Apocryphes coptes

LES ÉVANGILES APOCRYPHES

AVANT-PROPOS - HISTOIRE DE JOSEPH LE CHARPENTIER.

 

Traduction française : GUSTAVE BRUMET

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS.

Nous offrons au public, dans une traduction fidèle, la première réunion complète des Évangiles apocryphes. Monuments des plus curieux, témoins irrécusables du mouvement des esprits à une époque particulièrement digne d'attention, ces récits, ces légendes naïves sont dignes souvent d'être comparés à ce que la poésie de tous les âges offre de plus beau ; ils ne se trouvaient que dans quelques ouvrages grecs ou latins, connus des seuls érudits de profession, difficiles à rencontrer, ou d'un prix inabordable. Le siècle dernier avait traduit, c'est-à-dire défiguré et tronqué certains fragments de cette littérature contemporaine du Christianisme à son berceau ; une intention irréligieuse les avait présentés sous un faux jour. En fait de travaux en langue française sur le sujet qui nous occupe, nous n'avons à indiquer que les leçons de M. Dohaire, insérées dans l'Université Catholique ; plus d'une fois nous avons fait usage des appréciations de ce judicieux critique. Nous le redirons avec lui : les légendes des cycles évangéliques sont de simples traditions trop crédules, souvent trop puériles; mais à chaque page brillent la candeur et la bonne foi. Dans ces narrations familières, dans ces anecdotes contées au foyer domestique, sous la tente, à l'ombre des palmiers au pied desquels s'arrête la caravane, le tableau des mœurs populaires de l'église primitive se déroule en toute sincérité. L'âme et la vie de la nouvelle société chrétienne sont là, et elles y sont tout entières. Ces récits sont maintes fois dénués de vraisemblance ; nous en convenons ; ils manquent d'exactitude historique ; la chose est certaine quant à de nombreux détails ; mais les usages, les pratiques, les habitudes, les opinions dont ils conservent les traces, voilà ce qui réunit le mérite de l'intérêt à celui de la fidélité.

Ces légendes étaient les poèmes populaires des premiers néophytes du culte nouveau; la foi et l’imagination les embellissaient sans cesse ; l'on y rencontre encore des lambeaux reconnaissables de compositions en vers, et qui étaient certainement chantées.

Un écrivain instruit l'a déjà remarqué; des mémoires qui nous révéleraient l'état un peu complexe de la société chrétienne dans les premiers moments de sa naissance, seraient d'un prix inestimable. Ces récits existent; mais ils avaient été oubliés, perdus de vue; ce sont les actes des martyrs, les histoires des apôtres et de leurs disciples, les faux Évangiles des premiers siècles. En même temps, ces mémoires sont de petites épopées empreintes d'un caractère de crédulité naïve; elles ont pour descendants les grands poèmes épiques chrétiens, Dante, Milton et Klopstock.

Si vous cherchez la cause de la faveur démesurée dont ces légendes ont été l'objet durant quatorze siècles, si vous demandez le motif de leur multiplicité, interrogez ce besoin de merveilleux dont l'homme à constamment subi l'influence,[1] qui s'est à chaque époque manifesté dans l'Orient avec une vivacité toute particulière et dont la société nouvelle ne pouvait se défendre malgré la sévérité, malgré la gravité de ses croyances immuables. Ces gentils encore imbus des fables de la mythologie, ces juifs convertis, mais la tête pleine des merveilles qu'enfantait l'imagination des rabbins, ces néophytes d'hier, épars à Jérusalem, à Alexandrie, à Éphèse, ne pouvaient si vite vaincre leur penchant pour les fictions. Ce fut toujours le propre des peuples d'Orient d'entremêler le conte, la parabole aux matières les plus graves. Aussi, dans les légendes que nous allons reproduire, retrouve-t-on l'empreinte remarquable et profonde de cette fusion opérée entre les opinions anciennes et les dogmes nouveaux.

Parmi les écrits apocryphes, il importe de distinguer ceux qui ont été l'œuvre de quelques imposteurs, et ceux qu'à la fin du premier siècle ou au commencement du deuxième, rédigèrent, avec plus de piété que de critique, quelques disciples jaloux de rassembler les traditions qui se rattachaient à l'origine du christianisme ; ils cherchaient ainsi avec zèle à conserver les paroles, les sentiments attribués au Sauveur.

