Huart, Littérature arabe, 1902
C'est à El-Açma'ï, le grammairien de la fin du iie siècle de l'hégire (739-831), que l'on fait remonter le grand roman de chevalerie dont Terrick Hamilton avait donné une traduction partielle anglaise en 1820 et dont le texte arabe fut rapporté de Constantinople à Paris par Cardin de Cardonne. Caussin de Perceval, le fils, en disserta dans le Journal asiatique et en donna des extraits dans le recueil des Chrestomathies orientales (1841). Ces deux orientalistes, puis Cherbonneau, Dugat et Devic en ont traduit des fragments; il a été publié intégralement au Caire en 1893. Il est bien clair que ces récits populaires ne remontent pas si haut, et que dans tous les cas il s'est passé de si nombreux siècles depuis lors que le nom d'El-Açma'ï n'est plus qu'une étiquette mise par le râwi populaire en tête de ces contes pour leur donner un semblant d'authenticité ; ce roman dans sa forme actuelle remonte tout au plus à l'époque des Croisades. Les Orientaux estiment peu un style aussi dénué de prétentions littéraires; nous y chercherons au contraire avec plaisir l'expression de l'âme du peuple, non bridée par les formules toutes faites acquises à l'école et qui se retrouvent dans le texte actuel du Roman d'Antar, dans les passages en prose rimée et dans les citations poétiques, beaucoup plus nombreuses qu'on ne le croirait.
Dans le Roman d'Antar, a dit Caussin de Perceval, « on trouve une peinture fidèle de la vie de ces Arabes du désert, dont les mœurs semblent n'avoir reçu du laps des temps presque aucune altération. Leur hospitalité, leurs vengeances, leurs amours, leur libéralité, leur ardeur pour le pillage, leur goût naturel pour la poésie, tout y est décrit avec vérité. Des récits en quelque sorte homériques des anciennes guerres des Arabes, des principaux faits de leur histoire avant Mahomet, et des actions de leurs antiques héros; un style élégant et varié, s'élevant quelquefois jusqu'au sublime; des caractères tracés avec force et soutenus avec art, rendent cet ouvrage éminemment remarquable ; c'est, pour ainsi dire, l'Iliade des Arabes. » En faisant la part de l'enthousiasme créé par la découverte qu'il avait faite en Syrie, et à prendre le Roman d'Antar comme une œuvre populaire dans laquelle il ne faut rien chercher d'historique, la description enflammée qu'en a faite Caussin de Perceval est assez exacte; la lecture en est agréable, et on peut trouver quelque intérêt à suivre ces aventures de cape et d'épée ; à tout prendre, c'est ainsi qu'Alexandre Dumas père écrivait l'histoire de France. Parfois le conteur rencontre des trouvailles de toute beauté, comme le fameux épisode de la mort d'Antar, tant admiré par Lamartine : le héros du désert, frappé à mort par une flèche empoisonnée que lui a lancée traîtreusement un implacable adversaire, remonte à cheval pour assurer la retraite de sa tribu, et meurt appuyé sur sa lance ; l'ennemi, terrifié au souvenir de ses prouesses, n'ose avancer, jusqu'au moment où un esprit avisé imagine une ruse qui fait sortir le cheval de son immobilité de statue ; celui-ci s'élance, et le cadavre d'Antar, n'étant plus soutenu, s'écroule à terre.
A. Caussin de Perceval, Journal Asiatique, juillet-décembre 1833.
Entre les temps reculés pendant lesquels l'histoire de l'Arabie est enveloppée d'épaisses ténèbres, et l'ère brillante de puissance et de civilisation ouverte à la nation arabe par l’islamisme, il est un siècle dont les événements et les personnages commencent à se dessiner dans les traditions sous des traits assez distincts, siècle qui n'a pas été sans gloire, puisqu'il a donné naissance à ces poèmes fameux, nommés moallacat, que l'admiration des enfants du désert avait suspendus au temple de la Mekke, et qui sont comptés encore aujourd'hui parmi les plus beaux monuments de la littérature arabe.
Antar ou Antara, fils de Cheddâd, qui a dû vivre peu d'années avant Mahomet, est le héros de cette époque de transition, comme le fils de Pélée est le héros de cette antiquité grecque qui n'est plus la fable et qui n'est pas encore l'histoire. Mais Achille appartient davantage à la fiction ; Antar a une réalité historique non douteuse. A la fois poète et guerrier, il a chanté lui-même ses exploits et ses amours. Plusieurs de ses compositions sont parvenues jusqu'à nous,[1] entre autres sa Moallacat, pleine de verve et d'enthousiasme belliqueux.
On prétend que sa haute renommée inspira au fondateur de l'Islamisme le regret de ne l'avoir pas connu, et l'on cite de Mahomet ces paroles : « Le seul Bédouin que sa réputation m'eût fait désirer de voir, c'est Antara.[2] »
Le roman historique, en prose mêlée de vers, intitule : , Aventures d'Antar, jouit en Orient, et particulièrement en Syrie, d'une célébrité égale à celle des Mille et une Nuits, ces contes ingénieux devenus presque populaires en Europe. Mais les aventures d'Antar prennent rang dans un ordre de littérature plus élevé. On y trouve une peinture fidèle de la vie de ces Arabes du désert, dont les mœurs semblent n'avoir reçu du laps des temps presque aucune altération. Leur hospitalité, leurs vengeances, leurs amours, leur libéralité, leur ardeur pour le pillage, leur goût naturel pour la poésie, tout y est décrit avec vérité. Des récits en quelque sorte homériques des anciennes guerres des Arabes, des principaux faits de leur histoire avant Mahomet, et des actions de leurs antiques héros; un style élégant et varié, s'élevant quelquefois jusqu'au sublime; des caractères tracés avec force et soutenus avec art, rendent cet ouvrage éminemment remarquable. C'est pour ainsi dire l'Iliade des Arabes.
L'auteur est généralement peu connu des Orientaux eux-mêmes; il ne se trouve nommé ni dans le bel exemplaire dont la Bibliothèque royale a fait dernièrement l'acquisition, ni dans celui que je possède. Mais un autre manuscrit, dont je dois la communication à l'obligeance de M. Reinaud, m'apprend qu'il s'appelait Seyyid youcef, fils d'Ismaïl. Il a emprunté la plupart des matériaux qu'il a mis en œuvre, à divers auteurs versés dans les traditions des anciens âges et cités dans les préliminaires du livre, notamment à un savant contemporain de Haroun Arrachid, El Asmaï, auquel une opinion commune, et que j'ai souvent entendu exprimer en Syrie, attribue cet ouvrage. Mais le fond que Seyyid youcef a su exploiter et orner d'un grand nombre de détails et d'épisodes tirés de sa propre imagination, est devenu sous sa plume une véritable création, dont il est juste de lui restituer l'honneur. On s'étonnera de sa fécondité, il est même probable que le goût français lui reprochera de s'y être trop abandonné, quand on saura que sa gigantesque épopée se développe en trente et quelques volumes in-8°. Si le divin Homère lui-même sommeille quelquefois, l'on ne sera pas surpris qu'il existe quelques parties faibles dans une aussi vaste composition ; mais il est à remarquer que ces parties inférieures au reste du tableau ne semblent pas être de la même main. On peut soupçonner quelques interpolations. La figure d'Antar, si grande, si animée, quand il est dans le désert, son élément, pâlit et se décolore dans deux guerres d'outre-mer dénuées de vraisemblance. Le contraste de ces expéditions et des scènes si pittoresques, si vraies de la vie nomade, est trop frappant, la touche est trop différente pour que le peintre soit le même.
Il est impossible de fixer avec certitude l'âge du Roman d'Antar. Hadji Khalfa, qui écrivait à Constantinople vers le milieu du XVIIe siècle de notre ère, n'en fait pas mention dans son catalogue. On pourrait tirer de son silence l'induction que ce roman n'est pas une œuvre d'une haute antiquité, mais non qu'il n'existait pas au temps du bibliographe turc. En effet, l'on comprendra la possibilité d'une semblable omission en réfléchissant que, chez les nations musulmanes qui comptent peu de lecteurs avides, les livres, propagés seulement par la transcription à la main, n'ont pu jusqu'ici que bien lentement pénétrer d'un pays dans un autre. Dans notre Occident, grâce à l'activité de nos presses typographiques, la connaissance des travaux de l'esprit se répand avec rapidité ; nos journaux peuvent en quelques mois créer une réputation européenne. On n'improvise pas ainsi une réputation asiatique en littérature. Pour qu'une renommée de ce genre s'étende d'une extrémité à l'autre de l'empire musulman, il faut de longues années, il faut des siècles, et il a pu s'en écouler plus d'un avant que la publicité ait été acquise, en Turquie, à une production née dans l'Irak ou le Hedjaz, et composée de tant de volumes que chaque copie soignée doit absorber le quart de la vie d'un calligraphe consciencieux.
Hadji Khalfa paraît également avoir ignoré l'existence des Mille et une Nuits, ou du moins n'en avoir eu qu'une notion fort imparfaite. Car il est douteux qu'il les ait désignées par l'indication brève et vague de mille nuits, visiblement empruntée à un passage équivoque de Massoudi ; et pourtant, suivant une opinion accréditée, confirmée par l'autorité de notre plus célèbre orientaliste, la rédaction de ces contes doit avoir précédé d'environ deux cents ans celle du catalogue.
On cherche avec aussi peu de succès des renseignements sur l'origine des aventures d'Antar dans la biographie des hommes illustres par Ebn Khallican; elles ne figurent point dans l’énumération qu'il fait des ouvrages composés par les écrivains arabes antérieurs à son époque. A la vérité, il cite un savant nommé Aboulmahacen youcef, fils d'Ismad, natif d'Alep, et mort vers le milieu du xiiie siècle[3] ; mais, malgré la ressemblance du nom, il n'est point à présumer que ce soit notre auteur, car le biographe, contemporain et ami d'Aboulmahacen, ne lui attribue d'autres productions que des pièces de vers. C'est donc uniquement par des conjectures que l'on peut essayer de résoudre cette question de date.
Une analogie assez apparente entre les aventures du héros bédouin, son dévouement à sa maîtresse, les entreprises qu'il exécute pour conquérir sa main, sa générosité protectrice des faibles, et les mœurs de la chevalerie d'Europe au moyen âge, a fait penser à M. Delécluse qu'Antar avait été le type primitif de nos chevaliers. « Sans pouvoir prouver, dit-il, que l'ouvrage du romancier arabe a dû être connu par quelques Européens, vers le IXe ou Xe siècle, il nous semble raisonnable de conjecturer que c'est l'arsenal où les Occidentaux ont puisé tout l'appareil de la chevalerie. » Cette opinion, quoique soutenue de développements ingénieux, me paraît peu fondée.
Elle supposerait l'introduction trop ancienne en Europe du roman d'Antar, et en ferait remonter la composition à une époque plus reculée que ne l’indiquent le genre, le goût, le style, dans lesquels il est écrit, rapprochés du silence d'Ebn Khallican et de Hadji Khalfa.
D'autres personnes, notamment M. Reinaud, croient au contraire reconnaître dans un certain vernis chevaleresque répandu sur divers endroits de cet ouvrage, une imitation des idées et des habitudes de notre chevalerie. Ce sentiment est certainement plus plausible. Je ne saurais néanmoins l'adopter. Je regarde ce roman comme une œuvre entièrement originale. L'esprit qui anime les principaux acteurs du drame et surtout Antar, son exaltation de bravoure, son amour constant pour Abla, sa résignation à se soumettre aux dures conditions que lui impose le père de sa maîtresse, sont les mêmes dispositions morales empreintes dans son antique Moallacat. Les actions et les manières des différents personnages répondent parfaitement à l’image que nous pouvons nous former de la vie et des habitudes d'un peuple nomade et guerrier. Cependant je conviendrai qu'il se rencontre quelques détails dont la couleur, faute probablement d'une connaissance assez complète des mœurs arabes, peut nous paraître nuancée d'une teinte d'usages occidentaux. Je n'entends pas parler ici des armures que l'auteur donne à ses guerriers, ni des combats singuliers qu'ils se livrent. Les défis d'homme à homme, dont on trouve de nombreux exemples dans les récits des guerres des premiers disciples de Mahomet,[4] devaient être également communs parmi les Arabes, un demi-siècle auparavant. L'on sait aussi que, dès les temps antérieurs à l'Islamisme, les Arabes se servaient de boucliers, de casques, de cuirasses qu'ils achetaient sans doute des Grecs. L'histoire des armures d'Amroul Caïs confiées à la garde du Juif Samouil,[5] plusieurs vers des Moallacat,[6] suffiraient pour attester ce fait s'il avait besoin d'être prouvé. Mais on voit dans le roman de Seyyid youcef quelques tournois, ou plutôt des joutes, dans lesquelles des guerriers éprouvent, la lance à la main, leur force et leur adresse. Des jeux de ce genre ont-ils existé autrefois chez les Arabes? J'avoue que je n'ai rien remarqué dans les anciens auteurs qui puisse justifier suffisamment cette supposition. On pourrait donc être tenté ici de soupçonner un emprunt fait aux mœurs de notre chevalerie. Cependant des hommes admirateurs passionnés de la vaillance, qui faisaient de la guerre leur principale occupation, ne devaient-ils pas avoir des exercices propres à former au maniement des armes? Le Juego de Canas, imité des Maures par les Espagnols, transmis par ceux-ci à notre nation, ne paraît-il pas avoir été chez nous le modèle des tournois, dont l'origine remonterait ainsi aux Arabes? D'ailleurs chez notre romancier la galanterie ne préside pas aux joutes ; les femmes n'en sont point spectatrices ; les guerriers qui y figurent combattent souvent avec des lances dont le fer est revêtu d'une enveloppe imbibée de suc de safran, pour le rendre inoffensif et imprimer sur les armes des champions qui n'ont pas su parer les coups, des témoignages de la supériorité de leurs adversaires. Si, malgré ces particularités caractéristiques, on croit voir en ce point, ou dans d'autres traits de la physionomie de l'ouvrage, quelques vestiges d'imitation de nos mœurs chevaleresques, on se demandera comment la connaissance de ces mœurs serait parvenue au romancier musulman. Les communications établies par les croisades entre l'Asie et l'Europe, le contact prolongé des chevaliers chrétiens avec les Arabes, paraîtraient offrir une explication de ce fait assez naturelle. Elle conduirait facilement à penser que l'auteur écrivait à une époque postérieure aux croisades. L'examen attentif du style de l'ouvrage change presque en certitude cette dernière hypothèse.
En effet, abstraction faite de quelques formes de langage vulgaire introduites par des copistes qui, transcrivant le texte pour l'usage des conteurs publics, ont altéré certains passages pour les mettre plus à portée de l'intelligence d'un auditoire peu éclairé, le style, bien qu'élégant et savamment cadencé, n'appartient pas à l'école classique des écrivains qui ont fleuri sous le règne des Califes ; il a un cachet de facture plus moderne, et se rapporte à ce temps où fa littérature arabe, touchant à sa période de décadence, offre cependant encore plusieurs productions dignes d'une haute estime, comme l’Histoire de Timour, par Ebn Arabchah, mort en 1450 de notre ère.
Cette donnée laisse encore une assez grande latitude aux conjectures. Peut-être quelque observation qui m'est échappée, quelque indication nouvelle puisée dans des manuscrits que je n'ai point eus sous les yeux, fourniront-elles à d'autres le moyen de déterminer avec plus de précision l'âge du roman d'Antar. En attendant les lumières qui me manquent, je ne crois pas m'éloigner beaucoup de la vérité en estimant que cet ouvrage a été écrit vers le XVe siècle, et qu'il a ainsi environ quatre cents ans d'existence.
Les exemplaires en sont fort rares en Egypte ; on en trouve davantage en Syrie. Ceux qui existent aujourd'hui dans les bibliothèques d'Europe, ou qui ont servi de modèle à deux copies récentes faites à Constantinople pour M. le baron d'Italinski et M. Cardin, interprète de France, ont presque tous été tirés d'Alep, de Damas, et de lieux voisins. Je ne pense pas cependant que la Syrie même soit la patrie primitive de ce livre. La tradition populaire, confirmée par le témoignage de quelques manuscrits, en distingue deux éditions légèrement différentes, celle de l'Irak et celle du Hedjaz , qui passe pour supérieure. On peut en conséquence supposer avec assez de vraisemblance, qu'il a été rédigé originairement dans l’une ou l'autre de ces deux contrées.
Will. Jones est le premier qui ait appelé l'attention des orientalistes européens sur cette grande composition, dont il a fait un magnifique éloge.[7] Il ne pouvait cependant l’apprécier que d'une manière imparfaite, puisqu'il n'en avait qu'un seul volume en sa possession. M. de Hammer en a parlé avec une estime égale. Depuis, M. Terric Hamilton a donné une version anglaise du premier tiers de l'ouvrage,[8] et ce travail, dont M. Delécluse a publié dernièrement deux extraits traduits en français,[9] peut faire juger de l'art avec lequel l'auteur original a su lier tant de faits, mettre en scène tant de personnages, intéresser constamment par la variété des tableaux et le charme de la narration.
L'importance et le mérite du roman historique d'Antar le rendaient digne d'être mentionné honorablement dans le Journal asiatique, au moment surtout où un exemplaire complet en dix volumes in-fol., d'une écriture soignée et uniforme, est offert à la curiosité des amateurs dans la Bibliothèque royale.[10] Je n'entreprendrai pas d'en faire une analyse même succincte ; elle ne pourrait former moins d'un tome de ce recueil. Je me bornerai à dire qu'on y voit dominer une double pensée, religieuse et philosophique. Antar est représenté comme chargé par la Providence de la mission d'humilier l'orgueil sauvage des guerriers arabes, et de préparer les voies à Mahomet. Fils d'une esclave noire et d'abord gardien de troupeaux, il parvient par les services qu'il rend à la tribu des Bènou-Abs, par l'admiration qu'inspirent sa valeur et son génie poétique, à triompher des préjugés qui le condamnaient à une condition servile. Il acquiert la noblesse, et, maigre les obstacles que lui suscitent mille envieux de sa gloire, il épouse une jeune fille d'illustre naissance, nommée Abla, qu'il aimait depuis longtemps.
Parmi les guerriers qu'il avait vaincus était Ouézar, homme vindicatif et féroce, qui souvent avait employé la perfidie pour le faire périr. Deux fois Antar lui avait pardonné généreusement; mais enfin, indigné d'une troisième tentative contre sa vie, il lui avait fait crever les yeux ! Ce peu de détails était nécessaire pour l'intelligence du morceau suivant, qui donnera une idée de la manière de l'auteur.
Revue française, mai 1830
Parmi les productions de l'ancienne littérature orientale, il n'en est aucune, à notre avis, qui présente aux savants comme aux curieux plus d'intérêt que le roman d'Antar. Cependant, malgré la traduction et l'imitation qui en ont été publiées en Angleterre et en France, de 1816 à 1820, ce livre est resté entièrement inconnu chez nous. Il faut l'avouer, cette négligence est injuste, fâcheuse, et nous allons faire en sorte de la réparer. M. Terrick Hamilton, secrétaire de l'ambassade anglaise à Constantinople, donna en 1816 une traduction en anglais du commencement du roman d’Antar. Ce fragment fut imité en français en 1819, et imprimé en trois volumes. En 1820, M. T. Hamilton envoya à Londres la suite de sa traduction, qui forme quatre volumes en anglais, le tiers à peu près de tout l'ouvrage arabe. C'est dans cette dernière édition, dans la préface qui y est jointe et dans une notice du savant orientaliste M. Hammer, que nous avons puisé sur ce roman des détails ignorés en France, sinon des savants, au moins des personnes du monde et de la plupart de ceux qui s'occupent des lettres.
Antar, dont le roman qui nous occupe retrace minutieusement la vie et les aventures jusqu'à sa mort, n'est point un personnage imaginaire. Il est connu dans tout l'Orient comme un guerrier très célèbre, et comme l'auteur d'un des sept poèmes (moallaqat) suspendus à la Mecque dans la Kaaba, maison carrée, bâtie selon les musulmans, par Abraham et Ismaël son fils. L'intrépidité et la vaillance de ce héros, dit l'historien Aboulféda, était le sujet favori des poètes anciens. Aucun de leurs chants n'a été écrit, cependant on pense qu'ils se sont conservés dans la mémoire des Arabes jusqu'à l'époque où Asmaï le grammairien, chargé de raconter des histoires au kalife Haroun-al-Rachid, eût l'idée de rassembler toutes ces traditions orales pour en faire un corps d'ouvrage en prose, mêlé de vers, sous le titre d’Antar. On voit donc que ce roman-poème a éprouvé, chez les Arabes, les mêmes vicissitudes que l’Iliade en Grèce. On y retrouve un Achille, des rhapsodes, un Homère et un Pisistrate. Ce sont Antar, les premiers rhapsodes arabes qui l'ont célébré, et Asmaï qui fut à la fois le poète et l'éditeur du roman.
