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TABLE DES MATIERES D'APULÉE

 

 

 

APULÉE

 

 MÉTAMORPHOSES.

LIVRE VI

LIVRE V- LIVRE VII

 

I. Psyché cependant allait errant à l'aventure. Jour et nuit elle cherche son époux; le sommeil la fuit, et sa passion s'en exalte encore. Il s'agit pour elle non plus d'attendrir un époux, mais de désarmer un maître. (2) Au sommet d'une montagne escarpée, elle aperçoit un temple. Qui sait ? dit-elle, peut-être est-ce là le séjour de mon souverain seigneur : et la voilà, oubliant ses fatigues, qui court d'un pas rapide vers ce but de son espoir et de ses voeux. (3) Elle gravit intrépidement la hauteur, et s'approche du sanctuaire. Elle y voit amoncelés des épis d'orge et de froment, dont une partie était tressée en couronne. (4) Il y avait aussi des faux et tout l'attirail des travaux de la moisson; mais tout cela pêle-mêle et jeté au hasard; comme il arrive quand l'excès de la chaleur fait tomber l'outil des mains au travailleur fatigué. (5) Psyché s'occupe aussitôt à débrouiller cette confusion, et à remettre chaque chose en ordre et en place, persuadée qu'il n'y a pour elle détail de culte ni observance à négliger, et qu'il n'est aucun dieu dont elle n'ait à se concilier la bienveillance et la pitié.

II. Tandis qu'elle vaque à ce soin consciencieusement et sans relâche, arrive Cérès la nourricière, qui la trouve à l'ouvrage : Ah ! malheureuse Psyché, s'écria-t-elle, avec un soupir prolongé, (2) Vénus en courroux cherche par tout l'univers la trace de tes pas; elle veut ta mort; elle se vengera de tout son pouvoir de déesse et toi, je te trouve ici uniquement occupée de mon service, et ne songeant à rien moins qu'à ta propre sûreté ! (3) Psyché se prosterne aux pieds de Cérès, les inonde de ses larmes, et, balayant le sol de ses cheveux, implore la déesse sous toutes les formes de prières. (4) Par cette main prodigue des trésors de l'abondance, par les rites joyeux de la moisson, par votre attelage ailé de dragons obéissants, (5) par les fertiles sillons de la Sicile, par le char ravisseur, par la terre receleuse, par la descente de Proserpine aux enfers et son ténébreux hyménée, par la triomphante illumination de votre retour après l'avoir retrouvée, par tous les mystères enfin que le sanctuaire de l'antique Éleusis renferme et protège de son silence sacré, prenez en pitié la malheureuse Psyché qui vous supplie; (6) souffrez que je me cache pour quelques jours dans cet amas d'épis. Ou ce temps suffira pour calmer le courroux de ma redoutable ennemie, ou je pourrai du moins retrouver mes forces, épuisées par tant de fatigues.

III. Cérès lui répond : Je suis touchée de tes prières et de tes larmes, et je voudrais te secourir; mais Vénus est ma parente; c'est une ancienne amie, bonne femme d'ailleurs, que je ne veux en rien contrarier. (2) Il te faut donc sortir à l'instant de ce temple; et sache-moi gré de ne pas t'y retenir prisonnière. (3) Refusée contre son espoir, Psyché s'éloigne, emportant dans son coeur un chagrin de plus. Elle revenait tristement sur ses pas, quand son oeil plongeant au fond d'un vallon, découvre un autre temple, dont l'élégante architecture se dessinait dans le demi-jour d'un bois sacré. Décidée à ne négliger aucune chance, même douteuse, de salut, et à se mettre sous la protection d'une divinité quelconque, elle s'avance vers l'entrée de l'édifice. (4) Là se présentent à sa vue les plus riches offrandes. Aux portes sacrées, ainsi qu'aux arbres environnants, étaient suspendues des robes magnifiques; et sur leur tissu la reconnaissance avait brodé en lettres d'or, avec le nom de la déesse, le sujet de chaque action de grâces qu'on lui rendait. Psyché fléchit le genou, embrasse l'autel tiède encore, et, après avoir essuyé ses larmes elle fait cette prière :

IV. Épouse et soeur du grand Jupiter, toi qui habites un temple antique dans cette Samos, si fière d'avoir entendu tes premiers vagissements et de t'avoir vu presser le sein de ta nourrice; toi que l'altière Carthage, aux opulentes demeures, honore sous les traits d'une vierge traversant les airs avec un lion pour monture; (2) toi qui, sur les bords que l'lnachus arrose, présides aux murs de la célèbre Argos qui t'adore; et toi, la reine des déesses, l'épouse du maître du tonnerre; (3) toi que l'Orient vénère sous le nom de Zygie, et qu'invoque l'Occident sous celui de Lucine; ah ! montre-toi pour moi Junon protectrice ! La fatigue m'accable; daigne me préserver des dangers qui me menacent. Jamais, je le sais, tu ne refusas ta protection aux femmes sur le point d'être mères. (4) Pendant cette invocation, Junon lui apparaît dans tout l'éclat de la majesté céleste. Je ne demanderais pas mieux, dit-elle, que d'accueillir ta demande; (5) mais me mettre en opposition avec Vénus ma bru, que j'aime comme ma fille, le puis-je vraiment avec convenance ? Et puis il y a des lois qui défendent de recueillir les esclaves fugitifs, et je n'irai pas y porter atteinte.