A partir du règne paisible d'Adrien et des Antonins, les bizarreries de la magie, les subtilités de la cabale, les rêveries des théosophes commencent à se mêler aux doctrines philosophiques et religieuses; les sectes pullulent; les discussions, les schismes offrent un aliment inépuisable à ce besoin de nouveauté dont l'homme combat difficilement l'attrait. Les écrits apocryphes surgissent de toute part ; il y en a qui sont mis sous le nom d'un des apôtres; d'autres s'annoncent comme l'œuvre des premiers successeurs des disciples immédiats de Jésus-Christ. Des historiens pseudonymes viennent raconter, chacun à sa manière, les prédications, les voyages, les aventures de leurs prétendus maîtres : on y mêle les anecdotes les plus controuvées, les épisodes les plus dépourvus d'authenticité.

Les écrits dogmatiques, que quelques-uns des hérésiarques primitifs ont voulu faire circuler sous des noms vénérés, afin d'appuyer leurs erreurs, offrent un mélange de subtilités, d'allégories résultant de la combinaison des doctrines orientales et du développement sans contrôle de la pensée grecque dans tout ce que son allure a de plus libre, de plus hardi. N'ayant eu cours que dans le sein de quelques sectes éteintes pour la plupart dès le commencement du quatrième siècle, ces légendes hétérodoxes disparurent promptement; à peine en est-il demeuré les titres, à peine nous en a-t-il été conservé quelques phrases isolées. On peut déplorer leur perte, car les rêveries gnostiques sont maintenant sans danger, et parmi ces fictions, parmi ces rêves d'une imagination échauffée, il se trouverait maint détail fort utile à une histoire des plus curieuses et des plus dignes d'intérêt : celle de l'esprit humain pendant les premiers siècles de la régénération chrétienne.

Il y a une toute autre importance dans les légendes que l'Église rejeta, et avec raison, comme dénuées d'authenticité, mais qui du moins ne posaient aucun point de doctrine contraire à la foi. Celles-ci, l'église grecque les accueillit en partie ; encore de nos jours les chrétiens de l'Egypte et de l'Asie ne les révoquent nullement en doute. Loin d'être restées stériles, elles ont eu, pendant une longue suite de siècles, l'action la plus puissante et la plus féconde sur le développement de la poésie et des arts; l'épopée, le drame, la peinture, la sculpture du moyen-âge n'ont fait faute d'y puiser à pleines mains. Laisser de côté l'élude des Évangiles apocryphes, c’est renoncer à découvrir les origines de l'art chrétien. Ils ont été la source où, dès l'extinction du paganisme, les artistes ont puisé toute une vaste symbolique que le moyen-âge amplifia. Diverses circonstances, rapportées dans ces légendes, et consacrées par le pinceau des grands maîtres de l'école italienne, ont donné lieu à des attributs, à des types que reproduisent chaque jour les arts du dessin. Saint Joseph est-il constamment représenté sous les traits d'un vieillard? C'est d'après l'autorité d'un passage de son histoire écrite en arabe, et où il est dit que lorsque son mariage eut lieu, il avait atteint l'âge de quatre-vingt-dix ans. Dans une foule de toiles, ce même saint tient un rameau verdoyant ; l'explication de cet attribut doit se chercher dans une circonstance que relaient le Protoévangile de Jacques et l’Histoire de la nativité de Marie. C'est sur l'indication d'autres passages de ces mêmes légendes, que l’on représente les animaux qui sont dans l’étable et adorant le Sauveur, que l'on donne des habits sacerdotaux à Siméon dans les tableaux de la Présentation au temple.[2] Rédigés dans le style populaire des époques et des lieux qui les ont vus naître, de pareils écrits seront d'une grande naïveté de style. On voit qu'ils ont été tracés par des hommes sans art ; les rhéteurs de la turbulente Alexandrie, de la Grèce dégénérée, n'ont point passé par là. Beaucoup de redites, de répétitions, de simplicités, mais des détails touchants et naïfs, des images gracieuses, des miracles que l'on peut considérer comme des paraboles ingénieuses, parfois des morceaux vraiment grandioses et relevés. Le cantique dans lequel sainte Anne, devenue mère après une longue stérilité, célèbre le bonheur qu'elle éprouve, est sublime d'exaltation et de pieux entraînement.

