Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Journal Asiatique, 1848 et 1849
OU LES CHAMELLES AÇÂFIR
EXTRAIT[1] DU ROMAN D'ANTAR,[2]
Traduit de l'arabe par Gustave Dugat.
A la suite de nombreux exploits, Antar est reconnu par Cheddâd et admis dans les rangs des nobles seigneurs. Il demande alors la main de sa cousine Abla. Malik et Amr, l'un père, l'autre frère de la jeune fille, n'osent la refuser au sauveur de la tribu. Mais comme leur cœur ne peut consentir à cette mésalliance, ils exigent d'Antar, en présent nuptial, mille chamelles d'une espèce particulière nommée Açâfir, qu'on ne trouve que chez Moundhir, puissant prince de l'Irak; ils espèrent que le jeune nègre ne viendra jamais à bout de conquérir un tel butin et périra dans l'entreprise. Cependant le fils de Cheddâd n'hésite pas, il part seul avec son frère Chéiboub, pénètre dans l'Irak et tombe bientôt entre les mains des Bènou-Chaybân, cavaliers de Moundhir. Chéiboub le croit mort et s'enfuit. Mais Antar, par sa vaillance, acquiert les bonnes grâces du prince. Introduit à la cour de Perse, il triomphe en champ clos d'un patrice chrétien, rend par cette victoire un grand service au roi Chosroès, et repart, comblé des faveurs de ce monarque. (Commentaire de M. Devic)
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Antar revenant un soir de la chasse, son oncle Malik le rencontra, et l'accueillit le sourire sur les lèvres; il ordonna à ses esclaves de prendre toutes les bêtes fauves et les gazelles qu’il avait avec lui, et de les remettre aux négresses et aux serviteurs, pour les préparer et les faire cuire. Il conduisit Antar à sa tente, et en l'accompagnant, il s'entretenait avec lui. Malik invita son frère Cheddâd au festin; ils mangèrent le gibier, et, s’étant fait servir le vin, ils passèrent la majeure partie de la nuit à boire.
Cheddâd ne détachait pas sa vue d'Antar, et ne pouvait se rassasier de parler de lui : « O mon frère. disait-il à Malik, les Bènou-Zyâd[3] haïssent mon fils, parce qu'ils n'en ont pas de pareil. Oui, par la vérité du Seigneur antique et des seigneurs Moïse et Abraham ; il n'y a, parmi les Arabes, ni en Orient, ni en Occident, un meilleur cavalier que mon fils Antar, sur le dos de son cheval Abjer,[4] et certainement sa renommée sera grande. » Cheddâd baisa Antar sur les yeux, et se tournant vers Malik: « Mon frère, lui dit-il, si tu m'aimes, aime mon fils Antar. — Par ma foi, mon frère, lui répondit Malik, toujours rusé et perfide, tu es notre colonne, et Antar est notre épée. Oui, certes, fils de ma mère et de mon père, Antar est notre cimeterre tranchant et notre cuirasse protectrice. »
Ces paroles furent plus agréables à Antar que n'auraient pu l'être les plus précieuses faveurs; et, buvant et devisant, il se réjouissait avec Abla. Trois jours s'écoulèrent; le quatrième jour arriva.
Antar était paré d'une robe d'honneur,[5] présent du roi Zohaïr: il n'en était pas de pareille dans la tribu. Pendant qu'Antar passait ainsi de douces heures dans l'entretien de sa bien-aimée Abla, son cousin Amrou le faisait boire et admirait la robe d'honneur qu'il portait sur lui: « O Aboul-Fouaris,[6] lui dit-il, je n'ai rien vu de plus beau que cette robe. » Antar, comprenant le sens de ses paroles, ôta sa robe et la lui donna. « Excuse-moi, dit-il à Amrou, cette robe est bien peu de chose dans un lieu aussi illustre ; mais il y a du temps devant nous, et tu verras bientôt quelles richesses et quels dons magnifiques tu recevras de moi. — Mon neveu, dit Malik, Abla est ta servante, je suis ton serviteur, et Amrou est l'esclave de tes sandales. »
Ces paroles dissipèrent toutes les inquiétudes d'Antar, et dans son ivresse et son amour, il ne trouva d'autre moyen de témoigner sa reconnaissance à son oncle que de lui faire présent des vêtements précieux qu'il portait sur lui ; il s'en dépouilla, ne gardant que son pantalon, et se prosternant aux pieds de son oncle, il les baisa. Abla le voyant debout, nu et noir comme un tronçon d'ébène, el remarquant les coups de sabre et de lance dont son corps était sillonné, fut frappée de surprise, et se mit à rire de la hauteur de sa stature.[7]
On apporta à Antar d'autres vêtements ; il les mit, il passa ainsi l'espace de neuf jours dans la tente de son oncle avec sa bien-aimée, mangeant et buvant.
La dixième nuit étant arrivée, Malik continua de faire compagnie à Antar. Les femmes se levèrent, les esclaves allèrent se reposer; Cheddâd se retira, et Antar resta seul avec Malik. Le vin qu'il avait bu l'avait enivré, « Aboul-Fouaris, lui dit Malik, quelles sont tes intentions pour ma fille? Tu as éloigné d'elle les prétendants et les demandes; voudrais-tu la prendre par la main de la force, sans lui donner une dot? Ce serait pour nous une honte éternelle. — O mon oncle, loin de moi l'idée d'apprécier ainsi cette figure radieuse, cette taille élégante, cette chaste vierge, cette perle précieuse; je n'attends qu'un mot de vous; dites-moi ce que vous désirez, et ne me demandez que ce que les rois du temps et les cavaliers d'Adnan et de Cahtan[8] seraient impuissants à lui donner. — Mon fils, répondit Malik, qui venait de découvrir le défaut de la cuirasse,[9] je ne veux pas m'écarter des habitudes des Arabes, qui ne demandent ni or, ni argent, mais seulement des chameaux et des chamelles : je te demande mille chamelles Açâfir;[10] on ne les trouve que dans le pays du Hedjaz;[11] il y aura pour nous honneur et gloire à les avoir au milieu de nos troupeaux et dans nos habitations. — Je vous entends et vous obéirai, dit Antar; je vous amènerai les mille chamelles chargées des trésors de leurs maîtres… »
Antar partit; il chassait, chemin faisant, Chéiboub traquait les bêtes fauves et les poussait du côté de son frère, le soir arriva. Ils changèrent de route cherchant une habitation pour y passer la nuit. Ils se trouvèrent bientôt en vue d'une tente en poil, autour de laquelle paissaient ça et là des chameaux et des chamelles : ils s'y dirigèrent, un vieillard en sortit et vint à leur rencontre : sa taille s'était affaissée sous le poids des jours et des années, les nuits avaient amaigri son corps devenu malade et chétif.
Le poète dit :
« Un vieillard marchait sur le dos de la terre, et sa barbe[12] descendait jusqu'à ses genoux :
« Pourquoi est-tu courbé, lui dis-je? » Il me répondit en élevant la main vers moi :
« Ma jeunesse s'est égarée sur la terre, et moi, je l’y cherche toujours.[13] »
Le vieillard les accueillit, et leur offrit une coupe de lait. Chéiboub la prit, en but, et la présenta à son frère, qui but le reste. Puis, ayant étendu devant eux des nattes d'honneur, le vieillard leur dit :
« Famille et aisance ; bienvenue aux nobles hôtes qui nous arrivent, et que l’unique, le très savant a conduits vers nous. » Ils descendirent à la porte de la tente; le vieillard redoubla d'égards pour eux. Le cheval d'Antar était fatigué de la chasse. Le vieillard, ayant allumé du feu, leur prépara des aliments, et ils mangèrent et burent, en s’entretenant jusqu'à ce que la nuit se fût couverte de son voile, Antar, interrogé[14] sur sa sortie du pays, sur le motif et le but de son voyage, raconta au vieillard ce qui s'était passé entre son oncle et lui, et comment Malik lui avait fait la demande considérable de mille chamelles Açâfir. « Que Dieu maudisse ton oncle ! s'écria le vieillard et l'envoie dans le chemin de la mort; car il a ourdi contre toi une trame odieuse, et t'a lancé vers un océan de perdition et vers le plus lointain des buts. — Comment cela, dit Antar? — Ces chamelles, ô mon fils, ne se trouvent que chez les Bènou-Chaybân,[15] et elles appartiennent au roi Moundhir,[16] fils de Mâ-Essémâ, El-Lakhemi, seigneur des tribus arabes, lieutenant du roi; Kesra Anouchirwan,[17] qui est le maître de la couronne et du palais, et aux ordres duquel nul ne désobéit; ses guerriers sont innombrables, sa puissance s'étend sur toutes les nations; les Arabes et les Persans redoutent son attaque. Le roi Moundhir possède aussi des troupeaux nombreux réunis autour de la terre de Hîra,[18] et toi, par la vérité du seigneur de la sainte Kaaba,[19] et d'Abou-Kobaïs et Harra,[20] tu viens te jeter dans un feu dont la flamme ne s'éteindra pas. Certes, ton oncle t'a exposé à des calamités, à des océans de dangers. — Il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu, le roi de la science, répartit Antar. »
« Mon frère, lui dit Chéiboub, ce vieillard vient de te donner un bon conseil ; n'en doute point, ton oncle est méchant et perfide; il aime les Bènou-Zyâd et il te hait. Renonce à cette entreprise, elle assurerait les espérances de tes ennemis ; reviens sur tes pas. Ton oncle a voulu ton éloignement et ta mort; sois certain que les Bènou-Zyâd et lui, se voyant trop faibles contre toi, ont comploté de te faire périr dans un pays lointain, afin de se débarrasser ainsi de la contrariété et de l'inquiétude que tu leur donnes; retourne, ô fils de la Noire,[21] sinon tu mourras, et ta perte sera la joie (le tes envieux.
« Assez, Chéiboub, de ces paroles-là, dit Antar; je ne les écoute pas : je ne veux pas que mon oncle vienne me regarder comme un homme impuissant[22] à tenir sa promesse. Eh quoi ! je lui aurais dit oui et puis j'irais lui dire non. Par Dieu, je ne le ferai point, dussé-je servir de pâture aux bêtes fauves du désert. Quoi! je retournerais vers mon oncle et je lui dirais : je ne puis vous donner la dot de votre fille; mariez-la aux Bènou-Zyâd. Oh! non, je ne ferai pas cela, quand même s'élanceraient sur moi des cavaliers semblables à des montagnes. » Ils passèrent la nuit chez le vieillard, et, quand brilla la lumière du matin, ils prirent congé de lui et partirent en se dirigeant vers l'Irak.[23] Antar se chargeait ainsi d'un fardeau au-dessus de ses forces et prenait le chemin du danger : son amour pour Abla l'aveuglait.
Après avoir traversé les bas-fonds et les sources, ils arrivèrent en vue des tentes des Bènou-Chaybân ; il restait entre eux et Hîra l'espace d'une nuit. Là s'offrirent à leurs regards des habitations riches et populeuses, de verts pâturages, des parterres fleuris, arrosés de sources jaillissantes ; des chevaux arabes aux couleurs variées, ondulant çà et là dans la plaine comme les vagues de la mer, et qui ébranlaient la contrée de leurs hennissements ; de jeunes chamelles avec leurs mères, de beaux chameaux, des esclaves, déjeunes garçons et des négresses, couleur de poivre. La bénédiction semblait être descendue sur ce pays, et ils admiraient la beauté de la terre de l'Irak, et la magnifique végétation dont Dieu lavait parée. Antar était émerveillé du ravissant aspect de cette terre privilégiée. Là était une vallée, la plus belle qu'eussent jamais embellie les génies : l'eau y débordait, semblable à de l'argent liquide. Antar s'extasiait devant la profusion de ces arbres et de ces fruits de palmier, de ces délicieux jardins, de ces ruisseaux murmurants, aux bords desquels les fleurs riaient en exhalant une odeur de musc. Là des milliers d'oiseaux, rossignols, merles, étourneaux, passereaux, palombes à collier, palombes des bois, ramiers, perdrix, colombes, cailles, tourterelles chantaient sur les arbres et exaltaient Dieu sur la cime des rameaux. De belles mariées, semblables à des paons, apparaissaient dans l'éclat de leurs vêtements, comme si le Créateur les eût habillées des plus merveilleuses couleurs, et eût versé sur elles l'hyacinthe et le corail.
A cette vue, la surprise d'Antar fut extrême; il reconnut que son oncle l'avait trompé et jeté au milieu des vagues d'une mer orageuse ; mais sa bravoure embellissait les dangers qu'il allait affronter, et l'amour rapetissait à ses yeux la grandeur des obstacles. « Mon frère, dit Chéiboub, ces biens, ces richesses témoignent assez que leur maître est un grand roi, d'un rang sublime, et dont la domination est bien établie. — Par Dieu, fils d'une esclave, ce que tu dis là est bien la vérité ; il ne nous reste maintenant qu'à lutter contre le destin et à nous tenir habilement sur nos gardes. Va donc, ô mon frère, explore le pays; prends des renseignements exacts sur les chamelles Açâfir; étudie-toi à les bien connaître pendant que je ferai reposer mon cheval Abjer; et quand tu reviendras vers moi avec des nouvelles certaines, regarde de mon côté en te tenant en observation. — J'entends et j'obéis, dit Chéiboub. » Et déposant son arc et ses flèches, il se rouvrit de vieux vêtements bigarrés, passa sa besace sur ses épaules, et partit en se dirigeant vers les pâturages. Quand il arriva, une partie du jour s'était écoulée. Il se trouva au milieu de riches prairies qu'arrosaient des sources abondantes.
Les esclaves ayant aperçu Chéiboub, l'accueillirent avec bonté, tirèrent leurs provisions et le firent manger en s entretenant avec lui. A son langage, ils reconnurent qu'il était du Hedjaz, et à ses manières, qu'il était Absien. Questionné sur ce qu'il était, il leur répondit avec sa ruse ordinaire : « O fils de la tante, je suis l’un des esclaves d'Abd-ellat, j'ai fui sa méchanceté et me suis mis à l'abri de ses persécutions. — Cousin, lui dirent les esclaves, demeure chez nous le restant de ta vie ; achève ton année et ton mois dans notre pays ; nous dirons à notre seigneur Moundhir de te marier à quelque esclave, et tu seras ainsi toujours sous la protection et la sécurité. » Chéiboub les remercia et demeura avec eux le restant du jour, afin de bien observer les chamelles Açâfir. Il reconnut qu'elles étaient les merveilles du temps, que leur couleur était d'une beauté et d'une blancheur exquises ; il remarqua leur poil doux, leurs bosses ondulées, leur croupe grasse et arrondie. Chéiboub soupa avec les esclaves et assouvit sa faim. Il leur tenait compagnie en s'entretenant avec eux, et il leur aida à pousser devant eux les chameaux jusqu'à ce qu'il se trouvât près des habitations et que l'obscurité fût survenue. S'éloignant alors à reculons des esclaves, qui étaient occupés, il partit comme un tigre qui fuit. Arrivé auprès de son frère Antar, il l'instruisit de tout en lui racontant ce qu'il avait vu et entendu.
« Par la foi des Arabes,[24] dit Chéiboub; nous sommes dans un extrême danger: ton scélérat d'oncle a bien ourdi sa trame et ne s'est pas trompé ; mais nous remettons l'affaire entre les mains de Dieu : qui pourrait lutter contre lui? Il ne s'agit que d'une goutte de sang à verser;[25] mais la coupe mortelle qui doit faire la joie des ennemis est amère au goût. Peut-être le Dieu antique et les seigneurs Moïse et Abraham nous seront-ils propices et nous sauveront-ils de cet horrible complot. — Ne sais-tu pas, dit Antar, que celui qui n'est pas patient dans l'adversité n'atteint pas le sommet de la gloire? » Et, l'esprit anxieux, tourmenté, il attendit le lever puis l'aurore. Alors il dit à Chéiboub : « Allons, serre la sangle d'Abjer. » Chéiboub le lui amena sellé et bridé et revêtit Antar de son armure de fer, dans laquelle il apparut comme une forte tour. Antar se dirigea vers les pâturages, et resta là quelque temps en observation.
Les chamelles Açâfir apparurent se rendant aux pâturages. Chaque groupe de dix esclaves poussait un troupeau de mille chamelles. Cette séparation avait pour but d'éviter que les mâles n'approchassent des femelles. — Antar les vit qui s'avançaient vers lui à pas lents. Les esclaves jouaient et conversaient sans se tourner vers lui, ni lui adresser la parole; car ils vivaient dans une confiance sans bornes, et depuis leur naissance, aucun étranger n'avait envahi leur pays ; ils ne savaient pas ce que c'était que les malheureux événements.
« Mon frère, dit Chéiboub, voilà les chamelles à la recherche desquelles tu m'as envoyé. Agis maintenant comme tu voudras. — Cours, lui dit Antar, coupe aux esclaves le chemin des habitations, empêche-les de fuir afin que leurs dis ne s'élèvent contre nous avant que nous soyons loin de ce pays. » Chéiboub, exécutant ce qu'Antar lui prescrivait, traversa la plaine et fut se placer derrière les esclaves : là il vida son carquois et s assit sur ses genoux. Antar remarquant que les esclaves jouaient et ne faisaient pas attention à lui, lança son cheval au milieu des chamelles, en sépara un millier avec sa lance et cria aux esclaves : « Malheur à vous, fils de l’adultère, poussez ces chamelles devant moi, sinon je teindrai mon sabre dans votre sang. » Les esclaves du roi Moundhir, entendant ces paroles, s'élancèrent sur lui; mais en voyant la stature d'Antar, ils furent frappés de stupeur et son aspect les pétrifia. Le chef des esclaves leur cria : « Malheur à vous, courez sur lui et anéantissez-le. » Il s'élança lui même vers Antar : « Qui es-tu, toi, criminel pour ton âme, qui cours à la demeure du tombeau? Ne sais-tu pas que ces chamelles appartiennent au roi Moundhir, fils de Mâ-Essémâ, possesseur de la couronne et du territoire? »
« Honte pour ta mère, pour celle du roi Moundhir et pour toi, s'écria Antar. » Et il enleva l'esclave de la pointe de son épée, dont la lame traversa la veine jugulaire et sortit brillante de son dos. Il en frappa un second d'un coup de lance dans le ventre, et en fit sortir les entrailles. Lorsque les esclaves virent l'horrible action de ce terrible génie, la frayeur s'empara d'eux, et ils poussèrent les chamelles devant lui, épouvantés de la rougeur de ses yeux. In grand tumulte s'éleva dans les pâturages. Une troupe d'esclaves arrivait derrière Antar tandis qu'une autre s'enfuyait vers les habitations. Se retournant alors comme un lion furieux contre ceux qui le poursuivaient, Antar voulut les laisser en exemple à ceux qui profitent des exemples, et il les étendit morts sur la peau de la terre, pour servir de proie aux bêtes fauves. Chéiboub atteignait avec ses flèches ceux qui fuyaient vers les campements et les ramenait par l'agilité de sa course. Il n'y eut que ceux qui échappèrent à ses regards qui parvinrent à se sauver dans le désert. Il rejoignit son frère, revint vers les esclaves qui conduisaient les chamelles et les chameaux, tourna à gauche et, se dirigeant vers le désert, il les poussait comme on pousse des poltrons en fuite. Antar protégeait par derrière la marche des chamelles, et ils avancèrent ainsi jusqu'au milieu du jour.
Mais voici que, s'étendant de l'orient à l'occident, un tourbillon de poussière, au sein duquel de grands cris se faisaient entendre, s'éleva derrière eux ; bientôt les guerriers des Bènou-Chaybân apparurent. La lame de leurs sabres et la pointe de leurs lances étincelaient. Dès qu'ils aperçurent Antar ils se précipitèrent sur lui de cinq en cinq, de dix en dix, el les cavaliers se succédaient de tous cotés en criant à la fois : « Misérables, voleurs, comment échapperez-vous au sabre du roi de l'époque, lieutenant de Kesra Anouchirwan? »
Le narrateur rapporte que les cris arrivèrent jusqu'au roi Moundhir, qui était sorti à cheval de Hîra, pour une partie de chasse et de plaisir; il avait autour de lui une suite de guerriers et d’officiers nombreux comme les grains de sable. Lorsque les bergers le virent, ils se prosternèrent à terre, et élevèrent tous leurs voix vers lui ; le roi Moundhir faisait peu d'attention à eux, mais il dit a son fils Noman:[26] « Va voir ce qu'ont ces esclaves et sache de quoi il s'agit. » Noman était l'aîné de ses fils et l'héritier du trône. Il s'avança vers les bergers et leur demanda ce qui leur était arrivé.
« O mon maître, un cavalier s'est élancé dans nos pâturages a pris mille chamelles Açâfir; et il s’en retourne à la hâte avec elles. » Noman, entendant ces paroles, poussa son cheval du côté du tumulte ; derrière lui arrivaient les audacieux cavaliers de Dhohl,[27] d’Icheker,[28] des Bènou-Dahman,[29] qui galopèrent jusqu'à ce qu'ils eussent atteint Antar. Ils lâchèrent alors la bride de leurs chevaux et, la lance en arrêt, ils se précipitèrent sur lui comme le torrent. Antar, voyant les cavaliers à sa poursuite et l'éclat de leurs sabres, se retourna sur eux comme un lion dévorant et, se balançant sur son cheval, le sourire sur les lèvres, il reçut les cavaliers comme la terre altérée reçoit la première pluie. Les coups qu'il leur portait se succédaient continuellement, les cavaliers le harcelaient sans relâche ; mais Antar les renversait en long et en large sur la face de la terre
Quand les héros le serraient de près, d'un cri il les dispersait et les chevaux fuyaient à sa voix.
De son côté, Chéiboub secondait son frère en se tenant auprès des chameaux et des bergers. Les esclaves, à l'arrivée de leurs maîtres, avaient repris courage et, restant immobiles, refusaient de pousser les chameaux et songeaient à attaquer Chéiboub ; mais il s'élança sur eux en criant : « Enfants de l'adultère, par la vérité de la Kaaba, si l'un de vous s'écarte ou s'il appelle ses compagnons, je lui lance dans le cœur une flèche qui sortira derrière son dos. » Et il regardait du coté de son frère pour voir ce qui se passait entre lui et les Bènou-Chaybân.
Le prince Nomân criait à ses cavaliers : « Malheur à vous, que Dieu vous déshonore parmi les Arabes ! Quoi, tout cela vous est arrivé de la part d'un esclave noir ! » Ce reproche réveilla le courage des guerriers, et les cavaliers qui avaient reculé sur le champ de bataille s'avancèrent. Antar combattait contre eux avec une bravoure qui frappait de stupeur les regards et jetait l'épouvante dans les esprits; mais ses épaules étaient fatiguées, ses membres engourdis, son énergie paralysée, son âme affaiblie, et l'armée tumultueuse de ses ennemis l'inondait de ses flots. La poussière et l'obscurité s'accroissaient. Abjer ploya sous son maître et, ne pouvant ni avancer ni reculer, s'abattit. Antar tomba avec lui, et le coursier, se relevant, se fit jour à travers les ennemis et se sauva dans le désert.
Chéiboub voyant qu'Abjer sortait seul du milieu de la poussière, que la selle était vide et qu'il galopait çà et là au milieu de l'armée, crut qu'Antar avait été tué, que les lances samhariennes[30] lui avaient fait boire la coupe de la mort; les larmes coulèrent de ses yeux, inondèrent ses joues, et il se sauva en fuyant vers son pays. Alors les bergers poussèrent des cris en excitant les cavaliers à courir à sa poursuite. Ceux-ci s'élancèrent au nombre de soixante et dix brides, montés sur des chevaux vigoureux, et le poursuivirent de tous côtés. Chéiboub, entendant derrière lui le bruit des sabots, partit comme l'oiseau des oiseaux,[31] comme le tigre qui fuit, et plongea dans les déserts de toute la force de ses jarrets et de toute la vigueur de ses muscles. Les cavaliers s'animaient à sa poursuite; Chéiboub ne les dépassait pas, mais ils ne pouvaient l'atteindre et lui donner la mort. Il courut ainsi depuis midi jusqu'au soir; la nuit vint, et il pensait à son frère, ne cessant de pleurer et de gémir : ses joues étaient inondées de larmes.