V. Découragée de ce nouvel échec, et renonçant à suivre un mari qui a des ailes, Psyché se livre à de cruelles réflexions. (2) Où chercher du secours, quand des déesses même ne me témoignent qu'une bonne volonté stérile ? (3) Où porter mes pas, quand tant de pièges m'environnent ? Quel toit, quelle retraite assez obscure pour me cacher à l'oeil inévitable de la toute-puissante Vénus ? Allons, Psyché, une résolution énergique ! plus d'illusions frivoles. Va, de toi-même, te remettre aux mains de ta souveraine : ta soumission, pour être tardive, peut encore la désarmer. (4) Qui sait ? peut-être celui que tu cherches va-t-il se retrouver dans le palais de sa mère. Ainsi décidée à cette soumission hasardeuse, dût-elle y trouver sa perte, Psyché déjà préparait son exorde.

VI. Cependant Vénus, qui a épuisé tous les moyens d'investigation sur terre, en va demander au ciel. Elle ordonne qu'on attelle son char d'or, oeuvre merveilleuse de l'art de Vulcain, qui lui en avait fait hommage comme présent de noces. La riche matière a diminué sous l'action de la lime; mais, en perdant de son poids, elle a doublé de prix. (2) De l'escadron ailé qui roucoule près de la chambre de la déesse, se détachent quatre blanches colombes; elles s'avancent en se rengorgeant, et viennent d'un air joyeux passer d'elles-mêmes leur cou chatoyant dans un joug brillant de pierreries. (3) Leur maîtresse monte; elles prennent gaiement leur vol; une nuée de passereaux folâtres gazouillent autour du char. D'autres chantres des airs, au gosier suave, annoncent, par leurs doux accents, l'arrivée de la déesse. (4) Les nuées lui font place; le ciel ouvre ses portes à sa fille chérie, et l'Empyrée tressaille d'allégresse à sa venue. L'harmonieux cortège défile, sans avoir à craindre la rencontre de l'aigle, ni du vorace épervier.

VII. Vénus va droit à la royale demeure de Jupiter, et la fière solliciteuse demande hardiment qu'il lui prête le ministère de Mercure; car il lui faut la meilleure poitrine de l'Olympe. (2) Signe d'assentiment des noirs sourcils. Vénus revient triomphante, et, tout en descendant des cieux avec Mercure, lui dit d'un ton animé : (3) Mon frère l'Arcadien, vous savez que votre soeur Vénus ne fait jamais rien sans vous; vous n'ignorez pas non plus que je suis en quête d'une esclave à moi qui se cache, et que je perds mon temps à la chercher. Je n'ai plus qu'une ressource, c'est de faire proclamer que je promets récompense à qui la trouvera. (4) Je compte sur vous pour me rendre, sans tarder, ce bon office. Surtout que son signalement soit clair et précis. S'il y a lieu plus tard de poursuivre quelque receleur en justice, qu'on ne puisse prétexter cause d'ignorance. (5) Là-dessus, elle remet par écrit à Mercure le nom de Psyché avec les indications nécessaires, et regagne son palais.

VIII. Mercure, empressé de s'acquitter de la commission, se met à parcourir la terre, proclamant partout ce qui suit : « (2) On fait savoir qu'une fille de roi, du nom de Psyché, esclave de Vénus, a pris la fuite. Quiconque pourra la livrer, ou indiquer sa retraite, (3) recevra pour sa peine sept baisers de la bouche même de Vénus; plus, un huitième, emmiellé de ce que ses lèvres ont de plus doux. S'adresser pour la réponse au crieur Mercure, derrière les Pyramides Murciennes. » (4) À cette annonce, on juge quelle excitation l'espoir d'un pareil prix dut produire chez les mortels. Cette circonstance acheva de détruire toute irrésolution dans l'esprit de Psyché. (5) Déjà elle approchait des portes de sa maîtresse; l'Habitude, une des suivantes de Vénus, accourt, en criant du plus haut ton de sa voix : (6) Te voilà donc, servante détestable ! Enfin tu te souviens que tu as une maîtresse ! Ne vas-tu pas, avec l'effronterie dont tu es pourvue, feindre d'ignorer quelle peine nous avons eue à courir après toi ? (7) Par bonheur, c'est dans mes mains que tu tombes; autant vaudraient pour toi les griffes de l'enfer. Ah ! tu vas recevoir le prix de ta rébellion.

IX. Et, la saisissant par les cheveux, elle entraîne la pauvrette, qui n'oppose aucune résistance. En voyant sa victime devant elle, et comme offerte à ses coups, Vénus poussa un grand éclat de rire; de ce rire que produit souvent l'excès de la colère. (2) Enfin, dit-elle, en secouant la tête et se frottant l'oreille droite, vous daignez venir saluer votre belle-mère. N'est-ce pas à votre mari, malade par votre fait, que s'adresse l'honneur de votre visite ? Oh ! soyez tranquille; on vous traitera comme le mérite une aussi estimable belle-fille. Où sont, dit-elle, mes deux servantes, l'Inquiétude et la Tristesse ? (3) On les introduit; et Vénus livre Psyché à leurs mains cruelles. Suivant l'ordre qu'elles ont reçu, elles la frappent de verges, la torturent de mille manières, puis la ramènent en présence de leur maîtresse. (4) Vénus se mit de nouveau à rire. Oh ! voici, dit-elle, un gros ventre bien fait pour me disposer à la commisération. Cette belle progéniture va faire de moi une si heureuse grand-mère ! Grand-mère ! (5) n'est-ce pas bien réjouissant de s'entendre donner ce nom, et d'avoir pour petit-fils l'enfant d'une vile servante ? (6) Mais je suis folle, en vérité, d'appeler cela mon fils. Ce mariage disproportionné, consommé dans une campagne, sans témoins, sans le consentement du père, ne saurait être légitime. Le marmot sera bâtard, supposé que je lui donne le temps de naître.