Citons encore la seconde portion de l'évangile de Nicodème comme une excursion des plus remarquables dans les domaines de l'enfer, dans de mystérieuses et inaccessibles régions ; l'auteur du Paradis perdu et celui de la Messiade s'en sont inspirés. Dans cette légende, ainsi que le remarque fort bien M. Douhaire, l'ampleur et l'éclat du récit atteignent à l'épopée, et l'on trouverait difficilement des scènes plus hardies de conception, d'une forme plus dramatique et plus vigoureuse, que cette solennelle confrontation des deux mondes, l'ancien et le nouveau, que cette vérification de la prophétie parles prophètes eux-mêmes, que ce réveil d'une génération de quatre mille ans au bruit de la voix, perçante qu'elle avait entendue dans de surnaturelles communications. « Guidé par une imagination ardente, » observe M. Hase, « l'auteur a imité les couleurs sombres de l'Apocalypse. Se conformant à quelques traditions orientales ou gnostiques, il distingue le mauvais principe personnifié, du prince des enfers, lequel, occupant un rang inférieur, tenait renfermés dans ses vastes cavernes les patriarches, les prophètes, et, en général, tous ceux qui étaient morts avant l'avènement du Christ. En lisant le récit de leur délivrance, de leur entrée dans la loi nouvelle, on ne peut manquer de reconnaître une énergie d'expression, une vigueur de pensées peu communes.

Notre traduction a été conçue et exécutée dans un système de fidélité rigoureuse ; nous avons uniquement cherché à rendre le texte original que nous avions sous les yeux, sans l'embellir, sans lui prêter aucun ornement, sans en faire disparaître ce que l'on prendrait aujourd'hui pour des vices de rédaction littéraire.

Quelques notes ont été annexées lorsque nous avons jugé que certains passages réclamaient des éclaircissements, ou étaient susceptibles de donner lieu à des rapprochements qui pussent offrir de l'intérêt. Plusieurs fois nous nous sommes aidés des travaux des éditeurs nos devanciers, mais nous avons cru devoir élaguer les discussions théologiques, les minuties grammaticales, l'attirail des variantes, enfin tout ce dont les commentaires que nous avons consultés ont été grossis énormément.

Nous avons disposé ces légendes dans l’ordre qui nous a paru le plus logique, dans celui qui nous a semblé devoir présider à leur lecture ; il s'écarte de la classification adoptée par les éditeurs. Fabricius a débuté par l'évangile de la Nativité de Marie, et Thilo par l'Histoire de Joseph. Celle-ci, le savant hambourgeois l'avait placée parmi les légendes de l'Ancien Testament : elle appartient toutefois exclusivement au Nouveau.

Chaque composition sera précédée d'un court avant-propos, dans lequel nous relaterons ce qui la concerne plus spécialement. Du reste, dans tout notre travail de critique et de glossateur, on ne peut voir qu'un précis des plus modestes et des moins prétentieux.

Nous allons maintenant donner sur l'ensemble de la collection quelques détails de bibliographie; quant à cette portion de nos recherches, nous lui avons donné des soins particuliers, d'abord afin de faciliter les investigations des personnes qui voudraient approfondir ce que nous avons dû nous borner à effleurer, et ensuite parce que la bibliographie, beaucoup trop souvent négligée, est un excellent instrument de travail, une science bien plus difficile qu'on ne croit, et dont l'importance est chaque jour mieux sentie.

Le mérite d'avoir le premier recueilli quelques-unes des légendes apocryphes relatives au Nouveau Testament, revient à Michel Neander, théologien allemand du seizième siècle ; il les joignit à une édition grecque-latine du petit catéchisme de Luther, imprimée à Bâle en 1543, et reproduite en 1547 avec diverses additions. Une partie du travail de Neander reparut à Hambourg en 1594 par les soins de N. Glaser, qui l'accrut de quelques autres fragments. Plusieurs de ces écrits furent également insérés dans différentes collections volumineuses, noniques et une réfutation des déistes. Comme éditeur, Jones s'est borné à reproduire les textes grecs ou latins donnés par Fabricius, en y joignant une traduction anglaise ; il n'a point voulu donner de notes nouvelles, il n'a point cherché à perfectionner le travail de son devancier.

Après Fabricius et Jones, les légendes apocryphes demeurèrent longtemps négligées ; les théologiens, les philologues du dix-huitième siècle ne s'en occupèrent pas; il faut attendre jusqu'à l'an 1804 pour voir surgir deux écrits qui les concernent.