Il était arrivé auprès d'une caverne creusée dans le flanc d'une montagne. Sur la porte était un jeune homme au teint brun et basane, qui faisait paître des moutons. Devant lui brûlait un feu sur lequel cuisait un morceau de viande; il préparait ainsi sa nourriture pendant que son troupeau broutait devant lui. « O jeune homme, lui dit Chéiboub, protège-moi, je me confie à ta foi, j'implore ton secours; aie compassion de ton esclave qui est séparé de son frère, sur lequel est tombée l'injustice du temps; ma mort est imminente et les ennemis vont m’atteindre. — Par la vérité de Lat et d'Ozza,[32] répondit le jeune homme, je te protégerai contre tous ceux qui mangent du pain et boivent de l'eau, et, avant de te livrer, je me ferai tuer devant toi. Entre dans la caverne, étranger de nos tentes, et sois à l'abri de la perfidie des méchants.[33]
Chéiboub entra dans la grotte, mais il était à peine assis; que les cavaliers s'avancèrent vers le berger, par dix et par vingt, se succédant les uns derrière les autres, et criant au jeune homme : « Fais sortir ce démon qui a tué nos cavaliers et jeté le trouble dans nos esprits; il faut que nous le percions de la pointe de nos lances, et que nous le taillions avec le tranchant de nos sabres! Que Dieu maudisse celui qui l’a engendré! quels jarrets solides! quels muscles vigoureux! — Seigneurs, leur dit le berger, donnez-le-moi, acquiescez à ma demande. Je l’ai pris sous ma protection; il est sous l'égide de la foi jurée, et je ne le livrerai pas pour qu'on le tue devant moi. — Puissiez-vous, tous les deux, ne pas exister, et puisse aucun pays ne vous être prospère ! —Fais-le sortir, ou nous te tuons avant lui, car son frère a tué les braves et les cavaliers de nos cousins, et nous avons éprouvé de cet homme ce que personne n'a éprouvé : ce ne peut être qu'un démon ou un génie. — Nobles Arabes, si vous ne consentez pas à me l'abandonner, faites avec moi cet arrangement : éloignez-vous de la porte de la caverne l'espace de quarante pas, afin que je puisse lui retirer ma protection, et puis ce sera entre vous et lui : ôtez-lui la vie, mais ne méprisez pas la protection, ne perdez pas la foi jurée. — Fais ce qui te plaira, nous attendons. »
Le berger revint auprès de Chéiboub et le trouva dans le plus triste état et craignant pour ses jours. « Jeune homme, lui dit le berger, tu as entendu ce qu'ils viennent de me dire : je suis vaincu dans mes intentions pour toi et ma mort est imminente. Il ne me reste, pour te sauver, que de sacrifier ma vie, et j'aime mieux encore cela. Ah ! si j'avais dix cavaliers des Bènou-Açâd,[34] je n'en laisserais pas arriver un seul jusqu'à toi; mais, ôte tes habits, jeune homme, mets les miens, sors d'ici et dis aux cavaliers : J'ai été auprès de lui pour le faire sortir et l'amener vers vous, il ne l’a pas voulu; arrangez-vous avec lui. Puis, lorsque tu les verras mettre pied à terre et entrer chez moi, sauve-toi et laisse-moi avec eux pour qu'ils me fassent boire la coupe de la mort. Voici mes provisions et mon sac; sors, prends ce bâton dans ta main, et échappe-toi a la faveur de la nuit; et moi, ainsi, je n'aurai pas vécu ayant trahi la foi jurée. » Chéiboub revêtit les habits du berger, prit le bâton dans sa main et sortit de la caverne ; les ombres de la nuit le cachaient, et il parla aux cavaliers comme le lui avait dit le berger; il poussa les moutons devant lui, jusqu'à ce qu'il fut loin des guerriers, et il remit son salut à la garde de Dieu. Les cavaliers s'étant approchés de la caverne, Chéiboub se déroba à ses ennemis en courant à travers le désert.
Les Bènou-Chaybân mirent pied à terre, entrèrent dans la caverne et en firent sortir le jeune homme; ils l'amenèrent à la clarté du feu, et ils reconnurent que c'était le bercer sous les habits de Chéiboub; il gardait le silence et il avait préféré la mort à la trahison de sa foi. « Malheur à toi, lui dirent-ils, pourquoi as-tu médité cette action et t'es-tu exposé à la mort et aux tourments pour un homme étranger et des plus vils parmi les Arabes? — Nobles seigneurs, il avait invoqué ma protection, et je la lui avais accordée. Vous êtes venus avec la volonté de le tuer, je vous ai demandé sa grâce, vous me l’avez refusée. Je n'avais pas le pouvoir de vous résister, je l'ai racheté avec ma vie, et j'ai mieux aimé que vous perciez mon corps avec vos lances que de vivre parjure à ma foi, et de manquer à l'honneur. Du reste, il n'y a entre vous et moi ni sang ni vengeance, je suis votre captif; si vous me délivrez, je vous rendrai grâces en tous lieux, sinon, faites de moi ce que vous voudrez. » Les Bènou-Chaybân furent étonnés de ce langage, et ils reconnurent qu'il n'y avait pas de raison pour lui donner la mort, et qu'en le tuant il ne leur reviendrait que du blâme. L'Arabe se retira dans la noblesse et la garde de sa foi, et les cavaliers, frustrés dans leur attente, le laissèrent. Le berger s'éloigna plein de gloire et digne de louanges éternelles.
Chéiboub était sauvé, mais une pensée cruelle le tourmentait. C'était son entrée dans les tentes de son pays, l'annonce de la mort de son frère, la joie de ses envieux et de ses ennemis, particulièrement d'Amara,[35] de Rabi, fils de Zyâd, d'Amrou et de son oncle Malik, fils de Corâd. Il ne cessait de pleurer sur son frère: ses larmes coulaient par torrents, son cœur était désolé, son esprit dans la consternation. Tel était, dit le narrateur, l'état de Chéiboub, le serpent de la poussière.
Antar combattait à pied, et autour de lui la terre était inondée de sang; harassé de fatigue, il ne savait plus s'il était sur la terre ou dans le ciel. Il avait déjà fait mordre la poussière aux héros de l'armée, quand une troupe de guerriers fondit sur lui, comme le torrent qui s'élance, et il frappait au milieu deux, à droite et à gauche, jusqu'à ce que, épuisé de lassitude, il tombât la face contre terre. Il fut saisi à l'instant et conduit honteux, humilié, devant le prince Nomân. La figure d'Antar, son aspect effrayant, la grandeur de son corps, la largeur de sa tête, frappèrent de surprise le prince stupéfait des exploits prodigieux, qu'il lui avait vu faire. « Serrez ses liens, dit Nomân, attachez-le sur le dos de son cheval et amenons-le auprès du roi afin qu'il décide de son sort, lui demande qui il est, quel est son pays, le lasse périr et détruise sa tribu. » Ils lui lièrent fortement les épaules, les pieds et les mains, le placèrent en travers sur le dos de son cheval, et ils arrivèrent ainsi auprès du roi Moundhir.
C'était la fin du jour. Le roi entouré de ses guerriers se disposait à revenir de la chasse, lors qu’apparut tout à coup devant eux un lion de ce pays, qu'on appelle le pays de Khaffan. Les lions de Khaffan étaient passés en proverbe.[36] Les cavaliers de cette époque se faisaient une gloire de les tuer, et ils se disaient entre eux : « As-tu tué un lion des lions du Khaffan?» Celui-ci venait des déserts, et avait suivi les traces des chasseurs, dont il avait entendu les cris. A son aspect, les cœurs des cavaliers frémirent, les chevaux ployèrent sur leurs jarrets et reculèrent dans l'arène. Les plus courageux s'avancèrent sur lui en poussant de grands cris.
Nomân amenait alors Antar devant le roi Moundhir son père, et le faisant tenir debout en sa présence, lui racontait ce qui venait de se passer.
Moundhir était vivement surpris des actes valeureux d'Antar, et stupéfait de l'horreur de son visage et de la grandeur de sa stature. « Malheur à toi, lui dit-il, de quels Arabes es-tu ? — Maître, je suis des Bènou-Abs. — Un de leurs seigneurs ou de leurs esclaves? — Prince, pour les hommes généreux, la noblesse c'est le choc des lances, le coup des cimeterres tranchants, la patience sur le champ de bataille. Je suis le médecin de la tribu d'Abs, lorsqu'elle est malade; son protecteur, lorsqu'elle est abattue; le défenseur de ses femmes, lorsqu’elle est en fuite; son héros, lorsqu'elle s'enorgueillit de sa gloire, et son épée, lorsqu'elle s'élance au combat. » Moundhir était étonné de sa facilité délocution, de sa fermeté de cœur et de son intrépidité, quoique captif et vaincu. « Qui donc t'a poussé à attenter à mes propriétés et à t'emparer de mes chameaux? — Maître, répondit Antar, c'est la tyrannie de mon oncle qui m'a poussé à cette action; j'ai été élevé avec sa fille et j'ai passé ma vie à le servir : lorsqu'il a vu que je la lui demandais en mariage, il a exigé pour douaire mille chamelles Açâfir; et moi, dans mon ignorance, j'ai consenti à sa demande et je suis parti à leur recherche. J'ai commis un attentat contre vous, et c'est ce qui m'a fait tomber dans le malheur où je suis. — Comment, avec cette bravoure, cette éloquence, cette élévation de sentiments, t'es-tu exposé à perdre la vie pour une petite fille arabe? — O mon maître, c'est l'amour qui pousse l'homme à monter à cheval[37] sur les horreurs et les périls, c'est a cause de lui que tombent les têtes des hommes, et il n'approuve que les amants qui ont goûté l'amertume de l'absence après la douceur de l'arrivée, et qui ont veillé de longues nuits. Par Dieu, ô prince, le malheur n'arrive en tous lieux que du regard lancé des bords d'un voile,[38] et quelle est la tentation fatale qui entraîne les âmes à leur perte, si ce n'est les femmes, qui en sont la racine et la branche? »
Moundhir était de plus en plus surpris de l'éloquence et de la force d'âme d'Antar, car il était lui-même des plus éloquents parmi les Arabes; il vit qu'Antar était égaré dans l'océan d'un amour passionné, et son cœur compatit à son infortune.
Pendant qu'Antar s'entretenait avec le roi, les cavaliers passaient devant lui comme la colombe que poursuit le faucon. Moundhir demanda ce que c'était. « O roi victorieux, irrésistible, un lion terrible s'est élancé vers nous, il dépasse la grandeur d'un taureau; il a détruit les cavaliers et dispersé les héros, les lances s'émoussent sur son corps et personne n'ose l'attaquer. » En entendant ces paroles, Antar s'écria : « O roi, par la vérité de celui qui a élevé les cieux, fait couler les eaux et appris les noms à Adam,[39] dites à vos compagnons de me lancer sur ce lion; s'il me détruit, vous aurez tiré vengeance de moi et satisfait à votre honneur outragé, car j'ai tué un grand nombre de vos braves; mais si je le tue, récompensez-moi comme je l'aurai mérité, et n'enfreignez pas les lois de la justice. » Moundhir ordonna qu'on lui ôtât ses liens : les gardes s'approchèrent de lui, délièrent ses mains, et ils allaient lui délier les pieds, lorsque Antar s'écria : « Non, par la vérité de la foi des Arabes, ne déliez que mes mains, et laissez mes pieds attachés; car, ou je tuerai sans difficulté le lion, ou je n'aurai pas le désert pour fuir devant lui. » Et saisissant son épée de la main droite, et son bouclier de la gauche, il s'avança vers le lion, en sautant dans ses liens, jusqu'à ce qu'il se trouvât en face de lui. Le roi Moundhir arriva avec ses seigneurs et sa suite pour assister au combat, et ils aperçurent un lion énorme, de la grosseur d'un chameau. Ses naseaux étaient évasés, ses griffes longues, sa face large et horrible à voir. Il s'ébranlait dune marche agitée, et quand il voyait autour de lui les chevaux et les cavaliers, il rugissait en frappant la terre avec sa patte, battant ses flancs avec sa queue, et faisait craquer ses dents, semblables à des crochets de fer, les coins de sa gueule étaient recourbés comme des harpons. Lorsqu'il vit Antar qui s'avançait vers lui en sautant, il tressaillit, fit ses déjections, et, se baissant sur la terre pour prendre son élan, il s'allongea, la crinière hérissée, les veux rouges comme un charbon ardent, et se ramassant jusqu'à la moitié de son corps, il bondit sur Antar, qui s'avançait vers lui. Antar, comme le destin quand il descend du ciel, s'élance en poussant un cri plus effrayant que celui du lion, lève le bras, et d'un coup de sabre terrible, fend le crâne de l'animal. La lame pénétrante se fait jour à travers le dos du lion. « O par Abs, ô par Adnan, s'écrie-t-il, je suis toujours celui qui aime Abla. » Le lion tomba partagé en deux; le bond du redoutable animal et le coup du brave guerrier s'étaient rencontres en même temps. Antar essuya son épée sur la peau du lion, les spectateurs avaient frémi et pâli dans leur chair. Antar revint auprès du roi Moundhir en récitant ces vers
« Petite Abla, sauras-tu les périls que j'ai affrontés dans le pays de l'Irak ?
« Mon oncle m'a trompé par son hypocrisie et ses artifices, il a indignement abusé de moi dans sa demande de douaire.
« Je me suis plongé dans un océan de malheurs, et me voici dans l'Irak sans ami.
« Je poussais seul les chamelles et les esclaves, et revenais en toute hâte sur la flamme de mes désirs amoureux.
« Lorsque la poussière des sabots des chevaux fougueux s'est élevée derrière moi,
« Obscurcissant l'air de ses tourbillons. La pointe des sabres brillait,
« Les cris des cavaliers retentissaient, et je pensais que c’était le tonnerre qui avait déchaîné ses grondements.
« Je n'ai cessé de combattre que lorsque mon cheval, épuisé de fatigue, a cessé d'avancer.
« Tombé a terre, j'ai repoussé avec mon glaive une armée, comme j'avais poussé le troupeau de chamelles;
Et les cavaliers se sont enfuis avec des coups de lance dans la poitrine et dans les veux.
« Mais à la fin du jour je me suis affaibli, j'ai été fait prisonnier, mes bras et mes jambes étaient sans force.
« Et j'ai été amené devant un roi généreux, magnanime, que sa puissance dure toujours dans la gloire !
« Ensuite j'ai combattu, en sa présence, un lion affreux à l'attaque, amer au goût,
« Dont la face avait la circonférence d'un bouclier, et dont les prunelles lançaient des étincelles de feu
« Je l'ai tué d’un seul coup avec mon sabre, en allant à lui les pieds dans les liens.
« Espérant que le roi Moundhir me gratifierait de ce que m'avait demandé mon oncle, les chamelles Açâfir.[40]
Témoin des actions et des paroles d'Antar, le roi Moundhir dit aux officiers qui l'entouraient « Par Dieu! c'est la merveille du temps et l'unique du monde; il réunit la bravoure à l'éloquence, et l'audace à la persévérance dans les choses difficiles et qui font la stupeur des hommes : par lui j'obtiendrai de Kesra l'objet de mes désirs, et je ferai voir la supériorité des Arabes sur les Persans. »
Le narrateur dit : Mondar était un homme d'esprit, éminent, d'une intelligence supérieure, ferme de décision, habile dans le gouvernement des affaires, plein d'expédients dans les circonstances graves; aussi le roi Kesra l'avait-il placé à la tête des Arabes, et délégué pouf son lieutenant dans tout le pays.
Lorsque Moundhir était reçu dans la salle d'audience[41] de Kesra, le roi l'entourait de considération et d'honneur. Quelque temps avant qu'Antar tombât entre ses mains, le roi Moundhir était allé à Médaïn,[42] s'était présenté à Kesra, qui l'avait gardé plusieurs jours auprès de lui, lui avait donné une robe d'honneur, et l'avait fait asseoir à ses côtés. Cette réception avait excité la jalousie d'un des satrapes qui, se trouvant seul avec Kesra, lui dit :
« O roi, vous avez de bien grands égards pour ce Bédouin, cet adorateur des pierres; vous élevez bien haut sa valeur; mais, absent ou, présent, il ne mérite pas tant de distinctions ; car tous les Arabes ne sont que des pasteurs de moutons et des adorateurs d'idoles; ils n'ont aucune foi, ils ne mettent leur gloire que dans le vol, le brigandage et l'adoration des pierres. Un homme, parmi eux, achète une femme esclave; il en abuse, et quand il est dégoûté, il la vend; et si elle est enceinte de ses œuvres, elle accouche chez son acheteur. Cette femme élève sa fille, jusqu'à ce qu'elle soit grande; le père l'achète et en jouit, quoiqu'elle soit sa fille, et si c'est son fils qui en devienne acquéreur, il se marie avec elle, quoiqu'elle soit sa sœur. Quant au brigandage et au pillage, c'est une habitude chez eux.[43] »
C'était là ce satrape qui jalousait le roi Moundhir, il était l'un des héros de Delim,[44] et commandait à vingt mille Persans. Le roi Kesra l'avait élevé en honneur et en dignité; on l'appelait Khosrouân, fils de Djerhem, et il ne cessait d'injurier les Arabes, et de parler d'eux avec mauvaise foi, afin de changer dans le cœur de Kesra les sentiments affectueux qu'il avait pour le roi Moundhir.
« Si, dit-il, en terminant son discours, vous voulez savoir, ô roi, ce qu'est cet homme que vous avez mis à la tête des Arabes, et vous faire une idée de son ignorance et de son peu d'éducation, invitez-le à dîner chez vous, ordonnez à vos esclaves de lui servir un plat de dattes, dont les noyaux n'auront pas été enlevés, et de placer devant vous des dattes sans noyaux, vous verrez, ô roi, ce qu'il fera. »
Kesra accueillit cette proposition, et invita Moundhir à dîner; il ordonna à ses officiers de faire apporter sur la tête des esclaves des plateaux de dattes sans noyaux, à la place desquels on avait mis des pistaches, des noisettes, du sucre et autres douceurs, et de servir devant le roi Moundhir des dattes avec leurs noyaux. Les Persans et Kesra mangèrent et avalèrent les dattes; Moundhir les regardait, et il se dit en lui-même : « Mange comme eux, et avale les noyaux, il faut que tu te conformes à leurs usages. » Moundhir mangea donc les dattes en avalant les noyaux; mais ses dents ayant mordu sur l'un d'eux, les officiers éclatèrent de rire, et Kesra rit aussi. Moundhir se sentit humilié : « O roi du temps, dit-il, puissent votre gloire et votre empire durer éternellement! mais quel est le sujet des rires de vos officiers, et pourquoi vous-même avez-vous souri? — Moundhir, dit Kesra, vous avez mangé les dattes et avalé les noyaux, c'est pour cela que nous avons tous ri. — O roi. je vous ai imité, ainsi que vos compagnons : j'ai mangé comme vous avez mangé; car je me suis aperçu qu'en avalant les dattes vous ne jetiez pas les noyaux; j'ai voulu faire comme vous faisiez tous. — Nos dattes, ô Moundhir, étaient sans noyaux, et à leur place il y avait des pistaches, des noisettes et des sucreries, afin que nous pussions les manger sans peine. — Pourquoi, dit Moundhir vivement irrité, n'ai-je pas mangé des dattes que vous avez mangées vous-même? Je suis cependant votre hôte; ceci me prouve que je suis un objet de moquerie, et que vous ne m'avez invité que pour vous rire de moi; mais après comme avant, et quand même vous auriez fait plus que vous n'avez fait, je n'en suis pas moins votre esclave et la plante arrosée de vos laveurs.[45] »
Il resta peu de temps encore auprès de Kesra, et demanda la permission de retournera Hîra, vers sa famille et dans son pays, Kesra le lui permit; et lorsqu'il fut arrive dans sa capitale, il écrivit des lettres aux Bènou-Wâïl[46] et aux tribus, en leur expliquant ce qui lui était arrivé chez Kesra. « Attaquez Médâïn, leur disait-il, et pillez les habitations et les habitants; dévastez les villages, mettez à mort les marchands de Perse, ravagez les propriétés de Dilem, et n'ayez peur de personne. » Lorsqu'ils apprirent cette nouvelle ; ils furent grandement irrités, et Souid-ben-Amer-el-Ouali envoya à Médâïn des troupes pour piller les habitations et les habitants; Hanzhala-el-Djelhemi surprit les magasins, et s'empara des richesses des voyageurs ; Harith-ben-Ouala se jeta sur le pays d'Obella,[47] n'épargna ni les petits, ni les grands, et s'appropria les biens et les chameaux. La révolte s'étendit dans les villages ; les Arabes se faisaient redouter dans tout le pays, ils coupèrent la tête aux marchands de Perse, et les négociants vinrent de tous côtés auprès de Kesra, se plaignant à grands cris des Arabes, qui avaient déchaîné sur eux les calamités. La surprise de Kesra fut extrême,[48] sa colère et ses regrets s'accrurent; il ordonna à son vizir Moubédân d'écrire une lettre à Moundhir pour l'instruire des événements qui venaient de se passer, lui prescrire de faire justice des Arabes, et leur faire rendre les biens des négociants. Le vizir écrivit la lettre suivante à Moundhir :
« A celui que nous reconnaissons roi des Arabes. Sachez que le cœur du roi juste est irrité contre les Arabes qui ont fait des déprédations contre ses sujets. Il vous ordonne de combattre ceux qui se sont montrés hostiles et coupables, de les passer au fil de l'épée de la vengeance, et de faire justice de ceux qui ont été injustes; vous obéirez ainsi au gouvernement de Perse, et vous suivrez les ordres de l'impérial monarque.
« Que la paix soit sur vous de la part du Feu ! » Moundhir lui adressa la réponse suivante : « A celui que nous reconnaissons comme roi juste et seigneur éminent.
« Mon nom parmi les Arabes est méprisé, ma puissance parmi les tribus est abaissée, mon autorité est avilie à leurs yeux, et mon honneur amoindri, depuis qu'ils ont entendu dire ce que vous m'avez fait au sujet des dattes; ils ont pensé que j'étais pour vous un sujet de ridicule, et c'est pourquoi ils se sont soustraits à mon obéissance, séparés de mon gouvernement, et ont fait ce qu'ils ont fait. Désormais, ils n'écouteront plus mes paroles; et vous qui êtes l'œil intelligent de votre empire, et qui savez le gouverner, si vous voulez la soumission des Arabes, la fin de la révolte et des déprédations, envoyez-moi une partie des officiers qui se sont ri de moi, afin que je leur brûle la figure, que j'abaisse leur cou sous mes pieds, et que j'envoie chacun deux vers une des tribus arabes, pour quelle les punisse et lasse d'eux ce qu'elle voudra : tous rentreront alors sous mon obéissance, écouteront mes paroles, et redouteront mon attaque. »
Lorsque Kesra reçut cette réponse, il la lut et en comprit le sens : « Par la flamme du feu et des lumières, dit-il, ces brigands d'Arabes ont des vues ambitieuses sur nous, et ce chien des chiens l'emporte sur nous, maintenant qu'il a vu le résultat du pouvoir et de l'autorité que nous lui avons donnés. Si je ne le dégrade pas et ne le punis pas de son langage, si je ne détruis pas les fondements de la Kaaba, je ne serai pas le roi du temps. » Celui qui était l'auteur de ces troubles, le satrape Khosrouân, dit au roi : « O mon maître, qu'est-ce que ce roi, pour qu'il fasse entrer dans votre cœur le souci et l'inquiétude! Par la vérité de votre grâce, je puis aller vers lui, tuer ses cavaliers, et détruire ses alliés, saccager ses habitations, consommer sa ruine; je vous l'amènerai avec tous ses enfants liés avec des cordes, et si vous l'ordonnez, je les tuerai tous, et conduirai vers vous les filles et les garçons. — Vous êtes le seul propre à cette affaire, lui dit Kesra; car vous l'avez provoquée. Préparez-vous donc à marcher contre lui avec les troupes de votre commandement, faites votre plan. Si vous triomphez du roi des Arabes, ne le tuez pas; mais amenez-le moi prisonnier, afin que je l'humilie, et que je lui fasse voir ce qu'il vaut; ensuite je lui accorderai la vie. »
Khosrouân, entendant ces paroles, se réjouit de marcher contre le roi Moundhir, et résolut sa mort; il ordonna à ses soldats de se disposer au départ; et après trois jours de préparatifs, il partit avec vingt mille alliés de Dilem et de Perse; ils avaient des boucliers dorés, des massues de Dilem, des épées de l'Inde, des chevaux arabes, et Khosrouân, semblable à un lion, était à leur tête, plongé dans le fer et les cottes de maille.
Voila ce qui se passait à Médaïn.
Le roi Moundhir, se rappelant ce qu’il avait vu et entendu d'Antar, son coup de sabre au lion, sa poésie, sa prose, reconnut en lui un guerrier unique, un héros illustre, digne de la liberté, et dont la vie devait être respectée ; mais dans l'intérêt de son gouvernement et pour maintenir le respect de son autorité, il résolut dans son cœur de le garder prisonnier chez lui.