X. En proférant ces mots, elle s'élance sur la pauvre Psyché, met sa robe en pièces, lui arrache les cheveux, et lui meurtrit de coups la tête. Ensuite elle se fait apporter du froment, de l'orge, du millet, de la graine de pavots, des pois, des lentilles et des fèves. Elle mêle et confond le tout, et s'adressant à sa victime : (2) Une servante, une créature si disgraciée doit être une habile personne pour avoir su se faire si bien venir. Eh bien ! je veux essayer ton savoir faire. (3) Tu vois cet amas de graines confondues ? tu vas me trier tout, séparer chaque espèce, et en faire autant de tas. Je te donne jusqu'à ce soir pour m'expédier cette tâche. (4) Et, après lui avoir taillé cette belle besogne, la déesse sort pour se rendre à un repas de noces. Psyché ne songe pas même à mettre la main à ce chaos inextricable. Elle reste immobile et stupéfaite d'une exigence aussi extravagante. (5) Alors la fourmi, chétive habitante des champs, qui pouvait si bien apprécier la difficulté d'une semblable tâche, prend en pitié l'épouse d'un dieu, qu'elle y voit impitoyablement condamnée. Tout indignée de cet acte de marâtre, elle court convoquer le ban des fourmis de son quartier. (6) Soyez compatissantes, filles alertes de la terre; vite au travail ! une femme aimable, l'épouse de l'Amour, a besoin de vos bons offices. (7) Aussitôt la gent aux mille pieds de se ruer, de se trémousser par myriades. En un clin d'oeil tout cet amas confus est divisé, classé par espèces, distribué en autant de tas distincts; et zeste, tous les travailleurs ont disparu.

XI. Vers le soir, Vénus revient de la fête, échauffée par les rasades, arrosée de parfums et couverte de guirlandes de roses. Elle voit avec quel soin merveilleux la tâche a été remplie : (2) Ce n'est pas toi, coquine, cria-t-elle, qui as fait cette besogne. J'y reconnais la main de celui à qui tu as trop plu, pour ton malheur et pour le sien. Là-dessus, elle jette à Psyché un morceau de pain, et va se mettre au lit. (3) Cependant Cupidon, confiné au fond du palais, y subissait une réclusion sévère. On craint qu'il n'aggrave sa blessure par son agitation turbulente : surtout, on veut le séquestrer de celle qu'il aime. Ainsi séparés, bien que sous le même toit, les deux amants passèrent une nuit cruelle. (4) Le char de l'Aurore se montrait à peine, que Vénus fit venir Psyché, et lui dit : Vois-tu ce bois bordé dans toute sa longueur par une rivière (5) dont les eaux sont déjà profondes, bien qu'encore voisines de leur source ? Un brillant troupeau de brebis à la toison dorée y paît, sans gardien, à l'aventure: il me faut à l'instant un flocon de leur laine précieuse. Va, et fais en sorte de me le rapporter sans délai.

XII. Psyché court, vole; non pour accomplir l'ordre de la déesse, mais pour mettre un terme à ses maux dans les eaux du fleuve. Or, voici que, de son lit même, un vert roseau, doux organe d'harmonie, inspiré tout à coup par le vent qui l'agite et qui murmure, se met à prophétiser en ces termes : (2) Pauvre Psyché, déjà si rudement éprouvée, garde-toi de souiller par ta mort la sainteté de mes ondes, et n'approche pas du formidable troupeau qui paît sur ce rivage. (3) Tant que le soleil de midi darde ses rayons, ces brebis sont possédées d'une espèce de rage. Tout mortel alors doit redouter les blessures de leurs cornes acérées, le choc de leur front de pierre, et la morsure de leurs dents venimeuses; (4) mais une fois que le méridien aura tempéré l'ardeur de l'astre du jour, que les brises de la rivière auront rafraîchi le sang de ces furieux animaux, tu pourras sans crainte gagner ce haut platane nourri des mêmes eaux que moi, et trouver sous son feuillage un sûr abri. (5) Alors tu n'auras, pour te procurer de la laine d'or, qu'à secouer les branches des arbres voisins, où elle s'attache par flocons.

XIII. Ainsi le bon roseau faisait entendre à Psyché de salutaires conseils. Elle y prêta une oreille attentive, et n'eut pas lieu de s'en repentir; car, en suivant ses instructions, elle eut bientôt fait sa collecte furtive, et retourna vers Vénus, le sein rempli de cet or amolli en toison. (2) Psyché ne se vit pas mieux accueillie après le succès de cette seconde épreuve. Vénus, fronçant le sourcil, dit avec un sourire amer : (3) Toujours la même protection frauduleuse ! Mais je vais faire un essai décisif de ce courage si ferme et de cette conduite si prudente. (4) Vois-tu ce rocher qui se dresse au sommet de cette montagne escarpée ? Là jaillit une source dont les eaux noirâtres, recueillies d'abord dans le creux d'un vallon voisin, se répandent ensuite dans les marais du Styx, et vont grossir les rauques ondes du Cocyte. (5) Tu iras au jet même de la source puiser de son onde glaciale, et tu me la rapporteras dans cette petite bouteille. Elle dit, et lui remet un flacon de cristal poli, en accompagnant l'injonction des plus terribles menaces.