On aurait tort de penser qu'Asmaï ait eu l'intention de composer une histoire véritable des Arabes avant la venue de Mahomet. Tout son livre démontre au contraire qu'il s'est proposé simplement de rattacher à la fable d'un roman intéressant toutes les anecdotes, tous les faits isolés, toutes les peintures de mœurs et des habitudes de ces temps anciens, qui lui ont paru dignes, d'attention. Sous ce rapport, on peut regarder le livre d’Antar comme un des plus anciens et des plus précieux, monuments de la littérature arabe, puisqu'il transmet une foule de faits et d'opinions dont l'origine est antérieure à Mahomet (600 de J.-C.), et qu'il a été composé par Asmaï au second siècle de l'Hégire (800 de J.-C.), à l'époque où les sciences et les, arts, furent cultivés avec le plus de succès par les Arabes et protégés avec tant d'ardeur par les califes de Bagdad. « Aussi le langage en est-il singulièrement pur, dit le traducteur anglais, M. Terrick Hamilton, et l'on n'y trouve ni la rudesse de celui des anciens auteurs, ni cette recherche dont les écrivains, modernes de l'Orient abusent si souvent. » Sir Williams Jones en avait déjà jugé d'une manière très favorable : « Je n'ai eu entre les mains que le quatorzième volume d’Antar, écrivait-il dans ses Commentaires sur la poésie asiatique; mais tout ce qui y est contenu doit appartenir à une composition aussi noble qu'élégante ; quant au style, il est si hardi et si élevé, que je n'hésite pas à mettre ce poème au nombre des productions les plus parfaites. » Le savant M. Hammer, dans son Catalogue raisonné des livres de la Bibliothèque Impériale de Vienne, parle du roman d’Antar comme d'un ouvrage aussi intéressant par la peinture des mœurs qui s'y trouve, que par la variété et l'agrément de son style. Il ne balance pas à dire que la connaissance de ce livre est indispensable pour apprendre quelque chose de certain sur le caractère, les habitudes et les mœurs des anciens Arabes. Sous ce rapport, il met Antar bien au-dessus des Mille et une Nuits, où la fiction domine toujours. « Le style, ajoute M. Hammer, en est beau et brillant, et il y règne un mélange de poésie et de simplicité qui perce toujours, malgré les interpolations nombreuses que l'incurie, l'ignorance ou le mauvais goût suggèrent aux copistes modernes. »
En plusieurs endroits du roman, le compilateur ou l'auteur Asmaï interrompt son récit pour parler en son nom. Parfois aussi on rencontre des interruptions semblables, mais faites par des personnages qui portent d'autres noms qu'Asmaï. On pense, et M. Hammer sur tout croit que ces autorités différentes ont été invoquées par les conteurs de profession, qui chantent les histoires d'Antar dans les cafés de l'Orient. C'est aussi par cet usage de chanter Antar dans les lieux publics, que l'on peut expliquer les différences que l’on remarque dans l'ordre et le nombre des récits, ainsi que dans le texte des nombreux manuscrits d'Antar que l'on fait encore journellement dans le Levant.
Ce livre si curieux pour nous, et dont la célébrité est si grande en Syrie, en Egypte et en Arabie, n'a commencé à être connu en Europe qu'en 1802, à l'époque où l'on publia les Mines de l’Orient à Vienne. Par une-singularité assez difficile à expliquer, aucun de nos orientalistes français ne nous a dit un mot de ce roman, même depuis 1816, lorsque M. Terrick Hamilton fit paraître le premier volume de sa version anglaise. Nos savants ont gardé le même silence depuis 1820, année où le traducteur anglais fit réimprimer à Londres ce premier volume, auquel il en ajouta trois autres. Cette traduction anglaise nous est tombée entre les mains; et après l'avoir lue avec une curiosité et un plaisir extrêmes, il nous est venu aussitôt à l'idée de faire pressentir le mérite du roman d’Antar, en traduisant quelques passages de la dernière publication anglaise. Nous l'avouerons, dans notre ignorance de la langue arabe, nous avons plus d'une fois soupçonné la fidélité du traducteur anglais. Nos inquiétudes à cet égard ont été telles, que nous n'avons pas voulu livrer notre extrait à l'impression sans l'avoir soumis à quelque savant qui pût le comparer avec le texte arabe. M. Reynaud, employé au cabinet des manuscrits orientaux de la Bibliothèque du roi, et auteur de plusieurs ouvrages sur les monuments musulmans et sur les historiens orientaux qui ont écrit sur les Croisades, a bien voulu nous rendre ce service. Nous pouvons donc affirmer que, quant au fond du récit et des idées, la traduction de M. Terrick Hamilton est parfaitement exacte et que les différences, quand il s'en trouve, ne résultent que de la difficulté de traduire une langue de l'Orient avec un idiome du Nord, et plus encore des variations qu'offrent les manuscrits.
Les manuscrits complets d'Antar sont rares. Voici la liste des personnes ou des bibliothèques auxquelles appartiennent des exemplaires complets et incomplets de ce livre;
1. M. Rich, à Bagdad ;
2. M. d'Italinski (complet) ;
3. M. Aidé, à Constantinople ;
4. Lord Aberdeen (complet);
5. Bibliothèque Impériale, Vienne (très bel exemp.);
6. Bibliothèque de Cambridge ;
7. Bibliothèque Royale de Paris (deux volumes dépareillés) ;
8. M. Reynaud, à Paris (complet).
Au moment où nous écrivons ce catalogue, on vient de recevoir d'Egypte un nouvel exemplaire complet du roman d'Antar, écrit tout entier de la même main et d’une manière assez nette. Ce manuscrit est destiné à la Bibliothèque Royale de Paris et, selon toute apparence, on en va faire l'acquisition. On nous pardonnera sans doute ces détails bibliographiques : ils sont donnés d'abord dans l'intention de lever tous les doutes que quelques lecteurs pourraient entretenir sur l'authenticité de ce livre, et surtout pour éveiller l'attention des jeunes orientalistes sur un ouvrage qui, selon nous et comme nous l'exprimerons bientôt, peut jeter une lumière inattendue sur l'histoire de la chevalerie.
Parmi le grand nombre de morceaux curieux que l'on pouvait extraire d'Antar, … l'épisode de Khaled et Djéida, présente une narration complète et que l'on y trouve clairement exposés l'indépendance dont les femmes jouissaient autrefois en Orient, ainsi que l'appareil des mœurs chevaleresques des Arabes après Mahomet. On aurait tort de conclure cependant, d'après la nature tout héroïque de cette histoire détachée, que le roman d'Antar est toujours monté sur ce ton. Rien au contraire n'est plus varié que les aventures qui s'y trouvent et que le style du narrateur. Depuis les scènes les plus terribles et les plus épiques jusqu'aux peintures des mœurs plaisantes et vulgaires, toutes les circonstances possibles de la vie des Arabes y sont mises en jeu, et concourent à l'action principale du roman. Sans assurer précisément que la tradition du genre de composition d'Antar soit parvenue jusqu'au seizième siècle en Italie, par l'intermédiaire d'une foule de canaux très détournés, il est impossible cependant de pas être frappé de l'analogie que cet ancien roman arabe a en effet avec le système de composition et une foule de détails qui se retrouvent dans le Roland furieux de l'Arioste. Que si l'on veut savoir la marche que l'on aurait à suivre pour reconnaître cette filiation romanesque, nous dirons qu'en lisant les prouesses, les hauts faits et les amours d'Antar, on pense aussitôt aux romances espagnoles du Cid, comme les aventures et le caractère de ce dernier rappellent l'inconcevable bravoure et la résignation héroïque d'Antar. Mais une analyse sommaire de tout le roman arabe persuadera sans doute mieux le lecteur que nos conjectures ; c'est à présent le moment de la donner.
Il y a trois grandes phases qui partagent la vie d'Antar : la première est comprise depuis sa naissance jusqu'à son mariage avec son amante Abla ; la seconde, depuis ce mariage jusqu'au moment où, devenu poète célèbre, il parvient à suspendre ses poèmes à la Mecque; et enfin la troisième qui conduit jusqu'à sa mort. Les quatre volumes de la traduction de M. T. Hamilton ne contiennent que la première de ces trois parties, et c'est aussi la seule dont nous puissions donner un extrait tant soit peu détaillé.
Le livre s'ouvre par une histoire abrégée des premières tribus arabes depuis Ismaël fils d'Abraham. On y voit leurs établissements successifs, alors que devenues trop nombreuses pour demeurer dans la vallée de la Mecque, elles se répandirent dans le pays d'Hedjaz et jusqu'au Yémen. La division se met bientôt dans ces tribus, à la tête de chacune desquelles est un chef. La mieux gouvernée et la plus puissante de toutes est celle d'Abs et d'Adnan, au sort de laquelle la destinée du héros Antar est constamment liée dans le cours de sa vie.
Le roi Zohaïr, chef des Absiens, était établi dans ses domaines et les arabes, ainsi que les rois de ce temps, lui étaient soumis et lui offraient des présents. Enfin l'Arabie était devenue sujette des Absiens, et tous les chefs des antres tribus ainsi que les habitants du désert redoutaient sa puissance et ses déprédations.
C'est dans ces circonstances, et à la suite d'un abus de pouvoir, que plusieurs chefs, au nombre desquels est Cheddâd un des fils de Zohaïr, s'éloignent de la tribu d'Abs pour aller courir les aventures, attaquer les tribus, enlever leurs troupeaux et leurs richesses; ces chefs arrivent près de celle de Djezila qu'ils combattent et pillent. Parmi le butin était une femme noire, d'une beauté extraordinaire, mère de deux enfants; son nom est Zébiba, celui de son fils aîné est Djarir, et le plus jeune s'appelle Chéiboub. Cheddâd devient passionnément, amoureux de cette femme et cède toute sa part du butin pour l'obtenir en partage avec ses deux enfants. Il reste dans les champs avec cette négresse dont les deux fils soignent les troupeaux. Bientôt Zébiba devient enceinte de Cheddâd et met au monde un fils : c'est Antar.
« Il naquit, est-il dit dans le roman, basané comme un éléphant, le nez écrasé, les yeux chassieux, la tête garnie de cheveux et avec des traits durs. Les coins de sa bouche pendaient, ses yeux étaient gonflés, ses os étaient forts, ses pieds longs, ses oreilles immenses, de son regard sortaient des étincelles de feu. Du reste de sa personne, il ressemblait à Cheddâd, qui ne pouvait se rassasier du plaisir de voir son fils qu'il nomma Antar. »
Cependant cet enfant croissait en force, et son nom fut bientôt connu. Alors les compagnons de Cheddâd voulurent lui en contester la propriété, ce qui donna matière à une dispute dont le roi Zohaïr fut instruit. Il demanda qu'Antar fût amené devant lui, ce que fit Cheddâd. Dès que le roi aperçut cet enfant extraordinaire il poussa un cri et lui jeta une portion de chevreuil. Au même moment, un chien qui était là se jeta sur cette nourriture, et s'enfuit avec. Mais Antar furieux poursuivit l'animal, et l’ayant saisi avec force, il lui ouvrit les mâchoires, lui déchira la gueule jusqu'aux épaules, et en retira ce qui lui appartenait. Le roi Zohaïr fort surpris fit porter l'affaire devant le cadi, qui confirma à Cheddâd la propriété de Zébiba et des trois enfants de cette femme, Djarir, Chéiboub et Antar.
Cheddâd établit alors Zébiba pour achever d'élever ses enfants, dont l'emploi était de garder les troupeaux. C'est alors qu'Antar commence à développer sa force de corps, d'âme et d'esprit. A l'âge de dix ans, il tue un loup qui était venu attaquer les troupeaux confiés à ses soins. Brutal, volontaire et passionné, il montre cependant de bonne heure son amour pour la justice, ainsi que la disposition qu'il a à protéger le faible, et surtout les femmes. Il assomme un esclave qui battait une vieille esclave, l'une de ses compagnes; et cette action, mal interprétée d'abord, est admirée bientôt par le roi Zohaïr, qui distingue Antar de ses égaux à cause de la noblesse de son caractère. Déjà il attire l'attention des femmes par son courage, et surtout par le noble emploi qu'il en fait. Il arrive même qu'à la suite de cette dernière action qui lui valut la protection particulière du roi Zohaïr, les jeunes filles arabes et leurs mères s'empressent autour d'Antar, pour connaître les détails de sa conduite courageuse et le-féliciter sur sa magnanimité.
Parmi ces jeunes demoiselles se trouve Abla, fille de Malik fils de Zohaïr. Abla, belle comme la pleine lune, est un peu plus jeune qu'Antar.
Elle avait pour habitude de badiner familièrement avec lui ; car il était son serviteur. « Eh quoi ! lui dit-elle, vous, né si bas, vous avez osé tuer l'esclave d'un prince ? Qui pourra maintenant vous protéger contre lui? — Maîtresse, reprit Antar, j'ai frappé cet esclave parce qu'il le méritait, car il a insulté une pauvre femme; il l'a jetée à terre et l'a rendue la risée de tous les serviteurs. — Va, tu as bien fait, reprit Abla en souriant ; et nous sommes toutes satisfaites que tu te sois tiré sauf de cette affaire ; car tu sais qu'en raison des services que tu nous rends, nos mères te considèrent comme leur fils et nous comme un frère. »
Depuis ce moment, Antar, outre ses autres devoirs, eut encore pour fonction de servir les femmes. Alors les dames arabes avaient coutume de boire du lait de chamelle le matin et le soir et c'était un soin réservé a celui qui les servait que de traire le lait et de le faire rafraîchir au vent pour l'offrir ensuite. Antar s'était déjà acquitté depuis quelque temps de ce devoir, lorsqu'un matin il entra dans la demeure de son oncle Malik et y trouva sa tante occupée à peigner sa fille Abla dont les cheveux, noirs comme les ombres de la nuit, flottaient le long de ses épaules. Antar fut frappé de surprise ; pour Abla, dès qu'elle l'eut aperçu, elle s'enfuit et le laissa promenant son regard incertain sur la trace de ses pas.
Ici commence à se développer l'amour d'Antar pour la fille de son oncle. Il voit Abla briller dans les fêtes, et sa passion s'en accroît au point qu'il se hasarde à faire son éloge et à témoigner les sentiments qu'elle lui inspire en vers qui excitent à la fois l'admiration de la multitude et l'envie et la colère des chefs. Son père surtout ne peut lui pardonner, à lui Antar né esclave, de porter ses vues sur sa cousine née libre.
Il tue encore un esclave qui avait fait de faux rapports sur lui ; son père le fait fustiger et l'envoie garder les troupeaux dans les pâturages; condition à laquelle notre héros se soumet avec résignation. Là, il se présente pour lui une nouvelle occasion de montrer-sa force prodigieuse et son indomptable courage. Un lion vient attaquer les troupeaux confiés à sa garde. Il le tue au moment même où son père Cheddâd, irrité contre lui, venait accompagné de ses frères pour lui faire un mauvais parti. Mais l'admiration mêlée de crainte retient leurs bras, et le soir, lorsqu’Antar revient des pâturages, son père et ses oncles le font asseoir près d'eux pour dîner, tandis que tous les autres serviteurs restent debout.
Cependant le roi Zohaïr se trouve engagé dans une expédition guerrière contre la tribu de Temim. Tous ses guerriers le suivent, les femmes restent seules. Cheddâd en confie la protection à Antar, qui en répond sur sa tète. Pendant l'absence des guerriers, Semiah, femme légitime de Cheddâd, a l'idée de donner une fête sur le bord du lac de Zatoulizard. Abla y assiste avec sa mère, Antar est témoin de tous les divertissements auxquels son amante prend part. Sa passion devient terrible. « Il hésitait, dit le poète romancier dans son style oriental, s'il violerait la modestie de l'amour avec les doigts de sa passion ; mais à cet instant, on voit s'élever un grand nuage de poussière, on entend des cris de guerre, et tout à coup paraissent les cavaliers de la tribu de Cahtan, qui s'emparent des femmes absianes et en particulier d'Abla. Antar, sans armes, court après l'un des cavaliers, l'atteint, lui casse le col en le faisant tomber de cheval, revêt son armure, met les Cahtaniens en dérouté, sauve les dames et fait un butin de vingt-cinq chevaux. De ce moment, Semiah, femme légitime de Cheddâd, qui jusqu'alors n'avait pu souffrir Antar, conçoit pour lui une tendresse véritable.
Cependant le roi Zohaïr ne tarde pas à revenir victorieux de son expédition. Cheddâd, également de retour, va aussitôt visiter ses troupeaux, et voyant Antar au milieu de chevaux qui lui sont inconnus, monté sur une belle jument noire : « D'où viennent ces animaux; lui demande-t-il, et surtout cette jument superbe? » Alors Antar, ne voulant pas divulguer l'imprudence qu'avait commise sa belle-mère Semiah, dit que les Cahtaniens ayant laissé ces chevaux derrière eux, il les a pris Cheddâd indigné traite Antar de voleur, lui reproche ses mauvaises inclinations, et après lui avoir répété plusieurs fois qu'il n'est bon qu'à exciter la discorde entre les Arabes, il le frappe jusqu'au sang avec son fouet.
Alors Semiah, émue à la vue des injustes traitements que son mari fait endurer à son fils, découvre sa tête, laisse tomber ses cheveux sur ses épaules, prend Antar dans ses bras et raconte tout ce qui s’est passé, comment elle et toutes les femmes de leur tribu doivent l'honneur et la liberté à ce héros; Cheddâd ne peut s'empêcher d'être attendri en apprenant avec quelle force d'âme son fils a gardé ce secret. Bientôt le roi Zohaïr à qui tous ces événements sont racontés, fait venir Antar en sa présence, et déclare qu'un homme qui a montré tant de bravoure et de magnanimité doit devenir le premier des hommes parmi ses semblables. Tous les chefs qui entourent le roi félicitent Antar, et l'un de ses amis, comme pour donner à l'assemblée une idée plus complète encore de tontes les qualités éminentes qui distinguent le jeune héros, l'invite à réciter de ses vers.
Après ce morceau de poésie tout à la louange des guerriers et des combats, le roi et toute l'assemblée témoignent la plus grande satisfaction. Zohaïr fait approcher Antar, lui donne une robe et lui adresse ses remerciements. « Le soir, dit le romancier, Antar s'en alla avec son père Cheddâd, le cœur plein de joie des honneurs qui lui avaient été prodigués, et son amour pour Abla s'était encore accru. »
Malgré les incontestables vertus d'Antar, malgré les grands services qu'il a rendus aux Absiens, les chefs de cette tribu le considèrent toujours comme un vil esclave et un gardeur de troupeaux. Le commencement de son élévation excite des haines très vives, fait concevoir des projets sinistres contre lui. Il se forme à son sujet une suite d'intrigues qu'il serait impossible de développer ici et qui ont pour but la perte, ou au moins l'humiliation de ce héros. Mais chaque entreprise contre sa réputation et ses jours tourne à son avantage et lui fournit l'occasion de réduire ses ennemis au silence et à l'inaction par le profit que ses envieux mêmes retirent de la grandeur d'âme et de l'insigne bravoure du héros qu'ils persécutent. A chacun de ces triomphes, l'amour qu'il éprouve pour Abla et celui qu'elle ressent pour lui Vont toujours en croissant.
Après plusieurs grands exploits chevaleresques, Antar devient possesseur d'un cheval fameux, nommé Abjer ; d'une épée incomparable dont le nom est Dami; et toutes les fois qu'il se présente au combat, ou qu'il en revient victorieux, il commence et finit ses allocutions poétiques par ces mots : « Je suis celui qui aime Abla. » A la fin d'une guerre où il a fait des prodiges de valeur, le roi Zohaïr l'appelle Aboul Fouaris, sur nom qui lui reste et qui signifie : le père des cavaliers.
A mesure que son nom devient grand, que le roi Zohaïr l’élève en dignité, la haine des chefs s'attache davantage a lui, et plus il est aimé tendrement par Abla.
Cependant Abla est demandée en mariage par Amara, jeune étourdi, fier de tes biens et de la noblesse de sa race. Antar, à cette nouvelle, ne se connaît plus de colère ; il maltraite si fort ce jeune rival, que tous les chefs arabes demandent à Zohaïr la punition de l'agresseur. C'est à Cheddâd, son père, à qui le roi remet le choix de la peine. Cheddâd qui, ainsi que les autres, voit d'un assez mauvais œil l'élévation extraordinaire de son fils l'esclave noir, le renvoie aux pâturages pour garder les bestiaux.
