Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Extrait du livre de E. J. Delécluze, Roland ou la chevalerie, II, 1845.
Un chef arabe, Djazimah, était parvenu à rendre toutes les tribus, situées autour de la sienne, ses tributaires. Une reine seulement, nommée Robab, se crut humiliée d'une telle obéissance. Elle était puissante, riche en esclaves, chef de guerriers nombreux et vaillants; elle avait soumis des héros, et sa tribu, nommée la tribu de Riyan, était la plus intrépide de la contrée. Robab refusa donc de payer le tribut à Djazimah, en disant qu'elle ne donnerait pas même un bout de corde, et que quiconque lui demandera quelque chose, ne recevra pour réponse que le combat et la mort. En entendant ces paroles, Djazimah assemble son armée pour aller dompter la tribu de Riyan. Mais ceux-ci se rassemblent aux ordres dé leur reine, et s'apprêtent à faire une vigoureuse défense.
Avant que les armées soient en présence, la reine Robab charge un homme considérable de sa tribu, d'aller demander à l'ennemi d'où il vient, ce dont ils ont besoin et ce qu'ils prétendent faire. Il part, se fait conduire devant Djazimah à qui il adresse les trois questions que la reine lui avait donné l'ordre de faire. Le chef arabe reçoit cet envoyé avec hauteur et mépris, en lui disant de répondre à sa reine, qu'il va détruire elle et toute sa tribu.
A peine la reine Robab a-t-elle connaissance des dispositions de Djazimah qu'elle ordonne à l'envoyé de retourner vers le chef ennemi. « Va, lui dit-elle, et fais lui savoir qu'il ait à venir demain matin sur le champ de bataille, devant ces cavaliers. S'il est mon vainqueur, je me soumettrai à lui et lui payerai tribu. Mais si j'ai l'avantage, je lui garantis la vie et recevrai sa rançon. En faisant ainsi, nous épargnerons la vie de nos guerriers, et nous retournerons chacun dans notre pays. »
Le messager retourna vers Djazimah, à qui il fit connaître les propositions de la reine que ce chef accepta. Il se mit même aussitôt en marche galopant sur son cheval, en tête de ses guerriers, et se montrant fier et terrible comme un lion. Il arriva ainsi sur le champ de bataille. Quant à la reine Robab, sitôt qu'elle le vit, elle poussa le cheval noir qu'elle montait et s'élança vers son ennemi. Leur combat excita longtemps l'admiration des guerriers qui les entouraient dans la plaine : mais quand ils en vinrent à porter et à recevoir des coups terribles ; quand ils joignirent l'adresse à la force et qu'enfin ils luttèrent corps à corps, tous les cœurs, tous les yeux furent tendus et dirigés vers eux. Tout à coup s'étant éloignés l'un de l'autre, ils se préparèrent à lancer chacun une javeline. Ce fut Djazimah, qui dans l'état désespéré où il se trouvait, envoya la sienne le premier. Mais la reine Robab, voyant le coup mortel qui la menaçait, se baissa jusqu'à ce que sa poitrine touchât à la selle de son cheval, en sorte que, malgré la bonne direction donnée à la javeline, l'arme passa au-dessus d'elle sans la toucher. C'est alors que, se remettant en selle, elle fondit de nouveau sur Djazimah et lui perça la poitrine avec son javelot. A peine frappé, le chef arabe tomba de cheval et privé de la vie. Aussitôt les arabes ennemis s'attaquent, et ceux de la tribu d'Abs et d'Anan sont mis en fuite par les guerriers de la reine Robab.
A Djazimah succède son fils Zohaïr qui, à peine revêtu de sa nouvelle autorité, assemble ses sujets pour s'assurer de leur obéissance, et fait un appel à tous les princes arabes ses auxiliaires, pour venger la mort de son père.
Ses troupes ne tardèrent pas à être prêtes et il partit pour faire une expédition contre la tribu rebelle de Riyan et la reine Robab. A peine la princesse fut elle avertie de cette invasion, qu'elle fit demander tous ses alliés, qui vinrent de la plaine et des montagnes. Mais ils avaient des craintes pour leurs familles et pour leurs troupeaux. Toutefois ils ne perdirent pas de temps, et marchèrent droit vers la tribu d'Abs pour l'attaquer. Un combat terrible s'engagea, et de chaque côté on médita la ruine et l'extinction de l'autre. Il y eut des coups terribles de porter, et les sabres, les lances et les javelines firent d'affreuses blessures. Cependant aucun guerrier ne recula, et il y en eut un grand nombre qui but le poison amer de la mort.
Cependant le roi Zohaïr rencontra la reine Robab comme elle encourageait ses troupes; furieux, le roi se précipita vers elle, en criant : « Vengeance pour le roi Djazimah! Et en poussant cette exclamation, il envoya dans la poitrine de la guerrière, sa lance qui sortit entre ses deux épaules. »
Journal Asiatique, juillet-décembre 1837
Extrait du roman d'Antar, par M Cardin de Cardonne
CAUSES QUI RATTACHENT CET EPISODE AU ROMAN D’ANTAR.
Antar avait triomphé de tous les dangers auxquels son oncle l'avait exposé dans l'espérance de le faire périr. Désormais rien ne semblait devoir s'opposer à son union avec sa cousine Abla, mais, ses ennemis firent suggérer à Abla l'idée d'imposer à Antar pour le jour de ses noces la même condition que Djéida avait imposée à son cousin Khaled : elle avait voulu qu'une dame de distinction tînt le licou de sa chamelle la nuit où elle se rendait chez son époux.
Antar s'engage à faire tenir le licou de la chamelle d'Abla par Djéida elle-même, ayant la tête de son cousin suspendue à son cou.
Antar part avec son frère Chéiboub pour cette expédition, pendant la route ce dernier lui raconte l'histoire de Khaled et de Djéida.
Mouhareb et son frère Zaher étaient deux illustres cavaliers, tous les deux pleins d'honneur et de bravoure; ils jouissaient d'une haute renommée parmi les Arabes. Une circonstance déplorable rendit ces deux frères ennemis; Mouhareb fit à Zaher un affront qu'il était impossible de laisser sans vengeance. Cependant Zaher, plutôt que de tremper ses mains dans le sang de son frère, s'expatria avec sa femme, et se retira à la tribu de Saad, où il avait des parents et des amis. Les Saadites lui firent un accueil distingué et le pressèrent de se fixer parmi eux. Zaher accepta volontiers leur offre et vécut longtemps dans cette tribu, jouissant de famine et de l'estime de tous ceux qui l'entouraient.
Il naquit à Mouhareb un fils qui fut nommé Khaled, et à peu près vers le même temps l'épouse de Zaher donna le jour à une fille qui fut appelée Djéida.
Zaher, craignant que son frère ne se prévalût de cette circonstance, cacha, soigneusement le sexe de cet enfant; et, donnant une forme masculine à son nom, il l'appela Djodar, et fit, à l'occasion de sa naissance, des réjouissances extraordinaires.
Zaher instruisait Djodar à manier un coursier, lui apprenait à se servir du cimeterre et de la lance, et faisait germer dans son jeune cœur l'amour de la gloire et le mépris pour la mort.
Dans ses expéditions contre les Arabes, il la mettait toujours dans les postes les plus dangereux, espérant, par une mort glorieuse, ensevelir à jamais son secret. Djéida bravait tous les périls et triomphait toujours de ses adversaires, aussi la citait-on en tous lieux comme le modèle des héros, et les Arabes, dans leurs vers, ne l'appelaient que l'incomparable Djodar.
De son côté Khaled se distinguait aussi. Son père Mouhareb avait de belles tentes où il recevait magnifiquement les cavaliers qui accouraient de toutes parts à ses tournois ; ils se plaisaient à cultiver les heureuses dispositions du jeune Khaled, qui devint, en peu de leçons, un des plus habiles guerriers de ces temps. Khaled, ayant entendu parler des exploits de son cousin Djodar, avait manifesté le désir d'al 1er le voir pour se lier avec lui, mais son père s'y était toujours opposé.
Mouhareb mourut; Khaled hérita de ses richesses, et continua pendant quelque temps à recevoir, à l'exemple de son père, les cavaliers qui se rendaient à ses tournois. Mais voulant ensuite exécuter son projet, et muni de riches présents, il se mit en route avec sa mère, impatient d'embrasser son cousin Djodar.
Khaled est fêté et honoré sous les tentes de son oncle; bien éloigné de soupçonner le sexe de Djodar, il l'accable des plus tendres caresses, cherche à captiver son amitié et à lui faire connaître toute l'estime que lui inspirait l'éclat de sa renommée. Il distribue à ses parents les présents qu'il avait apportés et passe dix jours parmi eux, se signalant chaque jour par une victoire sur les plus braves guerriers de cette tribu.
Cependant Djéida ne put voir avec indifférence son cousin qui était le plus beau des cavaliers; plus elle le fréquentait et plus elle en était charmée. La nuit, dans ses insomnies, elle retraçait à son imagination les belles actions de Khaled, et le jour elle ne pouvait détacher les veux de la personne du jeune guerrier. Enfin, l'amour s'emparant tout à fait de ses sens, elle vient trouver sa mère, lui découvre ce qui se passe dans son cœur, et lui dit : « Si mon cousin nous quitte sans nous emmener avec lui, je sens que je mourrai de douleur. » Sa mère lui répondit en souriant : « Tu n'as pas mal placé ton amour, ô ma fille bien-aimée; je ne crois pas que tu aies lieu d'en gémir, car ton cousin est digne de toi comme tu es digne de lui; demain quand sa mère viendra, nous lui ferons connaître qui tu es; nous t'unirons à ton cousin et nous retournerons tous à notre tribu.»
Le lendemain la mère de Djéida choisit l'heure où la mère de Khaled avait coutume de venir la voir, pour s'occuper de la toilette de sa fille; elle découvre la tête de Djéida et laisse flotter sur ses épaules ses longs cheveux dont le beau noir contraste avec la blancheur de son sein. Elle cherchait à les réunir en tresses, lorsque la mère de Khaled entra; à la vue de tant de charmes que rehaussait encore une modeste-rougeur, elle s'écria : « Dieu! quelle rare beauté! est-il possible que ce soit là Djodar? — C'est ma fille, répond la mère de Djéida; son père a caché à tout le monde son sexe, plutôt que de la tuer comme quelques Arabes ont encore la barbarie de le pratiquer, dans la crainte que les filles ne soient la cause du déshonneur de leurs familles. Elle se nomme Djéida; je l'expose aujourd'hui à tes yeux pour que tu juges de sa beauté, et que tu la proposes à ton fils. S'ils se conviennent, nous les marierions ensemble, et nous retournerons tous à notre tribu. »
La mère de Khaled accueillit avec empressement cette proposition et voulut aussitôt en aller parler à son fils, qui serait trop heureux, disait-elle, de posséder une semblable compagne. Dès qu'elle le vit, elle lui fit le plus grand éloge des charmes de sa cousine, et lui conseilla d'aller sans différer la demander à son oncle.
Khaled, après un moment de réflexion, répondit à sa mère : « Croyant Djodar un brave, je recherchais son amitié; j'aurais voulu ne jamais me séparer de lui : mais à présent que je sais que ce n'est qu'une femme dont toute la gloire consiste à étaler de vaines parures, je ne veux avoir rien de commun avec elle, je n'ambitionne que la solide gloire des combats, et la société des gens de cœur. Jamais on ne me verra dans la mollesse, languir et soupirer aux pieds dune femme, et pour n'en entendre plus parler, je pars à l'instant. »
Khaled monte aussitôt achevai et va prendre congé de Zaher. Celui-ci veut le retenir, mais Khaled s’excuse en disant qu’il n'a laissé personne sous ses tentes en état de faire les honneurs aux illustres étrangers qui y abondent.
La mère de Khaled, après avoir cherché à pallier la réponse désobligeante de son fils, se sépare a regret de la mère de Djéida.
Djéida, à la nouvelle du départ de son cousin, abandonne au désespoir, refuse de prendre les aliments qu'on lui présente, et ne peut plus goûter les douceurs du sommeil; elle finit par tomber en langueur. Son père, qui depuis longtemps méditait une expédition lointaine, la voit avec peine dans cet état, incapable de supporter les fatigues du voyage : il la laisse auprès de sa mère et part sans elle.
L'infortunée Djéida laisse alors couler ses larmes; elle exhale librement des chagrins qu'elle craignait de laisser pénétrer aux sévères regards de son père. Les soins délicats, les douces consolations de sa mère, la rappellent enfin des portes du tombeau; elle s'écrie en revenant à la vie : « Je serais bien insensée de me laisser mourir pour un ingrat! cherchons plutôt à nous venger de ses mépris. » Djéida, reprenant ses anciens exercices, sent bientôt renaître ses forces premières; elle saisit ses armes, s'élance sur un coursier, et, sous prétexte d'aller chasser, elle se dirige vers la tribu de son cousin.
Djéida, la visière basse, semblable à un guerrier du Hedjaz, descend sous les tentes de Khaled; elle est reçue avec tous les égards qu'on témoigne d'ordinaire aux illustres étrangers. Le lendemain elle se présente au tournoi, fait des prodiges de valeur et d'adresse. Khaled, qui ne la reconnaît pas veut se mesurer avec ce redoutable inconnu. Il s'avance dans l’arène, l'attaque, mais il éprouve une résistance à laquelle il n'était pas accoutumé. Il s'éloigne et revient avec plus d'ardeur. Djéida le reçoit avec intrépidité; leur choc est terrible, la terre tremble sons les pieds de leurs coursiers, et leurs lances brisées volent en éclats; ils s’attaquent de nouveau avec le cimeterre, et, après un combat opiniâtre, ils se séparent épuisés de fatigue, sans que la victoire restât à l'un des deux : seulement quelques guerriers penchaient pour Djéida, et, connaissant l'habileté et la bravoure de Khaled, ils regardaient avec admiration son adversaire. Khaled, en rentrant sous la tente, recommanda à ses serviteurs de redoubler de soins et d'égards pour cet étranger.
Djéida resta trois jours sans vouloir se faire connaître. Chaque jour elle combattait et remportait un avantage signalé sur son cousin. Le quatrième jour Khaled, suivi de ses guerriers, se dirigeait vers le lieu du combat; il rencontra Djéida qui s'y rendait aussi; il l'aborde et lui dit : « Je vous prie, seigneur, de me dire de quelle tribu vous êtes l'ornement et la gloire, je n'ai pas encore trouvé de héros qui pût vous être comparé. »
Djéida, charmée d'entendre son cousin s'exprimer ainsi, lève la visière de son casque, découvre une figure dont l'éclatante beauté éblouit tous les yeux; elle souriait, et ses dents offraient une rangée de perles de la plus grande beauté.
« Seigneur, répondit-elle, je suis loin d'être un héros; je ne suis qu'une femme, je suis Djéida, votre cousine, que vous avez dédaignée pour la gloire des combats. J'ai voulu vous faire voir que je ne bornais pas ma vanité seulement à porter de riches parures. »
Elle dit, et, baissant la visière de son casque, elle disparaît comme un éclair.
Khaled, interdit, demeure immobile, il n'est plus le maître de ses sens; la voix de Djéida résonne encore à ses oreilles; il ne sait ce qu'il doit admirer le plus; de sa beauté ou de sa valeur. La honte de se voir vaincu par une femme, le regret de l'avoir dédaignée, tant d'idées se présentent à la fois à son imagination, qu'il tombe dans une stupeur dont il ne revient que quand elle avait disparu.
Khaled, triste et rêveur, rentre sous ses tentes; l'image de sa cousine le poursuit nuit et jour, il ne peut éteindre le feu qui le dévore, et s'abandonne au plus violent désespoir.
La mère de Khaled trouvait la vengeance de Djéida bien juste; cependant elle eut compassion de l'état de son fils, et se détermina à aller demander la main de Djéida. Ce fut en vain, Djéida est inflexible, et la mère de Khaled a la douleur de retourner auprès de son fils, sans avoir rien obtenu.