XIV. Psyché hâte le pas pour gagner le sommet du mont, croyant bien cette fois y trouver le terme de sa misérable existence. Arrivée au haut, elle voit toute l'étendue et la mortelle difficulté de sa tâche, et quels périls il lui faut surmonter. (2) En effet, le rocher s'élevait à une hauteur effroyable, et c'était à travers ses flancs abrupts, d'un escarpement inaccessible, que l'onde formidable trouvait passage. Elle s'échappait par une foule de crevasses, (3) d'où elle glissait perpendiculairement, et s'encaissait ensuite dans une rigole étroite et profonde, qui la conduisait inaperçue jusqu'au fond du vallon. (4) Du creux des rocs qui enfermaient ses deux rives, on voyait s'allonger de droite et de gauche d'affreuses têtes de dragons aux paupières immobiles, aux yeux constamment ouverts; gardiens terribles et qui ne s'endorment ni ne se laissent gagner. (5) De plus, ces eaux étaient parlantes et savaient se défendre elles-mêmes : Arrière ! Que fais-tu ? où vas-tu? Prends garde ! fuis ! Tu mourras! Tels étaient les avertissements qu'elles ne cessaient de faire entendre. (6) Psyché resta pétrifiée en voyant l'impossibilité de sa tâche. Présente de corps, elle est absente par ses sens.

XV. Accablée par la conscience de son danger, elle n'a pas même la triste ressource des larmes; mais une providence tutélaire veillait sur cette âme innocente. Le royal oiseau de Jupiter, l'aigle aux serres ravissantes, parut tout à coup, déployant ses grandes ailes. (2) Il n'a pas oublié combien il fit autrefois sa cour au souverain des dieux par le rapt de ce jeune Phrygien qui lui sert à boire, et que ce fut Cupidon lui-même qui l'inspira. Des hauteurs de l'Olympe, il vient offrir bien à propos son assistance, jaloux de se rendre agréable au mari en secourant sa jeune épouse. Le voilà donc qui voltige autour de Psyché, et lui dit : (3) Eh quoi ! pauvre innocente, croyez-vous que vos mains novices puissent dérober une seule goutte de l'eau de cette fontaine ? Vous flattez-vous d'approcher seulement de ses bords sacrés et terribles ? (4) Ne savez-vous pas que les dieux, que Jupiter lui-même, ne les nomment qu'en tremblant ? qu'ils jurent par la majesté du Styx, comme vous autres mortels vous jurez par la puissance des dieux ? (5) Mais confiez-moi ce flacon. Il dit, s'en empare, et ne tarde pas à le rapporter plein, passant et repassant, majestueusement soutenu par le balancement de ses puissantes ailes, entre ces deux rangs de gueules béantes, qui ne peuvent que montrer leurs dents terribles et darder sans effet leur triple langue. (6) L'onde s'irrite, et lui crie : Loin d'ici, sacrilège ! Mais il disait : C'est par l'ordre de Vénus; et ce mensonge adroit lui servit aussi de passeport.

XVI. Psyché reçoit avec joie le flacon si heureusement rempli, et le rapporte en toute hâte à Vénus; mais rien n'apaise l'implacable déesse. (2) Avec un sourire sinistre, et qui présage de nouvelles et plus périlleuses exigences, elle l'apostrophe en ces mots : il faut que tu sois magicienne, et magicienne des plus expertes, pour avoir mis si lestement de telles commissions à fin; (3) mais voici, ma poulette, ce qu'il te faut encore faire pour moi. Prends cette boîte (elle lui en remit une au même instant), et va de ce pas aux enfers, au sombre ménage de Pluton. (4) Tu présenteras la boîte à Proserpine, et tu lui diras : Vénus demande un peu de votre beauté, ce qu'il en faut pour un jour seulement; (5) car toute sa provision s'est épuisée par la consommation qu'elle en a faite en servant de garde-malade à son fils. Va, et ne tarde pas à retourner; car je veux m'en servir avant de paraître au théâtre de l'Olympe.

XVII. Psyché crut recevoir le coup de grâce. Cette fois l'ordre était clair : c'était tout simplement l'envoyer à la mort. Comment en douter ? On voulait que d'elle-même elle descendît au Tartare et visitât les Mânes. (2) Sans plus tarder, elle court vers une tour élevée, avec l'intention de se précipiter du sommet. C'était, suivant elle, le meilleur et le plus court chemin pour aller aux enfers; (3) mais de la tour s'échappe tout à coup une voix : Quelle est, pauvre enfant, cette idée de se jeter ainsi la tête la première ? Pourquoi reculer devant cette épreuve et vous sacrifier sans but ? (4) Votre âme une fois séparée du corps ira bien en effet au fond du Tartare, mais pour n'en plus revenir. Écoutez-moi :