C'est ici où le personnage d'Antar apparaît dans toute sa grandeur. Le héros se soumet avec résignation aux ordres de son père, « auquel, dit-il, il obéit comme à son maître, puisqu'il est son esclave ; » et il lui jure, devant témoins, de ne peint monter un cheval, de n'assister à aucune bataille sans sa permission. Des pleurs s'échappent de ses jeux, et avant de partir pour les pâturages, il va trouver sa mère Zébiba pour lui parler d'Abla. « Abla? lui dit sa mère ; il n'y a qu'un instant, elle était ici avec moi, et elle me disait : Calme le cœur de mon cousin Antar, et dit lui de ma part que quand bien même mon père me tourmenterait jusqu'à la mort, je ne désire et je ne veux choisir que lui pour mon époux. » Ces paroles d'Abla firent rentrer la joie dans le cœur d'Antar qui s'en alla aux pâturages accompagné de ses frères Djarir et Chéiboub.
En ce moment, la tribu d'Abs, à laquelle commandait Zohaïr, était en guerre avec celle de Tex, à propos de l'enlèvement d'Amima fille du chef des Teyans, surnommé le Buveur de sang. Ce père, animé par le désir de venger et de sauver son enfant, tomba comme la foudre sur les Absiens. Presque entièrement vaincus, déjà leurs femmes, au nombre desquelles est Abla, sont prisonnières. Bientôt l'on est forcé de mettre de côté tout orgueil, et l'on va implorer l'assistance d'Antar. Alors celui-ci fait ses conditions. Il exige, en s'engageant à vaincre l'ennemi et à reprendre les femmes, qu'on lui donne Abla en mariage. Malik, père d'Abla; et Cheddâd, père d'Antar, promettent et jurent que cette condition sera remplie et qu'Antar sera reconnu investi de tous les honneurs et de toutes les dignités qui lui ont été conférés.
Antar est vainqueur. Il délivre Abla, entend les témoignages de la tendre reconnaissance de son amante et reçoit entre les deux yeux le baiser d'honneur du roi Zohaïr.
Tout semble concourir à l'accomplissement des vœux d'Antar. Mais au moment même où il est honoré par les félicitations du roi, plusieurs chefs, indignés de l'élévation de l'esclave noir, mettent tout en œuvre pour l'empêcher d'obtenir Abla en mariage et le forcer à tenter des entreprises où il est probable qu'il succombera. Cheddâd son père et Malik père d'Abla trempent eux-mêmes dans ces complots. On exige donc d'Antar, qui a l'espèce de crédulité si naturelle aux cœurs généreux et aux hommes d'une grande bravoure, qu'il présente, pour cadeau de noce à son amante, mille chameaux d'une race particulière qui ne se trouve que sur les confins et dans le royaume de la Perse. Le héros ne fait aucune observation sur cette demande perfide, et aussi empressé de plaire à Abla que peu occupé des difficultés et des dangers qu'il aura à courir, il part seul et se trouve bientôt engagé à combattre les armées nombreuses des Persans, qui le font prisonnier et le conduisent à leur roi. Il lui est amené garrotté sur un cheval. Mais à cet instant même, on annonce la nouvelle qu'un lion furieux et d'une grosseur extraordinaire, menace la contrée ; on ajoute que les guerriers eux-mêmes fuient devant lui. Antar, qui est sur le point d'être mis à mort, demande au roi de Perse de lui faire délier seulement les bras, et de le laisser attaquer le lion. En effet, il fond sur l'animal et le perce d'une lance. Après ce premier service il en rend beaucoup d'autres encore au roi de Perse qui, outre les mille chameaux qu'Antar était venu chercher, lui donne encore toutes sortes de richesses pour en faire hommage à Abla.
Antar de retour est reçu avec transport par la tribu d'Abs, mais ses ennemis et ses envieux recommencent à former des complots contre lui. Leur but est toujours d'empêcher son mariage et de lui donner la mort. Le prétendant d'Abla, Amara, appuyé par tous les chefs opposés à Antar, fait valoir de nouveau ses prétentions. Abla est enlevée du milieu des Absiens et conduite dans une autre tribu. Antar la cherche, la retrouve, et leur amour s'accroît encore. Par une suite de précautions et d'incidents ménagés avec beaucoup d'art, les chefs, qui entourent Abla, lui persuadent de demander encore une dot à Antar. Elle parle de Khaled et de Djéida dont on a lu l'histoire ; elle dit, devant Antar, que cette jeune guerrière n'a voulu consentir à épouser Khaled qu'à condition que le jour de sa noce, la bride de son chameau serait tenue par la fille de Moawich. Ce mot suffit à Antar et il promet à Abla que Djéida tiendra la bride de son chameau le jour de son mariage, et que de plus la tête de Khaled sera suspendue au col de la guerrière. C'est ainsi que le héros, constamment amoureux et aimé d'Abla, toujours trompé par les temporisations astucieuses de ses ennemis, mais soutenu par la faveur de Zohaïr et surtout par la grandeur de son caractère et la force prodigieuse de son bras, se soumet avec résignation aux épreuves les plus terribles et en sort toujours victorieux. Après la mort du roi Zohaïr dont il poursuit la vengeance, il s'attache à aider son fils Caïs dans toutes ses entreprises. Enfin, après une suite fort longue d'aventures, ou la patience, l'amour et la valeur d'Antar sont mis à l'épreuve comme dans celles que nous avons rapportées plus haut, ce héros, reconnu chef parmi les chefs arabes, obtient la première grande récompense de ses longs efforts et de ses grands travaux s’il épouse sa chère Abla.
Ici finit la première partie du roman dont M. Terrick Hamilton a donné la traduction anglaise qui nous guide. Dans la seconde partie, que nous ne connaissons que par extrait, Antar marié avec Abla, emploie toute la puissance de son caractère et de son bras pour acquérir le droit de suspendre son poème dans la Kaaba à la Mecque. Il parvient à accomplir ce grand œuvre, non seulement par le secours de ses anciens amis et par la continuation de ses prouesses, mais aussi à l'aide de ses deux fils et d'un frère qu'il retrouve parmi les guerriers du désert. Mille complots, sont encore formés contre lui au milieu des siens même ; cependant sa grande âme et son courage le font triompher, et son poème est suspendu (moallacat) à la Mecque.
La troisième partie se termine par la mort d'Antar, de ses parents et de ses compagnons. Il porte la guerre dans les tribus et jusque dans les pays, les plus éloignés de l'Arabie. Il va à Constantinople et en Europe; il s'empare de cette portion de l'Arabie habitée par les Ethiopiens, parmi lesquels il découvre des parents de sa mère Zébiba et acquiert la certitude qu'elle est fille d'un puissant monarque et qu'il descend par son père et par sa mère de races royales. Ses derniers efforts sont employés à déjouer les complots que l'on fait encore contre lui parmi ses alliés. Enfin, la mort d'Antar renferme, ainsi que toute sa vie, une grande idée morale; car il tombe sous les coups d'un homme qu'il aurait pu punir justement en lui donnant simplement la mort, mais envers lequel il commet de lentes cruautés qu'il n'avait jamais exercées jusque-là, même envers ses plus grands ennemis.
Nous devons prévenir que cette grande division en trois parties, ainsi que les subdivisions en chapitres, ne se trouvent pas dans les manuscrits arabes. Elles ont été employées par M. T. Hamilton pour donner quelque repos à l'esprit des lecteurs qui s'aventurent dans cet océan de narrations.
Le roman d'Antar présente le développement d'une grande moralité : on y voit un homme privé des avantages de la figure et de la naissance, qui parvient cependant par la force d'âme, par la puissance de l'esprit et par son indomptable courage, à être jugé digne du premier rang parmi les hommes.
Aucun livre ne donne sur les tribus arabes, sur les mœurs de ces peuplades, sur leurs coutumes et leurs habitudes, des renseignements plus anciens, plus authentiques et plus curieux que le roman d’Antar. Malgré l'immense quantité de personnages qui y figurent et le grand nombre des événements dont l'enchaînement forme le cours de cet ouvrage, il est facile à comprendre et jamais les épisodes ne font oublier le sujet principal. Antar est en cela supérieur au Roland furieux de l'Arioste, avec lequel d'ailleurs il a plus d'un point de ressemblance.
Au surplus, l'extrait que nous avons donné de la première partie de ce roman, joint à l'épisode traduit que Ton a pu lire, justifient, du moins nous l'espérons, le jugement que nous en portons. Nous sommes à peu près certain que sur un nombre donné de lecteurs il y en aura toujours les deux tiers pour lesquels Antar deviendra une récréation fort agréable et même un sujet d'étude utile. Mais en faisant connaître le dessein général et quelques morceaux de cet ouvrage, notre but a été surtout de fixer sur lui l'attention de ceux qui s'occupent sérieusement de l'histoire de la chevalerie en Europe. Il est impossible de lire la vie et les aventures d'Antar, de voir toutes les épreuves successives auxquelles il est soumis, son respect religieux pour les femmes en général, et son amour timide, constant et même un peu doucereux pour Abla dont il invoque le nom toutes les fois qu'il s'apprête à tenter quelque entreprise périlleuse, sans reconnaître dans les actions de ce héros et des autres personnages du poème les bases fondamentales sur lesquelles on a établi plus tard la chevalerie.
Si des dispositions morales on descend aux usages et aux habitudes les plus matérielles, on retrouve entre celles des chefs arabes, entre celles d'Antar surtout et les manières des chevaliers européens du moyen âge, la même analogie. Antar combat toujours à cheval; son coursier se nomme Abjer. Son épée qui vient d'Asie, c'est Dami : on surnomme Antar lui-même Aboul-fouaris, père des cavaliers. Les guerriers arabes portent une espèce de visière avec laquelle ils cachent leur figure; ils s'exercent dans des tournois, se défient avant de combattre, disent ou refusent de dire leur nom. Les femmes sont pour ces guerriers des espèces de divinités qui influent sur toutes leurs actions: Un mot, un sourire, une plainte d'Abla jettent la tristesse, la joie ou la fureur, dans l'âme d'Antar. Les femmes arabes, on l'a vu dans notre extrait, conservent le droit, même la veille du jour de leur mariage, d'imposer de nouvelles épreuves à leurs amans, d'exiger d'eux des richesses ou des raretés dont l'acquisition semble impossible. Les guerriers s'y soumettent avec joie et respect, et Antar prouve que la patience des héros arabes ne se lassait point lorsque l'on redoublait ces épreuves. Enfin, il n'est pas jusqu'au personnage de Chéiboub, frère d'Antar, dont l'agilité et la sagacité extraordinaire, ainsi que son caractère fureteur, intrépide et soumis tout à la fois, ne donnent l'idée première des écuyers qui accompagnaient dans leurs courses et dans leurs exploits les chevaliers occidentaux. Rien ne serait plus facile que de multiplier à l'infini ces comparaisons, qui sont si frappantes dans le roman d’Antar que quand on en a lu cent pages, on eu mêle les aventures avec celles du Cid, de Roland furieux, de Tyran-le-Blanc et d'Amadis de Gaule. Pour nous, sans pouvoir prouver en ce moment que l'ouvrage d'Asmaï a dû être connu par quelques Européens vers les neuvième, dixième et onzième siècles, il nous semble fort raisonnable de penser qu'Antar est l'arsenal où les Occidentaux ont puisé tout l'appareil de la chevalerie. Que si cette conjecture n'est point admise, il sérail alors fort important de prouver que ces deux phénomènes historiques, l'existence de la chevalerie au huitième siècle en Arabie, et son établissement aux onzième, douzième et treizième siècles chez les Allemands, les Espagnols, les Français et les Anglais, sont indépendants l'un de l'autre. Jusque-là, il sera permis aux lecteurs de la vie d'Antar de regarder ce héros et ses aventures comme les véritables types des chevaliers errants et de leurs nombreuses histoires.
De toutes les manies chevaleresques des Occidentaux, l'une des plus difficiles à expliquer et qui, comme chacun sait, a été si plaisamment ridiculisée dans le Don Quichotte ; c'est celle des chevaliers errants. En effet, si peu civilisée que fût l'Europe vers les treizième et quatorzième siècles, il y avait partout des villes, un gouvernement quelconque, et les rivières et les champs n'y étaient pas si rares que l'on y mourût habituellement de soif et de faim. Il faut convenir au moins qu'à ce sujet il y a beaucoup d'exagération dans les peintures que nos romans de chevalerie nous ont laissées de cet état de société. Alors on a peine à concevoir pourquoi ces chevaliers d'Europe courent comme des effarés sans savoir où, se plaignant toujours de la poussière dans des pays où il y a de la boue neuf mois de Tannée, rencontrant sur les chemins des enfants, des veuves, des femmes abandonnées ou ravies par des chevaliers inconnus, et tant d'autres événements encore moins bien appropriés aux mœurs et au climat de l'Europe. Qu'on lise trente pages d'Antar, et le type vrai, simple, naturel de ces singes des Arabes, dits chevaliers errants, sera retrouvé. Les tribus arabes sont séparées par des distances assez grandes dans, up pays dévoré par le soleil, où l'eau et la nourriture sont rares. Les chefs de tribus sont presque constamment en guerre entre eux; les vainqueurs enlèvent les troupeaux, les richesses, les femmes et les enfants. Rien de plus naturel alors qu'au milieu de ces désordres continuels, on trouve des gens, hommes et femmes, abandonnés au milieu du désert et auxquels les voyageurs et les guerriers portent secours. Par le moyen de ce genre de vie, on comprend comment Antar et les autres chefs qui figurent autour de lui, trouvent si souvent l'occasion de relever les opprimés, en parcourant le désert et en rôdant autour des tribus. Quant à l'usage des chevaliers occidentaux d'aller courir les aventures, ce n'est donc ordinairement qu'une imitation puérile des entreprises des Arabes qui, partis d'abord pour faire du butin et exercer des brigandages, trouvaient souvent sur leur chemin les occasions d'employer leur courage et leurs forces à des actions généreuses et héroïques.
Nous terminerons en insistant encore sur le rapport le plus important qui nous paraisse exister entre les mœurs guerrières des Arabes du temps d'Antar et la chevalerie européenne du moyen âge. En Occident, la base de l'ordre de la chevalerie était l'établissement d'une confraternité entre les guerriers, confraternité à laquelle ou n'était définitivement admis qu'après avoir subi avec honneur et succès une suite d'épreuves longues et très pénibles. Or, si l'on considère la vie et les aventures d'Antar, si l'on suppute les initiations dures et multipliées par lesquelles il passe pour arriver, de l'état d'esclave et de pâtre, au rang élevé de chef parmi les Arabes, d'époux de la belle Abla et de poète digne de suspendre ses vers à la Mecque, il est impossible de ne pas être frappé de l'analogie qu'il y a entre les grades successifs de la chevalerie occidentale et l'élévation graduée du héros de l'Arabie.
Quoi qu'il en soit de toutes nos conjectures, nous les soumettons sans crainte au lecteur, parce qu'elles se sont renouvelées sans cesse dans notre esprit à chaque page du livre d’Antar. Si par hasard elles étaient jugées fausses, qu'on les oublie, et que l'on nous pardonne en faveur du livre curieux qui les a fait naître et dont la connaissance ne peut être indifférente à personne.
Extrait du Causeur, 1860, tome I.
Traduit de l’arabe par L. Marcel Toyrac.
Dix cavaliers des Bènou-Abs, devenus pauvres et privés de tout par suite de leur large hospitalité, résolurent de faire une expédition et une razzia sur les biens des Arabes, suivant l'usage de ces temps-là. Ils se réunirent et vinrent trouver l'émir Cheddâd qu'ils instruisirent de leur dessein; car il était leur chef et leur héros au jour du combat. L'émir approuva ce projet, et les onze guerriers partirent de la terre de Chréebba, revêtus d'armures de fer et de cottes de mailles, cherchant l'occasion de prendre des chevaux et des chameaux. Ils s'éloignèrent de leur pays, ne voulant pas piller dans le voisinage de leurs demeures, et entrèrent sur le territoire des Bènou-Cahtan. Ils s'embusquaient durant le jour, et la nuit s'avançaient dans les ténèbres.
Ils arrivèrent ainsi au pied des montagnes de Adja et de Selma, et dans la vallée ils découvrirent une tribu riche et nombreuse, dont les tentes étaient pour la plupart en étoffés de soie, et dont les bannières et les enseignes flottaient au vent. Le camp était vivant comme la mer bruyante, et l'on voyait se mouvoir, comme les vagues qui s'entrechoquent, les esclaves, les serviteurs, les belles jeunes filles et les chevaux aux couleurs variées. Ces gens étaient paisibles et ne songeaient point à s'inquiéter des vicissitudes de la fortune.
Les Bènou-Abs, frappés de la foule des chevaux et des guerriers, n'osèrent les attaquer et se détournèrent vers les pâturages. Là, mille chamelles paissaient au large : leur bosse bien nourrie penchait sur le côté, tant l'herbe et les plantes abondaient en ce lieu. Une esclave noire les faisait paître sur la limite du désert. Belle, souple et bien proportionnée, elle se balançait sur ses hanches, comme une branche flexible. Son sein était ferme et ses dents semblables à des grêlons. A ses côtés étaient deux négrillons, ses fils, qui tournaient autour d'elle, à droite et à gauche, l'aidant à la garde du troupeau.
Lorsque les Bènou-Abs aperçurent les chamelles, ils se hâtèrent de les atteindre, et les chassèrent devant eux comme on chasse les lièvres. Aiguillonnées de tous côtés par la pointe des lances, les chamelles allongèrent le pas et précipitèrent leur marche. Les deux négrillons suivaient avec leur mère; et, sur leurs traces, les Bènou-Abs, préparés à recevoir quiconque tes attendrait.
Ils cheminaient depuis peu, quand soudain la poussière surgit derrière eux, et sous ses flots retentissent les cris des hommes et te grondement des braves. En un clin d'œil les survenants rejoignent les Bènou-Abs.
— « Malheur à vous ! s'écrient-ils. Vous voilà pris et humiliés ! Où vous sauvera la fuite, quand nous sommes sur vos pas ? Vos pieds vous ont conduits au terme de votre existence, et vous vous êtes hâtés vers la mort et la catastrophe.
Les Bènou-Abs se voyant atteints, tournèrent bride, pointèrent les lances, reçurent le choc des assaillants et se ruèrent sur eux comme des faucons, affermissant leurs cœurs et poussant des cris qui retentissaient dans le désert. Le sang coula et ruissela; les cavaliers jonchèrent la face de ta terre, pâture prochaine des bêtes fauves de la plaine. Les guerriers ennemis perdirent courage; impuissants à soutenir le choc des Bènou-Abs, ils tournèrent sur leurs talons, laissant, leurs braves massacrés. Aussitôt les Bènou-Abs recueillirent les dépouilles des morts et rassemblèrent les chevaux dispersés. Ils les joignirent aux chamelles, et se hâtèrent vers leurs pays et leurs habitations, à travers les plaines et les vallées.
Le soir ils firent halte au bord d'un étang. L'émir Cheddâd jeta les yeux sur cette femme qu'ils avaient poussée devant eux avec le troupeau, et l'amour pour elle fut doux à son cœur. Il désira la posséder; car il avait vu la délicatesse de ses extrémités, la souplesse de sa taille, le balancement des vagues de ses hanches, la beauté de sa noire couleur, la coquetterie de ses yeux et la magie de ses paupières. Il avait vu l'éclat de ses yeux plus tranchants que les sabres du trépas et l'éclair de ses dents plus brillantes que les miroirs; et son sourire était doux et sa taille flexible comme une branche verte; et, comme le poète a dit a ce sujet :
« Il y a dans les noires une expression telle que si tu en pénétrais le sens, tes yeux ne regarderaient plus ni les blanches ni les rouges ; une souplesse de hanches, une coquetterie de regards qui enseignerait la sorcellerie à l'ange magicien Harout. Si la joue blanche n'offre point une noire lentille, quel prix a-t-elle pour les amoureux? Si le musc n'était noir, il ne serait pas le musc ; et n'était la noirceur de la nuit, quel plaisir aurais-tu à contempler l'aurore? »
L'émir Cheddâd abandonna le butin entier à ses compagnons et prit pour lui cette esclave noire et ses deux enfants. Elle s'appelait Zébiba. Arrivé au camp de sa tribu, l'émir l'envoya au pâturage avec les négrillons pour faire paître ses chameaux. Les jours et les nuits passèrent sur elle, et sa grossesse apparut et sa démarche s'alourdit. Les mois passèrent; le terme fixé par le créateur arriva. Une nuit d'entre les nuits, elle cria jusqu'au point du jour et mit au monde un enfant mâle.
