Rohaïr

Abou Abbad ‘Amr ibn Kultūm (عمرو بن كلثوم)

 

Moallaca

Traduction française : P. CAUSSIN DE PERCEVAL

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

Extrait de Caussin de Perceval, Essai sur l’hist. des Arabes avant l’islamisme, t. II.

 

 

Amr, fils de Colthoum.[1]

 

Poète guerrier, auteur d'une moallaca, descendait de Taghlib par Djocham. Sa mère était Layla, fille de Mohalhil, frère de Colayb; et la mère de Layla était Hind, fille de Bâdj, fils d'Otba, fils de... Sâd, fils de Zohaïr, fils de Djocham.[2]

J'ai déjà signalé un usage barbare qui existait chez les Arabes : quelques-uns d'entre eux enterraient leurs filles toutes vivantes au moment de leur naissance[3] pour s'épargner le soin de pourvoir à leur nourriture, ou pour mettre à couvert l'honneur de la famille contre les chances d'enlèvement et de violence. Lorsque Hind donna le jour à Layla, son mari lui dit de faire mourir cet enfant. Hind, au lieu d'exécuter cet ordre cruel, remit sa fille entre les mains d'un esclave, en lui recommandant de la cacher. Pendant la nuit, Mohalhil entendit une voix qui disait :

Que d'hommes généreux, que de nobles chefs, que d'illustres héros sont dans le sein de la fille de Mohalhil.

Réveillé par ces paroles, qui lui semblent un oracle, il s'écrie : « Hind, où est ma fille? — Je l'ai tuée. — Non ; par le Dieu de Rabîa, cela n'est pas possible. Dis-moi la vérité. » Sa femme lui avoua alors que sa fille était vivante. « C'est bien ; nourris-la, dit Mohalhil, et élève-la avec soin. »

Layla fut épousée par Colthoum, guerrier renommé. Dans une de ses grossesses, elle vit en songe un être céleste, qui lui dit :

« Heureuse Layla ! tu auras un fils brave comme un lion.

« Il sera la force et l'honneur de Djocham. Crois à cette promesse ; elle n'est point trompeuse. »

Layla accoucha en effet d'un garçon ; elle le nomma Amr. De bonne heure Amr se fit remarquer par son esprit et son courage. Dès l'âge de quinze ans, ayant perdu son père, il devint le chef de sa tribu, ou au moins de la branche de Djocham.[4]

J'ai dit précédemment que, lors du différend survenu entre les Bacr et les Taghlib au sujet de la mort des otages de ces derniers, Amr, fils de Colthoum, fut chargé par les Taghlibites de soutenir leur cause devant le roi de Hîra, Amr, fils de Hind. Asmaï assure qu'il improvisa en cette occasion sa moallaca;[5] mais, selon l'opinion d'Ibn-el-Kelbi et d'Abou-Amr-Chaybâni,[6] il ne la composa qu'à la suite d'une aventure dont j'ai parlé ailleurs, et que je vais seulement rappeler ici.

Il avait choqué par la fierté de son langage le roi Amr, qui conservait du ressentiment contre lui. Ce prince, excité par quelques discours de ses courtisans, forma le projet de l'humilier.[7] Sous prétexte de lui faire honneur, il l'engagea à se rendre près de lui. Amr, fils de Colthoum, partit de Mésopotamie avec sa mère Layla, qui était invitée à venir visiter Hind, mère du roi. Arrivés près de Hîra, ils furent reçus séparément, sous deux tentes contiguës, par le roi et par sa mère Hind. On leur présenta un repas. Hind, d'après les instructions de son fils, ayant voulu obliger Layla à la servir, celle-ci indignée poussa un cri qui fut entendu dans la tente où le roi était avec Amr, fils de Colthoum. Le chef taghlibite, comprenant à l'instant qu'une insulte était faite à sa mère, frappe le roi d'un coup de sabre, et le renverse mort. En même temps ses compagnons se jettent sur les gens de la suite du roi, les dispersent, pillent les tentes, et se hâtent de regagner la Mésopotamie avec leur butin. De là est née l'expression proverbiale : Plus prompt à tuer qu'Amr, fils de Colthoum.[8]

Depuis cet événement, dont j'ai donné un récit un peu plus détaillé dans l'histoire des rois de Hîra, les Taghlibites paraissent s'être toujours maintenus indépendants des princes lakhmites, et même avoir été constamment en hostilité ouverte avec eux.