« Par la vérité de la foi des Arabes, dit-il, je ne veux pas laisser échapper l'occasion que m'offre ce noir guerrier, dont on ne pourrait trouver le pareil. » Et se tournant vers ses fils : « Gardez ce cavalier, leur dit-il, jusqu'à ce que nous recevions des nouvelles du roi Kesra; nous lui dirons : Cet esclave a envahi mon pays, tué mes guerriers, et a eu l'audace d'attaquer mes troupes, par suite de l'outrage que vous m'avez fait subir. Nous fortifierons ce témoignage par tous les moyens, et nous aurons ainsi raison de l'envieux qui a médit de nous. »
Moundhir entra dans Hîra, attendant la réponse de Kesra; il pensait qu'il obtiendrait du roi ce qu'il désirait et il formait des conjectures à perte de vue. Au point du jour, Moundhir monta à cheval et sortit pour respirer des nouvelles.[49] Tout à coup, du côté de la Perse, s'éleva une poussière qui noircit l'horizon et couvrit la terre comme d'une tente; au milieu d'elle apparaissaient les troupes persanes et l'armée de Daïlem : on distinguait les épées, les cottes de mailles, et les cuirasses qui brillaient sur le corps des cavaliers. « Par Dieu! s'écria Moundhir, voilà une armée persane qui s'avance, faites vos apprêts de guerre, préparez-vous aux coups de lance et d'épée; protégez vos femmes, sinon votre déshonneur sera éternel. Je vois que ma lettre a offensé Kesra, mes paroles n'étaient pas convenables ; les étourderies de la langue sont les calamités de l'homme. »
Il expédia alors des cavaliers vers les tribus des Bènou Chaybân. Les troupes persanes arrivèrent, criant en différentes langues; leurs cris s'élevaient vers les cieux. Les deux armées, se trouvant en présence, s'attaquèrent; le sang ruissela. Khosrouân, l'adorateur du feu, s'avança, et, s’élançant sur les tribus arabes, frappait de mort les cavaliers, son cœur se réjouissait du trépas des braves; il atteignit les étendards du roi Moundhir, les renversa, et, avec sa masse d'armes, jeta à terre et anéantit les guerriers. De son côté, le roi Moundhir avait attaqué l'armée de Kesra avec dix mille cavaliers; mais le soir était à peine arrivé, que quatre mille d'entre eux avaient été tués et le reste avait pris la fuite. Les Persans les poursuivirent, faisant prisonniers les uns, tuant les autres avec la lance, et ils les harcelèrent jusqu'à car que la nuit les eut enveloppés de son ombre. Les Persans et les Daïlémites retournèrent et vinrent dresser leurs tentes.
Le satrape Khosrouân descendit de cheval ; il rugissait comme un lion furieux; des feux brûlaient près de lui, et il se prosterna devant eux, en homme ignorant et qui se berce de vains désirs (nous, nous n'adorons que l'Unique, le Tout-puissant[50]), puis il dit aux généraux et aux officiers qui se tenaient debout prêts à le servir : « Entourez Hîra de tous côtés, afin qu'aucun fugitif ne puisse s'échapper, ni le roi des Arabes se sauver à la faveur de la nuit; je veux demain le faire prisonnier et l'emmener confus et humilié. » Les chefs exécutèrent ses ordres, environnèrent la ville de toutes parts, gardant les chemins et les issues.
Le roi Moundhir vaincu, mis en déroute, était entré dans Hirâ, mordant ses mains de repentir et ne sachant s'il était sur la terre ou dans le ciel : il s'assit et envoya chercher ses trois fds, Noman, Zayd el-Aswad et Amr fils de Hind.[51] Ils entrèrent en conseil sur le parti qu'il y avait à prendre. En vérité, dit leur père, nous avons ouvert devant nous une porte que nos malheureuses mesures ne parviendront pas à fermer : il ne nous reste, pour nous sauver, que la patience dans le combat et les coups des cimeterres tranchants. Si nous sommes vainqueurs demain, nos espérances seront réalisées, sinon, à l’approche de la nuit, nous réunirons toutes les familles, les jeunes filles et les enfants; nous les entourerons de tous côtés et nous chargerons jusqu'à ce que nous nous trouvions derrière les ennemis, alors nous nous étendrons dans la plaine et nous leur abandonnerons les tentes et les habitations vides ; après avoir assuré notre salut, nous rassemblerons tous les Arabes des déserts et nous reviendrons combattre les Persans, adorateurs du Feu. »
Le narrateur dit : Pendant cet entretien du roi Moundhir avec ses fils et sa suite, des esclaves entrèrent, et baisant la terre devant lui. « O notre maître, dirent-ils, le guerrier absien qui est sous notre garde a entendu ce matin le tumulte et nous a demandé ce qu'il signifiait, nous lui avons appris ce qui se passait : « Conduisez-moi vers le roi, nous a-t-il dit, je lui indiquerai le moyen de détruire ses ennemis, seraient-ils aussi nombreux que les sables du désert. » Moundhir ayant ouï ces paroles : « Amenez-le, dit-il, afin que nous sachions ce qu'il a à dire, et que nous le délivrions de ses liens. » Les esclaves se levèrent, et entrant chez Antar, ils lui dirent : « Nous avons rempli ton message, et le roi veut t'en tendre. » Antar vint avec eux et se présenta au roi Moundhir, qui ordonna de lui délier les pieds et de couper les cordes de ses mains. « Absien, lui dit le roi, qu'as-tu pensé aujourd'hui, en entendant ces clameurs ? — Par Dieu! mon maître, mon foie a failli éclater, lorsque j'ai appris que vous aviez fui devant ces ignobles chiens[52] ; cette honte ne s'effacera pas du front des Arabes. — Absien, que peuvent faire les hommes, lorsqu'un nombre double du leur les attaque? — Les hommes, répondit Antar, sont patients dans le combat et meurent sous le sabot des chevaux ; ils ne cherchent pas à fuir et ne se couvrent pas de honte. Maintenant, ô roi, je suis devant vous; mon histoire, je vous l'ai racontée: je vous demande le douaire de la fille de mon oncle, rendez-moi mon cimeterre, mon cheval, mon armure de combat; donnez-moi mille cavaliers de votre armée pour protéger mes derrières, et bientôt vous verrez ce qu'il en arrivera à l'ennemi, de ma manière de combattre à l'attaque et à la défense. — Par la vérité de la Kaaba ! ô Absien, dit Moundhir, si tu fais ce que tu viens de dire et si tu détruis cette armée, je te rends maître de tous mes biens, de mes chamelles et de mes chameaux: et maintenant, qu'aucun de nous ne reste assis derrière les murailles et n'hésite à se plonger dans la poussière du combat; mais plutôt, prodiguons nos efforts contre l'ennemi, tranchons avec le sabre, perçons avec la lance. » Et Moundhir ordonna qu'on rendit à Antar son cheval, son sabre et son armure.
Le narrateur continue : dès le matin, des cris s'élevèrent du côté des Persans ; ils brûlaient du désir de piller les propriétés et de capturer les femmes et les enfants ; les Arabes alors sortirent contre eux et s'élancèrent vers le lieu des coups d’épée et de lance. A leur tête était Antar, qui récitait ces vers :
« Au jour de la guerre, le combat est plein de charme; avancez vers moi, troupe de misérables.
« Bientôt, dans la mêlée, les Persans recevront de ma main un coup fatal à leurs âmes.
« Je plongerai dans les tourbillons de poussière, jusqu'à ce que je rencontre Khosrouân, et je lui ferai boire la coupe de la mort :
« Il goûtera, de mon cimeterre, une boisson après laquelle il ne goûtera plus celle de l’eau pure.[53]
« Pour tes yeux, ô Abla ! » s’écria-t-il, et il chargea les ennemis, pointa sur eux sa lance dont le choc éblouissait la vue et égalait la puissance du destin, il renversait çà et là les cavaliers, raccourcissait les longues vies ; bientôt le sang jaillit et coula sur la terre, comme une eau ruisselante. Les fils de la Perse s'avançaient de tous côtés, désireux de s'emparer des garçons et des filles ; mais les épées tranchantes, aux mains des fils de l'Arabie, leur firent abandonner ce dessein : car les Arabes apparaissaient sortant de Hîra, comme apparaissent les lions sortant des forêts ; la fermeté d'Antar avait raffermi leur courage; et, assurés de la victoire, ils renversaient les cavaliers du dos de leurs chevaux avec leurs lances à la pointe pénétrante ; et poussant les Persans comme on pousse des chameaux qui vont au pâturage, ils éteignirent en eux lardent désir qu'ils avaient de s'emparer des garçons et des filles. Le combat continua ainsi jusqu'à la moitié du jour, et lorsque la chaleur oppressa les braves et que la sueur inonda leurs corps, les Persans plièrent et s'enfuirent vers leurs tentes ; ils éprouvaient le contraire de ce qu'ils avaient prévu : les chevaux se trouvaient, le soir, séparés de leurs cavaliers et foulaient sur le sol la face de leurs maîtres. Le chef Khosrouân se tenait sous les étendards, éloigné du lieu des braves, attendant avec impatience l'issue du combat; il regarda du côté de ses compagnons, et, de vainqueurs qu'ils avaient été, il les vit tombés dans la défaite et s'enfuyant vers leurs tentes, « Qu'avez-vous, que vous est-il arrivé? leur cria-t-il. — O notre maître, c'est aujourd'hui le jour des Arabes, nous avons vu de nos yeux un prodige; si vous ne vous montrez pas au combat pour relever le courage des guerriers, nous prendrons tous la fuite, et il ne restera de nous ni premier ni der nier. Nous avons fait dans ce jour l'épreuve d'un cavalier qui ne manque pas lorsqu'il frappe, et qui ne tourne pas le dos; s'il attaque une troupe, il la disperse; s'il pointe un cavalier, il l'atteint à la gorge. » Ces paroles firent sur Khosrouân une douloureuse impression, des étincelles jaillirent de ses veux. « D'où est donc venu ici ce guerrier, s'écria-t-il, et de quelle tribu des Arabes tire-t-il sa généalogie? — Seigneur, nous ne savons ni d'où il est venu, ni s'il est des Djinn ou des Abalis.[54] » Alors Khosrouân s'élança vers le champ de bataille, et la nation daïlémite chargea derrière lui : dans sa main était une lourde massue, et mugissant comme un éléphant, il assaillit les Arabes et en tua un certain nombre. La Guerre ne cessa de se tenir debout sur ses jambes et sur ses pieds, ses feux rallumés brûlèrent jusqu'à la disparition du jour. Les armées de la Nuit s’étant avancées, les Arabes se séparèrent des Persans et retournèrent à leurs campements; le roi Moundhir avait ordonné à ses esclaves de faire sortir les tentes hors de la ville et de les dresser dans une vaste plaine parsemée de roses épanouies.
Le combat fini, le roi Moundhir vint à la rencontre d’Abou'l-Fouaris Antar, et l'amena dans sa tente; ses fils et ses proches étaient autour de lui; ses tristes préoccupations s'étaient évanouies ; il s'assit et fit asseoir Antar à ses côtés : tous le félicitèrent de ses exploita contre l’armée persane et lui promirent des présents. Moundhir fit apporter en suite des aliments, mangea avec Antar, le comblant d'honneurs et causant familièrement avec lui ; il l'interrogea sur son état, et Antar lui raconta tout ce qui lui était arrivé. « Par Dieu! Abou'l-Fouaris, lui dit Moundhir, si je savais que ce pût être un bonheur pour toi de rester dans notre pays, j’en verrais vers Abla, pour qu'on te l'amenât de gré ou de force; mais je crains que ton cœur ne soupire pour ton pays et tes tentes. » Antar entendant les paroles du roi Moundhir, lui exprima en ces termes sa vénération et sa reconnaissance : « O mon maître, je n'ai pas la force de rester ici; chaque jour passe sur moi comme mille années;[55] cependant, roi redoutable, devrais-je mourir de la violence de mes désirs et tondre à l'ardeur de mon amour et de mes souvenirs, je ne quitterai pas ce pays que vous n'ayez obtenu ce que vous désirez ; et, demain au lever du jour, je mettrai en déroute cette armée, fut-elle nombreuse comme les sables du désert; aujourd'hui même, sa délaite était imminente sans ce puissant cavalier, qui est venu combattre à la fin du jour; mais demain ma tin, je me rendrai dans l'arène, je le défierai au combat de l'épée et de la lance, je hâterai sa mort et disperserai son armée. » Ces paroles d'Antar firent éprouver à Moundhir une vive joie. « Si tu es victorieux, lui dit-il, amène-le prisonnier; car je me repens de l'action que j'ai faite; je voulais élever la puissance des Arabes sur les Persans, et les rendre supérieurs à toutes les nations; mais le contraire de ce que je désirais est arrivé ; je me repens d'avoir mis en courroux, par ma conduite, ce grand roi, auquel la terre entière est soumise en esclave ; cette armée n’est pas une goutte de son océan, une étincelle de son feu, et, par Dieu! je crains pour les Arabes son ressentiment et sa vengeance. » Ils passèrent ainsi la nuit, se consultant au sujet du combat : Antar voulait faire la garde; mais le roi Moundhir ne le permit pas; il voulut au contraire que ce fût son fils Nomân qui veillât sur les Arabes, et il attendit le matin pour livrer bataille. Tel avait été leur entretien, dit Asmaï.
Après le combat, les Persans étaient rentrés dans leurs tentes : leur chef Khosrouân rugissait de colère, n'ayant pu obtenir contre les Arabes le succès auquel il s'attendait ; ses compagnons lui dirent : « O vizir et noble seigneur, par la flamme du Feu et de ses étincelles, il nous eût été facile de tuer vos ennemis et peu d'entre eux se seraient échappés, sans ce guerrier que le Dieu illustre a fait apparaître contre nous, car c'est un puissant cavalier. et s’il continue à nous combattre, il ne laissera parmi nous ni grand, ni petit; par la vérité de la chaleur du Feu, ce n'est pas un homme, mais le plus audacieux des génies ; s'il n'en était point ainsi, comment aurait-il pu nous livrer ce terrible combat et changer en joie la tristesse du roi Moundhir ? Chaque fois que nous chargions sur lui, nous disions : Nous le prendrons de tous côtés et nous enlèverons son corps avec la pointe de nos cimeterres; mais il criait aux chevaux, qui reculaient à sa voix, il jetait à terre les cavaliers, les pointant de sa lance dans la poitrine et dans les côtes, quand il frappait sur les crânes, il les partageait en deux. » Ces paroles accrurent la colère et le dépit de Khosrouân. « Assez de ces descriptions. leur dit-il, que le Feu maudisse son père et sa mère; je l'ai déjà vu charger notre armée, et j'ai voulu écarter de vous ses coups meurtriers; mais il était loin de moi; j'ai tué dans mon attaque vingt cinq de leurs braves cavaliers et je n'ai pu l'atteindre et me mesurer avec lui : mais, par la chaleur du Feu et des lumières étincelantes, demain matin, nui autre que moi ne se présentera au combat, je tuerai ce noir guerrier et le laisserai étendu sur la face de la terre : à vous ensuite de passer au fil de l'épée ses cavaliers et de piller ses biens. » Puis il ordonna à quelques-uns de ses guerriers de faire la garde, et lui s'étendit et dormit jusqu'à ce que l'aurore apparût avec son sourire. Le chroniqueur dit qu'alors les cavaliers s'élancèrent de toutes parts, et Khosrouân s'apprêtait à gagner le champ de bataille, quand tout à coup un cavalier arabe, le devançant, sortit des rangs et apparut entre les deux lignes qui séparaient les armées : il était plongé dans son armure, ceint d'un lourd cimeterre, armé d'une longue lance: il était monté sur une jument jaune comme de l'or épuré ; sa pareille ne s'était jamais vue. Lorsqu'elle courait, elle se dérobait aux regards, ses nerfs étaient solides, sa queue traînante; c'était la gloire des chevaux arabes, l'éclair qui brille, l'orage qui verse. Le guerrier poussa de tous côtés sa jument dans l'arène en jetant un cri formidable qui plongea les esprits dans la stupeur : il découvrit sa figure semblable à celle d'un ghoul.[56] Les braves le reconnurent, c'était Antar, fils de Cheddâd. Lorsqu'il eut calmé l'impatience de son coursier, il chargea impétueusement sur la droite de l'armée, et, dans son attaque, il tua dix-neuf cavaliers ; puis il revint au milieu de la lice, appelant les cavaliers au combat; il rugissait et grondait. Sa jument faisait partie des plus beaux chevaux de Moundhir ; Abjer était fatigué; il avait été blessé, le jour dernier, dans le poitrail. Le roi Moundhir avait fait présent de cette jument à Antar, qui l'avait montée et essayée dans la plaine ; il l'avait trouvée ferme de cœur et propre au combat. Antar galopait, jouait avec sa lance flexible, et, ravi en lui-même, il récitait ces vers :
« Lions guerriers, venez à moi chacun de vous, dissipez mon chagrin, enlevez ma souffrance.
« Goûtez, de la lame de mon glaive, une gorgée amère comme la coloquinte.
« O fils des Persans, qu'avez-vous ? quelle préoccupation vous retient tous loin de mon combat ?
« Où est celui qui cherche ma mort et veut me faire boire la coupe du trépas ?
« Amenez-le, et vous verrez ce qu'il recevra de ma lance, sous les ombres de la poussière.[57]
Le chroniqueur continue : Khosrouân s'élança dans l'arène; il était monté sur un cheval à la queue traînante, aux jambes solides, à la bouche fine; rapide dans ses mouvements, il devançait le vent du nord. Le cavalier avait une cuirasse à cotte de mailles serrées comme les yeux des sauterelles ; il était ceint d’une épée tranchante qui appelait la mort et coupait le fil de la vie, quatre javelots sortaient de son dithar[58] ; dans sa main était une masse d'armes;[59] lorsqu'il la brandissait, il jetait l'épouvante dans les esprits. En arrivant dans l’arène, il parlait en langue persane et injuriait les Arabes, il allait charger l'armée de Moundhir et calmer la fougue de son cheval, lorsque Antar le prévint et s'élança sur lui, en criant d'une voix formidable. Khosrouân reçut son attaque, le cœur plein de rage : ils cherchaient tous les deux à se prendre en flanc, lorsque la poussière s'éleva et les fit disparaître aux regards. Les spectateurs étaient frappés d’étonnement à la vue de leurs coups prodigieux et de leurs étranges manœuvres. Mais chaque fois que Khosrouân se disposait à frapper Antar avec sa massue, il le trouvait toujours ayant deviné ses intentions : alors il recommença à galoper au loin, redoublant ses ruses et ses stratagèmes ; Antar le suivait avec une patience attentive. Cette manœuvre dura plus de la moitié du jour : la chaleur devint intense, les pierres brûlaient. Khosrouân était de plus en plus déconcerté et passait sa massue de la main droite à la main gauche; il saisit un de ses quatre dards, se précipita sur Antar, et, brandissant son javelot jusque ce qu'il fut près de lui, il le lança en poussant un cri pareil au tonnerre qui gronde; le javelot partit de sa main comme l'éclair rapide. Antar attendit le trait sans s'émouvoir, et le para adroitement avec sa lance,[60] le dard passa de côté. A cette vue les cavaliers furent stupéfaits, Khosrouân saisit un second dard : « Que ce javelot lui porte une mort prompte, dit-il ! » Et il le lança comme le premier; mais Antar l'évita et le dard fut sans effet; Khosrouân lança le troisième ; mais la vigilance d'Antar le rendit inutile; le quatrième eut le même sort que les autres. Lorsque Khosrouân vit comment Antar avait paré ses javelots, son cœur s'enflamma de colère, et, s'éloignant de la droiture, il fit passer sa massue de la main gauche à la main droite en rugissant comme, le lion de la forêt, et la lança sur Antar, poussant un cri qui fit trembler les déserts; Antar voyant la massue qui allait l’atteindre, jeta sa lance, saisit la massue en l'air avec ce que Dieu lui avait donné de force et d'adresse, et, la brandissant, il en fit tomber les anneaux.[61] Tous ceux qui le virent furent saisis de stupeur. Antar s'avança vers Khosrouân et lui dit : « Malheur à toi, maudit, apprends à lancer le coup de massue. » Lorsque Khosrouân vit comment Antar avait saisi la massue, la terre et le ciel disparurent à ses yeux, et il prit la fuite en rejetant son bouclier sur ses épaules. Antar le poursuivit en criant, et lança sur lui la massue, qui vola comme l'éclair qui brille, et tomba sur le bouclier plus pesamment qu'une pierre lancée par une machine de guerre ; Khosrouân fut jeté au milieu ou chemin : il avait quatre côtes brisées et il était mort sans agonie.
A l'aspect de cette catastrophe, dit le narrateur, la honte et l'humiliation descendirent sur les Persans ; leurs dos se brisèrent ; ils étaient consternés ; et, chargeant avec la violence du désespoir, ils se précipitèrent à la mort, poussant, dans leur langage, des cris confus, et invoquant le Feu. Les cavaliers arabes les reçurent bravement avec le sabre et la lance. Le feu de la guerre devint intense, son charbon s'enflamma. La sueur ruisselait sur le cou des chevaux haletants, le sang des chefs coulait de leur gorge sur leurs cuirasses et leurs cottes de mailles; Antar renversait les héros de l'armée, et les âmes se plaignaient de leur malheur à celui qui connaît leurs secrets, et les têtes roulaient séparées des corps. Les Persans, saisis d'épouvante à la vue des exploits d'Antar, prirent la fuite, gémissant sur leur déroute, et ne croyant pas à leur salut. Ils ne cessèrent de fuir que lorsque le jour eut disparu et que la huit se fut avancée avec ses ombres.
Les cavaliers arabes revinrent, avant atteint contre l'ennemi le but de leurs désirs ; à leur tête marchait Antar, le sang figé sur son armure ; les Arabes l'entouraient et faisaient des vœux pour lui; ils marchèrent ainsi jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à la ville, et ils se rendirent auprès du roi Moundhir, qui, venant à la rencontre d'Antar et de ses guerriers, le félicita et adressa à Dieu des prières pour lui ; il était en admiration de sa bravoure et de ses faits d'armes. « O Aboul-Fouaris, tout ce que les Arabes ont pris dans ce jour est ton bien, personne ne partagera avec toi ; car tu l'as gagné avec ton sabre et ta lance : tu es l'affermissement des Arabes après la fuite, leur force après la défaite ; prends ce butin en entier avec les chamelles Açâfir, je te donnerai ensuite sur mes biens de grandes richesses, afin que tu puisses te marier avec la fille de ton oncle; tes inquiétudes cesseront, et je ne te laisserai consommer le mariage que chez moi, dans ces habitations, et tes désirs seront ainsi comblés. Je veux écrire à toutes les tribus, réunir les Arabes des eaux et des sources, et me préparer à faire la guerre au Roi juste; j'enverrai d'abord vers ta tribu des Bènou-Abs et d'Adnan, et je ferai ensuite tous mes efforts pour détruire les armées des adorateurs du Feu, qui viennent du Khoraçan.[62] — Faites ce qui vous paraît convenable, lui dit Antar, et chassez de votre esprit toute préoccupation, je suis au nombre de vos esclaves, et je ne cesserai de rester sous vos ordres, auprès de vous, que vous n'avez obtenu l'objet de vos désirs. » Antar se rendit à l'appartement qu'on lui avait préparé, et son désir de revoir Abla ne faisait que s'accroître.
Le narrateur rapporte que, le lendemain, le roi Moundhir était assis sur son trône, entouré des grands de son royaume; ils se consultaient et discouraient fort au long sur la question des Persans; mais pendant qu'ils délibéraient avec anxiété sur cette affaire, un des officiers du roi Moundhir s'avança vers lui, baisa la terre et lui dit : « Voici pour vous une grande nouvelle, votre vizir Amr, fils de Néfila,[63] vient d'arriver. » Le vizir était l'un des hommes les plus âgés de ce tempe ; il vivait depuis quatre cents ans;[64] les jours et les nuits lui avaient donné une grande expérience ; c'était un homme sage, rare, unique, versé dans la lecture des livres et de l'histoire, dans la science des étoiles, du mouvement des astres et des mondes qui tournent, et il était au nombre de ceux qui annonçaient l'apparition de Mahomet, le Seigneur des seigneurs et sa venue de la maison sainte, prédisaient qu'il serait élevé entre Zamzam[65] et Macam,[66] qu'il détruirait les adorateurs des idoles, et que le soleil de sa mission dissiperait l'obscurité des vils idolâtres et illuminerait la terre après les ténèbres. Ce vizir faisait de la Mekke son séjour habituel et y attendait la manifestation du Seigneur des créatures, en priant Dieu de prolonger sa vie jusqu'au lever de cette éclatante lumière, Mahomet, l'envoyé du roi miséricordieux.