Cet enfant était noir comme l'éléphant; il grognait; il avait le nez épaté, les narines larges, les cheveux crépus, les babines pendantes, les coins des yeux troubles. Il était d'humeur difficile ; on admira son squelette robuste, ses pieds énormes, ses longues oreilles, ses puissantes épaules et ses prunelles d'où jaillissaient des étincelles de feu. L'émir Cheddâd se reconnut tout entier dans son fils; il fut rempli de joie et le nomma Antar.
Lorsque sa mère l'empêchait de téter, il grondait et rugissait comme le lion, ses yeux prenaient la couleur du sang-de-dragon et brillaient comme des charbons ardents. A l'âge de neuf mois, il se roulait parmi les cordes des tentes, il saisissait les pieux et les arrachait; il renversait les chiens dans la poussière, se battait avec les petits garçons et les jetait à terre. Il atteignit ainsi le mois du sevrage, et sa réputation se répandit dans la tribu.
*********************************************************************************
Traduit de l’arabe par L. Marcel Toyrac
Chas, le fils aîné du roi Zohaïr et son héritier désigné, avait un esclave nommé Dadji. Celui-ci était fier, violent, orgueilleux. Chas l'aimait pour sa force et le soin qu'il prenait de ses biens. Les autres esclaves le craignaient à cause du maître. Il était insolent envers tous, et tous lui obéissaient, faibles et forts, de près et de loin. Mais Antar (qui atteignait sa quatorzième année) n'en faisait nul cas; pour lui, le terrible Dadji était plus méprisable que les chiens.
Or, un jour d'entre les jours, les pauvres, les veufs et les orphelins étaient groupés debout auprès de l'étang, pour abreuver leurs chameaux et leurs moutons. Et Chas, pour faire boire les troupeaux de ses maîtres, s'était emparé des avenues de l’aiguade et en défendait l'approche à tous les pasteurs. Et voilà qu'une vieille femme des plus âgées, grave et vénérable, jadis riche et portant les signes de la noblesse, s'approcha et dit à Chas :
— Seigneur, accorde-moi une grâce ; permets que j'abreuve ces pauvres brebis qui seules me restent des biens que m'ont légués les seigneurs. Leur lait est ma nourriture. Je suis une pauvre femme : la fortune m'a lancé ses flèches, elle a fait périr mes hommes, elle m'a attristé dans mes enfants et mon mari. Sois compatissant pour mon isolement et ma pauvreté. Exauce ma prière.
Lorsque l'esclave Chas, au milieu de la foule des hommes et des femmes, entendit le discours de la vieille, son sang bouillonna, son palais fut rempli d'amertume, ses yeux devinrent sanglants, et l'écume surgit aux coins de sa bouche. Il se tourna vers la vieille et la poussa dans la poitrine. Elle tomba sur le dos et sa nudité parut au jour. A cette vue, le sentiment de l'honneur arabe bouillonna dans la tête d'Antar. Il ne put maîtriser son courroux; une teinte jaune couvrit son visage noir comme la nuit sombre. Il s'élança vers l'esclave Dadji, et d'une voix élevée : — Malheur à toi, s'écria-t-il, malheur à toi, fils de l'adultère, nourrisson de l'esclave aux aisselles empestées. Quelle est cette infamie? Et pourquoi déshonores-tu les femmes arabes ? Que Dieu coupe tes articulations et les articulations de quiconque t'approuve.
Dadji était large d'épaules, fort et robuste. A l'injure d'Antar, il faillit s'évanouir de colère. Il s'élança vers lui et l'assaillit d'un coup de poing au milieu du visage : peu s'en fallut qu'il ne vidât les orbites de ses yeux. Antar patienta jusqu'à ce qu'il eût repris son souffle et qu'il fût revenu de la violence du coup. Et soudain il saisit l'esclave par un pied et le renversa sur le dos. Il glissa alors une main entre ses jambes et de l'autre le saisit au cou et le souleva par la force de ses deux bras jusqu'à ce qu'on vit la noirceur de ses aisselles. Puis il frappa la terre avec ce corps robuste, broya ses os et fit entrer sa longueur dans sa largeur.
Lorsque les esclaves virent les calamités descendre sur Dadji, ils crièrent de tous côtés contre Antar : — Malheur à toi! disaient-ils. Tu as tué l'esclave du prince Chas. Quel est celui d'entre tes hommes qui te protégera?
Aussitôt ils l'assaillirent avec des bâtons et des pierres, et Antar, trop faible contre la multitude, prit la fuite. Il dépouilla sa djibbè et l'entortilla autour de son bras pour se couvrir des coups, ainsi que font les guerriers dans la bataille. Alors saisissant le bâton d'un des esclaves, il retourna sur eux, comme le lion qui revient sur les chasseurs, et les chargea comme ils le chargeaient.
Or Malik, le plus jeune des fils du roi Zohaïr, était beau, brave, éloquent et bon. Sa figure était semblable à l'aurore, et sa taille droite comme la lance. Ce jour-là il était allé goûter les plaisirs de la chasse, et ses esclaves marchaient devant lui comme des lions. Arrivé prés de l'étang, il entendit les cris qui retentissaient dans la plaine et vit la poussière s'élever et s'accroître. Poussant son coursier, il se dirigea vers cette masse confuse et s'enfonça dans la poussière pour découvrir les causes du tumulte. Et voici qu'il aperçut une foule nombreuse d'esclaves tournant autour d'un nègre seul contre tous. Il fixa attentivement ce nègre et reconnut Antar qui luttait avec avantage. Le sang coulait de tout son corps meurtri par les bâtons et les pierres ; mais son énergie n'était pas ébranlée : il était résolu à la mort et à la catastrophe, et ne pouvait consentir à la fuite.
Malik vit cette bravoure et son cœur fut attendri.
— Que Dieu te combles de faveurs, s'écria-t-il, ô nègre au bras robuste et aux muscles vigoureux ! Malheur à vous, ajouta-t-il s'adressant aux esclaves. Fuyez, ou ce sabre vous exterminera tous, du plus proche au plus éloigné !
Les esclaves disparurent L'émir Malik fit approcher Antar de son étrier et l'interrogea sur les causes du combat. Le nègre lui raconta toute l'histoire, la conduite de Dadji à l'égard de la vieille, comment il l'avait renversée et comment il avait déchiré le voile de son honneur. Ce récit accrut l'attachement de Malik pour Antar; il reconnut que le jeune homme était brave et zélé pour les femmes.
— Marche à côté de mon étrier, lui dit-il, et sache que tu as un protecteur contre quiconque vit sous le ciel, mange du pain et boit de l’eau. Et je ne renoncerai point à te défendre, dut ma tête voler devant moi.
A ces paroles, Antar vint à lui et lui baisa ses deux pieds. Puis il marcha avec le prince vers les tentes, parmi ses esclaves.
Extrait du Causeur, 1860, tome III.
Traduit de l’arabe par L. Marcel Toyrac
A compter de ce jour, Malik, fils du roi Zohaïr, conçut pour Antar une amitié profonde.
Lorsqu'Antar retourna vers les tentes, les filles de la tribu se groupèrent autour de lui, l'interrogeant et écoutant le récit de son aventure. Vinrent aussi les femmes de ses oncles et sa cousine qui s'appelait Abla; car la nouvelle de ses exploits n'était répandue dans le camp. Abla était plus jeune qu'Antar dans la vie; elle était riante des dents, brillante comme la lune, d'une beauté merveilleuse et d'une grâce parfaite. Elle se montrait pour Antar pleine de câlineries et d'agaceries caressantes, parce qu'il était son serviteur et l'esclave de son oncle. Elle se présenta donc à lui, ce jour-là, parmi les jeunes filles.
— Malheureux ! lui dit-elle. Pourquoi as-tu tué l'esclave du prince Chas?
— Par Dieu ! maîtresse, répondit le nègre, il n'a eu que ce qu'il méritait. Il a maltraité une étrangère, il l’a frappée dans la poitrine, il a déchiré son voile et en a fait un objet de risée pour les esclaves.
Abla le regarda en souriant.
— Cela est fort bien, dit-elle, et nous nous réjouissons de te voir hors de danger. Tu as mérité aujourd'hui le titre de fils de nos mères, et nous sommes tes sœurs.
Puis les femmes et les filles s'éloignèrent de lui. Et il n'était point de femme parmi les Bènou-Qarad qu'Antar ne senti avec empressement, dès qu'il avait rempli ses devoirs auprès de Samiya, l'épouse de son père dont il était l'esclave. Or les femmes arabes avaient coutume de boire du lait, le matin el le soir; les esclaves, après l'avoir trait, le faisaient refroidir au souffle du vent et l'apportaient à leurs maîtresses. Ainsi faisait Antar pour Samiya, la femme de son père, pour les épouses de ses oncles Zakhmet le Libéral et Malik-ben-Qarad, et pour Abla, la fille de celui-ci. Et le lait qui restait, il le donnait à boire aux femmes du camp.
Un jour Antar entra dans la tente de son oncle Malik, et il trouva la mère d'Abla qui peignait les cheveux de sa fille; ils retombaient sur son dos, noirs comme la nuit ténébreuse. A cette vue Antar fut plein de trouble; Abla s'enfuit, et sa chevelure traînait derrière elle. Le nègre perdit la raison, il cessa de voir et d'entendre, et, par l'effet de la violence de ses émotions, son cœur tressaillit, sa langue parla en vers et il s'écria :
« J'ai vu une Blanche dont les longs cheveux traînent jusqu'à terre, noirs comme la nuit sombre; ils la cachent : on dirait les rayons de l'aurore luttant avec les ténèbres de la nuit. Ses attraits ravissent ceux qui l'entourent ; chacun s'empresse à la servir, enivré du plaisir d'admirer sa beauté et sa grâce. Et moi, je cacherai mon amour au fond du cœur, jusqu'à ce que la fortune me soit favorable. »
Tels furent les vers d'Antar. Les jours et les nuits passèrent ; le trouble et la passion s'accrurent en lui, jusqu'au jour où commencèrent les Mois Sacrés. C'était le temps de fête des Arabes païens; le premier jour du mois de Redjeb, ils faisaient le pèlerinage et visitaient le temple saint de la Mekke, agenouillés et prosternés devant les idoles qu'il renfermait. Ceux qui demeuraient au camp, femmes, filles, guerriers et seigneurs, se prosternaient aussi, ce jour-là, pour s'unir d'intention aux visiteurs de la demeure Sainte. En ce jour donc, les Bènou-Abs, tirèrent leurs idoles ; les hommes et les femmes revêtirent leurs vêtements de fête; les seigneurs firent des exercices, et les jeunes filles se livrèrent à la danse. Abla était parmi elles, parée de colliers de pierres précieuses. Son visage était en fleur, elle brillait comme le soleil et la lune. Antar vit sa beauté, et dans le ravissement il baissa les yeux, médita et récita ces vers :
« Une belle vierge a atteint mon cœur avec les flèches de son regard dont les blessures n'ont point de remède. Elle a passé, elle allait à la fête parmi nos jeunes filles à la gorge arrondie, semblables à des gazelles dont les regards sont des javelots. Elle a marché, et j'ai dit : c'est la branche du saule agitée au souffle du vent. Elle a regardé, et j'ai dit : c'est une gazelle effarouchée, surprise par les dangers au milieu du désert. Elle a souri, et les perles ont brillé entre ses lèvres qui cachent le remède des amoureux malades. Elle s'est prosternée devant la grandeur de son Dieu, et les dieux puissants se sont penchés vers sa beauté. »
Lorsqu'Abla entendit Antar faire l'éloge de sa beauté, tandis qu'elle marchait au milieu de ses compagnes, elle fut remplie de joie, et elle ne cessa de l'occuper par ses regards et ses discours. Antar était éperdu et sans voix ; et avant la fin de la fête, son amour était venu à l'extrême, et dans le feu de la passion, son âme l'entretenait de mille pensées.
Le lendemain, il vint, portant le lait, suivant la coutume ; mais son cœur était préoccupé, ses pieds marchèrent vers l'objet de son amour, et il fit boire Abla avant Samiya, l'épouse de son père Cheddâd. Abla prit l'écuelle de sa main, elle leva les yeux vers lui et avec sa beauté le tua. Samiya fut irritée de l'action d'Antar. Dans son dépit, elle eut préféré n'être pas née, et elle prit la résolution de se plaindre à Cheddâd.
Quelques jours se passèrent; l'amour d'Antar et le trouble de son cœur s'accroissaient, un esclave nommé Dadjir, qui appartenait à Rabi, fils de Zyâd, vint trouver Cheddâd et lui dit : — Seigneur, sache que ton esclave Antar s'expose chaque jour avec tes troupeaux qu'il pousse au large dans les déserts. Armé d'un roseau en guise de lance, il s'exerce à pointer contre les troncs d'arbres; il saute du dos d'une jument au dos d'un cheval ; il les empêche de paître, et les fait tant courir que leur chair s'envole. Je lui ai reproché sa conduite : il m'a frappé, il m'a battu ; si j'eusse insisté, il m'eût tué.
A ce récit, Cheddâd fut rempli de courroux.
— Tu dis vrai, mon fils, répondit-il. Oui, ton discours est sincère; car, depuis que je lui ai confié le soin de faire paître les chevaux, ils n'ont pas gagné d'embonpoint, il ne les a pas dessellés ; il les monte, il les pousse dans le désert et les fait maigrir par la fatigue.
Samiya entendit cet entretien et vit là une voie pour sa vengeance. Elle découvrit donc à son mari la blessure de son cœur et lui apprit qu'Antar servait le lait à Abla avant de la faire boire elle-même. Ce rapport accrut l'irritation de Cheddâd; et lorsque son fils revint du pâturage, il le saisit par le bras, le lia d'un lien solide et le frappa avec le fouet jusqu'à ce qu'il vit son corps déchiré. Antar ne dit mot et ne demanda pas la cause de ce traitement. Sa mère Zébiba, debout près de lui, voyait tout et se taisait. Elle ignorait les motifs du châtiment de son fils et n'osait interroger son maître. Mais ensuite elle questionna une des négresses qui l'instruisit de la dénonciation de l'esclave Dadjir et de la plainte de Samiya sur ce qu'Antar lui avait fait boire le lait après Abla. Zébiba garda le secret et prit patience jusqu'au matin. Lorsque parut la lumière de l'aurore, elle vint trouver Antar et lui raconta toute l'affaire.
— Sache, mon fils, lui dit-elle, que c'est Dadjir, l'esclave de Rabi, qui t'a trahi auprès de ton maître et t'a valu cette laide affaire. Et Samiya, elle aussi, s'est fâchée de ce que tu ne la faisais boire qu'après Abla. Ne recommence plus, mon fils; ne contrarie plus son désir. N'oublie pas que tues un esclave, et ne tourne pas tes regards vers ta maîtresse Abla. Ce serait la cause de ta perte.
Antar écouta les paroles de sa mère; puis il se raidit dans ses liens, les rompit et prit sa course à travers la plaine, cherchant Dadjir parmi les bergers. Et dès qu'il l'aperçut :
— Malheur à toi, fils de l'adultère, lui cria-t-il. Tu as fait un rapport a mon maître, il m'a châtié, il m'a battu, il m'a rendu vil.
Disant ces mots, il s'élança sur l'esclave, le saisit par les parties molles du ventre, le souleva par la force de ses deux bras, et de son corps frappant la terre il lui broya le crâne et dispersa sa cervelle en long et en large. Mais lorsqu'il le vit sans mouvement, il craignit pour lui-même, et prenant la fuite il gagna les tentes du prince Malik, celui qui déjà l'avait pris sous sa protection. Arrivé auprès de lui, il lui conta son aventure. L'émir Malik fut surpris, il sourit, le tranquillisa et promit de dissiper son souci. Puis il le laissa rassuré, assis sous la tente, et se dirigea vers le campement des Bènou-Zyâd, où il ne trouva que les femmes. Rabi, lui dit-on, est à un festin où l'a invité ton père, le roi Zohaïr. L'émir vint donc aux tentes de son père, et tout fut au gré de son désir.
A son arrivée, les seigneurs des Bènou-Abs étaient assis, et les coupes circulaient parmi eux. Les Bènou-Zyâd et les Bènou-Rabi étaient les plus proches du roi, et tous les esclaves, debout, s'empressaient à les servir. Malik entra et salua l'assemblée. Tous se levèrent et Rabi lui dit :
— O Malik, prends place et assieds-toi, parce que tous les convives resteront debout tant que tu ne seras point assis.
— Oncle, dit Malik, veux-tu que je m'asseye et que mon cœur soit joyeux?
— Oui certes, dit Rabi, par la vie de tous ceux qui sont en ce lieu.
— Eh bien ! reprit l'émir, je ne m'assiérai point que tu m'aies fait cadeau de ton esclave Dadjir.
— Et qu'est-ce donc qui a fait naître ce désir en ton esprit.
— Sa bonne mine, son adresse et son empressement à accomplir ce qu'on lui ordonne.
— Assieds-toi donc, dit Rabi, je te le donne, et avec lui deux autres esclaves, si tu le désires.
— Prends à témoin les convives que Dadjir m'appartient entièrement.
— Oui, dit le fils de Zyâd, et j'en atteste aussi la venté de celui qui a élevé le haut firmament et étendu la vaste terre. Dadjir est à toi, et jamais je ne te réclamerai rien à son sujet.
— Soyez donc témoins contre lui, s'écria le prince, ô vous tous ici présents. Et sache, ô Rabi, que ton esclave est mort, Antar l'a tué et s’est mis sous ma protection. Or, par la vie de mon père que voici, ne l'inquiète point pour ce meurtre.
A ces paroles, Rabi fut saisi de rage ; plein de dépit, il laissa la tête devant ses compagnons, et sa douleur fut excessive. De ce jour, la haine d'Antar tomba dans son cœur. Dans son chagrin il souhaitait d'être mort.
Cependant le roi Zohaïr dit à son fils : Qu'est-ce donc qui a inspiré à Antar la manie de tuer les esclaves, et que prétend-il ?
Sur quoi Malik lui fit un entier récit de toutes les aventures du fils de Zébiba. Et le roi sourit, plein d'admiration pour les hauts faits du nègre. Pourtant il voulut adoucir la peine de Rabi, fils de Zyâd, et lui donna, pour remplacer Dadjir, un esclave d'entre ses meilleurs. Puis chacun se remit à manger et à boire comme auparavant. Et quand vint le soir, l'émir Malik retourna vers ses tentes et instruisit Antar de ce qui lui était arrivé avec Rabi. Antar baisa les mains du prince, fit des vœux pour son bonheur, célébra sa générosité et récita ces vers à sa louange :
« O toi, en qui seul reposent mes espérances, voilà longtemps que pèse sur toi le poids de mes affaires : les hommes généreux ont à porter de lourdes charges. Tu t'es fait mon patron pur tes bienfaits. O mon unique ressource, tu m'as sauvé de la mort et de la catastrophe. »
Les paroles et les vers d'Antar touchèrent Malik, son affection en fut accrue, et le nègre fut entièrement maître de son cœur et de son âme.
Traduit par Marcel Devic, Revue Germanique, tome 19e.
Depuis qu'Antar avait tué Dadjir, la colère était extrême dans le cœur de Cheddâd. Il confia son chagrin à ses frères Malik et Zakhmet.
— Fils de ma mère et de mon père, leur dit-il, mon cœur est plein d'angoisse et je ne sais à quoi me résoudre. Les actions de cet esclave noir m'inquiètent. Je crains qu'il ne finisse par tuer quelque seigneur noble et puissant, qu'il répande ainsi le trouble dans la tribu et nous plonge dans une mer de sang et de vengeances.
— C'est vrai, répondit Zakhmet, et si nous n'y prenons garde, il nous jettera dans un extrême danger. Il faut avouer, s'il était sage, qu'il n'a point son pareil. Mais après une telle action, nous ne pouvons plus lui confier la conduite du bétail, et nous n'avons d'autre ressource que de le faire périr pour être en paix à son sujet. Laissons-le retourner aux pâturages ; nous lui ôterons la vie dans quelque endroit écarté, et nous tiendrons l'affaire secrète, de façon que ni homme ni femme n'en ait connaissance.
Cheddâd approuva l'avis de son frère, et, le matin, quand le prince Malik lui vint demander la grâce d'Antar, il l'accorda aussitôt et permit que son esclave menât encore paître ses troupeaux.