Le fait du meurtre d'Amr, fils de Hind, par Amr, fils de Colthoum, est confirmé par plusieurs fragments de poésie du premier siècle de l'hégire, notamment par ce vers de Farazdak :

« Ce sont eux (les Taghlibites) qui ont tué le fils de Hind, Amr; ce sont eux qui ont fait éprouver leur force à Nomân (Abou-Câbous).[9] »

Comme plusieurs passages de la moallaca d'Amr, fils de Colthoum, contiennent des allusions à l'humiliation que le roi de Hîra avait voulu faire subir au poète et à la tribu de Taghlib en la personne de la mère du chef, l'opinion d'Ibn-el-Kelbi et d'Abou-Amr-Chaybâni est incontestablement plus vraisemblable que celle d'Asmaï sur l'époque de la composition de cette cacîda. Amr la récita à la grande foire d'Ocâzh, ensuite à la Mekke, pendant les fêtes du pèlerinage. Elle obtint l'admiration générale. Les Bènou-Taghlib en faisaient un si grand cas, que tous les individus de cette tribu l'apprenaient par cœur, longtemps même après la mort du poète. Cette prédilection excessive pour l'œuvre d'un de leurs frères leur attira quelques épigrammes. Un poète bacrite disait :

« Les enfants de Taghlib ne s'occupent plus que des vers d'Amr, fils de Colthoum, et oublient de faire de nobles actions.[10] »

Dans sa moallaca, qui est un éloge emphatique de la tribu de Taghlib en général, et de la famille de Djocham en particulier, Amr dit :

« Nous sommes la chamelle indomptée qui, lorsqu'on l'attache à un chameau pour la dresser, rompt la corde ou brise le col de son compagnon.[11] »

Ce vers pensa lui être funeste.

Devenue ennemie des princes lakhmites, la tribu de Taghlib guerroyait avec toutes les autres tribus qui leur étaient soumises. La paix conclue entre elle et les Bacrites était rompue. Amr, fils de Colthoum, dans une expédition de pillage, avait traversé le pays des Benou-Témîm, s'était avancé jusque dans le Bahrayn, et avait attaqué un camp des Benou-Cays-ibn-Thàlaba, branche de Bacr-Wâïl. Il revenait avec un butin considérable et des prisonniers, parmi lesquels était Ahmad[12] fils de Djandal, de la famille de Sâd, fils de Malik, fils de Dhobayà. Comme il passait sur la lisière du Yémâma, un parti de Bènou-Souhaym, rameau de la grande branche bacrite des Hanîfa, ayant eu connaissance de sa marche, sortit de la ville de Hadjr pour lui enlever son butin.[13]

Les Hanîfa, du temps de Moundhir III, s'étaient brouillés avec les autres descendants de Bacr, et avaient formé une étroite alliance avec les Taghlib, dont ils avaient même soutenu la cause[14] dans les dernières années de la guerre de Bâçous. Cette alliance avait duré jusque sous le règne du successeur de Moundhir ; mais alors elle ne subsistait plus. Un combat s'engagea donc entre la troupe d'Amr et les Bènou-Souhaym. Amret le chef ennemi, appelé Yazid, fils d'Amr, fils de Chammir,[15] s'attaquèrent l'un l'autre; et, dans ce choc, Amr, moins jeune et moins vigoureux que sou adversaire, fut renversé d'un coup de lance, et fait prisonnier. Yazid lui dit alors : « Tu es l'auteur de ce vers :

Nous sommes la chamelle indomptée, etc.

Je veux voir si tu as dit vrai ; je vais t'attacher avec ce chameau, et vous faire courir ensemble. — Hé quoi ! s'écria Amr, tu exercerais à mon égard cette odieuse barbarie ? » Les Bènou-Souhaym intervinrent, et empêchèrent leur chef d'exécuter sa menace, que d'ailleurs il n'avait probablement pas faite sérieusement. En effet, il conduisit Amr à sa demeure, le traita magnifiquement, et lui donna des habits d'honneur, et une monture pour retourner vers sa tribu. En reconnaissance de cette générosité, Amr composa à sa louange une pièce de vers où se trouve ce passage :

« Que Dieu verse ses bienfaits sur l'illustre Yazid ! qu'il le comble de joie et de prospérité !