Le narrateur continue : En entrant chez le roi, Amr le salua avec respect ; Moundhir l'accueillit avec de grands témoignages de considération et lui dit : « O vizir, vous arrivez au moment même où j'ai besoin de vous ; ma conduite m'a mis dans un grand embarras, et je voudrais que vous m'aidassiez à alléger le poids de mes ennuis. » Il le fit asseoir à son côté et lui raconta tout ce qui lui était arrivé et comment il était en hostilité avec le roi Kesra. « Vous avez commis une faute, ô roi magnanime, répondit le vizir, et c'est pour cela que je suis venu de la maison de Dieu, la sainte, craignant la destruction de vos habitations et la mort des seigneurs arabes. Je vous ai recommande bien des fois de ne pas vous faire l'ennemi des adorateurs du Feu, que vous n'ayez vu la Mekke resplendir de lumières, et en sortir le prophète élu, qui sera l'homme fortuné d’Adnan, et à la naissance duquel les temples de feu s'éteindront.[67] Maintenant il ne reste plus qu'à arranger l'affaire et à vous humilier devant ce roi, bien qu'il vous ait fait injure ; car vous avez tué son satrape et mis en déroute son armée; mais tenez-vous sur vos gardes et ne vous fiez pas à lui.
« — O vizir et père honorable, tracez-moi mon plan de conduite, afin que je suive votre conseil. — Mon conseil, dit Amr, c'est que vous attendiez jusqu'à ce que je sois allé moi-même à Médaïn et que j'aie observé et jugé l'état des choses : j'irai trouver Moubédân, le kadi des kadis adorateurs du Feu; je l'implorerai au sujet de cette affaire, je le prierai de ne pas nous être hostile. Moubédân est un homme sage, savant, et les savants et les sages rie conseillent pas l'effusion du sang. —Agissez, ô père bienveillant, comme il vous paraît convenable, lui dit Moundhir, et que Dieu vous donne tout son appui. » Amr resta deux jours auprès de Moundhir pour se reposer des fatigues de son voyage, et Moundhir lui apprit ce qu'avait fait Antar, que c'était lui qui avait tué le satrape et détruit son armée. Le troisième jour Amr décida son départ pour Médaïn-Kesra, après avoir recommandé à Moundhir, le fils de Cheddâd, Antar, en lui disant : « Ne lui permettez pas de retourner dans son pays, jusqu'à ce que nous sachions ce que Kesra aura résolu de faire. »
Le vizir traversa à la hâte les déserts, et, dès son arrivée à Medaïn, il se rendit auprès de Moubédân sans se faire annoncer. Lorsque Moubédân aperçut Amr, il s’avança vers lui et lui témoignant une grande considération, le fit asseoir à son coté. « Quel est le motif qui vous amène ici, lui dit-il, après le mal que vous nous avez fait? — O vizir et honoré seigneur, répondit Amr, par la vérité de celui qui a tiré les choses du néant, je n'étais pas présent, lorsque cette affaire a eu lieu ; la nouvelle m'en étant parvenue, j’ai pensé que le mal pourrait s'aggraver et je suis accouru à franc étrier;[68] peut-être arriverais-je à temps, me disais-je, pour prévenir le mal; mais, à mon arrivée, il était accompli : alors je me suis hâté de venir vous implorer et m'humilier devant vous, redoutant que ces hommes ne périssent sans avoir mérité la mort ; que la passion ne vous rende pas hostile à ma demande, et que la différence de nos religions n'excite point contre nous votre haine ; soyez bon, ô Seigneur, tandis que vous avez en vos mains le pouvoir des bienfaits. » Lorsque Moubédân entendit ces paroles, son cœur fut allégé de sa préoccupation et de sa tristesse. « O Amr, lui dit-il, avant votre arrivée et votre demande, j'avais prévenu vos désirs ; j'ai caché à Kesra toute cette affaire, l'armée m'est arrivée vaincue, en déroute ; son chef a été tué et il a été enseveli ; je n'ai donné connaissance au roi d'aucun de ces détails, redoutant l’effusion du sang et la dispersion de la nation arabe : mais, en ce moment, nous avons une préoccupation bien plus grave, et je voudrais en soulager le cœur du roi ; car les gouvernements tombent malades comme les hommes par suite des malheurs que le destin fait tomber sur eux, et ils n'ont d'autres médecins que leurs vizirs, qui connaissent leurs maladies et en savent les remèdes. — Quel est celui, ô mon maître, qui a troublé le cœur du roi de la terre, lui qui domine sur elle dans toute son étendue? — Apprenez, Amr, répondit Moubédân, que César,[69] empereur des Grecs, maître d'Antioche et autres pays, nous envoyait en tribut[70] des trésors de son royaume, des esclaves grecques et autres richesses que la langue ne peut décrire; il protégeait son pays en nous faisant parvenir des objets précieux, des présents de toutes sortes. Lorsque cette année est arrivée, il nous en a envoyé de nombreux et de magnifiques; mais le chef qui les apporte est un Patrice puissant, sorti des îles de la mer;[71] il est arrivé dans ce pays avec cinquante cavaliers de sa religion, dix prêtres et trois moines ; et, lorsqu'il s'est présenté devant Kesra, dans l'Iwân, il lui a dit par la langue d'un interprète : « Apprenez, ô roi illustre, que cette fois j'arrive avec des richesses que la langue ne pourrait décrire et dont aucun homme n'a vu les pareilles, de belles esclaves semblables aux houris du paradis, des trésors que le feu ne peut consumer, des perles, des pierres précieuses, des chenaux et des chamelles; mais je ne vous livrerai point ces trésors, à moins que vous n'ayez un cavalier qui combatte contre moi au milieu de l'arène et qui me vainque à l'épée et a la lance : c'est ce que m'a ordonné de vous dire César, roi des adorateurs de la Croix. »
Le narrateur rapporte que ce Patrice, dont Moubédân venait de parler, était venu de son pays pour visiter Jérusalem et la fontaine Solouan,[72] et qu'ayant entendu vanter le climat de Syrie, il se rendit à Damas[73] où il resta quelques jours: s’étant présenté devant Hârith el-Wahhab[74] (le magnifique), seigneur des Bènou Rhassan, lieutenant de l'empereur de Grèce, sur la chrétienté des Arabes, il montra une intrépidité supérieure à celle de tous les autres cavaliers, et une bravoure qui jetait dans la stupeur les plus courageux ; car c'était un démon sous la figure d'un homme. Hârith lui fit présent d'une robe d'honneur et rétablit, lui et ses compagnons, dans une habitation magnifique : il l'engageait chaque jour avec une troupe choisie parmi ses braves ; ils apparaissaient contre lui dans l'arène; mais il les renversait à droite et à gauche : ces combats durèrent pendant un mois entier, jusqu'à ce que le Patrice eût vaincu tous les guerriers des tribus, qui reconnurent la haute supériorité de son courage. Témoin des prouesses de ce guerrier, Hârith s'en réjouit : « C’est, dit-il, l’épée du Messie, Jésus, fils de Marie, il faut que je l'envoie comme une vengeance sur les Arabes et les Persans. » Il le fit partir pour Antioche avec une troupe affectée à son service ; et il écrivit au roi César une lettre pour l’instruire de ce qu'il avait vu faire à ce guerrier : « Gardez-le, ô roi, rai disait-il, donnez-lui tout ce qu'il désirera, empêchez-le de retourner vers les îles de la mer ; car par lui vous obtiendrez tout ce que vous voudrez des adorateurs du Feu. »
La réception de cette lettre fit un grand plaisir au roi César, qui, apprenant l'arrivée du Patrice et de sa suite, sortit à sa rencontre, le reçut avec honneur, le pressa sur sa poitrine, et revenant avec lui à son palais, le fit asseoir à son côté, s'entretint avec lui de ce qu'il avait appris, le concernant, et lui offrit ses richesses et ses trésors. « O roi, lui dit le Patrice, je ne suis pas sorti de mon pays pour rechercher les biens de la terre, je ne suis parti que pour aller conquérir la récompense due aux actes méritoires, et j'ai pensé que mon retour dans mon pays, sans avoir connu celui-ci, serait considéré comme une preuve d'impuissance et de faiblesse d'esprit; en faisant ce que j'ai déjà fait, j'ai eu pour but d'arriver auprès de votre Majesté; si je ne montrais pas à ce peuple ma bravoure, je n'aurais pas atteint l'objet de mes désirs. »
Le narrateur dit : Ce Patrice s'appelait Bathramouth, son intrépidité était à toute épreuve : après avoir reçu pendant trois jours l'hospitalité de César, il apparut dans la lice; les guerriers vinrent se mesurer avec lui; les cavaliers européens sortis pour le combattre furent vaincus et mis en désarroi ; il s'élançait sur eux comme un démon, et, jouant avec une kantaria[75] sur le dos de son cheval, il poussait des cris qui terrifiaient les guerriers : le combat ne prit fin que lorsque les braves plièrent devant lui et que les héros reconnurent la supériorité de sa valeur. César voulut faire rester ce Patrice chez lui, dans son empire, pour se fortifier contre ses ennemis et ses envieux; il le maria avec sa fille, l'associa à son gouvernement, à ses honneurs et en fit son épée et sa cuirasse.
Un jour le Patrice entra cher César et le salua ; il le trouva assis; des esclaves étalaient devant lui ses richesses et ses trésors, l'empereur choisissait les pierres précieuses, les grosses perles et tout ce qu'il y avait de plus magnifique, plaçait dans des bourses les objets les plus rares de ses trésors, et les scellait de son cachet : les esclaves les plaçaient dans des boites qu'ils recouvraient d'une enveloppe de soie, et ils se préparaient à partir avec ces immenses présents. Lorsque le Patrice les vit dans cette occupation, il s'approcha familièrement de César; car il était son gendre : « O roi, lui dit-il, à qui expédiez-vous ces trésors? — O mon fils, répondit César, nous les envoyons à Kesra Anouchirwan, roi de l'époque; il est souverain de Perse et de Daïlem et dominateur de toutes les nations; c'est à lui que les étrangers et les Arabes payent un tribut de présents. — Ce Kesra, roi de Perse, est-il de la religion de Jésus, fils de Marie, demanda le Patrice? — Non, mon fils, il ne professe pas la religion de la croix et de la ceinture;[76] c'est au contraire un adorateur du Feu; mais, comme il a de nombreuses armées, il domine sur toutes les contrées, et, a nous ne l'intéressions pas avec ces richesses et ces présents, il nous serait impossible de nous maintenir dans ce pays. » À ces paroles, les yeux du Patrice s'agitèrent, son émotion et sa fureur s'accrurent : « Par la sincérité de ma foi en la vraie religion, s'écria-t-il, je pensais que le Messie était seul adoré ; je vois qu'il ne reste que la razzia et la guerre sainte à faire contre ce pays, et, par Dieu, je ne vous laisserai pas même envoyer de ces présents un dirhem, que je ne sois allé moi-même vers ce roi faire la guerre pour la religion du Messie, combattre ses soldats et ses troupes, et déployer tous mes efforts : si je suis tué, continues à subir le tribut convenu; mais si le Messie me fait triompher de ses guerriers, je le tuerai, et conquerrai pour vous son pays, dans lequel je m'établirai sous votre protection. J'obtiendrai de mes actions les plus grandes récompenses morales, et j'aurai atteint les hauteurs du ciel, lorsque le monde entier sera chrétien. » César, entendant les paroles du Patrice, lui dit : « Par ma vie qui t'est chère, je t'en conjure, ne fais pas cela; préserve-nous des calamités du roi de Perse, et ne nous ouvre pas une porte que nous ne pourrions pas fermer; mais, s'il faut que tu combattes pour la religion du Messie, pars avec ces richesses et ces esclaves, va vers ce roi puissant et demande-lui de te laisser combattre ses guerriers ; il te l’accordera; observe ses soldats, ses armées, l'étendue de son pays ; si tu vois que tes désirs puissent s'accomplir, retourne vers moi et je te montrerai ce que je ferai ; mais laisse-nous lui envoyer le tribut et protéger ainsi ce pays; nous n'aurons pas violé notre traite. » Le Patrice approuva cette résolution et partit avec les présents. Il était joyeux de son départ, et il ne cessa de marcher avec ses compagnons, à travers les déserts, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à Médaïn-Kesra.[77]
Bathramouth se présenta devant le roi et lui dit : « Vous savez, ô mon maître, que les rois ne se payent des tributs les uns aux autres qu'après la victoire et la défaite ; je veux éloigner ce déshonneur de la religion chrétienne, en combattant devant vous chacun des guerriers dont vous vous glorifiez; si je suis vaincu, mon sang vous appartient légitimement; mais, si je suis vainqueur de vos cavaliers, si je triomphe des plus valeureux, exemptez notre pays du tribut, et ne nous faites pas une nécessité de la guerre ; car, dans toutes les religions, verser le sang est une iniquité et une oppression. » L'interprète ayant expliqué ces paroles à Kesra, le roi ne savait plus distinguer sa droite de sa gauche ; la colère apparut sur sa figure contractée ; mais son esprit le rappelant à la droiture, il dit aux seigneurs de sa cour : « A celui qui invoque l'équité, quelle réponse doit-on faire? Conduisez ce chef dans une demeure convenable à son rang ; apportez-lui la boisson et les aliments qu'il vous demandera, et laissez-lui les richesses qu'il a apportées avec lui, afin que nous accomplissions la justice et son dessein : demain matin, nos cavaliers sortiront contre lui dans l'arène, et nous serons témoins de son combat contre les braves; nous ne toucherons de ses richesses pas même une perle, jusqu'à ce qu'il ait reconnu la supériorité de nos guerriers sur lui. » Les officiers exécutèrent les ordres du roi, et les chefs passèrent la nuit à faire connaître aux braves Persans et Daïlémites ce qui était arrivé.
Le chroniqueur rapporte : Lorsque le matin approcha et que les armées de la nuit eurent disparu, les troupes montèrent à cheval ; les principaux seigneurs étaient au milieu d'elles ; les guerriers s'avancèrent, et l'arène se remplit de la foule du peuple. Le roi Kesra monta à cheval; sur sa tête flottait un étendard éclatant, entre ses yeux une perle étincelait comme le feu; il montait sur un cheval appelé Béchendâz, que les rois du Hedjaz avaient élevé. A son entrée dans la lice, tous les braves s'inclinèrent devant lui, les cavaliers se rangèrent en ordre, et la foule se sépara en se formant en deux lignes. Alors le Patrice s'avança, semblable à un bouillant coursier, couvert de fer comme un solide bastion ; autour de lui étaient les prêtres et les religieux portant des vêtements de diverses couleurs, et élevant la Croix au-dessus de leur tête. Lorsqu'ils furent arrivés dans l’arène, le Patrice sortit de leurs rangs, et demanda, à combattre ; il s'élança en galopant, et, se tournant à droite et à gauche sur le dos de son cheval, il stupéfiait les braves. Les Persans s'élancèrent de tous côtés vers lui, jaloux d’acquérir de la gloire ; mais les principaux officiers crièrent après eux, et Kesra ordonna qu'on les fit éloigner du Patrice, qu'il ne sortît contre lui qu'un guerrier après l'autre, ajoutant que celui qui le ferait prisonnier, ou qui le tuerait sur le champ de bataille, deviendrait possesseur de toutes les richesses qu'il avait apportées. « Si vous êtes impatients, leur dit-il, tirez au sort, et celui qui sera désigné par le hasard combattra contre lui. » Les chefs, ayant entendu les ordres du roi, se retirèrent du heu du combat et se rangèrent sur une seule ligne. Le Patrice assistait à ces préparatifs ; le premier appelé par le sort fut un des généraux daïlémites, d'une bravoure et d'une fermeté à toute épreuve : il sortit des rangs et se précipita sur le Patrice, qui attendit son approche; alors, sortant son pied de l'étrier, au moment où il passa devant lui, et, se balançant sur son cheval, il le poussa du pied et le jeta de sa selle au milieu de l'arène. Cette chute stupéfia les cavaliers. Le sort tomba ensuite sur un des plus puissants guerrier de la Perse : c'était un satrape qui combattait avec toutes les armes, et qui ne reculait jamais devant le combat et le carnage. Il s'élança, tenant dans sa main une massue, et, rugissant comme un lion, en approchant du Patrice ; leva le bras pour le frapper ; mais le Patrice, l'atteignant sous les côtes avec le talon de sa lance, l'étendit au milieu de la plaine. Il tenait dans sa main une kantaria semblable au mât d'un navire, s'il en eut frappé une montagne, il l'aurait renversée il avait enlevé la pointe de sa kantaria ; car, en présence des prêtres, des religieux et de Kesra, il s'était imposé cette obligation : que son sang appartiendrait légitimement à celui qui le vaincrait; mais qu'il lui serait interdit de verser le sang de ceux qui sortiraient contre lui, excepté de celui dont le destin aurait décrété la mort. Les chefs d'armées tiraient au sort et s'élançaient contre lui; il les combattait et les étendait tour à tour sur la poussière. La fin du jour n'était pas arrivée qu'il avait triomphé de soixante et dix braves, la plupart satrapes et gouverneurs du pays. Kesra, au comble de l'étonnement, l'appela devant lui, le fit approcher, et lui donna une robe d'honneur en disant : « Par la flamme du Feu, tu es plus digne des richesses que tu as apportées que ces vils guerriers. » Kesra revint du lieu du combat, il était furieux contre toute son armée; le Patrice resta joyeux au milieu des prêtres et des religieux qui faisaient, à haute voix, la lecture de l'Evangile et exaltaient la gloire de leur chef.
Le lendemain, le Patrice revint dans l'arène; Kesra Anouchirwan monta à cheval, escorté des seigneurs de son empire. Le combat se passa comme le jour précédent, et Bathramouth ne quitta le champ de bataille que lorsqu'il eut étendu plus de cinquante brades cavaliers, dont la plupart avaient les côtes brisées. La colère et la fureur de Kesra s'accrurent; son empire s'avilissait à ses yeux, en présence des événements qui venaient de s'accomplir. Les choses se passèrent ainsi durant quinze jours; le Patrice était toujours puissant et victorieux. et les guerriers persans abaisses et vaincus. Kesra passait la nuit dans l'inquiétude, et le matin le trouvait plongé dans la consternation, et tourmente de l’idée que le Patrice ne retournât à Antioche avec toutes ses richesses, ne racontât à l'empereur ses exploits, que l’empire de Kesra ne fut déshonoré aux yeux des peuples de la religion chrétienne, et qu'ils ne méditassent dans leur âme de s'emparer de son pays et de détruire ses armées.
Le seizième jour, dit Asmaï, Amr, fils de Nefila, vizir de Moundhir, arriva et demanda à Moubédân d'éloigner des Arabes le ressentiment des Persans. Moubédân raconta à Amr, fils de Néfila, les exploits de Bathramouth avec les guerriers persans, et lui parla de la fâcheuse position dans laquelle se trouvait Kesra. Amr apprit alors à Moubédân ce qu'avait fait Antar, que c'était lui qui avait tué Khosrouân, mis en déroute l'armée, que son pareil n'existait pas parmi les hommes et qu’il y avait en lui la puissance de faire atteindre à Kesra l'objet de ses désirs. « Amr, lui dit Moubédân, nous pourrons, avec lui, arranger l'affaire entre les rois Moundhir et Kesra, et briser l'inimitié qui existe entre eux. » Il laissa Amr dans sa maison et fut trouver Kesra pour lui apprendre ce qui venait de se passer. Il entra chez lui au moment où le roi allait l'envoyer chercher; tous ceux qui étaient présents se réjouirent, et Kesra fut très satisfait de son arrivée. « O père illustre, lui dit Kesra, nous étions sur le point de vous envoyer chercher, pour vous demander conseil dans la grave situation que nous a faite ce Patrice, dont la bravoure a déchire les étendards de notre empire, et à qui notre justice nous défend de nuire. Je vais écrire dans le Khoraçan pour ordonner aux gouverneurs de-nous envoyer des cavaliers; peut être le Feu nous amènera-t-il un guerrier qui humiliera ce démon ; sinon les adorateurs de la Croix deviendront audacieux à notre égard. — O roi, dit le vizir, le Patrice est trop vil et trop méprisable pour cela, et votre bonheur a déjà rendu facile cette affaire. — Que voulez-vous dire? répondit Kesra. — O roi, proportionnez le remède au mal, et, si vous avez deux maladies, appliquez le remède à la plus violente. — Et comment cela pourrait-il se faire, dans cette circonstance. Donnez-moi un conseil selon la droiture de votre jugement. — Mon conseil, dans cette affaire, répondit Moubédân et que vous écriviez une lettre à Moundhir, votre lieutenant sur les Arabes ; car il a sous son commandement un grand nombre de cavaliers du désert; vous lui ordonnerez de vous envoyer un de ces guerriers, avec lequel vous obtiendrez ce que vous désirez ; les Arabes sont braves dans le combat, et les cavaliers du Hedjaz s'en font une gloire; quant, à vos cavaliers, ils ne rempliront votre attente que dans les grandes réceptions. — Mais le roi des Arabes, dit Kesra, est irrité contre nous à cause de ce qui s est passé entre lui et le satrape Khosrouân ; ce dernier est parti contre lui avec une armée semblable à une mer envahissante, et, jusqu'à présent, je n’ai eu aucune nouvelle. — O roi, que Dieu conserve vos jours dans la joie et la sécurité, que le malheur et la disgrâce descendent sur vos ennemis; Khosrouân a déjà bu la coupe de la mort et est enterré ; son armée m'est arrivée en déroute, et je vous ai tenu cette nouvelle cachée, craignant que votre cœur ne se serrât, après les inquiétudes que vous éprouvez de la part de ce Patrice; mais, dans la conjoncture actuelle, il a fallu que je vous fisse connaître ces événements, et je prie le Feu de réaliser vos désirs. » Ce récit de Moubédân enflamma Kesra de colère. « O père illustre, quel conseil me donnez-vous là, et, après ce qu’il a fait, de quel air enverrais-je dire au roi Moundhir : expédiez-moi un brave d'entre vos cavaliers, alors qu’il s'est ainsi conduit à mon égard, a tué l'un des principaux satrapes de mon empire, défait mon armée et avili mon honneur? — La nécessité, dit Moubédân, nous y contraint, et nous n'avons d'autre recours qu'en lui et dans le Feu; car Moundhir a auprès de sa personne un cavalier des Bènou-Abs et d'Adnan, dont on ne peut trouver le pareil dans cette époque ; c'est ce guerrier qui a dispersé votre armée et tué votre satrape Khosrouân. » Il lui raconta alors avec exactitude toutes les nouvelles, lui détailla toutes choses depuis le commencement jusqu'à la fin, et lui fit un exposé complet des événements, comme s'il y avait assisté. A la fin de son discours, il lui dit : « Roi redoutable, le meilleur parti à prendre, c'est que vous ordonniez au roi Moundhir de faire venir ce cavalier; il tuera peut-être le Patrice, et nous délivrera de ce tourment : j'ai la certitude que Moundhir reconnaît sa faute, et que, du matin au soir, il est dans la crainte de votre personne ; en ce moment même, j'ai chez moi son vizir Amr, fils de Néfila, qui est venu me prier d'intercéder auprès de vous, pour que vous lui accordiez son pardon; vous savez que l'homme est sujet au péché et à la chute. — O père honorable, répondit Kesra revenu à lui, et dont le cœur s'était calmé, arrangez cette affaire le mieux que vous pourrez, faites venir ce guerrier ici, et promettez-lui de notre part richesses et honneurs. »
Moubédân revint chez lui et apprit à Amr, fils de Néfila, tout ce qui venait d'avoir lieu. Amr écrivit à l'instant une lettre à Moundhir, en lui racontant ce qui s'était passe auprès de Kesra, et les événements qui étaient survenus ; il lui disait en terminant sa lettre : « L'affaire pour laquelle je suis venu est arrangée, vos désirs sont accomplis; déjà je me suis rendu garant pour Antar qu'il tuerait le Patrice, qu'il chasserait l'inquiétude du cœur du roi juste, et que vous viendriez avec lui sans retard ; vous n'avez d'autre réponse à faire à ma lettre, que de mettre le pied à l'étrier. » Puis il envoya sa lettre vers Hîra, sous l'aile d'un oiseau.
C'est ainsi, dit le narrateur, que se passaient les choses entre Amr et Moubédân.
Le Patrice, champion des adorateurs de la Croix, se présenta, dès le matin, dans la lice, appelant les cavaliers au combat. Le roi Kesra sortit pour être témoin des événements. Les guerriers apparurent et s'élancèrent contre le Patrice, qui fondit sur eux et les terrassa : depuis l'aurore jusqu'au moment où le Soleil revêtit son manteau jaune, il ne cessa de triompher et il rentra couvert d'honneur et de gloire.