Khaled, plus épris que jamais, n'a plus d'espoir que dans l'amitié de Zaher; il attend avec impatience la nouvelle de son retour, et se présente à lui, muni de présents plus riches que ceux qu'il avait apportés la première fois. Khaled avait eu soin de se faire accompagner par cinquante cavaliers de plus nobles de sa tribu, tous parents ou amis de son oncle depuis l'enfance.
Ce fut avec un plaisir inexprimable que Zaher revit ses anciens compagnons et son neveu ; il fit aussitôt égorger des brebis et des chameaux, et consacra trois jours aux plaisirs de la table et de la danse.
Le quatrième jour Khaled se lève au milieu de l'assemblée, demande à son oncle la main de sa cousine, et l'engage à revenir habiter son ancienne tribu.
Zaher, étonné de cette demande, prétend d'abord qu'il n'a pas de fille à marier; mais ses amis lui apprennent ce qui s'est passé pendant son absence, et unissent leurs prières à celles de Khaled. Zaher se rend à leurs vœux, tend la main à Khaled, fixe la dot de sa fille à mille chameaux et mille chamelles, et les seigneurs qui se trouvent présents servent de témoins à leur alliance. Djéida consultée n'osa s'opposer ouvertement aux volontés de son père, mais elle exigea pour le jour de ses noces cent taureaux vigoureux, pris sur les troupeaux de Gachefn, fils de Malik, chef de la tribu des Clabs, surnommé le Joueur de lance.
Khaled se soumet à ces conditions et presse de sollicitations si vives son oncle, qu'il se décide a partir avec lui pour rentrer dans ses anciens foyers. Les Saadites virent avec regret Zaher s'éloigner de leur tribu; ils ne pouvaient revenir de leur étonnement lorsqu'ils surent que Djodar était une fille. Aussitôt que Zaher est de retour dans sa famille, Khaled part à la tête de mille braves guerriers, va attaquer la tribu des Clabs, renverse tout ce qui lui oppose de la résistance, blesse dangereusement Gâchera et retourne victorieux avec un butin considérable.
Khaled, brûlant d'impatience, presse, sollicite son union avec sa bien-aimée; mais Djéida n'est pas encore satisfaite, elle veut qu'une dame de haute noblesse tienne le licou de sa chamelle la nuit où elle doit se rendre chez son époux, et qu'on serve au repas de ses noces dix lionnes et vingt lions, tous de la chasse de Khaled.
Khaled se soumet encore à ces conditions : il repart avec ses braves compagnons d'armes, va attaquer la tribu de Mohavie, fils de Nézar, y fait un carnage affreux, enlève la jeune Amamé, fille du chef de cette tribu, et retourne avec sa belle et noble prisonnière, après avoir porté partout la terreur de son nom.
Khaled, couvert de gloire, revient à sa tribu, fait des largesses à ses amis, donne une partie de ses richesses aux veuves et aux orphelins, et se prépare à aller à la chasse.
Déjà dix lions et sept lionnes étaient tombés sous les coups de Khaled ; il ne restait plus que trois jours jusqu'à l'époque fixée pour son bonheur. Il s'arme et sort de nouveau pour compléter le nombre des lions exigés par sa cousine.
Djéida, secrètement informée de son départ, revêt une armure étrangère, monte un coursier plus rapide que l'autruche, et se place en embuscade auprès de la forêt où Khaled chassait. Dès qu'il paraît elle l'attaque en criant dune voix forte « Mets bas les armes, ou tu vas périr de ma main. » Khaled, surpris de cette rencontre, soutient cependant en brave le premier choc de son adversaire; il veut le faire repentir de sa témérité et de son audace : vain projet! Djéida lui oppose une force insurmontable et une adresse qui l'étonne.
Khaled, après une heure de combat, sent ses forces diminuer; il se retire pour reprendre haleine. Découragé, il commence à douter de jamais goûter les douceurs de l'hyménée; il s'écrie : « Qui es-tu, maudit étranger, pour venir ainsi me troubler ? »
« C'est moi, répond Djéida en se découvrant; je n'ai pas craint de venir attaquer le lion dans la « forêt. —J'aurais dû te reconnaître, charmante cousine, dit Khaled; car, parmi les guerriers que j'ai vus, je n'ai encore rencontré que toi, l'ornement de ton siècle, qui ait pu me résister. Mais quel était ton projet? voulais-tu me faire connaître la force de ton bras? — Non, en vérité, lui répondit Djéida; je suis venue pour chasser avec toi. »
Ils se séparèrent pour chasser dans la forêt chacun de son côté. Deux lions et une lionne étaient tombés sous les coups de Khaled; Djéida avait terrassé deux lionnes et un lion ; elle remit les résultats de sa chasse à son cousin, et rentra sous sa tente sans que personne se fût aperçu de son absence.
Le soir Khaled, triomphant, rentra à sa tribu; tout le mondé considérait avec effroi le gibier qu'il apportait; on ne pouvait concevoir qu'un seul homme eût pu en un jour tuer tant de terribles animaux ; qui, quoique morts, inspiraient encore la terreur. Cette vue augmenta le respect et la considération qu'on avait pour ce guerrier.
Le second jour, à une heure propice, Khaled fut uni à Djéida. Alors commencèrent les festins et les danses: les esclaves jouaient du tambour de basque tandis que les jeunes gens exécutaient en cadence des évolutions militaires en dansant le cimeterre à la main. Les jeunes filles, parées de leurs plus beaux habits, folâtraient de leur côté.
Environ un an après cette époque Zaher mourut : Khaled et Djéida héritèrent de ses richesses ; le bruit de leurs exploits et la terreur de leur nom s'étendaient au loin dans le désert, et comprimaient les méchants; de tous les côtés on leur apportait des tributs et des présents en implorant leur puissante protection.
Djéida faisait, pendant l'absence de Khaled, la ronde de nuit autour de la tribu; elle chantait ces vers :
« La poussière des combats est le seul fard qui ait couvert mes joues; mes travaux ont pour objet de percer le cœur de mes ennemis ; ma gloire est de chasser les lions dans la forêt. C'est à moi que tous les honneurs sont dus. »
« Ma lance prouvera que je suis plus brave que mes devanciers. Qui oserait s'avancer lorsqu'on, me voit paraître? La nuit je parcours les montagnes et les vallons. En dépit de tous j'ai trouvé le chemin de la gloire par mes actions, par mon courage et par mon époux. »
Extrait de la Revue française, 1830.
Mohareb et Zaher étaient frères du même père et de la même mère ; les Arabes les appelaient les frères utérins. Tous deux étaient devenus célèbres par leur bravoure et leur courage. Mais Mohareb était chef de tribu, et Zaher, soumis à ses décisions, n'était que son ministre ; il lui donnait ses avis et ses conseils. Cependant il arriva qu'une violente dispute s'éleva entre eux. Zaher se retira alors vers ses tentes, profondément affligé et ne sachant que faire. « Qu'avez-vous? lui demanda sa femme; pourquoi paraissez-vous ainsi troublé? que vous est-il arrivé? quelqu'un vous aurait-il fait déplaisir ou insulte, à vous le plus grand des chefs arabes? — Que dois-je faire? répliqua Zaher; celui qui m'a fait injure est un homme sur lequel je ne puis porter la main, auquel je ne puis faire tort ; mon compagnon dans le sein maternel, mon frère dans le monde. Ah ! si ce n'eût pas été lui, je lui aurais fait voir quel homme il aurait eu à combattre, et ce qu'il aurait éprouvé eût été un exemple terrible parmi les chefs des tribus ! — Abandonne-le ; laisse-le dans ses possessions, s'écria sa femme ; et pour l'engager à prendre ce parti, elle lui récita des vers d'un poète du temps, qui recommandent de ne point souffrir d'insulte de la part de ses parents.
Zaher se rendit aux conseils de sa femme. Il prépara tout pour partir, enleva ses tentes, chargea ses chameaux et se mit en route vers la tribu de Saad à laquelle il était allié. Toutefois il ressentit une vive peine en se séparant de son frère, et parla ainsi : « En voyageant pour m'éloigner de toi, je serai mille ans en route et le chemin de chaque année aura mille lieues. »
« Quand les faveurs qui me viennent de toi équivaudraient à mille Egyptes, et que dans chaque Egypte il y aurait des milliers de Nils, toutes ces faveurs me seraient indifférentes. Je me contenterai de peu de choses, pourvu que je sois loin de toi. En ton absence, je réciterai ce distique qui a plus de valeur qu'un collier de perles fines : « Quand un homme est maltraité sur la terre de sa tribu, il ne lui reste rien à faire que d'en sortir. » O toi ! qui m'as si méchamment offensé, tu ne tarderai pas à sentir ce que peut la bienfaisante Divinité ; « car elle est ton juge et le mien, elle qui est immuable et impérissable. »
Zaher continua de voyager jusqu'à ce qu'il eût atteint la tribu de Saad où il descendit. Il y fut reçu amicalement et on l'engagea à s'y établir. Sa femme alors était enceinte, et il lui dit : « Si c'est un fils qui nous vient, il sera le bien venu ; mais si c'est une fille, cache son sexe et fais croire à tout le monde que nous avons un enfant mâle, afin que mon frère n'ait-point une occasion de se réjouir à nos dépens. » Lorsque le temps de la délivrance fut venu, la femme de Zaher mit au monde une fille. Entre eux, ils convinrent de lui donner le nom de Djéida et publiquement celui de Djodar, afin que l'on crût que c'était un garçon. Pour mieux donner le change, ils firent des réjouissances et donnèrent des fêtes soir et matin, pendant plusieurs jours.
Vers le même temps, l'autre frère Mouhareb eut aussi un fils auquel il donna le nom de Khaled (Éternel). Il choisit ce nom parce que ses affaires n'avaient pas cessé de bien réussir depuis le départ de son frère.
Bientôt les deux enfants grandirent, et leur renommée se répandit parmi les Arabes. Zaher avait appris à sa fille à monter à cheval et lui avait enseigné à pratiquer tous les exercices qui conviennent à un guerrier brave et courageux. 11 la familiarisa avec les travaux les plus durs, avec les plus grands périls. Lorsqu'il allait au combat, il la mettait avec les autres Arabes de la tribu, et ainsi confondue avec les cavaliers elle ne tarda pas à se faire distinguer parmi les plus vaillants. Ce fut de cette manière qu'elle parvint à surpasser tous ceux qui l'entouraient et qu'elle alla jusqu'à attaquer les lions dans leurs cavernes. Enfin son nom devint un sujet d'épouvante, et quand elle avait vaincu un héros, elle ne manquait pas de s'écrier : « Je suis Djodar, fils de Zaher, le cavalier des tribus ! »
De son côté, son cousin Khaled ne se produisait pas avec moins de bravoure et d'éclat. Son père Mouhareb, chef sage et habile, avait établi des habitations pour recevoir convenablement les hôtes qui se présentaient. Tous les cavaliers y trouvaient une retraite. Khaled était élevé au milieu de tous ces guerriers. Ce fut à cette école qu'il fortifia son cœur, qu'il apprit l'art de conduire et de monter les chevaux jusqu'à ce qu'il devint un intrépide guerrier et enfin un vaillant héros. Bientôt tous les cavaliers reconnurent que son âme et son courage étaient indomptables.
Il entendit enfin parler de son cousin Djodar. Le désir qu'il eut de le voir, de le connaître, d'être témoin de son habileté sur les armes, devint extrême. Toutefois il ne put le satisfaire à cause de l'éloignement que son père montrait; pour ce fils de son frère. Khaled vécut donc avec cette curiosité jusqu'à la mort de Mouhareb qui le mit en possession de son rang, de ses biens et de ses terres. Il suivit l'exemple de son père en entretenant tous les établissements hospitaliers, en protégeant le faible et le malheureux, en donnant des vêtements à celui qui était nu. Il continua aussi à parcourir les plaines à cheval avec ses guerriers, et, de cette manière, il entretint et augmenta la force de son corps et sa vaillance.
Au bout de quelque temps, il rassembla de riches présents ; et prenant sa mère avec lui, il partit pour aller voir son oncle. Il ne s'arrêta nulle part qu'il ne fût arrivé chez Zaher qui, charmé de le voir, lui fit préparer une demeure magnifique, car l'oncle avait entendu parler plus d'une fois avec avantage du mérite et de la bravoure de son neveu. Khaled alla aussi voir son cousin. Il la salua, la pressa contre son sein et lui donna un baiser entre les deux jeux, croyant que c'était un jeune homme. Il prit le plus grand plaisir à être avec elle et resta dix jours chez son oncle, pendant lesquels il eut régulièrement des engagements et jouta de la lance avec les cavaliers et les guerriers. Quant à sa cousine, dès qu'elle eut vu combien Khaled était beau et vaillant, elle devint passionnément amoureuse de lui. Le sommeil l'abandonna; elle ne put plus prendre de nourriture et son amour alla en croissant à tel point que, sentant qu'il s'était complètement emparé de son cœur, elle en parla à sa mère et lui dit: « O ma mère ! si mon cousin part et que je ne puisse l'accompagner, son absence me fera mourir de chagrin. » Sa mère eut pitié d'elle et ne lui fit aucun reproche tant elle sentit qu'ils seraient superflus. « Djéida, lui dit-elle, cachez ce que vous sentez et ne vous laissez pas aller au chagrin. Vous n'avez rien fait contre les convenances, au contraire, car votre cousin est de votre choix et de votre sang. Comme lui, vous êtes belle et gracieuse ; comme lui, vous êtes brave et habile à manier les chevaux. Demain matin, lorsque sa mère viendra vers nous, je lui exposerai toute cette affaire ; nous vous marierons avec lui aussitôt, et de plus nous retournerons tous dans notre pays. »
La femme de Zaher attendit patiemment jusqu'au jour suivant, que la mère de Khaled vint. Alors elle lui présenta sa fille, et découvrant la tête de celle-ci elle laissa tomber ses cheveux sur ses épaules. A la vue de tant de beautés, la mère de Khaled fut singulièrement étonnée et s'écria : « Eh ! n'est-ce pas là votre fils Djodar ? — Non, c'est Djéida ; la lune est levée ! » Puis elle raconta tout ce qui c'était passé entre elle et son époux, comment et pourquoi elle avait caché le sexe de son enfant. » Belle-sœur », continua la mère de Khaled, encore toute surprise : parmi toutes les filles de l'Arabie qui sont devenues célèbres pour leur beauté, je n'en ai jamais vu de plus gracieuse que celle-ci. Quel est son nom? — Je vous l'ai dit, Djéida, et mon intention particulière en vous faisant part de ce secret est de vous offrir tous ces charmes, car je désire ardemment de marier ma fille avec votre fils et que nous puissions retourner tous dans notre terre natale. » Sur cette proposition, la mère de Khaled donna à l'instant même son consentement, en disant : « La possession de Djéida rendra sans doute mon fils très heureux. » Elle se leva aussitôt et sortit pour aller trouver Khaled auquel elle fit part de tout ce qu'elle avait appris et vu, ne manquant pas de lui parler avec éloge des charmes de Djéida. Par la foi d'une Arabe, dit-elle, jamais, ô mon fils, je n'ai vu ni dans le désert, ni dans aucune ville, une fille qui ressemble à votre cousine; je n'en n'excepte pas les plus belles. Rien n'est plus parfait qu'elle, rien n'est plus gracieux et plus aimable. Bâtez-vous, mon fils, d'aller trouver votre oncle et de lui demander sa fille en mariage. Heureux, en effet, s'il l'accorde à vos vœux : allez, mon fils, ne perdez pas de temps et qu'elle vous appartienne! »
Lorsque Khaled entendit ces mots, il laissa tomber ses regards vers la terre, et après être demeuré quelque temps pensif et sombre : « Mère, dit-il, je ne puis rester plus longtemps ici. Il faut que je retourne chez moi au milieu de mes cavaliers et de mes troupes. Je n'ai pas l'intention de dire un mot de plus à ma cousine, maintenant que je suis certain que c'est une personne dont l'âme et les idées sont chancelantes, dont le caractère et les discours manquent de solidité et de convenance. Car j'ai toujours été accoutumé à vivre au milieu des guerriers où je dépense mon argent et où j'acquiers du renom en combattant. Quant à son amour pour moi, c'est une faiblesse de femme, de jeune fille. » Puis il revêtit ses armes, monta à cheval, dit adieu â son oncle et témoigna l'intention de partir sur-le-champ. « Que signifie cet empressement? s'écria Zaher. — Je ne puis rester plus longtemps ici », répondit Khaled; et mettant son cheval au galop il s'enfonça dans les vastes solitudes. Sa mère, après avoir raconté à Djéida l'entretien qu'elle avait eu avec son fils, monta sur sa chamelle et se dirigea vers son pays.