Yazid le vertueux a fait prisonnier le fils de Colthoum-ibn-Aur, en le combattant loyalement.[16] »

Moundhir IV, fils de Moundhir III, fils de Mâ-essémâ, paraît avoir cherché à tirer vengeance du meurtre du roi Amr son frère. Il y eut un temps où Amr, fils de Colthoum, et la tribu de Taghlib, étant en guerre contre ce Moundhir, se transportèrent en Syrie pour se mettre hors de ses atteintes. Ils y restèrent quelques années. Ensuite le prince Ghassanide Amr, fils de Nomân-Abou-Hodjr, ayant passé par le lieu où ils étaient campés, eut une espèce d'altercation avec leur chef Amr, fils de Colthoum.[17] Ce fut peut-être le motif du retour des Taghlibites en Mésopotamie. Il est vraisemblable qu'ils soutinrent avec succès une autre guerre contre Nomân-Abou-Câbous, fils et successeur de Moundhir IV. C'est du moins ce que semble indiquer le vers de Farazdak, cité précédemment. On rapporte d'ailleurs qu'un frère d'Amr, fils de Colthoum, appelé Mourra, tua un fils de Nomân-Abou-Câbous nommé Moundhir,[18] qui apparemment avait été envoyé pour combattre les Taghlibites.

C'est à cet exploit de Mourra et à l'exploit semblable d'Amr, fils de Colthoum, que le poète taghlibite El-Akhtal[19] a fait allusion dans ce vers qu'il adresse à son rival Djarîr, issu de Témîm par Colayb, fils de Yarboù :

« Enfants de Colayb, je suis un des neveux de ces deux hommes qui ont tué des rois et brisé les chaînes de leurs captifs.[20] »

A la nouvelle de la mort de son fils, la douleur et la colère de Nomân s'exhalèrent en menaces contre les Taghlibites. Amr, fils de Colthoum, lui écrivit pour le braver une lettre insultante, et composa contre lui un grand nombre de satires. En voici une dans laquelle il attaque la mère de Nomân, Selma, qui était fille d'un orfèvre de Fadac :

« La petite Selma a passé d'une étroite boutique dans une vaste demeure, elle qui, autrefois, végétait parmi les enfants de Nâdji.

« Alors elle n'espérait pas avoir pour époux un des serruriers ou des tapissiers qui travaillaient dans le palais de Khawarnak;

« alors elle n'avait pas de gardes à ses portes; elle ne s'habillait pas de fines étoffes de lin blanc et de soie.

« Chargée du double poids de sa bassesse et de sa sottise, Selma se traîne péniblement, comme une bête de somme qui marche sur des épines avec des entraves aux pieds. »

Dans une autre satire, il dit au roi Nomân :

[21]« Que Dieu couvre de confusion celui de nom dont la naissance a une tache, dont la mère est de la moins noble origine, dont le père était le plus nul ;

« celui de nous qui mérite le mieux d'avoir un oncle maternel qui souffle le fourneau et fabrique des bijoux de femme à Yathrib ! »

Quelques auteurs arabes prétendent qu'Amr, fils de Colthoum, parvint à l'âge de cent cinquante ans.[22] On peut du moins admettre qu'il mourut centenaire. Je place sa mort vers l'époque de l'hégire. Quand il sentit sa fin approcher, il réunit ses enfants autour de lui, et leur tint ce discours : « J'ai vécu plus longtemps qu'aucun de mes ancêtres ; je vais aller les rejoindre; recevez les conseils de mon expérience. Toutes les fois qu'à tort ou à raison j'ai critiqué les autres, j'ai été l'objet de critiques semblables, justes ou mal fondées. Celui qui attaque est attaqué; évitez donc d'offenser personne, c'est le parti le plus sage. Soyez bienveillants et généreux envers vos voisins et amis, c'est le moyen d'acquérir de l'estime. Empêchez qu'on ne maltraite un étranger; il y a tel homme qui en vaut mille. Il est mieux de refuser une demande que de promettre et de ne pas tenir. Quand on vous parle, écoutez attentivement; quand vous parlez, soyez brefs; les longs discours ne sont jamais exempts de sottise. Le guerrier le plus brave est celui qui ne se lasse pas de revenir à la charge, et la plus belle mort est de périr en combattant. Ne faites point cas de l'homme qui dans la colère oublie toute considération, ni de celui qui, si vous lui adressez un reproche amical, ne vous donne pas satisfaction. Il est des gens nuls, dont il n'y a rien à espérer ni à craindre; ne prenez pas la peine de vous les concilier. Enfin n'épousez point de femmes de votre tribu; ces sortes de mariages donnent souvent naissance à des dissensions entre les familles.[23] »