Le lendemain matin, il reparut dans l'arène devant le peuple et les cavaliers. Bahram, fils de Djerhem, chef des Daïlémites, sortit contre lui : c'était un guerrier ardent comme le feu enflammé combattant avec toutes armes, lances et cimeterres; il était la cuirasse et la colonne de Kesra, et le chef des seigneurs de son empire par la force et la bravoure. Si, jusqu'à ce jour, il était resté en arrière du combat, c'est qu'il avait été retenu sous les étendards, et que chaque fois qu’il avait eu l'intention d'entrer dans la lice, Kesra l'en avait empêché, redoutant pour lui l'attaque de l'adorateur de la Croix. Ce jour-ci, il était sorti sans l'ordre de Kesra, le cœur enflamme d'ardeur; monté sur un cheval vigoureux, couvert dune cuirasse à dorure éclatante; un cimeterre tranchant pendait à son côté; dans sa main était une lance flexible et sous sa cuisse quatre dards.
Il s'élança au galop contre le Patrice, et ils combattirent tous les deux sous la poussière jusqu'au milieu du jour. Le Patrice, reconnaissant dans son adversaire un cavalier prudent, expérimenté dans la rencontre des braves, le pressa vivement dans l'arène : il craignait que le jour ne finit avant qu’il eût atteint la victoire, objet de ses désirs, et qu'il ne descendît de l'élévation glorieuse a laquelle il était déjà monte. La kantaria avec laquelle il combattait était dépointée ; mais, lorsqu’il vit qu’il avait affaire à un guerrier vigoureux et brave, il tira de l’arçon de sa selle une pointe semblable à la tête d'un serpent, et, l'ajustant au bout de sa lance, il chargea Bahram avec une grande impétuosité; il voulait à la fois jeter la crainte dans son cœur et lui apprendre que jusque-là il avait fait mépris de lui. En voyant la kantaria dirigée sur lui, Bahram tira son cimeterre, et, avant que la lance l'eût atteint, il la frappa et la coupa en morceaux. Le Patrice jeta le tronçon inutile, reste dans sa main, et le remplaçant par son sabre, fit appel à toute son énergie. Ils combattirent ainsi avec le cimeterre. Jusqu’à ce que leurs mains et leurs poignets fussent engourdis. La nation daïlémite se félicitait de son chef; elle espérait qu'il vaincrait le cavalier des Grecs, et chasserait les soucis du cœur du roi. Les deux cavaliers avaient disparu sous la poussière, le combat dura jusqu'à la fin du jour: alors ils se séparèrent : leurs bras étaient fatigués de frapper.
Kesra fit venir Bahram devant lui, le complimenta et, lui donnant une robe d’honneur, l'interrogea sur son adversaire et sur ce qu’il avait remarque en lui dans ce jour de combat.
« O roi, lui répondit Bahram, par la flamme du Feu, son pareil ne se rencontre pas parmi les cavaliers; je n'en ai pas vu de tel dans toute ma vie, et s il n'était pas l'unique de son temps, le seul de notre époque, il n'eût pas tenu devant moi, et résisté à mon cimeterre et à ma lance. Au reste, dans mon combat d’aujourd'hui, je n'ai voulu que réprouver et chercher la voie par où je pourrais faire descendre la mort sur lui; mais demain je lui lancerai un de ces dards, et mettrai fin à sa fortune et au concours que lui prête le destin; j'éloignerai ainsi de vous tout tourment et toute inquiétude. » — Kesra lui dit : « Que le Feu te bénisse et que ses étincelles pénètrent dans tes veux ! » — Le roi retourna à son palais, avant à son côté Bahram, joyeux de ses exploits et de ses prouesses.
Le Patrice revint auprès de ses compagnons et leur dit « S’il n'eût resté encore des jours à sa vie, il n'aurait pas tenu devant moi. Du reste, par la vérité du Messie et de saint Jean-Baptiste, si j'avais voulu sa mort, je l'aurais tué: mais je ne cherchais qu'à l'humilier et à le faire prisonnier. — O Epée du Messie, lui dirent les prêtres et les religieux, nous passerons cette nuit autour de toi, récitant l'Evangile, prosternés devant les figures et les saintes images, et nous demanderons au Messie Jésus, fils de Marie, qu'il te fasse triompher du guerrier de Daïlem. » Ils passèrent ainsi la nuit dans l’impiété et dans l’erreur nous n'adorons, nous, que le possesseur de la gloire;[78] et ils restèrent entre la crainte et l'espérance jusqu'à ce que l'obscurité eut déchire son voile et qu'apparût la lumière du matin.
Kesra revint alors dans la lice entouré de ses cavaliers. Les deux guerriers, l'adorateur du Feu et l'adorateur de la Croix, s'avancèrent, impatient chacun, de voir son adversaire[79] et de le combattre au sabre et à la lance. Lorsque les lignes se furent formées, et les braves placés à leur rang, les deux guerriers s'élancèrent en galopant et combattirent sous la poussière, la plus grande partie du jour. Les messagers de la Mort se mêlaient parmi eux, au milieu du croisement des dards et des javelots. Le cœur des combattants fondait de la violence et du feu de leur colère : l’obscurité seule leur fit abandonner le lieu du combat.
Le lendemain, dès que brilla l'aurore, ils reparurent dans l'arène meurtrière et tenant chacun deux dans sa main une massue, ils se chargèrent comme des lions ; leur rugissement ressemblait au grondement du tonnerre. Ce qui alors se passa entre eux aurait fait blanchir les cheveux des enfants au berceau, et ils ne cessèrent de combattre, en avançant et en reculant que lorsque le jour eut disparu chacun deux avait tué le cheval de son adversaire; leurs bras et leurs épaules étaient engourdis, ils se retirèrent du combat excédés de fatigue.
Le narrateur dit : Les choses se passaient ainsi; et le roi Kesra, plein d’angoisse, se sentait le cœur oppressé, son royaume s’avilissait a ses yeux; il était persuadé que si son champion succombait dans l'arène, aucun Persan n'oserait plus se présenter pour combattre avec le Patrice. Sous l'impression violente de ces événements et de ces pensées, il dépêcha vers le temple du Dieu, pour ordonner aux prêtres de circuler autour du Feu, de l'adorer et de lui jeter des troncs d’aloès : ce qu'ils firent en se prosternant devant le Feu et lui demandant la victoire pour Kesra, action impie envers le possesseur des empires : nous n'adorons, nous, que le Dieu unique et nous lui sommes fidèles. Quant au Patrice, les prêtres et les religieux passèrent la nuit à lire l'Evangile autour de lui et à le mettre sous la protection des croix.
Au point du jour, les cavaliers sortirent, et le roi Kesra s'avança : les deux cavaliers se préparaient à s'élancer dans l'arène, lorsque tout à coup le roi Moundhir apparut avec sa troupe, précédé du brave lion, du guerrier terrible, Aboul-Fouaris Antar, et suivi de cent nobles cavaliers arabes, tous armés de longues lances, de cimeterres tranchants, et qui, montés sur des chevaux de race, s’avançaient pareils à des aigles au milieu de la poussière qui les enveloppait. Quand ils furent proche et que les yeux purent les distinguer, Amr, fils de Néfila, et Moubédân les reconnurent et vinrent à leur rencontre avec une troupe d'officiers ; la foule occupée à les regarder ne faisait plus attention au combat de l’arène. Les deux troupes s'étant rencontrées, se saluèrent de part et d'autre; et Amr et Moubédân revinrent, ayant à leur côté le roi Moundhir et les cavaliers qui l'accompagnaient. Antar marchait devant eux comme un léopard irrité : Moubédân les entretenait des exploits du Patrice contre les guerriers persans et de son combat avec Bahram. En entendant ce discours, Antar, se tourna vers Moubédân et lui dit : « O respectable seigneur, soyez garant pour moi auprès du roi Juste, bon et magnanime, dont la renommée de générosité est répandue au loin,[80] que j'attaquerai le guerrier de la Grèce, le guerrier de Daïlem, tous les cavaliers turcs et persans et que je les disperserai comme le loup disperse les moutons. » Moubédân sourit en entendant ce discours, et reconnut à ces paroles que c'était Antar. Et si, dit-il, tu ne tiens pas cette promesse et si tu ne tues pas le champion des adorateurs de la Croix? — Traînez-moi par les pieds, lui répondit Antar, jusqu'au temple du Feu, et faites de ma chair un sacrifice dans le lieu de vos adorations, et que toute lèvre, toute langue maudisse les Bènou-Abs jusqu'à la fin des temps. » Moubédân sourit; il comprit qu'Antar était un guerrier redoutable, et capable de faire ce qu'il disait.
La foule se forma en ligne; les braves se rangèrent en ordre et l'on vit briller les cuirasses, les cimeterres et les cottes de mailles, dont l’or étincelait sous l'éclat et la lumière du soleil. La première troupe devant laquelle Moundhir et sa suite passèrent fut la Moudabbadja[81] aux habits de soie de couleurs variées, à la tête parée de turbans panachés, aux épaules couvertes de manteaux ornés de perles : puis la troupe Assâouïra,[82] aux bracelets d'or rouge, incrustes de perles, de pierres précieuses et d'hyacinthe jaune; enfin la troupe Moutaouadja,[83] aux couronnes ornées d'hyacinthe et de corail. Là Moundhir et ses cavaliers mirent pied à terre par respect pour le roi Kesra Anouchirwan, souverain de tous les pays à cette époque, et pénétrèrent au milieu des officiers, des grands, des satrapes et des vizirs. Antar était stupéfait de ce qu'il voyait, et marchait à côté de Moundhir. Les guerriers arabes l'entouraient, et les troupes persanes, étonnées de la grandeur de sa stature et de sa figure effrayante, fixaient leurs regards sur lui. Ils ne cessèrent de marcher ainsi, et la foule ne cessa de les regarder, jusqu'à leur arrivée devant Kesra.
Moundhir alors s'avança vers le roi, le salua, lui rendit ses devoirs et pria pour l'éternité et la prospérité de son empire. Les cavaliers arabes firent comme lui. Antar se conformant aux règles de la politesse, s'inclina vers la terre en s’agenouillant; puis, levant la tête et faisant des vaux pour le roi, il lui dit: « Que Dieu rende glorieux votre empire, ô roi, vivez longtemps dans l'élévation, et tant que dureront le soleil éclatant et la nuit obscure; car vous êtes la Kaaba de la générosité et le soleil des Arabes et des Persans. » Le roi Kesra examinait avec curiosité la stature d'Antar, la longueur et la largeur de son corps et écoutait attentivement son discours. Il interrogea ensuite Moubédân à son sujet, et il était frappé d'étonnement. « C'est le guerrier, ô roi, lui dit Moubédân, qui a tué votre satrape Khosrouân et détruit son armée; je l'ai fait venir ici afin qu'il tranche la vie du Patrice, et délivre votre cœur de l'angoisse. Je vous garantis, o roi, qu'il le combattra lui et ses cavaliers et qu’il les anéantira tous dans l'arène. — S'il fait cela, dit Kesra, nous lui pardonnerons sa faute et nous lui prodiguerons des présents : invitez ces cavaliers au repos jusqu'à demain; donnez-leur en abondance de la boisson et des aliments, et promettez-leur des faveurs et des bienfaits. Il appela ensuite auprès de lui le roi Moundhir, le fit approcher de sa personne et lui donna une robe d'honneur en lui disant : « O Moundhir, dès le principe la faute est venue de nous, et celui qui a soulevé notre cœur contre vous par astuce, a trouvé la punition de son insolence ; le Feu l’a fait périr devant vous. Ces paroles comblèrent Moundhir de joie, et il fit des vœux pour l’éternité de l'empire de Kesra.
Asmaï rapporte que Moubédân voulut ensuite faire dresser des tentes pour les cavaliers de Moundhir et les engager à se reposer et à prendre de la nourriture. « Non, non, dit Antar, par la vérité de celui qui noircit les ténèbres et fait descendre la pluie des nuages, je ne prendrai chez vous ni nourriture, m repos, ni sommeil, que je n'aie attaqué ce guerrier valeureux et lui aie fait boire la coupe de la mort; car il a tourmenté le cœur de ce roi puissant. » Et il monta à cheval, couvert de son armure de guerre.
Moubédân rapporta à Kesra les paroles d'Antar, et le roi s'avança avec sa suite, pour être témoin du combat. Moubédân appela le Patrice et lui dit : « Sache, ô cavalier redoutable, que nous t'avons fatigué ces jours-ci, et que le roi, de son côté, a éprouvé de l'anxiété en venant assister chaque jour aux combats de l'arène : il avait déjà résolu d'envoyer chercher dans le Khoraçan un cavalier pour te combattre; car ceux qui sont sortis contre toi sont tous des gouverneurs, des satrapes, des lieutenants, et il n’y en a aucun qui se distingue par la bravoure, excepté ce Bahram qui a combattu trois jours avec toi; le roi a déjà reconnu son infériorité à ton égard, et il n'a pas voulu que son honneur fût avili parmi les guerriers, car il est possesseur de vastes pays : il ne veut pas non plus que ta mort suive celle de Bahram, car il t'a placé sur le tapis de sa justice, t'a donné sa protection et a étendu sur toi sa bonté et ses bienfaits; si tu avais tué Bahram, la nation de Daïlem se fut soulevée contre toi, et le malheur, la vengeance, les coups de javelots seraient descendus sur ta tête. Les Daïlémites se seraient révoltés contre Kesra et n'auraient pas écouté ses observations; car ce sont des gens grossiers, vindicatifs et généralement méchants et obstines. D'autre part, le lieutenant du roi Kesra sur les Arabes est arrivé auprès de lui, amenant pour te combattre un cavalier qui a déjà annoncé qu'il ferait éprouver à tes compagnons le même sort qu'à toi, et qui a dit que le soleil ne disparaîtrait pas qu'il n'eût tué chacun de vous : fortifie donc ton courage, et combats-le à cheval dans la plaine. Si tu triomphes de lui devant ces braves, tu retourneras auprès de ton maître, avec toutes tes richesses, et tu pourras te glorifier au-dessus de tous les princes, car il ne sortira plus contre toi que ce seul cavalier, et Kesra, dans la perfection de son esprit et de ses lumières, voit de mauvais œil qu'un seul guerrier ait à combattre tous ses cavaliers.
Le Patrice, entendant ces paroles, fut ravi de joie : « O vizir et père illustre, dît-il, ce que vous m'avez dit ne me tourmente pas; je ne me préoccupe pas du nombre des guerriers, qu’ils soient persans ou arabes; mais je prodigue et voue ma personne à l'obéissance du Messie et de saint Jean-Baptiste; mes efforts n'ont qu'un but, éloigner l'humiliation de la religion de la Croix. Et puisque le roi veut faire combattre contre moi dans l'arène ce dernier cavalier, je fixerai sur lui et sur moi les regards des guerriers; je le revêtirai avec son sang dune robe de pourpre, et sa mort laissera pour moi dans l'esprit des cavaliers un souvenir de crainte et d'honneur; le combat sérieux ne ressemble pas au combat simulé. Moubédân lui répondit : « Que les hommes de ta religion soient témoins de tes paroles, afin que si cette affaire a pour toi un mauvais résultat, et si tu bois la coupe de la mort, Kesra soit à l'abri de tout blâme et de tout ennui. » Le Patrice fit appeler les prêtres auprès de Moubédân pour les rendre témoins de ce qui venait d’être dit.
Le narrateur rapporte qu’Antar était debout, écoutant, regardant, et le cœur dévoré d'impatience. « Prépare-toi au combat, dit-il au Patrice, allons, à l'attaque ! » Le Patrice lâcha la bride de son cheval et mit sa lance en arrêt. Antar fondit sur lui comme le lion dévorant, et, en galopant, il récitait ces vers :
« C'est aujourd'hui que je ferai triompher le roi Moundhir, et que je montrerai à Kesra ma force et ma puissance.
« Je briserai la colonne de la Grèce et t anéantirai dans le monde, et, de mon cimeterre, je trancherai la tête de Bathramouth.
« Si tu es Bathramouth, toi, les hommes m'appellent Antar, moi
« La nuit est ma couleur, le jour ma nature, le soleil mes actions sans tache.
« Tu verras aujourd'hui la réalisation de mes paroles, sache que je suis l’unique du siècle
Le Patrice s’élança sur lui, brandissant dans sa main une kantaria semblable au mât d'un navire, et dont la pointe était pareille au dard du scorpion. Les deux guerriers s’élancèrent comme deux chameaux, se heurtèrent comme deux montagnes; le choc de ces deux braves stupéfia tous les cavaliers. La structure d'Antar était des plus étonnantes; il était noir comme les ténèbres et ses yeux rouges comme la cornaline.[84] Bathramouth avait le corps long et large, le cou ramassé, les cheveux blonds; ses yeux bleus jouaient dans leurs orbites comme du vif argent. Apres avoir combattu un moment sous la poussière, le Patrice remarqua qu'Antar était d’une vigueur de corps irrésistible,[85] et que chaque fois ce guerrier avait l'avantage et la victoire sur lui. « Voici, dit-il, le moment de montrer son courage et sa bravoure, » et, passant près de lui en poussant un cri, il le pointa avec fureur de sa lance. Antar para adroitement le coup, et, frappant avec habileté et vigueur la lance de Bathramouth, la partagea en deux morceaux : puis, ayant attendu qu'il repassât près de lui, il lui asséna entre les deux épaules un coup du talon de sa lance qui le frappa de terreur et l'ébranla sur sa selle ; puis poussant un cri formidable pour l'épouvanter, il dédaigna de le poursuivre, et attendit qu’il eût terminé sa course dans l'arène, et que, revenu de son effroi, il eût repris courage.
Les cavaliers étaient émerveillés des actions d'Antar, et le roi Moundhir se réjouissait, persuadé que, s'il avait voulu tuer le Patrice, il l'aurait pu; mais qu'il avait voulu l'épargner : de son côté, Kesra était ravi d'étonnement; il reconnut qu’Antar était le brave des braves, et qu'il n’y en avait pas dans son époque de semblable à lui. Antar, par ses exploits, s'approchait de son cœur. « Par la flamme du Feu, dit Kesra, voilà une bravoure qui mérite d'être mentionnée aussi longtemps que le soleil et la lune dureront. » Et il s'avança pour être témoin des choses terribles et merveilleuses qui allaient se passer entre ces deux braves, et assister à un combat dont, de sa vie, il n'avait vu le pareil parmi les guerriers.
Le narrateur continue : Lorsque Bahram, chef des Daïlémites, vit les prouesses d'Antar, il en fut jaloux; il l'avait haï du moment qu'à cause de lui il n'avait pu combattre le Patrice, et les feux de sa colère s'étaient enflammés; il l’avait haï aussi à cause de la mort de son frère Khosrouân qu'Antar avait tué, et à cause de ses exploits mémorables contre son armée; enfin, il avait vu comment il s'était approché du cœur de Kesra ; son inquiétude et son tourment s'étaient accrus, et l'excès de sa jalousie lui ôtant tout sentiment, il résolut de tuer le Patrice ainsi qu'Antar, afin de se réserver pour lui seul la renommée; et, dans sa ruse perfide; il attendit de les voir tous deux aux prises dans le combat se pressentant les coupes de la mort sur la pointe de leurs lances effilées. Le Patrice se tenait en garde contre Antar, après ce qu'il avait vu de lui et de sa mâle vigueur dans le combat, et il circulait autour de fui, faisant durer le combat et cherchant par cette manœuvre à le fatiguer, afin d'atteindre ainsi le but de ses désirs : il ne savait pas qu’Antar était le cavalier des bédouins et des citadins : leur combat d'attaque et de défense, de manœuvres sérieuses ou simulées dura jusqu’au milieu du jour.
La foule commençait à s'inquiéter de cette longue attente, lorsque les deux cavaliers, prenant le large dans l’arène, comme rendent les béliers lorsqu'ils veulent se happer de leurs cornes, s’élancèrent l'un contre l'autre et deux pointes meurtrières de lances se dressèrent entre eux. A cette vue, Bahram, profitant de la préoccupation d’Antar, le chargea avec la promptitude du destin jusqu’à ce qu’il fut près de lui, et brandissant un javelot, il le lui lança en s'écriant : « Attrape. »
Le narrateur rapporte qu’Antar était engage avec son adversaire dans le moment le plus violent du combat; ses yeux se mouvaient à droite et à gauche, et il regardait par précaution les troupes et les braves, car il était étranger et entouré d'ennemis qui n'étaient pas de sa nation. Chargé par le cavalier daïlémite, Antar ne comprit son intention que lorsqu'il le vit près de lui : il se tint en éveil. Bahram lança le trait; la prunelle d’Antar s'agitait dans ses yeux, et saisissant en l'air le javelot avec ce que Dieu lui avait donné d adresse et de force, il se tourna vers le Patrice stupéfait, et lui enfonça le javelot dans la poitrine; le trait sortit brillant à travers les vertèbres. Puis Antar se retournant aussitôt vers Bahram : « Arrête, lui cria-t-il, je vais te faire voir ce que sera ta trahison, ô le plus vil des hommes ! »
L'acte de Bahram envers Antar avait affecté douloureusement Kesra, qui frappa ses mains l'une contre l'autre en soupirant, craignant qu'Antar n'eût été tué; mais lorsqu'il vit ce qu'avait fait Antar, le sentiment du malheur qu’il avait redouté disparut de son cœur, et, transporté de joie, il s'écria : « Bravo, ô lion noir! » et tournant son visage vers le temple du Feu, il se prosterna. Puis, voyant Antar qui, après avoir tué le Patrice, s'élançait sur Bahram comme un feu enflammé : « Holà! He ! s'écria-t-il, éloignez-le de Bahram, il va lui faire boire les coupes de la vengeance, promettez-lui de notre part richesses et faveurs. »
Les chefs et les émirs s'empressèrent de courir en criant vers Bahram, chef de Daïlem, et éloignèrent de lui Antar, qu’ils entouraient d'honneur et de respect; ils le firent avancer vers Kesra, qui l'accueillit en le félicitant, le revêtit d’une robe impériale, et lui fit présent de cinq chevaux arabes, tous harnachés avec des selles d'or rouge incrustées de perles et de pierreries. Se tournant ensuite vers Moubédân : « Livrez-lui toutes les richesses apportées par le Patrice, esclaves, chevaux, pierres précieuses, bijoux royaux, litières et palanquins, et entourez-le de considération. Demain, vous nous le présenterez dans l'Iwan, afin que nous le comblions de bienfaits. »
Antar se tournant vers les compagnons du Patrice leur dit : « S'il y a parmi vous quelqu'un qui désire combattre et pointer de la lance, qu'il apparaisse dans l'arène. — Non, non, ô cavalier du temps, répondirent les prêtres; par le Messie et la vraie religion, nous n'avons jamais de la vie, ni des lèvres, ni de la langue parlé de combattre. » Et ils s'en retournèrent, gagnant à la hâte le désert, et ne croyant pas à leur salut.
Asmaï dit : Kesra rentra dans l'Iwan et chargea Moubédân de s'occuper de tout ce qui concernait Antar, auquel il fit donner un magnifique logement, ainsi qu'à Moundhir et à ses compagnons, et on leur servit toutes sortes de mets et de la viande grasse de mouton. Moundhir se félicitait de voir que les exploits d'Antar avaient élevé la puissance des Arabes au-dessus de celle des Persans; le repas fini, Moubédân se leva, et, faisant ouvrir les coffres qui renfermaient les richesses de César, les présenta toutes à Antar qui, stupéfait à la vue de tant d'or, de perles et de pierreries, s'écria : « Où sont tes yeux, ô Abla, pour voir tous les biens et toutes les richesses qui viennent d'échoir à ton cousin; par Dieu, non, il n'y a dans les trésors du roi Zohaïr, pas même un grain de ces richesses-là. » Et après avoir regardé les esclaves grecques et les chevaux des îles de la mer, sa joie redoubla, et il se félicita du résultat de son voyage. Il baisa la poitrine et les mains de Moubédân et fit des vœux pour lui en le remerciant. « Par Dieu, ô mon maître, lui dit-il, je ne dois, toutes ces faveurs qu'à vous et à votre bienveillance, c'est vous qui êtes l’auteur de tout cela. — O intrépide cavalier, nous ne nous contenterons pas de ces minces richesses, qui ne sont pas de nous, mais du roi César, et que tu as gagnées avec ton sabre et la pointe de ta lance; tu verras bientôt quels présents tu recevras du roi Kesra Anouchirwan. » Ensuite, il donna des ordres à ses serviteurs, qui disposèrent pour Antar un appartement convenable : ils rangèrent les vases et aiguières, apportèrent un vin vieux et limpide et avancèrent auprès d Antar, du roi Moundhir, et de ses nobles compagnons, des tables chargées de mets variés, salutaires au corps, et de toutes sortes de viandes de moutons, de poulets, d’oies rôties; la plupart de ces mets étaient préparés avec du miel, du sucre et des pistaches pelées.