XVIII. Lacédémone, cette noble cité de l'Achaïe, n'est pas loin; elle touche au Ténare, où l'on n'arrive que par des sentiers peu connus; (2) c'est un soupirail du sombre séjour de Pluton. Osez vous engager dans sa bouche béante : devant vous s'ouvrira une route où nul pas n'a laissé sa trace, et qui va vous conduire en ligne directe au palais de l'Orcus; (3) mais il ne faut pas s'aventurer dans ces ténèbres les mains vides. Ayez à chaque main un gâteau de farine d'orge pétri avec du miel, et à la bouche deux petites pièces de monnaie. (4) Vers la moitié du chemin infernal, vous rencontrerez un âne boiteux, chargé de fagots. L'ânier, boiteux aussi, vous demandera de lui ramasser quelques brins de bois tombés de sa charge; passez outre, et ne répondez mot. (5) Bientôt vous arriverez au fleuve de l'Érèbe. Charon est là, exigeant son péage; car ce n'est qu'à prix d'argent qu'il passe les arrivants sur l'autre rive. Ainsi l'avarice vit encore chez les morts ! (6) Ni Charon, ni Pluton même, ce dieu si grand, ne font rien pour rien. Le pauvre en mourant doit se mettre en fonds pour le voyage : nul n'a droit de rendre l'âme que l'argent à la main. (7) Vous donnerez à ce hideux vieillard, à titre de péage, une de vos deux pièces de monnaie. Il faut qu'il la prenne de sa main à votre bouche. (8) En traversant cette onde stagnante, vous verrez flotter le corps d'un vieillard, qui vous tendra ses mains cadavéreuses, vous priant de le tirer à vous dans la barque. La compassion ne vous est pas permise; n'en faites rien.

XIX. Le fleuve franchi, vous rencontrerez à quelques pas de vieilles femmes occupées à faire de la toile, et qui vous demanderont d'y mettre la main : ne vous avisez pas d'y toucher, autant de pièges tendus par Vénus, et elle vous en réserve bien d'autres pour vous amener à vous dessaisir de l'un au moins de vos gâteaux : (2) n'en croyez pas la perte indifférente, il vous en coûterait la vie. (3) Un énorme chien à trois têtes, monstre formidable, épouvantable, sans cesse aboyant aux mânes qu'il effraye sans leur pouvoir faire d'autre mal, jour et nuit fait sentinelle au noir vestibule de Proserpine; c'est le gardien du manoir infernal. (4) Vous le ferez taire aisément en lui jetant un de vos gâteaux, et vous passerez outre. Vous pénétrerez ainsi jusqu'à Proserpine, qui vous fera le plus aimable accueil, vous engagera à vous asseoir et à prendre part à un somptueux festin; (5) mais ne vous asseyez que par terre, et n'acceptez d'autre aliment que du pain noir. Vous exposerez ensuite l'objet de votre mission, et vous prendrez ce qu'elle vous donnera. Cela fait, retournez sur vos pas. (6) Vous vous rachèterez encore de la gueule du chien au prix de votre second gâteau. Vous repasserez le fleuve, en livrant à l'avare nautonier votre autre pièce de monnaie; vous reprendrez le chemin que vous aurez suivi en venant, et vous reverrez ainsi la voûte céleste: (7) mais, sur toutes choses, ne vous avisez pas d'ouvrir la boite qui vous aura été confiée, et de porter les yeux sur ce qu'elle renferme. Point de regard curieux sur ce trésor secret de la beauté divine.

XX. Ainsi parla cette tour prévoyante en véritable oracle. Psyché dirige aussitôt ses pas vers le Ténare. Munie de ses deux oboles et de ses deux gâteaux, elle descend rapidement le sentier souterrain; (2) passe, sans mot dire, devant l'ânier boiteux; donne le péage au nocher, reste sourde aux instances du mort qui surnage; ne tient compte de l'appel insidieux des tisseuses; et, après avoir endormi, en lui abandonnant son gâteau, la rage du gardien infernal, elle pénètre dans la demeure de Proserpine. (3) En vain son hôtesse lui offre un siège douillet, des mets délicats; elle persiste à s'asseoir à ses pieds sur la terre, et à n'accepter qu'un morceau de pain grossier. C'est en cette posture qu'elle s'acquitte du message de Vénus. (4) La boîte au contenu mystérieux lui est remise hermétiquement close; et, après avoir de nouveau fermé la gueule de l'aboyeur avec le second gâteau, désintéressé le nocher avec la seconde obole, elle quitte les enfers plus gaillardement qu'elle n'y était descendue, (5) et elle revoit et adore la blanche lumière des cieux; mais, tout empressée qu'elle est de terminer sa mission, une curiosité téméraire s'empare de son esprit. (6) En vérité, se dit-elle, je serais bien simple, moi qui porte la beauté des déesses, de n'en pas retenir un peu pour mon usage, quand ce serait peut-être le moyen de ramener le charmant objet que j'adore.

XXI. En disant ces mots, elle ouvre la boîte. De beauté point; objet quelconque ne s'y montre : mais à peine le couvercle est-il soulevé, qu'une vapeur léthargique, enfant de l'Érèbe, s'empare des sens de Psyché, se répand comme un voile épais sur tous ses membres, et la terrasse au milieu du chemin, (2) où elle reste étendue dans l'immobilité du sommeil ou plutôt de la mort. Cependant la blessure de Cupidon s'était cicatrisée. La force lui était revenue, et avec elle l'impatience de revoir sa Psyché. Il s'échappe à travers l'étroite fenêtre de sa prison. (3) Ses ailes rafraîchies et reposées le transportent en un clin d'oeil près de son amante. Il la dégage avec soin du sommeil qui l'oppresse, et qu'il replace dans sa boîte. Puis, de la pointe d'une de ses flèches, il touche légèrement Psyché et la réveille : (4) Eh quoi ! malheureuse enfant, encore cette curiosité qui te perd ! Allons, hâte-toi de t'acquitter de la commission de ma mère; moi, j'aviserai au reste. À ces mots, l'amant ailé reprend son vol, et Psyché se dépêche de porter à Vénus le présent de Proserpine.