L'âme de Djéida ressentit vivement cette indignité. Elle en perdit le sommeil et l'appétit. Quelques jours après, comme son père se préparait avec ses cavaliers, à aller chercher du butin et à combattre les guerriers, il regarda Djéida et voyant à quel point ses traits étaient altérés et ses esprits abattus, il ne fit point d'observations, pensant et espérant surtout qu'elle se remettrait bientôt.
A peine Zaher était-il à quelque distance de ses tentes que Djéida, qui se sentait en danger de perdre la vie et dont la disposition d'esprit d'ailleurs était insupportable, dit à sa mère: « Mère, je me sens mourir, et ce misérable Khaled vit encore ! Je veux, si Dieu m'en accorde le pouvoir, lui faire goûter de l'ivresse de la mort, de l'amertume de la punition et de la torture, » Parlant ainsi elle se leva comme une lionne, mit son armure, monta son cheval en ajoutant à sa mère qu'elle partait pour la chasse. Rapide, elle parcourut sans s'arrêter les rochers et les montagnes, son anxiété augmentant toujours jusqu'au moment où elle fut proche des habitations de son cousin. Déguisée, elle entra dans la tente où l'on recevait les étrangers, seulement sa visière[1] était baissée comme un cavalier du Hedjaz. Les esclaves et les serviteurs l'accueillirent, lui offrirent l'hospitalité, ne manquant pas de se conduire à son égard comme ils avaient coutume de le faire avec leurs hôtes et les plus nobles personnages. La nuit, Djéida se reposa ; mais le jour suivant, elle se présenta aux exercices du combat, défia plusieurs cavaliers et montra une telle adresse et tant de bravoure, qu'elle produisit un grand étonnement sur tous les spectateurs. Il n'était pas encore midi que tous les cavaliers de son cousin avaient été forcés de reconnaître sa supériorité sur eux. Khaled voulut être témoin de ses prouesses, et surpris de lui voir tant d'adresse, il se présenta pour se mesurer avec elle. Djéida alla à lui, et tous deux alors, commençant à s'approcher, déployèrent toutes les ressources de l'attaque et de la défense jusqu'au moment où les ténèbres de la nuit survinrent. Lorsqu'ils se séparèrent ni l'un ni l'autre n'avait été blessé, et l'on ne savait qui des deux était vainqueur. Ainsi Djéida, en excitant l'admiration des spectateurs, diminua le chagrin qu'ils avaient de voir leur chef égalé par un si habile adversaire. Khaled ordonna de traiter ce grand chevalier avec tous les soins et les honneurs imaginables, puis il se retira dans sa tente, le cœur gros du combat. Djéida demeura trois jours chez son cousin. Chaque matin elle se présentait devant lui et ne cessait de le tenir sous les armes jusqu'à la nuit. Sa joie fut grande; toutefois elle ne se fit pas connaître, de même que de son côté Khaled ne fit point de recherche ni ne lui adressa aucune question pour savoir qui elle était et à quelle tribu elle pouvait appartenir.
Le matin du quatrième jour, comme Khaled, selon son usage, courait la plaine à cheval et passait près des tentes réservées aux hôtes, il vit Djéida montant à cheval. Il la salua ; elle lui rendit sa politesse. « Noble Arabe, dit Khaled, je désirerais vous adresser une question. Jusqu'ici j'ai manqué à l'honnêteté avec vous, mais, je vous en prie, au nom de Dieu qui vous a doué de tant d'avantages et d'une si grande dextérité dans le maniement des armes, dites-moi qui vous êtes et quels nobles princes vous êtes alliés? Car je n'ai jamais rencontré votre égal parmi les plus braves chevaliers. Dites-le moi, s'il vous plaît, je meurs d'envie de le savoir. » Djéida sourit, et levant sa visière : « Khaled, répondit-elle, je suis une femme et non pas un guerrier. Je suis votre cousine Djéida qui s'est offerte à vous, qui voulait se donnera vous; mais vous l'avez refusée en vous enorgueillissant de votre passion pour les armes. » Elle dit, et tournant bride tout à coup, elle piqua son cheval et courut à plein galop vers son pays.
Khaled tout confus se retira ne sachant que faire ni ce qu'il deviendrait avec l'amour passionné qui s'était tout à coup développé en lui. Il se sentit de l'horreur pour toutes ses habitudes et ses goûts guerriers qui l'avaient réduit à la triste situation où il se trouvait ; enfin son éloignement pour les femmes s'était converti en amour. Il envoya chercher sa mère à qui il raconta tout ce qui s'était passé. « Mon fils, dit-elle, toutes ces circonstances doivent vous rendre Djéida encore plus chère: attendez avec un peu de patience jusqu'à ce que j'aie pu aller la demander à sa mère. » Aussitôt elle monta sur sa chamelle et partit pour le désert sur les traces de Djéida qui aussitôt son arrivée chez, sa mère l'avait instruite de tout ce qui était arrivé. Sitôt que la mère de Khaled fut arrivée, elle se jeta dans les bras de sa parente et lui demanda Djéida en mariage pour son fils, car Zaher n'était point encore de retour de son excursion. Quand Djéida apprit de sa mère la requête de Khaled : « Cela, dit-elle, ne sera jamais, dussé-je boire la coupe de la mort. Ce qui a eu lieu chez lui, je l'ai fait en la présence de plusieurs héros pour éteindre le feu de mou chagrin et de mon malheur, pour adoucir les angoisses de mon cœur.
D'après ces paroles la mère de Khaled, trompée dans son attente, alla retrouver son fils qui était plongé dans la plus cruelle anxiété. Il se leva brusquement, car son amour s'était encore accru, et s'informa avec inquiétude de tout ce qui concernait sa cousine. Mais dès qu'il sut ce que Djéida avait répondu, son chagrin devint encore plus violent, car ce refus ne fit qu'augmenter sa passion. « Que faut-il faire, ô ma mère? s'écria-t-il. Je ne vois aucun moyen d'éviter ce malheur, répondit-elle, si ce n'est de rassembler tous vos cavaliers parmi les scheiks arabes et parmi ceux avec lesquels vous avez des relations d'amitié. Attendez que votre oncle soit de retour de son expédition, et alors, accompagné de vos camarades, allez vers lui et demandez-lui sa fille en mariage en présence des guerriers assemblés. S'il nie qu'il a une fille, racontez-lui tout ce qui s'est passé et pressez-le jusqu'à ce qu'il fasse droit à votre demande. » Ce conseil et surtout ce projet modérèrent la douleur de Khaled. Sitôt qu'il eut appris que son oncle était rentré chez lui, il convoqua tous les chefs de sa famille auxquels il raconta ses aventures. Tous furent très étonnés et Maadi Kereb, l'un des plus braves compagnons de Khaled, ne put s'empêcher de dire: « Ceci est une singulière affaire. Nous avons toujours entendu dire que votre oncle avait un fils nommé Djodar, mais maintenant la vérité est connue. Vous êtes donc celui qui avez le plus de droit à la fille de votre oncle. Il nous convient à tous de nous présenter et de nous prosterner devant loi, pour le prier de revenir au milieu de sa famille et de ne pas donner sa fille à un étranger. » Khaled, sans attendre davantage, prit avec lui cent des plus braves cavaliers qui avaient été élevés avec Mouhareb et Zaher depuis leur enfance, et après s'être muni de présents plus précieux encore que ceux qu'il avait offerts la première fois, il partit, et marcha jusqu'à ce qu'il fût arrivé à la tribu de Saad. Khaled complimenta d'abord son oncle sur son heureux retour, mais Zaher fut on ne peut plus étonné de cette seconde visite, surtout en voyant son neveu accompagné de tous les chefs de sa famille. L'idée de sa fille Djéida ne lui vint même pas à l'esprit, et il supposa seulement que l'on se présentait à lui pour l'engager à rentrer dans son pays natal. Il leur offrit à tous l'hospitalité, leur donna des tentes et les traita arec le plus de magnificence qu'il put. Il fit égorger des chameaux et des moutons, donna une fête et fournit ses hôtes de tout ce qui était nécessaire et convenable pendant trois jours. Le quatrième, Khaled se leva, et après avoir remercié son oncle de ses soins, il lui fit la demande en mariage de sa fille et le pria de rentrer dans son pays. Zaher nia qu'il eût d'autre enfant que son fils Djodar, mais Khaled lui dit tout ce qu'il savait et lui apprit même tout ce qui s'était passé entre lui et Djéida. A ces mots ; Zaher se sentit tout honteux, pencha sa tête vers la terre. Il resta ainsi quelques moments plongé dans ses réflexions jusqu'à ce que pensant que cette affaire ne pouvait aller que de mal en pis, il s'adressa à tous ceux qui étaient présents et leur dit : « Parents, je ne tarderai pas plus longtemps à vous avouer ce secret; ainsi, pour terminer cette affaire, marions-la à son cousin le plus tôt possible, car de tous les hommes que je connais il est le plus digne d'elle. » Il offrit sa main à Khaled qui aussitôt donna la sienne en présence des chefs qui furent les témoins du contrat. On fixa le douaire à cinq cents chamelles rousses, à l'œil noir, et à mille chameaux chargés de ce que l'Yémen produit de plus rare et de plus précieux. La tribu de Saad, au milieu de laquelle Zaher avait vécu, resta tout interdite à la vue de cet événement.
Mais quand Zaher vint à demander à sa fille de consentir à cet arrangement, Djéida fut couverte de confusion eh apprenant le parti que son père venait de prendre. Cependant celui-ci fit si clairement entendre à sa fille qu'il ne voulait pas qu'elle restât sans mari, que Djéida dit enfin : « Mon père, si mon cousin désire de m'obtenir en mariage je n'entrerai pas dans sa tente jusqu'à ce qu'il soit en mesure d'égorger, à la fête de mes noces, un millier de chameaux, de ceux qui appartiennent à Gheshm, fils de Malik, surnommé le brandisseur de lances, Khaled se soumit à cette condition; mais les scheiks et les guerriers ne quittèrent point Zaher qu'il n'eût rassemblé tout ce qu'il possédait de richesses pour l'emmener avec eux dans leur pays. Ces arrangements ne furent pas plus tôt faits que Khaled marcha suivi d'un millier de cavaliers avec lesquels il vainquit la tribu d’Aamir. Après avoir blessé en trois endroits le brandisseur de lances et tué un grand nombre de ses héros, il pilla leurs biens et rapporta de leur pays plus de richesses encore que Djéida n'en n'avait demandé. Chargé de ce butin, il revint tout fier de ses succès. Mais quand il demanda que l'on déterminât le jour de ses noces, Djéida le fit venir près d'elle et lui dit : « Si vous désirez que je devienne votre femme, accomplissez d'abord tous mes souhaits et exécutez le contrat que je ferai avec vous. Ce que je vous demande le voici « Je veux que le jour de mon mariage, la fille d'un noble, femme née libre, tienne la bride de mon chameau ; ce doit être la fille d'un prince et d'une haute distinction, de manière enfin que je sois honorée au-dessus de toutes les filles d'Arabie. » Khaled consentit et obéit. Le jour même il partit avec ses cavaliers, traversa les plaines et les vallées, cherchant la terre du Yémen jusqu'à ce qu'il parvînt au pays de Hijar et aux collines de sable. En ce lieu, il attaqua la tribu-famille de Moawich, fils de Nézar. Il se jeta sur eux comme un torrent de pluie, et, se faisant jour avec son épée au milieu des cavaliers, il fit prisonnière Amamé, fille de Moawich, au moment où elle fuyait.
Après avoir accompli des faits que les plus anciens héros n'avaient pu mettre à fin; après avoir dispersé tontes les tribus ; après avoir enlevé les richesses de tous les Arabes de cette contrée, il rentra dans son pays. Mais il ne voulut pas aller jusque dans ses tentes sans avoir rassemblé les richesses qui étaient éparses dans les déserts et dans les habitations.
Les jeunes filles allèrent au-devant de lui en faisant résonner leurs cymbales et les instruments de musique. Toute la tribu était dans la joie; et lorsque Khaled approcha de ses foyers, il donna des habits aux veuves, aux orphelins, et invita ses amis et ses compagnons à la fête qui se préparait pour ses noces. Tous les Arabes de la contrée vinrent en foule à son mariage. Il leur fit distribuer de la nourriture et du vin en grande abondance. Mais, tandis que tous ses hôtes se livraient aux divertissements et aux festins, Khaled, accompagné de dix esclaves, se mit à parcourir les lieux sauvages et marécageux, pour aller attaquer les lions à lui tout seul dans leurs cavernes, pour surprendre les lions et les lionnes avec leurs petits et les rapporter à ses tentes, afin d'en distribuer la chair préparée à tous ceux qui assistaient à la fête.
Djéida eut connaissance de ce projet. Elle se déguisa sous une armure, monta le cheval, quitta les tentes ; comme il restait encore trois jours de divertissements, elle courut après Khaled dans le désert, et le rencontra dans une caverne. Elle se jeta sur lui avec l'impétuosité d'une bête sauvage, et l'attaqua en lui criant avec force : « Arabe ! descends de ton cheval; dépouille-toi de ta cotte de maille et de ton amure, ou si tu tardes à le faire, je te passe cette lance au travers de la poitrine. » Khaled était déterminé à lui résister. Ce fut alors qu'ils se livrèrent le plus furieux combat. Il dura plus d'une heure, après quoi le guerrier aperçut dans les veux de son adversaire quelque chose qui l'effraya. Il retint son cheval, et l'ayant détourné de la place du combat : « Par la foi d'un, Arabe, s'écriait-il, j'exige de vous que vous me disiez quel cavalier du désert vous êtes ; car je sens que votre attaque et vos coups sont irrésistibles. En vérité, vous m'ayez empêché d'accomplir ce que j'avais entrepris, et ce que Je désirais vivement de faire. » A ces mots, Djéida leva sa visière, et laissa voir sa figure. « Khaled, s'écria-t-elle alors, est-il permis à celle qui vous aime d'attaquer les bêtes sauvages, afin que l'on puisse dire aux filles d'Arabie que cette action n'est pas le privilège exclusif d'un guerrier ? » A ce reproche piquant, Khaled devint tout honteux. « Par la foi d'un Arabe, répliqua-t-il bientôt, personne que vous ne peut me résister ; mais est-il quelqu'un dans cette contrée qui vous ait défiée, ou êtes-vous venue seulement ici pour me faire voir jusqu'où va votre bravoure ? — Par la foi d'un Arabe, ajouta Djéida, je ne suis venue dans ce désert que pour vous aider à chasser les bêtes sauvages, et afin que vos guerriers n'aient aucun reproche à vous faire si vous m'ayez pris pour votre femme. » A ces mots, Khaled se sentit pénétré d'étonnement et d'admiration, tant Djéida avait montré d'esprit et de résolution dans sa conduite.
Alors tous deux descendirent de cheval et entrèrent dans une caverne. Là, Khaled saisit deux bêtes féroces, et Djéida s'empara d'un lion et de deux lionnes. Cette expédition faite, ils s'adressèrent des louanges mutuelles, et Djéida se sentit heureuse d'être auprès de Khaled. « Maintenant, dit-elle, je ne vous permettrai de quitter nos tentes qu'après notre mariage. » Et aussitôt elle partit en toute hâte pour se rendre à son habitation particulière.
Khaled alla reprendre les esclaves qu'il avait laissés à quelque distance, en leur ordonnant de transporter aux tentes les animaux qu'il avait pris. Ces gens tremblèrent d'épouvante à la vue de ce que Khaled avait fait, et dans leur admiration ils l'élevèrent au-dessus de tous les héros.
