ouakid se mettrait en marche trois jours après lui avec les prisonniers; que, arrivé à une certaine colline sur la terre de Charabba, il s'y tiendrait caché jusqu'à ce que Malik se présentât avec Abla et le reste de sa famille ; et qu'alors tous ensemble ils rejoindraient le territoire des Bènou-Kenana.
Malik donna sa main à Ouakid comme ratification de ses engagements, et partit avec Amr, croyant avoir réparé le mauvais état de ses affaires.
— Puisses-tu être prompt dans l'aller et le retour! lui dit Rhiad.
— Sois tranquille, répondit Malik, dix jours suffiront.
Les deux Absiens marchèrent nuit et jour et parvinrent un soir aux habitations, au moment où la nuit laissait tomber les voiles de l'obscurité. Ils trouvèrent la tribu dans les larmes et le désespoir; la douleur était profonde, surtout parmi les Bènou-Carad.
— Si j'augure bien, dit Malik, toute cette douleur n'a d'autre cause que la mort d'Antar.
Dans cette douce espérance, il gagna ses tentes et mit pied à terre. Dans l'intérieur de l'habitation, il entendit la voix de sa fille Abla qui soupirait et disait ces vers, entrecoupés de ses larmes :
« A toi mes regrets, Antar. Tu es demeuré sur la terre, le corps saignant de blessures.
» Tes envieux ont causé ta perte, et l'envie qui les brûlait au cœur est éteinte, depuis qu'ils ont vu ma honte et mon humiliation.
» Mais, j'en jure par Dieu, nul autre qu'Antar ne me possédera, vînt-il à moi accompagné de mille intercesseurs. »
Les paroles d'Abla confirmèrent l'espoir de Malik. Persuadé que le fils de Cheddâd avait vidé la coupe de la catastrophe, il entra dans la tente, et, plein d'hypocrisie et de fausseté, il dit à sa femme :
— Fille de l'oncle, pourquoi ces pleurs et cette désolation?
La vieille femme se leva, sortit du groupe des jeunes filles qui, les cheveux épars, pleuraient avec elle, et vint recevoir son époux.
— Le fils de ton frère est mort, lui dit-elle. La nouvelle nous en est venue durant ton absence, et depuis il n'est personne dans la tribu qui ne t'accable de reproches et ne fasse des vœux pour ton malheur et la funeste issue de ton expédition.
A ces mots, le traître Malik déchire ses vêtements et donne un libre cours à ses larmes.
— Hélas ! s'écrie-t-il, leurs souhaits n'ont que trop été exaucés. De mes compagnons, les uns sont morts, les autres captifs; nous-mêmes, nous ne nous sommes sauvés qu'après avoir vu nos cous sous le tranchant du sabre. Nous arrivons maintenant, et pour comble de malheur, nous vous trouvons dans les regrets et le désespoir, et la tribu nous accuse... Allons, il ne nous reste plus qu'à nous éloigner de cette terre.
Malik s'avance alors vers sa fille. Abla, vêtue de noir, versait d'abondantes larmes; les pleurs coulaient le long de ses joues et inondaient sa gorge et ses colliers. Malik la baise sur la tête et au front.
— Calme ta peine, mon enfant, lui dit-il. Sèche tes yeux. Le poids d'une telle douleur écraserait les montagnes.
Mais Abla n'est pas dupe de ses pleurs et de ses caresses de fourbe.
— C'est toi qui l'as tué, dit-elle. C'est toi qui l'as envoyé aux mers du trépas. Que ton injustice retombe sur ta tête !
Malik, fort mécontent de cet accueil, ne répondit pas; il sortit et gagna la demeure de son frère Cheddâd. Le père d'Antar, depuis la nouvelle de la mort de son fds, avait coupé les cordes de ses tentes et arraché les pieux qui les soutenaient. En proie au désespoir, il ne voulait plus les relever ; mais son frère Zakhmet lui avait reproché l'excès de sa douleur, et, par de douces paroles, l'avait engagé à rétablir son habitation. Dans son accablement, Cheddâd n'avait pas su résister.
Malik arriva : il avait préparé des phrases pour adoucir le cœur de son frère et s'excuser de sa conduite à l'égard d'Antar. Il entra, les vêtements déchirés, et s'écria du ton du plus vif chagrin :
— Hélas ! mon frère, nous avons perdu notre glaive tranchant, notre cuirasse impénétrable. Le destin nous a percés de sa flèche. Comment retiendrions-nous les larmes de nos paupières ulcérées?
En même temps, il voulut embrasser Cheddâd ; mais Cheddâd se détourna et lui dit :
— Va-t'en, fourbe, hypocrite ! c'est toi qui as envoyé mon fils dans l'Irak à la recherche du don nuptial. Et, par la foi des Arabes! si tu n'étais mon frère, je tuerais ton fils Amr et te laisserais pleurer sa mort. Mais d'ailleurs ton fils ne vaut pas la poussière des pieds d'Antar. Au reste, il est quelqu'un là-haut qui saura bien rendre justice au mort, et te rétribuer toi-même suivant tes mérites.
Cette réponse fit bien voir à Malik qu'il ne lui était plus possible de demeurer avec les Bènou-Abs. La rage dans le cœur, il rentra sous sa tente, songeant qu'il n'avait pas besoin d'autre prétexte pour motiver son départ. Cette nuit même, il instruisit sa femme des tristes résultats de son expédition dans le désert, de la promesse de mariage qu'il avait faite à Ouakid et de la captivité de ses compagnons, demeurés comme garantie de sa parole. Il lui révéla ses projets de fuite et lui recommanda le secret.
— Tu as raison, dit-elle, car tu n'as guère d'approbateurs dans la tribu et tes ennemis y sont nombreux.
Ils s'occupèrent ensuite de tout disposer pour le voyage. Malik se cachait à cause des cavaliers qu'il avait laissés captifs, et surtout par crainte que Amara et Rabi ne missent obstacle à son départ.
En effet, Amara était de plus en plus enflammé du désir d'épouser Abla. Lorsqu'il avait appris la nouvelle de la mort d'Antar:
— O jour heureux, sois béni parmi les jours ! s'était-il écrié dans les transports d'une folle joie. Abla est à moi désormais. Je n'ai plus de rival. Je vais m'éloigner durant quelques jours, en attendant que cette désolation se soit un peu calmée, et que Malik et son fils retournent de leur expédition. Mon frère Rabi terminera cette affaire, et enfin j'épouserai Abla.
Amara avait donc pris avec lui son cousin Aroua, fils de Ouerd, et dix cavaliers de ses parents, puis il s'était dirigé vers les pays du Yémen pour y faire quelque razzia.
Quand Malik connut cette circonstance, ce fut pour lui une inquiétude de moins, et il hâta ses préparatifs. Trois jours après, un messager de Ouakid vint le prévenir que le jeune Kenanien était arrivé à la Source des Gazelles avec quarante braves de sa tribu.
— Bien, dit Malik au messager. Retourne vers ton maître et dis-lui que je me dispose à le rejoindre avec ma fille et tous mes biens, en homme qui renonce à retourner dans sa patrie.
L'esclave repartit. Quant la nuit ramena les ténèbres, Malik abattit ses tentes et les chargea sur le dos des chameaux.
— Que signifie cela ? dit Abla surprise.
— Ma fille, répondit son père, nous ne pouvons plus demeurer ici, où chaque pierre nous charge d'imprécations. Les Bènou-Abs nous couvrent d'opprobre ; ils disent que, sans moi, Antar n'eût pas marché à sa perte. Et pourtant, j'en jure par tes chastes yeux, si je lui ai demandé, comme don nuptial, mille chamelles Açâfir, ce n'est qu'à cause de ta grande naissance, et pour que les Arabes ne dissent point : Malik a marié sa fille, trésor de grâce et de beauté, à un lâche esclave qui n'a rien. Et maintenant, ce qui est fait est fait. Une grande animosité contre nous règne dans le camp, et je veux m'éloigner quelque temps, afin que la haine se calme et que les langues injurieuses se taisent. Nous reviendrons alors. Et d'ailleurs, si je demeure, Amara réclamera ta main, et toi tu ne veux pas de lui. Ses frères le soutiendront, je n'aurai plus aucun prétexte de refus. Et cependant je ne puis pas te faire violence et te marier contre ton gré.
— Je ne veux aucun époux, dit Abla. Mon cœur n'en peut souffrir d'autre qu’Antar, fils de Cheddâd, le plus illustre des guerriers. Qu'est-ce d'ailleurs que cet Amara, ce poltron, ce lâche, d'une famille de canailles, qui prétend me posséder ? Oh ! j'en jure par Celui qui a créé la lune et le soleil, je n'oublierai jamais le fils de mon oncle, et mes regrets ne finiront qu'au jour où la mort fermera mes yeux.
Tandis qu'elle parlait, les larmes débordaient de ses paupières, et Malik ne lui fit point de réprimande.
Au commencement de la nuit on se mit en marche, et l'emplacement de leurs tentes demeura désert.
Le lendemain, lorsque le roi Zohaïr apprit ce départ :
— Qu'il aille au diable! dit-il. Et puisse Dieu lui fermer le retour, lui ravir la vue et l'ouïe! Le misérable hypocrite! le traître! Ah! n'était la parenté qui existe entre nous, je n'hésiterais pas, j'en verrais à sa poursuite des cavaliers pour le tuer. Mais il ne tardera pas à trouver le châtiment de ses trahisons.
Cependant Malik marcha toute la nuit et parvint avec le jour à la Source des Gazelles, où Ouakid se tenait en embuscade avec ses guerriers. Il avait avec lui les prisonniers absiens, enchaînés, nu-tête, sans vêtements et sans chaussures. Lorsque parut Malik avec ses esclaves des deux sexes, ses troupeaux, sa femme et sa fille portées dans leurs litières à dos de chameaux, Ouakid le reconnut et marcha à sa rencontre. Après les compliments d'usage, Malik dit au jeune Kenanien :
— Voici ton épouse, prends-la. Cherche à lui plaire, afin qu'elle t'agrée et ne soit point rebelle à tes désirs. Sache, mon fils, que je suis venu à toi avec tout ce que je possède et que tu restes mon seul appui désormais.
Abla, entendant ces paroles, se retourna vers son frère, et lui dit :
— Qui sont ces gens-là? Que veut dire ton père, et qui est ce jeune homme?
— Ma sœur, répondit Amr, ce jeune homme est celui qui a épargné notre vie. Nous étions ses captifs, il nous a mis en liberté pour te posséder. Nous t'avons mariée à lui, il est ton époux et ton maître, et nous voulons nous établir sur son territoire et faire notre patrie de la sienne; car c'est un des nobles et loyaux seigneurs des Bènou-Kenana.
A ce discours, Abla poussa des cris de désespoir; elle reconnaissait la fourberie avec laquelle son père l'avait traitée.
— Malheur à toi, Amr! s'écria-t-elle. Avez-vous pu me marier sans me consulter? Qui donc jamais s'est conduit avec une semblable tyrannie?
— Ma sœur, déjà la flèche est partie de la corde de l'arc. Il n'est plus temps de refuser. Accepte ce noble seigneur et ne résiste point à son désir; car c'est un cavalier incomparable et qui n'a point de rival.
Ce disant, Amr tournait bride pour rejoindre les cavaliers, lorsque Abla, folle de douleur, les cheveux épars, s'élance en bas de la litière, répand de la poussière sur sa tête, déchire ses vêtements et s'écrie :
— Ou es-tu, Antar? Que Dieu combatte tes meurtriers ! Dans quel avilissement suis-je tombée, maintenant que tu n'es plus! A moi, Arabes! N'est-il point parmi vous un seul brave jaloux de l'honneur des femmes? Tous les nobles guerriers ont-ils aussi perdu la vie! Ne trouverai-je pas un défenseur? N'y a-t-il point un seul homme généreux qui me protège?
Tandis qu'elle poussait ces cris de désespoir, Ouakid contemplait cette taille souple, ce beau visage, ces attraits ravissants, et l'amour s'était glissé jusqu'au fond de son cœur. Amr était descendu de cheval et marchait vers sa sœur pour la battre et la faire remonter dans la litière. Mais Ouakid l'arrêta, car son cœur s'était attendri pour elle.
— Amr, dit-il, laisse-la. C'est moi qui fermerai les blessures de son âme et soulagerai ses peines.
En effet, il s'avança vers la jeune tille, et la regardant avec douceur : — Calme ton désespoir, lui dit-il, ô fraîcheur de mes yeux, âme de ma vie, princesse des Arabes! ô la plus noble des jeunes filles, félicite-toi d'être unie à ton amant. Te voilà auprès de celui qui t'aime; et quand nous aurons rejoint ma tribu, tu verras combien d'esclaves je mettrai sous tes ordres, quels riches cadeaux je te ferai. O fille des seigneurs, je suis Ouakid, fils de Mouçar le Kenanien, de la grande famille des Bènou-Cahtan. Toutes les tribus proclament, ma gloire, tous les guerriers s'humilient devant moi sur le champ de bataille. Je t'en supplie, remonte, glorieuse, honorée dans ta litière, et ne parle plus de cet esclave, fils de la négresse.
Puis il s'approcha de la jeune fille et voulut baiser sa joue ; mais elle le repoussa avec violence et le renversa, en criant :
— Va-t'en, ô le plus vil des Arabes qui campent dans le désert. Par le Dieu tout-puissant! tu épouseras ta mère plus tôt que moi. Arrière, maudit, chien enragé, loup galeux, le plus méprisable des hommes qui jamais aient monté un chameau !
En entendant ces injures, Malik et son fils furent honteux pour le Kenanien, et l'inquiétude resserra leur cœur. Armé d'un fouet, Amr alla à sa sœur et la frappa avec rage.
— Malheureuse ! lui dit-il. Est-ce ainsi que tu traites ton époux, le noble seigneur, le lion terrible, le plus vaillant des cavaliers?
Il tira aussi le sabre et la frappa du plat de l'arme.
— Lâche, fils des lâches ! s'écria-t-elle. Que tes mains soient estropiées et tes membres séparés du corps ! Si tu veux te montrer brave et généreux, frappe plutôt avec le tranchant, et laisse-moi étendue morte entre ces collines. Où irez-vous cacher votre honte, ton père et toi ? Quelle est la contrée où votre conduite ne vous couvrira point d'ignominie? Vous avez été faits prisonniers et chassés devant vos maîtres comme des bêtes de somme ; et pour vous racheter, avares de vos biens, vous avez livré comme rançon une pauvre fille enlevée à sa tribu et jetée aux bras de l'étranger. Que Dieu vous rétribue dans sa justice et vous rende les esclaves des hommes !
Amr répondit à ces malédictions par de nouveaux coups de fouet qui ensanglantèrent le corps de la jeune fille. Puis il la jeta de force dans la litière et remonta à cheval.
— Seigneur, dit-il à Ouakid, ne t'inquiète pas de toutes ces grimaces, et ne prête aucune attention à ses cris. Lorsqu'elle sera dans ton pays, tu sauras bien t'en faire écouter et lui inspirer de l'amour.
Ouakid retourna vers ses captifs qu'il mit en liberté, et qui reprirent aussitôt le chemin de leurs demeures.
On se mit en marche pour regagner la terre des Bènou-Kenana. Durant la route, Abla remplissait le désert de ses gémissements, et Ouakid, ému de ces plaintes, soupirait après l'heure de l'arrivée et le moment où il obtiendrait la satisfaction de ses désirs.
Le soir, on s'arrêta auprès d'une source. On présenta le souper à la jeune fille, qui refusa de manger. Sa mère non plus ne voulut prendre aucun aliment; la pauvre femme ne doutait pas que sa fille ne dût mourir des regrets que lui causait la mort d'Antar. On m'a raconté qu'Abla demeura trois jours sans accepter de nourriture et sans goûter de sommeil. Le quatrième, elle tomba de faiblesse et d'inanition, maudissant son père et son frère, et appelant sur eux les calamités et la mort.
Tandis que la troupe traversait ainsi le désert, à l'horizon s'élève tout à coup un nuage de poussière; il arrive impétueusement, se déchire et laisse voir trente nègres, noirs comme la poix et le goudron, montés sur des chevaux plus légers que des antilopes, armés de lances brunes et couverts de cuirasses brillantes comme des miroirs. A leur tête un nègre se distingue par son aspect intrépide. Ce nègre avait aperçu de loin les litières des femmes et les Kenaniens qui poussaient quelques chameaux devant eux ; aussitôt, il avait fondu sur cette proie, suivi de ses compagnons joyeux.
— Malheur à vous ! hurlait-il en se précipitant vers la litière d'Abla. Je suis le cavalier des cavaliers, je suis Taricat-ez-Zéman.
Le vrai nom de ce nègre était Abou'd-Doudja, fils de Nayih, de la tribu des Bènou-Rian qui habitaient le Yémen. Illustre par sa vaillance, il passait son temps à faire la chasse aux jeunes filles arabes, et parcourait les plaines et les vallées. C'était un scélérat sans vergogne, qui ne respectait rien et ne craignait ni sabre ni lance. Les vengeances qu'il avait soulevées contre lui l'empêchaient de séjourner en aucun lieu plus de trois jours. Lorsqu'il s'était emparé d'une jeune fille, il l'emportait au fond du désert, jouissait durant trois jours de sa beauté, et l'abandonnait ensuite à la brutalité des vils nègres, ses compagnons. Ces misérables, après avoir assouvi leurs passions, dépouillaient entièrement la victime et regorgeaient. Telle était la coutume de ces infâmes scélérats. La cruauté du méchant Abou'd-Doudja lui avait valu parmi les Arabes le surnom de Taricat-ez-Zéman, « le fléau de l'époque. »
A la vue des nègres qui se ruaient sur sa troupe comme une armée de démons, les yeux de Ouakid lancèrent des flammes.
— Nobles cavaliers, dit-il à Malik et à son fils, restez auprès des litières et dites à cette jeune fille qu'elle observe la différence de ma valeur à celle de son cousin Antar, sur qui elle ne cesse de pleurer. Et pourtant sache, ô Malik, que ce nègre est un héros terrible, avec qui depuis trois ans je brûle de me rencontrer, afin de lui arracher la vie et de délivrer les Arabes de son horrible méchanceté.
En disant ces mots, il lâche la bride de son cheval, et, la lance en avant, fond sur le chef des assaillants.
— Ton espoir sera déçu, ô fils de l'adultère, s'écriait-il. Tu boiras aujourd'hui la coupe de la destruction.
Tandis que les deux chefs se choquent, luttent corps à corps, reprennent du champ, se heurtent de nouveau, au milieu des tourbillons de poussière, les cavaliers kenaniens sont aux prises avec les nègres, et le fer retentit contre le fer. Le sort de la lutte demeure quelque temps indécis ; mais la fatigue commence à triompher de la bravoure de Ouakid. Craignant la honte de la défaite sous les yeux des Absiens, brûlant de séduire Abla par sa valeur, il fait de nouveaux efforts, s'élance impétueusement sur le nègre et lui porte un coup plein de rage. Mais Taricat-ez-Zéman frappe la lance de son adversaire et la fait voler en éclats ; de la sienne propre il atteint Ouakid à la poitrine et le perce de part en part. Le malheureux jeune homme tombe à terre, se tord quelques instants, déchire le sol avec ses ongles et rend le dernier soupir.