Antar était surpris de tout ce qu'il voyait. Moubédân venait de partir et les avait laissés seuls dans leur demeure. « O roi, dit Antar à Moundhir, ces mets variés, les rois en mangent-ils tous les jours, on bien est-ce une douceur qu’ils se donnent à des époques fixes chaque année; car je ne vois pas parmi ces viandes de la chair de chameau ; et ces comestibles-ci ne sont bons que pour des enfants. » Cette observation fit sourire Moundhir, qui lui dit : « Que dis-tu là, ô Aboul-Fouaris, laisse-là les habitudes propres au temps de l’Ignorance,[86] aux habitants du désert et à ceux qui boivent le jour et la nuit le lait des chamelles, modèle-toi sur les mœurs des habitants des villes; car tu es aujourd’hui sous la protection de ce roi illustre en puissance, éminent en gloire et dont le pouvoir s'étend dans toutes les contrées. »
Antar entendant ces paroles eut honte et il mangea des mets servis devant lui, jusqu'à ce qu'il fût rassasié; quand la nourriture eut été consommée, on servit des vases de vin vieux, les coupes circulèrent et ils passèrent ainsi dans la joie plusieurs heures de la nuit. Les esclaves grecques faisaient passer au milieu d'eux les coupes; elles étaient vêtues de robes de diverses couleurs, et ressemblaient à de pleines lunes qui se lèvent. Elles avaient appris qu'Antar était leur maître, et elles s'approchaient de lui pour le servir, circulaient autour de lui quand il se levait et s'asseyait; mais Antar ne se tournait jamais vers elles; l'amour d'Abla était seul dans son cœur !
Le roi Moundhir lui dit, et déjà le vin jouait dans son esprit et les coupes troublaient son cœur : « Pourquoi ne te divertis-tu pas avec tes esclaves, et ne jouis-tu pas de ton élévation et de ta gloire? Rêves-tu un rang plus élevé, et vois-tu dans ton pays quelque chose de mieux que cette nuit magnifique ? Eloigne de toi la préoccupation et le souvenir de tes demeures et de tes tentes; laisse là les tristes pensées et prends de ton temps ce qui est bon ; car tu es aujourd'hui monté au rang des rois, et si les seigneurs de ta tribu te voyaient en ce moment, ils envieraient ton sort. »
Antar entendant ces paroles poussa un douloureux soupir, et les larmes coulèrent sur ses joues au souvenir de sa patrie. « Par votre vie, ô mon maître, dit-il, ces faveurs n’ont à mes yeux ni valeur, ni prix; car mon cœur et ma pensée sont dans un autre pays que celui-ci, et vous, vous savez que la patrie a la meilleure place dans les cœurs, surtout celle ou l’homme a une amie; éloigné d’elle, il attend que son fantôme vienne le visiter dans le sommeil, ou que la brise de son pays souffle vers lui. » Les larmes d’Antar s'accroissant de son état d’ivresse, et son cœur débordant des sentiments qui renfermait en lui, il récita ces vers :
« La fraîcheur de la brise matinale du Hedjaz, lorsqu'elle m'arrive avec son air d'arôme,
« Est plus délicieuse pour moi que les perles, les richesses et l’or rassemblés sous ma main;
« Et l'empire de Kesra ne me tente point, lorsque, de mes yeux s'est enfuie l'image de ma bien-aimée.[87]
Le narrateur continue : Moundhir, ayant entendu ces vers, comprit combien était violent l'amour d'Antar pour Abla et que sa passion ne pouvait augmenter; il changea de conversation. Ils passèrent ainsi leur temps jusqu'à ce que la nuit fût en partie écoulée, et que le sultan du sommeil les eût vaincus; ils se couchèrent pour donner du repos à leur corps, et ils dormirent jusqu'à ce que le matin apparut avec son sourire.[88] Alors Moubédân entra chez eux, entouré d'une troupe d'esclaves, et s'informa de leur état et de la manière dont ils avaient passé la nuit. « Montez à cheval, leur dit-il, pour saluer le roi, et profitez de l'occasion ; il est lui-même à cheval et part pour la chasse ; il a ordonné à ses serviteurs de lui préparer un repas pour son retour, et tout le monde s'assemble pour se présenter à lui. — Quant à moi, dit Antar, après avoir loué et remercié Moubédân, mon seul désir est de retourner dans mon pays avec les chamelles Açâfir, et j'aurai ainsi obtenu ce que j'attends du grand roi : je reverrai ma famille et ma tribu et serai réuni à ma cousine et à mes parents. — Lorsque tu seras en présence de Kesra, lui répondit Moubédân, quoi que ce soit que tu désires, il te l'accordera. »
Antar sourit à ces paroles, et le remercia de sa bonté et de sa sollicitude; le roi Moundhir tranquillisa aussi le cœur du guerrier en lui disant : « Réjouis-toi d'avoir obtenu ce que tu désirais, les chamelles et les chameaux; tu ne retourneras à tes tentes que précédé des chamelles Açâfir chargées de richesses et de cadeaux précieux. » Et faisant signe de la main à Moubédân, il monta aussitôt à cheval lui et ses cavaliers, et ils partirent le cœur content. Ils rencontrèrent Kesra qui s'avançait, ayant au devant de lui des chiens, des faucons et des oiseaux de proie : arrivés auprès du roi, ils mirent pied à terre et se présentèrent devant lui. Antar s’avança vers le roi, voulut baiser son pied, mais Kesra l'en empêcha et lui donna sa main à baiser. Puis il ordonna à ses officiers de lui amener un de ses meilleurs coursiers; Antar le monta, et Kesra le fit mettre à son côté en marchant; il l’interrogeait sur son logement, sur sa nuit et sur le désir qu'il avait de revoir sa famille et sa tribu; il lui parlait avec beaucoup de familiarité, et Antar faisait des vœux pour l’éternité de son existence.
Le narrateur dit : Ils ne cessèrent d'avancer dans le désert jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés vers le lieu de la chasse. C'était un parc où personne n'entrait, excepté Kesra et ceux qu'il honorait. Des gardiens veillaient à ce que personne n'y pénétrât ; il était peuplé de toutes sortes d'animaux. A leur approche, les bêtes fauves, les gazelles s’enfuirent, et les oiseaux s’envolèrent de toutes parts ; les cavaliers les poussaient, cherchant à les devancer avec leurs chevaux, et parcouraient les lieux en tous sens, faisant la chasse et s'empressant à l'envi de trouver l'occasion de prendre du gibier et de se divertir de l’ennui. Lorsque Antar vit ce mouvement, il lança son cheval au milieu des cavaliers, et se mit à pour suivre parmi les bêtes sauvages un onagre qu’il poussait avec ardeur devant lui, mais pendant qu'il galopait ainsi, joyeux et content, voici qu'un cavalier s'élança sur lui, avec la rapidité du vautour, et le poursuivit comme fait l'oiseau de proie à l'égard de faibles oiseaux; et sans lui adresser la parole jusqu’à ce qu'il fut près de lui, il lui asséna d'un bras vigoureux, et avec un lourd bâton ferré, un coup entre les deux épaules qui l’ébranla sur sa selle et faillit le terrasser. « Prends cela, ô chien du Hedjaz, lui cria-t-il, et s'il te reste un souille de vie, allons, combattons; car il faut absolument, ô le plus vil des noirs, que je te tue comme tu as tué mon frère Khosrouân. » Ce cavalier, c'était Bahram, le chef de Daïlem, dont nous avons dit la haine qui s était allumée dans son cœur et la rancune qu'il avait contre Antar, fils de Cheddâd. Le roi Kesra lui avait défendu d'attaquer Antar, et recommandé de se tenir loin de ses coups et de se rappeler sa bravoure. Mais cet avertissement de Kesra n'avait fait qu'accroître le dépit et la douleur de Bahram, qui, s'adressant à ses amis, leur avait dit : « Si cet homme s'en va sain et sauf vers ses tentes, avec ces richesses et ces esclaves, il ne restera plus à aucun de nous, ni valeur, ni pouvoir, et moi, de désespoir, je me brûlerai dans les temples du Feu. » Depuis il ne cessa d'épier des yeux Antar, fils de Cheddâd; son cœur était ulcéré à cause de lui, et il cherchait à chaque instant l'occasion d’assouvir par la ruse sa haine toujours croissante, jusqu’à ce qu'enfin il parvint ce jour-là à s'isoler avec lui à la chasse.
Après le coup qu’il avait porté à Antar, il crut l’avoir tué ; mais il ne savait pas qu'Antar était un brave dont la valeur rendait toute ruse inutile. Lorsque Bahram l'eut frappé, ô Messieurs,[89] et qu'il le vit ferme sur son coursier, il tira son sabre et s'élança sur lui. Antar avait été étourdi du coup, car il avait été rude ; et il retint son cheval afin de reprendre ses sens ; alors il reconnut son adversaire et le vit qui s'élançait sur lui : Antar à son tour bondit sur lui, en rugissant comme le lion et sentant s'accroître sa fureur. « Par Dieu, s'écria-t-il, que ton espoir soit frustré, ô chien, ô traitre, ô le plus vil des mages et des adorateurs du Feu! » Et il le pointa dans la poitrine et le renversa du dos de son cheval ; la mort descendit sur Bahram.
Lorsque les Daïlémites virent leur chef dans cet état, ils s'avancèrent de tous côtes sur Antar, en poussant des cris confus, et le chargèrent de toutes parts avec leurs lances et leurs sabres tranchants. Antar se prépara à repousser leur attaque ; il voulait éviter l'effusion du sang, par respect pour le roi Kesra; mais quand il vit que la mort était sur lui imminente, il s'apprêta à prodiguer au milieu d'eux les coups de sabre et à tuer quiconque d'entre eux s'approcherait de lui ; alors Kesra s'avança avec ses officiers et ses lieutenants qui, faisant briller leurs cimeterres, poussèrent des cris contre les Daïlémites. Antar, à l'arrivée de Kesra, avait cessé de frapper et se tenait debout dans l'arène; les Daïlémites, de leur côté, voyant Kesra s'avancer avec sa nombreuse suite cessèrent leur attaque contre Antar : un roi, s'écriaient-ils, ce Bédouin a jeté sur nous le malheur, il a tué notre chef; il faut absolument qu’il périsse par nos mains. — Vous mentez, ô vils Daïlémites, leur dit Moubédân ; votre chef est un ignorant, un grossier, et il s'est conduit indignement envers cet étranger, qu'il aurait dû par convenance exalter et honorer; si Antar l’a tué, il n'a pas manqué à la droiture, il a été juste à son égard. » Kesra appela Antar, et lui demanda ce qui lui était arrivé; Antar le lui raconta; Kesra le crut; car il connaissait l'extravagance de Bahram et de ses compagnons, et il ordonna aux généraux et aux officiers de les faire avancer dix par dix pour leur faire trancher la tête. Lorsque Antar entendit cet ordre, il mit pied à terre auprès du roi, baisa son étrier et lui demanda le pardon de ses ennemis. « Pardonnez-leur, ô roi, lui dit-il; le pardon dans un pareil moment est plus convenable à un homme comme vous, ô roi, protégé de Dieu : je baise votre main généreuse pour que vous excusiez leur faute. Quant à moi, je ne veux que retourner dans mon pays; car j'ai atteint l'objet de mes désirs, et je ne souhaite rien de plus, après mon départ, si ce n'est que chacun dise du bien de moi. Kesra, étonne de la générosité d'Antar, accéda à sa demande et à ses vœux.
Ce feu s'éteignit, et Kesra revint de la chasse à la fin du jour.
Asmaï dit : Le lendemain Kesra se rendit dans un jardin place derrière l'Iwan, planta d'arbres fruitiers de tous les pays et ou s'élevait un pavillon soutenu par des colonnes, et dont le faîte aérien atteignait les nuages. Les serviteurs l'avaient meuble et décoré d’une manière merveilleuse, Kesra y entra entouré de ses officiers, des notables de l'empire, de Moundhir et d’Antar, et ils s'assirent tous dans ce lieu de réception. Le roi Kesra mit Antar à son côté, à l'exclusion de sa famille et de ses proches, et dès qu'ils furent installés, les serviteurs s'avancèrent apportant de la nourriture, et le repas commença. Le roi Kesra servait Antar à profusion, entretenant de préférence avec lui qu'avec les princes persans. On apporta ensuite un vin plus fin, plus délicat que la brise et qui rendait la santé à tout corps malade : les prêtres l'avaient préparé et fait vieillir pour le réconfort des âmes,[90] l’avaient préservé de la variation des saisons et maintenu limpide et clair dans les tonneaux.
Les assistants se livrèrent à la joie, excepté l'émir Antar, qui était comme un homme renferme dans une prison, ou qui dort, quoique éveillé; il était absent de ses tentes et de son pays, et songeant toujours à Abla, sa passion et son inquiétude ne faisaient que s'accroître. Le roi Kesra s'entretenait familièrement avec lui, l’interrogeait sur son pays, sur le motif de son voyage ; Antar lui racontait ce qui s'était passé entre lui et son oncle, et lui révélait sa préoccupation et son souci, en mêlant toujours le nom d'Abla dans son discours, et faisant apparaître ainsi tout ce qu'il y avait d'amour pour elle dans son cœur. Kesra s'étonnait d'une telle passion et compatissait à ses maux. « O Abou'l-Fouaris, lui dit il, choisis ce que tu veux et demande-nous ce qui te plaît. Peut-être te récompenserons-nous de quelques-unes de tes prouesses; allons, délie ta langue, comme tu lâchais dans l'arène la bride de ton cheval. — O roi, dit Antar, certes le destin a été généreux de me faire arriver vers vous, trésor de justice et de bonté; l'esclave délie sa langue, il parle, il demande ce qui doit l'enrichir au-dessus de tous. Lorsque je serai de retour dans ma famille, je la comblerai de vos bienfaits; j’épouserai la fille de mon oncle, grâce à l'élévation de votre puissance. Je voudrais donner à Abla une fête nuptiale dont elle s'enorgueillit au-dessus de tout le monde, et qui répandit sa renommée en Egypte, en Syrie et dans l'Irak; et comme avant de m’unir à elle il faut que je lui fasse un présent, je désire cette couronne[91] pour la mettre sur son front, et pour qu'elle lui serve d'ornement la nuit de ses noces ; peut-être, ô mon maitre, en faisant cette demande, je manque aux convenances; mais votre longanimité couvrira l'ignorance qui est naturelle au temps de l'Ignorance des Arabes. »
Kesra sourit et lui dit : « O Antar, par la vérité du soleil éclatant et de la lune brillante, tu nous demandes une chose de peu d’importance. » Et il envoya un de ses officiers, auquel il parla en langue persane : l'officier s'absenta un moment et revint ensuite avec quatre esclaves qui portaient une koubba[92] en argent et en or, au-dessus de laquelle était un faucon d'or rouge, et à son côté un paon de fine pierrerie, dont les yeux étaient d'hyacinthe rouge, les pattes d’émeraude verte, et qui valait le royaume de César.
Lorsqu'on approcha la koubba devant Kesra, le roi se tournant vers Antar lui dit : « Prends cette koubba pour la fille de ton oncle, afin quelle s'y asseye, lorsqu'elle ira d'un lieu à un autre, prends cette couronne pour qu'elle la porte lorsqu'on la mariera avec toi, et qu'ainsi elle se glorifie sur toutes les femmes, prends aussi ce bandeau de pierreries » et Kesra les lui remit. Il envoya chercher ensuite un autre ornement appelé nakch el-beiyaa[93] sur lequel étaient brodées en or toutes sortes d'oiseaux; il en envoya chercher également un autre appelé nosff-eddounia,[94] il donna le tout à Antar en y ajoutant un moursala,[95] un bourhma[96] et des bracelets d'or en perles et en pierreries pour les bras et pour les jambes. « Cherche, dit-il à Antar, si tu as dans le cœur quelque autre désir. » Alors Antar baisa la terre plusieurs lois, ébahi de la générosité du roi de Perse. « O mon maître, lui dit-il, la langue est trop faible pour vous remercier de tous les bienfaits dont vous me gratifiez. L'esclave ne désire plus rien que le retour dans sa patrie. »
Kesra se tournant vers Moubédân lui dit : « Chargez-vous de son affaire, et envoyez-le dans sa famille, d’ici à trois jours; ne le laissez pas partir qu'il ne soit venu dans ce lieu pour recevoir nos adieux, et nous promettre qu'il viendra nous visiter chaque année, qu'il ne nous oubliera pas et ne sera pas avare de ses saluts. — J’entends et j’obéis, répondit Moubédân.
Le narrateur dit : Lorsque les envieux d'Antar virent quelles richesses lui étaient échues, il n’y en eut aucun parmi eux qui ne sentit son cœur éclater de dépit. Auprès du roi se trouvait le lutteur de l'empire, appelé Roustam,[97] fort courageux, et l'un des hommes les plus robustes parmi les Persans. Il avait combattu contre tous les lutteurs du pays et triomphe de tous les guerriers, il possédait des serviteurs, des esclaves, de riches troupeaux, des champs et autres richesses qui lui avaient été données en présents, Kesra lui avait fait auprès de sa personne l’existence la plus tranquille et la plus douce et lui donnait tout ce qu'il désirait. C’est à Roustam que s'adressèrent les envieux d’Antar, après s'être concertés, et ils cherchèrent à l’exciter contre lui, dans l’espoir qu’il lui ferait boire la coupe de la vengeance ; ils ne cessèrent d'animer ainsi le lutteur de l'empire et accrurent à un tel point sa passion et son envie qu’il bondit comme un lion; il entra chez Kesra sans permission, baisa la terre, lui rendit ses devoirs et pria pour lui et pour l’éternité et le bonheur de son empire.
Kesra l'accueillit en lui disant : « Famille et aisance à l’unique du temps, à l’habile du moment, dis ce que tu désires, explique ton affaire, ô Roustam. — O mon maître, dit-il, si j'avais à vos yeux une valeur et un rang élevés, vous n'auriez pas mis au-dessus de moi un esclave des esclaves bédouins et vous ne l'auriez pas reçu au nombre de vos familiers, et moi, l'habile de votre trône privé, vous n'avez pas relevé ma tête et ne m'avez pas compté parmi les hommes; quelles grandes qualités avez-vous donc remarquées en cet esclave pour que vous l'avez ainsi comblé de faveurs et de richesses. »
Antar était là, écoutant et regardant: mais il ne comprenait pas ce que disait Roustam, qui parlait avec Kesra en langue daïlémite. Roustam termina ainsi son discours « O roi, laissez-le se lever et lutter à l'instant contre moi, en présence de ces seigneurs; vous serez notre témoin: sinon, j'éparpillerai sa cervelle avec cette massue: car je ne le laisserai pas retourner vers ces détrousseurs d'Arabes avec ces richesses et cet or. — Roustam, lui dit Kesra, écoute-moi, ne t'expose pas à une affaire de ce genre, ta jalousie jetterait ton âme dans le malheur: passe ton temps chez moi dans la joie et le repos: car cet homme n'est pas comme ceux que tu as rencontrés: c'est un lion audacieux : écoute-moi, traite-le en compagnon et en ami, sinon tu éprouveras de lui ce qui sera au-dessus de tes forces. » En entendant ces paroles, les feux de la colère de Roustam s'enflammèrent, et il s'écria en jurant: « Par la vérité de l'éclat du soleil, lorsqu'il brille, et de la noirceur de la nuit, lorsqu'elle s'obscurcit, je ne reviendrai pas prendre chez vous de la nourriture et je n’obéirai pas à votre parole, que je n'aie lutté avec celui que vous appelez un lion audacieux: vous verrez lequel de nous a les bras les plus vigoureux, donne les coups les plus rudes, est le plus solide à la lutte. »
Kesra se tourna vers Antar, qui était assis, et lui dit : « Comprends-tu ce qu'il dit, ô Abou'l-Fouaris? — Non, par Dieu, ô mon maître, répondit Antar, je ne comprends pas ce qu’il dit, et son discours ne m’a rien appris; seulement je vois qu’il a un grand corps et une tête comme celle d'un chameau; et que veut-il dire par ses paroles, ô mon maître, expliquez-le moi complètement, afin que je le comprenne et que je connaisse ses intentions; je ne ferai que ce qu'il désirera. — Apprend, ô Antar, lui dit Kesra, qu’il n'est venu ici dans ce moment que pour demander à lutter avec toi et essayer sa force contre la tienne. — O roi, lui dit Antar, est-ce qu'il est de vos amis ? — Oui, dit Kesra, et j’ai cherché à le dissuader de son projet ; mais il ne veut pas m’écouter. — O mon maître, par Dieu, je ne désire pas de lui nuire et ma main ne veut pas s'allonger vers lui; mon cœur ne me permet pas de lui faire du mal, au moment ou vous me comblez de bienfaits et de faveurs que je ne puis vous rendre ; ce que je dis ce n'est ni par peur, ni par impuissance; mais je crains que les Arabes ne s'entretiennent de moi en mal et qu'ils ne disent : « Antar, fils de Cheddâd, s’est présenté devant Kesra, a mangé à sa table, a reçu de lui des présents, et il a tué un de ses guerriers en sa présence. » Kesra fut frappé d'étonnement à ce discours d'Antar, et lui dit : « O Aboul-Fouaris, te semble-t-il, si tu luttes avec lui, que tu le tueras — Oui, ô mon maître; car vous savez que la lutte est un genre de combat qui aime surtout les convenances et l’équité. Or, si l'un des lutteurs voit son adversaire peser plus fortement sur lui, il n'est pas douteux qu'il ne se débatte d'entre ses mains, et s’il voit qu’il a le désavantage, il insulte son adversaire et alors celui-ci se met en colère et le tue. »
Kesra, entendant ces paroles d'Antar, murmura entre ses dents et s’adressant à Roustam : « Ecoute-moi, dit-il, et ne t'expose pas vers cet homme, ne lui demande pas ton malheur; car il a dit que cela serait ainsi. — O roi, dit Roustam, il faut absolument que je le combatte. — Ote tes vêtements, lui dit Kesra en colère, et prépare-toi, je lui demanderai de lutter avec toi; je lui abandonne ton sang; il te tuera et la calamité descendra sur toi. » Roustam se dépouilla de ses vêtements, et ses épaules apparurent solides comme des rochers et ses bras tordus comme des colonnes, Kesra se tourna vers Antar et lui dit : « Aboul-Fouaris, lutte avec lui et s'il se montre insensé a ton égard, tue-le, et ne crains rien de lui, tu es innocenté de son sang. »
Alors Antar se leva et marcha vers lui. Roustam se courba comme un pont; la colère l'avait rendu comme le feu attisé : ayant fait signe à Antar de s'approcher, celui-ci s'élança à l'instant contre lui; Roustam voulut se jeter sur son adversaire; mais Antar se pencha vers lui, s'attacha à son corps et l’étreignit. Roustam s'aperçut, dès ce moment, qu'Antar était un homme puissant, un lion terrible; il voulut le repousser loin de lui; mais il le sentit immobile comme une montagne, invariable comme le destin; il se repentit alors, mais inutilement, de s'être exposé aux coups de ce brave redoutable. Antar le souleva en l'air, devant lui, par la force de ses bras, et Roustam se trouva ainsi accroché dans ses mains comme le passereau dans les grilles de la buse vorace; l'émir Antar ne voulait que le déposer doucement à terre, sans lui faire du mal; mais lorsque Roustam vit ce qui était descendu sur lui, et l’humiliation qu'il éprouvait en présence du roi et de sa suite, il se mit à se débattre des mains et des pieds et à chercher par force à se sauver de son étreinte: mais ce fut en vain; alors, serrant sa main, il frappa Antar d'un coup de poing sur la conque de l'oreille, voulant lui arracher la prunelle des veux.
A la vue de cette action, Antar fut saisi d'une violente colère; furieux, il regarde Roustam et le jetant à terre, il lui brise les os, et fait entrer la longueur de son corps dans sa largeur. Roustam mourut sur-le-champ, et ses serviteurs le transportèrent dans sa demeure.