Cependant les fêtes se continuèrent et tous les assistants reçurent un accueil magnifique. Les filles faisaient retentir les cymbales, les esclaves brandissaient leurs épées en l'air, et les filles, ainsi que les demoiselles, chantaient jusqu'au soir. Ce fut au milieu de ces réjouissances que Djéida et Khaled furent mariés. Amamé, la fille de Moawich, tint la bride du chameau de la jeune épouse, dont la gloire fut également célébrée par les femmes et par les hommes.
Journal Asiatique, juillet-décembre 1837
Episode extrait du roman d'Antar, par M. A. Cardin de Cardonne.
La belliqueuse tribu d'Havazen avait pour roi Duréid, fils de Sarma, dont les exploits étaient célébrés dans toute l'Arabie : non loin des contrées qu'habitaient les Havazénides vivait une autre tribu aussi nombreuse, aussi riche en troupeaux, c'était la tribu de Démar. Longtemps rivales, elles se livrèrent des combats sanglants, et longtemps la victoire demeura indécise ; mais enfin le bras terrible de Duréid triompha de la résistance des enfants de Démar. A la tête de tous les siens, le fils de Sarma fondit sur le camp ennemi; sous ses coups tomba le prince de Démar, et avec lui mille de ses cavaliers. Ses chevaux, les chameaux et tous les troupeaux devinrent la proie des vaillants Hazavénides, qui emmenèrent dans leur tribu les richesses des vaincus avec un grand nombre d'esclaves, en chantant la gloire du redoutable fils de Sarma.
Parmi les prisonniers, Duréid remarqua un jeune enfant d'un extérieur noble : son père avait péri dans l'action en défendant vaillamment sa tribu. Duréid prit avec lui l'enfant abandonné et se chargea de son éducation. Dessar, fils de Rouk (tel était le nom de l'orphelin), répondit aux soins de son bienfaiteur. Sous la conduite du fils de Sarma, monté sur ses coursiers, il apprit l'art des combats et der vint un des plus redoutables guerriers de l’Arabie. Plus courageux qu'un lion dans la bataille, plus rapide qu'un cheval à la course, soit qu'à pied il se mesurât corps à corps avec son ennemi, soit que sur un fougueux coursier il s'élançât sur lui avec la rapidité de la foudre, toujours la victoire était fidèle au jeune héros. A peine avait-il atteint l'âge des hommes, que déjà la force de son bras lui avait acquis de grandes richesses. Presque chaque jour il allait signaler son courage dans une excursion nouvelle, et de nombreux esclaves, d'immenses troupeaux, une quantité innombrable de chevaux et de chameaux étaient devenus le prix de sa valeur. Il aimait surtout à aller, pendant les ténèbres de la nuit, enlever les troupeaux de ses ennemis. Dédaignant tout autre butin, un beau cheval était la seule conquête qu'il trouvât digne de lui, et lorsqu'il entendait parler avec éloge d'un fameux coursier, quelque éloigné que fût le séjour de son maître, quelle que fût sa puissance, le fils de Rouk ne goûtait plus de repos qu'il n'eût ravi le noble animal qu'on, lui vantait, et que, monté sur sa nouvelle conquête, il ne fût rentré à la tribu au milieu des applaudissements de ses compagnons.
Il apprit que dans la tribu de Golvild existait un cheval superbe, aussi extraordinaire par la vitesse de sa course que par la beauté de ses formes : il appartenait à Bessam, fils de Mesrour. Kokeb, d'une race excellente, faisait envie à tous les Bédouins de son temps ; plusieurs rois même l’avaient envoyé demander à son maître : mais rien au monde n'était capable de l'engager à s'en défaire. Plus d'une fois, Bessam lui dut la vie; plus d'une fois il eût succombé sous le nombre de ses ennemis si, plus prompt que le vol du ramier, Kokeb ne l'eût soustrait aux dangers. Aussi était-il devenu aussi cher à son maître que la prunelle de ses yeux; et pressé par ses ennemis, le fils de Mesrour leur eût plutôt abandonné sa femme, sa fille et toutes ses richesses que le compagnon de ses combats, le sauveur de ses jours, l'étoile de sa gloire.
A peine la réputation de ce coursier célèbre est-elle arrivée aux oreilles de Dessar, qu'il part aussitôt, se dirige vers la tribu de Colvild, s'empare du coursier, objet de ses désirs, et revient à sa tribu où la vue de ce superbe animal excite l'admiration universelle.
Le souvenir des bienfaits de Duréid vivait toujours au fond du cœur du fils de Rouk. Sans écouter les félicitations de ses frères d'armes, il se dirige vers la tente de Duréid et lui offre le coursier dont il vient de se rendre maître, comme un gage de sa reconnaissance. « Non, non, lui dit le fils de Sarma, garde ce fruit de tes travaux, toi seul en es digne. » Dessar baisa la main de son bienfaiteur, et pénétré de tant de générosité, se retira sous sa tente avec le nouveau coursier, qui surpassait de beaucoup tous ceux que jusqu'alors avait conquis l'épée du fils de Rouk. Ses compagnons l'entourent aussitôt pour le féliciter de son heureux retour : « Mes amis, s'écrie douloureusement le fils de Rouk, ne me parlez plus de cet exploit : si j'ai ramené un cheval de la tribu de Colvild, j'y ai laissé mon cœur. » Chacun surpris veut savoir les aventures de son voyage et ce qui lui est arrivé pendant sa longue absence. Dessar fait apporter à boire, et commence son récit en ces termes :
« En quittant la tribu je marchai longtemps sans prendre de repos, et ne m'arrêtai que lorsque je fus arrivé dans les environs du pays qu'habite la tribu de Colvild. Là je m'assis, et me mis à réfléchir, aux moyens de réussir dans le dessein que j'avais formé. Pendant que je songeais au meilleur expédient à prendre, et que mon esprit concevait mille pensées sans en choisir aucune, une gazelle passa près de moi. Je la poursuivis et la perçai de mon javelot; j'allumai du feu et je la fis rôtir, et apaisai ainsi la faim qui me dévorait. Puis, pour exécuter le plan auquel mon esprit s'était arrêté, je pris son sang, et le mêlant avec la terre, je m'en frottai le visage et tout le corps. Lorsque le soleil eut séché sur moi cette terre sanglante, j'étais devenu comme un mulâtre, hideux; je déchirai mes habits, et sous l'apparence d'un faible et timide esclave, mais avec le cœur d'un lion, je m'avançai vers le camp de la tribu de Colvild.
« Il commençait à faire obscur, je traversai les tentes en affectant une grande faiblesse : j'avais l’air de ne pouvoir me traîner; enfin, comme si j'étais accablé par la fatigue, je m'assis sur le bord du chemin, implorant la pitié des passants, et criant : Ayez compassion d'un pauvre étranger malade. »
« J’étais assis auprès d'une vaste tente: c'était celle de Bessam, fils de Mesrour. Tandis que je continuais à contrefaire le malade et à déplorer mes prétendus malheurs, je vis une jeune fille à la porte de la tente; elle était vêtue d'habits simples; mais, ô mes amis, elle m'apparut plus brillante que la lune dans son quatorzième jour. Elle tenait à la main un morceau de pain qu'elle voulait donner au malheureux dont elle entendait les plaintes; mais à peine m'eut-elle aperçu que l'effroi la saisit. Le pain lui échappa des mains, et je l’entendis s’écrier : Dieu de la maison sacrée, je me recommande à vous ! — Ma chère Sada, lui dit alors sa mère effrayée à son tour; qu’as-tu ? pourquoi te recommander à Dieu ?— O ma mère, répondit Sada, ce pauvre m'a épouvanté, je ne crois pas qu'il existe au monde de mulâtre plus affreux; j'allais me trouver mal, si tes paroles ne m'eussent rassurée.
« O mes amis, je vous jure sur l'honneur des Arabes, observateurs fidèles de leur parole, à peine eus-je entendu le son de sa voix, que je ne fus plus le même; mon esprit s'envola. La beauté de sa taille, lu douceur de sa voix, les contours voluptueux de ses formes, son coup d’œil enchanteur me mirent hors de moi; elle disparut et rentra dans sa tente, mais elle était encore présente à mes yeux. J'avais oublié le cheval, auparavant seul objet de mes désirs; je ne songeais plus qu’à la belle Sada, et j'étais devenu comme un insensé : alors j'aperçus son père monté sur l'incomparable Kokeb.
« Entouré de ses esclaves, Bessam revenait d'une soirée, et paraissait avoir la tête échauffée par les fumées du vin. Arrivé près de sa tente, il met pied à terre, et après avoir recommandé à ses esclaves d'avoir soin de son coursier, il rentre chez son épouse.
« A la vue du magnifique cheval, je repris mes sens et mon courage se ranima. Je remarquai le lieu où on le conduisait; j'attendis que tous les habitants de la tribu de Colvild fussent plongés dans le sommeil : bientôt les esclaves de Bessam s'endormirent; un silence profond régnait de toute part; les feux des tentes venaient de s'éteindre. Alors je m'approchai du cheval, le détachai, le conduisis sans bruit hors du camp, puis, m'élançant sur son dos, je m'enfonçai dans le désert avec la rapidité de l'éclair. J'ignore ce qui se sera passé depuis chez Bessam. J'arrivai ici heureusement; mais, ô mes amis, je sens que je n'existe plus, tant est grande la violence de mon amour, et je n'ai même pas la consolation de l’espérance; car comment pourrais je maintenant retourner à la tribu de Colvild; et après l'injure faite à Bessam comment oserais-je lui demander la main de sa fille? »
Dessar se tut. Il paraissait accablé du plus profond chagrin, « Vaillant fils de Rouk, lui dirent les plus sensés de ses compagnons, ne t'abandonne pas à la tristesse, car tu peux avoir encore de l'espérance. Va trouver Duréid, prie-le de faire pour toi en son nom la demande de la fille de Bessam ; nous verrons quelle sera sa réponse. »
Ces paroles consolèrent un peu le fils de Rouk : il fit de nouveau remplir les coupes; on but avec gaieté jusqu'au soir, et dès que la nuit fut arrivée, Dessar alla chez Duréid, lui fit part de son amour pour la fille de Bessam, et selon le conseil de ses compagnons le pria en pleurant de la demander lui-même. Duréid y consentit et promit même à Dessar, si le fils de Mesrour refusait d'accorder sa fille, d'aller l'enlever de force à la tête de toute sa tribu et de la lui donner pour épouse. Dessar, rassuré par cette promesse, baisa la main de Duréid et se retira sous sa tente, le cœur rempli d'amour et d'espoir.
Dès le lendemain Duréid fit appeler un cheik qu'il connaissait pour un homme habile et prudent, il lui traça la conduite qu'il devait tenir et écrivit de sa propre main au fils de Mesrour une lettre où il lui disait : « J'ai toujours désiré, Bessam, voir la bonne harmonie régner, parmi les Arabes. En accordant ta fille au jeune homme que j'ai élevé, tu t'acquiers mon appui et le sien; c'est un brave dont la valeur est à toute épreuve, et qui ne connaît point de périls. C'est lui qui, déguisé en pauvre, a été t'enlever ton cheval : juge toi-même par là de ce qu'il peut faire? Il a vu ta fille et il en est épris. Tu dois en rendre grâces au ciel; c'est une preuve de ton bonheur. Si tu lui donnes ta fille pour épouse, ton cheval te sera rendu et avec lui de nombreux troupeaux seront à toi, ainsi que tout ce que tu pourras désirer parmi mes richesses; et une amitié éternelle unira les deux vaillantes tribus de Colvild et d'Havazen. »
Duréid remit cette lettre au cheik, qui monta aussitôt à cheval, et se dirigea en toute hâte vers la tribu de Colvild.
Depuis la perte de son coursier, le fils de Mesrour n'avait pas fermé la paupière. Pendant trois jours il avait refusé toute nourriture, il ne trouvait de soulagement qu'en maltraitant l'esclave chargé de la garde de son cheval. Il sortait dans la campagne, parcourait tous les chemins et s'adressait à tous les passants, demandant partout où était son Kokeb; mais en aucun lieu on ne l'avait vu, personne ne pouvait lui en donner de nouvelles, et Bessam commençait à perdre tout espoir, lorsque l'envoyé de Duréid se présenta chez lui.
Le fils de Mesrour ressentit une grande joie en apprenant que Kokeb lui serait rendu, et qu'il ne lui en coûterait ni voyage ni fatigue. Il accepta sans balancer la proposition du prince des Havazéniens, et pour marquer l'excès de son contentement, il traita magnifiquement le cheik porteur de la lettre du fils de Sarma, et réunit dans un grand festin tous ses parents et ses amis, à qui il fit part de l’heureuse nouvelle que lui avait apporté le messager de Duréid.
On était encore à table : Bessam entra chez son épouse et sa fille pour leur faire part de la lettre qu'il venait de recevoir et de la demande que faisait Duréid de la main de Sada pour Dessar fils de Rouk, son fils adoptif. Mais à peine eût-il fini sa lecture, que Sada fondit en pleurs et se frappa le visage avec une telle force que le sang coulait en abondance. « O mon père, s’écria-t-elle, pour prix de votre cheval, vous voulez me livrer à un démon, au plus hideux des monstres : sans doute ce ne peut-être qu'un de ces mauvais génies qui se révoltèrent contre le prophète Salomon! Je jure par celui qui ne fait pas de distinction entre le temps et l'éternité, dont la toute-puissance fait descendre la pluie et reverdir la terre desséchée, il n'existe pas au monde d'être plus épouvantable; le soir où je l'ai vu, tout mon sang s'est glacé dans mes veines; son horrible image est sans cesse décevant mes yeux, et je n'ai pu goûter de repos pendant toute la nuit : chaque nuit encore, la figure de cet affreux démon se représente à moi, et vient «renouveler mes terreurs, au point qu'à chaque instant je quitte ma couche pour me recommander à Dieu. O mon père, si tu me promets pour épouse à cet être abominable, je quitterai ce monde et me tuerai de ma propre main ! » A ces mots ses pleurs redoublent, et elle se penche sur le sein de sa mère. « Pourquoi ces pleurs, ma chère Sada, lui dit son père, l'envoyé de Duréid m'a fait un tout autre portrait du fils de Rouk, c'est un jeune et riche guerrier. — Il t'a trompé, mon père, cet envoyé de Duréid. Je lai vu, je l'ai vu de mes propres yeux. C'est un monstre horrible, et si tu es décidé à lui accorder sa demande, je m'enfuirai dans le désert; je puis tout faire pour te plaire, mais je ne puis me résoudre à vivre avec ce mauvais génie. »
Bessam ne s'attendait pas au refus de sa fille, et ses paroles le jetèrent dans un grand embarras. Il se concerta avec son épouse sur ce qu'il devait répondre au prince des Havazénides, dont il connaissait la valeur et dont il redoutait l'inimitié. Il revint ensuite se mettre à table avec les autres convives; mais il était tout pensif et la gaieté avait fui de son cœur. Dès que le repas fut fini : « Illustre cheik de la tribu des Havazénides, dit-il à l'envoyé de Duréid, retourne vers le fils de Sarma, dis-lui que nous acceptons avec reconnaissance sa proposition; mais ma fille a vu Dessar, sa figure l'a épouvantée, et sa terreur ne peut s'évanouir. Que Dessar vienne lui-même, accompagné de quelques nobles cavaliers! qu'il vienne, non plus sous le costume d'un vil esclave, mais sous celui du fils adoptif de Duréid. Moi, de mon côté, je ferai monter ma fille dans un palanquin avec quelques unes de ses parentes; nous irons à la rencontre de Dessar : ma fille le verra à travers les rideaux de son palanquin. Alors, peut-être, cette antipathie invincible disparaîtra de son cœur : mais si elle ne pouvait vaincre sa répugnance, que l'illustre fils de Rouk ne s'en offense pas, et qu'il ne nous en conserve pas moins son amitié, car il connaît la faiblesse de l'esprit des femmes. »
Telle fut la réponse que Bessam fit à l’envoyé de Duréid. Aussitôt celui-ci, prenant congé du fils de Mesrour, revint rendre compte à son maître du succès de sa mission. Dès que Duréid l'eut entendu il fit appeler Dessar et lui fit part du consentement de Bessam et de la répugnance de Sada : « Elle est bien excusable, dit le fils de Rouk, car je lui ai apparu sous des traits bien hideux ; mais je me présenterai sous ma véritable forme. Toutefois, ô mon père, mettez le comble à toutes vos faveurs en daignant m’accompagner vous-même et en montrant ainsi que je suis véritablement votre fils! » Duréid se rendit volontiers aux désirs de son jeune ami, et partit le jour même avec lui, suivi de plus de cinquante cavaliers choisis parmi les plus vaillants de la tribu d'Havazen.