Amr, fils de Colthoum, laissa un grand nombre d'enfants qui perpétuèrent sa race. On cite, parmi ses fils, Abbâd, qui tua Bichr, fils d'Amr, fils d'Odas; parmi ses descendants le poète El-Attâbi,[24] auteur de plusieurs épîtres, qui florissait sous le règne du calife Haroun-Errachîd, et Malik, fils de Tauk, qui fut gouverneur de la Mésopotamie et mourut sous le califat de Motamad, en 873 de notre ère.[25] Ce Malik restaura et embellit la petite ville de Rahba, située sur l'Euphrate, entre Bacca et Ana; et, depuis lors, cette ville fut appelée Rahba de Mâlik, fils de Tauk[26] ».


 

Mu’ allaqa d'Amr, fils de Colthoum.

 

Allons, réveille-toi, prends ta coupe, et verse-nous largement dès l'aurore les vins délicieux que donne le territoire d'Andar.

Verse-nous cette liqueur qui semble colorée avec le safran du Yaman, lorsqu'elle est mélangée d'une eau tiède qui en corrige la fraîcheur.

Goûtée par l'homme préoccupé de pénibles soucis, elle le distrait de ses peines, et rend son humeur douce et facile.

Voyez l'avare insatiable de richesses devenir tout à coup prodigue de ses biens, quand il a vidé la coupe à la ronde, et que le breuvage agit sur ses sens.

Que fais-tu, Oumm-Amr? tu éloignes de moi la coupe, tandis qu'elle devrait circuler à droite.

Sache cependant, Oumm-Amr, que, dans ce trio de buveurs, ton ami, que tu prives de son tour, ne le cède en rien à ses compagnons.

Combien de fois Balbek, Damas et Câcerin ont été le théâtre de mes plaisirs !

Jouissons du présent, car bientôt la mort nous atteindra. L'heure où elle doit nous frapper est marquée, et nous sommes des victimes irrévocablement dévouées à ses coups.

Arrête un instant ta monture, belle voyageuse! Avant de nous quitter, instruisons-nous mutuellement de ce que nous avons éprouvé

dans cette journée terrible où les sabres et les lances s'entrechoquaient; où les vœux de ta famille furent couronnés par la victoire.

Arrête, et dis-moi si, oubliant aisément les moments trop courts que nous avons passés ensemble, tu as depuis brisé les liens qui nous unissaient, et trahi mon amour fidèle.

Songe que chaque jour qui doit suivre celui-ci, que la fin de celui-ci même, renferment un avenir enveloppé d'un voile impénétrable.

Ma passion pour Layla doit-elle m'attirer les reproches de son père et de ses frères, dont j'ai déjà connu l'injustice?

Ma maîtresse, lorsqu'on la trouve seule, et qu'elle n'a point à craindre les jaloux,

découvre aux yeux deux bras potelés et fermes comme les membres d'une jeune chamelle dont la couleur est d'un blanc pur, dont le sein n'a jamais conçu.

Elle laisse entrevoir une gorge aux contours moelleux, qui semble formée de deux boîtes d'ivoire artistement arrondies, et sur laquelle nul ne porte une main téméraire.

Ses reins sont flexibles; sa stature est haute et noble; ses hanches, chargées du poids qui les environne, ont peine à se soulever ;

elles ont un volume tel, que les portes sont pour elles trop étroites. Sa taille élégante m'a fait perdre la raison.

Ses jambes, pareilles à deux colonnes de marbre, sont ornées d'anneaux entrelacés, qui font entendre, lorsqu'elle marche, un cliquetis agréable.

Séparé de cette beauté, j'éprouve de plus cuisants regrets que la chamelle privée de sou tendre nourrisson, qu'elle appelle de ses cris plaintifs,

ou que cette mère infortunée, dont la tête commence à blanchir, et à laquelle le destin n'a laissé de ses neuf enfants que leur triste dépouille, renfermée dans la tombe.

Toute la violence de mon amour s'est réveillée, mon cœur s'est rempli d'ardents désirs, lorsqu'au déclin du jour j'ai vu partir les chameaux de ma maîtresse.