Malik témoin de cette catastrophe se tourne vers sa fille.
— Ton visage, lui dit-il, a été bien funeste à ton père. Que Lat et Ozza te maudissent !
Il veut combattre avec son fils Amr pour empêcher le nègre d'arriver jusqu'aux litières. Mais un coup du talon de la lance de Taricat-ez-Zéman le renverse dans la poussière. Et son fils, saisi de terreur, se livre sans oser se défendre.
— O terrible cavalier, dit-il, prends tout, mais épargne ton prisonnier.
Le nègre descend de cheval, leur lie les pieds et les mains et se remet en selle, sans s'inquiéter d'Abla, persuadé qu'elle ne peut lui échapper. Il laisse les deux prisonniers étendus à terre et vole à l'aide de ses compagnons.
Abla, peu soucieuse du malheur de son père et de son frère, ne savait quel parti prendre.
— Descends, lui dit sa mère, que nous les déliions et prenions la fuite dans la plaine, tandis que les Kenaniens s'arrangeront à leur guise avec ces nègres.
— Eh ! ma mère, répondit Abla, quelle course pourront faire nos chameaux pour échapper à la poursuite des cavalière? Attendons plutôt l'issue de l'affaire.
En parlant ainsi, la jeune fille ne songeait qu'à faire goûter à son père et à son frère l'humiliation et la honte dont ils l'avaient abreuvée elle-même.
— Malheur à toi, fille des ladres! dit Malik à sa femme. Viens délier nos entraves, afin que nous nous saisissions de quelques chevaux échappés et que nous prenions le large. Peut-être nous reste-t-il une voie de salut.
La mère d'Abla descend de sa litière, ainsi que la jeune fille, et tranche les liens de son époux, tandis qu’Abla met aussi son frère en liberté. Le père et le fils s'emparent chacun d'un cheval; l'un prend en croupe sa femme, l'autre sa sœur, et ils s'enfuient du côté opposé aux combattants.
A peine hors de vue du champ de bataille, nos fuyards rencontrent dix cavaliers bien montés qui hâtent leur course et poussent devant eux une troupe de chameaux. Malik court à eux pour leur demander aide et protection.
Or, ces cavaliers n'étaient autres qu'Amara fils de Zyâd, Aroua et leurs compagnons qui revenaient joyeux de leur expédition dans le Yémen. Amara était impatient de revoir les beaux yeux d'Abla, et l'ardeur de l'amour précipitait sa marche. Lorsqu'il entendit Malik qui appelait à son secours avec toute la force du désespoir, il reconnut le père de sa bien-aimée et s'arrêta pour l'attendre. Et quand il vit la figure du frère de Cheddâd bouleversée par la terreur :
— Que vous est-il arrivé? dit-il. Quelle infortune vous a poussés sur ce chemin, sans amis, sans compagnons?
— Amara, répond Malik, hâte-toi, hâtons-nous tous de regagner nos demeures, si nous voulons sauver notre vie. Quand nous serons en lieu sûr, je te dirai tous nos malheurs.
Les Bènou-Abs effrayés excitent leurs chevaux et poussent rapidement devant eux le butin. Le père d'Abla, accablé de désespoir, ne leur cache rien de ses tristes aventures : il leur dit sa captivité, l'engagement qu'il avait pris de marier sa fille au Kenanien Ouakid et enfin la mort de ce jeune homme, tué par le terrible Taricat-ez-Zéman. Aroua et le fils de Zyâd lui reprochent sa perfidie, son départ de la tribu, causes de toutes ces calamités.
Mais ils sont interrompus par le tumulte d'un escadron qui les poursuit, soulevant la poussière jusqu'au ciel. C'est le nègre avec sa troupe.
— Chers Arabes, criait-il, où vous sauverez-vous, quand le Fléau de l'Époque est sur vos talons !
— Le voilà ! murmure Malik pâle et tremblant. Le voilà ce terrible adversaire dont je vous parlais. Préparons-nous au combat, sauvons les femmes.
Amara, plein de fanfaronnade, répond :
— Rassure-toi, tu vas me voir combattre, et tu te rappelleras longtemps de quelle façon je manie le sabre et la lance.
— Cousin, dit Abla, celui que l'amour avait fait ton rival n'est plus. Maintenant tu es mon seul défenseur. Montre-moi ta bravoure, et ne crains plus aucune parole blessante de ma bouche.
Enflammé d'amour, saisi d'une bouillante ardeur, Amara méprise la mort et reçoit le choc des nègres, à la tête des Bènou-Abs.
— C'est pour de telles occasions que se réservent les guerriers, dit-il à Aroua. Défends la gauche, je protégerai la droite. Sauvons les femmes et le butin.
Malgré ces belles résolutions, la lutte ne fut pas longue. Amara et Aroua jetés à bas de leurs montures furent faits prisonniers, et leurs braves compagnons absiens perdirent la vie en combattant. Taricat-ez-Zéman, maître de Malik et de tout le butin, lia les mains derrière le dos à ses captifs et les fit attacher sur des chameaux, tandis qu’Abla et sa mère remplissaient l'air de leurs plaintes. Les nègres, tourmentés par la soif, se remirent aussitôt en marche. Leur chef disait à ses prisonniers pour les consoler :
— Ne vous désespérez pas, vous n'avez rien à craindre. Je ne vous demanderai pour rançon ni chamelles ni chameaux. Tous les biens des Arabes ne sont-ils pas dans mes mains, si je les veux? Je n'exige de vous qu'une chose : Que celui qui possède une jolie fille ou une gentille sœur l'envoie chercher et me l'amène pour que je jouisse trois ou quatre jours de sa beauté. Après cela, il sera libre. Quant à celui qui refusera, qu'il s'apprête à vider la fatale coupe.
— Eh bien! qu'en penses-tu? dit Amara à son cousin Aroua. Qui d’autre que ce loup galeux, ce chien enragé, a-t-il jamais demandé semblable chose à ses captifs? Mais si nous en sommes réduits là, vous serez sauvés, toi et Malik, et moi je perdrai la vie.
— Comment cela? dit Aroua.
— Eh ! n'as-tu pas ta sœur Oum-Hassan à lui donner? et Malik hésitera-t-il à sacrifier sa fille? Quant à moi, du reste, il n'est pas nécessaire que le sabre frappe mon cou ; quand je verrai ce maudit emmener Abla à l'écart, je rendrai à l'instant le dernier soupir.
— Par Dieu ! cousin, reprit Aroua, sache bien que Abla sera fatale à ce nègre, comme elle l'a été à toi et à bien d'autres. Tu verras bientôt finir la prospérité de ce brigand et le malheur descendre sur lui. Tous ceux à qui elle est livrée perdent la vie, et quiconque songe à elle voit à l'instant s'éteindre tout son bonheur. Tu l'as vu, tout à l'heure nous cheminions gaiement en poussant devant nous le butin conquis dans le Yémen ; Abla paraît, et aussitôt les calamités s'abattent sur nous, nous voilà tous morts ou prisonniers.
Tandis qu'ils échangeaient ce peu de paroles, Taricat-ez-Zéman saisit la bride de la chamelle qui portait la litière d'Abla, désigna cinq nègres et leur dit :
— Avancez-vous avec cette litière jusqu'à une vallée où se trouve de l'eau, et là dressez mes tentes ; car j'y veux demeurer trois jours avec cette agréable fillette, dont la taille est charmante et le visage beau comme la pleine lune. Je verrai ensuite ce qu'il y a à faire de ces gens-là.
Les cinq nègres marchèrent donc en avant jusqu'à l'aiguade prochaine, et Taricat-ez-Zéman les suivit de loin, sans se presser.
Nous avons dit comment Abla gémissait dans sa litière et appelait Antar ; comment ce héros entendit la voix de sa cousine et se rua sur les nègres, comment il tua ceux qu'il tua et comment s'enfuirent ceux qui s'enfuirent. Nous voici retournés à ce point de notre récit.
Antar, revenu auprès de la jeune fille, la releva et lui fit mille questions. Elle lui raconta tous les malheurs qui l'avaient frappée, depuis la captivité de son père entre les mains de Ouakid jusqu'à l'heure présente. Il l'écoutait les larmes aux yeux, puis il l'embrassa et la serra contre sa poitrine. A son tour, il lui dit toutes ses aventures dans les pays de Chosroès Anouchirwan, les honneurs qu'il avait obtenus et les riches présents qu'il rapportait.
A peine il achevait, que Abla vit arriver les mules chargées des trésors de Chosroès, les esclaves grecques, les chamelles Açâfir, les chameaux du Khoraçan et de l'Irak, les litières, la magnifique coupole d'argent et d'or, les serviteurs des deux sexes, les chevaux, enfin toutes les richesses venant de César, de Chosroès et de Moundhir. A la vue de ces merveilles que la langue ne saurait décrire, Abla se sentit revivre et oublia toutes ses infortunes.
— Fils de l'oncle, s'écria-t-elle, partons ensemble, emmène-moi à l'instant chez les glorieux seigneurs qui t'ont comblé de leurs dons. Que mon père et son fils s'arrangent avec ces nègres. Que Taricat-ez- Zéman les traite à sa fantaisie.
Antar la regarda en souriant.
— Va, cousine, dit-il, tu verras comme je traiterai ces ennemis. Je veux mettre à tes pieds le fort et le faible.
Il donne aux esclaves l'ordre de faire halte et de dresser les tentes, et s'adressant à leur chef :
— Père de la Mort, lui dit-il, prends soin de cette jeune fille que je te confie. Traite-la avec respect, obéis à tous ses ordres. Que les jeunes Grecques viennent à son côté pour la servir, car tous ces biens sont à elle.
Puis il remonte à cheval pour marcher à la rencontre des nègres.
Taricat-ez-Zéman cheminait vers l'aiguade ; il était au comble de l'allégresse en songeant à cette charmante fille, de qui déjà son cœur était violemment épris. Mais voici que les trois nègres épargnés par Antar, accourent vers leur chef, en poussant des cris désespérés.
— Qu'est-ce là? dit Taricat-ez-Zéman. Qui vous poursuit? où est ma jolie Absienne? où sont vos deux compagnons?
— Nos compagnons, répondent-ils, sont étendus dans la poussière, et la jeune fille est aux mains d'un nègre, qui n'est point un nègre mais un démon.
Le chef écoute le récit de leur mésaventure ; il souffle comme souffle la vipère à corne, et soudain lâchant les rênes, il pique son cheval qui s'élance comme un loup, et ne s'arrête qu'en face d'Antar.
— Malheur à toi! lui crie-t-il. Qui es-tu, toi qui oses tuer mes nègres et t'emparer de ma belle esclave?
— Infâme, répond le fils de Cheddâd, depuis quand Abla est-elle ton esclave? Depuis quand es-tu son maître? Par le Seigneur Éternel ! si je n'avais été absent à la conquête du présent nuptial, il vous eût été difficile, à toi et à d'autres que toi, d'être admis à contempler sa beauté. Mais trêve aux inutiles paroles, ô songe creux. Avise à te servir du sabre, car ce jour-ci sera ton dernier jour ; car, si tu ne me connais point, je suis Antar fils de Cheddâd.
Les deux cavaliers s'attaquent avec une vigueur et une rage indescriptibles, et la poussière les enveloppe d'un nuage épais. Les nègres de Taricat-ez-Zéman accourent à la défense de leur maître, et sont bravement reçus par les esclaves d'Antar.
Les prisonniers, Malik, Amr, Aroua et Amara fils de Zyâd, assistaient de loin au combat, liés sur leurs montures. Grande fut leur stupéfaction, lorsqu'ils ouïrent retentir la voix terrible de celui qu'ils croyaient mort. Le fils de Cheddâd courait d'un nègre à l'autre sur le champ de bataille, les massacrait ou les forçait à fuir. Bientôt le chef Taricat-ez-Zéman resta seul en face de lui, troublé, déjà accablé de fatigue.
— Écoute, Antar, s'écria-t-il, écoute la pensée qui m'est venue. Ta vaillance m'a plu, ta bravoure m'a séduit. Soyons amis et compagnons. Courons ensemble les plaines et les collines. Nous pillerons les campements arabes, nous ferons captives les femmes et les filles, et nous vivrons au fond des déserts, loin de ces nobles si fiers de leur généalogie, qui nous appellent esclaves et nous reprochent la noirceur de notre visage. A nous deux, nous défierons tous les cavaliers arabes.
— Tais-toi, misérable ! interrompit Antar. Par le mois sacré de Redjeb ! tu ne mourras que de ma main.
Il dit et, d'un coup de lance, lui transperce le foie et les entrailles. Taricat-ez-Zéman vide les étriers, tombe dans la poussière, se débat dans son sang et déchire la terre de ses ongles.
Le vainqueur court aux prisonniers, les délie et les félicite généreusement de leur délivrance.
— Mon maître, dit-il à son oncle, réjouis-toi d'avoir échappé aux calamités que tes mauvaises actions avaient attirées sur ta tête. Tu m'avais accordé ta fille en mariage, et traîtreusement envoyé dans les pays de l'Irak à la recherche du don nuptial ; et puis tu as violé ta promesse en mariant Abla au Kenanien Ouakid, et ta famille et toi, vous êtes tombés dans la détresse et l'humiliation. C'était la punition de ton injustice. Ce furent là les seuls reproches du généreux guerrier.
Cependant les esclaves préparent le repas, servent les mets et s'empressent au service d'Antar, leur maître. Mais lui :
— Servez ces nobles seigneurs, dit-il ; ils sont les maîtres et nous ne sommes que leurs esclaves.
Malik et ses compagnons gardaient le silence ; la honte et la jalousie leur fermaient la bouche. Ils n'avaient pu voir sans envie les richesses de leur libérateur.
Quand la nuit fut venue, le fils de Cheddâd entra sous la tente d'Abla.
— Sois heureuse, ô fille de l'oncle, lui dit-il. Tes peines sont finies. Tu as vu ces richesses, telles que n'en possèdent pas les princes des Arabes : ces perles, ces joyaux, ces belles esclaves, cette litière d'argent, ce bandeau de pierreries, cette couronne royale et -tous ces beaux vêtements. Tout cela t'appartient. Disposes-en à ta guise ; car je le tiens de Dieu, le roi tout-puissant.
— Fils de l'oncle, répondit Abla, ta présence m'est plus chère que la possession de tous ces trésors.
Antar sourit, la remercia de ses sentiments d'affection et sortit pour veiller à la garde de sa bien-aimée ; car la fortune est pleine de surprises et d'embûches.
Lorsque Malik le vit prendre le sabre et le bouclier, il eut honte et sortit pour veiller avec lui. Les trois autres Absiens le suivirent. Mais Antar les conjura de rentrer sous la tente, en leur disant :
— Nobles seigneurs, c'est une chose que je ne souffrirai point. Ce n'est pas aux maîtres à faire la garde pour les serviteurs, surtout quand on a passé, comme vous, des jours et des nuits sans goûter de repos et sans manger à sa faim.
C'est ainsi que le généreux héros se faisait leur esclave et leur témoignait son dévouement. Mais la haine brûlait toujours au fond du cœur de ces traîtres qui eussent mieux aimé périr par le sabre des ennemis que de devoir le salut à la main d'Antar.
Revenus ensemble sous la tente, ils passèrent la nuit à disputer et à récriminer contre leur sauveur.
— Mon père, dit Amr, je ne puis plus demeurer parmi les Bènou-Abs. Il faudra que j'aille chercher dans le Yémen une nouvelle patrie, pour y passer le reste de mes jours. Jamais mes yeux ne pourront supporter la vue de l'union de ce nègre effronté avec ma sœur, la pleine lune.
— Que peut faire l'homme contre la destinée? répliqua Malik. N'avons-nous pas mis en œuvre toutes les ruses? Nous l'avons envoyé aux mers du trépas, et le voilà de retour, sain et sauf, avec d'incroyables richesses. Quand nous serons arrivés dans la tribu, les Bènou-Abs seront tous pour lui des amis dévoués, et pour nous des ennemis implacables ; car tu as vu comme ils nous ont traités, au seul bruit de sa mort.
Amr se mit à pleurer de rage, avec mille imprécations contre la vie d'Antar.
— Savez-vous ce qui va arriver? dit Aroua. Antar, de retour au camp, distribuera ses inépuisables richesses à tous les cavaliers ; il rendra dociles à sa volonté le cœur des hommes et le cœur des femmes, déposera le roi Zohaïr et régnera à sa place sur toutes les familles de la tribu.
— Quelle honte ! quelle humiliation pour nous, ô cousin ! dit à son tour Amara. Ah ! comme la fortune a favorisé ce vil esclave, habitué à mener paître les chameaux et les brebis ! Par le Temple sacré ! si je lui vois épouser Abla, j'en mourrai de douleur à l'instant même. Et plût au ciel que Taricat-ez-Zéman m'eût égorgé comme on égorge le bétail, et que je n'eusse point vu ce bâtard nous revenir sain et sauf avec ce riche butin !
Ils continuèrent ainsi à maudire l'objet de leur haine ; et quand vint le matin, il n'était pas un d'eux à qui la jalousie et la rage eussent permis de goûter le moindre repos.
Dès que le jour parut, Antar appela les esclaves et donna des ordres pour le départ. On abattit les tentes dont on chargea les chameaux. La litière d'argent fut amenée à l'entrée de la tente d'Abla. Les esclaves grecques avaient déjà paré la jeune fille de magnifiques vêtements, et suspendu à son cou trois colliers de perles alternant avec des rubis et des émeraudes. Elles déposèrent enfin sur son front la couronne de Chosroès, et la jeune fille sortit pour monter dans la litière. Amara l’aperçut dans toute la splendeur de ses parures et de sa beauté; d'émotion il faillit s'évanouir; il sentit que son âme avait quitté sa poitrine.
— Malheur à toi, Amara ! se dit-il. Dès cet instant tu es perdu. Tu ne saurais désormais étouffer le feu de ton amour.
Antar saisit la bride de la chamelle d'Abla et la mit entre les mains de Malik, en disant :
— Prends ta fille avec toutes les richesses que Dieu lui a envoyées, et traite-moi suivant l'inspiration de ton cœur ; car tu es le maître et je suis l'esclave.
Malik, dissimulant ses pensées, le remercia, lui souhaita mille bonheurs et ajouta :
— Fils de mon frère, ma fille, mon fils et moi nous sommes tes serviteurs.
On se mit en marche, on coupa les vallées et les collines, et, le soir, on campa au bord d'un étang où l'eau abondait et qu'avoisinaient de gras pâturages. Antar se chargea de la garde pendant la nuit ; sa joie et son amour lui ôtaient le sommeil.-
On repartit aux premières lueurs de l'aube, pour ne faire halte qu'à une nuit de marche de la terre de Charabba. En ce moment-on s'aperçut qu'Amara avait disparu. On le chercha vainement, personne ne put dire ce qu'il était devenu, ni à quel moment il s'était séparé de la caravane.