Dessar était monté sur l'impatient Kokeb, qu'il ramenait à son maître : sur ce brillant coursier, aussi impétueux que le vent du nord et plus léger que les nuées, le fils de Rouk semblait être à l'étroit dans l'immensité du désert. Déjà les tentes d'Havazen avaient disparu à leurs yeux : de toutes parts régnait la solitude du désert, lorsque du fond de l'immense forêt de Mikafe ils voient sortir un lion énorme, la terreur des environs; sa crinière tombait jusqu'à terre et balayait le sable de la plaine : ses yeux étincelaient de fureur; ses rugissements retentissaient au loin et semblaient le signal de la mort. À sa vue, les cavaliers de Duréid se pressent les uns contre les autres, et tous ils vont s'élancer sur ce monstrueux ennemi : « Non, s'écrie le fils de Rouk, arrêtez : moi seul je le combattrai. — O mon fils, lui répond Duréid, ne te laisse pas aller au courage imprudent de la jeunesse ; ce n'est pas là un lion ordinaire, ce n'est pas de ceux que ton bras a terrassés quelquefois. — O mon père, répliqua Dessar, ne crains rien pour moi : jamais je n'ai connu la peur. Sans armure je combattrai ce monstre, et je veux que tu sois témoin de ma victoire. »
À ces mots Dessar saute en bas de son coursier, ôte son casque, sa cuirasse, et, le cimeterre à la main, s'élance vers son ennemi. Le lion hérisse sa longue crinière, ramasse son corps, allonge ses pattes et aiguise par terre ses griffes effrayantes; il va s'élancer sur sa proie, mais Dessar ne lui en laisse pas le temps: plus rapide que l'éclair, il fond sur lui, et d'un bras vigoureux lui assène un coup terrible entre les yeux qui l'étend raide sur le sable : puis il essuie paisiblement son glaive ensanglanté sur la crinière du monstre expirant. « Illustre fils de Rouk, s'écrie avec transport Duréid, je vois que j'ai trouvé en toi un élève digne de moi ; reçois donc mes félicitations, car ton bras fait ma gloire, et ta renommée sera la consolation de ma vieillesse. »
Ils avaient repris leur route, et il ne leur restait plus à parcourir que la moitié du chemin, lorsqu'un nuage épais de poussière paraît à l’horizon. Bientôt une troupe nombreuse se découvre, et on distingue deux cents cavaliers de la tribu de Haris qui revenaient d'une excursion lointaine, conduisant à leur camp cinq cents chameaux conquis sur une tribu éloignée. D'anciennes querelles divisaient depuis longtemps les tribus d'Haris et d'Havazen, et le fils de Sarma rencontrait dans ces deux cents cavaliers autant d'ennemis implacables d'un chef qui les avait si souvent vaincus.
A peine Dessar les eut-il reconnus : « Mes amis, s'écrie-t-il, voici des chameaux qui doivent augmenter la dot de l'épouse que je vais chercher. Attendez-moi ici, je vais aller châtier ces brigands. — Ne vois-tu pas à leurs armes, lui cria Duréid, que ce sont des cavaliers de la tribu d'Haris? s'ils sont vainqueurs, ils abuseront de leur victoire; ô mon fils, fais-toi accompagner par quelques cavaliers qui te protégeront et suivront tes pas. »
« Non, non, répond Dessar, personne autre que moi n'ira attaquer ces misérables. — Hé bien ! s'écrie Duréid, si ta résolution est prise, attends-moi : c'est moi qui te servirai d'auxiliaire. — O mon maître, dit le fils de Rouk, je vous suis, soyez encore mon guide et mon soutien. » À ces mots, ils s'élancent ensemble sous les pas de leurs coursiers s'élève en nuage la poussière du désert. Poussant un cri semblable au tonnerre qu'on en tend gronder au milieu d'un nuage épais, Duréid fond sur la droite, et Dessar sur la gauche des Harisides.
Au moment où ceux-ci avaient reconnu la faible troupe des Havazénides, ils s'étaient arrêtés. Ils faisaient des dispositions pour enlever leurs armes et leurs chevaux, se confiant dans leur nombre et se croyant sûrs d'une victoire facile. Mais, à la vue de ces deux cavaliers qui seuls osent les attaquer, ils se regardent, étonnés d'une telle audace : l'effroi les saisit. C'est en vain qu'ils veulent résister; Duréid et Dessar font tomber sur eux des coups plus terribles que le feu; la mort les accompagne, et bientôt les faibles Harisides sont obligés de chercher leur salut dans une fuite honteuse; car il y a de la différence entre le loup et le lion, et plus encore entre un caillou et un diamant, entre un bâton et un cimeterre.
A peine une heure s'était-elle écoulée depuis le commencement du combat, que les fils de Sarma et de Rouk n'avaient plus d'ennemis à combattre; la moitié avait succombé sous le bras terrible des deux guerriers ; l’autre, dispersée, fuyait au hasard dans le désert. Duréid à lui seul résisterait à mille cavaliers : seul il défierait leurs lances dirigées contre lui, car s'il n'était un brave parmi les plus braves, les Arabes ne l'auraient pas surnommé le foudre de guerre. Dessar l'approche en force et en valeur, et si, le fils de Sarma pouvait avoir un égal, c'est dans le guerrier formé par ses soins qu'il trouverait un rival digne de lui.
Dessar confia à ses esclaves les chameaux qu'il venait de conquérir et qu'il destinait à la dot de son épouse; mais aussi généreux que vaillants, les deux vainqueurs distribuèrent à leurs compagnons tout le reste du butin fait sur les Harisides, puis ils s'éloignèrent du théâtre, de leur victoire, et, reprenant la route qu'ils avaient quittée, bientôt ils arrivèrent dans les contrées voisines de celles qu'habitait la tribu de Colvild. La nuit enveloppait alors l'horizon, ils s'arrêtèrent: le fils de. Sarma dépêcha un de ses cavaliers à Bessam pour lui annoncer son arrivée, et de leur côté les Havazénides se préparèrent à leur prochaine entrevue avec l'émir de Colvild.
Tous ils se dépouillent de leurs armures et se revêtent de riches habits de soie. Un vêtement étincelant d'or compose la parure du fils de Rouk, un long turban couvre sa tête et rehausse la beauté de sa ligure : à la fleur de l'âge, l'élève de Duréid est embelli par les grâces de la jeunesse; dans toute sa personne règne un air de grandeur, et lorsque Otant son casque ou levant sa visière il découvre son visage, on croirait voir la pleine lune briller de tout son éclat.
Le cavalier envoyé par le fils de Sarma a l'émir Bessam était arrivé dès le point du jour à la tribu de Colvild. Aussitôt le bruit de l'approche du prince d'Havazen se répand dans toute la tribu; chacun, partageant la joie du fils de Mesrour, se prépare à faire à un hôte aussi illustre une réception digne de lui, et tous se félicitent d'avoir pour ami et pour allié celui dont la gloire a déjà rempli toute l'Arabie.
Dès que la nouvelle en est venue aux oreilles de Bessam, il entre chez sa fille pour lui annoncer l'arrivée de son futur époux et lui rappeler que le moment est venu d'aller à sa rencontre comme on en était convenu. « O mon père, s'écria-t-elle en pleurant, pourquoi veux-tu que j'aille au devant de lui? Jamais je n'aurai le courage de me donner ainsi en spectacle dans un palanquin, et de rendre toute la tribu témoin de mon consentement ou de mon refus; o mon père, je t'en conjure, épargne-moi ce chagrin, car je ne puis supporter cette idée! —Non, lui répondit Bessam, moi-même j'ai fait ces conditions, moi-même j'ai engagé le fils de Rouk à se rendre auprès de nous; comment pourrais-je aujourd'hui manquer à nos engagements et à ma parole? Ne m'accuserait-il pas de l'avoir insulté et de m’entendre avec toi pour le tromper? Le prince des Havazénides est égal en puissance au roi Noman, et si nous l'irritons, qui n'a pas à redouter la malheureuse tribu de Colvild? — Hé bien donc, reprend Sada, puisqu'il faut que j'aille au-devant du fils de Rouk, ô mon père, laisse-moi revêtir l'armure de mon frère; je baisserai la visière de mon casque, et sous ce déguisement, je marcherai à tes cotés : que tous les palanquins soient vides, et que les rideaux soient abaissés comme si j'étais dans lin teneur avec mes parentes, afin que tous les veux se tournent de ce côté. Alors sans être reconnue je verrai cet homme que tu veux me donner pour époux, et je te dirai sans détour quel sentiment il m'inspire. »
Bessam consentit à ce que sa fille désirait. Sada couvre ses membres délicats de la lourde armure de son frère, et, sous ce vêtement étrange; la plus belle des femmes paraît encore le plus beau des guerriers.
Déjà le prince d'Havazen, le fils de Rouk et leurs guerriers étaient arrivés près des tentes de Colvild. Toute la tribu était sortie à leur rencontre, et une foule immense se pressait pour voir les traits du célèbre cheikh fils de Sarma. À la tête de leurs guerriers, les chefs de la tribu s'avancent, ils viennent complimenter le prince d'Havazen : « Puissant cheikh des Arabes, disent-ils, sois le bienvenu au milieu des enfants de Colvild, conserve-leur ta glorieuse amitié, et que le caprice d'une femme n'altère pas l’union de deux vaillantes tribus. — Illustres compagnons de Bessam, leur répond Duréid, non, l'alliance qui subsiste entre nous ne sera pas troublée pour un si frivole prétexte ; une paix éternelle régnera à jamais entre les généreux enfants de Colvild et d’Havazen. »
A ces mots les cavaliers se mettent sur deux lignes : au milieu sont rangés les riches palanquins de la fille de Bessam et de ses parentes, et déjà Dessar se croit auprès de celle, dont les charmes ont subjugué son cœur. Marchant à coté de Duréid, le fils de Rouk est l'objet de tous les regards; sous les brillants habits qui le couvrent il efface tous les guerriers qui l'entourent; sa taille a la souplesse d'une branche flexible, sa démarche est pleine de grâce et de noblesse. Chacun admire sa mâle beauté, et l’on entend parmi tes habitants de Colvild les hommes et les femmes se dire les uns aux autres :
« Par la maison sacrée, si c'est là Dessar, c'est un charmant cavalier; s'il reste dans la tribu, la discorde va bientôt régner parmi les femmes et les filles. »
Sous l'armure de son frère, la belle Sada, la visière baissée, jette avec inquiétude les yeux sur tous les guerriers qui entourent le fils de Sarma.
Elle cherche, à découvrir celui qui doit devenir son époux, et au milieu des guerriers d'Havazen, c'est à Dessar aussi que la fille de Bessam a décerné le prix de la beauté. Dès cet instant son sort est décidé. « O mon père, dit-elle à voix basse, si c'est là le fils de Rouk, si c'est là celui que tu me destines, qu'il soit le bienvenu : mais à lui seul je peux donner mon cœur. Si un autre guerrier doit être mon époux, qu'on ne me parle plus de mariage, jamais je n'y pourrais consentir. — Calme «ton impatience, lui répond son père, bientôt tu vas connaître quel est le fils de Rouk. » A ces mots s’avançant entre les deux lignes de cavaliers : « Seigneur, dit Bessam au prince des Havazénides, daignez nous présenter Dessar, votre élève, afin que ma fille connaisse son époux, et qu'elle puisse décider; car vous le savez, les femmes ont une manière de voir si extraordinaire, qu'il faut nous conformer à leur faiblesse. »
A peine il avait achevé ces paroles que Dessar s'avança: « Seigneur, s'écrie-t-il, c'est moi qui suis le fils de Rouk; c'est moi qui viens vous supplier de m'accorder votre fille pour épouse. Si vous daignez combler mes vœux, pour toujours Dessar sera le serviteur de votre maison; mais si vous repoussez ma prière, le bonheur fuira loin de moi, et je retournerai dans ma patrie le désespoir dans l’âme. »
Un silence profond règne dans rassemblée : tous attendent avec impatience la réponse du père de Sada, et dans l'esprit de tous les assistants semblent être passées les inquiétudes du cœur de Dessar.
« Non, fils de Rouk, s'écrie à son tour le prince de Colvild, tu ne partiras pas avec le désespoir dans l’âme, car c'est à toi seul que ma fille veut donner le nom d'époux. » A ces mots mille cris se font entendre, et au silence de la crainte a succédé l'expression éclatante de la joie universelle. Dessar est au comble du bonheur, il offre à Bessam les chameaux qu'il a pris sur les cavaliers de Haris. « Seigneur, lui dit-il, voici une partie de la dot de votre fille, daignez agréer pour les frais de la noce ce faible tribut que notre bras a conquis et que ma reconnaissance vous offre. »
En même temps Kokeb est rendu à son maître; le fils de Mesrour, en retrouvant ce coursier, objet de toutes ses affections, ressent la joie la plus vive, et oublie en le revoyant toute la douleur que lui avait causée sa perte; le bonheur du moment présent effaçant le souvenir des souffrances passées.
Cependant on se dirige vers la tente de l'émir Bessam. Là un festin somptueux attendait les illustres convives. Le prince d'Havazen et son fils adoptif furent traités avec plus de magnificence qu’à leur tribu, et pendant sept jours entiers les festins et les fêtes se succédèrent sans interruption dans la tribu de Colvild.
Le septième jour le fils de Rouk vit enfin combler ses vœux : son union fut célébrée avec grande pompe au milieu de la joie universelle, et en ce jour la plus belle des femmes de l'Arabie fut unie au plus valeureux de ses guerriers.
Pendant trois jours de nouvelles réjouissances signalèrent cet heureux événement. Bessam eut désiré retenir longtemps encore son nouveau gendre et son nouvel allié; mais Duréid ne voulut pas prolonger un séjour dont la durée fût devenue à charge aux enfants de Colvild. Le dixième jour il prit congé de Bessam. La belle Sada, montée dans un riche palanquin, dit adieu à sa famille et à ses compagnes, et, marchant a ses côtés, le fils de Sarma et le fils de Rouk, entourés de leurs cavaliers, reprirent le chemin des tentes d'Havazen.
Journal Asiatique, juillet-décembre 1834
Episode tiré du roman d'Antar, par M. A. Caussin de Perceval.[2]
Le roi Zohaïr, chef de la nombreuse tribu arabe des Bènou-Abs, était en proie à de vives inquiétudes sur le sort de Chas, l'aîné de ses enfants, qu’il avait envoyé à la ville de Hira, et dont l'absence se prolongeait au delà de toutes ses prévisions. Un soir, renfermé dans sa tente, silencieux et livré à de tristes conjectures, il vit entrer un esclave noir qui avait accompagné son fils dans son voyage. Le nègre, les yeux en pleurs, lui raconta que Chas, revenant de Hira et ramenant avec lui un chameau chargé de parfums dont son beau-frère, le roi Noman, lui avait fait présent, avait été tué, pendant la nuit, d'un coup de flèche parti d'une main inconnue. « Dans quelle terre son sang a-t-il été répandu? s'écria Zohaïr. — Dans la terre des Bènou-Amer, » dit l'esclave. La douleur et la colère obscurcirent les yeux du malheureux père. Bientôt l'affreuse nouvelle parvint aux oreilles de ses autres enfants et de son épouse Témadour, qui se frappa le visage. Ses serviteurs imitèrent son exemple. Dans un instant toutes les habitations retentirent de plaintes et de sanglots ; les hommes et les femmes se découvrirent la tête et s'abandonnèrent à toutes les démonstrations du désespoir.