La contrée de Yémâma paraissait de loin avec ses hautes montagnes, dont les cimes blanchissantes ressemblaient aux glaives que la main des guerriers fait briller hors du fourreau.

Fils de Hind, ne te hâte pas de provoquer notre colère ; attends que nous t'ayons instruit de ce que nous sommes.

Apprends que nous portons aux combats des bannières blanches, et que nous les retirons rouges, imbibées de sang.

Combien de luttes longues et fameuses nous avons soutenues contre des rois tels que toi, plutôt que de nous humilier devant eux !

Plus d'un illustre chef, qui défendait vaillamment sa clientèle et avait obtenu les insignes de la royauté, est tombé sous nos coups.

Aussitôt (mettant pied a terre pour lui enlever ses armes) nous avons laissé flotter les rênes sur le col de nos coursiers, qui, appuyant un de leurs pieds de derrière sur la pince et se posant sur les trois autres, demeuraient fixes, dans cette attitude, auprès du corps de notre ennemi terrassé.

Nous avons dressé nos tentes depuis Dhou-Tolouh jusqu'à Châmât, et chassé de cette contrée tous ceux dont la haine nous menaçait.

Nous sommes allés surprendre nos rivaux chez eux; les chiens de leur camp ont aboyé à l'approche de guerriers inconnus. Bientôt nos dangereux voisins ont été mis hors d'état de nous nuire.

Lorsque nous tournons nos efforts contre une tribu, nous l'écrasons comme la pierre écrase le blé.

Le champ de bataille à l'orient du Nadjd devient comme le tapis sur lequel tombe le grain réduit en pondre, et l'innombrable famille de Codhâa n'est qu'une poignée de froment jetée entre les meules.

Guerriers, nous vous avons reçus avec joie, ainsi que des hôtes désirés; nous nous sommes empressés de vous traiter comme vous le méritiez, pour ne point encourir vos reproches.

Oui, prompts à vous fêter dès l'aurore, nous vous avons distribué de ces coups terribles qui pulvérisent tout ce qu'ils frappent.

Nous faisons partager ce que nous possédons à nos contribules, et nous nous abstenons de toucher à ce qu'ils possèdent. C'est à nous qu'ils laissent le fardeau de leurs affaires difficiles; nous l'acceptons, et nous savons le porter.

Si l'ennemi recule, nous l'atteignons avec la lance; s'il nous combat de près, nous jouons du sabre.

Nous manions avec une adresse égale le roseau brun et flexible de Khatt, ou la lame étincelante.

Bientôt les têtes des braves jonchent la terre, et ressemblent, par leur grosseur, à des ballots jetés sur un sol pierreux.

Nos glaives fendent les crânes, tranchent les cols de nos adversaires.

Fils de Hind, ta haine, longtemps concentrée, se trahit enfin, et montre au grand jour la maladie secrète que couvait ton cœur.

L'honneur est un héritage que nous ont transmis nos ancêtres; les enfants de Maâdd ne l'ignorent point. Nous combattons pour conserver notre gloire, et la faire briller de tout son éclat.

Lorsque nos gens alarmés se préparent à fuir, et renversent les soutiens de leurs tentes sur le bagage qu'elles contiennent, c'est la valeur de notre famille qui les rassure et les protège.

Nous immolons des victimes, non de celles dont l'offrande plaît au ciel. Nos ennemis, pressés de toute part, ne savent de quel côté faire face.

Ainsi que nous, ils volent au-devant du fer meurtrier, comme si leurs glaives et les nôtres n'étaient que des jouets inoffensifs entre les mains de jeunes enfants.

Nos vêtements et les leurs semblent teints avec la pourpre.

Tandis que les autres guerriers de notre tribu, effrayés d'un danger imminent, n'osent s'avancer,

nous formons une troupe serrée, pareille à une colline mouvante hérissée de dards; nous soutenons notre honneur, et nous nous élançons les premiers.

On ne compte parmi nous que des jeunes gens qui se font gloire de mourir les armes à la main, et des vieillards dès longtemps aguerris aux périls.

S'il s'agit de combattre pour la défense de nos enfants, nous osons défier le monde entier.

Craignons-nous pour leur sûreté, les groupes de nos cavaliers, circulant autour d'eux, leur tiennent lieu de rempart;

n'avons-nous rien à redouter pour eux, nous nous armons pour aller faire de lointaines expéditions.