Durant quelques jours il oublia le jeune nègre ; mais un matin il appela ses frères pour leur demander l'accomplissement de leur parole.
Lorsqu’Antar partit, ils le suivirent de loin dans l'intention de le tuer. Antar poussa le troupeau devant lui, au large dans le désert, et quand il se vit seul, il se mit à dire des vers, se complaisant dans le souvenir de sa cousine Abla. Ce jour-là, il s'écarta fort loin des tentes. Il songeait à ce qui lui était advenu d'heureux et de malheureux ; les larmes inondaient ses joues ; car cette nuit même il avait vu l'image d'Abla dans un songe, il avait baisé son visage par-dessus le voile et lui avait parlé.
En rêvant ainsi, Antar parvint à une vallée nommée la Vallée des Lions, car ces animaux y abondaient ainsi que les panthères. Là, les chevaux se dispersèrent de tous côtés et se mirent à paître. Antar était venu en ce lieu, parce qu'il savait que l'herbe y atteignait la taille d'un homme, et que pas un esclave de la tribu d'Abs n'eût osé y conduire ses troupeaux ni en approcher à cause des terribles hôtes qui l'habitaient.
— Peut-être, pensait-il, que je rencontrerai un lion et le tuerai.
Il monta sur une colline, tandis que ses bêtes paissaient, et promena ses regards dans toutes les directions.
Et voici que du fond de la gorge sort un lion au large mufle, aux yeux étincelants, dont les rugissements ébranlent la vallée. Il a de larges babines et gronde comme le tonnerre. Sur sa face sombre brillent, ses yeux, comme l'éclair dans les ténèbres de la nuit. Il s'avance, il s'arrête, robuste, large d'épaules, levant sa tête énorme.
Lorsqu'il sortit du ravin, et que les chevaux eurent flairé son approche, ils prirent la fuite avec terreur, et les chameaux effarés se dispersèrent de toutes parts.
A cette vue, Antar descendit dans la vallée, le sabre nu à la main. Il aperçut ce lion aux griffes puissantes, qui se battait les flancs de sa queue. Poussant un hurlement qui fit retentir les montagnes :
— Sois le bienvenu, s'écria-t-il, ô père des lionceaux, ô chien du désert, dominateur des bêtes sauvages ! Tu es fort, tu es puissant, tu es fier d'exciter l'effroi. Je ne doute pas que tu ne sois le prince des lions, le sultan des bêtes fauves ; mais tu ne tarderas point à perdre tes titres et tu seras avili. Je ne suis point semblable aux hommes que tu as rencontrés. C'est moi 'qui tue les braves et rends les enfants orphelins. Tu as voulu m'effrayer par tes rugissements ; et moi, je ne te tuerai point avec le sabre et la lance, c'est de ma main nue que je te ferai boire la coupe du trépas.
»[11] C'est moi qui suis le vrai lion, le héros que redoutent les guerriers au jour de la bataille.
» Lorsque ma main brandit le sabre au fort de la mêlée, les esprits des cavaliers tombent dans le délire.
» Je ne songe point à la mort, alors même qu'elle est en face de moi, et je m'explique en toute langue avec quiconque m'interpelle.
» Vois-tu? je jette le sabre, mais prends garde à ces mains ! c'est avec elles que je viens à toi, ô chien du désert. »
C'est en ce moment que Cheddâd arriva avec ses frères pour tuer Antar. Ils le virent attaquer le lion et entendirent ses paroles. Antar était tombé sur la bête fauve avec la rapidité de la grêle ; il la saisit aux mâchoires et lui fendit la gueule jusqu'aux épaules, en poussant un cri dont retentirent les flancs du ravin.
Le lion expire. Antar le traîne par les pattes sur la pente de la colline, fait un monceau de broussailles et se procure du feu avec deux morceaux de bois sec qu'il frotte l'un contre l'autre. Il fend le ventre du lion, rejette les entrailles, sépare les pattes antérieures et la tête, et met le reste sur le brasier. Quand le fumet de la viande témoigne qu'elle est cuite, il la retire et la mange. Son repas achevé, il va à la source, s'y lave ; puis venant au pied d'un arbre touffu, il place sous sa tête la tête du lion, ramène sur son visage le pan de sa tunique et s'endort d'un profond sommeil.
Pendant ce temps, son père et ses oncles observaient toutes se» actions et se sentaient pénétrés de crainte.
— Voilà un prodigieux esclave, dit Zakhmet bouleversé par ce qu'il avait vu. C'est un garçon avec qui un homme sage n'agira point à la légère.
— Eh bien! mon frère, dit Malik non moins effrayé, comment arranges-tu cette affaire? La chose me paraît sérieuse, et nous aurons quelque peine à nous en tirer. Qui de nous osera l'approcher, sans crainte qu'il le tue, lui fende le ventre et le traite comme il a traité ce lion?
Cheddâd prit la parole.
— Mon avis, dit-il, est que nous revenions sur nos pas, l'honneur sauf. Nous étions venus pour veiller à la défense du troupeau, n'est-ce pas? Or celui qui nous inspirait des craintes, Antar l'a tué. Nos vœux sont remplis. Partons.
Là-dessus ils s'en retournèrent, et tous trois à l'envi vantaient la bravoure et la force du jeune nègre.
Le soir, lorsque Antar ramena le bétail des pâturages, son père l'accueillit en souriant, l'embrassa avec tendresse et le fit asseoir pour manger avec lui, tandis que tous les autres esclaves étaient debout.
Pendant qu'ils s'entretenaient, arrive un messager du roi Zohaïr qui se présente à Cheddâd, le salue et dit :
— Le roi Zohaïr m'envoie vers toi pour te dire : « Prenez votre équipement de guerre, toi et tes frères. » Car il médite une importante expédition et veut faire une razzia chez les Bènou-Témim. Demain, à la pointe du jour,-vil veut marcher vers leurs collines et détruire leurs habitations de fond en comble.
— J'ai entendu, j'obéirai, répondit Cheddâd. Et sur l'heure il alla prévenir ses frères et tous les cavaliers qui l'avaient pris pour chef.
— Demain, dit-il à Antar, tous les guerriers de la tribu vont partir, et les tentes resteront vides de leurs défenseurs. Je te confie donc, à toi, nos demeures et les femmes. Quand les bergers iront aux pâturages, ne t'écarte pas avec eux.
— Mon maître, répondit le jeune homme, si je ne m'acquitte dignement de la charge que tu me confies, fais-moi passer le reste de ma vie dans les liens.
Cheddâd le remercia et lui promit qu'à son retour il lui donnerait un noble coursier pour son usage.
A l’aurore, les guerriers montèrent à cheval, armés de sabres et de lances, et partirent avec le brave roi Zohaïr qui marchait à leur tête.
Lorsqu'il ne resta plus un seul cavalier dans le campement, les femmes, les filles, les esclaves, noirs et blancs, se mirent à discuter ensemble sur ce qu'on devait faire. Samiya, l'épouse de Cheddâd, ordonna de préparer un grand festin au bord de l'étang Zat-el-Arsat, d'égorger des brebis et de tirer le vin dans les jarres.
Antar voyait avec joie ces préparatifs de fête, parce que avec les femmes se trouvait Abla, semblable à la gazelle altérée, parée de colliers et de vêtements aux brillantes couleurs. Empressé à la servir, il demeurait enchaîné à sa noire chevelure, noyé dans les mers de l'amour.
Les femmes savourèrent les mets et firent circuler les coupes pleines de vin. On était au printemps, la terre souriait de sa beauté nouvelle, les étangs regorgeaient d'eau, les fleurs paraient les hautes collines de leurs milles couleurs. Sur le haut des arbres, les oiseaux s'entretenaient et modulaient leurs chants les plus doux. C'était une journée semblable à celle dont le poète a dit :
« La prairie brille de blanches femmes, aux riches poitrines, pleines de grâce et de coquetterie, d'une beauté parfaite, à la taille élancée, aux belles grappes de cheveux, aux yeux assassins. »
Les convives s'abandonnèrent entièrement à la joie, les jeunes filles se mirent à chanter en dansant. Le vin avait répandu des roses sur leurs joues, et les seins se montraient sans voiles. Abla dansa avec ses compagnes et partagea leurs folies. Elle rit et un éclair partit de ses dents. Elle jouait avec les pans de son voile et le miel de sa salive. Antar la regardait, éperdu d'amour.
Tout à coup le cri de guerre des Bènou-Cahtan retentit dans la plaine :
— Ia lé-Cahtan ! Ia lé-Cahtan !
Et soixante-dix cavaliers couverts de cuirasses et de cottes de mailles envahissent le champ de la fête. Aux cris joyeux succèdent les pleurs et les lamentations. Les guerriers enlèvent les femmes et les filles, les chargent sur leurs chevaux, et se hâtent de regagner les déserts. Un fier cavalier s'est rendu maître d'Abla dont les larmes coulent comme la pluie et dont les joues sont couvertes de pâleur.
Antar, à ce terrible spectacle, croit voir le soleil s'obscurcir et la lumière du jour se voiler de ténèbres. Il cherche une arme autour de lui et ne découvre rien. Cependant il s'élance sur les pas des ennemis en criant :
— Infâmes ! vous avez fait captives les nobles femmes d'Abs, les épouses des rois de l'époque. Malheur à vous ! soyez avilis !
Il atteint le dernier cavalier, celui-là même qui emportait Abla. Antar se précipite sur lui comme une panthère, l'arrache de la selle et le jette à terre avec toute la fureur dont il est animé. Le guerrier, le cou rompu, rend le dernier soupir; Antar s'empare de son cheval et de ses armes, et court comme un torrent sur les autres cavaliers.
— Malheur à vous, méprisable cohue! disait-il. Je suis l'émir Antar, fils de Cheddâd. Par le Créateur des hommes, si vous ne relâchez les captives, je séparerai vos têtes de vos épaules !
Il attaque l'arrière-garde, et sa lance termine la vie des retardataires. Déjà vingt braves gisent sur le sol, quand le reste de la troupe se retourne d'une seule bride et revient sur Antar qui l'accueille avec l'audace du lion en fureur.
Le cœur du héros est plus ferme que le roc; sa lance accomplit les arrêts du destin. Il reconnaît le chef de la troupe, arrive à lui, et d'un coup de lance lui traverse la poitrine de part en part.
— Si c'est là ce que nous éprouvons de la main d'un esclave noir, se disent les guerriers saisis de terreur, que sera-t-il de nous avec les nobles cavaliers ? Fuyons ! sauvons-nous !
Ils abandonnent leurs captives, tournent bride et s'enfuient sur leurs rapides coursiers. Et Antar triomphant s'écrie :
« Voilà comment je traite l'ennemi qui me méconnaît. On me reproche ma noirceur ; moi, je m'en glorifie. »
« Si j'ai de sots détracteurs, eh ! ne sait-on pas que le bien excite toujours l'envie ? »
« Je suis le fils de mes œuvres et de mon sabre ; c'est en lui que gisent ma gloire et ma noblesse. »
Vingt-cinq chevaux, les dépouilles des morts et la délivrance de toutes les femmes, tels sont les fruits de sa bravoure. Samiya, qui auparavant était irritée contre lui, change sa haine en affection, et Antar devient plus doux à son cœur que le sommeil aux yeux lassés d'une longue veille.
Lorsqu'on fut de retour au camp, Samiya, craignant les reproches de son époux, fit jurer à tous, femmes et esclaves, de cacher avec soin les événements de la journée. Antar prit le même engagement.
Peu de jours après, le roi Zohaïr revint de son expédition contre les Bènou-Témim ; il ramenait un riche hutin, et les Bènou-Abs étaient pleins de joie.
Le lendemain, Cheddâd monta à cheval et s'en alla aux pâturages, pour visiter ses troupeaux. En examinant les chevaux, il en vit plusieurs qu'il ne reconnut pas pour siens, et avec eux était Antar monté sur une jument noire qu'il poussait à droite et à gauche, comme un cavalier fier de sa monture.
— Malheureux ! dit Cheddâd, à qui appartient cette cavale, et à qui sont ces magnifiques chevaux que je ne connais pas?
C'étaient les chevaux des Bènou-Cahtan qu’Antar avait tués, et la jument était celle de leur chef. Quant aux armes et aux harnachements, Antar les avait cachés dans la demeure de son oncle.
Mais le nègre, fidèle au serment qu'il avait fait à Samiya :
— Mon maître, dit-il, j'étais sur les pâturages de Cahtan, lorsque j'ai vu passer des marchands qui conduisaient d'innombrables troupeaux; ils étaient pleins d'inquiétude et craignaient l'attaque des cavaliers arabes. Je les suivais et j'ai trouvé ces chevaux séparés d'eux; je les ai pris et je suis revenu.
— Esclave maudit ! s'écria Cheddâd. Ce ne sont point là des chevaux qu'on ait abandonnés, et tu n'as pu les prendre que de dessous leurs maîtres. Sans doute, misérable, tu t'es tenu caché dans ces déserts, et quand passait un voyageur, tu le massacrais pour t'emparer de ses dépouilles, sans t'inquiéter de sa qualité ni de sa tribu. Et sans doute tu te proposes de continuer ainsi, jusqu'à ce que tu aies jeté le trouble parmi les Arabes et soulevé contre nous la réprobation et la guerre.
En achevant ces mots, Cheddâd saisit Antar par le bras, le ramène aux tentes, le lie de cordes serrées et le frappe avec fureur.
— Désormais, dit-il, tu demeureras enchaîné et tu n'iras plus aux pâturages.
Il frappe à perdre haleine et Antar reste impassible sous les coups.
Mais Samiya a entendu la voix irritée de son mari ; elle sort de la tente, vient à lui, et, les larmes aux yeux :
— Émir Cheddâd, dit-elle, avant de frapper ce jeune homme, c'est moi la première que tes coups doivent atteindre ; car, j'en jure par Dieu, il n'a pas mérité ce traitement.
Cheddâd, dont ces paroles accroissent la colère, repousse Samiya avec violence et la renverse. Elle se relève, découvre sa tête, dénoue ses cheveux et entoure Antar de ses deux bras. Cheddâd est fort surpris.
— Eh quoi ! dit-il. Comment ton cœur a-t-il conçu de l'amour pour cet esclave, après la haine que tu lui avais vouée?
— Rends-lui la liberté, dit-elle, et je t'apprendrai ce qu'il a fait.
— Parle, réplique Cheddâd.
Samiya conte aussitôt tout ce qui s'est passé auprès de l'étang Zat-el-Arsat ; elle dit comment Antar à lui seul a affronté soixante-dix Cahtanides, les a couverts de confusion, massacrés en grand nombre et forcés à relâcher leurs captives.
A ce récit, grandes furent l'admiration et la joie de Cheddâd.
— Prodigieuse aventure, s'écrie-t-il. Et plus admirable encore est sa constance à se laisser battre.
A ces mots, il coupe les cordes qui lient Antar et lui demande pardon de l'avoir injustement maltraité. Le jeune homme, que la conduite de Samiya a profondément ému, improvise ces vers :
» Elle est venue pour m'abriter, quand les coups pleuvaient sur moi; les pleurs inondaient ses paupières, ses cheveux étaient en désordre.
» C'était la lune qui illumine les ténèbres de la nuit.
» Je suis à vous, à vous entièrement. Puissent mon souffle, ma vue et mon ouïe être votre rançon !
» Employez-moi, lorsque arrivent les cavaliers ennemis au visage terrible, couverts de poussière.
» Et si je ne les mets en pièces, au milieu des coups de lance, que je ne me désaltère plus, que pour moi la pluie ne tombe plus du ciel !
» Le sabre dans ma main se teindra du sang des guerriers ; les sabres ennemis resteront vierges de sang.
» Car il y a deux sortes d'hommes. Les uns, dans le choc, ont des cœurs semblables aux pots de terre, les autres aux rochers. »
— Voilà, pensa Cheddâd, des vers qui ne peuvent sortir que de la poitrine d'un brave.
Extrait du Causeur, 1860, tome III.
Traduit de l’arabe par L. Marcel Toyrac
Cependant Antar suivait sa tribu dans les razzias. Lorsqu'il se fut illustré par sa bravoure et ses exploits, il pria son père Cheddâd d'alléger sa tête du joug de l'esclavage, de l'adjoindre à sa noblesse, et de le reconnaître pour son fils. Mais Cheddâd s'irrita de sa demande et lui fit de dures menaces.
Or Rabi, fils de Zyâd, avait un frère nommé Amara, qu'on surnommait le Magnifique : c'était un beau jeune homme, plein d'admiration pour lui-même. Il devint amoureux d'Abla, fille de Malik-ben-Qarad et la demanda en mariage. Malik consentit et lui donna la poignée de main. Le bruit de cet accord vint aux oreilles d'Antar. Le fou s'alluma dans son cœur. Il alla trouver l'émir Malik, fils de Zohaïr, lui exposa sa triste situation et demanda ses conseils.
Cette nuit même, Amara était à un festin chez le père d'Abla. Celui-ci avait égorgé les moutons, coupé les jarrets des chameaux pour accueillir son hôte : il se réjouissait de sa demande, car Amara était un des seigneurs des Bènou-Abs, et nul, hormis le roi Zohaïr, n'était supérieur aux fils de Zyâd. Les coupes circulèrent, les heures s'écoulèrent dans la joie; les esclaves s'empressaient à les servir, tandis qu'ils s'occupaient d'Abla et discutaient le jour de la noce. Lorsqu’Amara quitta les tentes des Bènou-Qarad, l'aurore brillait et le jour avait paru. Il chemina, regagnant sa demeure et chancelant sous l'influence du vin qu'il avait bu. Antar le rencontra sur le chemin ; il venait de quitter le prince Malik et se hâtait avec son frère Chéiboub vers la tente de sa mère Zébiba. Amara était entouré de ses esclaves. Lorsqu'il aperçut Antar :
— Hé ! fils de Zébiba, lui cria-t-il. Ou étais-tu cette nuit, tandis que tes maîtres réclamaient tes services? Je t'ai cherché du regard parmi les esclaves et je ne t'ai point aperçu. Au reste, je n'ai qu'à me louer de leur empressement, et je ne suis point sorti des tentes sans vanter leurs services et témoigner ma reconnaissance. Et toi aussi, si tu avais été présent, j'avais songé à te donner un vêtement d'honneur et à te faire asseoir et boire à mes côtés, car j'ai entendu faire l'éloge de ton éloquence.
— Seigneur, répondit Antar, qui s'efforçait de maîtriser son dépit, je ne mérite pas que tu me donnes un vêtement d'honneur, jusqu'au jour où tu épouseras ma maîtresse Abla. Je te servirai dans la nuit des noces. Et par Dieu ! il faudra absolument que je t'arrache le cou d'entre les deux épaules, et je veux que ce soit pour toi le plus funeste des mariages. Est-ce donc, ô Amara, que la terre si vaste est trop étroite pour toi ? Une épidémie est-elle tombée sur les filles arabes, pour que tu viennes épouser Abla et m'opposer ta puissance, toi qui sais mon ardent amour, toi qui as entendu réciter les vers que j'ai faits pour elle, ces vers qui, avec les voyageurs, ont parcouru le monde.
— Par le maître du ciel, je te priverai du souffle et je t'arracherai la vie.
— Malheur à toi, vil esclave ! s'écria Amara. Quel sot discours nous viens-tu débiter? Es-tu ivre ou fou? Tantôt tu demandes la noblesse, tantôt tu veux épouser les filles des Arabes ! Par Dieu ! ô fils de la maudite, aux puantes aisselles, aux larges narines, si je t'entends encore parler d'Abla parmi les Arabes, je te fendrai la tête avec ce sabre.
— Misérable ! reprit Antar, chien des hommes, bouc des lâches ! Ton audace est-elle arrivée au point de te suggérer de tels discours ! Allons ! il faut que je te montre ce que tu vaux. Voyons qui de nous deux en cette affaire restera moindre qu'un crottin d’ânesse? Ton bras est trop court pour battre un de mes chiens. Et si je tirais mon sabre devant toi, tu n'aurais point la force d'avaler ta salive. Si je n'avais égard à ta noblesse et à la parenté qui est entre nous, j'aurais déjà fait voler ta tête et étouffé ta respiration.