Antar s'avança vers Kesra, baisa la terre et pria pour lui : « O roi, dit-il, que votre tête vive longtemps ! — Comment as-tu trouvé ton adversaire, lui dit Kesra? — O mon maître, par la vérité de votre générosité pour moi, je ne le portais dans mes mains que pour venir le déposer devant vous, sans lui faire du mal : mais il a enfreint les règles de la convenance et de la justice; il n’avait d'autre réponse à lui faire que de le tuer. — Je voulais l'empêcher d'en venir aux mains avec toi, dit Kesra, mais il n'a pas voulu; sans doute que le moment de sa mort était arrivé. »
Asmaï raconte qu'ils revinrent ensuite a leurs premiers divertissements, et se livrèrent à la joie et au plaisir; les coupes devin circulaient et ils éloignèrent d'eux les soucis et les tristes pensées jusqu’à la fin du jour. Tout le monde s’étant retiré il ne resta que Kesra et ses amis. Moundhir fit alors signe à Antar et se leva faisant des vœux pour Kesra; ils se retirèrent précédés des esclaves, et se rendirent à leur habitation[98] ..... »
Lorsque les trois jours furent écoulés, Antar demanda à Kesra la permission de partir et de retourner dans son pays. Le roi Moundhir avait aussi fait connaître à Kesra la violence des désirs d Antar, et combien il trouvait longue son absence de sa famille et de sa tribu. Kesra lui accorda l'autorisation de se mettre en voyage et lui fit de nombreux présents.
Le quatrième jour arrive, les serviteurs firent sortir les coffres qui refermaient les richesses, firent avancer les mulets et les chameaux, et le chargement et le départ s'effectuèrent. Antar partit, gagnant la terre de Charabba[99] et les tentes de ses amis : le roi Moundhir était à son côté : ils traversèrent ensemble les déserts, causant, récitant des vers et s'entretenant de leurs souvenirs, jusqu'à leur entrée dans Hîra. Leur arrivée fut un jour de fête ; sur leurs têtes flottaient des étendards, des drapeaux et des bannières noires. Les Arabes étaient stupéfaits des innombrables richesses qu’ils voyaient. Moundhir fit descendre Antar dans son palais, le logea dans un appartement digne d'un guerrier tel que lui, et lui fit préparer un splendide festin. Antar resta chez lui trois jours, comblé d’honneurs et de témoignages de considération ; le quatrième jour, il demanda à partir; car la prolongation du séjour lui était devenue insupportable.
Le roi Moundhir ordonna qu'on lui amenât mille chamelles Açâfir, cinq cents chameaux chargés de présents de l'Iraq et cinquante chevaux de main, choisis parmi les plus vigoureux et tous harnachés; il lui fit présent de cent esclaves femelles et de cent esclaves mâles, forts et robustes, ayant pour chef un nommé Abou'l-mont Houmam. Antar résolut alors de partir et de voyager avec rapidité. « O Aboul-Fouaris, lui dit Moundhir, ne veux-tu pas une troupe pour te protéger et t’accompagner jusqu'à ta tribu. — O mon maître, que dites-vous? Un homme comme moi a-t-il besoin de protecteur, et craint-il le nombre des ennemis? Par Dieu, ô roi, quand même les montagnes s'avanceraient vers moi sous la figure d'hommes, je les attaquerais sans y faire attention. Il remercia ensuite Moundhir, lui rendit ses devoirs, heureux de son départ et de se mettre enfin en route. Le roi l'embrassa en lui faisant ses adieux, et lui offrit de l'accompagner; mais Antar ne le voulut point. Il partit, traversant les plaines et les collines. Les esclaves poussaient devant lui les chevaux, les chamelles Açâfir et les chameaux bardés de richesses. Il était plein de joie du succès de son expédition, et de la puissance qu'il avait obtenue sur ses vils ennemis; mais l'excès de sa passion l’avait rendu malade, et il s'avançait de la terre de l’Iraq, vers celle du Hedjaz, aspirant la brise qui venait de la montagne de Sadi et de la terre de Charabba, et songeant au bonheur de revoir sa famille et sa bien-aimée.
[1] Traduit du texte arabe, p. 19 et suiv.; publié par M. Caussin de Perceval, et extrait du manuscrit numéro 1521 ancien fonds, vol. I, fol. 263.
[2] Lamartine peint ainsi Antar et sa poésie : « Antar, ce type de l'Arabe errant, à la fois pasteur, guerrier et poète, qui a écrit le désert dans ses poésies nationales, épique comme Homère, plaintif connue Job, amoureux comme Théocrite, philosophe comme Salo-mon; ses vers, qui endorment ou exaltent l'imagination de l'Arabe autant que la fumée du tombach dans le narguilé, retentissaient en sons gutturaux dans le groupe animé de mes saïs; et, quand le poète avait touché plus juste et plus fort la corde sensible de ces hommes sauvages, mais impressionnables, on entendait un léger murmure de leurs lèvres; ils joignaient leurs mains, les élevaient au-dessus de leurs oreilles, et, inclinant la tête, ils s'écriaient : « Allah! Allah! Allah! » (Voyage en Orient, vol. II, p. 181.)
[3] Les Bènou-Abs formaient trois grandes familles : celle du roi Zohaïr, celle des Bènou-Corâd, dont Cheddâd était le chef, et celle des Bènou-Zyâd, dont le chef, Rabi, avait voué une haine éternelle à Antar, depuis le jour que ce dernier avait tué son esclave Dadjir.
[4] Antar avait acquis le cheval Abjer du cavalier Hârith, et l'avait payé de tout le butin qu'il avait fait dans une razzia sur les Bènou-Cahtan. Le nouveau manuscrit d'Antar, numéro 374, vol. I, fol. 380, donne des détails sur Abjer; mais beaucoup moins que l'ancien, numéro 1521, vol. I, fol. 248, où l'on décrit ainsi sa généalogie : « Abjer était fils de la jument Nama, dont le père Wâssil avait vu tomber bien des héros dans la terre de Tibama. L'aïeul de Wâssil s'appelait El-Merdjoûe (le revenu), et il était passé en proverbe dans les tribus arabes.
[5] La robe d'honneur ou khilat ne se donne pas oralement à l'occasion de l’investiture d’une dignité. Le roi en gratifie tout sujet qui mérite ses bonnes grâces, tout ambassadeur, tout étranger qui vient à sa cour... La richesse du khilat et le nombre des pièces dont il se compose varient selon le rang et la faveur du personnage qui le reçoit... Un sujet qui reçoit un khilat doit s'en parer pendant trois jours de suite; l'honneur d'un tel don rejaillit sur sa vie entière. (Tableau de la Perse, par A. Jourdain, Vol. III, p. 194.)
[6] , père des cavaliers. Antar reçut ce surnom au retour de plusieurs razzias, dans lesquelles il avait donné des pleines d'un grand courage; il s’était emparé d'Amima, fille de Yézid, fils de Hanzhala, le buveur de sang; il avait défait l'année de Naked, fiancé d'Amima. C'est dans cette expédition qu'il s’était rendu maître du cheval Abjer. (Voir le manuscrit numéro 374. vol. I, fol. 193)
[7] On trouve dans le manuscrit 1521, vol. I, fol. 620, la réponse, en vers, d'Antar, et dont voici la traduction :
« La petite Abla rit en voyant ma couleur noire et la marque des coups de lances sur mes flancs ;
« Je lui réponds : tu ne rirais pas, tu ne serais pas étonnée, lorsque je suis entouré d'ennemis,
« Si tu voyais dans les poitrines ma lance solide, sur laquelle le sang ruisselle en traçant des broderies.
« O Abla! les lances n'apportent pas la mort au brave; le lâche seul périt.*
« Je suis le lion de la forêt, celui devant qui l'homme sans courage reste stupéfait ;
« Et je m'étonne que, le jour du combat, mon adversaire puisse voir mon image et survivre. »
* Mors et fugacem persequitur virum. (Horace, ode ii, liv. III)
[8] Longtemps avant l'islamisme, toutes les tribus arabes subsistantes se divisaient elles-mêmes en deux races. Les uns, plus anciennes, nées dans le Yémen, nommaient leur père Cahtan ; les autres, plus récentes, originaires du Hedjaz, appelaient leur auteur Adnan. (Essai sur l’histoire des Arabes, par M. Caussin de Perceval, vol. I, p. 39.)
[9] . Littéralement : « Il trouva pour l’épée l’endroit où l'on frappe. »
[10] « Les chamelles oiseaux. » Les dromadaires de Moundhir, appelés Açâfir, les oiseaux, à cause de la célérité de leur allure, étaient une race qui ne se trouvait que dans les haras des rois de Hira. (Essai sur l’Histoire des Arabes, par M. Caussin de Perceval, vol. II, p. 464.) On trouve dans le Càmous : « L'oçfoury, chameau à deux bosses. Les açâfir de Moundhir, race de chameaux réservée aux rois. »
[11] Les chaînes de montagnes qui, de la Palestine, descendent vers l’isthme de Suez, et se prolongent ensuite, presque parallèlement à la mer Rouge, jusque vers l'extrémité sud de la presqu'île d'Arabie, s'appellent Hedjaz (barrière), et donnent leur nom à toute la contrée qu'elles traversent avant d'arriver au Yémen. Le Hedjaz comprend l'Arabie pétrée et une portion de l'Arabie heureuse des anciens. La Mekke et Yatbrib ou Médine font partie du Hedjaz. (Essai sur l'Hist. des Arabes, par M. Caussin de Perceval, vol. I, p. 2).
[12] Longue chevelure, cheveux des côtés de la tête, cesaries. Ovide se sert du mot cesaries pour signifier « une longue barbe. »
[13] Ces vers sont sur le mètre wafer.
[14] Un des traits caractéristiques des mœurs arabes, lorsqu'ils exercent l'hospitalité, c'est de commencer par accueillir leurs hôtes, les faire manger, reposer, et ce n'est qu’en dernier lieu qu'ils se permettent de les interroger sur ce qu'ils sont ; l'Iliade offre plusieurs exemples de cette politesse. (Iliade, livre VI, vers 175.)
[15] Les Bènou-Chaybân étaient une ramification des Bènou-Thalaba, qui provenaient de la tige de Bâkr, appelé communément Bâcr Wâïl. (Essai sur l'Histoire des Arabes, par M. Caussin de Perceval, vol. II, p. 270.)
[16] Moundir III, fils d'Imroulcays III et de Mâ-Essémâ (de l’an 513 à l’an 562 de J. C), est communément appelé par les historiens arabes Moundhir, fils de Mâ-Essémâ (eau du ciel). Cobâd, roi de Perse, qui avait adopté la doctrine communiste du mage persan Mazdac, déposséda Moundhir, qui repoussait cette doctrine, et nomma Hârith à sa place en 518 de J. C; mais Kesra Anouchirwan, successeur de son père Cobâd, ayant exterminé les Zenâdicâ (impies, hérétiques), partisans de Mazdac, rétablit Moundhir sur le trône. (Même ouvrage, vol. II, p. 76 et suiv.)
[17] Kesra ou Chosroès monta sur le trône de Perse en 531 de J. C. et mourut en 579. Il reçut le surnom d'Anouchirwan, c'est-à-dire bonne âme, le jour où il fit massacrer Mazdac et cent mille de ses partisans. (Même ouvrage, vol. II, p. 85.)
Plusieurs écrivains donnent à Kesra le nom de Nouchi-Rewan, qui signifie en persan « l'âme généreuse, » ou pour l'expliquer plus intelligiblement « l'âme confite dans le miel. » (Bibl. Or. d'Herbelot.) Pour l'étymologie d'Anouchirwan, voir le Pend-Nameh de Moula-Firouz, p. 4, et Extraits du Boustan de Sadi, p. 44, publiés par M. Emm. Latouche.
[18] Hîra, ville ancienne du temps de l'ignorance, était située non loin des limites du désert, sur une élévation nommée Nadjaf, à trois milles du lieu où fut bâtie plus tard la ville de Coufa. C'était la résidence de la famille de Nomân-ben-Moundhir-Imroulicaïs. On prétend que la mer de Perse (le golfe Persique) s'avançait autrefois dans l'intérieur des terres jusqu'à Hîra; aujourd'hui elle en est à une distance éloignée, plusieurs courants d'eau arrosaient les environs de la ville, près de laquelle fut bâti, par Nomân le Borgne, le célèbre château Khawarnak. Cette ville reçut le nom d'El-Hîra (la demeure, le campement), parce que les troupes du Tobbâ s'étaient arrêtées (tchayyarou ) en ce lieu en revenant du Yémen pour aller au Khoraçan, ou parce que le roi Himyarite, en permettant à une partie de ses soldats d'y séjourner, leur avait dit: « Hayyirou bihi , demeurez ici. (Géographie d’Aboulféda, texte publié par MM. Reinaud et de Slane, p. 398; et voyez l'Essai sur l'Histoire des Arabes, par M. Caussin de Perceval, vol. II, p. 10 et 11.)
[19] La Kaaba avait une prééminence généralement reconnue sur tous les temples arabes. C'était l'oratoire d'Abraham et d’Ismaël, c'était la maison de Dieu, Bayt Allah, , c'est-à-dire du Dieu suprême. Car les idoles n'étaient considérées que comme des dieux subalternes, des intercesseurs auprès d'Allah. Trois cent soixante de ces divinités de second ordre étaient rangées sur la Kaaba ou aux alentours ; plusieurs autres placées dans l'intérieur avec l'image d'Abraham. La Kaaba réunissait ainsi tous les dieux des Arabes ; c'était le Panthéon de la nation, le seul temple pour lequel le haddj ou pèlerinage eût été institué. (Voir l'Essai ci-dessus, p. 270, vol. I.)
[20] Kobaïs et Harra, montagnes sacrées, voisines de la Mekke.
[21] Zébiba, mère d'Antar, était une négresse.
[22] Littéralement: « Je ne laisserai pas mon oncle me regarder avec l'œil de l'impuissance. »
[23] Pays de l'Arabie centrale, faisant partie de la Chaldée et de la Babylonie des anciens.
[24] « Par la foi des Arabes, » jurement, serment des Arabes de ce temps-la. On verra plus loin combien était sacrée, aux yeux des Arabes, la foi jurée.
[25] « Ce n'est qu'une goutte de sang à verser, » pour dire: « Nous ne souffrirons pas longtemps, notre mort sera prompte. »
[26] Noman, fils de Moundhir, roi de Hîra, était, comme on le sait, lieutenant de Chosroès et gouvernait les Arabes sous l'autorité de ce prince. Entre Hîra et Medaïn, capitale de l'empire de Chosroès, il n'y avait qu’une distance de quelques parasanges, et cependant Noman était sans cesse dans une rébellion ouverte contre Chosroès quand il paraissait à sa cour, il s'y conduisait avec une familiarité excessive et lui répondait souvent sur un ton impertinent j voulait-il se soustraire à l'obéissance, il s'enfonçait dans le désert et était à l'abri de la vengeance de sou souverain. (Chrestomathie de M. de Sacy, 2e édition, vol. I, fol. 79.)
[27] Les Bènou-Dhohl, ben-Chaybân, ben Thalaba formatent une partie des Bacr-ben-Wâïl d'Adnan (fol. 260).
[28] Les Bènou-Icheker ben-Adwân, étaient une division des Bènou Adwân et des Bènou-Djadila (fol. 260).
[29] Les Bènou-Dahman, ben-Naçr, ben Moawia, division des Hawazin d'Adnan (fol. 193).
[30] De Samhar, célèbre fabricant de lances.
[31] Chéiboub est remarquable par sa vélocité, et c'est pour cela qu'on l'appelle « fils du vent, » et « père du vent ».
Dans la fameuse course de chevaux entre Dahis, cheval de Caïs fils du roi Zohaïr, et Ghabra, jument de Hodhayfa de la tribu de Fezâra, Chéiboub, voyant le piège tendu au cheval Dahis et qui l'empêche d'arriver au but, devance Ghabra et gagne le pari. Voici quelles furent les conditions de la course posées par Chéiboub; j'en donne la traduction: « Je parie, dit Chéiboub, de devancer les deux chevaux, quand même chacun d'eux s'élancerait avec deux ailes, mais à la condition que, si je les devance, je prendrai les cent chamelles promises au vainqueur, et que, si je suis devancé, j'en donnerai cinquante. » Un cheikh des Bènou-Fezâra lui répondit : « Allons donc, esclave de malheur, que signifient ces paroles ? Comment, si tu gagnes, tu prendras cent chamelles, et si tu perds, tu n'en donneras que cinquante! — Malheur à toi, dernier des hommes, fils des vils, répondit Chéiboub; moi je cours avec deux jambes, et le cheval court avec quatre jambes et une queue ! » Tous les Arabes qui se trouvaient là se mirent à rire et s'avancèrent vers le spectacle en consentant à ce que Chéiboub proposait. (Voir manuscrit 111, vol supp. 1683, fol. 52 et l'Essai sur l'Histoire des Arabes, par M. Caussin de Perceval, vol. II, p. 432.)
[32] Dans le Hedjaz était le temple de Lat, divinité spécialement adorée à Nakhla par les Bènou-Thalif. Les Coraychites eux-mêmes et les autres descendants de Kinana avaient à Nakhla un temple consacré à la déesse Ozza. (Essai sur l’histoire des Arabes, par M. Caussin de Perceval, vol. I, p. 169.)
[33] A cette Époque, les Arabes ne connaissaient d'autre règle de conduite, d'autre gloire que d'accorder leur protection aux faibles, de tenir la foi jurée et d'exercer l'hospitalité.
[34] D'Elyâs, fils de Modhar, naquit Moudrica, qui donna naissance à Khozayma, d'où sortit Açâd (101 de J. C). Les enfants d'Açâd s'établirent dans le Nadj, auprès des monts Adja et Selma. Expulsés ensuite par la tribu yamanique de Tay, ils se retirèrent à peu de distance, sur les limites du Hedjaz. (Essai sur l'histoire des Arabes, par M. Caussin de Perceval, vol. I, p. 193.)
[35] Amara, surnommé le Magnifique, frère de Rabi, était amoureux d'Abla, amante d’Antar et l’avait demandée en mariage.
[36] On trouve dans les proverbes arabes de M. Freytag, vol. I, p. 334, 335 :
Audacior quam leo in loco Chaffan apellato.
Chaffan nomen loci prope Cufam leonibus abundantis est
Cecinit Leila Alachjalijjah :
Juvenis pudentior quam puella pudica et audacior quam leo in loco Chaffan in latibulo vivens. (Voir pour le même proverbe Hariri, makama 49)
[37] L’action de monter à cheval. J'ai cru devoir traduire littéralement cette métaphore, qui est naturelle dans la littérature de ce peuple si éminemment cavalier. On remarque cette expression, page 4 du texte : « Aucun prophète ne les empêchait de monter à cheval sur le péché. »
[38] Cette pensée se retrouve dans les vers suivants de l'Anthologie arabe de M. Grangeret de Lagrange :
« Ne regarde jamais celle que pare l'éclat de la beauté, et redoute le tourment qui naît d'un regard. Oh! que d'hommes nous avons vus terrassés par l'amour, à cause d'un regard qu'ils ont un jour lancé par l'ordre du destin. »
[39] La fontaine appelle Adam le Nomenclateur.
[40] Ces vers sont sur le mètre wafer.
[41] , iwan, palais, vaste salon où Kesra donnait ses audiences solennelles, c'était là qu'était sa couronne. Palais sans portes et avec une colonnade donnant sur la cour ou sur un jardin.
[42] Médaïn, ville de l'Irak babylonienne ou Chaldée, située sur le Tigre, au midi de. Barhdad, dont elle n'est éloignée que d'une journée de marche. Quelques géographes arabes écrivent qu'elle a tiré son nom de Madaïn, frère de Madian, tous deux enfants d'Ismaël; mais il est plus vraisemblable que le nom de Médaïn, qui signifie deux villes, lui a été donné ou à cause de sa grandeur, ou parce qu'elle était bâtie sur les bords du Tigre, et paraissait comme deux villes qui n'étaient jointes que par un point. Nos géographes modernes prétendent que c'est l'ancienne Ctésiphon ; mais les historiens persans veulent que Sapor, nommé Dhou-'l-Actaf (aux épaules), l’ait fondée sous le nom de Médaïn, et que Chosroès l’ait augmentée notablement et embellie d'un superbe palais. (D'Herbelot)
[43] Ce tableau de l'immoralité des Arabes riait propre à faire impression sur le roi Kesra, qui fut nommé Anouchirwan (bonne âme) le jour où, dans l'intérêt des bonnes mœurs, il fit exterminer les Zenadica, partisans de Mazdak, qui prêchait la communauté des femmes et des biens, la légitimité des unions entre frères et sœurs, entre pères et filles, etc.
[44] Les Dolomites sont des barbares qui demeurent au milieu de la Perse, sans toutefois en reconnaître le roi. Comme ils habitent des montagnes inaccessibles, ils y ont conservé leurs lois et leur liberté; ils ont, de tout temps, combattu dans les années de la Perse pour de l'argent. Ils font la guerre à pied; chacun d'eux a son épée, son bouclier et trois traits. Ils courent aussi aisément sur la cime des montagnes et sur le bord des précipices que dans une rase campagne. (Procope, Histoires mêlées. Voyez le Tableau de la Perse. Jourdain, p. 246, v. 2.)
[45] Cette histoire des dattes rappelle l'épigraphe que M. de Sacy a mise en tête de sa Chrestomathie et qui est emprunté à Zama Ikschari
« Entre les Arabes et les Persans, il y a la même différence qu'entre la datte et son noyau. »
[46] Wâïl, issu de Djadila, fut père de Bacr et de Taghlib.
[47] Ville de l'Iraq-arabi, voisine de Bassora, c'est l'ancienne Apologos.
[48] « La résurrection se leva pour Kesra ; il crut que la fin du monde arrivait ; il fut frappé d'un coup de foudre. » Cette expression est très usitée en Orient, et particulièrement en Syrie, pour exprimer la surprise que cause un événement inattendu; on l'emploie aussi dans ces phrases :
« J'irai le quereller et faire arriver la résurrection. » (Je suis disposé à tout faire.)
« Ton père est venu et a fait lever la résurrection.» (Sa colère a été si grande qu'on pouvait croire que la fin du monde arrivait.)
[49] Rabelais se sert d'une expression analogue dans une de ses lettres : « Il s'en allait, dit-il, à Gènes pour sentir du vent qui court en France touchant la guerre. » (t. III. p. 247.)
[50] Réflexion de l'auteur ou des narrateurs, qui sont musulmans et s’adressent à des musulmans.
[51] Moundhir, fils de Mâ-Essémâ, laissa plusieurs fils, Amr, Imroulcays, fait prisonnier à la journée de Halima, Moundhir, Câbous, Noman et Malik. Amr, l’aîné, fut investi de la royauté. Les auteurs arabes l'appellent Amr, fils de Hind, du nom de sa mère Hind, fille de Hârith, fils d'Amr-el-Macsour. (Essai sur l’histoire des Arabes, par M. Caussin de Perceval, t. II, p. 115.) — L'auteur du roman d'Antar place Zayd-el-Aswad au nombre des fils de Moundhir III, fils de Mâ-Essémâ. L'histoire ne parle que d'Aswad, fils de Moundhir IV, frère de Nomân V, Abou-Câbous ; ce qui pourrait faire conjecturer que Zayd-el-Aswad est un personnage imaginaire, ou que l'auteur du roman l'a confondu avec Aswad, fils de Moundhir IV. D'après l'histoire, ce fut Amr, fils de Hind, qui suc céda à son père Moundhir III (de 562 à 574 de J. C). Nomân, que l’auteur du roman désigne comme l'héritier du trône de Moundhir III, ne régna qu'après son frère Amr sous le nom de Noman IV (de 574 à 579 de J. C.)
[52] Le mot signifie ordinairement « un chaudron » ; mais ici il a le sens du mot persan .
[53] Ces vers sont sar le mètre khafif (léger).
[54] « Génies, démons bons ou mauvais. » Pluriel, « Iblis, ange rebelle. » Le Coran, sourate ii, vers. 32, parle d’Iblis en ces termes: « Lorsque nous dîmes aux anges: Prosternez-vous devant Adam, ils se prosternèrent, excepté Iblis, qui refusa, fit le superbe, et il compta depuis parmi les impies. »
[55] On retrouve cette pensée dans l'épisode de Khaled et Djéida du roman d’Antar, au moment où Zaher, frère de Mouhareb, quitte sa tribu.
« Je m'éloignerai mille ans de ton pays et le voyage de chaque année sera de mille lieues » (Man. supp. n° 1683. v. II, fol. 15).
[56] . Espèce de démon, dragon à écailles multicolores, monstre, serpent. (Cf. Hamasa, p. 12.)
[57] Ces vers sont sur le mètre ramel (rapide).
[58] Vêtement de dessous touchant presque aux poils de la peau.