Le nombreux escadron des fils de Djocham-ibn-Bacr[27] marche broyant sous ses pas les faibles et les forts.

Jamais, non jamais, les nations n'apprendront que le courage nous ait manqué, et que nous nous soyons soumis à des humiliations.

Que personne n'ait l'audace de nous outrager; pour un seul outrage, nous rendrons mille outrages.

Fils de Hind, comment as-tu pu prétendre que nous vinssions servir dans leur demeure les princes de votre famille ?

Comment as-tu pu, fils de Hind, céder aux instigations de nos ennemis, et nous traiter avec un tel mépris?

Ah ! tu nous menaces, tu veux rabattre notre fierté; arrête : avons-nous jamais été les serviteurs de ta mère?

Notre courage est une lance que bien d'autres avant toi ont essayé en vain de faire plier;

une lance de bois dur, rebelle à l'effort de l'instrument qui la saisit pour la façonner ;

et quand l'imprudent ouvrier la retourne, elle résonne, et lui perce la tête d'outre en outre.

As-tu entendu dire qu'on ait reproché jadis quelque indigne action à la famille de Djocham-ibn-Bacr?

Nous avons recueilli l'héritage d'honneur que nous ont laissé Alcama, fils de Sayf, qui a conquis pour nous les forteresses de la gloire;

Mohalhil, et Zohaïr plus grand encore que Mohathil. Quels trésors ils avaient amassés !

Attâb, Colthoum, tous ces héros nous ont transmis leur noble succession.

Dhou-l-Boura aussi nous a légué la sienne, Dhou-l-Boura dont sans doute on t'a raconté les hauts faits, ce généreux guerrier dont la valeur nous aidait à protéger les faibles, et était pour nous-mêmes une puissante protection.[28]

C’est du sein de notre famille qu'avant lui était sorti Colayb, qui a rendu son nom si célèbre : quel est le genre d'illustration que nous ne possédions pas ?

Nous sommes la chamelle indomptée, qui, lorsqu'on l'attache à un chameau pour la dresser, rompt la corde, ou brise le col de son compagnon.

Nul ne combat pour l'honneur aussi vaillamment que nous; nul ne remplit avec autant de fidélité des engagements contractes.

Le jour où les signaux furent allumés sur la montagne de Khazâza, c'est nous qui avons fourni aux tribus conjurées le plus utile secours;

c'est nous qui (pour n'être occupés que du soin de la victoire) avons enfermé nos troupeaux à Dhou-Orâta, laissant nos précieuses chamelles laitières réduites à brouter des plantes desséchées.

Au moment de la bataille, nous étions à l'aile droite; nos frères, à l'aile gauche.

Ils se sont élancés avec intrépidité contre l'ennemi qui était devant eux; nous avons attaqué avec une intrépidité égale l'ennemi qui nous faisait face.

Nous avons triomphé ; nos alliés sont revenus avec le butin et les femmes captives; nous, ce sont les princes vaincus, chargés de chaînes, que nous avons emmenés.

Gardez-vous, enfants de Bacr, gardez-vous de nous provoquer. Ne savez-vous pas qui nous sommes?

Ne vous souvient-il plus de ce temps où nos guerriers et les vôtres se frappaient et se renversaient sur la poussière ?

Nous avons encore ces casques impénétrables, ces boucliers de cuir du Yaman, ces glaives dont la lame droite est souvent courbée par la force des coups que nous portons.

Nous avons ces larges et brillantes cottes de mailles qui forment des plis au-dessus de la ceinture.

Si quelquefois nos braves s'en dépouillent, on voit leur peau noircie par le contact du fer.

Ces plis ressemblent aux ondulations des eaux, dont la surface est agitée par les vents qui l'effleurent dans leur course rapide.

A la guerre, nous montons des chevaux au poil fin et court, dont nous connaissons les qualités, nés et sevrés chez nous, et que plus d'une fois, au péril de nos jours, nous avons arrachés à l'ennemi, qui nous les avait enlevés.

Ils se précipitent dans la mêlée, bardés de fer ; ils en sortent souillés de sang et de poussière, fatigués comme les nœuds de leurs rênes, qu'a usés la main du cavalier.