Lorsqu'Amara entendit ces paroles, il mit le sabre à la main et marcha vers Antar pour le tuer. Le nègre tira aussi le sabre et leva le bras pour frapper Amara. Aussitôt les esclaves poussèrent de grands cris et se précipitèrent entre les deux rivaux. La clameur arriva jusqu'au camp des Bènou-Zyâd ; ils s'élancèrent hors des tentes, et parmi eux étaient Cheddâd et Malik, père d'Abla. Ils se hâtent du côté des cris, ils arrivent et séparent les champions. Ils comblent Amara d'honneurs et de prévenances; mais Antar est par eux honni, injurié, maudit. L'émir Cheddâd voulut mettre un baume sur le cœur blessé d'Amara, il frappa Antar au visage et lui dit :
— Va ! misérable, fils de la maudite, retourne à les chameaux ; va les conduire au pâturage, traire le lait, recueillir le crottin et le bois sec parmi les collines. Ne songe plus à te servir du sabre et à monter les chevaux. Ne te compte plus au nombre des guerriers ; ou sinon, un beau jour, on te verra sans vie et roulé dans la poussière.
Journal Asiatique, janvier-juin 1834.
EXTRAIT
du Roman d’Antar, par M. A. Cardin de Cardonne.
Je me suis souvent demandé pourquoi le roman d’Antar avait échappé aux investigations des savants orientalistes, nos devanciers : on n'en trouve l'annonce que dans la bibliothèque universelle des romans. Au premier volume du mois de juillet 1777, dans un discours préliminaire d'une main inconnue, page 10, on lit ce passage : « Dans le même catalogue on trouve un roman en 80 parties dont l'auteur se nommait Asmaï, et vivait, dit-on, sous le calife Haroun-al-Rachid. Ce héros s'appelait Antar, fils de l'émir Cheddâd et émir lui-même, c'est-à-dire prince des Arabes. On lui attribue aussi de grands exploits ; et comme il paraît que ces exploits sont tout à fait imaginaires, ce doit être encore ici un roman de chevalerie, ce qui veut dire nous ne le connaissons pas, ni n'avons l'envie de le connaître. »
Ce discours préliminaire n'est autre chose que le catalogue de tous les romans écrits en langue orientale ; il est suivi d'une analyse faite par M. Cardonne, mon grand-père. Cette histoire a beaucoup d'analogie avec le roman d'Antar. M. Cardonne suppose que le temps où se passèrent ces événements devait précéder la naissance de Mahomet et l'établissement de la religion musulmane, c'est-à-dire vers le Ve ou VIe siècle. Pourquoi donc l'histoire du héros de l'Arabie a-t-elle été condamnée à l'oubli par les Occidentaux ? Serait-ce à cause de son peu de mérite ?
Le savant M. Hammer a témoigné l'estime qu'il en fait en donnant des fragments dans les Mines de l'Orient. M. Terrick Hamilton, plein d'admiration pour cette composition, n'a pas été effrayé du nombre des volumes, et en a commencé une traduction complète dans sa langue.
Les habitants de la Syrie, partagés en deux véritables factions pour les deux principaux personnages de ce poème, s'identifient avec eux. Les chérifs, nobles descendants du prophète, pensent que la naissance doit tenir lieu de tout, et approuvent hautement toutes les fourberies inventées pour faire triompher Amara. Antar est le héros des janissaires, qui estiment la vertu et la bravoure partout où elles se trouvent. Cette question, posée vers le Ve ou VIe siècle, est encore à résoudre aujourd'hui.
M. Caussin de Perceval et moi, nous avons oublié les dangers et les horreurs du siège d'Alep en lisant ensemble cet intéressant ouvrage.
Il y a dans cette admiration générale quelque chose de plus que l'engouement : « Les Mille et une Nuits, me disait un Arabe, amusent les femmes et les enfants, Antar est le livre des hommes; on y trouve des leçons d'éloquence, de grandeur d'âme, de générosité et de politique.[12] »
Admettons que ce poème ne soit qu'une fiction et non l'histoire de la société naissante et des relations politiques de diverses petites monarchies ; comme ouvrage d'imagination même, il offre de l'intérêt, et nos auteurs trouveraient à exploiter cette mine. Un magnifique opéra est tout tracé dans le mariage du roi Zohaïr avec Tématour.
Le tragique le plus sublime se trouve dans la scène d’une mère à laquelle on remet le meurtrier de son fils.
Je pourrais citer beaucoup de belles choses ; je me bornerai à l'exemple de M. Caussin de Perceval, et en suivant sa méthode, je vais donner l'épisode du sabre d’Antar.
Après de nombreuses et brillantes expéditions, qui avaient ramené parmi eux l’abondance et la paix, les guerriers de la tribu d'Abs s'étaient réunis, à l’invitation de leur roi Zohaïr, près de la source Zat el Arsad, dans un riant vallon. Après un repas splendide, des esclaves firent circuler des coupes remplies de vin, tandis que de jeunes filles dansaient sur la verdure au son du tambour de basque et des chants de leurs mères.
Entouré des princes ses fils et des premiers seigneurs de la tribu, le roi Zohaïr, qui préside avec une bonté patriarcale aux plaisirs de la journée, invite Antar à faire entendre quelques chants de sa composition. Un profond silence règne dans rassemblée : Antar reste un instant pensif, les yeux fixés vers la terre, relève la tête et chante ces vers d'un ton grave et majestueux :
« Grand roi, vivez heureux, vivez exempt d'inquiétude : tout prospère au gré de vos désirs. Votre présence répand l'allégresse de l'orient à l’occident ; elle rend plus douce l'eau de cette source ; elle anime la verdure de cette plaine, et fait mieux apprécier le parfum qu'exhalent ces fleurs.
« Nous nous glorifions de vider nos coupes avec vous, vous le dispensateur de la gloire. Que le sourire soit à jamais sur vos lèvres, et que les coups de votre lance soient toujours inévitables !
« Hélas (excusez un soupir arraché par l'image d'une jeune vierge qui habite nos tentes) ! mon cœur consumé d'amour n'a encore ressenti que des chagrins. J'ai vu cette beauté, et j'ai perdu le repos. Mon seul espoir est dans la bienveillance et la protection du puissant Zohaïr.
« Les faits de ce grand roi sont aussi éclatants qu’une lumière dans les ténèbres. Il paraît, et tout rentre dans l’ordre. Qu’il ne cesse d'être glorieux dans ses entreprises ! Que la mort précède toujours les pas de ses invincibles guerriers ! »
A peine Antar avait fini ces vers qu'un nuage de poussière obscurcit l'horizon ; il s'élève jusqu'au ciel, semblable à un voile, on aperçoit au bas une frange noire de cavaliers, on entend les hennissements des chevaux, et bientôt on distingue cent guerriers dont les armures renvoient les rayons du soleil. A leur tête est un jeune homme, vêtu de riches étoffes d'Ionie et monté sur une superbe jument arabe.
Ces guerriers s'arrêtent en ordre à quelque distance de la source : leur chef, l’air triste et abattu, s'avance vers le roi Zohaïr: « Appui des malheureux, lui dit-il, toi qui m'accueillis généreusement lorsque j'étais orphelin, qui daignas inspirer à mon jeune cœur l'amour de la gloire et de la vertu; mets le comble à tes bienfaits en m'accordant ta puissante protection contre un méchant qui voudrait anéantir ma tribu. »
A la voix de ce jeune homme, le prince Malik, fils de Zohaïr, a reconnu son frère Hassan, le fils de celle qui l’a nourri. Il s'élance vers lui, le presse sur son cœur, lui demande la cause d'un chagrin qu'il voudrait déjà soulager. Antar, spectateur immobile de cette scène, était impatient d'en connaître fa cause ; peut-être, ô lecteur! partagez-vous son impatience : nous allons, pour la satisfaire, reprendre le récit de plus haut.
Dans une de ses expéditions, le roi Zohaïr avait autrefois enlevé sept femmes de la tribu de Mazen et les avait conduites chez lui avec le petit Hassan dont le père avait été tué dans le combat. Hassan était encore à la mamelle quand il arriva à la tribu d'Abs avec Sébié sa mère. Tématour, épouse du roi Zohaïr, venait de donner le jour au prince Malik. Sébié fut chargée d'allaiter ce jeune prince : Malik et Hassan grandirent ensemble, et leurs âmes, assorties par un doux rapport de caractère, s'attachèrent fortement l'une à l'autre. Le prince Malik, doué d'une rare beauté, se faisait remarquer par les égards et le respect qu'il témoignait aux femmes. Il était chéri dans sa tribu à cause de sa bonté naturelle et de son éloquence prodigieuse.
Cependant la mère d'Hassan conservait dans son cœur le désir de revoir sa famille et la tribu de Mazen. Le souvenir d'une sœur chérie, qui vivait dans cette tribu, la tourmentait. Tématour la surprit un jour baignée de larmes, elle l'entendit s'écrier en sanglotant : « Non, je ne reverrai jamais le pays qui m'a donné le jour. Je serai éternellement séparée d'une sœur que j'aimais tant et de tout ce qui m'attachait à la vie. »
Tématour, touchée de ses justes regrets, sollicita de son époux l'affranchissement de Sébié, elle l’obtint facilement, et accompagna cette faveur de riches présents, qui assuraient à Sébié une heureuse existence. Hassan, qui était déjà grand et avait contracté toutes les habitudes des enfants d'Abs, eut beaucoup de peine à se séparer de ses frères d'armes. Cependant il suivit sa mère, arriva avec elle à la tribu de Mazen et parvint, par ses heureuses qualités, à se faire aimer des Mazénides; il fit même remarquer son adresse et son courage dans plusieurs expéditions.
Sébié était au comble de la joie auprès d’une sœur chérie, épouse d'un riche seigneur nommé Nudjoum le Mazénide. Cette sœur avait une fille charmante qui portait avec justice le beau nom de Nahoumé. Les deux sœurs vivaient ensemble et se plaisaient à cultiver les heureuses dispositions de la jeune Nahoumé.
Hassan ne put voir sa cousine sans en devenir épris. La douce habitude de vivre avec elle augmentait chaque jour sa passion, sans qu'il osât la déclarer, lorsqu'un certain Aouf, cavalier riche et puissant de la tribu de Terdjem se présente chez Nudjoum. On lui fait une brillante réception, on égorge des agneaux et un chameau; on lui offre un repas magnifique.
A la fin du repas, Aouf, enhardi par les fumées du vin, se lève et demande à Nudjoum sa fille Nahoumé. Nudjoum hésite à répondre. Hassan troublé croit déjà se voir enlever sa chère Nahoumé; il ne se possède plus; il se lève aussi et dit : Par mon rang, par ma naissance et par ma parenté, je dois avoir de préférence la main de ma cousine; je ne souffrirai pas que Nahoumé s'éloigne de sa tribu pour aller vivre chez des étrangers.
Aouf le Terdjémide, les yeux étincelants de colère et de jalousie, s'écrie : « Malheureux jeune homme, tu oses te comparer à un seigneur arabe, avoir des prétentions aussi élevées que moi ; tu as l'audace de m'interrompre, toi misérable orphelin! — Je suis, répond Hassan, plus noble que toi par mon père et ma mère : rends grâces à Dieu de ce que tu es sous cette tente, sans cela mon cimeterre se trouverait plus voisin de ton cou que la salive ne l'est de la langue. Si tu es fier de tes richesses, je te dirai que tous les biens des Arabes seront à moi quand je le voudrai. Si tu te prévaux de ton adresse à manier un coursier ou à te servir de la lance et du cimeterre, tu n'as qu'à venir te mesurer avec moi. »
Aouf, au comble de la fureur, saisit ses armes, s'élance sur son cheval et sort dehors des tentes. Hassan le suit de près; il arrive suivi de toute la tribu, qui veut être témoin de ce combat. Hassan fond sur son adversaire, pare un coup de lance que celui-ci voulait lui porter, il s'approche d'Aouf, et d'un bras vigoureux le saisissant à la poitrine par la cotte de maille, il l'enlève et le renverse aux pieds de son cheval. Hassan allait trancher la tête à son rival; mais Nudjoum s'y oppose en disant qu'il avait reçu l'hospitalité chez lui. Hassan se borne à lui couper les cheveux sur le front et à lui lier les mains derrière le dos. Il le laisse dans cet état retourner vers sa tribu.
La nouvelle de cet exploit se répandit parmi les Arabes, et personne n'osa plus désormais se présenter pour demander la main de Nahoumé.
Hassan, qui s'était vu contraint par cet événement de déclarer son amour, attendait, dans une inquiétude inexprimable, la décision de Nudjoum à son égard. Sa jeunesse, son peu de fortune, tout lui faisait craindre un refus. Plongé dans des réflexions pleines d'amertume, il se livrait au désespoir, lorsqu'une esclave qui lui était dévouée vint le tirer de son incertitude, en lui rapportant qu'elle avait entendu Nudjoum dire à son épouse qu'il verrait avec plaisir son neveu, dont il estimait la bravoure et la générosité, devenir son gendre s'il était plus riche. Ce rapport fait renaître l'espoir dans le cœur d'Hassan ; il va trouver son oncle ; convient avec lui de la dot qu'il doit lui donner pour obtenir la main de sa bien-aimée, et lui déclare qu'il est résolu d'aller avec de braves compagnons d'armes pour conquérir avec la lance la dot de Nahoumé!
Avant de quitter la tribu, Hassan fait dire à son amante qu'il l’attend hors du camp; bientôt il la voit accourir avec la légèreté et les grâces d'une timide gazelle. Hassan l'informe de son projet, et lui fait les plus touchants adieux. Nahoumé, effrayée à la nouvelle des dangers qu'Hassan va braver pour l'amour d'elle, verse un torrent de larmes, et s'écrie : « Cher amant, que le ciel veille sur toi ! » Ses sanglots l'empêchent d'en dire davantage. Hassan l'embrasse sur le front, et court rejoindre ses frères d'armes. Ils marchèrent vers le pays d'Anadan, traversèrent le Meldjem et le Guilan, et leur voyage fut de longue durée.
Pendant l'absence d'Hassan, un guerrier nommé Assaf, parcourant un jour avec quelques-uns de ses cavaliers les terres qui le séparaient des autres tribus, s'écarta des siens et vint seul reconnaître le campement des Mazénides. Tandis qu'il admirait ses gras pâturages, il voit auprès d'un lac un essaim de jeunes filles, parmi lesquelles était la belle Nahoumé. Elle folâtrait en liberté, avec ses compagnes. Nahoumé sortait du lac avec plus d'éclat et de majesté que l'astre des nuits dans toute sa plénitude. Elle souriait et montrait une rangée de perles sous des lèvres de corail. A cet aspect Assaf reste immobile : il éprouve un sentiment qui lui était jusqu'alors inconnu. Les jeunes filles s’aperçoivent, remarquent que ses yeux sont fixés sur Nahoumé ; elles lui font un rempart, la cachent au milieu d'elles en criant à Assaf: « Avez-vous perdu tout sentiment de pudeur de venir ainsi porter vos regards indiscrets sur des femmes? Ce n'est pas là, certes, ni l'action d'un brave ni d'un galant homme. »
Ces reproches forcent Assaf de s'éloigner, mais il se retire lentement et le cœur plein de l'image de Nahoumé. Assaf, seigneur de la tribu de Cahtan, se faisait remarquer par une taille gigantesque et une voix de tonnerre : il avait sous ses ordres une armée nombreuse qui appauvrissait on peu de temps la terre où elle était campée, et le forçait daller chercher d'autres pâturages, dont les habitants fuyaient au bruit redoutable de son approche.
Assaf, de retour chez lui, envoie une vieille femme de sa tribu pour tacher de découvrir quelle est la jeune personne qu'il venait de rencontrer; il lui recommande surtout de chercher à savoir si elle était libre ou non. L'adroite messagère a bientôt appris le nom de Nahoumé, fille de Nudjoum. Elle sait qu'elle n'est pas mariée, et revient sur-le-champ en informer son maître.
Assaf aussitôt charge un de ses parents d'aller à la tribu de Mazen, et de dire à Nudjoum qu’Assaf ayant vu sa fille demande qu'il la lui envoie avec le cortège d'une nouvelle mariée ; qu'il est prêt à lui donner la dot que Nudjoum voudra fixer, le priant d'être persuadé que dès qu'il aurait l'honneur d'être son allié il n'aurait plus d'ennemis à craindre; il ajoutait à ces paroles pleines d'orgueil, que si l'on ne consentait pas à lui envoyer Nahoumé de bon gré, il saurait s'en rendre maître, et qu'alors il la traiterait en esclave, et qu'il anéantirait les tribus de Mazen et de Témides sans pitié pour les enfants à la mamelle, les veuves ni les orphelins.
Nudjoum répondit à l'envoyé d'Assaf que sa fille était promise à son neveu; qu'il ne pouvait plus disposer d'elle; qu'il espérait qu'Assaf ne concevrait point d'inimitié à cause de ce refus inévitable, que cependant s'il faisait des démarches hostiles, et s'il voulait user de violence, on saurait se défendre et protéger les femmes et leurs enfants. Cette réponse ne fit qu'irriter la passion d'Assaf, qui jura de s'emparer de Nahoumé et de la traiter en esclave.
Hassan revint sur ces entrefaites avec un butin considérable de troupeaux, de chameaux et de choses rares et curieuses. Il paya à son oncle la dot convenue, et mit à part cinq cents brebis destinées pour les noces. En apprenant les menaces d'Assaf, Hassan s'écrie : « Il ne faut pas attendre qu'il vienne nous attaquer. J'irai implorer le secours du puissant roi Zohaïr, qui daigna me faire élever à sa cour ; je reviendrai avec les invincibles guerriers d'Abs et d'Adnan, et je repousserai loin de nos terres cet insolent voisin. »
Ces paroles tranquillisèrent l'esprit de Nudjoum, qui consentit aux fêtes qu'Hassan voulait donner à ses amis pour célébrer son heureux retour, en même temps que son hymen. Pendant sept jours les Mazénides se livrèrent au plaisir de la table. De tous les côtés on n'entendait que des chants d'allégresse; on ne voyait que des groupes de danseurs. Le huitième jour, Nahoumé, parée de magnifiques vêtements, allait être unie à son cousin, lorsque des voyageurs troublèrent la cérémonie en annonçant qu'Assaf avait rassemblé des forces considérables et qu'il se préparait à venir attaquer la tribu de Mazen. Ces voyageurs ajoutaient qu’Ibn Hassan et Ibn Messad étaient déjà arrivés au rendez-vous avec les tribus d'Assed et de Jani, et que Aouf le Terdjémide s'était joint à eux, brûlant de venger son affront.
A ces nouvelles les vieillards de la tribu de Mazen rassemblent chez Nudjoum, lui représentent qu'ils n'ont pas de forces à opposer à tant d'ennemis, qu'ils ne pourraient même se flatter de résister seuls à Assaf, que la prudence devait l'engager à donner sa fille à ce redoutable guerrier plutôt que d'exposer à une ruine inévitable ses parents, ses amis et sa tribu tout entière. Nudjoum consterné ne peut se résoudre à sacrifier sa fille. Hassan, à force de prières et de larmes, obtient un délai de dix jours pour songer aux moyens de repousser l'ennemi.
Hassan part aussitôt avec cent cavaliers, il se dirige en toute hâte vers le roi Zohaïr, le rencontre près de la source Zat el Arsad, brillant de majesté au milieu de ses invincibles guerriers. Tel on voit briller au sommet de la voûte céleste l'astre argenté des nuits, environné d'une multitude d'étoiles.
Le roi Zohaïr rassure avec bonté le jeune Hassan, lui promet le secours qu'il demande et désigne le prince Malik pour aller en personne délivrer la tribu de Mazen de l'oppression d'Assaf, et lui donne mille de ses plus braves cavaliers pour marcher sous ses ordres.
Antar, plein d'une ardeur belliqueuse, s'écrie: « Cet Assaf ne mérite pas que mon prince aille s'exposer à tant de fatigues : moi seul accompagnerai ce jeune homme et le débarrasserai de son ennemi, fût-ce même le grand Chosroès, roi de Perse. »
Le roi Zohaïr sourit à la bravoure d'Antar ; il le savait capable d'exécuter les entreprises les plus hardies ; il le donne pour lieutenant au prince, ensuite il fait distribuer des rafraîchissements à Hassan et à ses compagnons, et les invite à profiter de la nuit pour prendre quelque repos.
Hassan ne pouvait goûter les douceurs du sommeil ; il attendait l'aurore avec une extrême impatience ; dès qu'elle paraît, tous les guerriers sont à chevai. Le prince Malik s'arrache avec peine des bras de ses frères. Antar embrasse son père Cheddâd, et pousse un profond soupir en pensant qu'il va être séparé pour quelque temps de sa bien-aimée Abla.