L'un est le Corpus omnium veterum apocryphorum extra biblia que C. C L. Schmidt édita à Hadémar, petite ville du grand duché de Nassau. Cet essai, qui n'eut point de suite, ne mérite guère de nous arrêter ; il ne renferme que des textes latins peu corrects des évangiles de la Nativité de Marie, de l'Enfance et de Nicodème.

L'autre écrit est plus important; c'est l’Auctuarium codicis Apocryphi N. T. Fabriciani, dont l’évêque d'Arhus, André Birch, mit au jour le premier fascicule à Copenhague. Une narration de Joseph d'Arimathie, une apocalypse apocryphe de saint Jean, des rescrits de Tibère à Pilate y furent publiés pour la première fois ; des variantes furent recueillies pour quelques légendes déjà connues. Tout en rendant justice au zèle du prélat danois, nous devons convenir que son travail ne répondit pas tout à fait à l'attente des savants; les morceaux inédits qu'il publia ne sont pas d'un vif intérêt, et ils sont défigurés par un si grand nombre de fautes de toute espèce, qu'il est souvent bien difficile d'en découvrir le sens.

Plusieurs érudits, pénétrés de l'importance des écrits apocryphes, avaient songé à leur consacrer leurs veilles ; le comte Léopardi, cet illustre philologue italien, mort à la fleur de l’âge,[3] caressait l'idée de mettre au jour un supplément au recueil de Fabricius : il n'en a rien paru.

En 1832, J. Ch. Thilo, professeur de l'Université de Halle, fit paraître à Leipzig le premier volume du Codex apocryphus Novi Testamenti. C'est un in-8° de clx et de 896 pages; les textes arabes et grecs ont été revus avec soin sur un grand nombre de manuscrits ; une foule de variantes sont recueillies et discutées avec une attention scrupuleuse qui ne se dément jamais ; des notes sont jetées au bas de chaque page, et quelques-unes d'entre elles méritent, grâce à leur étendue, le nom de véritables dissertations ; elles portent sur le choix, sur l'emploi des mots ; elles éclaircissent des points obscurs d'histoire ou de géographie. Un juge fort compétent, M. Hase, a rendu dans le Journal des Savants (juin 1833) le compte le plus favorable de cette publication, qu'il proclame une des productions philologiques les plus importantes qui aient paru depuis le commencement de ce siècle. Elle est malheureusement demeurée inachevée; la mort n'a point permis au laborieux éditeur de mettre au jour le second et le troisième volume qu'il promettait.

Les légendes apocryphes n'ont point été recueillies et traduites en entier dans des ouvrages modernes.

En 1769 il parut, sous la rubrique de Londres, un volume in-8° intitulé : Collection et anciens évangiles ou monuments du premier siècle du Christianisme, extraits de Fabricius, Grabius et autres savants, par l'abbé B***. Cette compilation fut attribuée à l'abbé Bigex, l'un des secrétaires de Voltaire; elle fut certainement faite sous la direction de l'auteur de la Henriade et retouchée par lui. (Barbier, Dict. des Anonymes, n° 244; Quérard, France Littéraire, x, 288).

Dans cette version infidèle, tronquée, conçue dans une pensée irréligieuse, on ne trouve que cinq des évangiles édités par Fabricius, les lettres et la relation de Pilate, et les actes de saint Pierre et saint Paul rédigés par Marcel. La traduction anglaise de Jones a, de son côté, été imprimée à part à Londres, et un journal allemand nous apprend qu'une version suédoise des légendes apocryphes a vu le jour en 1818 à Stockholm. Nous avons sous tas yeux la traduction allemande faite par le docteur C. F. Borberg, et imprimée à Stuttgart en 1840.

Une foule d'écrivains, dont l'énumération serait aussi longue que fastidieuse, Élie du Pin, Coillier, Tillemont, dom Calmet, Mill, Michaëlis, Eichhorn, etc., etc., se sont occupés, en passant, et dans leurs volumineux ouvrages, des légendes apocryphes du Nouveau Testament; en fait de publications spéciales, nous mentionnerons la dissertation de Th. Ittig, De pseudepigraphis Christi, Virginis Maria et Apostolorum, jointe à son travail sur les hérésiarques de l'époque apostolique (Leipzig, 1696), et l'ouvrage de Kleuker, Über die Apokryphen des N. T. (Hambourg, 1798).