XXII. Cependant Cupidon, que sa passion dévore et qui craint, à l'air courroucé de sa mère, que la Sagesse ne vienne à se mettre de la partie, se résout à tenter les grands moyens. De son aile rapide il perce la voûte des cieux, va présenter requête à Jupiter, et plaide sa cause devant lui. (2) Le maître des dieux pince doucement ses petites joues, les attire près de ses lèvres, les baise, et lui dit : (3) Monsieur mon fils, vous n'avez guère respecté en moi la suprématie déférée par le consentement des dieux : de moi le régulateur des éléments, le moteur des révolutions célestes, vous avez fait le point de mire ordinaire de vos flèches. Vous m'avez compromis dans je ne sais combien d'intrigues amoureuses avec des mortelles. (4) En dépit des lois, notamment de la loi Julia et de toute morale publique, vous avez chargé ma conscience, aussi bien que ma réputation, d'assez scandaleux adultères. Flamme, serpent, oiseau, bête des bois, bête d'étable; il n'est métamorphose ignoble où vous n'ayez ravalé la majesté de mes traits; (5) mais je veux être débonnaire, et me rappeler seulement que vous avez grandi entre mes bras. J'accède à votre requête; mais arrangez-vous pour qu'elle ne se renouvelle pas. D'autre part, en revanche, s'il se montre là-bas quelques minois hors de ligne, souvenez-vous que vous me devez une compensation.

XXIII. Il dit, et ordonne à Mercure de convoquer à l'instant tout le conseil des dieux, sous peine pour chaque immortel absent d'une amende de dix mille écus. Grâce à la menace, on fut exact à la céleste conférence. Alors le grand Jupiter, assis sur un trône élevé, adresse ce discours à l'assemblée : (2) Dieux conscrits du rôle des Muses, vous savez que c'est moi-même qui ai fait l'éducation de ce jouvenceau. Or, j'ai décidé de mettre un frein aux emportements de sa jeunesse ardente. Il n'a que trop fait parler de lui pour des adultères et des désordres de tous genres. (3) Je veux ôter à cette fougue tout prétexte, et la contenir par les chaînes de l'hymen. Il a fait choix d'une jeune fille, et lui a ravi sa fleur. Elle est sa possession, qu'il la garde : heureux dans ses embrassements, qu'il en jouisse à toujours. (4) Se tournant alors du côté de Vénus : Vous, ma fille, dit-il, ne vous affligez pas; ne craignez pour votre rang ni pour votre maison l'injure d'une mésalliance. Il s'agit de noeuds assortis, légitimes, et contractés selon les formes du droit. (5) Il ordonne aussitôt à Mercure d'enlever Psyché, et de l'introduire devant les dieux. Jupiter présente à la jeune fille une coupe d'ambroisie : Prends, Psyché, lui dit-il, et sois immortelle. Cupidon et toi, qu'un noeud indestructible vous unisse à jamais.

XXIV. Soudain se déploie le splendide appareil des noces. Sur le lit d'honneur, on voyait l'époux tenant dans ses bras sa Psyché; et, dans la même attitude, Jupiter avec sa Junon. Venaient ensuite tous les dieux, chacun selon son rang. (2) Le nectar circule (c'est le vin des immortels); Jupiter a son jeune berger pour échanson; Bacchus verse rasade au reste de l'assemblée. Vulcain s'était chargé de la cuisine. (3) Les Heures semaient partout les fleurs et les roses, les Grâces répandaient les parfums, les Muses faisaient entendre leurs voix mélodieuses. Apollon chanta en s'accompagnant de la lyre, et les jolis pieds de Vénus dessinèrent un pas gracieux, en le réglant sur ces accords divins. Elle-même avait ainsi complété son orchestre : les Muses chantaient en choeur, un Satyre jouait de la flûte, un Faune du chalumeau. (4) C'est ainsi que Psyché fut unie à Cupidon dans les formes. Une fille naquit de leurs amours : on l'appelle la Volupté.

XXV. Voilà ce que cette vieille radoteuse contait entre deux vins à la belle captive. Et moi qui écoutais à quelques pas de là, je regrettais amèrement de n'avoir ni stylet, ni tablettes, pour coucher par écrit cette charmante fiction. (2) En ce moment, les voleurs rentrent chargés de butin. Ils paraissaient avoir soutenu un rude combat; ce qui n'empêcha pas quelques-uns des plus résolus de se montrer impatients de repartir. Ils avaient à rapporter, disaient-ils, un reste de leur prise qui était resté caché dans une caverne. Les blessés pouvaient demeurer au logis et panser leurs plaies. (3) Là-dessus, ils dévorent à la hâte leur dîner, et les voilà qui repartent, nous emmenant mon cheval et moi, et ne nous épargnant point le bâton. (4) Après avoir tourné, viré, monté, descendu cent et cent fois, nous arrivons vers le soir à une caverne. On nous charge de quantité de paquets, et, sans nous laisser souffler, on nous fait retourner sur nos pas en toute hâte. Leur précipitation était telle, qu'à force de me rouer de coups, (5) ils me firent donner contre une pierre placée le long du chemin, et je m'abattis. Une grêle de coups me fit relever à grand-peine, tout éclopé de la jambe droite et du sabot gauche.