Les guerriers d'Abs, couverts de cuirasses brillantes, sont montés sur des coursiers d'excellente race arabe ; ils sont armés de cimeterres et de lances. Le prince Malik s'avance à la tête de la colonne, sur une superbe jument que son père lui avait donnée; il a des étriers d'or massif, et un casque d'un poli éblouissant. Antar est près de lui sur son fidèle Abjer, qui a les formes et la démarche d'un lion. L'infatigable piéton Chéiboub, un carquois sur l'épaule, marche à la hauteur de l'étrier de son frère Antar. Pendant la route le prince Malik cherche à distraire son ami des tristes pensées qui l'accablent; mais voyant qu'il ne peut faire oublier à Hassan sa tribu entourée d'ennemis et sa chère Nahoumé, menacée d'esclavage, il s'adresse à Antar et le prie d'improviser quelque chant guerrier. Antar, plein d'une ardeur belliqueuse, s'écrie avec enthousiasme :
« Que j'aime à voir briller l'acier tranchant et le fer aigu des lances! je suis impatient de braver la mort: le héros ne la craint pas, il la donne à ses ennemis. Les armées se mêlent avec fracas ; les coursiers se dressent devant les lances; un nuage épais de poussière répand sur le champ de bataille un voile sombre précurseur des orages ; les glaives sillonnent d'éclairs le ciel obscur, et le fer de la lance étincelle comme la comète menaçante. Honneur et gloire à celui qui affronte le danger!
« Qu'un guerrier s'élance au milieu des combattants ; que sa lance renverse tout devant lui; que « son cimeterre dégoutte de sang, qu'au milieu du péril il soit calme et impassible. Voilà mon frère d'armes, nous marcherons ensemble, serrés l'un contre l’autre, et la faible lance de Cahtan viendra se briser sur notre poitrine.
« Le lâche traîne une misérable vie dans la honte et le mépris : aucun ami ne donnera une larme à son trépas. La beauté ne pleure que le guerrier qui se distingue dans les combats. Si je dois périr, il en est une qui dira : Il était estimé des hommes; c'était un lion terrible, qui protégea mon honneur et les tentes de ma famille. Ainsi chantait Antar. — Noble cavalier, lui dit Hassan, si vous égalez les plus illustres guerriers en valeur, vous les surpassez en éloquence. » Tous ses compagnons d'armes applaudissent à Antar, et le prient de recommencer son chant qu'ils répètent avec lui.
Les enfants d'Abs et de Mazen marchaient depuis deux jours; Antar, qui s'était séparé des siens pour suivre seul la crête des montagnes, aperçoit au fond d'un vallon deux cavaliers qui se battaient à outrance; il presse les flancs du fidèle Abjer, voie à eux en leur criant de suspendre leur fureur. A sa voix les combattants se séparent; l'un d'eux vient au-devant de lui en versant des larmes. Antar le rassure et lui demande la cause de son différend.
« Seigneur, dit l'inconnu, nous sommes deux frères, à mon adversaire est mon aîné. Notre aïeul, seigneur puissant, se nommait Amara, fils d'Aris; il avait de nombreux troupeaux parmi lesquels on remarquait une jeune chamelle, légère à la course comme l'oiseau du désert. Un jour ne voyant pas cette chamelle revenir avec ses troupeaux, il la demande au berger. Celui-ci répond qu'elle s'était écartée, qu’il l'avait longtemps poursuivie sans pouvoir rapprocher; qu'ayant ramassé une pierre noire et luisante, il la lui avait lancée, l'avait atteinte et lui avait percé le flanc ; que la chamelle était tombée morte sur le coup. Notre aïeul eut du regret de la perte de cet animal ; il monte à cheval et se fait conduire par le berger à l'endroit où il l’avait laissée ; il trouve la pierre noire teinte de sang. Comme il avait de grandes connaissances dans la nature des choses, il reconnut que cette pierre était un morceau de foudre, il l'emporte et fait forger un cimeterre par le plus célèbre armurier de son temps. Quand cette arme fut achevée, cet homme unique dans son art vint la présenter à mon aïeul en disant : Voici une arme précieuse, il ne manque plus qu'un bras digne de la manier. Mon aïeul, irrité de l'insolence de l'armurier, prit le cimeterre de ses mains et fit tomber sa tête d'un coup plus prompt que l'éclair.
« Dami (c'est le nom que reçut ce cimeterre) eut un fourreau en or massif, et la poignée fut enrichie de pierres précieuses. Mon aïeul déposa le redoutable Dami dans son trésor. Quinze ans après il mourut. Mon père lui succéda et hérita de ce cimeterre, ainsi que de ses autres armes. Quand il sentit sa fin approcher, il me fit appeler près de lui et me dit avec bonté : Je sens qu'il me reste peu de jours à vivre; ton frère aîné est un ambitieux, un homme injuste. Il s'emparera de tout mon bien quand je ne serai plus. Prends cette arme, me dit-il en me présentant Dami, ce sera ta fortune. Si tu le portes au grand Chosroès, roi de Perse, ou à tout autre monarque, ils te combleront de richesses.
« Je reçus ce présent avec reconnaissance, et vins de nuit l'enterrer ici. Peu de temps après mon père mourut : nous lui rendîmes les derniers devoirs. Mon frère s'établit à sa place sans me faire participer à la moindre des choses. En rassemblant ses armes, il ne trouva pas Dami et m'accusa de l'avoir dérobé. Je le niai d'abord ; mais il me tourmenta si cruellement que je fus contraint de le mener dans l'endroit où je l'avais enterré ; je le cherchai longtemps sans succès; l'ayant caché pendant l'obscurité de la nuit, il me fut impossible de le retrouver. Mon frère prétendit que je voulais l'abuser, et malgré mes serments il fondit sur moi le sabre à la main. Il a fallu défendre ma vie, lorsque votre heureuse arrivée mit fin à notre détestable combat. C’est à vous, seigneur, à juger entre nous. »
Antar se retourne vers l'autre guerrier, lui demande pourquoi il tyrannise son frère; pourquoi il ne veut pas l'admettre à participer aux richesses laissées par leur père. Celui-ci, indigné d'entendre un étranger lui adresser une semblable question, ne pense à lui répondre qu'à coups de cimeterre.
Antar a vu son mouvement; il le prévient, et, d'un coup de lance aussi inévitable que l'arrêt du destin, il le frappe au milieu de la poitrine : on voit le fer de sa lance ressortir brillant entre ses épaules. Il tombe en vomissant des flots de sang et expire. Le jeune Arabe vient baiser la main d'Antar, et retourne à sa tribu en rendant grâces à son libérateur.
Quand il l'eut perdu de vue, Antar, satisfait d'avoir fait triompher l’inconnu, eut l'idée de se reposer un instant dans ce vallon. Il veut, suivant l'usage des Arabes, planter sa lance en terre avant de descendre de cheval. Trois fois il cherche à la faire entrer, et trois fois cette lance, qui perce les cuirasses les plus dures, ne peut pénétrer dans le sable. Surpris de ce prodige, Antar s'élance en bas de son coursier, impatient d'en connaître la cause ; il se baisse et découvre un énorme cimeterre garni en or et en pierres précieuses. Antar, transporté de joie, admire les décrets de la divine Providence, qui fait tomber en son pouvoir le fameux Dami. Il vole auprès de ses compagnons d'armes, et présente au prince Malik cette arme digne d'un monarque ; il lui raconte comment elle est tombée en son pouvoir. Malik, après l’avoir admirée, la rend à Antar en lui disant : « Il est juste que la meilleure arme du monde échoie au plus brave guerrier de son temps. » Tous ses compagnons d'armes s'empressent de féliciter Antar, et ils continuent leur route, pleins d'espoir dans cet heureux présage.
Arrivés dans une vaste plaine qu'ombrageaient des platanes dont la hauteur fatiguait les regards, les enfants d'Abs se proposaient de s'y arrêter auprès d'un ruisseau limpide, quand ils aperçurent au loin cinq cents cavaliers couverts d'armures. Ils se dirigeaient vers eux. Les Absiens, le col tendu, l’œil fixe, s'arrêtent, cherchant à reconnaître si ce sont des ennemis. Cependant la colonne s'avance majestueusement, et dès quelle fut à portée, soudain un cri de guerre partit des deux côtés.
Gaïdak, fils de Sumbussi, chef de ces cavaliers, était charmé de rencontrer Antar et les Absiens, il s'écriait : « Enfin je vais venger mon père ! enfin je vais laver ma honte ! »
Gaïdak, dès ses plus tendres années, avait été rendu orphelin par Antar. Quand il fut parvenu à l’âge des hommes, il montra tant de grandeur et de courage, que son nom devint célèbre parmi les Arabes, et qu'on le jugea digne d'être le chef de sa tribu comme l'avait été son père ; on lui défera le commandement. Gaïdak ne s'en servit que pour rehausser la gloire et faire le bonheur des familles qui l’entouraient.
Un certain Cadaa, jaloux de l'élévation de Gaïdak, lui rappelait sans cesse que son père avait péri de la main d'Antar, et, dans la vue de le voir succomber, le provoquait à aller défier ce héros. Gaïdak s'était mis en route dans ce noble dessein; mais il reçut une invitation d'Assaf, et fut obligé de revenir sur ses pas.
Cependant la nuit s’approchait ; on se contenta de d'autre d'allumer des feux et de placer des gardes. Dès que l'aurore paraît, les deux armées sont en bataille. Antar s'élance sur l'ennemi en poussant un cri qui retentit dans les montagnes. Des tourbillons de poussière s'élèvent de dessous son cheval ; il renverse tout ce qui se trouve sur son passage. Gaïdak voyant qu'Antar met le désordre parmi les siens, veut arrêter ce torrent, il court à lui. Antar le voit, et d'un coup du redoutable Dami il fait voler sa tête, qui va rouler au loin dans la poussière.
Les cavaliers de Gaïdak, voyant leur chef mort, cherchent leur salut dans la fuite. Les vaillants Absiens s'emparent des chevaux et des bagages ennemis, et continuent leur route.
Il restait peu de chemin à faire pour arriver à la tribu de Mazen. Hassan, impatient de savoir ce qui s'est passé depuis son absence, demande au prince Malik la permission de le précéder pour annoncer aux Mazénides l'heureuse arrivée des guerriers d'Abs. Malik y consent en l’assurant qu'il ne tarderait pas à le suivre.
Hassan précipite sa course, arrive à sa tribu, et trouve la terre couverte de morts. Assaf s'est rendu maître du camp après un carnage horrible, et se dirige du coté de la montagne d'Aban, derrière laquelle les femmes et les enfants s'étaient réfugiés Hassan l'entend dire à ses frères d'armes : « Mes amis, faites des esclaves, pillez et prenez tout ce que vous voudrez, je ne veux rien pour moi, je vous abandonne tout, si ce n'est Nahoumé, fille de Nudjoum. »
Hassan, anéanti à la vue de la position de sa tribu, s’élance au milieu des ennemis ; ses cavaliers le suivent le cœur plein de rage. Les guerriers d'Assaf font volte-face, et la mort triomphe de tout côté.
Assaf, voyant un jeune guerrier qui se dirige vers lui, s'écrie : « Retourne d'où tu viens : ne cours pas au-devant de la mort !
— Si j'étais venu plus tôt, répond Hassan, tu n'aurais pas ruiné mon pays. Mais j'amène avec moi les guerriers d'Abs, d'Adnan, de Fusera et de Tibian; ils te feront repentir de ta violence; je suis l’époux de cette femme que tu voudrais enlever, je vais te châtier de ton audace. »
Assaf pousse un cri terrible : « Malheureux ! les Absiens et tout ce qu'éclaire le soleil ne sauraient n'intimider ! » En disant cela il fond comme un lion furieux sur Hassan, recommandant que personne n'approche : lui seul veut assouvir sa rage.
Les deux héros s’attaquent, possédés d'une égale fureur. Après un long et opiniâtre combat, Hassan sent ses forces diminuer, veut fuir, Assaf le presse vivement; il allait lui porter un coup mortel lorsque les Absiens arrivent avec la rapidité du faucon.
Le prince Malik avait aussi accéléré sa marche: arrivé peu de temps après Hassan, il avait reconnu la désastreuse position des enfants de Mazen, et volait à leur secours.
Antar lâche la bride du bouillant Abjer, qui fait jaillir des étincelles de ses quatre pieds, et du premier choc il sépare les deux combattants.
La vue de ces guerriers ramène l'espoir dans le cœur des Mazénides, ils retournent au combat en admirant la valeur d'Antar, qui moissonnait l'élite des guerriers ennemis.
Le prince Malik s'était dirigé vers Messad el Kelbi, cavalier d'une grande valeur et d'une haute noblesse, dont les parents et les nombreux amis accoururent à la défense. Le prince Malik éprouvait une vive résistance: déjà trois de ses guerriers avaient été tués à ses côtés, il allait être cerné. Antar entend sa voix, s'ouvre un passage jusqu'à lui, attaque Messad el Kelbi. Une lutte terrible s'engage entre ces deux guerriers égaux en force et en adresse. Cependant Antar porte un coup du redoutable Dami à la jument de son adversaire qui s'abat, et aurait écrasé son maître sans l'épaisse cuirasse qu'il portait. Messad el Kelbi se sauve à pied dans le désert, trop heureux d'avoir échappé à une mort certaine.
Antar, après avoir dégagé son prince, voit le combat continuer partout avec le même acharnement ; la présence d'Assaf retient seule les ennemis et leur fait braver la mort; il s'élance sur lui et le perce au côté droit d'un coup de lance, Assaf tombe noyé dans son sang; ses amis veulent venger sa mort; ils fondent comme un torrent sur Antar. Celui-ci les reçoit de pied ferme; Chéiboub est derrière lui perçant de ses flèches ceux qui cherchent à le tourner. Cependant le nombre augmentant, Antar sort de la mêlée avec l'impétuosité du vent du nord.
Les enfants d'Abs et de Mazen redoublent de courage ; ils mettent en fuite leurs ennemis, qui, n ayant plus de chef, se dispersent de tous les côtés et abandonnent le champ de bataille. Les Mazénides rentrent dans leurs foyers en chantant les louanges du prince Malik et de l'intrépide Antar. Le lendemain ils firent des réjouissances plus grandes que pour les noces d'Hassan.
Les Absiens, après quatre jours de repos et de fêtes, se mirent en route, accompagnés par les principaux seigneurs des Mazénides. Quand ils furent près d'arriver à la tribu, Antar s'écria :
« Dans quelle douce ivresse me plonge le vent du matin en m'apportant l’air embaumé qu'on respire à Alem Faadi !
« En vain les Absiens sont injustes et perfides envers moi, l'amour m'impose la loi de les protéger aux dépens de mes jours. Sans la jeune vierge qui habite sous leurs tentes, j'irais vivre dans une tribu éloignée ; mais je suis asservi à jamais par ses grâces enchanteresses, et par le charme de ses yeux capables d'enflammer un mort dans sa tombe.
« Le soleil, au bout de sa carrière, lui dit, éclaire le monde en mon absence, et la lune pâlit en voyant l’éclat de sa beauté.
« Le peuplier et le cyprès, mollement balancés par les vents, n'ont pas la souplesse de ses mouvements; ces arbres dont le front altier se perd dans les nuées voient avec envie cette taille élancée et cette démarche majestueuse.
« La modeste Abla laisse tomber son voile, et nous dérobe les roses de ses joues. Nous ne pouvons plus voir ces longs cils noirs qui font de si profondes blessures ; mais ce voile léger décèle les contours arrondis de ses membres délicats, et ne peut empêcher de venir jusqu'à nous le souffle enivrant qu'exhale sa bouche parfumée.
« Oh, fille de Malik ! puis-je espérer qu'un jour le ciel exaucera mes vœux ? puis-je espérer que les plaies de mon cœur déchiré par le chagrin de notre séparation se cicatriseront?
« Etes-vous encore dans le Nejd ? La terre de Cherbé sera-t-elle témoin de notre union? En baisant cette terre que vous foulez aux pieds, je cherche à calmer le feu qui me consume.
« Je suis Antar l'Absien, protecteur de ma tribu; je cesserai d'exister, mais mon nom ira à la postérité. »
Journal Asiatique, juillet-décembre 1833
Ouézar, fils de Djaber, méditait en secret sa vengeance. Quoique ses yeux fussent privés de la lumière, il n'avait rien perdu de son adresse à tirer des flèches. Son oreille, exercée par un long apprentissage à suivre les mouvements des bêtes féroces sur le bruit de leurs pas, suffisait pour guider ses coups, et jamais le trait qu'il avait lancé ne manquait son but. Sa haine toujours attentive écoutait avidement les nouvelles que la renommée lui transmettait de son ennemi. Il apprend qu'Antar, après une expédition périlleuse et lointaine, vient d'arriver couvert de gloire, apportant avec lui un butin immense, des trésors aussi riches que ceux de Chosroès. A ce récit, Ouézar pleure d'envie et de rage. Il appelle Nedjm son esclave fidèle : « Trop longtemps, lui dit-il, la fortune a protégé celui dont les succès me désespèrent. Depuis ce jour où un fer brûlant ravit la lumière à mes yeux, dix ans se sont écoulés, et je ne suis pas encore vengé ! Mais enfin le moment est venu où je laverai ma honte, où j'éteindrai dans son sang le feu qui dévore mon cœur. Antar est campé au bord de l'Euphrate. C'est là que, je veux l'aller chercher. Je vivrai caché dans les buissons, dans.les roseaux, jusqu'à ce que le ciel livre sa vie entre mes mains. » Il ordonne à son esclave de lui amener sa chamelle, dont la course est aussi rapide que celle de l’autruche légère. Il s'arme de son arc et de son carquois rempli de flèches empoisonnées. Nedjm fait agenouiller la chamelle, aide son maître à monter, et prend la bride de l'animal docile dont il doit diriger la marche.
Lorsqu'ils se furent enfoncés dans les espaces immenses du désert, Ouézar exhala en ces mots le ressentiment qui l'animait : « Mes paupières mutilées ne peuvent plus se fermer au doux sommeil ; une nuit éternelle m'environne. Trois fois vaincu, j'ai roulé sur la poussière, et ma tribu m'a repoussé de son sein comme un ennemi. Malheur à toi, fils de Cheddâd, toi qui as causé mes tourments et ma honte! L'envie a consumé mon cœur et exténué mon corps. Puisse enfin la fortune favorable à mes vœux te faire tomber sous mes coups ! »
Après plusieurs journées d'une marche pénible, ils sortent des déserts arides et entrent dans le pays qu'arrose l'Euphrate, pays fertile, orné d'arbres et de verdure. Ils parviennent au bord du fleuve. Nedjm jette les yeux sur l'autre rive ; il aperçoit des tentes richement décorées, de nombreux troupeaux, des chameaux errants dans la plaine, des lances plantées en terre, des chevaux harnachés et attachés devant l'habitation de leur maître. Il entend les chants des jeunes filles et le son des instruments de musique. Une tente plus belle et plus haute que les autres était dressée à peu de distance du rivage; devant la porte s'élève une longue lance de fer, auprès de laquelle est un cheval plus noir que l'ébène. Nedjm reconnaît le noble coursier d'Antar et sa lance terrible ; il fait arrêter la chamelle qui porte son maître, et se place avec lui derrière des buissons qui les dérobent à tous les regards.
Lorsque la nuit eut étendu sur la terre ses ombres sinistres, Ouézar dit à son esclave : « Quittons ce lieu ; les voix qui frappent mon oreille me semblent éloignées. Rapproche-moi du fleuve. Mon cœur me dit qu'un coup signalé va illustrer à jamais mon nom. » Nedjm le conduit par la main, le fait asseoir sur la rive, en face de la tente d'Antar, et lui présente son arc et son carquois. Ouézar choisit la plus acérée de ses flèches, la place sur son arc, et, l'oreille attentive, il attend le moment de la vengeance.
Antar, dans une sécurité profonde, se livrait au plaisir de revoir Abla sa bien-aimée, après une longue absence. Quoique séparé de la tribu des Bènou-Abs, et isolé avec sa famille sur une terre étrangère, il ne croyait avoir à redouter aucun ennemi, parce que la terreur de son nom, imprimée dans le cœur des Arabes, était un boulevard qui défendait ses tentes contre les attaques de tous les habitants du désert. Abla, fière d'avoir pour époux le héros de l'Arabie, redoublait pour lui de tendresse, et l’amour d'Antar pour elle, loin de s être affaibli par le temps, semblait n'avoir fait que prendre de nouvelles forces. Il oubliait dans les bras de cette compagne chérie et ses travaux et ses dangers, lorsque les hurlements lugubres des chiens; fidèles gardiens du camp, succédant à leurs aboiements prolongés, viennent jeter dans son âme un trouble inconnu. Inquiet, il se lève et sort de sa tente. Le ciel était sombre et nuageux. Antar erre quelque temps dans l'obscurité ; il entend de nouveaux aboiements que lui paraissent venir du rivage du fleuve. Poussé par la fatalité, il s'avance au bord des eaux, et, soupçonnant la présence de quelque étranger, il appelle son frère Djérir pour l'envoyer reconnaître l’autre rive. A peine il a élevé sa voix puissante, qui fait retentir les vallons et les montagnes, qu'une flèche l'atteint au côté droit et pénètre dans ses entrailles.