Nous signalerons aussi : J. J. Eurenius, De libris N. T. in genere. Lund, 1738, in-4° ; de Burigny, Sur les ouvrages apocryphes supposés dans les premiers siècles de l'Église, mémoire inséré dans l'Histoire de l’Académie des Inscriptions, tom. xxvii, p. 88 ; Is. de Beausobre, Dissert, de N. T. libris apocryphis, Berlin, 1734, in-8°. Nous n'avons pu réussir à consulter l’Essay concerning the books commonly called apocrypha. (London, 1740, in-8°). Nous avons déjà fait mention du remarquable travail de M. Douhaire, inséré dans l'Université Catholique; nous citerons aussi une thèse en deux parties (40 et 22 p. in-4°), imprimée à Konigsberg en 1812 : De Evangeliis quœ ante Evangelia canonica in usu Ecclesiœ christianae fuisse dicuntur... publice defendet D. F. Schutz, et nous n'omettrons pas une dissertation de F. J. Arens : De Evangeliorum apocryphorum in canonicis usu historico, critico, exegetico. (Gottingae, 1835, 61 p. in-4°).

Tels sont les principaux ouvrages auxquels nous avons dû recourir, afin de servir de base au travail que nous offrons aujourd'hui au public. Nous osons nous flatter qu'il sera accueilli avec quelque indulgence. Les Évangiles apocryphes méritent assurément d'être lus, bien qu'ils ne puissent, sous aucun rapport, se comparer à l'admirable et sublime simplicité qui fait des quatre Évangiles canoniques un livre complètement à part.

Nous avons divisé notre travail en trois parties ; la première renferme la traduction, accompagnée de notes, des sept Évangiles que contient le recueil édité par Thilo; la seconde est relative à divers Évangiles dont il n'est parvenu que de bien courts fragments et à quelques écrits qui touchent aux apôtres; la troisième enfin, appendice de notre travail, est consacrée à de curieuses compositions qui se classent parmi les livres apocryphes de l'Ancien Testament et qui, éditées en Angleterre et en Allemagne, sont à peine connues de nom en France.


 

ÉVANGILES APOCRYPHES.

 

HISTOIRE DE JOSEPH LE CHARPENTIER.

 

Cette légende fut publiée pour la première fois à Leipzig en 1722, par un érudit suédois. George Wallin ; il en donna le texte arabe d'après un manuscrit de la bibliothèque du roi à Paris (01), il y joignit une version latine et des notes. Personne après lui ne s'occupa pendant longtemps du texte arabe ; Fabricius se borna à reproduire la traduction latine dans le tome II (p. 309-331) de son Codex pseudepigraphus Vet. Test., mais il supprima les notes de Wallin et il n'en mit point d'autres à leur place. Deux siècles avant l'éditeur Suédois, un dominicain d'Italie qui dédiait son ouvrage au pape Adrien VI, Isidore de Isolanis avait fait mention dans sa Summa de donis S. Josephi de la légende dont nous nous occupons ; elle était fort répandue parmi les Coptes ; divers auteurs ont parlé d'une version latine qui en fut faite, au milieu du iiie siècle, sur un texte hébreu et qui paraît perdue.

Thilo a donné le texte arabe d'après une révision soigneuse, et il a fait disparaître bien des erreurs qu'avait laissées subsister son prédécesseur ; il a conservé celles de ses notes qui lui ont paru renfermer le plus d'intérêt. Wallin regardait cette légende comme antérieure au ive siècle; son style est d'une grande simplicité; il ne se ressent point de l'enflure et de la recherche métaphorique dont aucun des écrivains arabes que nous connaissons n'a su se préserver, il conserve toutefois de l’élévation ; il s'y rencontre des passages fortement empreints de la couleur biblique ; une foi vive, une teinte patriarcale y domine partout.

Par une fiction hardie, l'auteur place son récit dans la bouche du Sauveur lui-même, et parfois aussi il parait s'énoncer en son nom personnel. Il y règne dans quelques phrases une obscurité qui résulte de lacunes ou d'erreurs de copistes; nous nous sommes efforcés, sans nous écarter du texte, d'offrir toujours un sens aussi clair que possible, et nous avons profité, pour atteindre ce but, des conseils d'un orientaliste éclairé auquel nous avons soumis notre version. Un examen attentif fait reconnaître dans le texte arabe des locutions apprenant à l'idiome vulgaire, et l'on est fondé à y voir une traduction faite vers le xiie siècle, sur une relation écrite en copte et restée inédite jusqu'à ce jour.