XXVI. L'un d'eux se mit à dire: À quoi bon nourrir plus longtemps ce baudet éreinté, et que voilà boiteux par-dessus le marché? Sur ma parole, reprit un autre, depuis que cette malencontreuse rosse a mis le pied chez nous, rien ne nous a réussi. Nous avons gagné force horions et perdu les meilleurs de notre monde. (2) Ce dont je puis répondre, ajoute un troisième, c'est qu'aussitôt qu'il aura tant bien que mal rapporté son bagage à notre montagne, je l'en ferai dégringoler la tête la première, pour faire fête aux vautours. (3) Mes doux maîtres discouraient encore sur l'espèce de mort qu'ils me réservaient, que déjà nous arrivions à la caverne; car la peur m'avait donné des ailes. (4) En un clin d'oeil les fardeaux sont à bas, et, sans plus s'inquiéter que je vive ou que je meure, ils s'adjoignent leurs camarades blessés et terminent le transport à bras, ennuyés, disaient-ils, de la lenteur de leurs bêtes de somme. (5) Cependant mon inquiétude n'était pas médiocre en songeant aux menaces dont j'avais été l'objet. Eh bien! Lucius, me disais-je, qu'attends-tu? ces brigands ont décidé ta mort, une mort affreuse, (6) et les préparatifs en seront bientôt faits. Tu vois ces angles saillants, ces pointes de rochers. Tes membres vont être en pièces avant de toucher le sol; (7) car, avec toute ta magie, tu as bien su prendre de l'âne sa forme et ses misères, mais non son cuir épais; ton épiderme est toujours aussi mince que celui d'une sangsue. Que ne prends-tu quelque parti énergique pour ta délivrance, tandis qu'elle est possible? (8) L'occasion est des plus belles. Cette vieille n'a que le souffle: est-ce une surveillante comme elle qui t'arrête? Une ruade de ton pied boiteux va t'en faire raison. Mais où fuir? où trouver asile? (9) Sotte appréhension! voilà bien raisonner en âne. Est-ce que le premier passant ne va pas se trouver heureux de t'avoir pour monture?

XXVII. Cela dit, d'un effort vigoureux je romps mon licou, et je me mets à jouer des quatre jambes. Mais mon mouvement n'avait pas échappé aux yeux d'épervier de la maudite vieille. Avec une résolution qu'on n'aurait attendu ni de son sexe ni de son âge, elle saisit mon licou, dès qu'elle me voit en liberté, et s'efforce de me retenir et de me rattacher. (2) La perspective du traitement que me gardaient les voleurs me rendit impitoyable. Je lui appliquai une ruade qui l'étendit sur le carreau; (3) mais la malheureuse, toute renversée qu'elle était, se cramponne obstinément à la longe, et se fait traîner quelques pas tout en hurlant, pour obtenir main-forte; (4) mais elle s'égosillait en pure perte: nul n'était à portée, excepté la jeune prisonnière. (5) Celle-ci accourt au bruit, et voit (spectacle mémorable) une Dircé en cheveux blancs, que tirait un baudet en guise de taureau. D'une énergie toute virile, elle tente aussitôt le coup le plus hardi. (6) Elle arrache la courroie des mains de la vieille, me flatte de la voix pour me faire arrêter, saute lestement sur mon dos, et me fait détaler à toute bride.

XXVIII. Moi qui n'aspirais qu'à m'échapper, qui brûlais de sauver la jeune fille, et qui, de plus, recevais d'elle quelque avertissement manuel de temps à autre, je me lançai au galop en vrai cheval de course, non sans essayer de donner de mon gosier pour répondre à sa douce voix. (2) Quelquefois même tournant la tête, comme pour me gratter le dos, je me hasardais à baiser ses pieds charmants. Enfin, poussant un profond soupir, et s'adressant au ciel avec l'expression la plus fervente: (3) Grands dieux! s'écria-t-elle, secourez-moi dans cet affreux péril. Et toi, Fortune cruelle, cesse enfin de me persécuter! Ne suffit-il pas à tes autels des tourments que j'ai subis? (4) Et toi, mon libérateur, mon sauveur, si par ton aide je puis revoir le foyer paternel, si tu me rends à mon père, à ma mère, au jeune homme charmant à qui je fus promise, quels remerciements ne te devrai-je pas? Combien je te choierai! quelle chère je te ferai faire! (5) Cette crinière sera peignée, parée de mes mains; je partagerai en belles touffes le bouquet de ton front; les soies de ta queue, que je vois si mêlées et si rudes parce qu'on ne les lave jamais, je veux, à force de soin, les rendre nettes et luisantes: (6) tu auras des colliers d'or, un harnais relevé en bossettes d'or; tu brilleras de tous les feux du firmament; tu ne marcheras qu'en triomphe, au milieu des acclamations publiques; chaque jour tu t'engraisseras d'amandes et de friandises, offertes de ma propre main dans un tablier de soie.