— Pour moi, dit Malik à Antar, je pense qu'il aura pris les devants pour annoncer notre heureux retour dans la tribu, et pour faire sa paix avec ton père Cheddâd qui le traitait durement à cause de toi. Moi aussi, je veux m'avancer et porter aux Bènou-Abs la nouvelle de ton arrivée. Je serai auprès d'eux au lever du soleil. Et tandis que tu seras encore en marche dans la plaine, nous viendrons à ta rencontre, et tes méprisables envieux crèveront de jalousie à la vue des richesses que tu as acquises.
— Oncle, dit Antar, fais à ta volonté ; la bride de ton esclave est dans ta main ; et puisse Dieu me conserver tes bontés. Prends aussi ta fille, si tel est ton désir.
— Non, Père des Cavaliers,[2] garde-la. Elle n'a plus d'autre maître que toi, puisque tu nous es revenu avec le don nuptial.
Après cela, Malik partit avec son fils Amr, Aroua et la mère d'Abla.
Tandis qu'ils se hâtaient à travers la plaine, Arar, le cœur rongé de haine, dit à son père :
— Nous voilà réduits à une bien dure nécessité. Si Amara s'est enfui, dans le désert, n'est-ce pas à cause de ce vil nègre, fils de l'adultère? Que Dieu maudisse le ventre qui l'a porté! Ah! pourquoi n'ai-je pas fui aussi, loin des habitations, plutôt que de voir ce bâtard d'esclave devenir mon beau-frère, plutôt que de me résoudre à me trouver avec lui sous la même tente!
— Ne te chagrine pas, mon fils, dit Malik. Si les Bènou-Abs me font violence, s'ils me forcent à lui laisser ma fille, je la tuerai pour laver mon déshonneur, ainsi qu'ont fait avant moi d'autres Arabes.
Ils arrivèrent aux tentes au lever de l'aurore. Malik alla droit au campement des Bènou-Carad, entra dans la tente de Cheddâd son frère et lui dit :
— Réveille-toi ! cours à la rencontre de ton fils. Antar revient sain et sauf, avec des richesses immenses, prises parmi les trésors de Chosroès et de César.
— Dis-tu vrai, Malik? s'écria Cheddâd.
— Oui, par le Souverain de l'univers !
A ce serment, Cheddâd se lève et monte à cheval. La nouvelle court dans la tribu, les femmes et les filles sortent des tentes, tout le camp est bouleversé.
Le bruit de ce retour inespéré arrive au roi Zohaïr.
— Voilà ! dit-il, une merveilleuse aventure, bien digne d'être écrite avec de l'encre d'or. Par la foi des nobles Arabes ! je marcherai à sa rencontre, et je rirai au nez de ses envieux.
Il sort à l'instant, se met en selle et part suivi des cavaliers de la tribu. Ses frères et ses fils l'accompagnent, et le plus joyeux de tous est l'ami d'Antar, le beau prince Malik. Il ne reste plus dans le camp ni grands ni petits.
Vers le milieu de la nuit, après le départ de son oncle, Antar se leva pour partir avant le jour. Il alla trouver Abla sous sa tente, et lui dit : — En ce moment ton père arrive aux habitations, et le roi Zohaïr va certainement monter à cheval pour venir au-devant de nous. Je ne veux pas qu'il ait une grande course à faire. Je vais prendre les devants ; toi et mes serviteurs vous partirez après moi, et nous nous retrouverons près des tentes.
Ayant dit ces mots, il recommande Abla à ses gens et part, le cœur si joyeux que le monde lui semblait ne pouvoir le contenir. À peine le jour parait, qu'il aperçoit au loin un nuage de poussière qui monte et s'élève. Il regarde et voit les cavaliers d'Abs et d'Adnan s'avancer, la lance sur l'épaule, précédés des esclaves des deux sexes qui font résonner les tambourins et les instruments à corde, ou jouent avec leurs sabres et leurs khandjars. Les drapeaux flottent légèrement au-dessus de la tête des guerriers, au premier rang desquels marche le roi Zohaïr, entouré de ses fils et de ses compagnons semblables à des lions.
A quelque distance de la troupe, Antar descend de cheval et s'avance à pied. On l'aperçoit : les cris de joie s'élèvent de toutes parts et font retentir les déserts. Il s'approche de Zohaïr et veut baiser son étrier ; mais le roi l'en empêche et, le baise sur le front. Le fils de Zohaïr, Malik, saute à terre et vient presser son ami contre son cœur ; il le tient longtemps embrassé, laissant éclater les transports de son allégresse.
Ainsi font les autres cavaliers. Cheddâd prend son fils entre ses bras, il lui baise le cou et le visage. Zébiba la négresse embrasse son enfant bien aimé; car elle aussi était venue avec les femmes esclaves. Elle crie et pleure de joie, après tant de larmes de douleur. Chéiboub et Djérir succèdent à leur mère et serrent Antar sur leur poitrine. De douces larmes mouillent tous les yeux, et chacun répète :
— Que Dieu maudisse ceux qui l'avaient éloigné.
L'émir Malik fait remonter son ami à cheval, et les cavaliers se rangent autour du héros pour écouter le récit de son voyage aux pays de Moundhir et de Chosroès.
Antar satisfait leur curiosité. A peine il a achevé, que ses esclaves arrivent, poussant devant eux les chamelles Açâfir et les bêtes de somme chargées de coffres. Puis viennent les deux cents serviteurs, présent de Moundhir, le sabre nu à la main ; les jeunes grecques, parées de ceintures et d'écharpes d'or plus merveilleuses qu'aucune merveille, et vêtues des plus riches étoffes, comme de nouvelles épousées ; les litières enrichies de pierres précieuses, et enfin les chevaux de Chosroès avec leurs housses de soie, tous montés par de magnifiques esclaves.
Antar fait un signe, ses gens s'arrêtent et se rangent devant lui. Il leur ordonne de conduire dix mules chargées de coffres au roi Zohaïr qu'il supplie de les accepter. Entre chaque couple de coffres est assise une belle esclave turque ou éthiopienne. Ensuite le fils de Cheddâd distribue des richesses et des vêtements d'honneur à tous les assistants. Sa générosité n'oublie pas les pauvres et les orphelins. Chacun a sa part, il n'est pas un des Bènou-Abs qui n'éprouve les effets de sa libéralité.
— Par le Temple sacré! dit Zohaïr, les yeux éblouis par tout ce qu'il voit, tu as réduit le roi Chosroès à la pauvreté.
Puis, s'adressant à son peuple :
— O Bènou-Abs, s'écrie-t-il, que tous ceux qui ont reçu un don du Père des Cavaliers, lui fassent aussi quelque présent.
On obéit, on s'empresse, on amène au héros des chameaux, des chamelles, des équipements de guerre, des armes, des esclaves, des chevaux de race. Et chaque don est accompagné de mille remerciements et de mille souhaits de bonheur. Et à mesure qu'Antar les recevait, il en gratifiait les pauvres et les misérables de la tribu.
Il distribua ainsi la moitié de ses trésors et donna presque tout le reste à son oncle Malik avec les mille chamelles Açâfir.
Revue Germanique et Française, 1862, tomes 21e et 22e.
Traduit de l'arabe par L. M. Devic.
Cependant Amr, frère d'Abla, s'approcha de la litière de sa sœur, fit agenouiller la chamelle, souleva les rideaux et appela :
— Abla!
Mais l'écho seul lui répondit. La litière était vide. Amr, surpris, inquiet, interroge les esclaves et n'obtient d'eux aucun renseignement. Saisi de désespoir, il déchire ses vêtements et s'écrie :
— Ma sœur a disparu !
Antar accourt au bruit; il apprend la fatale nouvelle, son cœur se fend, ses yeux s'injectent de sang et ses lèvres blanchissent, au point que ceux qui le voient en sont effrayés. A ses questions, les serviteurs répondent:
— Nous ne savons rien.
La mère d'Abla frappe ses joues baignées de larmes ; les ennemis d'Antar dissimulent leur joie. Les cavaliers de la tribu s'élancent dans toutes les directions pour découvrir les traces de la jeune fille.
— Comment cela est-il arrivé? dit le roi Zohaïr.
— Par ma faute, ô roi, répond le fils de Cheddâd. J'ai craint pour elle la poussière, j'ai dit aux esclaves de la conduire à l'écart de la troupe ; et mon malheur a voulu que je la confiasse à qui ne savait pas son prix.
Tandis qu'Antar, le cœur brisé, rejoint sa mère Zébiba, Aroua, fils de Ouerd, est allé trouver Rabi, fils de Zyâd, et lui apprend la disparition de son frère Amara dans le désert.
— Ah ! dit Rabi, c'est Antar qui l'a tué, et j'avais bien prévu cette catastrophe. Mais j'irai demander vengeance au roi Zohaïr.
En effet, le lendemain, le roi donnait audience, entouré de ses fils et de ses compagnons, lorsque Rabi parait, accompagné de ses frères et d'un nombreux cortège de serviteurs. Il baise la terre, salue, et raconte comment son frère a disparu.
— Il ne peut qu'être mort, ajoute-t-il. Et comme je n'ai d'autre ennemi qu'Antar, c'est lui qui l'a tué. Oui, j'en jure par la Kaaba ! Antar est le meurtrier de mon frère. C'est pourquoi, généreux prince, j'implore de toi ma vengeance, et te supplie de m'abandonner l'assassin, afin que je le tue de ma propre main et que je rafraîchisse mon cœur.
Mais Zohaïr répond:
— Cousins, laissez Antar en repos. Assez de soucis le troublent en ce moment, depuis qu'il a perdu la fille de son oncle, et sa douleur est profonde. Mais si vous prouvez qu'il a tué Amara, je jure de vous abandonner sa vie.
Rabi sort. Ce refus essuyé le remplit de courroux, il frémit de voir que la faveur d'Antar l'emporte sur la sienne propre dans l'esprit du roi. Incapable de supporter un tel affront, le chef des Bènou-Zyâd lève ses tentes, quitte le camp avec tous les siens et va s'établir dans un vallon, à une demi-journée de marche du campement des Bènou-Abs. Quatre cents personnes de sa famille le suivent et dressent leurs tentes en ce lieu.
Le roi Zohaïr apprend cette scission ; il n'en témoigne aucun souci, et ne fait aucune démarche pour ramener les Bènou-Zyâd.
Voici maintenant quelle était la cause de la disparition d'Abla. Après qu'Antar eut quitté ses gens pour aller à la rencontre du roi Zohaïr, ceux-ci ne tardèrent pas à se mettre en marche, suivant les instructions de leur maître. Ils étaient si accablés de fatigue, qu'ils sommeillaient en avançant. Par crainte de la poussière, la litière d'Abla était tenue fort en arrière de la nombreuse caravane, et gardée seulement par quelques esclaves.
L'aube pointait à l'horizon, lorsque Abla, se voyant presque seule dans le désert, dit à ses serviteurs :
— Il faut que je mette pied à terre ; avancez-vous, je ne tarderai pas à vous rejoindre.
Elle descend, en effet, et ses gens poursuivent leur route. Quand elle songe à remonter, la litière est déjà loin ; ceux qui la conduisent, à demi assoupis par la lassitude, ne se souviennent plus de leur maîtresse. Abla veut les appeler, quand soudain parait à son côté un cavalier, la figure voilée du licam, qui lui dit en déguisant sa voix :
— Tends-moi la main, que je te prenne en croupe et le ramène à ta litière.
Abla le croit un des serviteurs et lui donne la main. Le cavalier la soulève et l'assied derrière lui. Aussitôt, pour empêcher qu'elle ne puisse sauter à terre et lui échapper, il l'attache à lui avec sa ceinture et s'élance dans le désert avec sa proie.
Ce cavalier, c'était Amara, fils de Zyâd. Il s'était volontairement séparé de la caravane et l'avait suivie de loin. Il rodait tout autour, épiant les occasions, et quand il vit l'instant propice, il accomplit son dessein.
Bientôt, cessant de se déguiser :
— O joie ! s'écrie-t-il, grâce à Dieu, mes peines vont finir et mon désir est satisfait.
— Eh quoi ! infâme, lui dit Abla, le reconnaissant, oses-tu enlever la fille de ton oncle? Misérable! ta conduite est celle d'un brigand éhonté.
— Oui vraiment, je t'enlève, réplique Amara ; je t'emporte au fond du désert, en un lieu où ton nègre maudit ne saura te venir reprendre. Ne sais-tu pas, lumière de mes yeux, que je meurs d'amour pour toi et que je suis l'esclave de tes regards ?
— Par Celui qui a étendu ces déserts, interrompt la jeune fille, je te jure que je ne serai jamais à toi. Si je ne puis te résister, je me tuerai.
Insensible aux injures dont elle l'accable, Amara pousse son cheval et se dirige vers le Yémen. Il prétend ne plus se séparer d'Abla et se réfugier avec elle chez le roi Mouldjem, fils de Hanzhala, et chez son frère Yézid le Buveur de sang, car il sait que ces princes sont les ennemis d'Antar, qui leur a tué nombre de cavaliers. Il se hâte donc jusqu'au milieu du jour.
Au moment où le soleil de midi brûle la plaine, Amara se dispose à faire halte avec sa captive, dont il veut avoir satisfaction, quand il aperçoit des flots de poussière soulevés par trois cents cavaliers qui se dirigent vers lui.
— Par la Kaaba ! s'écrie-t-il effrayé, voici l'instant de ma honte ! Je suis perdu...
Ces cavaliers étaient des Bènou-Thay, commandés par Moufridj, fils d'Hemmam, l'un des illustres guerriers de cette époque. En traversant ces contrées, il avait aperçu Amara et Abla en croupe derrière lui, tous deux seuls au milieu du désert. Voyant la jeune fille parée de riches bracelets et de colliers précieux, il dit à ses compagnons :
— C'est sans doute la fille d'un prince que ce cavalier a enlevée. Courons sur lui, et s'il résiste, ne l'épargnez pas, tranchez-lui la tête car vraisemblablement il n'est pas riche.
Les Bènou-Thay s'élancent, arrivent et entourent Amara d'un cercle menaçant.
— Pied à terre, jeune homme, lui disent-ils, et soumets-toi aux ordres du vaillant Moufridj, fils d'Hemmam. Si tu oses tirer le sabre devant lui, c'est fait de toi !
Se voyant hors d'état de résister, le fils de Zyâd songe à sauver sa vie, à se livrer et à promettre une rançon. Mais son amour pour Abla le retient et sa passion le pousse à sa perte.
— Descends, fille de l'oncle, dit-il, afin que je tienne les ennemis à l'écart et que je combatte jusqu'à la mort. Il m'est plus doux de mourir que de renoncer à toi. Et si cette heure est la dernière où je te verrai, du moins, grâce au Créateur qui t'a faite si belle et parée de tant d'attraits, tu n'épouseras jamais ton bâtard de nègre et tu ne seras mariée qu'à un noble seigneur.
Abla, les yeux gonflés de larmes, se laisse glisser à terre.
— Amara, dit-elle, puisses-tu ne jamais revoir ta patrie, puisque tu m'as enlevée à la sécurité et rejetée dans les angoisses et les terreurs !
A peine elle a le temps d'achever ces mots : les cavaliers l'environnent et l'emportent devant leur chef. Elle est semblable à la gazelle effarée, et de ses yeux partent des flèches mortelles aux cœurs des hommes. Moufridj ne peut la voir sans être ému, son cœur palpite, l'amour envahit son âme et l'enchaîne. Il lui dit :
— Ne crains rien, fille des nobles. N'attends de nous que la satisfaction de tes désirs.
Sur ses ordres, on dresse pour elle une tente de cuir et on y étend des tapis de soie.
Cependant Amara lutte contre les Thayyites et déjà se repent de sa perfidie. Bientôt son cheval est blessé et tombe. Lui-même est fait prisonnier, enchaîné et conduit à Moufridj. Le chef tire le sabre et va lui trancher la tête, quand le jeune homme dit :
— Ne fais point cela, noble Arabe; demande-moi plutôt une rançon. Je ne suis pas un pauvre cavalier sans ressources, et ma naissance mérite un autre traitement. Je suis Amara, fils de Zyâd, et mon frère Rabi est un noble chef de famille chez les Bènou-Abs.
— Fort bien ! répond Moufridj. En ce cas, tu ne te sauveras de mes mains qu'en m'abandonnant, en échange de ta liberté, tout ce que tu possèdes : chameaux, chamelles, chevaux et autres biens. Sinon, je veux chaque jour trancher un de tes membres et te faire souffrir les plus affreuses tortures.
Il dit et fait attacher son captif à l'un des pieux de la tente. Amara gémit et soupire.
La nuit étant venue, Moufridj et sa troupe prennent leur repas ; ensuite les yeux appellent le sommeil. Abla n'a point cessé de pleurer, elle a refusé toute nourriture et passe la nuit dans les regrets, songeant aux tentes de sa tribu.
Au point du jour, les Thayyites montent à cheval pour regagner leur pays. Moufridj a lui-même serré les cordes qui enchaînent Amara et placé Abla sur un chameau doux d'allure. Il promet force richesses à ses compagnons, et leur dit :
— Tout ce que donnera cet émir sera pour vous seuls, et j'y veux ajouter mille chamelles de mes propres troupeaux, pourvu que vous m'abandonniez cette jeune fille dont la vue m'a ravi le sommeil.
Les guerriers répondent :
— Noble seigneur, lion terrible, nous ne contrarierons pas tes désirs. Tu nous a comblés de tes bienfaits, et c'est à ton sabre que nous devons nos triomphes.
Lorsqu'on fut arrivé aux habitations, Moufridj ordonna à ses esclaves d'enfoncer dans le sol quatre pieux de fer, d'y attacher Amara et de le tourmenter sans relâche. Ainsi fut fait, et à chaque instant le malheureux recevait de nouveaux coups. Il se décide enfin à fixer sa rançon : cinq cents chamelles à l'œil noir, au poil fauve, dix lances, cinq cuirasses, cinq chevaux de race, tel est le prix de sa vie.
— Émir, dit-il à Moufridj, permets qu'un de tes esclaves me serve de messager, aille trouver mes frères et te ramène ma rançon. En même temps, s'il te plaît de faire racheter cette jeune fille, j'enverrai ton serviteur chez les parents de la captive, qui, pour elle, ne seront point avares de leurs richesses.