Une preuve de la haute antiquité à laquelle remonte la rédaction primitive de cette légende, c'est que les erreurs du millénarisme y ont laissé des traces. On sait que cette croyance fut très répandue dans les deux premiers siècles et que des docteurs vénérables l'adoptèrent ou n'osèrent la condamner. Les millénaristes prétendaient que Jésus-Christ devait régner sur la terre avec ses saints dans une nouvelle Jérusalem, pendant mille ans avant le jour du jugement ; ce que certains d'entre eux racontaient de cet empire céleste ressemblait fort au paradis que se promettent les Musulmans, Cérinthe donna le premier de la vogue à cette opinion; elle flattait trop les penchants de l'humaine espèce pour ne pas faire de nombreux prosélytes; Papias l'épura et crut la démontrer par le 20e chapitre de l'Apocalypse. On peut consulter d'ailleurs l’Historia critica Chiliasmi de Corrodius. Un certain nombre de théologiens anglicans ont embrassé pareilles opinions. Tout récemment, en 1842, le docteur J. Griffiths, s'en est déclaré le champion le plus déterminé dans sa Défense du Millénarisme.

Les évangélistes parlent fort peu de saint Joseph.; ce n'est que dans les premiers chapitres de saint Mathieu et de saint Luc qu'il en est fait mention en peu de mots. Il n'en est plus reparlé après le voyage à Jérusalem avec Jésus et Marie ; il était sans doute déjà mort lorsque Jésus-Christ commença à enseigner,


 

Au nom de Dieu, un en son essence et triple en ses personnes.

Histoire de la mort de notre père, le saint vieillard Joseph, le charpentier; que ses bénédictions et ses prières nous protègent tous, ô frères. Ainsi soit-il!

Sa vie fut de cent onze ans (02), et son départ de ce monde arriva le vingtième du mois d'Abib qui répond au mois d'Ab (03). Que sa prière nous protège. Ainsi soit-il!

C’est notre Seigneur Jésus-Christ lui-même qui a raconté cette histoire aux saints ses disciples sur le mont des Oliviers, leur narrant tous les travaux de Joseph et la consommation de ses jours; les saints apôtres conservèrent ce discours et le laissèrent consigné par écrit dans la bibliothèque à Jérusalem. Que leur prière nous protège! Ainsi soit-il!

chapitre Ier.

Il arriva un jour que le Sauveur, notre Dieu, Seigneur et maître, Jésus-Christ, était assis avec ses disciples sur le mont des Oliviers et que tous étaient réunis ensemble, et il leur dit : O mes frères et mes amis, enfants du père qui vous a choisis parmi tous les hommes, vous savez que je vous ai souvent annoncé qu'il fallait que je fusse crucifié et que je mourusse à cause du salut d'Adam et de sa postérité, et afin que je ressuscite d'entre les morts. J'ai à vous confier la doctrine du Saint-Évangile qui vous a déjà été annoncée afin que vous la prêchiez dans le monde entier, et je vous couvrirai de la vertu d'en haut, et je vous remplirai de l'Esprit-Saint. Vous annoncerez à toutes les nations la pénitence et la rémission des péchés. Car un seul verre d'eau, si un homme le trouve dans le siècle futur, est plus précieux et plus grand que toutes les richesses de ce monde entier, et l'espace que peut occuper un seul pied dans la maison de mon Père l'emporte en excellence et en valeur sur tous les trésors de la terre. Une seule heure dans l'heureuse habitation des justes donne plus de joie et a plus de prix que mille années parmi les pécheurs; car leurs gémissements et leurs plaintes ne cesseront point et leurs larmes n'auront point de fin, et ils ne trouveront à aucun moment ni consolation ni repos. Et maintenant, vous qui êtes mes membres honorables, allez, prêchez à toutes les nations, portez-leur la nouvelle loi, et dites-leur : Le Seigneur s'informe diligemment de l'héritage auquel il a droit ; il est l'administrateur de la justice. Et les anges châtieront ses ennemis et combattront au jour de la bataille. Et Dieu examinera chaque parole oiseuse et insensée qu'auront dite les hommes et ils en rendront compte, car personne ne sera exempt de la loi de mortalité et les œuvres de chacun seront mises au grand jour au moment du jugement, soit qu'elles aient été bonnes, soit qu'elles aient été mauvaises. Annoncez cette parole que je vous ai dite aujourd'hui : Que le fort ne tire point vanité de sa force, ni le riche de ses richesses; mais que celui qui veut être glorifié, se glorifie dans le Seigneur.

chapitre II.