Le lendemain, Rabie, fils de Zyâd, se présenta devant Zohaïr. Il s'assit avec lui sur le tapis de condoléance et lui dit : « O roi, aucun ennemi n'est redoutable pour nous, car nos glaives sont tranchants, nos lances longues, nos guerriers braves. Que l'idée d'une vengeance assurée adoucisse ton affliction. — Qu'on se prépare à la guerre, dit Zohaïr; dans trois jours nous combattrons. »
Les Bènou-Abs s'empressèrent d'obéir. Deux mille cavaliers se rassemblèrent et partirent avec leur roi Zohaïr et les frères de Chas, qui ne cessaient de se lamenter. Ils marchèrent avec célérité et se trouvèrent bientôt en vue du pays des Bènou-Amer.
Cette contrée était habitée par trois tribus, celles d'Amer, de Kélab et de Gani. Leurs eaux, leurs pâturages étaient contigus, et de nombreuses alliances contractées entre elles en faisaient une seule grande famille, comprise sous la dénomination générale de Bènou-Amer, et dont le chef suprême était Khaled, fils de Djafar. Ce prince se trouvait alors éloigné du camp avec une partie de ses guerriers ; il était ailé passer quelque temps auprès de sa nièce Soad, mariée au frère du roi Noman. En son absence, le commandement était dévolu à Gachem, fils de Malik, surnommé le joueur de lance, qui était le plus vaillant des enfants d'Amer.
A la vue du nuage de poussière qui paraissait au loin, Gachem monta à cheval, suivi d'un petit nombre des siens ; il s'avança à la rencontre de Zohaïr, lui donna le salut et lui dit : « Seigneur, quel motif extraordinaire t'amène vers nous? Viens-tu nous apporter la guerre, ou nous visiter comme ami? » Zohaïr répondit : « Non, Gachem, non, je ne viens pas vous visiter comme ami ; je viens vous détruire avec le glaive. — Et pour quel sujet les liens d'amitié qui nous unissent seraient-ils rompus ? — Je veux vous massacrer tous jusqu'au dernier, parce que mon fils Chas a été assassiné dans l'ombre de la nuit près des eaux qui vous appartiennent. — Et qui te l'a dit? — L'esclave qui l'accompagnait. — Ainsi donc, seigneur, c'est sur la foi du récit d'un vil esclave que tu ferais périr des milliers d'innocents pour punir un prétendu coupable ! Et quand le rapport de l'esclave serait la vérité même, n'est-il pas possible que ton fils ait été rencontré sur nos terres par quelque bandit errant, ou quelque voyageur étranger à notre tribu, qui, dans l'obscurité, alarmé par l'approche d'un guerrier inconnu, lui aura tiré une flèche et l'aura malheureusement atteint ? Veux-tu donc mettre du sang entre nous ? Non, à Dieu ne plaise que nous cessions de vivre en paix! Si tu n'as point d’égard à ma prière, si tu oublies les droits d'une amitié ancienne, que la pitié te parle du moins en faveur de faibles femmes, d'enfants, de vieillards, qui t'implorent par ma bouche. »
Ces paroles firent rentrer Zohaïr en lui-même; il renonça à ses projets hostiles, dans la crainte de commettre une injustice et d'en subir plus tard l'inévitable châtiment. Il retourna chez lui avec la même promptitude qu'il avait mise à venir. Alors Caïs, le second de ses fils, se livra sans interruption aux regrets et à la douleur. « Non, s'écria-t-il enfin, je ne laisserai pas le sang de mon frère sans vengeance ! »
Cette année, la terre avait été avare de ses productions et la disette régnait dans l'Arabie. Caïs chargea deux chameaux de dattes, de beurre et de farine; ensuite il envoya chercher une femme qui avait servi de nourrice à Chas et dont il connaissait l'intelligence. L'âge avait blanchi ses cheveux sans rien ôter à son esprit de sa finesse et de son énergie. « Rends-toi, lui a dit Caïs, au pays des Bènou-Amer. Parcours les trois tribus alliées de Gani, d'Amer et de Kélab, et échange la charge de ces chameaux contre des parfums exquis. Lorsqu'on t'en aura donné de la qualité de ceux dont les rois font usage, informe-toi adroitement où et comment on se les est procurés. » La vieille saisit son idée et se mit aussitôt en devoir de l'exécuter. Animée d'un courage que n'effrayait aucun péril, elle partit accompagnée seulement d'un guide que Caïs lui donna pour la conduire chez les Bènou-Amer.
Parvenue au but de son voyage, elle se présenta successivement devant les tentes et offrit de céder les provisions qu'elle apportait pour d'excellents parfums, annonçant que c'était là le seul prix qu'elle désirait. Elle visita ainsi inutilement les habitations des Bènou-Amer et des Bènou-Kélab; elle passa ensuite à celles des Bènou-Gani. Elle allait de porte en porte, et avait presque perdu l'espoir du succès, lorsqu'elle arriva à la tente du chasseur Talébé, fils d'Aradj. Talébé était alors absent et sa femme restée seule avait besoin de farine. Aussitôt qu'elle aperçut la vieille avec ses chameaux chargés, elle rappela et la fit entrer dans sa tente. Là elle tira d'un coffre de l'aloès, du musc, de l’ambre et diverses essences dont l'odeur délicieuse embauma à l'instant l'atmosphère. La vieille fut saisie d'étonnement et de joie. « Ah! s’écria-t-elle, ce n'est pas avec de la farine seulement que je veux te payer ; tout ce que portent mes chameaux est à toi; mais apprends-moi, ma chère enfant, d'où te viennent ces parfums qui répandent au loin une odeur si suave. Ils sont justement l'objet de mes recherches et de mes désirs, et aucun marchand n'en possède de semblables. » La femme du chasseur répondit : « Ma tante, l'aventure qui les a mis entre mes mains est bien curieuse; mais mon mari m'a défendu de la raconter à qui que ce fût. Cependant je te la dirai, si tu t'engages par serment à n'en parler à personne. » La vieille se soumit volontiers à cette condition et fit le serment que lui demandait la femme de Talébé. Celle-ci prit alors la parole en ces termes : « Mon mari se nomme le chasseur Talébé, fils d'Aradj. Il était pauvre ; mais il a eu une bonne fortune que tous les chasseurs pourraient lui envier. Une nuit qu'il était en embuscade auprès de notre étang, un cavalier passa près de lui dans l'obscurité, et le bruit de sa marche fit prendre la fuite aux animaux que mon mari épiait. Talébé, dans son dépit, apostropha l’inconnu avec rudesse ; celui-ci répondit sur le même ton. Mon mari irrité lui décocha une flèche et le tua. « Ce cavalier avait avec lui un esclave et un chameau dont la charge était tout entière composée de parfums. L'esclave, voyant son maître étendu sans vie sur la poussière, s’enfuit aussitôt. Mon mari enterra le cadavre sous le sable et se hâta de revenir chez lui avec le chameau, le cheval et les dépouilles du voyageur. Il m’a quittée ces jours derniers pour aller les vendre dans quelque tribu éloignée et rapporter en échange de l'argent et de l’or. »
La femme du chasseur finit en recommandant de nouveau la discrétion à sa confidente. La vieille lui réitéra la promesse d'un secret inviolable, lui donna toutes ses provisions et prit les parfums. Elle s'éloigna ensuite, impatiente de regagner le camp des Bènou-Abs.
Elle arrive, court à la tente de Zohaïr et lui dit : « O roi, le meurtrier de ton fils est découvert. — Quel est-il? demande Zohaïr. — Il se nomme, répond-elle, le chasseur Talébé, fils d'Aradj, de la tribu de Gani. » Puis elle l'instruit du stratagème imaginé par Caïs, lui donne tous les détails de ses recherches et lui montre les parfums que Chas avait reçus de Noman. Zohaïr lui laisse à peine le temps d'achever son récit; il crie aux guerriers qui l'environnent: « Vengeance ! vengeance ! aux armes, mes cousins ! » Dès le jour même il monte à cheval et se met en route avec tous les cavaliers d'Abs.
Il cheminait à leur tête, l'esprit égaré par la douleur. Autour de lui étaient ses neuf fils, et à sa droite Rabie, le chef de la famille de Zyâd, aussi habile dans le conseil que ferme dans l'action. Enflammés tous de la même soif de vengeance, ils poursuivirent leur marche sans prendre de repos, le jour ni la nuit.
Zohaïr, en approchant des habitations des Bènou-Amer, reconnut qu'elles étaient dégarnies d'une partie de leurs défenseurs. Khaled, fils de Djafar, n'était pas encore de retour, et le camp n'était gardé que par un petit nombre de cavaliers sous les ordres de Gachem. Aussitôt qu'ils aperçurent le roi Zohaïr, ils allèrent au devant de lui et le prièrent de les instruire du motif qui le ramenait. Zohaïr leur apprit par quel moyen il avait acquis la certitude que le meurtrier de son fils Chas était le chasseur Talebé, fils d'Aradj. Les Bènou-Amer firent chercher Talébé, qui ne se trouva point. Alors on fit venir sa femme et on la menaça de la mort si elle ne déclarait la vérité. Elle confessa ce qu'avait fait son mari et jura qu'elle ignorait le lieu où il était allé.
Le roi Zohaïr, voyant que le meurtrier était échappé de ses mains, entra dans une violente colère. Il jeta des regards furieux sur les Bènou-Amer et s'écria : « Enfants d'Amer, je vous donne le choix de trois conditions; si vous n'en acceptez une, je vous fais tous tomber sous le fer, je plonge dans l'esclavage vos femmes et vos filles. Ou rendez la vie à mon fils Chas, ou remplissez mon manteau des étoiles attachées au firmament, ou enfin livrez-moi tous les Bènou-Gani, afin que je les massacre jusqu'au dernier, parce que c'est à leur tribu qu'appartient Talébé, fils d'Aradj. » Les Bènou-Amer répondirent : « Seigneur, tes demandes ne sont pas raisonnables. Exiger ce qui est au-dessus de la puissance des hommes est un acte de tyrannie. Celui-là seul peut rendre la vie aux morts qui a étendu sous nos pieds la terre que nous foulons et élevé la voûte des cieux au-dessus de nos têtes. Livrez-moi, dis-tu, les Bènou-Gani pour que je les égorge tous, enfants et vieillards. Seigneur, tu ne pourrais exécuter cette menace; ta sagesse ne te le permettrait pas. Tu es un roi juste et magnanime; ne punis donc point l’innocent pour le coupable. La perte cruelle que tu as faite causera-t-elle entre nous une rupture ? Non, Dieu nous préserve d'échanger l'amitié contre la haine, la paix contre les horreurs de la guerre ! Nous te payerons pour le prix du sang dix fois autant que pour un meurtre ordinaire, et nous te conjurons d'avoir compassion du sort de nos filles et de nos femmes. Ta générosité te fera de chacun de nous un esclave dévoué. Nous nous engageons de plus à chercher Talébé partout où il aura pu se réfugier et à le remettre entre tes mains pour que tu lui fasses souffrir la mort qu'il a méritée. »
Par des discours de ce genre, les Bènou-Amer parvinrent à émouvoir le roi Zohaïr. Cependant il hésitait ; il consulta Rabie, fils de Zyâd, pour savoir s'il devait se déterminer à faire grâce. « Quel est ce langage, seigneur? s’écria Rabie ; devant quel Arabe oserions-nous désormais lever le front, si nous laissions Chas sans vengeance. Hé quoi ! lorsque tu connais le meurtrier de ton fils, tu te laisserais apaiser par de trompeuses paroles d'humilité! »
En disant ces mots, Rabie tire son sabre, il crie : « Vengeance à Chas ! et frappe le premier les Bènou-Amer. Les fils de Zohaïr lui répondent par des cris semblables qui font au loin retentir les échos. Au même instant les guerriers brandissent leurs lances, les glaives s'entrechoquent, les voix se confondent, les combattants se mêlent avec fureur, le sang coule de toutes parts, les blessés et les mourants jonchent la terre, des tourbillons de poussière obscurcissent tous les yeux, les têtes roulent loin des corps qui les portaient.
Les Bènou-Amer défendaient avec le courage du désespoir leurs femmes et leurs enfants; mais ils ne pouvaient résister à la supériorité de leurs adversaires. Leurs plus braves cavaliers reçurent la mort; la valeur de Gachem put seule arrêter quelque temps l'effort des Bènou-Abs, car c'était un des héros de l'Arabie. Lorsqu'il vit que les siens étaient taillés en pièces et que leur nombre diminuait sensiblement, tandis que celui des ennemis semblait à chaque instant s’accroître, il craignit la destruction totale de sa troupe, le déshonneur et la ruine de sa tribu. Alors il prit avec lui les vieillards les plus vénérables des Bènou-Amer et se dirigea vers le lieu d'où Zohaïr observait le combat.
Ce prince était placé sur une éminence, entoure de ses enfants et de quelques guerriers qui tenaient en main des drapeaux ; au-dessus de sa tête se déployait l’enseigne de l'aigle, marque de sa dignité.
En approchant de la colline, Gachem descendit de cheval; il s'avança humblement vers le roi, et prenant l’étrier de Zohaïr, il lui baisa le pied : « O Seigneur, lui dit-il, n'agis point comme les hommes orgueilleux et lâches; ce n'est pas là ce qui convient à ton grand et noble caractère. Arrête les massacres, et nous repousserons de notre sein la tribu coupable du meurtre de ton fils; nous briserons avec elle et nous l'abandonnerons à ton ressentiment. Il n'est point juste que tu nous fasses périr pour expier les fautes des autres, et que tu nous demandes compte d'une action à laquelle nous sommes étrangers. Nous te supplions de nous accorder une trêve jusqu’à la fin de cette journée, et demain, dès l'aurore, tu prendras tes victimes. »
Les vieillards joignirent leurs prières à celles de Gachem, et Zohaïr fléchit enfin. « Par égard pour vos cheveux blancs, leur dit-il, et pour la haute renommée du fils de Malik, je vous accorde le reste de cette journée. » Aussitôt il envoya ses esclaves ordonner à ses guerriers de cesser le carnage. On ne parvint cependant à faire quitter le champ de bataille aux vainqueurs et aux vaincus qu'au moment où les ténèbres de la nuit succédaient à la clarté du jour.
Gachem, de retour vers les siens, leur dit : « Hâtez-vous de mettre en sûreté vos femmes et vos enfants sur les sommets des montagnes. J'ai fait une promesse trompeuse au roi Zohaïr, afin de gagner du temps et de pourvoir à la conservation de nos familles et de nos biens. Nous tacherons de nous maintenir dans des positions inaccessibles, jusqu'à ce que ce mois s'achève et que la lune du mois sacré paraisse et mette fin aux combats. Notre ennemi sera forcé alors de s'éloigner. Nous sommes perdus si nous ne mettons promptement ce plan à exécution. »
A l'instant les Bènou-Amer s'empressent de plier leurs tentes; ils chargent leurs bagages sur les chameaux, et, favorisés par la nuit qui dérobe leurs mouvements aux Bènou-Abs, ils vont établir leurs familles sur des monts escarpés. Au point du jour, la plaine où ils campaient la veille n'était plus qu’un désert, et les trois tribus, placées sur des cimes élevées, s'agitaient comme les vagues de la mer lorsqu'elle est battue par le vent du nord.
Le roi Zohaïr était monté à cheval au lever du soleil; il s'avança à la tête de tous ses guerriers et vit de loin, sur le couronnement des montagnes, les tentes des Bènou-Amer. Il reconnut que Gachem l’avait trompé, et sa fureur n'eut plus de bornes, il attaqua les Bènou-Amer dans leur asile et les assiégea pendant cinq jours, faisant égorger tous les prisonniers qui tombaient en son pouvoir. Le sixième jour, la lune du mois sacré se montra à l'horizon.