Des ancêtres dont la droiture était le caractère, nous ont transmis la possession de cette noble race de coursiers ; nous la transmettrons nous-mêmes à nos enfants, après notre mon.

Tandis que nous combattons, nos femmes blanches et belles se tiennent derrière nous ; leur présence nous excite à les préserver de l'esclavage et de l'ignominie,

Elles ont fait jurer à leurs époux que, toutes les fois qu'ils rencontreraient des guerriers décorés des marques de la bravoure,

ils leur raviraient des chevaux, des armes, et leur feraient des prisonniers qu'ils amèneraient enchaînés deux à deux.

Toujours nous nous présentons seuls et à découvert, tandis que les autres tribus s'assurent contre nous des alliés; tant est grande la crainte que nous inspirons !

Sur le soir, lorsque nos femmes sortent de leur demeure, elles marchent avec lenteur et balancent mollement leur corps, comme fait le buveur étourdi par les fumées du vin.

Elles donnent à nos coursiers leur nourriture, et nous disent : « Vous n'êtes point nos époux, si vous ne savez nous défendre. »

Dignes filles de Djocham-ibn-Bacr, elles réunissent à la beauté la vertu et une illustre origine.

Il n'est pas de protection plus sûre pour des femmes que celle de ces glaives dont les coups font voler les bras de nos ennemis, comme des bûchettes légères que des enfants font sauter en l'air dans leurs jeux.

Nous apaisons la faim du pauvre dans les années stériles ; nous répandons nos largesses sur ceux qui nous implorent.

Lorsque les lames sont tirées hors des fourreaux, c'est nous qui protégeons notre tribu ;

oui, dans les moments où le fer brille, nous étendons notre protection sur tous, comme si tous étaient des enfants.

Nos glaives font rouler les têtes sur la poussière, ainsi que roulent sar un terrain uni des boules lancées par des jeunes gens vigoureux.

Quand les tribus dont Maâdd est le père réunissent leurs tentes dans une de leurs vallées, et disputent de gloire, elles reconnaissent notre supériorité ; elles savent

que nous nous empressons d'offrir à l'étranger le repas de l'hospitalité; que nous exterminons l'ennemi qui ose se mesurer avec nous ;

que nous garantissons de toute attaque ce que nous voulons garantir, et que nous fixons à notre gré notre demeure, en quelque lieu que ce soit.

Elles savent que nous prenons la défense de ceux qui se soumettent à nous, et que nous ne cessons de presser ceux qui nous résistent;

que nous rejetons les présents qui ne nous plaisent pas, et que nous accueillons seulement ceux qui nous sont agréables;

que, si nous voulons nous désaltérer, nous buvons l'eau limpide; et les autres boivent après nous l’eau trouble et la boue.

Demandez aux fils de Tamâh et à ceux de Dômi comment ils nous ont trouvés.

Lorsqu'un roi opprime et avilit les autres hommes, nous savons repousser loin de nous le joug de l'ignominie.

Nous couvrons de nos nombreux guerriers la terre trop étroite pour nous; nous couvrons les eaux de nos navires.

A nous appartient le monde, avec tous ceux qui l'habitent. Notre force, quand nous voulons la déployer, ne connaît point d'obstacle.

A peine l'enfant né parmi nous est parvenu à l'âge où on l'éloigne du sein de sa mère, que déjà les mortels les plus fiers se prosternent humblement devant lui.

 


 

[1] Poète arabe de la période préislamique, très vraisemblablement légendaire, il aurait vécu entre 450 et 600 après J.-C. Abou Abbad ‘Amr ibn Kultūm (عمرو بن كلثوم)serait né vers 450 dans la tribu des Taghlib. Il descendrait du poète El Mouhalhil de par sa mère Laïla.

Il a passé une grande partie de sa vie en guerre, comme par exemple durant la guerre d'El Basous. Il s'est opposé au poète El Hârith ben Hilliza durant un différent plaidé devant le roi de Hîra, 'Amr ben Hind. Mais le roi donne raison à son rival, qui s'exprime de façon plus flatteuse.

Le poète a de nouveau affaire au roi, plus tard : le monarque, très vaniteux, tente d'humilier la mère du poète ; 'Amr ben Koulthoum tue alors le roi, et entame alors une vie d'errance. Capturé, il arrive à être libéré pour s'éteindre en 600 après J.-C. (Wikipédia)

[2] Aghani, II, 361.