Moufridj répondit en souriant :
— Par la foi des Arabes ! rien ne saurait la tirer de mes mains : car je l'aime ardemment, et j'ai dédommagé mes compagnons de leurs droits sur elle en leur donnant mille chamelles et leur attribuant d'avance ta rançon tout entière. Sans cela, sache bien que je t'aurais livré à quelqu'un qui n'eût point épargné ta vie, je veux dire à Mouldjem, notre prince, frère de Yézid le Buveur de sang, dont vos guerriers ont naguère tué le gendre, Nakid, fils de Djellah, et fait captive la fille, Amima, dame de beauté. La mère de Nakid pleure du soir au matin la mort de son fils et ne fait qu'un vœu, celui d'avoir en sa puissance un homme de la tribu d'Abs pour se désaltérer de son sang comme le désert se désaltère de pluie. Et moi, je m'étais avancé sur votre territoire pour essayer de m'emparer d'Antar, votre nègre, afin de le livrer à la vengeance de cette mère affligée. Mais cette jeune fille, que j'ai rencontrée avec toi, s'est emparée de mon âme et l'a détournée de toute autre affaire. Sans elle, je n'eusse pas accepté de toi une rançon. Maintenant tu es prévenu, fais en sorte que ces biens promis par toi m'arrivent au plus vite, avant que le bruit de ta captivité par vienne aux oreilles de personnes qui n'écouteraient guère tes pro positions.
Un des esclaves de Moufridj partit donc pour se rendre chez les Bènou-Abs, après avoir reçu les instructions d'Amara, qui lui expliqua ce qu'il aurait à dire, et lui recommanda de n'entrer dans le camp et de n'aller aux tentes des Bènou-Zyâd qu'à la tombée de la nuit.
Après le départ de l'esclave, Moufridj songea à sa belle captive et se rendit auprès d'elle. Mais il n'eut d'Abla aucune satisfaction. Elle ne voulut point s'asseoir à son côté pour manger, et chaque fois qu'il l'approchait, elle fuyait à l'autre extrémité de la tente. A ses sourires, elle ne répondait que par un visage sombre et contracté. Voulait-il l'embrasser, elle poussait des cris retentissants. La colère bouillonna bientôt au cœur du chef.
— Malheur à toi ! dit-il à la jeune fille. Combien de temps penses-tu que cela dure? Espères-tu m'échapper?
— Ah ! certes, répondit Abla, serais-je enfoncée dans les entrailles de la terre ou perdue dans les hautes régions du ciel, que je ne désespérerais pas. Il est quelqu'un qui saura bien découvrir mes traces et qui ne goûtera point de repos qu'il ne m'ait rendue à la liberté. Celui-là est un cavalier insensible à la fatigue, dont le flanc ne fléchit point dans le combat, et dont les adversaires n'échappent jamais aux calamités.
A ce discours, la rage pénètre dans le cœur de Moufridj comme la flèche pénètre dans les chairs ; il saisit un fouet et en frappe la jeune fille à coups redoublés. Aux cris d'Abla, la mère de Moufridj accourt et s'interpose.
— Mon fils, dit-elle, pourquoi livrer ton cœur à qui n'en veut point? Que ne songes-tu plutôt aux belles vierges de la tribu? Crois-moi, réduis cette fille-là au rang des esclaves; jusqu'à ce qu'elle sache rendre justice à ta générosité. Il est des gens qui ne plient que devant le mépris. Les bienfaits ne captivent que les nobles cœurs.
Moufridj, approuvant les paroles de sa mère, s'approche d'Abla à l'instant même, la dépouille de toutes ses parures et de ses riches habits et lui fait prendre des vêtements de laine grossière. La mère l'emmène et l'assujettit aux travaux des esclaves. Dorénavant, elle trait les chamelles et prépare le beurre, maltraitée, accablée d'injures par la vieille femme, qui prétend ainsi lui apprendre à respecter son fils, qui la fait lever, la fait asseoir avec violence, et la force à recueillir le bois mort et la fiente de chameau.
Abla, depuis ce moment, passait donc le jour dans la fatigue et les mauvais traitements, et la nuit dans les larmes et les lamentations. Elle empêchait les gens du camp de dormir par ses cris et ses malédictions contre Amara l'infâme. Et le malheureux Amara l'entendait et son cœur était brisé.
Cependant l'esclave envoyé vers Rabi, fils de Zyâd, traversa rapidement le désert et arriva chez les Bènou-Abs. Il y apprit comment les Bènou-Zyâd s'étaient séparés de la tribu, et il se fit conduire à leur nouveau campement. Là, l'esclave aborda Rabi, lui fit connaître l'aventure d'Amara, et s'acquitta de son message. Aussitôt Rabi, rassemblant ses frères, leur répéta ce qu'il venait d'entendre.
— Quelle honte pour nous ! ajouta-t-il. Le malheureux ! enlever Abla, une fille de sa tribu! Et si nous le tirons de là en payant une rançon, que penseront de nous les guerriers? « Quoi ! diront-ils, les Bènou-Zyâd ne savent donc plus combattre, qu'ils soient réduits à racheter leur frère avec leurs biens? »
Les frères de Rabi, le visage morne, accablés de douleur par cet événement inattendu, ne savaient que résoudre.
— Que faut-il faire? dirent-ils.
— Il faut, reprit Rabi, nous avancer sur le territoire de Bènou-Thay. Nous serons deux cents cavaliers. Atteignons le campement de Moufridj ; si nous le surprenons séparé du corps de sa tribu, nous l'accablerons par le nombre et nous sauverons le captif. Sinon, nous nous tiendrons en embuscade dans le voisinage, jusqu'à ce que le sort jette entre nos mains quelque personnage qui nous serve à racheter Amara. Surtout, tenons cette aventure secrète, de peur que le roi Zohaïr l'apprenant ne vienne à nous dire : « Eh quoi ! vous demandiez le sang d'Antar, et c'est votre frère qui a enlevé sa fiancée ! »
Le projet de Rabi ayant eu l'assentiment de tous :
— Emparons-nous, dit-il, de cet esclave thayyite, et tenons-le enchaîné, de peur que le secret ne se divulgue.
L'esclave fut saisi et confié à de sûrs gardiens. Ensuite les deux cents cavaliers, armés en guerre, s'enfoncèrent dans le désert; et s'ils avaient eu des ailes, ils eussent volé.
Le lendemain de la disparition de sa cousine, Antar dit à Chéiboub :
— Mon frère, toi seul peux éclaircir ce mystère. Va, parcours les déserts et reviens au plus tôt avec des nouvelles d'Abla.
Chéiboub partit sur l'heure. Antar resta au camp, rongé d'inquiétude. Le quatrième jour était venu ; les angoisses du fils de Cheddâd augmentaient d'heure en heure.
— Qu'est-il arrivé à mon frère? se disait-il. Quelle cause peut le retenir aussi longtemps loin de nous?
En cet instant Chéiboub paraît. Antar bondit vers lui et le serre dans ses bras.
— Mon cœur se fendait d'impatience, dit-il. As-tu découvert les traces d'Abla? ou reviens-tu d'un voyage inutile?
— Non, par Dieu ! répond Chéiboub. J'apporte des nouvelles qui guériront la maladie de ton cœur. Écoute : j'ai longuement parcouru les plaines et les vallées, courant d'une tribu à l'autre, au milieu des plus terribles dangers. Je suis enfin arrivé chez les Bènou-Thay, et là j'ai trouvé Abla captive de Moufridj, fils d'Hemmam. Vêtue de grosse laine, elle est employée à soigner les chameaux et les brebis. A chaque instant la mère de Moufridj l'accable d'injures. Nuit et jour, elle invoque ton nom et t'appelle à son secours.
Antar, à ces paroles, frémit de douleur, et des larmes amères s'échappent de ses yeux.
— Et par quel funeste concours de circonstances, dit-il, est-elle tombée entre les mains de ce Moufridj?
— Amara seul en est la cause, répond Chéiboub.
Et il apprend à son frère l'enlèvement d'Abla par le fils de Zyâd, devenu à son tour prisonnier des Bènou-Thay.
Le cœur d'Antar est déchiré. Il veut savoir comment Chéiboub a pu connaître ces tristes détails.
— Lorsque je te quittai, dit le jeune homme, je me mis à visiter les campements, tous les lieux de halte, les sources et les aiguades, interrogeant tout cavalier ou piéton qui s'offrait à ma vue. J'arrivai ainsi près des montagnes d'Adja et de Selma, sur le territoire des Thayyites. Je passai une nuit auprès de chaque groupe de tentes, écoutant tout ce qui se disait. Or, la nuit dernière, je me trouvais sur le campement de Moufridj, fils d'Hemmam, et j'avais pour hôte un esclave, nommé Moubéchir, qui me traita du mieux qu'il put, après m'avoir demandé qui j'étais : « Fils de la tante, lui dis-je, je suis de la tribu des Bènou-Djelhéma. » A quoi il répondit : « Sois le bienvenu ! » Quand les gens furent endormis et que les bruits s'éteignirent dans le camp, mon oreille entendit distinctement la voix d'Abla qui se lamentait dans la nuit comme la colombe du vallon. « O douleurs ! ô regrets ! » disait-elle; « ô terre de Charabba ! ô coût que j'aime ! comment pourrai-je faire parvenir mes cris jusqu'à vous? Fils de l'oncle, je souffre; les larmes ont ulcéré mes yeux. Viens à moi, hâte-toi ! accours avec cette bravoure qui force les têtes à s'humilier. Oh! que j'entende ta voix retentir au milieu des lances et des sabres entrechoqués ! » Puis elle poussait des soupirs à faire croire qu'elle allait expirer. Alors je m'approchai de l'esclave mon compagnon, et je lui dis : « Fils de la tante, qu'a donc cette jeune fille, qu'elle seule ne dorme point et n'ait pas de repos, quand déjà la nuit est fort avancée ? — C'est, me répondit-il, une étrangère, une captive; elle se lamente ainsi du soir jusqu'au matin. Son nom est Abla, fille de Malik, de la tribu d'Abs. Ensuite il m'apprit comment Moufridj l'avait surprise, elle et Amara, et les avait emmenés prisonniers; comment il avait voulu obtenir de la captive ce que les hommes demandent aux femmes ; mais elle ne lui avait répondu qu'en le menaçant de la vengeance de son cousin Antar, le Lion terrible ; Moufridj furieux l'avait fort maltraitée, aussi bien qu’Amara, qu'il tenait continuellement enchaîné en attendant sa rançon. Amara, ajouta Moubéchir, avait envoyé un messager â ses frères pour leur demander le prix de son rachat, et on attendait le retour de ce messager. Et moi, mon frère, dès que j'ai su toutes ces circonstances, j'ai perdu toute envie de dormir, et, sans attendre que le jour parût, j'ai repris le chemin du pays. En route, j’ai aperçu les Bènou-Zyâd, qui marchaient, au nombre de deux cents cavaliers, vers la tribu que je venais de quitter, et j'ai conclu qu'ils allaient délivrer leur frère. Je me suis tenu à l'écart, ils ne m'ont point aperçu. Voilà ce que j'ai vu et appris, depuis l'heure de mon départ jusqu'à l'instant présent. A toi de voir ce qu'il faut faire.
Sous le coup de ces nouvelles, Antar demeure un moment étourdi, accablé par la douleur que lui cause l'affreuse situation de celle qu'il aime. Puis il va aux tentes du prince Malik et lui révèle le sort d'Abla. Malik le conduit à son père.
— O roi ! dit Antar, voilà comment ces Bènou-Zyâd me récompensent. C'est moi, pourtant, qui ai sauvé Amara de la lance de Taricat-ez-Zéman.
— Que Dieu les maudisse tous ! dit Zohaïr. Ils ont agi en infâmes. C'est une chose inouïe, que cet Amara ait eu l'audace d'enlever Abla, une jeune fille de sa tribu. Et ses frères, ne sont-ils pas venus ici, devant moi, crier vengeance contre Antar, et demander son sang! Mais va, Père des Cavaliers, laisse-les faire ! Attends l'issue de leur expédition. Sache bien que Dieu les a poussés à leur perte, qu'ils périront sous les coups des ennemis, et que d'eux tous pas un, peut-être, ne reverra ses habitations. Quant à nous, attendons qu'il nous arrive de leurs nouvelles. Alors nous marcherons vers le Yémen, et je fais serment de ne pas revenir que je n'aie mis Abla en liberté et massacré Moufridj, fils d'Hemmaml Antar et Malik se retirent.
— Que penses-tu faire? demanda le jeune prince.
— Par le ciel ! dit Antar, je ne saurais attendre plus longtemps; il faut que je rejoigne Abla, dussé-je mourir pour elle. Je partirai cette nuit même, sous le voile des ténèbres. Je ne veux charger personne du poids de mes affaires, et je ne souffrirai point que le roi ait le moindre souci d'une telle expédition. Garde-moi le secret.
— Non vraiment, réplique Malik, tu ne courras pas seul les dangers d'une pareille entreprise. Je t'accompagnerai avec mes cavaliers et, à nous tous, nous sauverons Abla, Ait-elle au point de l'horizon où se lève le soleil. Mais, par ma vie ! je t'en conjure, patiente deux jours encore. Mon père partira pour une grande chasse, et quand il ne sera plus là pour nous retenir, nous saisirons l'occasion de quitter le camp.
Antar consent, car il chérit le prince. Le lendemain, il veut aller trouver son père et ses oncles pour les consulter, lorsque le fils de Zohaïr revient et lui dit :
— Père des Cavaliers, alerte! le moment est venu. Rien ne s'oppose à notre départ. Mon père a reçu une invitation de Bedr, fils d'Amr, chef des Bènou-Fezara. Il est déjà loin. S'il t'avait ordonné d'attendre, c'était seulement par crainte pour ta vie. C'est pourquoi partons sans retard, courons à la délivrance de ta fiancée.
Antar bondit de joie, et reconnaît dans le prince un véritable ami. Il envoie Chéiboub prévenir Cheddâd et Malik. Les Bènou-Carad prennent aussitôt leurs équipements de guerre, et le jour brille à peine que les cavaliers sortent du camp, au nombre de deux cents braves. Antar est à leur tête, monté sur son cheval Abjer; le prince Malik marche à son côté, et Chéiboub les précède, guidant la marche.
A chaque pas qu'il fait, le fils de Cheddâd croit entendre la voix d'Abla qui l'appelle.
— Me voilà ! me voilà, fille de l'oncle ! s'écrie-t-il en bondissant en avant.
— Patience ! patience ! dit Malik. Tes ennemis ne t'échapperont pas...
— Mes vrais ennemis, réplique Antar, sont les Bènou-Zyâd, les misérables ! et pourtant, à cette heure même, je marche à leur secours- Comment échapperaient-ils aux lances des Thayyites, si je ne les sauvais en sauvant celle que j'aime?
Tandis que les Bènou-Abs se dirigeaient, en toute hâte, vers la terre des Bènou-Thay, Moufridj attendait le retour de son esclave avec la rançon d'Amara. Il n'avait point renoncé à triompher de la résistance d'Abla ; il ne cessait de l'importuner et lui disait :
— Va, va, tu céderas tôt ou tard! Si ce n'est aujourd'hui, ce sera demain.
Mais elle ne lui témoignait que répulsion et dégoût.
Toute la tribu eut bientôt connaissance de la captivité des deux Absiens; hommes et femmes s'entretenaient de la subite passion de Moufridj et des fiers refus de la jeune fille. Le bruit de ces événements arriva aux oreilles de la mère de Nakid, fils de Djeilah. Elle portait le deuil de son fils, tué par Antar, et se lamentait nuit et jour, oubliant le sommeil et goûtant à peine aux aliments. A la nouvelle qu'un homme de la tribu d'Abs était prisonnier de Moufridj, elle monta sur sa chamelle, et, suivie d'un cortège d'esclaves, elle vint chez le fils d'Hemmam, dans l'espoir d'éteindre, par la vengeance, le feu qui brûlait dans son cœur.
Elle se présente, le visage enflammé, et adjure le chef de lui livrer Amara pour qu'elle l'égorge de sa propre main.
— Tante, répond Moufridj, c'est moi qui ai pris à ma charge le soin de venger ton fils. Ce ne serait point assez que de tuer ce misérable, et je ne serai point satisfait que je n'aie massacré tous les Bènou-Abs, fait un désert de leur territoire et immolé leurs seigneurs sur la tombe de Nakid, afin que sa chouette[3] se désaltère de lo.ir sang. C'est par ruse que j'ai demandé une rançon à celui-ci, espérant bien qu'elle me sera amenée par quelqu'un de ses frères, accompagné d'une troupe de leurs cavaliers. Je m'emparerai d'eux tous, et tu décideras de leur sort. Leur nègre ne peut manquer d'accourir pour les sauver. Je le saisirai et le mettrai entre tes mains, pour que tu l'égorgés et que tu rendes la paix à ton cœur et rafraîchisses tes yeux.
Ces paroles portent la joie dans l'âme de la vieille princesse. Elle tressaille d'espérance.
— Je veux du moins, dit-elle, torturer celui-ci à mon aise, en attendant que les autres nous soient livrés.
En même temps, elle saisit un fouet, bondit comme une lionne en fureur vers le malheureux Amara, qui gémissait, lié aux quatre pieux de fer, le frappe et le mord avec une folle rage.
— Mère des émirs, dit l'infortuné, pourquoi me maltraites-tu?... N'ai-je pas envoyé quérir ma rançon?
— Et comment te rachèteras-tu, fils des lâches? réplique-t-elle. Penses-tu échapper à la mort ? Par les idoles du Temple, toutes les richesses de ta tribu ne pourraient t'arracher à ton sort. Tu seras égorgé comme une brebis, égorgé de ma propre main, et je boirai ton sang, comme l'ivrogne boit une coupe de vin. Tu ne me connais pas : je suis la mère de Nakid, l'illustre guerrier, tombé sous les coups de votre nègre, que Dieu maudisse! Ah ! tu attends ta rançon... Et nous, nous attendons que tes frères, les Bènou-Zyâd, tiennent se prendre dans nos filets pour partager ta destinée!
En entendant ces paroles, Amara ne conserva plus d'espoir.
— Ah ! pensa-t-il, pouvais-je m'attendre à cette infâme trahison ? Hélas ! si Antar n'accourt pour sauver Abla et ne me sauve en même temps, je suis perdu sans ressource.
Rabi, fils de Zyâd, ses frères et ses deux cents cavaliers avaient rapidement traversé les déserts. Lorsqu'ils furent à peu de distance des habitations des Bènou-Thay, Rabi dit à ses compagnons :
— Cousins, nous approchons du camp de l'ennemi. Soyons prudents, gardons qu'il ne nous découvre et ne se rue sur nous, pour nous accabler par le nombre.
Rabi, disent les cavaliers, tu es le plus habile de nous tous. Décide, nous obéirons.
Marchez donc sans crainte, cousins. Avant le départ, j'ai combiné un dessein habile, qui sauvera notre frère et nous permettra de retourner, sains et saufs, vers nos demeures. Nous ferons halte, cette nuit, à l'étang de Djézâ. A l'aube, nous enverrons un messager à Moufridj pour lui dire : « Monte à cheval, et marche à la rencontre des Absiens. Ils sont venus au nombre de dix te conduire la rançon d'Amara. Mais une troupe ennemie les a attaqués sur ton territoire et les a dépouillés. Ils n'ont pas voulu combattre des guerriers de ta tribu, de peur que l'effusion du sang te portât ensuite à refuser toute rançon. Ils étaient cependant, eux et ce qu'ils t'amenaient, sous la sauvegarde de ton nom. Va donc les rejoindre, et reprends ton bien des mains des assaillants, si tu ne veux laisser rejaillir sur toi un éternel déshonneur. » Ainsi parlera notre messager. Et soyez sûrs, cousins, qu'aussitôt Moufridj s'empressera de venir vers nous, avec un petit nombre de gens; car il est vain de sa bravoure et peu perspicace. Et nous, nous serons en embuscade sur trois points différents, tandis que dix seulement resteront à découvert. Lorsque arriveront les Thayyites, nous fondrons sur eux et sous en rendrons maîtres. La liberté du chef sera la rançon de notre frère.