Ce mois était celui de Redjeb, pour lequel les Arabes, avant l'islamisme, avaient une vénération particulière. Pendant sa durée ils ne faisaient point la guerre, et si quelqu'un rencontrait le meurtrier de son père ou de son frère, il ne cherchait point à lui faire de mal, malgré l’ardent désir qu'il éprouvait de se venger. Tout le monde voyageait alors librement et sans armes ; et comme les oreilles n'étaient plus frappées par le bruit du fer, on avait donné à ce mois le surnom d’el asamm, c'est-à-dire le sourd. C'était le temps où les Arabes se rendaient de toutes parts en pèlerinage au temple de la Mekke pour demander au ciel le pardon de leurs fautes.
Lorsque le roi Zohaïr aperçut le croissant et se convainquit que le mois de Redjeb était commencé, il en conçut un mortel déplaisir. Il s'indignait de n'avoir pu satisfaire son ressentiment: il fit néanmoins cesser les combats, pour ne pas introduire par son exemple un funeste usage; mais il jura de ne point retourner dans sa tribu avant d'avoir détruit jusqu’aux vestiges des Bènou-Amer.
Il renvoya les cavaliers d’Abs dans leurs familles, et dit à son fils Caïs : « Pars avec eux, mon fils, et amène ta mère à la Mekke, où je vais me transporter moi-même, afin que nous visitions ensemble le temple saint. Quand les jours de paix seront écoulés, nous reviendrons exterminer nos ennemis. Venger la mort de Chas par leur extinction totale est la seule satisfaction qui puisse apaiser le feu dont mon cœur est consumé. »
Caïs se mit en route avec les Bènou-Abs et se dirigea vers la terre de Chourbé. Zohaïr, escorte de ses autres enfants et d'un petit nombre de guerriers, arriva à la Mekke, et attendit son épouse Témadour, qui ne tarda pas à venir l'v joindre, conduite par Caïs. Elle avait un cortège de femmes, toutes vêtues d'habits de deuil. Ils s'établirent dans la vallée de Haram, qui était le lieu réservé de tout temps aux Bènou-Abs; car chaque famille distinguée parmi les Arabes avait une place particulière qui lui était assignée dans les alentours du temple.
Le hasard voulut que Khaled, fils de Djafar, s’étant séparé de sa nièce précisément à cette époque, eut l'idée d'aller à la Mekke avec ses compagnons, avant de regagner leur contrée. Gachem, fils de Malik, suivi de plusieurs des Bènou-Amer, avait fait aussi le pèlerinage, ils rencontrèrent Khaled à la Mekke et l'informèrent de ce qui s'était passé entre eux et le roi Zohaïr, qui les avait rendus responsables du meurtre de Chas et avait massacré un grand nombre de leurs guerriers. Ce récit enflamma Khaled de colère; ses veux devinrent rouges, et la violence de ses sentiments pensa le suffoquer. « O Zohaïr, s’écria-t-il, pourquoi n'étais-je pas là quand tu as traité ainsi ma tribu? Tu as profité de mon absence pour exercer à ton gré ta vengeance sur les miens. Mais si je ne punis pas ta lâcheté, que je ne sois point le véritable fils de Djafar! »
La nuit que passa Khaled lui parut d'une mortelle longueur. Le lendemain matin il alla faire le tour du temple, selon l'usage solennel. En accomplissant cette cérémonie, il se trouva face à face avec Zohaïr. A sa vue, il sentit son cœur et ses entrailles s'embraser, a Zohaïr, lui dit-il, tu as assouvi ton ressentiment contre les Bènou-Amer. Heureux d'avoir saisi le moment où nos tribus étaient privées de leurs défenseurs, tu as fait fuir de leurs modestes retraites nos femmes éperdues. — Eh ! crois-tu donc, répondit Zohaïr, que je me regarde comme vengé ? Par le dieu du ciel ! sans mon respect pour le mois sacré, je n'aurais laissé dans ta tribu ni enfants ni vieillards. Mais quand ce mois sera écouté, je porterai la désolation dans ton pays, j'anéantirai jusqu'aux vestiges de ses habitants. — Zohaïr, dit Khaled, ne crains-tu pas que le destin n'appesantisse son bras sur toi? qu'il ne te détruise comme il a détruit les puissants qui ont existé avant toi ? Par la sainte Kaaba ! si j’avais été présent quand tu as attaqué les miens, j'aurais châtié ton audace. Mais puisque le sang a été versé entre nos tribus, bientôt tu verras lequel de nous deux mordra ses mains de regret et de désespoir. »
Caïs, s’approchant alors de Khaled, lui dit : « Si tu tenais ce propos partout ailleurs qu'en ce lieu, je ne te répondrais qu'avec mon sabre. Mais tu recueilleras le fruit de tes paroles dès que la guerre recommencera. — Elle recommencera trop tôt pour vous, reprit Khaled; et le plus ardent de mes vœux, c'est de rencontrer ton père dans la mêlée et de n’être séparé de lui qu'après que la mort de l’un de nous deux aura satisfait la haine de son adversaire. »
Zohaïr sourit avec dédain. « Khaled, dit-il, si j'étais endormi, tu n'oserais m'éveiller; et si je tirais mon sabre, la crainte t'empêcherait d’avaler devant moi ta salive. »
Pour réponse, Khaled se tourna vers la Kaaba et rit cette prière : « O mon Dieu! toi qui as élevé cet édifice sur d'inébranlables fondements, toi qui as fait de ce sanctuaire un asile de miséricorde pour les enfants de l'Arabie, ne permets pas que cette année s'achève sans que tu me fournisses l'occasion, de combattre Zohaïr, que tu mettes sa gorge entre mes mains et que je triomphe de lui par ton secours ! »
Zohaïr, aveuglé par l’orgueil et transporté de fureur, fit à son tour cette prière : « Seigneur! ne permets point que cette année s’achève sans que tu m'accordes la demande que je t'adresse. Fournis-moi l'occasion de me mesurer seul à seul avec Khaled. Pourvu que je puisse le combattre, j'ai assez de force pour lui arracher la vie, et ne réclame de toi aucun secours. »
Un grand nombre d'Arabes se trouvaient debout en ce moment autour du temple. Lorsqu'ils entendirent les paroles que Zohaïr venait de proférer, ils se prosternèrent devant les idoles, ils baisèrent respectueusement les pierres angulaires de l'édifice, et dirent : « Tu mourras, Zohaïr, avant la fin de cette année, parce que tu as mis ta confiance en toi seul et que tu as outragé l’Eternel. »
Toujours hors de lui-même, Zohaïr leur répondit : « Trêve de remontrances ! n'exigez point de moi que je sois calme comme un homme sans honneur. La colère qui ne peut s'assouvir fait éprouver à un cœur généreux les mêmes tourments que s'il était percé d'un glaive. Oui, j'en jure par Làte, Ozza et tous les dieux dont les images sont placées sur ce temple, sans la sainteté du mois de Redjeb je tuerais Khaled à l'instant même et boirais son sang comme on boit le vin dans les repas. »
Khaled allait répliquer ; mais les assistants séparèrent les deux ennemis et les obligèrent de cesser leur querelle.
Après cette scène, Khaled ne demeura que trois jours à la Mekke. Il reprit le chemin de son pays, voyageant à grandes journées, avec ses guerriers. Ils arrivèrent enfin à leur tribu. Leurs familles avaient quitté le sommet des montagnes pour dresser leurs tentes dans la plaine, auprès des sources et des lacs. Le mois sacré de Redjeb leur avait rendu la sécurité; mais presque toutes les habitations retentissaient de sanglots et de gémissements que faisait pousser le trépas des braves qu'on avait perdus.
Aussitôt que Khaled eut mis pied à terre, il exhorta les parents des morts à prendre courage, et fit assembler les trois tribus alliées. Il leur raconta son aventure à la Mekke avec Zohaïr; ensuite il ajouta : « Mon dessein est d'aller chercher notre ennemi à sa sortie du territoire de la Mekke, pour lui faire payer le sang qu'il a versé. Quand nous serons débarrassés de Zohaïr, nous irons attaquer sa tribu et nous la détruirons tout entière. En ce moment Antar, éloigné des siens, est occupé à faire la guerre dans le Yémen; si nous ne profitons de cette occasion, désormais les Bènou-Abs nous abreuveront sans cesse de nouveaux outrages. »
Ces paroles furent accueillies avec des acclamations d'enthousiasme par les Bènou-Amer. « Nous approuvons ton projet, dirent-ils à Khaled; prends donc toutes les mesures convenables pour en assurer la réussite. Nous sommes ici cinq mille hommes qui pouvons aisément écraser la faible escorte de Zohaïr. Combien en veux-tu d'entre nous pour t’accompagner? — Je veux vous emmener tous, répondit Khaled; je vous partagerai en plusieurs bandes et vous enverrai sur divers chemins, afin que notre proie ne puisse nous échapper. »
Tous se préparèrent donc à cette importante expédition. Il restait encore dix jours du mois sacré. Les apprêts du départ furent terminés en sept jours; ils se mirent en marche trois jours avant la fin de Redjeb. Lorsqu'ils furent à une certaine distance de leurs habitations, Khaled les divisa en plusieurs troupes, il chacune desquelles il indiqua une route différente. Allez, leur dit-il, soyez pleins de zèle et de courage. Notre rendez-vous sera la terre d'Haouazen. » Les divers détachements partirent chacun de leur côté et se mirent à traverser les déserts, en pressant et ralentissant tour à tour l'allure de leurs coursiers.
Zohaïr, après avoir accompli son pèlerinage, quitta la Mekke avec sa famille, nourrissant dans son cœur un ressentiment profond contre Khaled. Il se rendit à la foire d'Occaz. Il avait là des amis : c'étaient de nobles seigneurs dont il reçut l'hospitalité. Il prit chez eux quelque repos et continua sa route, conduit par la fatalité, qui le fit parvenir à la terre d'Haouazen peu de jours après l'expiration du mois de Redjeb. Il dressa ses tentes auprès du lac, sans se douter du sort que lui réservait le maître des cieux, celui dont la volonté s'exécute sans que rien puisse en retarder l'effet, celui qui a fait périr les forts et les puissants, qui a effacé du livre des vivants des milliers de générations.
C’était aux approches du soir que Zohaïr avait campé sur le bord du lac. Il prit un léger repas, et quand la nuit fut close, il se disposa à se livrer au sommeil. « Partons, mon père, lui dit Caïs; hâtons-nous de franchir les déserts qui sont devant nous, afin de passer, pendant l'obscurité, le pays des Bènou-Amer. Ils brûlent de se venger de toi, et je crains le génie rusé de Khaled, fils de Djafar; je crains qu'il ne nous surprenne dans ce lieu et qu'il n'use envers nous de terribles représailles. »
Zohaïr se prit à tire. « Que dis-tu, Caïs répondit-il ; qu'est-ce à mes yeux que des lâches tels que les Bènou-Amer? Qu'est-ce que Khaled, fils de Djafar? Qu'est-ce que tous les guerriers qui habitent les vastes plaines de l'Arabie? J'en jure par le Dieu éternel, je ne quitterai pas cette place avant trois jours et trois nuits, quand même des ennemis viendraient fondre sur moi de tous les alentours. Je ne veux pas qu'on dise que j'ai traversé la contrée des Bènou-Amer à la faveur de la nuit. On croirait qu'ils m'ont inspiré de l'effroi, et l'on ne saurait pas que je les ai épargnés naguère par le seul effet de ma modération et de ma générosité. »
Caïs, entendant ce discours, reconnut que la vie de son père était parvenue au terme fatal. Obligé de se conformer à une volonté imprudente, il engage ses compagnons à se tenir prêts au combat, à tout événement, et à veiller tandis que Zohaïr dormait.
Cependant Khaled, fils de Djafar, était arrivé dans le pays d'Haouazen. Il avait choisi un endroit où il s'était mis en embuscade, et il attendait le passage de son ennemi. Voyant que Zohaïr tardait à paraître, il dit à ses guerriers : « Qui de vous, mes cousins, ira prendre des renseignements sur la route qu'a suivie Zohaïr et sur le lieu où il se trouve, afin que nos mesures ne soient pas déconcertées par le hasard ? Il doit être parvenu aux eaux d'Haouazen, et les espaces du désert s'ouvrent maintenant devant lui. J'ai peur qu'il ne nous échappe et que nous ne perdions le fruit de nos peines. »
« Khaled, répondirent-ils, personne ne peut remplir tes désirs mieux qu'Amrou, fils de Chérid, parce qu'il est allié par le sang aux Bènou-Abs et qu'il a un prétexte pour se présenter à eux. Il pourra leur dire qu’il est venu féliciter sa sœur, la reine Témadour, à l'occasion de son pèlerinage. Il reconnaîtra le lieu où ils sont campés et reviendra nous en informer. Mais quiconque d'entre nous entreprendrait d'aller épier des ennemis qui doivent être sur leurs gardes tomberait probablement entre leurs mains et ne serait plus revu de ses compagnons. »
« Mes cousins, dit Khaled, je crains qu’Amrou ne nous trahisse. »
« Sois sans inquiétude, reprirent les Bènou-Amer; des sentiments brûlants d’inimitié animent Amrou contre Zohaïr, qui l'a exilé de la terre de Chourbé, et l'eût fait mourir si sa sœur Témadour n'eût intercédé pour lui. Nous te garantissons sa fidélité. »
Khaled appela près de lui Amrou et lui expliqua la mission qu’il voulait lui confier. « Je l'accepte, dit Amrou; mais j'exige de vous une condition. Promettez-moi solennellement de la remplir. — Quelle est-elle? demanda Khaled. — Lorsque vous aurez tué Zohaïr, reprit Amrou, vous n'emmènerez pas ma sœur prisonnière; vous ne ferez souffrir aucun mauvais traitement à ses enfants et vous les laisserez libres comme elle. »
Khaled lui jura de protéger Témadour et ses fils. Satisfait de cette assurance, Amrou partit, et les Bènou-Amer, pleins d'espoir, attendirent son retour avec impatience.
C'était au milieu de la nuit qu’Amrou s’était séparé d'eux. Au point du jour il se trouvait près des eaux d'Haouazen.
Caïs fut le premier qui l'aperçut, il le reconnut, malgré la distance, à la manière dont il montait son cheval; et, pénétrant aussitôt le dessein perfide qui l’amenait, il dit à Zohaïr : « Mon père, voici mon oncle qui s'avance vers nous de toute la vitesse de son cheval. Je suis persuadé qu'il vient comme espion des Bènou-Amer. »
A peine Caïs achevait ces mots qu'Amrou était près de lui. Il donna le salut au roi Zohaïr et entra dans la tente de sa sœur. Zohaïr et Caïs l'y suivirent; on s'assit et la conversation commença.