Il fut un homme dont le nom était Joseph qui était originaire de Bethléem, de la ville de Judas et de la cité du roi David (04). Il était instruit et savant dans la doctrine de la loi, et il fut fait prêtre dans le Temple du Seigneur. Il exerça aussi la profession de charpentier en bois, et selon l'usage de tous les hommes, il prit une épouse. Et il engendra d'elle des fils et des filles, savoir : quatre fils et deux filles. Et les noms des fils sont Jude, Juste, Jacques et Simon. Les noms des deux filles étaient Assia et Lydia. L'épouse de Joseph le Juste mourut enfin, après avoir eu la gloire de Dieu pour but dans chacune de ses actions. Et Joseph, cet homme juste, mon père selon la chair, et le fiancé de Marie, ma mère, travaillait avec ses fils, s'occupant de son métier de charpentier.

CHAPITRE III.

Lorsque Joseph le Juste devint veuf, Marie, ma mère bénie, sainte et pure, avait accompli sa douzième année, ses parents l'avaient offerte dans le temple, lorsqu'elle n'avait que trois ans, et elle passa neuf ans dans le temple du Seigneur. Alors quand les prêtres virent que cette vierge sainte et craignant Dieu, entrait dans l'adolescence, ils parlèrent entre eux, disant : « Cherchons un homme juste et pieux auquel nous confierons Marie jusqu'au temps des noces, de crainte que si elle reste dans le temple, il ne lui arrive ce à quoi les femmes sont sujettes et que nous ne péchions en son nom et que Dieu ne s'irrite contre nous. »

CHAPITRE IV.

Et immédiatement, envoyant des messagers, ils convoquèrent douze vieillards de la tribu de Judas. Et ils écrivirent les noms des douze tribus d'Israël. Et le sort tomba sur un pieux vieillard, Joseph le Juste. Et les prêtres dirent à ma mère bénie : « Va avec Joseph el demeure avec lui jusqu'au temps des noces. » Et Joseph le Juste reçut ma mère et il la conduisit dans sa maison. Et Marie trouva Jacques le mineur, et il était abattu et désolé dans la maison de son père à cause de la perte de sa mère, et elle en prit soin. Et de la vient que Marie a été appelée la mère de Jacques. Ensuite Joseph, la laissant dans sa maison, alla dans l'atelier où il exerçait la profession d'ouvrier charpentier. Et quand la Sainte-Vierge fut restée dans ai maison deux ans, elle accomplit sa quatorzième année.

CHAPITRE V.

Je l'ai chérie d'un mouvement particulier de la volonté, avec le bon plaisir de mon Père et le conseil de l'Esprit-Saint. Et j'ai été incarné en elle, par un mystère qui surpasse l'intelligence de toute créature. Et trois mois s'étant écoulés après la conception, l'homme juste, Joseph, revint de l'endroit où il exerçait son métier. Et quand il reconnut que la Vierge, ma mère, était enceinte, il fut troublé dans son esprit et il songeait à la renvoyer en secret. Et, dans sa frayeur, sa tristesse et l'angoisse de son cœur, il ne put ni boire, ni manger de ce jour.

CHAPITRE VI.

Mais vers le milieu du jour, le prince des anges, Gabriel, lui apparut en songe, exécutant l'ordre qu'il avait reçu de mon l'ère. Et il lui dit : « Joseph, le saint fils de David, ne crains point de recevoir Marie pour ta fiancée. Car elle a conçu de l'Esprit-Saint et elle engendrera un fils qui aura le nom de Jésus. C'est lui qui gouvernera toutes les nations avec un sceptre de fer. » L'ange, ayant ainsi parlé, s'éloigna. Et Joseph, se levant de son sommeil, obéit à ce que lui avait prescrit l'ange du Seigneur. Et Marie resta avec lui.

chapitre VII.