Ce projet plut aux Bènou-Zyâd et obtint leur assentiment. Le soir; on s'arrêta à l'étang désigné; et le lendemain, Ins, fils de Zyâd, l’un des frères de Rabi, fut chargé du message pour Moufridj. Ins était un jeune homme fin et de bonnes manières. Il partit avec tes instructions de Rabi et s'avança jusqu'aux tentes des Bènou-Thay. Un esclave lui indiqua celle de Moufridj. En ce moment, le fils d'Hemmam s'entretenait avec Selma, la mère de Nakid, au sujet du sort réservé à son prisonnier. Il était sous l'influence d'un vin capiteux dont il avait vidé maintes coupes, quand un de ses esclaves entra et dit: ;
— Seigneur, voilà un cavalier étranger qui demande à t'entretenir. Moufridj sort à l'instant et aperçoit Ins sur son cheval, armé en guerre et couvert de sa cuirasse.
— Que Dieu prolonge ta vie, noble Arabe ! dit le fils de Zyâd.
— Que désires-tu de moi ? demande Moufridj.
Ins s'acquitte du message et parle d'après les instructions de son frère. Il ajoute:
— Hâte-toi, avant que l'affaire s'envenime et que le sang arrose ma terre.
Moufridj, bouillant de fureur, rentre dans la tente ; il revêt sa cotte de mailles, attache à sa ceinture un sabre de trempe indienne, et dit à un esclave :
— Selle mon meilleur cheval, et pas un mot de ceci. Pur le maître de la Kaaba, j'irai seul et sans compagnons, fussent-ils plus nombreux que les étoiles. Quoi ! sur mon propre territoire, on osera mettre la main sur mes biens ! Moi vivant, mon nom ne sera pas une sauvegarde !
Aux éclats de sa voix, Selma arrive et lui demande la cause de son courroux. Moufridj, les yeux étincelants, lui répète le récit du cavalier étranger. Or Selma, nobles seigneurs, était une femme des plus habiles et des plus expérimentées.
— Eh ! ne vois-tu pas, dit-elle, que les paroles de cet Absien ne sont que mensonge et fausseté? Crois-moi, c'est une fourberie qu'ils ont tramée pour t'entraîner hors du camp, s'emparer de ta personne et racheter, par ta liberté, la liberté de leur frère. Et ce qui le prouve, c'est que l'esclave que tu avais envoyé vers leur pays n'est pas revenu. Sois prudent, et n'avance pas sans voir où ton pied va se poser.
— Conseille-moi donc, ô tante ! dit Moufridj, frappé de la perspicacité de la vieille femme.
— Empare-toi d'abord du messager, répliqua Selma, et attache-le à côté de l'autre prisonnier. Prends ensuite une troupe de tes braves, marche sur les Absiens et taille-les en pièces.
Le chef sort, force le frère de Rabi à mettre pied à terre, l'enchaîne et dit à ses esclaves :
— Conduisez-le avec l'autre ; et qu'ils subissent tous deux les plus rudes traitements, en attendant que je ramène leurs cousins et compagnons ; après quoi nous leur trancherons la tête à tous.
Ensuite il prend deux cents cavaliers aguerris et s'élance hors du camp.
Les esclaves ont lié Ins auprès d'Amara, dont ils ne savent pas qu'il est le frère. Puis ils se sont éloignés. Amara, éperdu, demande la cause du nouveau malheur qui atteint sa famille. Et quand son frère lui a fait connaître la triste issue du projet organisé par Rabi :
— Ah! s'écrie-t-il en sanglotant, c'en est fait des Bènou-Zyâd! Une horrible calamité s'est abattue sur notre tête, et nos ennemis n'ont plus qu'à se réjouir de notre perte.
— Toi seul en es la cause, dit Ins. Ne t'avions-nous pas dit de ne plus songer à la fille de Malik. Tu ne nous as point écoutés, tu t'es perdu en nous perdant avec toi. Si toute la famille de Zyâd périt en essayant de te sauver, ah ! quelle fatale renommée restera attachée à ton nom et au nom d'Abla !
— Puissé-je seulement, répliqua Amara, la voir encore une fois avant de rendre le dernier souffle ! Ensuite, advienne ce qu'il pourra quand je ne serai plus.
Rabi avait partagé ses gens en trois groupes, cachés en des lieux différents. Dix cavaliers seulement étaient en évidence lorsque Moufridj parut. Celui-ci songeait aux paroles de Selma, et dès qu'il fut à portée, il se rua, le sabre haut, sur ces dix hommes, dont il tua sept en un instant, sans vouloir rien écouter. Les trois autres prirent la fuite à toute bride. Ceux qui étaient en embuscade s'élancèrent alors en criant :
— Ia lé-Abs ! Ia lé-Adnan !
Et le chef thayyite, reconnaissant que la mère de Nakid ne s'était point trompée, les attaqua avec l'impétuosité du lion. Rabi se mordait les poings de rage.
— Qui eût pu prévoir, dit-il, que nous aurions affaire à une telle troupe. Il faut que ce Moufridj se soit emparé de mon frère et l'ait forcé par les tortures à lui révéler nos projets. Maintenant, luttons avec énergie, cousins ; désormais le sabre et la lance sont notre seul secours, si nous ne voulons porter la joie au cœur de nos envieux et d'Antar, fils de Cheddâd.
Les Absiens se sont jetés sur les Thayyites. La mêlée est terrible : la poussière tourbillonne à flots épais, les cailloux étincellent, le sang ruisselle, les crânes volent, les cuirasses sont transpercées et les âmes gémissent d'abandonner les corps. La nuit seule peut séparer les combattants. Les Bènou-Abs ont le plus souffert ; ils se retirent derrière une colline après avoir perdu cinquante des leurs. Moufridj dit à ses compagnons :
— La vieille Selma avait raison ; sans elle, nous périssions tous et les Bènou-Zyâd triomphaient. Mais nous avons déjoué leur ruse. Demain, je veux combattre, un à un, leurs plus vaillants guerriers, les vaincre en combat singulier et massacrer le reste, de sorte qu'il n'en demeure pas un pour porter dans leur pays la nouvelle de leur déroute. Vienne aussi leur nègre Antar, plus grande sera ma joie. Je veux le prendre vivant pour le livrer à la mère de Nakid, et ce triomphe mettra le comble à mon immortelle renommée.
Assuré de la victoire, le fier cavalier attend impatiemment que les ténèbres tournent le dos et que vienne le jour.
De son côté, Rabi se repent ; il regrette de n'avoir point envoyé la rançon de son frère. Il frémit à la pensée du déshonneur qui le menace parmi les tribus arabes. Mais il dissimule ses craintes et montre à ses compagnons un visage ferme et résolu.
Dès que paraît la blancheur de l'aube, les cavaliers volent de nouveau au combat. Moufridj s'élance entre les deux troupes. Il est monté sur un cheval alezan qui bondit comme les vagues de la mer irritée. La joie du triomphe éclate dans ses yeux. Son corps est protégé par une cotte aux mailles serrées et solides que la flèche ne peut pénétrer, que le sabre n'entamera pas. Il brandit une lance dont la peinte est semblable à la langue du serpent.
— Misérables fourbes, s'écrie-t-il en courant sur le champ de bataille, nous croyions que vous nous arriviez avec des chamelles et des chameaux pour racheter votre frère, et vous êtes venus avec des chevaux et des guerriers. Ah ! traîtres ! vos espérances ont été déçues. Il s'agit de combattre maintenant avec les lames tranchantes et les longues lances. Qui de vous osera lutter, seul à seul, avec moi sur cette arène? Voici le terme de votre voyage. Jamais vous ne reverrez votre frère ni votre messager.
A peine il achevait, qu'un homme sort des rangs des Absiens et s'avance pour combattre. C'est Caïs le Libéral, un des frères de Rabi. Les deux braves s'attaquent et disparaissent, en un instant, sous des nuages de poussière. De part et d'autre, les guerriers se rapprochent et tendent le cou vers le tourbillon qui cache les deux adversaires. Soudain, Moufridj pousse un cri de triomphe :
— Ialé-Cahtan!
Il reparaît, poussant devant lui Caïs désarçonné. Il le livre à ses esclaves, et revient au combat, renouvelant son défi. Thaleb-ed-Derak y répond, c'est l'un des héros des Bènou-Zyâd.
Tandis que les deux champions sont aux prises, Rabi, le cœur navré, se fait des reproches amers :
— O terrible destinée ! murmure-t-il. O tentes de la patrie ! vous reverrons-nous jamais? Notre haine contre Antar est la cause de notre perte. Ah ! si j'espérais pouvoir tenir encore quelque temps contre ces démons, j'enverrais un messager prévenir le roi Zohaïr et le prier d'en voyer le fils de Cheddâd à notre secours.
Il n'a pas achevé ces mots, qu'il entend la voix terrible de Moufridj et le voit sortir de la poussière, vainqueur de son frère Thaleb, qui est grièvement blessé. Rabi se mord les poings ; le monde s'obscurcit à ses yeux. Il veut s'élancer à son tour. Mais Aroua, fils de Ouerd, l'a devancé et lutte déjà contre le fils d'Hemmam. L'Absien et le Thayyite courent sur l'arène, se menacent, se poursuivent, se fuient, se prennent corps à corps. Aroua perd ses forces, Moufridj le saisit par les colliers et le jette, éperdu, aux esclaves.
Aussitôt s'élève une clameur terrible, la mêlée devient générale et le combat dure jusqu'à l'approche des ténèbres. Rabi, désespéré, ramène les siens derrière la colline voisine. De ses deux cents cavaliers, la moitié a péri et vingt autres ont pris la fuite. Le reste n'espère plus échapper à la mort. Pour comble de désespoir, les Bènou-Thay, qui les entourent, leur ont coupé le chemin des abreuvoirs et des sources ; que soif ardente dessèche leurs gosiers.
— Encore une nuit à vivre, disent-ils, et demain il ne restera de nous aucune trace! 0 Rabi, ne vois-tu rien pour nous sauver?
— Et que pourrais-je imaginer? répond le chef des Bènou-Zyâd. Nous sommes tombés dans l'océan des destins. Que puis-je faire, sinon implorer la miséricorde de Moufridj, le supplier de nous recevoir à merci et de fixer notre rançon?
En effet, le lendemain un messager de Rabi se rendit au camp des Bènou-Thay et parla ainsi à leur chef :
Illustre seigneur, ce qui distingue les Arabes des Barbares, c'est la fidélité à la foi jurée, la libéralité hospitalière, la sincérité dans les promesses, la générosité dans le pardon. Nous reconnaissons notre faute, nous avouons notre infériorité dans le combat. Et nous venons te prier de nous recevoir à rançon. Sinon, rends-nous la liberté des eaux, égalise les chances de la bataille ; si tu es un de ces Arabes qui redoutent le déshonneur et aspirent à la gloire, n'envoie contre nous qu'un nombre de guerriers égal au nôtre, afin que nous luttions avec bravoure et que nous mourions vaillamment sous les étendards.
Quand Moufridj entendit ce message, un orgueilleux sourire parut sur ses lèvres, il se crut au-dessus de tous les héros de sa râpe.
— Par Lat et Ozaa ! s'écria-t-il, vous n'avez qu'un moyen d'arracher vos cous au tranchant du sabre. Déposez les armes, mettez pied à terre et venez tous devant moi, pour que je vous coupe les cheveux et les oreilles. Après cela, je vous rendrai l'abord des sources et je vous laisserai la liberté.
Djémil (c'était le nom du messager), en proie à une soif dévorante, répondit avec vivacité :
— Seigneur, j'accepte les conditions pour moi-même. Prends mon cheval, prend mes armes ; coupe-moi les cheveux et les oreilles, rase encore ma barbe, si cela te convient, et laisse-moi rafraîchir d'un peu d'eau mon gosier aride.
A ces mots, Moufridj se met à rire; il fait grâce au malheureux Djémil.
— Ta franche réponse t'a sauvé, lui dit-il. Tu es libre, mais à condition de ne plus combattre ni à pied ni à cheval. Pars à l'instant et retourne dans ton pays.
Djémil, plein de joie, étanche sa soif et revient au camp des Bènou-Zyâd, où il porte les propositions du chef thayyite.
— Cousins, dit Rabi à ses compagnons désespérés, il ne nous reste plus qu'à mourir. Mourons avec gloire, plutôt que de conserver une vie déshonorée par un traitement infâme.
— Eh ! par Dieu ! réplique Djémil, la vie est chère au cœur de l'homme, et mieux vaut vivre sans oreilles que de boire la fatale coupe et d'abandonner son corps en pâture aux bêtes fauves.
Là-dessus il souhaite bonne chance à ses compagnons, lâche les rênes à son cheval et reprend le chemin de sa patrie.
Les Bènou-Zyâd retournent au combat ; mais la soif qui les dévore anéantit leurs forces, et en peu d'instants ils sont tous morts ou prisonniers de l'ennemi. Moufridj, ivre de joie, les emmène et retourne vers le camp de sa tribu.
Esclaves et hommes libres, tout s'est mis en mouvement pour marcher à la rencontre du vainqueur. Les tambourins résonnent, l'air retentit de triomphantes acclamations :
— Salut ! salut au guerrier unique ! salut au héros de l'époque ! Joyeuse entre tous, la vieille mère de Nakid s'avance vers les prisonniers et les frappe au visage, en disant :
— Grâce au ciel, je boirai donc de votre sang! Le soir et le matin, il remplacera pour moi le lait des chamelles...
Moufridj fait enchaîner les captifs à côté d'Ins et d'Amara, et prépose à leur garde dix de ses cavaliers. Puis il envoie de tous côtés des esclaves répandre sur le territoire de Cahtan la nouvelle de son triomphe; il invite tous les Bènou-Thay et les tribus alliées à venir assister au supplice des Absiens. Il n'oublie pas de faire avertir Mouldjem, fils de Hanzhala, et son frère Yézid le Buveur de sang.
Cependant on égorge des chamelles et des brebis, on fait un brillant festin, on mange, on boit et on se réjouit.
De leur côté, les prisonniers se lamentent et maudissent la vie. Rabi et ses frères poursuivent Amara des plus sanglants reproches: la souffrance et l'accablement l'empêchent de répondre.
Abla, en apprenant les infortunes des Bènou-Zyâd, avait tressailli de joie et oublié ses propres malheurs. Et maintenant elle n'attendait plus que l'arrivée de son cousin Antar, fils de Cheddâd.
La nuit vint mettre fin au festin des Bènou-Thay, et chacun rentra sous sa tente pour y goûter, le repos. Moufridj, la tête avinée, alla trouver sa mère et lui dit :
— Je veux cette nuit avoir joyeuse vie avec ma jolie Absienne. Si elle fait résistance, qu'elle s'attende à souffrir les plus horribles supplices, et à voir tous ses contribules égorgés. Va et me l'amène.
La mère se rend auprès d'Abla.
— Viens, lui dit-elle, mon fils te comblera d'honneurs, ainsi que les prisonniers. Mais si tu ne lui obéis, n'espère plus aucune grâce.
— Vieille de malheur! réplique la jeune fille, dût ton fils me hacher en morceaux, me faire boire la mort d'une gorgée et après cela massacrer la tribu entière des Bènou-Abs et tous ceux qu'éclaire le soleil, je ne céderai jamais à ses désirs. Je me tuerai plutôt de ma propre main, et nul au monde ne me possédera.
Irritée de cette réponse, la vieille femme frappe Abla d'un soufflet et dit à ses servantes :
— Prenez-la! traînez-la de force chez votre maître! Qu'il en fasse ce qu'il voudra.
Les esclaves obéissent, s'emparent de la jeune fille et l'emportent.
— Ia lé-Abs! Ia lé-Adnan! crie-t-elle. A moi! à moi! Où es-tu, Antar, terreur des cavaliers?
Du lieu où ils gisent enchaînés, les Bènou-Zyâd entendent sa voix.
— Qu'a-t-elle à crier ainsi au milieu de la nuit? demandent-ils à leurs gardiens.
Un de ceux-ci leur apprend que Moufridj, si elle lui résiste, a juré par la Kaaba d'arracher la vie à tous les prisonniers.
— Plaise à Dieu, dit Aroua, qu'elle ne cède point et que Moufridj nous fasse trancher la tête pour nous délivrer de la honte et de l'opprobre. Mais, s'il m'en croyait, il cesserait de s'acharner après cette jeune fille; car, par la foi des Arabes ! elle est fatale à quiconque la désire.
Aroua n'a pas achevé, que tout à coup des clameurs épouvantables s'élèvent dans le camp. La tribu entière semble bouleversée, on entend le cliquetis du sabre qui travaille dans la foule.
— Ah ! ah ! murmure le fils de Ouerd, voilà le moment ! voici la nuit qui montrera à Moufridj quelle fatalité est attachée à la personne d'Abla. Fils d'Hemmam, tu mourras, fusses-tu le cavalier de la plaine et de la montagne !
Il se tait et prête l'oreille. Et voici que de tous côtés un cri retentit :
— Ia lé-Abs! Ia lé-Adnan!
Et la voix d'Antar mugit au milieu de ce tumulte. Et cependant le sabre poursuit son œuvre, le sang coule, les guerriers expirent, le feu de la guerre lance des étincelles. Les fuyards s'échappent dans toutes les directions, se heurtent les uns les autres et trébuchent aux cordes des tentes.
Nous avons raconté le départ du fils de Cheddâd avec le prince Malik. Ils approchaient des demeures des Bènou-Thay, et Chéiboub allait partir en avant, pour prendre des informations et savoir le sort de Rabi, lorsque parut un cavalier qui courait à bride abattue et dévorait l'espace. Antar se mit en travers de sa route, l'arrêta et reconnut Djémil l'Absien.
— Comment ! toi ici? dit Antar.
— Quoi ! et toi-même, Père des Cavaliers! dit le fuyard, qui s'élança à terre, pleurant et gémissant, et se couvrit la tête de poussière.
Cheddâd arrive, prend Djémil par la main et le conduit devant l'émir Malik. Le prince l'interroge.
— Ah ! seigneur, que te dirai-je? les fils de Zyâd sont captifs et leurs guerriers sont morts !
En peu de mots, il raconte le triste sort de l'expédition.
— Prince, demande Antar, que faut-il faire ?
— Se hâter, répond Malik, courir, sauver Rabi et les siens, s'ils luttent encore. Qu'ils doivent la vie à ton sabre, qu'ils le sachent et n'aient plus contre toi aucun sentiment de haine.