XXIX. C'est peu d'une nourriture exquise, d'un complet repos, de toutes les douceurs de l'existence: je veux que ta vie soit embellie encore par les honneurs et la gloire. (2) Je veux, par un durable monument, perpétuer le souvenir de cette aventure, et de ma gratitude pour la bonté des dieux. Dans le vestibule de ma demeure, un tableau votif retracera l'image de notre fuite. (3) On verra figurée, on entendra raconter, on lira dans les beaux livres, jusqu'à la postérité la plus reculée, la naïve histoire de « La jeune princesse délivrée de captivité par un âne ». (4) L'antiquité te comptera au nombre de ses merveilles; ton exemple rendra croyable, et le transport de Phryxus à dos de bélier, et le dauphin discipliné par Arion, et le taureau s'offrant pour monture à Europe. (5) Jupiter a bien pu mugir sous la forme d'un boeuf: qui sait si sous cette figure d'âne ne se cachent pas les traits d'un homme, d'un dieu peut-être? (6) Tandis que la jeune fille exprimait ainsi des voeux entremêlés de fréquents soupirs, nous arrivons à un carrefour. Là, s'emparant de la bride, elle s'efforce de me faire tourner à droite, parce que c'était le chemin qui conduisait chez ses parents. (7) Moi qui savais que c'était dans cette direction que les voleurs étaient allés chercher le reste de leur butin, je résistais de toutes mes forces, en lui adressant cette supplication muette: Que fais-tu, malheureuse enfant? que fais-tu? c'est te précipiter dans un abîme. Où veux-tu me conduire? Tu vas consommer du même coup ta perte et la mienne. (8) Pendant que nous étions là, chacun tirant à soi, comme dans une question de propriété ou de bornage, bien qu'il ne s'agît au fond que de prendre à droite ou à gauche, nous voilà tout à coup face à face avec les voleurs qui revenaient chargés de leur butin. Ils nous avaient reconnus de loin au clair de la lune, et salués de leurs risées.

XXX. L'un d'eux nous apostrophe en ces termes: Où donc allez-vous si vite à pareille heure? Vous ne craignez pas les Larves ni les Mânes dans vos excursions nocturnes? (2) L'honnête fille va sans doute voir ses chers parents en cachette? Eh bien! nous allons lui donner bonne compagnie, lui montrer le plus court chemin. (3) Le geste suit; et, d'une main saisissant mon licou, le voleur m'oblige à rebrousser chemin, non sans me faire renouveler connaissance avec le bâton noueux qu'il tenait de l'autre. (4) Ainsi piteusement revenu à la perspective d'une mort certaine, je me rappelle tout à coup mon mal de pied, et je recommence à boiter en hochant de la tête. (5) Oh! oh! dit celui qui venait de me faire faire volte-face, te voilà clopinant et chopant de nouveau. Ces pieds pourris, qui savent si bien fuir, ne sauraient marcher, Tout à l'heure tu aurais défié les ailes de Pégase. (6) Pendant cette aimable plaisanterie, qu'accompagnait le jeu de son bâton, nous arrivons à la palissade extérieure de la caverne. Là nous vîmes la vieille pendue à la branche élevée d'un haut cyprès. (7) Ils la détachent, et, sans se donner la peine d'ôter la corde qui lui serrait le cou, la jettent au fond d'un précipice. Ensuite, après avoir garrotté la jeune fille, ils se jettent en loups affamés sur le repas que le zèle posthume de la malheureuse vieille avait préparé pour eux.

XXXI. Tout en le dévorant, mes gloutons se mettent à délibérer sur notre châtiment et leur vengeance. Comme dans toute assemblée turbulente, chacun eut son avis. Celui-ci opinait pour que la patiente fût brûlée vive, celui-là conseillait de la livrer aux bêtes féroces, un troisième voulait qu'elle fût mise en croix. Un quatrième proposait de la démembrer par la torture. (2) Du reste, le scrutin fut unanime pour la peine de mort. Alors un de la bande requiert le silence, et s'exprime posément comme il suit: (3) Nos principes, notre mansuétude à tous, ma modération personnelle, répugnent à la cruauté, à l'exagération des supplices. Point de bêtes féroces, point de gibet, point de bûcher, point de tenailles. Je ne voudrais même d'aucun de ces moyens violents qui précipitent la mort. (4) Si vous m'en croyez, vous laisserez vivre cette jeune fille, mais de la vie qu'elle mérite. Vous n'avez pas sans doute oublié votre résolution bien prise à l'égard de ce baudet, si paresseux à l'ouvrage, si diligent au râtelier, qui maintenant fait l'éclopé, après avoir été l'agent et le complice de cette malheureuse. (5) Que demain donc sans plus tarder on lui coupe le cou, qu'on lui ouvre le ventre, et qu'après en avoir retiré les entrailles, on y enferme cette créature qu'il nous a préférée; qu'on l'y couse comme dans un sac, (6) de manière à l'emprisonner tout entière, et ne laisser passer que la tête. Puis exposez-moi cet âne, farci de la sorte et bien recousu, sur quelque pointe de rocher, aux rayons d'un soleil ardent.

XXXII. Ce procédé réunit en substance toutes les judicieuses propositions qui ont été faites contre les deux coupables L'âne y trouve une mort dès longtemps méritée; la fille sera de fait livrée aux bêtes, quand les vers rongeront ses membres: elle subira le supplice du feu, quand l'ardeur du soleil aura échauffé le cuir de l'animal; les tortures du gibet, quand les chiens et les vautours viendront lui arracher les entrailles. (2) Mais énumérons un peu ce qu'elle aura à souffrir en outre. Vivante, habiter le ventre d'une bête morte, être suffoquée par cette infection cadavéreuse, se sentir miner par la faim, et ne pouvoir faire usage de ses bras pour se donner la mort. (3) À ces mots, tous, sans déplacement de personne, mais d'une commune voix, accèdent avec transport à cette proposition. Mes longues oreilles n'en avaient pas perdu un mot, et je pleurais sur moi-même, qui le lendemain ne devais plus être qu'un cadavre.