[59] Les guerriers arabes faisaient usage de l’épée et de la masse d'armes; les traités arabes en donnent la figure. La masse était placée par le cavalier sous son genou. (De l’art militaire chez les Arabes au moyen âge, par M. Reinaud, Journ. asiat. septembre 1848, p. 221.)
[60] Litt. : « Il le fit nager adroitement sur sa lance. » Il souleva en l'air le trait avec sa lance.
[61] Litt. : « Il la remua, et ses anneaux tombèrent successivement. »
Dans la Milice française du père Daniel, t. I, p. 434, les massues des Roland, Olivier, du Guesclin, consistent en un gros bâton ou manche dont un des bouts est terminé par trois chaînons auxquels se trouve attachée une boule en fer ou autre métal.
Les massues persanes dont j'ai vu les diverses figures dans le Chah-Nameh de Firdousi (fol. 73, 161, 226, 337), ne se composent que d'un manche, au bout duquel est fixée une boule ronde, ayant des cannelures verticales et horizontales : on ne voit ni chaînons ni anneaux. La massue du satrape Khosrouân ayant des anneaux, on pourrait supposer qu'à cette époque il se trouvait des massues persanes ressemblant à celles des guerriers français du temps des Roland, Olivier, du Guesclin.
[62] Khoraçan, la Bactriane des anciens, dispute au Farès le premier rang parmi les provinces de la Perse.
[63] Amr, fils de Néfila (Nofayl), vivait en 530 de J. C. époque où régnaient Kesra Anouchirwan et Moundhir. L'auteur du roman d'Antar désigne Amr comme le précurseur de Mahomet. Mais ce fut son fils Zayd.
Waraca, fils de Naufal, fils de Hârith, fils d'Açad, fils d'Ouwairith; Obaydailah, fils de Djaheh, et Zayd, fils d'Amr, fils de Nofayl, étaient les quatre personnages qui avaient formé le projet de rechercher la vraie religion d'Abraham. Zayd avait renoncé à l'idolâtrie ; retenu à la Mekke par son oncle Khattâb, il se rendait tous les jours à la Kaaba. On le voyait, le dos appuyé contre le mur du temple, se livrer à de pieuses méditations dont il sortait en s'écriant : « Seigneur! si je savais de quelle manière tu veux être servi et adoré, j'obéirais à ta volonté ; mais je l'ignore. » Il rendait hommage à l'unité de Dieu et attaquait publiquement les fausses divinités. (Cf. Essai sur l’histoire des Arabes, par M. Caussin de Perceval, t. I, p. 321-323 et suiv.)
[64] Voir des exemples de longévité dans l'examen de la première lettre de M. Fresnel, par M. Caussin de Perceval (Journ. asiat. décembre 1836, p. 518). Pour donner la mesure de l'exagération de l'auteur du roman, quant à l'âge d'Amr, fils de Néfila, je dirai que le guerrier-poète Dourayd, fils de Simma, avait plus de cent ans quand il fut tué à la bataille de Honâin, tandis que l'auteur du roman, qui fait figurer ce guerrier dans l'histoire d’Antar, lui donne quatre cent cinquante ans. (Cf. maa. du roman, supp. n° 1683, v. v. II, fol. 594.)
[65] Une voix céleste, dit la tradition, avertit en songe Abd-el-Mottalib (aïeul de Mahomet) de creuser la terre entre Içâf et Naïla, près dune fourmilière, à l'endroit ou il verrait un corbeau frapper le sol de son bec... Abd-el-Mottalib se rendit au lieu désigné accompagne de son fils Hârith. Armés de pioches, ils se mirent à creuser. Bientôt ils trouvèrent les deux gazelles d'or, les cuirasses et les sabres enfouis par Môdhâh le Djorhomite. Ils continuèrent leur travail et arrivèrent enfin à l'eau de Zamzam, à la source d'Ismaël. C'est ainsi que fut formé le célèbre puits de Zamzam, qui passe pour être intarissable. (Essai sur l'histoire des Arabes, par M. C. de Perceval, t. I, p. 260.)
[66] D’après les légendes des Arabes, Dieu commanda à Abraham de rebâtir la Kaaba avec l'aide d'Ismaël... Abraham et Ismaël s'étaient, dit-on, partagé ainsi le travail: le père bâtissait et le fils lui donnait les pierres; celui-ci faisait les fonctions de manœuvre, celui-là celles de maçon. Lorsque le mur fut parvenu à une certaine hauteur, Abraham, afin d'en pouvoir atteindre la partie supérieure, posa un quartier de roche sous ses pieds. Cette roche, que l'on montre encore de nos jours, est appelée Macâm Ibrahim, « le piédestal d'Abraham. » Elle présente à sa surface un creux que les musulmans assurent être l'empreinte du pied du patriarche. (Ibid. t. I, p. 171.)
[67] Suivant une tradition assez généralement accréditée parmi les historiens musulmans, la nuit même où était né le fils d'Amima (Mahomet), le palais du roi de Perse, Kesra, fut ébranlé par un tremblement de terre ; quatorze de ses tours s'écroulèrent, le feu sacré des mages s'éteignit, le lac de Sâwa se dessécha et le moubédân, grand juge des Persans, vit en songe des chameaux rigoureux qui traînaient à leur suite des chevaux arabes, et qui, ayant traverse le Tigre, se répandaient dans la contrée. C'était là, dit-on, autant de signes qui pronostiquaient le renversement de la monarchie persane, la ruine du culte des mages et la domination des Arabes sur la Perse. (Essai sur [histoire des Arabes, par M. C. de Perceval, t. I, p. 281.)
[68] Litt. : « avec l'excitation de l’étrier. »
[69] C’est Justinien, désigné sous le nom générique de César, et qui régna de 527 à 565.
[70] En 562, la guerre ayant cessé entre les Romains et les Persans, Justinien négocia un traité de paix avec Kesra ; il souscrivit au phi» honteux marché que les Romains eussent jamais conclu depuis la mort de Julien l'Apostat : 30.000 pièces d'or, tribut annuel, sept années payables d'avance à la septième, on devait payer trois autres années d'avance, et ensuite le reste devait être successivement donné. Le traité fut ratifié en 563.
[71] Dans l'un des savants ouvrages de M. Reinaud, on lit la note suivante :
« Ibn-Alathir se sert de l'expression « dans les îles », à l'imitation des anciens écrivains de la Bible, qui désignent ainsi-la Grèce et les pays maritimes d'Europe. Ici il doit être question des ports de Sicile et de ceux d'Italie, Pise, Gènes, Venise. Le mot île, chez les Arabes, se dit aussi des presqu'îles comme l'Arabie, qu'ils appellent l’île des Arabes. » (Extraits des historiens arabes relatifs aux croisades, par M. Reinaud, p. 397.)
Le Bible se sert de ces expressions, îles de la mer, îles des nations, ou simplement les îles. (Cf. Isaïe, ch. xi, v. 11 ; Macchabées, ch. xiv, v. 5; Ezéchiel, ch. xxvi, v. 18; Genèse, ch. x, v. 5.)
Dans ce passage du roman d'Antar, les iles de la mer doivent désigner le Grèce et son archipel. Un des mss. du roman (n° sup. 1683, v. 3, fol. 372), au lieu de « îles de la mer, » dit « îles Bardan,» mot qui parait être inconnu.
[72] « En descendant de la montagne de Sion, du côté du Levant, nous arrivâmes à la vallée, à la fontaine et à la piscine de Siloë, où Jésus-Christ rendit la vue à l'aveugle. La fontaine sort d'un rocher, elle coule en silence, cum silentio, selon le témoignage de Jérémie, ce qui contredit on passage de saint Jérôme; elle a une espèce de flux et de reflux, tantôt versant ses eaux comme la fontaine de Vaucluse, tantôt les retenant et les laissant à peine couler. Les lévites répandaient l'eau de Siloé sur l'autel, à la fête des tabernacles, en chantant : « Haurietis aquas in gaudio de fontibus Salvatoris. » Milton invoque cette source au commencement de son poème, au lieu de la fontaine Castalie :
« ……. …………………………….or if Sion hill
Delight thee more, and Siloa's brook that flow'd
Fast by the oracle of God, etc., etc. »
(Itinéraire de Paris à Jérusalem. Chateaubriand, t. II, p. 214, 215.)
[73] En parlant de la fertilité du sol de Damas, de l'abondance de ses fruits, de ses jardins et vergers, les Ismaélites ont cou-tome de dire: « S'il y a un paradis sur la terre, il est à Damas; et, s'il est au ciel, Damas le remplace sur la terre.» (Voyage du rabbin Pétachia, M. Eliacin Carmoly, Journal gotique, nov. 1831, p. 388.)
[74] Hârith V El-Aradj, fils d’Abou-Chammir (de 529-30 à 572 de J. C.). Ce Hârith, fils de Hârith (ou Djabala), Abou-Chammir et de Maria aux pendants d'oreilles, suivant Thaâlebi, Ibn-Cotayba, Ibn-Omar Chah et l'auteur de l'Aghâni, était surnommé El-Aradj, « le boiteux, » et El-Wahhâb, « le magnifique ou le libéral. » C'est le plus fameux des rois Ghassanides. Il est mentionné par Procope, sous la dénomination très exacte d'Aréthas, fils de Gabala. Il est appelé de même et qualifié de roi des Arabes chrétiens dans des passages d'anciens auteurs ecclésiastiques cités par Assemani, passages dans lesquels on le voit figurer comme contemporain d'un patriarche jacobite, Sergius, et du successeur de Sergius, Paul, qui reçut de lui, en certaine occasion, un accueil distingue Justinien, pour opposer au roi de Hîra, Moundhir III, un rival capable de contrebalancer ses forces, remit aux mains de Hârith-el-Aradj le commandement de toutes les tribus arabes de Syrie (moins celles de la Palestine), commandement qui avait été divisé pendant la période précédente, et lui conféra le titre de roi au lieu de celui de phylarque, le seul que les Romains eussent accordé jusqu'alors aux chefs arabes. (Essai sur l’histoire des Arabes, par M. C. de Perceval, t. II, p. 233, 234.)
[75] vient du grec κοντάριον et signifie « lance. » (Extraits des historiens arabes relatifs aux croisades, per M. Reinaud, p. 180.)
[76] « La religion de la croix et de la ceinture, » c'est-à-dire la religion chrétienne. L'usage des religieux, moines et ermites était et est encore, chez beaucoup d'entre eux, de porter une ceinture Le Câmous arabe définit ainsi le mot : « ce que les chrétiens et les mages ont autour du corps. » Le Câmous persan dit: « ce que les Chrétiens, mages et idolâtres lient autour des reins. »
Les disciples de Zoroastre se serraient du Kosti (lien) fait de laine ou de poil de chameau. Le kosti doit être composé de soixante et douze fils et faire deux fois au moins le tour du corps. Celui des Perses de l'Inde est fort étroit, il n'a que deux lignes de large sur neuf pieds huit pouces de long. (Cf. Zend-Avesta, t. III, p. 259, 530.)
Tous les chrétiens du Levant, les Syriens, les Arabes, les Egyptiens, ou les Cophtes, croiraient commettre un péché, s'ils allaient à l'église sans ceinture. Ils se fondent sur cette parole de notre Seigneur : « Portez une ceinture sur vos reins. » Les moines, qui enchérissent partout sur les usages établis, ont des ceintures à douze nœuds, pour montrer qu'ils sont les sectateurs des douze apôtres. C’est de là qu'est venue la cérémonie dont les Orientaux usent dans l'excommunication. Lorsqu'ils retranchent quelqu'un du corps de l'église, l'évêque lui coupe ou lui déchire sa ceinture. (Histoire du Manichéisme, par Beausobre, vol. I, p. 199.)
Motawakkel, dixième khalife de la maison des Abbasides, obligea les chrétiens et les juifs à porter la ceinture, par une ordonnance qu'il fît publier en 135 de l'hégire. Depuis ce temps, les chrétiens d'Asie, et principalement ceux de Syrie et de Mésopotamie, qui sont presque tous ou Nestoriens ou Jacobites, la portent ordinairement, c'est ce qui a fait donner à ces schismatiques le nom de Chrétiens de la ceinture. (Bibl. orient. de d'Herbelot.)
Il n'est pas étonnant que ces différentes religions aient adopté l'usage de la ceinture, qui peut être considérée comme un symbole d'union, d'alliance, de lien de l'homme avec Dieu et des hommes entre eux. On sait, du reste, que le mot religion vient de religare, relier.
[77] Justin Ier et Justinien, pendant leur règne, envoyèrent à Moundhir et à Kesra des évêques, des patrices, des commissaires, soit pour traiter de la délivrance de prisonniers importants, soit pour conclure la paix on porter des tributs et des présents. La mission que Justinien confie au patrice Bathramouth est conforme à ce fait historique.
[78] Cette opinion des musulmans sur les chrétiens ne s'est pas modifiée par la suite des temps; je puis en citer un exemple récent que j'ai relaté dans un article inséré dans la Revue algérienne septembre 1847. A l’occasion d’une visite que je fis avec mon ami le R. P. Abd-el-Ahhed Ossanna à Mohhamed es Sakkal, caïd de Tlemcen, pendant son séjour à Paris.
Le caïd avait visité l’église de la Madeleine, et je lui demandai ce qui avait le plus frappé son attention, c’est, me répondit-il, une église grande, magnifique; mais pourquoi a-t-on mis sur les murs ces peintures, ces tableaux, ces statues avec des ailes. C'est sans doute pour les adorer; mais alors les chrétiens sont des idolâtres! Puis, après un moment de silence. « Les musulmans seuls sont fidèles à Dieu ajouta-t-il. »
[79] « Et non parmi eux quelqu'un qui crut qu'il verrait son adversaire; » c est-à-dire que chacun était si impatient, qu'il croyait ne voir jamais son adversaire assez tôt pour combattre avec lui.
[80] On sait que le roi Kesra Anouchirwan était célèbre par sa justice, sa générosité et la bienveillance avec laquelle il écoutait les plaintes de ses sujets. Asmaï rapporte l'anecdote suivante que je traduis d'un des manuscrits du roman d’Antar, n° 1321 ancien fonds, t. I, fol. 588, 589.
Le roi Kesra étant assis sur son trône, on lui présenta une lettre; il la prit pendant que ses chambellans et les princes de son empire se tenaient debout devant lui ; il l'ouvrit et vit ces quatre lignes, sur la première desquelles on lisait : Apprends, ô roi, que la nécessité et l'espérance m'ont arrêté à ta porte. » Sur la seconde : « Apprends, ô roi, que la misère et les privations qui atteignent un homme le forcent à mendier. » Sur la troisième : « Apprends, ô roi, que le retour dans mon pays, sans avoir accompli mon affaire, fera la joie de mes ennemis. » Sur la quatrième : « Apprends, ô roi, que si tu me réponds oui, ce sera un gain pour moi, si tu me réponds non, ce sera encore un gain.
Kesra prit de l'encre et écrivit sous chacune de ces lignes : « Apprends, ô étranger, que je te délivrerai de la nécessité et réaliserai ton espérance. — Apprends que la misère et les privations qui obligent à mendier, je les ferai cesser chez ceux qui en souffrent. — Apprends que ton retour vers ton pays sans avoir accompli ton affaire, et qui ferait la joie de tes ennemis, serait un mal pour moi: car celui qui se serait adressé à moi s'en irait frustré. — Quant à oui, il n'y a pas de générosité comme la mienne; quant à non, je ne connais pas ce mot. »
Il fit ensuite appeler l’étranger qui lui avait écrit cette lettre, et se montrant plein de bontés pour lui, le fit asseoir à ses côtés et lui dit: « Que désires-tu ? Quelle est l'affaire qui t'a conduit vers moi ? L’étranger se plaignit de sa pauvreté et de sa nombreuse famille. « Je comprends ta situation, répondit Kesra; quel est ton pays, où sont tes enfants et ta famille? — Je suis de Koufa. » répondit l'étranger; et en songeant à sa misère et à sa famille, ses joues s’inondaient de larmes. Le roi, ayant entendu ses paroles, lui donna des présents sur ses richesses particulières, une robe d'honneur et des chevaux. Il écrivit ensuite de sa main un ordre qui nommait l'étranger gouverneur de son pays, il l'exempta de payer le tribut et mit un homme à sa disposition pour son service.
L’étranger partit en faisant à Dieu des prières en reconnaissance des bienfaits du roi Kesra.
[81] « Aux vêtements d étoffe de soie rayée d'or. »
[82] « Ainsi appelée parce qu'elle portait des bracelets. »
[83] « Qui était ornée de couronnes. »
[84] Voici le portrait d'Antar au moment de sa naissance, tel qu'il est tracé par l'auteur dans le manuscrit n° sup. 1683, t. I, fol. 110, 111. Il était noir et banane comme l’éléphant, il avait le nez épaté, les orbites larges, la figure refrognée, les cheveux crépus, le coin des lèvres pendant, l’angle de l’œil chassieux, les os solides, les pieds longs ; on eut dit un fragment de nuage; ses oreilles étaient grandes, ses prunelles lançaient des étincelles de feu, il avait les flancs robustes; de l’ensemble de sa personne il ressemblait à son père Cheddâd, qui se réjouit en le voyant, et lui donna le nom d'Antar.
[85] « Il le vit dans le combat lourd de calibre. »
[86] Le temps de l'ignorance. Epoque du paganisme chez les Arabes avant la venue de Mahomet. On trouve le passage suivant dans la première des lettres si intéressantes que M. Fresnel a publiées sur l’histoire des Arabes avant l’islamisme
« Antara des cavaliers était païen, et Alhaçan, fils de Hâni. musulman; eh bien ! Antara fut retenu dans les bornes du devoir par son honneur, et Alhaçan, fils de Hani, ne fut point retenu par sa religion Antara dit dans ses vers : « Et je ferme les veux quand la femme de mon voisin vient à paraître, jusqu’à ce que sa tente dérobe à mes regards la femme de mon voisin ». Tandis que Haçan, fils de Hani, a dit au sein de l’islamisme. « La jeunesse fut la monture de mon effronterie, elle embellit à mes yeux les bamboches et les farces. Ce fut elle qui me poussa à entrer de nuit, quand tout le monde se livrait au sommeil, chez une femme dont le mari était absent. »
Antar, le fils de l’esclave noire Zébiba, vint au monde pour abaisser l'orgueil des Arabes païens :
Ce vers fait partie d un poème très remarquable, composé par Antar, et dont M. de Slane a donné la traduction. Voir Journal asiatique, mai 1838, vers 19.
[87] Ces vers sont sur le mètre ouafer, « abondant. »
[88] Déjà l’aurore au visage riant……………………… (J. B. Rousseau)
[89] « O messieurs!» Les Anatirah, c’est-à-dire les Arabes qui gagnent leur vie à raconter le roman d’Antar dans les cafés d'Orient, interrompent quelquefois leur récit et s’adressent à leurs auditeurs, en leur disant : « ô messieurs! »
[90] Et vinum laetilicet cor hominis. Ps. David. cii, v. 15
[91] Quand on parle, dans le roman d’Antar, de Kesra Anouchirwan, on ajoute souvent, après son nom, « possesseur de la couronne et de l’iwan. »
« Kesra donnait ses audiences solennelles dans un vaste salon (iwan), où était sa couronne. Cette couronne, qui avait la forme d'un grand boisseau, était couverte d'émeraudes, de perles, de rubis enchâssés dans de l'or et de l'argent. Elle était suspendue au sommet de la voûte de l'appartement par une chaîne d'or, parce que son poids était trop considérable pour qu'un homme put la porter. On la tenait habituellement voilée d'une étoile précieuse. Le trône était placé immédiatement au-dessous. Lorsque Kesra s'était assis sur son trône et avait introduit sa tête dans la couronne, on levait le voile qui la cachait, et le monarque apparaissait alors avec tant d'éclat, que ceux qui voyaient pour la première fois ce spectacle imposant tombaient à genoux. » (Essai sur l'histoire des Arabes, par M. C de Perceval, t. I, p. 147).
[92] Koubba, « dôme, dais, espèce de palanquin.
[93] « Ornement d’inauguration, d’investiture. »
[94] « Hémisphère. »
[95] « Collier qui descend sur la poitrine. »
[96] « Espèce de collier; » ce mot vient du turc « étrangler. » Aujourd'hui en Orient les paysans portent un collier en argent ou en or, au milieu duquel sont attachés différents objets précieux: ce collier s'appelle aussi bourhma.
[97] Roustam paraît être une personnification des temps héroïques des Persans, des Mèdes et des Scythes, il naquit sous le règne de Manucheher, après l'année 1299 avant J. C. et mourut sous celui de Gustasp, après l'année 623 avant notre ère, son existence comprend donc six cent quatre ans. C'était le seigneur du Sedjestan, et il étendit sa domination sur le Zaboulistan et Kaboul ; mais le cercle de ses actions comprend une grande partie de l'Asie entre l'Indus, les mers Indienne, et Caspienne. (The Dabistan or school of manners, A. Trover, t. I
[98] La visite d’Antar aux temples du Feu est racontée dans le manuscrit n° 1683, t. I. fol. 120, 121. Voici la traduction de ce passage: « .... Moundhir et Antar passèrent ensuite cette nuit dans la joie et le repos, jusqu'à ce que Dieu eut amené le matin et fait briller sa lumière. Moubédân arriva et les attendit jusqu’à ce que sortit l'impétueux Antar ; il le salua et lui demanda comment il avait passé la nuit; Antar le remercia de son gracieux accueil; il monta à cheval avec Moundhir et Moubédân et ils partirent, se dirigeant vers le palais du roi Kesra Anouchirwan. Antar se tourna vers Moubédân et lui dit : « Vous m'avez déjà comblé de faveurs telles que la langue ne peut les énumérer; mais je désire que vous me fassiez visiter les temples du Feu, afin que je sois témoin des cérémonies, que je regarde les flammes, me réjouisse de les voir brûler, et que j'apprenne la manière dont les serviteurs remplissent leur office ; je pourrai ainsi, de retour dans mon pays, raconter à ma tribu ce que j’aurai vu. — O Aboul-Fouaris, répondit Moubédân, je ne puis te conduire dans les temples du Feu; car tu les regarderais avec un œil défavorable; mais si ton intention de les visiter est exempte de curiosité, je t’y introduirai. O mon maître, répondit Antar, par la vérité du seigneur de l'illustre Zamzam, je n’entrerai qu'avec un cœur pur, car je sais que le feu existe par la puissance du Dieu très-haut et que Dieu l’a créé pour faire cuire notre nourriture. »
A ces paroles, Moubédân se mit à rire; il prit Antar avec lui et ils se dînèrent vers le grand temple; Moubédân fit entrer Antar, qui vit des hommes nus et debout, portant chacun un toubban (caleçon cour), et se tenant debout près des portes du Feu; quelques-uns un peu éloignés avaient dans leurs mains des pelles en fer avec lesquelles ils remuaient le Feu de tous côtés; ils parlaient dans la langue des mages. Leur grand prêtre murmurait des mots et secouait la tête; il était assis sur un siège de peau noire, pendant que le Feu brûlait devant lui avec le combustible qui sert à l'entretenir et il se prosternait devant lui. Vous et moi, nous n'adorons que le Dieu qui doit être adoré. Lorsque Moubédân l'eut salué, se fut incliné vers le Feu, avec les guerriers qui l'accompagnaient, et que leurs prosternations furent terminées, Moubédân se tourna vers Antar, le vainqueur des braves, et lui dit: « O Antar, professe la religion du Feu, et elle te fera vaincre tes perfides ennemis. » Antar se mit à rire. « O mon maitre, dit-il, nous ne pouvons pas avoir chez nous un Feu comme celui-ci, une fumée et des étincelles aussi considérables, car vous allumez votre Feu avec des troncs de bois d'aloès et de nadd mêlés au parfum, et il en sort des étincelles, et il s’en élève une flamme qui répand une odeur plus suave que le musc. Quant à nous, bédouins, nous n'allumons le Feu, dans notre pays, qu'avec de la crotte de chameau, de bœuf, et des racines d'arbre, et il s’en élève une fumée qui touche le cerveau et aveugle la vue. » En entendant ces paroles, Moubédân éclata de rire et fut persuadé qu'Antar n’abandonnerait pas l'adoration des idoles pour celle du Feu. Ils sortirent ensuite, et Antar, en aspirant le parfum de musc et d ambre qui s’exhalait des temples du Feu, se souvint de l'haleine d’Abla, et ses tourments s’accrurent en se voyant loin d elle. »
[99] Un canton appelé la terre de Charabba, situé, je crois, entre les parallèles de Yathrib et de la Mekke, était le principal centre d’habitation des enfants d'Abs et de Dhobyan. Histoire des Arabes, par M. C. de Perceval, t. II, p. 409.