— Oh ! répliqua le fils de Cheddâd, je sais bien que les cœurs des Bènou-Zyâd ne me seront jamais favorables, eussé-je accompli pour eux mille hauts faits. Et quant à supposer qu'ils résistent encore, vraiment ils n'ont ni assez de vigueur ni assez de fermeté, et à cette heure ils sont tous captifs aux mains des Thayyites. Djémil nous dit qu'ils étaient sans eau, et ne savons-nous pas que la soif abat les plus fiers courages? Pour moi, je propose d'attaquer le camp des ennemis au milieu de la nuit, de les surprendre, changer leur joie en deuil et sauver Abla avant que le jour brille.
Adoptant cet avis, la troupe se remet en marche et ne s'arrête qu'en vue des tentes des Thayyites. Les ténèbres sont venues ; les Absiens ne voient plus aucun feu allumé, tout repose, esclaves et maîtres. L'émir Malik avec cent cinquante des cavaliers prend la droite, Antar avec les cinquante autres s'élance vers la gauche, et l'attaque commence.
Moufridj, sous sa tente, attendait l'arrivée d'Abla, lorsque les cris des assaillants vinrent faire à ses pensées d'amour une terrible diversion. Troublé encore par les fumées du vin, il lui sembla que le ciel et la terre s'entrechoquaient.
— Mon cheval! mes armes! s'écria-t-il. Ah ! si un heureux coup du destin avait poussé vers nous ce nègre des Bènou-Abs, avec quels transports je l'accueillerais, cet Antar ! Quelle joie de m'emparer de lui et de le plonger dans l'avilissement !
Au milieu de ce tumulte, Abla avait entendu la voix de son cousin retentir dans les ténèbres comme le fracas du tonnerre. Dès lors, elle cessa de craindre, et le calme rentra dans son cœur.
— Enfin, le voilà! dit-elle; le voilà, ce hardi cavalier, ce lion aux griffes acérées, qui tranchera pour jamais le fil de tes espérances! Infâme, il va fondre sur toi, l'aigle des Bènou-Abs, et bientôt dans la nuit on entendra les lamentations et les cris de désespoir de ta mère privée de fils.
La mère de Moufridj l'écoute, frémissante, et la frappe avec violence.
— Tais-toi, fille de l'infamie! hurle-t-elle. Ne crois pas échapper à ton destin. Celui dont tu espères le secours, attends, attends, tu verras bientôt son cadavre étendu sans vie sur la terre !
En achevant, elle voit Moufridj qui est monté à cheval, mais qui chancelle sous le poids de l'ivresse et peut à peine se tenir sur sa monture. Tremblant pour les jours de son fils, elle l'arrête et l'écarte du champ de bataille.
En cet instant, Chéiboub vient de mettre le feu aux tentes, la fumée s'élève et ajoute à l'épaisseur des ténèbres. Çà et là brillent des lueurs fauves ; les collines ne cessent de retentir des cris des combattants. Effarés, frissonnants, les chameaux et les chamelles bondissent dans toutes les directions, écrasant hommes et femmes sous leurs pesants sabots ; ils courent et ne s'arrêtent qu'aux sommets des collines.
Le frère d'Antar se dirige vers l'endroit où sont les prisonniers, toujours enchaînés, éperdus. Dix d'entre eux ont péri, piétinés par les chevaux. Leurs gardiens, terrifiés, ne savent s'il faut courir à l'ennemi ou rester à leur poste.
Cette irruption soudaine, à l'heure du premier sommeil, d'un ennemi dont elle ne peut deviner le nombre, a jeté l'épouvante et la consternation dans la tribu. La vieille mère de Nakid assiste à la déroute de ses contribuas et les voit chercher dans la fuite un salut qu'ils osent à peine espérer. Elle aperçoit Moufridj lui-même retenu par sa mère, forcé de fuir avec ses esclaves loin de la mêlée. Alors la vieille Selma saute sur un cheval de race, brandit un sabre et s'écrie :
— Par le maître du monde ! je ne sortirai pas du camp que je n'aie rafraîchi mon cœur et satisfait mes désirs !
Elle se dirige vers le groupe des captifs, se rue sur eux, frappe à droite et à gauche, avec le tranchant du sabre et blesse un grand nombre de ces malheureux. La terrible Furie prétendait les tuer tous, lorsque Chéiboub court sur elle et pousse à sa face un cri épouvantable. Selma, effrayée, tourne bride et s'élance à la suite des fuyards. Le fils de Zébiba tranche aussitôt les cordes qui enchaînent Rabi et ses frères ; ceux-ci, à leur tour, mettent leurs compagnons en liberté. Puis, tous ensemble, ils poussent un même cri :
— Ia lé-Abs ! Ia lé-Adnan !
Et les montagnes leur répondent.
Quand les premiers rayons de l'aurore éclairèrent le camp, il n'y restait plus d'autres Thayyites que les morts, les prisonniers et les femmes qui n'avaient pu réussir à s'échapper.
Chéiboub, depuis quelques instants, rôdait parmi les débris des tentes à la recherche d'Abla. Il la découvre enfin, au milieu des cadavres, gémissante et sans force, se traînant du côté où résonne la voix d'Antar. Chéiboub s'approche d'elle et soutient sa marche chancelante. Ils rejoignent enfin le fils de Cheddâd. Antar voit sa cousine, il saute à terre, serre Abla sur sa poitrine, la baise entre les yeux, la rassure et la calme par de douces paroles.
— Cesse de gémir, ô ma bien-aimée ! Tes peines sont finies. Eh quoi ! moi vivant, de tels malheurs ont-ils pu t'atteindre? Mais, hélas ! qui peut se flatter d'échapper aux traîtres coups de la fortune?
Puis, s'adressant à son frère :
— Va, dit-il, conduis-la sous la tente qu'occupait Moufridj. Je vous y rejoindrai avec le prince Malik. Fais-la reposer et veille sur elle.
Chéiboub obéit. Il trouve la tente entièrement déserte. Il furette dans tous les coins, ouvre les coffres et y découvre les riches vêtements, la couronne et les joyaux dont Abla était parée lorsque Moufridj s'était emparé d'elle. Tous ces trésors, il les rend à la jeune fille ; puis il demeure, à côté d'elle, sous la tente.
Antar cherche à rejoindre le fils du roi Zohaïr. Le prince et sa troupe avaient combattu, toute la nuit, en cavaliers infatigables. Antar les découvre courant au milieu des tentes et brandissant encore leurs sabres. Ils s'abordent et se félicitent réciproquement de leur triomphe. Puis on s'examine, on se compte. Trois guerriers seulement ont péri parmi les compagnons d'Antar, et treize parmi ceux du prince. Mais le camp, spectacle horrible ! est jonché de cadavres aussi nombreux que les galets sur le rivage de la mer.
— Prince, dit Antar au fils de Zohaïr, notre but est atteint. Il est prudent de ne pas nous attarder sur le territoire des ennemis.
On se prépare donc au départ. Arrivent Rabi et ses compagnons, tous dans un misérable état. Leur nombre est réduit à cent vingt; les autres sont morts.
A la vue d'Antar, Rabi verse des larmes de fourbe :
— Fils de l'oncle, dit le traître, aucun de nous n'ose lever son visage devant toi. Nous avons mal agi à ton égard, et cependant c'est à tes mains généreuses que nous devons le salut. Mais l'homme est naturellement vain et orgueilleux de s'élever aux dépens d'autrui. Maintenant Dieu a clairement montré ta supériorité; tu as-retrouvé ta cousine, et nous voici tous, devant toi, comme des esclaves.
Antar ne le laisse pas achever, il l'embrasse, et adresse à tous les Bènou-Zyâd, sans excepter Amara, des paroles de félicitation. Ceux-ci, pourtant, gardent au fond du cœur l'envie et la haine. Ils entrent sous les tentes pour goûter quelque repos et donner quelques soins à leurs blessures.
— Ah ! cousins, leur dit le fils de Cheddâd, sans cette discorde qui a éclaté entre nous, jamais les Bènou-Abs n'eussent donné à leurs ennemis la joie d'une telle humiliation. La victoire est à nous maintenant. Mais n'oublions pas que nous sommes au milieu des habitations des Bènou-Thay, entourés des nombreuses tribus de Cahtan, sur une terre où chaque homme nous est un ennemi. Bientôt vous les verrez accourir de tous les points de l'horizon et tomber sur nous comme des vautours. Alerte donc ! ne perdons pas de temps.
Le prince Malik ajoute ses instances à celles de son ami. On égorge en hâte quelques pièces de bétail et l'on mange joyeusement ce repas improvisé.
Les Bènou-Thay, chassés de leurs demeures, s'étaient réfugiés derrière une éminence voisine. De là, Moufridj, au premier éclat du jour, vit les Bènou-Abs maîtres de son camp, où gisaient les cadavres de ses compagnons. Les dernières fumées de l'ivresse s'étaient évanouies, il sentit alors clairement sa honte et se mordit les poings avec rage.
Bientôt, les Absiens, réconfortés par quelques alimente et un court repos, montèrent à cheval et s'éloignèrent avec rapidité. A peine ils étaient partis, que survint une troupe de cinq cents cavaliers djédilites, bien montés, bien armés, qui, sur la foi des messagers de Moufridj, venaient goûter le plaisir d'assister au crucifiement des Bènou-Zyâd.
Quelle fut leur surprise et leur rage, quand ils virent le camp dans cet horrible pêle-mêle de corps morts et de tentes à demi consumées, et que Moufridj, furieux et désespéré, leur eut appris les événements de la nuit ! Altérés de vengeance, les Bènou-Djédila voulaient courir sur les traces des Absiens, lorsqu’arriva une seconde troupe de cinq cents guerriers. C'étaient des Bènou-Nébhan commandés par Mouhelhel, fils de Fiadh qu'on surnommait la Mer infranchissable.
A la vue de ces nouveaux cavaliers, Moufridj se redresse, reprend courage et oublie ses peines. Il envoie un des siens pour redire à Mouhelhel l'attaque et le triomphe des Bènou-Abs. Les Bènou-Nébhan pleurent la mort de leurs amis.
— Et combien de milliers d'hommes avait donc Antar, le nègre maudit, disent-ils, pour qu'il ait pu vous traiter de la sorte ?
— Hélas ! cousins, il n'avait que deux cents cavaliers. Mais il nous a surpris au sein des ténèbres, quand le sommeil et l'ivresse fermaient tous les yeux.
Alors un cavalier nébhanide prend la parole : c'est Djabir, le lion de sa tribu.
— Quelle honte pour les Bènou-Thay ! dit-il. Par le ciel ! je jure de ne point quitter le dos de mon cheval que je n'aie atteint le fils de Cheddâd et lavé notre déshonneur !
Il s'élance, les yeux étincelants, et ses compagnons le suivent. Moufridj rassemble le reste de ses guerriers ; les Bènou-Djédila se joignent à lui; et les trois troupes réunies, formant une armée de deux mille hommes, courent sur les traces d'Antar avec une impétuosité capable d'effrayer les djinns et les démons. Us dévorent l'espace et atteignent les Absiens au moment où le soleil se couche.
Ceux-ci se disposaient à faire halte pour goûter le repos du soir -, mais au bruit de la troupe qui court sur eux, ils demeurent en selle et se tiennent prêts à combattre.
En cet instant, Moufridj interpelle Djabir :
— Qu'en dis-tu, cavalier des gorges et des ravins? Les taillerons-nous en pièces avant le jour?
— Non pas, répond Djabir. Ils sont en petit nombre, nous formons une armée considérable. A quoi nous servira cet avantage, s'ils se mêlent à nous, au milieu des ténèbres. Mon avis est que tu prennes les devants avec mille cavaliers et leur coupes le chemin de leur pays, tandis qu'avec le reste des nôtres je les empêcherai de retourner en arrière. Lorsque le jour sera venu, nous fondrons sur eux des deux-côtés, et nous les passerons tous au tranchant du sabre. Alors du moins nous pourrons distinguer l'ami de l'ennemi.
Moufridj n'hésita point à adopter ce projet, car il connaissait Djabir pour un guerrier sagace et expérimenté (et ce Djabir était le père d'Eced-el-Réhis, qui doit un jour porter le deuil dans la tribu d'Abs et tuer Antar; mais, avec la permission de Dieu, souverain Seigneur, nous raconterons chaque chose en son lieu). Le fils d'Hemmam prit donc la moitié de l'armée et alla camper en travers du chemin des Bènou-Abs.
Les Absiens cependant avaient l'oreille et l'œil ouverts. Ils entendirent le bruit et virent l'éclair des sabres.
— Père des Cavaliers, dirent-ils avec inquiétude, nous voici atteints par les Bènou-Thay... Que faut-il faire? De quelle rage ne doivent-ils pas être animés contre nous?
— Cousins, répondit Antar, il n'y a pas lieu de craindre qu'ils nous attaquent de nuit. Sous les ténèbres encore accrues par la poussière, comment se reconnaîtraient-ils entre eux? Non, ils ne commettront jamais une telle faute s'il y a parmi eux un seul homme intelligent.
— Nous les avons vus, dit l'émir Malik, se partager en deux troupes, dont l'une a pris sur nous les devants et dont l'autre est restée sur nos derrières.
— Eh ! sans doute, répliqua le fils de Cheddâd, ils craignent que nous nous échappions à la faveur de l'obscurité, et n'imaginent pas que nous ayons l'audace de les attaquer. Mais, par Celui qui fait briller le croissant de la lune et qui connaît le nombre des grains de sable, je jure que la nuit ne s'achèvera pas que je ne les aie réduits à fuir en désordre parmi ces collines ! Dis à tes compagnons de rester en selle et de conserver leurs armes, et vous verrez les événements de cette nuit.
— Quelle est ta pensée ? demanda l'émir.
— Je veux, dit Antar, attendre que nos ennemis aient fait halte et se reposent dans une profonde quiétude. Nous tomberons alors sur la troupe qui nous barre le chemin. Attirée par les clameurs, la seconde troupe fondra sur nous pour nous prendre à dos. L'attaque une fois commencée, vous garderez le silence et combattrez sans dire un mot, mêlés aux ennemis de telle sorte qu'on ne puisse distinguer un Absien d'un Cahtanide. Les coups de sabre pleuvront à tort et à travers; vous vous disperserez sur tous les points ; et, quand la bataille sera bien engagée, gagnez les devants, prenez le large et laissez les deux troupes se sabrer l'une l'autre jusqu'au matin.
— Fort bien imaginé ! dit le fils de Zohaïr, qui donna des ordres en conséquence.
— Bonne affaire ! murmura le traître Amara à l'oreille de son cousin Aroua. Quelle excellente occasion de nous défaire du nègre ! Détachons-lui un espion qui ne le perde point de vue, qui le surprenne par derrière au moment de la charge et le tue d'un coup de lance.
— Quelle sotte pensée ! répondit Aroua. Si Antar périt cette nuit, ne vois-tu pas que nous périrons tous avec lui. Laisse-là ton idée ridicule, et n'oublie, pas que notre salut à tous est lié au salut du fils de Zébiba.
Quand les deux troupes thayyites eurent pris leurs dispositions de repos, que la plupart des guerriers furent endormis et que la nuit eut toute son obscurité, le fils de Cheddâd dit à Chéiboub:
— Mon frère, je te confie Abla ; ne la quitte pas un instant et ne veille que sur elle.
Il faut dire que, ce soir-là, la jeune fille montait un coursier généreux et s'était revêtue d'une cotte de mailles solide, en prévision des coups de sabre qui pouvaient l'atteindre dans la confusion de la bataille.
Après ces recommandations, Antar donna le signal à l'émir Malik, à Rabi et à leurs guerriers ; et tous, d'une seule voix, poussèrent un cri épouvantable, dégainèrent, brandirent les lances et se ruèrent comme un seul homme sur la troupe de Moufridj, fils d'Hemmam, massacrant ceux qu'ils trouvaient debout, écrasant sous les pieds des chevaux ceux qui dormaient étendus sur la terre.
Aux cris des braves, la troupe des Bènou-Nébhan s'éveille. Djabir court vers le chef Mouhelhel.
— Par Dieu ! dit-il, les Bènou-Abs agissent en guerriers habiles. Si nous courons au secours de Moufridj, nous avons tout à perdre ; et si nous demeurons ici, les Absiens feront de sa troupe un carnage horrible et regagneront, sains et saufs, leurs habitations.
— Quel absurde bavardage! s'écrie Mouhelhel. Eh quoi ! les enfants de Cahtan craindront-ils de se mesurer avec les Adnanides ? Allons, cousins, au combat ! au combat !
Il s'élance et sa troupe le suit vers le point où retentissent les cris de guerre. En peu d'instants, amis et ennemis se mêlent au sein des ténèbres. Le sabre travaille, les crânes volent. Les coups tombent à tort et à travers, on ne se reconnaît plus, les héros périssent de la main de leurs frères...
Antar combat comme un homme qui haïrait la vie et voudrait quitter le monde. C'est merveille de le voir. Il met en pièces les escadrons et tue sans relâche. Enfin, au moment où l'aube va paraître, il s'échappe avec les siens, s'éloigne dans la plaine et laisse aux prises les armées de Moufridj et de Mouhelhel, qui ne cessent de s'entretuer avec acharnement jusqu'au moment où l'aurore, venant à briller, leur permet de se reconnaître. Ils cessent alors de se massacrer, mais déjà cinq cents Thayyites jonchent le champ de bataille.
Les Bènou-Abs accablés de fatigue, les Bènou-Thay lassés de carnage, se reposent à peu de distance les uns des autres et donnent quelques instants de répit à leurs chevaux, lorsque Selma, la mère de Nakid, qui a suivi sa tribu, paraît debout entre les deux troupes.
— Honte sur les Bènou-Thay ! s'écrie-t-elle. Le nègre d'Abs triomphe et ma tribu est avilie. O Arabes, ne trouverai-je point parmi vous un guerrier assez brave pour me venger ? Ah ! qui me servira à boire une gorgée du sang d'Antar, ou à manger une bouchée de sa chair?
Emportée par la rage elle veut se jeter sur les Bènou-Abs. Moufridj s'élance vers elle, la retient et lui dit :
— Reviens, ô tante. Ne crains rien. Nous avons aujourd'hui bien d'autres morts à venger que celle de Nakid, et le massacre de tous les Bènou-Zyâd et de tous les Absiens suffira à peine à nous satisfaire.
En achevant ces mots, il bondit entre les deux troupes, court de long en large dans l'intervalle qui les sépare et s'écrie :
— Absiens, vous avez sauvé vos prisonniers par la surprise et la ruse. Vous ne nous avez pas été inférieurs, cette nuit. Mais c'est au grand jour que se manifestent les actions vraiment glorieuses; c'est au grand jour que les héros acquièrent leur renommée. Avant tout, les Arabes aiment l'équité; c'est pourquoi nous ne vous accablerons pas par le nombre. Venez au combat cavalier contre cavalier, brave contre brave. Pour moi, je ne veux combattre qu'avec un guerrier égal à moi par la renommée et la naissance; et, quand nous aurons tiré vengeance des nobles seigneurs, nous tomberons sur les esclaves.