Aucune plainte, aucun gémissement indigne de son courage ne trahit sa douleur. Il arrache le fer de sa blessure, et s'écrie : « O toi, dont la main perfide s'est guidée sur le son de ma voix pour me frapper dans les ombres de la nuit, que ne puis-je te connaître, pour te poursuivre jusqu'au fond des déserts et te faire servir de pâture aux animaux sauvages ! Traître, qui n'as pas osé m’attaquer à la clarté du jour, tu n'échapperas pas à ma vengeance ; tu ne jouiras pas du fruit de ta perfidie. »
Ouézar entend ces paroles, et la crainte s'empare de son cœur. Il croit que sa flèche a mal servi son ressentiment, et à l'instant l'idée de la colère d'Antar, l'image des tourments qu'il lui prépare, saisissent son esprit d'épouvante ; ses forces l'abandonnent ; il tombe privé de sentiment. L'esclave Nedjm, voyant que son maître n'est plus qu'un corps froid et sans vie, monte sur la chamelle et se hâte de s'éloigner de ces lieux.
Cependant Djérir était accouru à la voix de son frère. Antar l'instruit qu'il a été blessé d'un trait décoché de l’autre bord du fleuve, par une main inconnue ; il lui ordonne de poursuivre le traître qui l'a frappé, et retourne à sa tente à pas chancelants. Djérir se dépouille de ses vêtements et s'élance dans les ondes. Bientôt il arrive au rivage opposé : il cherche dans l'obscurité, et trouve gisant sur le sable un corps inanimé, auprès duquel sa main rencontre un arc et un carquois. Incertain si ce corps sans mouvement peut être rappelé à la vie, mais espérant tirer quelque éclaircissement de la vue de sa figure, il charge le cadavre sur ses épaules, et le porte à la tente de son frère.
Antar, étendu sur le lit de douleur, environné de ses amis désolés, était en proie aux plus cruelles souffrances. La tendre Abla mettait un appareil sur sa blessure qu'elle arrosait de ses larmes. Dans ce moment Djérir entre et dépose aux pieds de son frère le corps de Ouézar, avec son arc et ses flèches. A peine Antar a-t-il jeté les yeux sur ce visage mutilé, où la férocité est encore empreinte, qu'il reconnaît l'implacable ennemi qui avait tant de fois conjuré sa perte. Il ne doute pas que le coup fatal ne soit parti de sa main, et que la flèche qui l'a blessé ne soit empoisonnée. Alors la douce espérance abandonne son cœur, et l'image de la mort se présente seule à ses yeux. Il l'envisage avec résignation, et, plongé dans de profondes pensées, il garde un moment le silence. Les combats où il a vaincu Ouézar, sans pouvoir dompter son âme de fer, la persévérance de ce traître à poursuivre sa vengeance, enfin la justice céleste qui n a pas permis qu'il survécut à son crime, viennent se retracer dans son esprit. Bientôt, sortant de sa rêverie, il s'écrie : « Le malheur de mon ennemi a satisfait mon cœur ; sa mort me console de ma fin prochaine dont il ne sera pas témoin. Oui, l’on doit remercier le destin quand on survit à son ennemi d'un jour ou même d'un instant. » Ensuite, s'adressant au cadavre de Ouézar : « Misérable, dit-il, tu n'as pas savouré le plaisir de la vengeance, et j'ai survécu à ton trépas. Mais vous jouirez de mon triste sort, vous, guerriers jaloux de ma gloire, rivaux que j'ai terrasses, et dont le cœur rongé par l’envie ne peut oublier la honte de votre défaite. Triomphez donc aujourd'hui, puisque telle est la volonté immuable de l'être immortel dont les humains ne peuvent prévoir ni éviter les décrets. »
« Fils de mon oncle, lui dit Abla, pourquoi renoncer à l'espoir? Pourquoi laisser abattre ton courage? Une légère blessure de flèche doit-elle t'inquiéter, toi qui, méprisant les coups des sabres et des lances, as supporté sans te plaindre tant de blessures larges et profondes, dont les cicatrices couvrent ton corps? »
« Abla, répond Antar, ma vie touche à son terme; la flèche qui m'a atteint est empoisonnée. Reconnais dans ce cadavre les traits de Ouézar, et cesse de te flatter d'une vaine espérance. »
A ces mots, Abla fait retentir l'air de ses gémissements; elle déchire ses vêtements, arrache ses longs cheveux et se couvre la tête de poussière. Les femmes qui l'entourent imitent sa douleur; bientôt tout le camp répond à leurs cris plaintifs, et au silence de la nuit succède le tumulte et les accents du désespoir.
Alors Antar dit à ses amis qui fondaient en larmes : « Cessez d'inutiles pleurs. Le Très-Haut nous a tous assujettis à la même loi, et personne ne peut se soustraire aux arrêts du destin. » Puis, se tournant vers Abla : « Chère épouse, dit-il, qui défendra ton honneur et tes jours après là mort d'Antar?.... Je sais trop que la tribu des Bènou-Abs, privée du secours de mon bras, va être accablée par ses nombreux ennemis, écrasée par toutes les tribus de l'Arabie que la vengeance réunira contre elle!... Un second époux, un autre moi-même peut seul t'éviter les horreurs de l'esclavage. De tous les guerriers du désert, Amer et Zéid el Khaïl[14] sont ceux dont la valeur protégera le mieux ta vie et ta liberté. Choisis donc l'un des deux et va lui offrir ta main… Pour retourner vers la terre qu'habitent les enfants d'Abs, pour assurer ton passage dans le désert, tu monteras mon coursier Abjer, tu revêtiras mes armes : sous ce déguisement, ne crains pas d'être attaquée ; marche avec assurance, sans daigner donner le salut aux guerriers des tribus qui se trouveront sur ta route.
« La vue du cheval et des armes du fils de Cheddâd suffira pour intimider les plus audacieux. »
Ensuite Antar prit la main d’Amrou Zoulkelb,[15] et la pressant contre son cœur : « Ami, lui dit-il, je te confie le jeune fils d'Arouè. Que cet aimable enfant, élevé par toi et formé par ton exemple, devienne un jour un héros, et que tes soins acquittent pour moi la dette d'amitié que j'ai contractée envers son père. »
Cependant le rideau des ténèbres s'était levé ; l'aube parut en souriant et commença à colorer le sommet des montagnes. Antar se fit porter hors de sa tente, et là il distribua à ses parents et à ses amis les nombreux troupeaux, les chameaux et les coursiers qu'il possédait, et tout le butin qu'il avait rapporté de sa dernière expédition, réservant pour Abla la portion la plus considérable. Après ce partage, il fit ses adieux à Amrou, et l'engagea à retourner dans sa tribu avant que le bruit de sa mort se répandit dans l'Arabie et enhardit leurs ennemis communs à venir l'attaquer. Vainement Amrou protesta qu'il ne le quitterait point et qu'il voulait escorter Abla jusqu'à la tribu des Bènou-Abs. « Non, lui dit Antar, tant que j'aurai un souffle de vie, Abla n'aura d'autre bras que le mien pour la défendre. Pars, et si tu veux exposer tes jours pour l'amitié, va combattre les Bènou-Nebhan, va venger ma mort sur la famille de Ouézar. »
Amrou cède à regret ; il lui jure d'exécuter ses volontés, et les deux amis confondent leurs larmes dans un dernier embrassement. Antar ordonne les préparatifs du départ. Bientôt on abat les tentes, on les plie, on les charge sur des chameaux. La triste Abla se laisse revêtir des armes pesantes de son époux ; ceinte de son large sabre, tenant dans la main sa lance redoutable, elle monte sur l’Abjer, tandis que des esclaves font asseoir Antar dans la litière où Abla avait coutume de se placer, dans des temps plus heureux, lorsqu'elle traversait les déserts.
On part : Amrou prend le chemin qui conduit à la tribu de Kadaa ; Antar et sa famille se dirigent vers la terre de Chourbé. Ses esclaves chassaient en avant les troupeaux et les chameaux qui portaient les bagages ; à leur suite venaient les cavaliers ; la marche était fermée par Abla et Antar, accompagnés de l'infatigable Djérir qui précédait les pas de l'Abjer, et de son neveu Khadrouf, qui guidait la chamelle chargée de la litière.
A peine ils avaient perdu de vue les bords fortunés de l'Euphrate et commençaient à s'enfoncer dans l'immensité des déserts, qu'ils aperçurent au loin des tentes qui paraissaient comme des points obscurs à l'horizon, ou comme une bordure noire de la draperie azurée des cieux. C'était une tribu riche et puissante. Les guerriers qui la composaient égalaient en nombre les grains de sable de l'Irak, et en courage les lions des forêts. Aussitôt que leurs yeux vigilants eurent distingué dans le lointain la faible caravane qui s'avançait, trois cents des plus braves s'élancèrent sur leurs chevaux, saisirent leurs lances et volèrent à sa rencontre. Aussi rapides que les gazelles légères, leurs coursiers franchissent l'espace, et bientôt ils sont à la portée de la flèche. Alors ils reconnaissent la litière et le guerrier qui l'accompagne : « C'est Antar, se disent-ils les uns aux autres; oui, c'est lui qui voyage avec son épouse. Voilà ses armes, son cheval, et la magnifique litière d'Abla. Retournons vers nos tentes, et ne nous exposons pas à la colère de cet invincible guerrier. »
Déjà ils avaient tourné bride et allaient reprendre leur course vers leur tribu, lorsqu'un d'entre eux les arrêta. C'était un vieux cheikh, dont l’esprit fin et rusé pénétrait les événements les plus secrets et perçait les voiles du mystère : « Mes cousins, leur dit-il, c'est bien la lance d'Antar ; c'est bien son casque, sa cuirasse et son coursier, dont la couleur ressemble à la nuit ; mais ce n'est ni sa taille, ni sa contenance fière ; c'est la taille et le maintien d'une femme timide. Croyez-moi, Antar est mort, ou bien une maladie dangereuse l'empêche de monter à cheval ; et ce guerrier que porte l'Abjer, cet Antar prétendu, c'est Abla qui se sera revêtue des armes de son époux, pour nous intimider, tandis que le véritable Antar est peut-être couché mourant dans cette litière. »
Ses compagnons frappés de ses observations reviennent sur leurs pas. Aucun d'eux cependant ne se sent l’audace de commencer l'attaque ; mais ils se déterminent à suivre de loin la caravane, dans l'espoir de voir naître quelque circonstance qui puisse fixer leur incertitude.
Cependant la main délicate d'Abla ne pouvait plus supporter le poids de la lance de fer; elle est obligée de la remettre à Djérir. Bientôt, lorsque le soleil parvenu à la moitié de son cours eût échauffé les sables de toute l'ardeur de ses feux, épuisée de fatigue, accablée par la pesanteur de ses armes, Abla voulut s'arrêter et prendre un instant de repos. Djérir s'avance vers elle, la soutient et l'aide à descendre de cheval.
A ce spectacle[16] les cavaliers qui observaient tous leurs mouvements, ne doutent plus de la réalité de leurs soupçons; ils mettent leurs lances en arrêt, et pressent les flancs de leurs coursiers pour fondre sur cette troupe qu'ils jugent trop faible pour leur résister. Antar était étendu dans la litière presque privé de sentiment. Les cris des ennemis, les hennissements des chevaux, la voix d'Abla qui l'appelle, viennent frapper son oreille et le tirer de cette léthargie. Le danger lui rend des forces ; il se soulève, montre la tête et pousse un cri terrible qui porte l'effroi dans tous les cœurs. A ce cri semblable au tonnerre, le crin des coursiers se hérisse; ils reculent, ils fuient et emportent au loin dans la plaine leurs cavaliers glacés de la même terreur, et qui se disaient entre eux : « Malheur à nous ! Antar respire encore. Il a voulu éprouver les habitants du désert et connaître quelle serait la tribu assez hardie pour ambitionner la conquête de son épouse et de ses biens. » En vain le vieux cheikh qui leur avait déjà inspiré sa confiance cherche encore à les rassurer ; la plupart sont sourds à sa voix et poursuivent leur course vers leur tribu. Trente seulement consentent à rester avec lui et continrent à observer la caravane.
Malgré ses douleurs que chaque instant rendait plus cuisantes, Antar avait voulu reprendre ses armes et remonter sur son coursier. Il fait replacer Abla dans la litière et marche à ses côtés : « Sois tranquille, lui disait-il; Antar veille encore sur toi; mais ce sont ses derniers moments qu'il consacre à ta défense. » Abla attache sur lui un regard plein de tristesse. « Antar, lui disent ses compagnons en voyant son attitude souffrante, n'épuise pas les forces qui te restent, remonte dans la litière. Longtemps tu nous as protégés par ta valeur, c'est à nous aujourd'hui de combattre pour toi. » Il leur répond : « Je vous remercie, mes cousins, vous êtes braves, mais vous n'êtes pas Antar. Marchez, j'espère encore vous conduire heureusement jusqu'à notre tribu. »
Au déclin du jour ils arrivèrent dans une vallée peu éloignée des lieux où campaient les Bènou-Abs. Elle se nommait la vallée des Gazelles, et les montagnes qui la formaient ne laissaient d'autre issue du côté de la terre de Chourbé, qu'une gorge étroite où trois cavaliers pouvaient à peine se présenter de front. Antar fit passer en avant les troupeaux et la chamelle qui portait Abla. Quand il eut vu toute la caravane défiler devant lui, il s'avança lui-même à l'entrée de la gorge. En cet instant ses douleurs augmentent, ses entrailles sont déchirées, et chaque pas de son coursier lui fait éprouver des tourments pareils aux supplices des enfers. Il arrête l'Abjar, plante sa lance en terre, et, s'appuyant dessus, iï demeure immobile.
Les trente guerriers qui suivaient ses traces, en le voyant dans cette position, firent halte à l'autre extrémité de la vallée. « Antar, se disaient-ils les uns aux autres, s'est aperçu que nous observions sa marche ; sans doute il nous attend dans ce défilé pour nous exterminer. Profitons de la nuit qui va nous envelopper de ses ombres pour regagner nos tentes et rejoindre nos frères. — Mes cousins, leur dit le cheikh, n'écoutez pas les conseils de la crainte; l'immobilité d'Antar est le sommeil de la mort. Hé quoi ! ne connaissez-vous pas son courage impétueux? Antar attendait-il son ennemi? S'il était vivant, ne fondrait-il pas sur nous comme le vautour sur sa proie? Avancez donc, ou si vous refusez de poursuivre votre marche, du moins restez en ce lieu jusqu’à ce que l'aurore vienne éclaircir nos soupçons. »
Persuadés de nouveau par ses discours, ses compagnons demeurent; mais toujours inquiets et alarmés, ils passent la nuit sur leurs chevaux, sans se livrer aux douceurs du sommeil. Enfin le jour commence à paraître et à dissiper les ombres qui couvraient la vallée. Antar est toujours à l'entrée du défilé dans la même attitude, et son coursier docile est immobile comme lui. A cette vue les guerriers étonnés se consultent longtemps entre eux; toutes les apparences leur montrent qu'Antar est mort, et cependant aucun d'eux n'ose l'approcher, tant est grande la crainte qu'il inspire. Le vieux cheikh fixe bientôt leur irrésolution. Il descend de sa jument, et, la piquant avec la pointe de sa lance, il lui fait prendre sa course vers le fond de la vallée. A peine elle est parvenue au pied des montagnes, que l'ardent Abjer, la sentant approcher, s'élance vers elle avec de bruyants hennissements. Antar tombe comme une tour qui s'écroule, et le bruit de ses armes fait retentir les échos.
Les guerriers, qui aperçoivent sa chute, s'empressent de voler vers lui. Ils s'étonnaient de voir étendu sans vie sur la poussière celui qui avait fait trembler l'Arabie, et ne pouvaient se lasser d'admirer sa taille gigantesque. Renonçant à l'espoir d'atteindre la caravane, qui avait dû arriver pendant la nuit à la tribu des Bènou-Abs, ils se contentèrent de dépouiller Antar de ses armes pour les emporter chez eux comme un trophée. En vain ils voulurent saisir son coursier. Après la mort de son maître l'Abjer n'aurait plus eu de cavalier digne de lui. Plus rapide que l'éclair, il disparaît à leurs yeux et s'enfonce dans les déserts.
On dit qu'un de ces hommes, touché du sort d'un héros qu'avaient illustré tant d'exploits, pleura sur son cadavre, le couvrit de terre et lui adressa ces paroles: « Honneur à toi, brave guerrier, qui, pendant ta vie as été le défenseur de ta tribu, et qui, même après ta mort, as protégé les tiens par la terreur qu'imprimait ton aspect! Puisse ton âme vivre heureuse à jamais! Puissent les rosées bienfaisantes humecter le lieu où tu reposes! »
[1] Le Kitab el aghani, ou livre des chansons, vaste recueil de poésies, de détails biographiques et historiques, contient plusieurs pièces de vers d’Antar (Voy. le Ms. de la Bibliothèque royale, IIe vol. fol. 165). Quelques unes de celles que l'auteur du roman d'Antar met dans la bouche de son héros, et qui sont dans le goût antique, font vraisemblablement partie du Diwan Antara, mentionné par Hadji Khalfa.
[2] Kitab el aghani, vol. II, fol. 167.
[3] An 635 de l'hégire, et 1237 de J.-C.
[4] Khaled et surtout Ali se rendirent célèbres par leurs succès dans ces luttes. Aussi lorsqu'Ali, parvenu au Califat, proposa à Moawia, qui lui disputait cette dignité, de vider leur différent par un combat singulier, le prudent Moawia répondit : « Je sais qu'Ali, dans ces sortes d'affaires particulières, n'a jamais manqué de tuer son adversaire ; je ne veux pas m'exposer à la chance presque certaine de périr sous ses coups. »
[5] Kitab el aghani, volume II, fol. 220 et 226, et volume IV, fol. 264.
[6] Moallacat d'Antara, vers 34, 51.
[7] Nihil est elegans, nihil magnificum quod huic operi deesse putem. Ita sane excelsum est, ita varium, ita periculosum, ut non verear eum inter poemata perfectissima recensere. (Poeteos asiaticœ commentarii, pag. 323).
A la suite de ce passage, W. Jones donne le texte et la traduction d'une pièce de vers du genre satyrique, tirée du roman. M. Rosegarten a aussi publié dans sa Chrestomathie arabe un épisode d'Antar. Ce sont là, à ma connaissance, les seuls extraits du texte qui aient paru jusqu'à présent.
[8] Il a été imprimé à Paris, en 1819, une imitation française du commencement de cette version anglaise, sans nom d'auteur.
[9] Revue française, 1830.
[10] C'est celui que M. Cardin a fait copier à Constantinople sur un manuscrit d'Alep.
[11] Les alinéas entre guillemets font en vers dans le texte arabe.
[12] Il ajouta qu'on y trouve aussi des leçons de lecture. En effet le texte d'Antar, est toujours de différentes écritures et le charme que l’on trouve à cette lecture fait que l'on ne compte pour rien la difficulté que présentent vingt-six volumes à déchiffrer. Je crois donc avoir rendu un service aux orientalistes, en faisant copier par un homme instruit le texte que je m'étais occupé à compléter pendant mon séjour à Alep, et en le cédant à la Bibliothèque du Roi.
[13] C'est une imitation plutôt qu'une traduction exacte que je présente ici au lecteur. J'ai retranché un assez grand nombre de passages qui ont trait à des faits antérieurs et qui auraient nécessité des explications trop multipliées.
[14] Zéid el Khaïl, fils de Mouhalhil, vécut jusqu'à l'institution de la religion musulmane, qu'il embrassa. Mahomet changea son nom de Zéid el Khaïl, Zéid des chevaux, en celui de Zéid el Khaïr, Zéid du bien. Kitab el aghani, vol. IV, fol. 7.
[15] Guerrier de la tribu des Bènou Kadaa, et ami d'Antar. Kitab el aghani, vol. IV, fol. 304.
[16] Je me suis permis de substituer les détails qui précèdent à ceux que donne l'auteur. La circonstance qui, dans l'original, fait reconnaître Abla, est certainement plus caractéristique de l'instinct observateur des Bédouins, mais elle est d'une nature si nue, si éloignée de nos convenances de style, que je n'ai pas cru pouvoir la reproduire en français.