[3] Maydâni, proverbes; Journ. asiat., juin 1834, p. 508. Le Coran fait allusion à celte coutume, sourat XVI, v. 61, 62; elle est proscrite formellement, sourat VI, v. 111. On remarque aussi, dans le serment que Mahomet exigea des premiers habitants de Yathrib qui embrassèrent sa doctrine, l'engagement de. ne pas tuer leurs enfants.

[4] Aghani, II, 361.

[5] Aghani, II, 359 v°.

[6] Aghani, II, 361 v°.

[7] Aghani, II, 360 v°.

[8] , Maydâni.

[9] Aghani, II, 361 v°. Hamza dit aussi qu'Amr, fils de Hind, fut tué par le poète Amr, fils de Colthoum (ap. Rasmussen, p. 14).

[10] Aghani, II, 361, v°.

[12] Ce nom était très rare parmi les Arabes avant l'islamisme ; je n'en connais pas d'autre exemple q«e celui-ci. Le nom de Mohammed, qui dérive de la même racine, fut porté, dans le temps du paganisme, par plusieurs individus; on en cite trois. (Pococke, Specim. hist. ar., p. 173; Reinaud, Mon. musul., II, 74.)

[13] Aghani, II, 362.

[14] Aghani, II, 360.

[15] Ce Chammir pourrait bien être le même que le meurtrier du roi Moundhir III.

[16]  Aghani, II, 262. Le nom d'Amr, père de Colthoum, manque dans la généalogie du poète Amr, fils de Colthoum, donnée par l’Aghani.

[17] Aghani, II, 362.

[18] Aghani, II, 361 v°; Hamza, ap. Rasmussen, p. 14 ; édit. de Gottwaldt, p. 109.

[19] J'ai donné une notice étendue sur El-Akhtal, Farazdak et Djarir, dans le Journ. asiat.,cahiers d'avril, juin et juillet 1834.

[20]  Aghani, II, 362 ; Hamza, loc. cit.

[21] Aghani, II, 362 v°.

[22] Aghani, ibid.

[23] Aghani, II, 362 v°.

[24] Aghani, ibid. Le véritable nom d'El-Attâbi était Colthoum, fils d'Amr. Ce poêle était natif de Ras-Ayn en Mésopotamie; il s'attacha aux Barmécides, et fut présenté par eux à Haroun-Errachîd, qui le goûta beaucoup. Il mourut dans un âge avancé, sous le règne d'El-Mamoun, après avoir été comblé de bienfaits et d'honneurs par ce calife (Aghani, III, 169-173).

[25] Aboulféda Ann. moslem., II, 244.

[26] Géographie d’Aboulféda, édit, de MM. Reinaud et de Slane, p. 281. Ibn-Khaldoun, f. 139 v°. Hariri, édit. de M. de Sacy, p. 95; nouvelle édit. La généalogie de Malik, fils de Tauk, donnée par M. de Sacy dans son commentaire sur Hariri, est très incomplète. Voici celle que fournit Ibn Khaldoun : Malik, fils de Tauk, fils de Malik, fils d’Attab, fils de Zéfir, fils de Chourayh, fils d’Abdallah, fils d’Amy, fils de Colthoum. Il doit manquer encore deux degrés dans cette généalogie. Malik, fils de Tauk, mort en 873 de J. C. (260 de l’hég.), suivant Aboulféda, avait été, d’après le témoignage du même auteur dans sa Géographie, l’un des officiers militaires du calife Haroun-Errachid, qui régna de 785 à 809 de J. C. Pour concilier ces indications, il faut nécessairement admettre que Malik avait été officier de Haroun dès l’âge de 18 ou 19 ans, et qu’il était né vers 790; ce qui suppose, en comptant 30 ans par génération, neuf degrés d’intervalle entre lui et son ancêtre Amr, fils de Colthoum, au lieu de sept que présente Ibn Khaldoun.

[27] La famille de Djocham-ibn-Bacr était la branche taghlibite. à laquelle appartenait Amr, fils de Colthoum.

[28] Dhou-l-Botira était un guerrier taghlibite, qui avait reçu ce surnom parce qu'il avait au nez des poils formant une espèce de cercle semblable à l'anneau, boura, qu'on passe dans la partie molle du nez des chameaux pour y attacher le licol. On ne sait pas avec certitude quel était le véritable nom de ce guerrier. Il périt dans la guerre de Baçous.