Puis il improvise ces vers :
« Lorsque le soin de mon honneur n'exige pas que je tire le sabre et pointe ma lance de Samhar,
« Je n'interromps pas mes causeries du soir, ou je ne chasse pas le sommeil de mes paupières;
« Mais, ô Bènou-Adnan, vous avez honteusement agi envers nous, comme des gens sans honneur ;
« Et si je ne tire de vous une prompte vengeance, qu'on ne dise plus que je suis noble de père et de mère !
« Je m'élance au combat, la main armée d'un lourd sabre à deux tranchants;
« C'est avec lui que je mettrai vos cavaliers en pièces à la face du soleil, tandis que le lâche se mordra les poings de rage. »
En ce moment, Antar était auprès d'Abla, et s'informait de son état; car il ne l'avait point vue depuis la veille. Et Abla lui répondait:
— Par ta vie! fils de l'oncle, qu'ai-je à craindre, tant que tu vivras? C'est alors qu'il entendit Moufridj prononcer ses paroles de défi.
Monté sur son cheval Abjer, Antar courut aussitôt en face du chef Thayyite :
— Tais-toi, fils de l'infâme! lui dit-il. Ta mère et les tiens auront bientôt à pleurer ta perte. Tu te vantes de ta noblesse, tu demandes pour adversaires les nobles seigneurs. Moi, je ne suis que le moindre des esclaves des illustres Bènou-Abs; et pourtant, prends garde à toi sur le champ de bataille. J'effacerai jusqu'aux derniers vestiges de toi et de ta race. Crois-tu que j'oublie comment tu as traité la fille de mon oncle, ta captive ? As-tu pensé que ma vengeance serait satisfaite du sang que j'ai versé les nuits dernières, et que je te laisserais fuir, vivant, vers les collines ? Non, par le maître du jour et de la nuit ! Je ne sortirai point de ce pays que je ne vous aie vus tous étendus à mes pieds, privés de souffle.
Puis, répondant aux vers de Moufridj, il ajouta :
« Quand l'ennemi me cherche querelle, j'ai recours à ma lance de Samhar.
« Le tranchant du sabre est mon juge ; c'est lui qui prononce entre mon adversaire et moi.
« Ah ! vous ne me connaissez point! Ma gloire pourtant s'est répandue jusqu'aux deux horizons.
« Mon glaive a porté mon nom jusqu'aux points du ciel où brillent d'un côté Canope et de l'autre les étoiles de l'Ourse.
« Combien de guerriers n'ai-je pas laissés gisants, les membres sanglants, la face souillée de poussière.
« Combien, que la seule terreur de ma personne a mis en fuite ! et que de larmes j'ai fait couler des yeux des mères et des épouses !
« Aujourd'hui c'est vous tous que je veux détruire, afin d'éteindre le feu qui me brûle et de rendre la fraîcheur à mes yeux. »
Il achève : En un clin d'œil les deux guerriers sont aux prises et accomplissent mille prodiges de valeur.
Cependant Moufridj sent la lassitude envahir ses membres et paralyser sa vigueur. Il commence à redouter l'issue du combat, et veut donner à sa troupe le signal d'une attaque générale. Mais Antar ne lui en laisse pas le temps ; il pousse un cri à la face du thayyite, fond sur lui, et d'un terrible coup de sabre lui fend la tête jusqu'à la mâchoire. Moufridj tombe. Antar le laisse se débattre dans les convulsions de l'agonie, fait bondir son cheval sur l'arène et appelle à grands cris un nouveau champion.
Les Bènou-Abs triomphent, les Bènou-Thay frémissent de rage et veulent engager la bataille. Djabir les retient :
— Attendez, leur dit-il. Tant que vivra ce démon de nègre, n'espérez rien. Mais je l'ai observé pendant sa lutte avec le fils d'Hemmam, j'ai reconnu ses côtés faibles, et j'ai vu comment on peut le vaincre. Laissez-moi combattre avec lui, sa vie est à nous.
Djabir s'élance donc au-devant d'Antar, cuirassé de fer, monté sur un cheval aux jambes solides comme des piliers, armé d'un sabre dont un seul coup fendrait en deux un éléphant. Il fait de rapides évolutions et improvise ces vers :
« A toi, fils des lâches ! C'est moi qui serai ton adversaire. Laisse-là tes vaines fanfaronnades.
« Périsse la tribu qui s'est déshonorée à tous les yeux en recevant un esclave bâtard parmi ses nobles ! »
A cette injure, le fils de Cheddâd bondit de courroux, et répond par ces vers :
« Que je sois esclave ou que je prétende à la noblesse, c'est à mon sabre que je demande la gloire et l'honneur.
« Quand je le tire du fourreau, au jour de la colère, les nobles seigneurs frissonnent et baissent leurs cous devant lui. »
Antar et Djabir se choquent alors comme deux montagnes. Tous deux pointent leur lance. Le coup de Djabir n'atteint que l'air, celui d'Antar frappe au but. Car Antar, ô chers auditeurs, était le cavalier de l'époque et le dompteur des braves. La pointe de sa lance pénètre dans la poitrine de Djabir et sort étincelante par le dos.
Le chef des Bènou-Nebhan, Mouhelhel, voyant tomber son cavalier, fait un signe et crie :
— Sus à ce démon!
L'armée entière s'ébranle et fond de tous côtés sur le fils de Cheddâd.
Le prince Malik a deviné le mouvement. Il vole, les Absiens le suivent et repoussent l'attaque. Le tumulte est au comble, la poussière obscurcit l'air, le sabre fouille dans les poitrines, et les âmes désespèrent de revoir leurs demeures. Antar tue sans relâche, jeunes et vieux tombent autour de lui; il s'attaque de préférence à ceux qui portent sur la tête les insignes du commandement. Mouhelhel a peur, il craint de rejoindre Djabir et Moufridj dans le tombeau ; il fuit avec sa troupe en désordre, serrée de près par les Absiens rapides comme des aigles. Enfin l'obscurité dérobe les fuyards aux yeux de leurs vainqueurs, qui reviennent sur leurs pas, ivres de joie et célébrant leur triomphe.
Antar, couvert de sang comme d'un manteau de pourpre, se présente devant Abla et lui dit :
» O Abla, si la noire poussière t'a caché mes actions durant le combat,
« Interroge mon cheval, demande-lui si je ne l'ai point lâché au milieu des bataillons épais comme la nuit.
« Demande à mon sabre si je n'ai point frappé avec sa lame la tête des chefs.
« Demande à ma lance si de sa pointe je n'ai pas atteint les braves entre la gorge et le gosier.
« J'ai désaltéré tour à tour ma lance et mon sabre ; et j'ai massacré les héros, sans redouter les conséquences.
« Et n'était celui dont la toute-puissance a élevé le firmament, je ferais de la coupole des cieux le dos de mon coursier. »
Il dit. Abla répond par un sourire, et le remercie de sa noble conduite. Le prince Malik le serre dans ses bras. Le père d'Abla et les Bènou-Zyâd, malgré le fiel qui remplit leurs cœurs, lui rendent grâces aussi et font des vœux pour son bonheur.
Les Bènou-Abs peuvent maintenant se reposer en toute sécurité et réparer par la nourriture et le sommeil les rudes fatigues du jour.
Mais les envieux d'Antar ne sauraient dormir. Un feu intérieur les dévore ; ils se tiennent ensemble à l'écart, ils essayent de tromper les ardeurs de leur haine par des malédictions et des imprécations.
— Ah ! cousin, dit Malik, père d'Abla, comme Dieu l'a favorisé, ce vil esclave. Chaque fois que je jette les yeux sur lui, il me semble que mon corps se liquéfie comme du plomb. Dans mes vaines machinations, j'ai toujours été la victime de mes propres ruses, et lui, il est sorti glorieux de mes embûches, manifestant plus clairement à chaque fois et sa bravoure et son éloquence poétique.
— Bah ! dit Amara, sa bravoure et sa vigueur n'ont rien de surhumain ; et quant à son éloquence, qu'est-ce autre chose que du bruit et des flonflons?
— Tu as beau dire, interrompit Aroua, tu seras seul de ton avis. Il n'y a pas un seul homme d'Abs ou de Rhatafan qui pût aujourd'hui lutter avec Antar ni en vaillance, ni en verve poétique. Et ce que j'en dis, ce n'est certes point par affection ; car je le hais. Mais la vérité est la vérité. N'avez-vous pas entendu ces vers qu'il improvisait en revenant du combat :
« Et n'était celui dont la toute-puissance a élevé le firmament, je ferais de la coupole des cieux le dos de mon coursier. »
Non, par la foi des Arabes, nul ne l'a surpassé ni en paroles ni en actions. Ah ! quelle gloire est la sienne ! Que Dieu maudisse le ventre qui l'a porté !
Malik reprit :
— Pour moi, je ne puis plus supporter sa vue ni habiter les lieux qu'il habite. Dès que nous serons sortis de ces déserts rocailleux, je m'échapperai avec ma fille à la faveur des ténèbres, et j'irai chercher quelque protecteur assez puissant pour me défendre de ses entreprises. Car je ne saurais vivre dans une telle honte, au milieu de ma famille et de mes proches.
— Cousin, dit Rabi, tu ne nous quitteras pas. Je veux t'enseigner un moyen de n'avoir plus à t'inquiéter ni d'Antar, ni de personne.
— Quel est-il ? demanda Malik.
— Attends que nous soyons de retour sur notre terre. Alors entre chez l'émir Chas, fils du roi Zohaïr, saisis le pan de sa tunique, demande-lui sa sauvegarde, confie-lui ta fille et dis-lui : « Voici Abla qui est ta servante, prends-la, je te la livre entièrement, marie-la suivant ta fantaisie, pourvu qu'Antar, le plus vil des esclaves, soit forcé de renoncer à ses prétentions. » Sache, en effet, cousin, qu'il n'y a pas d'homme au monde que Chas haïsse plus qu'Antar. Et dès qu'Abla sera sous son égide, tu pourras être en paix au sujet de ta fille. Nous n'aurons plus à nous occuper alors que de ce démon, à qui nous ne laisserons point de repos que nous n'en ayons purgé la terre.
Le roi des Bènou-Thay, Mouldjem, fils de Hanzhala, et son frère Yézid le Buveur-de-Sang, avaient à peine reçu la nouvelle de la captivité des Bènou-Zyâd, qu'ils apprirent celle de leur délivrance.
— Laisserons-nous une telle audace impunie ! s'écria Mouldjem. Non, par le ciel ! La tribu d'Abs s'en glorifierait trop aux dépens de notre gloire.
C'est pourquoi les deux frères, réunissant tous les cavaliers qui leur obéissaient, se mirent à la poursuite des Absiens. Ils rencontrèrent en chemin les troupes de Mouhelhel. On se rallia, et tous les guerriers réunis formèrent une armée de dix mille hommes, qui couvrait l'étendue du désert. Après de courts instants de repos, on se remit en marche, et le jour brillait à peine, quand la petite troupe de Malik aperçut cette armée effroyable. Grande fut la stupeur des Bènou-Abs.
— Allons! allons ! dit Antar. Qu'importe le nombre des ennemis? Ceux-là seuls périront, que le destin a d'avance dévoués à la mort.
Aroua tremblant dit au père d'Abla :
— Nous voilà tous perdus sans ressource. Antar seul peut-être échappera à la mort. Quant à nous, plus d'espoir.
Malik, aussi peu rassuré qu'Aroua, répliqua :
— Tu as raison. Il ne nous reste qu'un moyen de salut, la fuite.
— Mais si nous fuyons, reprit le fils de Ouerd, ta fille sera tout d'abord la proie des Thayyites.
— Eh ! dit Malik, j'aime mieux la voir captive que mariée à cet esclave.
— Cousins, interrompit Rabi, nous aurions raison de fuir, si le prince Malik n'était avec nous. Mais, après avoir échappé aux coups de l'ennemi, échapperions-nous à la vengeance du roi Zohaïr, qui nous accuserait d'avoir abandonné son fils par haine pour Antar? Restons ici jusqu'à ce que les escadrons nous environnent et que la lutte s'engage. Alors, sauve qui peut, et tant pis pour les entêtés. Quant au nègre, il ne fuira jamais, et combattra jusqu'à la mort, plutôt que d'abandonner sa cousine.
En effet, dès que les Thayyites eurent atteint sa troupe, Antar s'élança à la charge suivi de son père Cheddâd et de son oncle Zakhmet-el-Djouad. Rabi et ses compagnons feignirent aussi de se mêler à la bataille, mais ce ne fut qu'un instant. Bientôt ils tournèrent bride et s'échappèrent dans la plaine.
Antar, le fils de Zohaïr et leurs cavaliers restèrent seuls à combattre avec énergie. Abla tremblante poussait des cris de frayeur. A chacun de ces cris, Antar bondissait comme un lion et faisait le vide autour d'elle. Chéiboub la défendait aussi avec ses flèches.
Pendant ce temps, les Bènou-Zyâd, Malik et Aroua fuyaient loin du danger. Tout à coup, en face d'eux, un nuage de poussière soulevée leur annonce la rencontre d'un nouvel escadron.
— Eh quoi ! dit Aroua, chaque point de l'horizon va-t-il vomir contre nous des ennemis.
Incertains, ils s'arrêtent ; mais voici que retentit à leurs oreilles une clameur rassurante :
— Ia lé-Abs ! Ia-lé Adnan !
Ce sont deux mille cavaliers commandés par Chas et Caïs, tous deux fils de Zohaïr. Le roi les envoie pour secourir son autre fils Malik, dont il a appris le départ en revenant du festin des Bènou-Fezara. En quelques mots la nouvelle troupe est au courant des événements.
— Au combat ! au combat ! s'écrient les braves.
Et tous volent au secours de Malik et d'Antar. En ce moment, le héros désespérait d'échapper à la mort. Trois fois il avait arraché Abla des mains de l'ennemi, cinq fois il avait dégagé Malik, enveloppé par la foule. Mais maintenant, atteint par la pointe d'une lance, sa blessure lui enlevait une partie de sa vigueur.
Mais, au cri des Absiens conduits par Chas et Caïs, le combat change de face, et les Thayyites, en proie à une terreur panique, s'échappent en désordre dans toutes les directions.
Du haut d'une colline, le roi Mouldjem et son frère observaient le combat et ne doutaient plus de la victoire, quand ils virent soudain leurs propres escadrons s'ébranler, s'enfuir, et se disperser, laissant derrière eux une large trace de sang. Les deux princes s'élancent, ramènent les fuyards et recommencent la bataille.
Un cri épouvantable retentit derrière Mouldjem ; il se retourne et se trouve face à face avec Antar, terrible, l'œil en feu, l'écume aux lèvres. Ce cri, semblable au fracas du tonnerre, vibre encore dans les oreilles du roi des Thayyites, quand la lance d'Antar l'atteint à la cuisse et le renverse. Heureusement pour sa vie, Mouldjem se retient au col de son cheval et trouve son salut dans la fuite. Antar s'est déjà rué sur le Buveur-de-Sang ; mais lui aussi s'enfuit sur les pas de son frère, suivi de toute l'armée en déroute, le sabre et la lance des Bènou-Abs dans les reins.
L'émir Malik est blessé, mais il rassure son ami Antar, qui va saluer les princes. Caïs l'accueille avec un visage souriant. Chas le traite d'une façon hautaine et lui répond sèchement :
— Salut, fils de Zébiba.
Le soir, on campa non loin du champ de bataille, et le lendemain, on reprit le chemin de la terre de Charabba.
Trois jours après, quand Malik, père d'Abla, vit qu'on approchait des habitations, il profita de la halte de midi, pour agir suivant le conseil de Rabi fils de Zyâd.
Il entra, avec son fils Amr, sous la tente du prince Chas et lui dit:
— Seigneur, nous devons déjà à ta bonté plus de bienfaits que la langue n'en saurait énumérer, et je viens aujourd'hui te supplier, ô généreux Emir, d'y mettre le comble en me recevant sous ta sauvegarde et en défendant ma fille contre les entreprises de ce nègre impudent. Consens à la prendre auprès de toi ; qu'elle te serve comme tes autres servantes, et qu'elle soit à l'abri des prétentions de ce maudit dont l'audace s'est accrue encore de ses derniers triomphes. Quel malheur plus affreux peut-il m'arriver que de voir ma fille mariée à un pâtre, à un gardeur de chameaux qui était son esclave? Me voici à ta discrétion. Je m'abandonne à toi. Si tu ne peux m'accorder ton secours et défendre ma fille, parle, afin que je me réfugie chez quelque prince des Arabes, renonçant à ma famille, vivant dans l'exil, mais du moins à l'abri du déshonneur.
— Malik, dit Chas compatissant à ses peines, rassure-toi. Le mariage d'Antar avec Abla serait une honte pour nous tous. Cette union, elle ne s'accomplira jamais, Antar eût-il autant d'auxiliaires qu'il y a de grains de sable dans le désert. Après avoir congédié Malik, Chas fit appeler Antar.
— Fils de Zébiba, lui dit-il, sache que l'orgueil est bien près de l'abaissement. Quiconque prétend à ce qui ne lui est point dû, viole les lois de la justice. Ton oncle Malik vient de me quitter. Il s'est mis sous ma protection et m'a confié sa fille Abla. Maintenant elle fait partie de ma famille. Sache donc que tout ennemi de Malik est mon ennemi. C'est pourquoi je te conseille de ne plus prétendre à la main de cette jeune fille, et de t'abstenir désormais de tous propos sur elle, soit en public, soit en secret; sinon, par le maître des cieux ! je me déclare d'avance ton adversaire envers et contre tous. Nous-mêmes, vois-tu ? nous qui sommes les fils du roi Zohaïr, avec tout l'éclat de la naissance et du pouvoir, si nous allions demander en mariage la fille du plus misérable des Arabes du désert et qu'il nous la refusât, nous ne pourrions aller contre sa volonté, ni l'épouser malgré lui. Et toi, tu as affaire à un oncle, et cet oncle m'a dit qu'il ne te voulait point, et qu'il t'avait en haine. Ne t'entête donc pas après sa fille. Je t'ai cent fois ouï dire que tu ne savais point supporter la honte ni accepter le mépris. Pourquoi t'abaisserais-tu pour une vile passion, et rechercherais-tu l'alliance de qui ne veut de toi en aucune manière ?