« Mon oncle, dit Caïs, quel motif t'a fait entreprendre un pénible voyage et t'a conduit vers nous? » Amrou répondit : « Je suis venu pour vous féliciter de votre pèlerinage et vous apprendre en même temps une nouvelle. Khaled, fils de Djafar, a rassemblé tous les Bènou-Amer et a formé avec eux le projet de tirer de vous une vengeance éclatante. Ils se sont mis en marche depuis douze jours, au nombre de cinq mille cavaliers, pour chercher à vous rencontrer quand vous reviendriez de la Mekke. Pour moi, j'en atteste le créateur du monde, depuis le moment de leur départ, je n'ai pas goûté un instant de repos, tant était vive ma sollicitude pour vous. J'ai marché sur leurs traces, dans le dessein d'épier leurs mouvements et de vous en instruire. Ils ont d'abord porté leurs pas jusqu'auprès de la Mekke; de là ils sont revenus et se sont enfoncés dans les déserts, en prenant la direction de leur pays. Quand j'ai vu qu'ils avaient désespéré de vous atteindre et qu’ils renonçaient à leur entreprise, mon inquiétude s'est calmée. J'ai suivi cette route pour vous joindre, bien certain que vous n'auriez pas choisi un chemin détourné, quand même vous auriez dû être attaqués par des ennemis aussi nombreux que les grains de sable du désert. Maintenant je suis au comble de la joie de vous avoir trouvés ; ici et d'être assuré que vous n'avez plus rien à redouter. »
Ces dernières paroles firent sourire le roi Zohaïr. Fils de Chérid, dit-il, sache que des hommes tels que nous ne redoutent rien. Par Làte et Ozza, le plus ardent de mes souhaits, c'est de rencontrer les Bènou-Amer. Je les attends. S'ils t'ont envoyé comme espion, retourne vers eux et dis-leur que je ne quitterai pas cet endroit avant trois jours entiers. »
O roi, reprit Amrou, ton cœur n'a donc pas encore oublié sa haine contre moi? Tu imputes de mauvaises intentions le bien que je fais, et tu me soupçonnes de trahison! Le danger de ma sœur et de ses enfants m'a seul attiré ici. J'ai craint que Témadour ne fût emmenée prisonnière et que la honte n'en rejaillît sur moi. Mais puisque je l'ai vue un instant et que je suis tranquille pour elle, je pars : adieu; et si je me présente à tes yeux une autre fois, ne m'épargne pas. »
En parlant ainsi, Amrou se leva. Il voulut remonter à cheval et s'en aller; mais Caïs ne le lui permit point ; il s'élança sur lui et le garrotta fortement. « Mon oncle, lui dit-il, je ne te laisserai pas ainsi t'éloigner de nous; je te retiendrai captif jusqu'à ce que nous ayons traversé cette contrée et que nous soyons en vue de la nôtre. Mon cœur me dit que nous sommés entourés de périls ; j'ai des pressentiments qui peut-être ne se réaliseront que trop tôt. — Que tais-tu, Caïs? dit Témadour. Comment peux-tu mettre la main sur ton oncle et le traiter si indignement? Est-ce ainsi que tu lui témoignes ta connaissance de la peine qu'il a prise pour venir nous faire cette visite? — Cesse, ma mère, répondit Caïs, de m'adresser d'inutiles reproches, et ne t'oppose point à ce que je fais, parce que je devine mieux que personne au monde la pensée de mon oncle. Je ne le dégagerai pas de ses liens avant que nous soyons hors de cette terre dangereuse. »
« Lâche-le, Caïs, cria Zohaïr; c'est moi qui te l'ordonne. »
Caïs obéit à regret. Au moins, dit-il, qu'Amrou s'engage à ne parler de nous à aucune créature humaine, jusqu’à ce que nous ayons eu le temps de gagner notre pays. — Hé bien ! Amrou, dit Témadour à son frère, contente Caïs et fais-lui cette promesse. »
Amrou ne balança pas; il jura par le dieu créateur de l'univers et par toutes les idoles placées sur la Kaaba, qu'il ne parlerait des Bènou-Abs à aucun être humain, avant l'expiration de sept jours. Alors Caïs le délia et lui rendit sa liberté. Amrou demanda à sa sœur quelques provisions de voyage pour retourner chez lui. Témadour lui donna du pain et une outre remplie de lait. Amrou monta sur son cheval et partit, pouvant à peine ajouter foi à sa délivrance.
Lorsqu’il approcha du lieu où étaient les Bènou-Amer, ceux-ci l'aperçurent de loin et accoururent vers lui. Khaled, qui avait craint pendant quelque temps de ne plus le revoir, le questionna avec empressement. Amrou ne lui répondit pas; il alla vers un arbre, descendit de cheval sous son ombrage, et, jetant à terre l'outre qui contenait le lait que Témadour lui avait donné, il se mit à dire : « Arbre insensible et muet, toi qui n'as rien de la nature humaine et ne peux distinguer l'homme de la brute, c'est à toi que je m'adresse en ce moment. Apprends que j'ai reçu ce lait des fils de Bagid et d'Adnan. Je n'ose le boire et je veux que tu le goûtes pour me tranquilliser et pour que je reste fidèle à mes engagements.é
« Par le dieu du ciel ! dit Khaled à ceux qui l’entouraient, Amrou n'a point trompé notre confiance. Sans doute il a vu les Bènou-Abs, mais ils l'auront forcé à prêter quelque serment qui l'empêche de s'expliquer avec clarté. Goûtez donc ce lait ; s'il est doux et dans son état naturel, c'est un indice que les Bènou-Abs sont près de nous; s'il est aigri et gâté, c'est que nos ennemis se sont éloignés à travers les déserts. »
Quelques guerriers s'avancèrent et burent de ce lait. Il avait toute sa douceur et semblait trait récemment. « Khaled, s'écrièrent-ils, réjouis-toi; les Bènou-Abs sont près d’ici. La distance qui nous sépare d'eux ne peut pas être de plus d’une course de chameau. — Oui, reprit Khaled, Amrou les a certainement laissés dans quelque endroit de la terre d'Haouazen. Peut-être depuis se seront-ils mis en route et les rencontrerons-nous dans les montagnes; sinon, nous irons vers le grand lac, et nous les chercherons dans la plaine. — Donne-nous tes ordres, dirent ses compagnons, nous sommes tous prêts à les suivre. »
Khaled commanda le départ à l'instant. Il parcourut avec ses guerriers les collines et les montagnes jusqu'à la nuit. Alors il alla gagner la grande route de la plaine et marcha droit vers les eaux d'Haouazen. Il était hors de lui-même et semblait avoir perdu la raison, tant il était agité par la crainte de manquer l'occasion favorable. Enfin, au moment où l'aurore commençait à dissiper les ténèbres, il découvrit le lac.
Caïs faisait sentinelle. Il vit de loin la poussière qui s'élevait sous les pieds des chevaux des Bènou-Amer. Aussitôt il courut à la tente de Zohaïr. « Mon père, lui-dit-il, mets-toi sur tes gardes; ce que tu désirais va arriver. — Qu'y a-t-il? demanda Zohaïr. — J'aperçois, reprit Caïs, un nuage de poussière; sans doute c'est Khaled, fils de Djafar, qui vient avec ses cavaliers. » En achevant ces mots, Caïs ne put retenir ses larmes.
Zohaïr se revêtit de son armure, s'élança sur son coursier et vola au devant des ennemis en criant : « Sois le bienvenu, Khaled, fils de Djafar, toi dont l'attente allumait dans mon cœur un feu dévorant. Par Lâte et Ozza! aujourd'hui je reconnais que le ciel a écouté ma prière et exaucé mes vœux. »
En même temps Zohaïr pressait les flancs de sa jument, nommée Caasa, qui l'emportait avec la rapidité de la flèche ou de l'éclair sillonnant la nue. Ses enfants et ses guerriers galopaient derrière lui.
A leur vue Khaled poussa un grand cri, pour exciter au combat les Bènou-Amer, qui tirèrent aussitôt leurs sabres et mirent leurs lances en arrêt. Bientôt les deux partis se précipitent l'un contre l'autre; la terre tremble sous les pieds des chevaux; on se mêle, on se presse, la fureur fait bouillonner le sang dans toutes les veines; on n'articule ni menace ni plainte; mais on ouvre les crânes, on brise les os ; les coupes de la mort circulent parmi les braves et des tourbillons de poussière les environnent.
Au plus fort de la mêlée on entendait la voix de Zohaïr, semblable à un affreux rugissement. Livré à tout l'emportement de la rage, il combattait avec un acharnement sans égal. Sa lance perçait les cuirasses, son sabre fendait les casques; il faisait rouler les têtes comme des boules et tomber les mains comme des feuilles d’arbre.
Vers le milieu du jour les Bènou-Amer, ne pouvant plus soutenir le choc des Bènou-Abs et de leur roi, commencèrent à lâcher pied. Khaled seul opposait encore une résistance opiniâtre. Aimant mieux perdre la vie que de la sauver honteusement, il attaqua Zohaïr et engagea avec lui une lutte dans laquelle il était près de succomber, quand les autres bandes de Bènou-Amer, qui avaient suivi des chemins différents, arrivèrent toutes à la fois et s'empressèrent de prendre part au combat.
Elles avaient traversé les déserts chacune de leur coté, et, ne rencontrant pas les Bènou-Abs, elles s'étaient rendues à la terre d'Haouazen. Parvenues au lac, elles y trouvèrent Khaled aux prises avec Zohaïr. Conduites par des chefs vaillants, entre lesquels on distinguait Djendah, fils de Bèca, elles chargèrent les Bènou-Abs en faisant retentir l'air de cris terribles.
Ces puissants renforts écrasèrent la faible troupe de Zohaïr. Une partie des Bènou-Abs fut massacrée ; les autres, couverts de sang, furent saisis de découragement et de stupeur. Il leur semblait que la plaine entière était hérissée de sabres et de lances qui les frappaient de tous cotés.
Zohaïr, voyant que l'heure de la mort était venue, présenta sa poitrine aux lances dirigées contre lui. Il se précipita sur les ennemis qui l'entouraient, avec l'intrépidité du désespoir. Bientôt tous ses membres n'étaient plus qu'une plaie ; l'énergie seule de son âme le soutenait encore, lorsque Khaled se jeta sur lui et l'attaqua une seconde fois en combat singulier.
Malgré les blessures de Zohaïr, Khaled sentit qu'il ne pourrait achever de le tuer sans périr après lui. Ils fondirent l'un sur l'autre en grondant et frémissant de rage. Leurs yeux se remplirent de sang; le ciel et la terre disparurent à leur vue. Que Dieu nous préserve de ces haines furieuses qui, au temps de la barbarie, dévoraient les cœurs des Arabes comme le feu dévore le bois!
Leurs lances volent bientôt en éclats; ils tirent leurs sabres, et, tous deux décidés à mourir, ils se frappent jusqu'à ce que la force manque à leurs bras. Alors ils jettent leurs armes à terre et se saisissent corps a corps dessus leurs chevaux, ils s'étreignent, ils cherchent à s'arracher de la selle. Enfin la fatigue engourdit tous leurs nerfs ; ils tombent tous deux sur la poussière. Khaled se trouve sur Zohaïr ; il veut ramasser son sabre pour en percer son adversaire : Zohaïr l'en empêche en le tenant étroitement embrassé. « A moi, mes cousins! s'écrie Khaled, tuez Zohaïr; ou si vous ne pouvez le frapper seul, tuez-nous tous deux ensemble. »
En ce moment Ouarca, fils de Zohaïr, s'approchait du lieu de cette scène. Il entendit les paroles de Khaled et aperçut Zohaïr exposé au péril le plus imminent. Il ne put proférer que cette exclamation, « O mon père ! » et, renversant les Bènou-Amer qui étaient sur son passage, il parvint jusqu’à Khaled et lui porta un coup de sabre sur l'épaule. Mais la lame se brisa sur la cuirasse, et Ouarca ne sauva point son père du danger.
Un instant après Ouarca était arrivé un guerrier couvert de fer; c'était Djendah, fils de Bèca. Il leva le bras et déchargea un coup terrible sur le devant de la tête de Zohaïr. Le casque du roi avait roulé loin de lui. Le sabre de Djendah tomba sur son front et le partagea en deux. La lame en frappant les os du crâne rendit un tintement sourd.
Djendah vit que le coup était mortel et dit à Khaled : « Lève-toi de dessus la poitrine de ton ennemi. Il est mort et tes désirs sont satisfaits. » Khaled se releva aussitôt, remonta à cheval et cria à ses compagnons : « Mes cousins ! épargnez maintenant les vaincus. Lâte et Ozza ont comblé mes vœux ; mon entreprise est achevée. —Eh quoi! dit Djendah, tu nous ordonnes de faire grâce aux Bènou-Abs! Penses-tu donc que la paix puisse jamais renaître entre eux et nous, ou espères-tu retrouver une occasion semblable à celle-ci? — Djendah, répondit Khaled, je crains de m'exposer aux châtiments que le ciel réserve aux hommes injustes et qu'a subis le roi Zohaïr. Quand j'ai envoyé Amrou, fils de Chérid, reconnaître la position des Bènou-Abs, je lui ai promis, au nom du créateur des mondes, que je ne ferais aucun mal à ses neveux dans cette expédition et que je n'emmènerais pas sa sœur prisonnière. En tuant Zohaïr nous avons détruit la souche de nos ennemis. Il ne nous reste maintenant qu'à remplir nos serments, pour témoigner au Très-Haut notre reconnaissance de cette victoire. »
En même temps Khaled dépêcha sur tous les points des cavaliers qui firent revenir auprès de lui les guerriers des trois tribus. Il reprit ensuite le chemin de son pays, en rendant grâce au Seigneur de la vengeance qu'il lui avait accordée. A quelque distance du champ de bataille il dit à Djendah : « Mon cousin ! si le coup que tu as porté à Zohaïr n'était pas mortel !... C'est que j'ai juré, dans le temple de la Mekke, que le jour où je le rencontrerais je ne me séparerais pas de lui sans qu'un de nous deux eût reçu la mort. — Cousin ! répondit Djendah, quand un brevet de vie descendrait en ce moment du ciel, il ne rendrait pas la respiration à Zohaïr. Tu sais que mon bras est robuste et mon sabre affilé. J'ai entendu la lame résonner contre le crâne de Zohaïr. En la retirant de la blessure, j'ai vu sur le trichant quelque chose qui ressemblait à de la graisse ; j'y ai goûté avec le bout de ma langue, et je l'ai trouvé salé ; j'ai reconnu que c'était la cervelle de Zohaïr. J'ai été convaincu alors qu'il n'en reviendrait pas et que son âme allait rejoindre son père Djèdimè. » Ces paroles firent sourire Khaled, qui remercia Djendah de ce qu'il avait fait pour lui.
Cependant les fils de Zohaïr et un petit nombre de cavaliers, échappés avec eux au carnage, avaient pris la fuite aussitôt qu'ils avaient su que leur roi était blessé mortellement. Lorsqu'ils virent les ennemis cesser de les poursuivre, Caïs dit à ses frères : « Retournons vers notre père, et emportons-le avec nous s'il lui reste encore un souffle de vie. Sans doute quelque événement inattendu occupe les Bènou-Amer et nous a délivrés d’eux. »
Ils revinrent donc sur leurs pas, et, parvenus au lieu où était étendu le roi Zohaïr, ils le trouvèrent se roulant sur le sable, en proie à de cruelles douleurs. Caïs descendit de cheval et lui parla. « Que me veux-tu, mon fils? lui dit Zohaïr. Retire-toi. C'est toi que ma tribu et mes guerriers doivent reconnaître pour mon successeur. Souviens-toi de me venger, des Bènou-Amer, et de t'attacher Antar, fils de Cheddâd. C'est Antar qui punira Khaled. » Il lui recommanda encore ses autres frères, auxquels il enjoignit de lui obéir; ensuite il s'évanouit.
Ses enfants et leurs compagnons se mirent à verser des larmes et à sangloter. Ils rabattirent leurs turbans sur leurs cols. Mon père! dit Caïs, ne veux-tu point que nous te transportions à la terre de Chourbè ? Zohaïr, rouvrant les veux, répondit: « Laissez-moi mourir sans me tourmenter davantage…. La blessure que j'ai reçue à la tête me fait souffrir jusque dans les vertèbres du dos. Il ne faut aux morts que de la terre pour les garantir des corbeaux et des loups... » En ce moment sa voix s’éteignit et il avala le breuvage de la mort.
Les Bènou-Abs jetèrent de la poussière sur son corps et déchirèrent leurs vêtements, puis ils reprirent, dans une profonde tristesse, la route qui devait les conduire à leur tribu. Celui dont le chagrin était le plus cuisant, c’était Ouarca, qui avait porté à Khaled un coup inutile. Pendant tout le chemin, ses pleurs coulaient en abondance sur son visage. Témadour se livrait aussi à un affreux désespoir; elle était tentée de se donner la mort. Son amour pour ses enfants l'empêchait seul de céder à ce désir; mais elle se frappait les joues de ses deux mains et mettait en lambeaux avec ses dents la chair de ses bras.
[1] Le texte arabe indique proprement cette espèce de bandage dont les hommes et surtout les femmes font usage en Orient pour se préserver de la poussière ou par pudeur. Celui dont il est question ici était sans doute en mailles de fer.
[2] Ce morceau est presque entièrement historique. Tout le fond du récit, avec quelques variantes dans les détails, se trouve dans le Kitab el-aghani, vol. II, fol. 365 vers. et suiv.