— Émir, répondit Antar, à qui ces paroles brisaient le cœur, tu dis que, pour une passion honteuse, je me résigne à l'humiliation. Mais l'amour n'humilie-t-il pas les plus fiers? Et d'ailleurs, n'est-ce pas cet homme lui-même qui m'a poussé à désirer sa fille, quand il fallait l'arracher aux mains de l'ennemi ? Ne m'a-t-il pas mille fois jeté dans des périls mortels? Ne lui ai-je pas amené les mille chamelles Açâfir, chargées de joyaux et de richesses? et n'ai-je point accompli, pour satisfaire tous ses désirs, des exploits qui eussent fait reculer les plus braves? Tu le sais assez, toi-même. Et, après avoir ainsi joué ma vie pour l'amour de sa fille, ce sera là ma récompense ! Oh ! je sais bien qui est l'auteur de ce nouvel artifice. C'est Rabi, fils de Zyâd, qui voudrait ainsi jeter Abla dans les bras de son frère Amara. Mon oncle me hait à cause de la noirceur de ma figure ; Amara lui plaît parce qu'il est beau. Mais, je le jure par la blanche Kaaba, si Amara épouse ma cousine, ou seulement s'il s'avise de parler d'elle, je le tue, fût-il réfugié au milieu de l'enceinte sacrée du Temple. Je consens à ne la point avoir, mais à condition qu'il ne l'ait pas non plus, lui. Et cela, je le fais par égard pour toi, Émir Chas, afin de ne pas ébranler le crédit de ta parole parmi les Arabes.
L'esprit troublé, l'âme en feu, Antar s'éloigne. Il va trouver son ami Malik et lui répète les dures paroles de Chas.
— Père des Cavaliers, dit le prince attristé, ne t'afflige pas, c'est moi qui te promets satisfaction.
Antar lui rend grâce et se retire.
Quand la nuit vint, Antar dit à son frère Chéiboub :
— Allons, fils de la négresse, prends mon cheval Abjer et promène-le dans la plaine, pour alléger par la marche la douleur de ses blessures. Chéiboub obéit et emmena Abjer. Antar ne tarda pas â le rejoindre, monté sur un de ses chevaux de main.
— Partons, lui dit-il, et gagnons la Mekke. Il n'y a plus de séjour possible pour moi parmi les Bènou-Abs.
— Comment cela, mon frère? répliqua Chéiboub. Qu'est-il donc arrivé?
Antar lui rapporta son entretien avec Chas. Puis il ajouta : — Sache bien que le prince Malik ne renoncera pas à me protéger, que Chas persistera dans son inimitié et que, si je n'y prenais garde, cette affaire jetterait le trouble dans la tribu et la diviserait en deux partis opposés. Je ne veux point donner de tels embarras à Malik qui a, été pour moi un ami, un frère, dans la mauvaise aussi bien que dans la bonne fortune. Je guérirai mon mal de ma propre main. Je vais donc à la Mekke; j'y ferai mes dévotions en visitant le Temple sacré, j'implorerai le Souverain Seigneur des divinités et des idoles, et j'attendrai les occasions; j'y demeurerai jusqu'à ce que la mort m'atteigne ou les destins me soient favorables.
— Eh quoi ! mon frère, dit Chéiboub, peux-tu te résoudre à quitter Abla !
— Oui, tant qu'elle restera dans la demeure de son père, mon cœur ne se plaindra pas. Mais si j'apprends que Malik l'ait mariée à quelque mortel, je l'anéantirai, cet époux, fut-ce César ou Chosroès lui-même.
Ils marchèrent. Antar adoucissait sa douleur en récitant des vers. Leur voyage durait depuis sept jours, et ils approchaient du territoire de la Mekke, quand, au milieu de la nuit, des cris désespérés vinrent frapper leurs oreilles :
— Arabes ! au secours ! N'y a-t-il pas dans ce désert quelqu'un qui nous entende, qui nous protège en cette extrémité, qui sauve des filles vierges du déshonneur? ô regrets ! ô mon époux! ô mes fils morts!
— Par le ciel ! dit Antar ému, c'est la voix d'une femme, dont les fils ont été massacrés et dont les filles sont captives. Je veux, à partir d'aujourd'hui, secourir l'opprimé. Peut-être le Maître des étoiles me vengera-t-il à mon tour des injustices qui me poursuivent.
Aussitôt il court du côté des cris.
— Qu'as-tu, dit-il, ô femme qui te lamentes ! me voici prêt à te défendre. La fortune l'a donc traitée en ennemie?
— Sois le bienvenu, toi qui réponds à mon appel, dit la femme. Oui, la fortune m'a traitée en ennemie. Elle m'a privée de mes enfants, elle a rendu mes filles esclaves et m'a laissée sans secours, noyée dans les larmes. Au nom de Dieu, je t'en conjure, noble arabe, si tu es brave et généreux, sauve-nous. Nous sommes une famille de la tribu des Bènou-Kenda. Cette année, notre terre a manqué de pluie. Le Cheikh El-Achâth, fils d'Abad, mon époux, a voulu nous conduire chez les Bènou'l-Harith, pour nous établir près d'eux et achever l'année dans leur voisinage. Nous étions en chemin quand nous avons été rencontrés par un démon nommé El-Saddam, qui commandait dix cavaliers. Ils nous ont tué trois fils semblables à des lions; ils ont blessé mon Cheikh et se sont rendus maîtres de moi et de mes filles. Maintenant ils marchent dernière nous et nous conduisent vers les montagnes des Bènou-Thay, pour nous y vendre comme esclaves.
Ces paroles touchèrent le cœur d'Antar, qui dit à Chéiboub :
— Occupe-toi de cette femme et de ses filles, fais-les descendre de leurs chameaux, tandis que je vais m'avancer à la rencontre de ces misérables.
L'aube commençait à poindre. Antar s'était à peine éloigné de son frère qu'il aperçut les dix cavaliers précédés par un guerrier robuste qui chantait ces vers :
« Je suis El-Saddam, celui qui écrase les hommes. J'ai un cœur plus solide que les montagnes.
« A ma voix le lion du désert a peur et se tait, caché au fond des ravins et des cavernes. »
Antar pointe sa lance entre les oreilles d'Abjer et fond sur la troupe en criant :
— Où allez-vous, gens sans honneur ? Ne voyez-vous pas que vous courez à la mort et au châtiment de vos infamies?
Aux cris d'Antar, les cavaliers s'arrêtent et brandissent leurs lances.
— Qu'un homme s'avance seul vers ce téméraire, dit le chef, lui demande ce qu'il fait, qui il est, et nous l'amène, lui, son cheval et ses armes.
Un cavalier s'élance' donc vers le fils de Cheddâd, et lui dit :
— Malheur à toi ! quelle est ta tribu? Peut-être cela te sauvera-t-il. Livre tes armes et ton cheval, ou tremble pour ta vie.
Antar, sans daigner répondre à cet insolent discours, frappe le cavalier à la poitrine, lui perce le foie et le jette mort sur le sol. Aussitôt les autres cavaliers se ruent tous ensemble sur Antar, tandis qu’El-Saddam s'arrête à distance et suit de l'œil le combat. Il était trop fier pour vouloir se mêler à cette lutte de neuf guerriers contre un seul; mais quand il vit cet inconnu massacrer un à un tous ses braves, il bondit de rage et tomba sur lui comme un torrent. El-Saddam était habile et vigoureux. Mais la lance d'Antar l'atteignit au flanc et le renversa dans la poussière.
Le vainqueur retourne alors vers Chéiboub et les captives. Les jeunes filles se présentent devant lui : elles sont trois, semblables à des gazelles. Pleurant de joie, elles le remercient et baisent ses étriers. La vieille mère, transportée, éperdue, cherche en vain un moyen de montrer sa reconnaissance au sauveur de la famille. Elle n'imagine rien qui vaille mieux que la perle de la parole et lui dit ces deux vers :
« Que ton Seigneur t'accorde l'objet de tes espérances et que ton pays reçoive sans cesse une pluie abondante,
« O cavalier qui n'as point d'égal au milieu du choc des lances. »
Antar répond par un sourire bienveillant et fait reprendre la marche.
On se détourna vers l'endroit où le cheikh gisait blessé et gémissant. Antar mit pied à terre, banda lui-même les blessures du vieillard et le réconforta. Le vieillard pleurait et lui baisait les mains. La vieille femme mit quelques provisions devant son libérateur, elle et ses filles demeurant debout pour le servir.
Depuis qu'il avait quitté Abla, Antar goûtait à peine aux aliments et ne pouvait dormir. Mais ce jour-là il mangea comme en ses jours de bonheur, de peur de blesser le cheikh et sa famille. La joie de sa belle action soulageait un peu ses peines.
— Où voulez-vous aller? dit-il ensuite au cheikh. Je vous accompagnerai jusqu'à ce que vous n'ayez plus rien à redouter.
— Seigneur, répondit le vieillard, nous nous rendons chez les Bènou'l-Harith, parce que j'ai là une fille mariée à un de mes proches ; et nous voulons nous établir auprès d'elle. C'était là le but de notre voyage, lorsque nous avons fait cette terrible rencontre.
— Pour ceux que vous avez perdus, reprit Antar, il n'y a point de remède; mais, pour ce qui est de vous, soyez sans crainte. Je vous suivrai jusqu'au voisinage des habitations, à cause des droits de l'hospitalité que vous avez sur moi maintenant, puisque j'ai mangé de vos provisions, et parce que vous êtes sans défense après la mort de vos fils.
Puis il les fait remonter sur leurs chameaux. Trois esclaves les accompagnaient.
Pendant le voyage, El-Achâth questionna Antar qui ne fit point difficulté de lui conter toute son histoire et tout ce qu'il avait eu à souffrir de la part du père d'Abla.
— C'est pourquoi, ajouta-t-il, je vais m'établir à la Mekke, et je ne retournerai jamais dans ma tribu.
— Seigneur, dit le cheikh, ton récit m'a touché ; il m'a fait oublier la douloureuse perte de mes fils. Tu as agi envers nous comme un ami envers son ami; et moi je n'ai, pour reconnaître ta généreuse conduite, rien autre que ces trois filles. Vois s'il te plairait de te contenter de l'une d'elles et de t'établir avec nous, afin que nous te servions jusqu'à la fin de nos jours, la vieille femme et moi.
— J'accepterais avec joie, répondit Antar, si l'amour ne m'enchaînait à la fille de mon oncle. L'amour est une chaîne solide, une force invincible, une mer sans fond.
En disant ces mots, il soupira, et ses yeux se remplirent de larmes. Lorsqu'on arriva en vue du campement des Bènou'l-Harith, Antar prit congé du cheikh.
— Eh quoi ! dit le vieillard, ne veux-tu pas emmener ces chevaux et ces armes, dépouille des brigands que tu as tués? Cela te serait utile, loin des tiens, en pays étranger.
— Non, répondit le jeune guerrier, ces biens-là sont à vous. La fortune vous a privés de vos hommes, vous êtes pauvres et réduits au dénuement. Prenez tout cela. Et adieu.
En achevant, il lâche la bride à Abjer et reprend avec Chéiboub le chemin de la Mekke, accablé par les peines de l'amour, les regrets et les insomnies.
Après le départ d'Antar, dès le matin, les Bènou-Abs, prêts à se remettre en marche, le cherchèrent vainement et ne purent découvrir quel chemin il avait pris. Ses amis s'affligèrent de sa disparition, ses envieux s'en réjouirent.
Chas dit à Amara :
— Tout marche à ton gré. Te voilà maintenant délivré de ce maudit. Personne ne te dispute plus la main d'Abla. En arrivant au camp, empresse-toi de faire conduire à son père les présents nuptiaux, et compte sur ma protection.
Malik, que le prince fit appeler, se déclara très satisfait d'une alliance avec les Bènou-Zyâd.
— Je ne souhaite qu'une chose, dit-il, c'est qu'Abla ait de lui dix enfants mâles.
En même temps il tendit la main à son futur gendre, l'embrassa et lui engagea sa parole. A roua, qui assistait à l'entretien, murmura :
— Je n'attends rien de bon de tous ces pourparlers. Et j'ai toujours vu que ceux qui ont prétendu épouser Abla se sont trouvés un beau matin des corps sans tête.
L'émir Caïs entendit ce propos et se mit à rire, car il aimait Antar et désapprouvait toutes ces traîtrises.
Le prince Malik était à l'autre extrémité de l'armée. On lui redit ce qui venait de se passer.
— Ah ! dit-il à Cheddâd, j'ai bien peur que l'injustice de mon frère Chas ne retombe sur sa propre tête. Et ton frère Malik, comment ose-t-il donner sa fille au fils de Zyâd, après avoir accepté les présents d'Antar, les chamelles de Moundhir et les richesses du roi de Perse?
— Laisse, laisse, répliqua Cheddâd, nous verrons ce qu'en pensera ton père le roi Zohaïr.
Le soir, la troupe fit halte auprès d'un étang dont le voisinage était renommé pour l'abondance du gibier. Le fils aîné de Zohaïr, qui avait un goût particulier pour la chasse, voulut consacrer la journée du lendemain à en goûter les plaisirs. Il confia à ses frères Caïs et Malik le soin de ramener les Absiens au camp de la tribu, et ne garda que dix cavaliers pour chasser avec lui.
Il s'écarta avec cette petite escorte et s'enfonça dans un vallon où il découvrit des troupeaux d'antilopes et de gazelles. La chasse dura jusqu'au milieu du jour et fut des plus abondantes. Au moment où Chas et ses compagnons, accablés de fatigue et de chaleur, se disposaient au retour, ils virent fondre sur eux un groupe de cavaliers, au nombre de trente environ, qui arrivaient du côté de la terre des Bènou-Fezara. En un clin d'œil, Chas vit sa petite troupe enveloppée, massacrée tout entière, et lui-même prisonnier après une résistance inutile.
Les assaillants avaient perdu trois des leurs, parmi lesquels le frère de leur chef. Ce chef, qui s'était emparé de Chas, se nommait Méissour de la tribu des Bènou'l-Harith. Il était venu depuis le territoire de Cahtan jusque sur les terres d'Adnan ; durant trois jours il avait parcouru celles des Bènou-Fezara sans trouver une occasion de butin, et s'était avancé jusqu'à ce vallon, où les chasseurs étaient devenus sa proie.
Voyant son prisonnier richement vêtu, beau de jeunesse et monté, avant sa défaite, sur un cheval de race, il lui demanda :
— Qui es-tu?
Le prince répondit :
— Je suis l'émir Chas, fils du roi Zohaïr, seigneur d'Abs, de Dhobian, de Fezara et de Rhatafan. Si tu en veux à mes biens, fixe ma rançon ; si c'est à ma vie, songe aux braves qui restent pour me venger.
— Il m'importe peu, repartit Méissour. Tu ne reverras jamais ta famille, car tu as tué mon frère Chaybân dont la mort ne cessera jamais de faire couler mes larmes.
Cependant Caïs, Malik et leurs cavaliers sont arrivés au camp et se présentent au roi Zohaïr. Après avoir entendu le récit de leur expédition :
— Où est Antar? dit le roi.
On lui apprend comment la haine des Bènou-Zyâd a motivé son départ.
— Et mon fils Chas, où est-il?
— Il fait provision de gibier et reviendra ce soir.
— Et toi, mon enfant? dit le roi à Malik, qui souffrait beaucoup de ses blessures.
— Oh ! moi, comme un homme qui vient d'échapper aux plus terribles dangers, répond le jeune prince.
Il fait ensuite à son père le récit du dévouement avec lequel Antar a sauvé les Bènou-Zyâd, et le roi apprend tout, comme s'il en eût été témoin. Alors, profondément affligé de l'absence du fils de Cheddâd :
— Quoi ! dit-il à Amara, est-ce là comme vous récompensez votre bienfaiteur?
— Qu'ai-je fait de blâmable? répond Amara.
— Misérable ! s'écrie Zohaïr ; il vaudrait mieux être mort que de vivre après une telle infamie. A-t-on jamais ouï dire qu'un Arabe ait enlevé une jeune fille de sa tribu pour l'emmener loin de sa patrie? C'est donc ainsi que tu reconnaissais la noble conduite de celui qui t'avait sauvé des mains de Tharicat-ez-Zéman? Qu'on prenne ce maudit, qu'on le jette à terre, et qu'il soit châtié suivant ses mérites.
Les esclaves obéissent. Amara, la face étendue contre terre, reçoit les coups les plus rudes de dix esclaves armés de bâtons. Son frère Rabi, témoin de la scène, n'ose intercéder pour le malheureux, tant il voit le roi irrité de l'absence d'Antar et des blessures de son fils Malik.
Aroua regardait aussi et riait.
— Voilà, dit-il, le commencement des fêtes de son mariage avec Abla.
Après avoir longtemps frappé Amara, les serviteurs du roi le lient de cordes et le déposent, gémissant, dans une des tentes destinées aux esclaves.
Pendant qu'on l'emporte, Cheddâd s'avance vers le souverain, loue sa justice et dit :
— O roi, je viens devant toi réclamer de mon frère Malik les biens qu'il a reçus d'Antar. Il n'y a plus aucun droit, puisqu'il marie sa fille au fils de Zyâd.
Amara entend ces paroles.
— Ah ! Cheddâd, s'écrie-t-il, si c'est ainsi que tu entends le mariage! l'amour remplacé par des coups de bâton!...
Zohaïr se mit à rire au milieu de sa colère. Puis s'adressant à Malik :
— Toi, lui dit-il, qui es un des cheikhs de la tribu, comment peux-tu justifier une semblable conduite? Tu exposes ton neveu à la mort pour conquérir le don nuptial ; tu acceptes ce don, et puis tu maries ta fille à un autre! Explique-toi. N'est-ce pas là la conduite d'un traître?
— Glorieux seigneur, répond Malik, je n'ai pas trompé Antar ; mon naturel n'est pas la traîtrise. Mais voici ce qui est arrivé. En butte aux inimitiés de tous, j'ai pris le parti de confier ma fille au prince Chas, comme étant, lui seul, maître de nos fortunes avec toi. — Je la marierai au frère de Rabi, m'a dit le prince. — Et comme je lui objectais qu'elle était promise au fils de mon frère, lequel est ton ami et l'ami de ton fils Malik, Chas m'a répondu : — Ne t'inquiète pas de cela, c'est moi qui m'en charge. — Et moi, seigneur, pouvais-je résister aux désirs du prince Chas?
— C'est bien, dit Zohaïr. Pour éclaircir cette affaire, nous avons besoin d'entendre Chas et Antar. Après cela, nous verrons au fond de ta conduite, et sache que le châtiment ne manque jamais aux perfides.
Là-dessus on se sépara.
Cependant, la nuit vint et s'écoula sans que Chas eût reparu. Le roi, inquiet, envoya des cavaliers et des serviteurs dans toutes les directions. Mais, le soir, chacun d'eux revint sans nouvelles, et le roi pleura beaucoup ; car Chas était son aîné et son successeur désigné.
— Il a péri sans doute, dit-il, et la cause de sa mort est l'injustice commise envers Antar. Mais, par la foi des Arabes, si j'acquiers la certitude de son trépas, je jure que je couperai la tête au misérable Amara et que je crucifierai le traître Malik.
[1] Noms de deux idoles des Arabes polythéistes.
[2] Surnom d’Antar.
[3] Les Arabes croyaient alors qu'après le meurtre d'un guerrier, son âme, sous la forme d'une chouette, voltigeait autour de son tombeau jusqu'à ce que sa mort eut été vengée.