Et, quelque temps s'étant écoulé, il parut un édit de l'empereur et roi Auguste, afin que chacun sur le monde habitable se fît inscrire dans sa propre ville. Et le juste vieillard, Joseph, se levant, prit avec lui la vierge Marie et ils vinrent à Bethléem ; le moment de sa délivrance approchait. Et Joseph inscrivit son nom sur le registre; car Joseph, fils de David, dont Marie était la fiancée fut de la tribu de Judas. Et ma mère Marie m'enfanta dans une caverne, près du sépulcre de Rachel, femme du patriarche Jacob et mère de Joseph et de Benjamin.

CHAPITRE VIII.

Mais Satan alla et il annonça ces choses à Hérode, le grand père d'Archélaüs (05). Et cet Hérode était celui qui ordonna de décapiter Jean, mon ami et parent. Il me fit alors chercher avec soin, pensant que mon royaume était de ce monde. Mais le pieux vieillard Joseph en fut averti en songe. Et se levant, il prit Marie, ma mère et elle m'emporta dans ses bras. Et Salomé se joignit à eux pour les accompagner dans leur voyage. Partant donc de sa maison, il se retira en Egypte. Et il y demeura une année entière, jusqu'à ce que le courroux d'Hérode se fût dissipé.

CHAPITRE IX.

Hérode mourut d'une façon horrible, portant la peine du sang innocent qu'il avait versé lorsqu'il avait fait périr injustement des enfants dans lesquels il n'y avait point de péché. (06) Et cet impie et tyrannique Hérode étant mort, mes parents revinrent dans la terre d'Israël. Et ils habitèrent dans une ville de Galilée que l'on nomme Nazareth. Joseph, reprenant sa profession de charpentier, gagnait sa vie par le travail de ses mains ; car il ne dut jamais sa nourriture au travail d'autrui, ainsi que l'avait prescrit la loi de Moïse.

cHApitre X.

Les années s'écoulaient, le vieillard s'avança grandement en âge. Il n'éprouva cependant aucune infirmité corporelle, la vue ne le quitta point et aucune des dents de sa bouche ne tomba. Et son esprit ne connut jamais un moment de délire. Mais, semblable à un enfant, il portait dans toutes ses occupations la vigueur de la jeunesse. Et il conservait ses membres entiers et exempts de toute douleur. Et sa vieillesse était fort fort avancée, car il avait atteint l'âge de cent onze ans.

chapitre XI.

Juste et Simon, fils aînés de Joseph, ayant pris des épouses, allèrent dans leurs familles, et ses deux filles se marièrent aussi et elles se retirèrent dans leurs maisons. Et il restait dans, la maison de Joseph, Jude et Jacques le Mineur et la vierge ma mère. Et je demeurais avec eux, comme si j'avais été un de ses fils. J'ai passé toute ma vie sans avoir commis aucune faute. J'appelai Marie ma mère et Joseph mon père, et je leur étais soumis en tout ce qu'ils prescrivaient. Et je ne leur ai jamais désobéi, mais je me conformai à leurs volontés, comme le font les autres hommes qui naissent sur la terre. Et je n'ai jamais provoqué leur colère, ni ne leur ai opposé une parole dure ou une réponse qui montrât de l'irritation. Au contraire, je leur ai témoigné un grand attachement, les chérissant comme la prunelle de l’œil (07).

CHAPITRE XII.

Il arriva ensuite que l'instant de la mort du pieux vieillard Joseph approcha et que vint le moment où il devait quitter ce monde comme les autres hommes qui sont assujettis à revenir à la terre. Et son corps étant près de sa destruction, l'ange du Seigneur lui annonça que l'heure de sa mort était proche. Alors la crainte s'empara de lui et son esprit tomba dans un trouble extrême. Et, se levant, il alla à Jérusalem. Et, étant entré dans le temple du Seigneur, et répandant des prières devant le sanctuaire, il dit :

CHAPITRE XIII.

« Dieu! auteur de toute consolation, Dieu de toute miséricorde et Seigneur du genre humain entier, Dieu de mon âme, de mon esprit et de mon corps, je t'adore en suppliant, ô mon Dieu et Seigneur ; si mes jours sont déjà consommés et si le temps arrive où je dois sortir de ce monde, envoie, je te le demande, le grand Michel, le prince de tes anges. Et qu'il demeure avec moi afin que mon âme misérable sorte de ce corps débile sans souffrance, sans crainte et sans impatience, car un grand épouvantement et une violente tristesse s'emparent de tous les corps au jour de leur mort, qu'ils soient mâles ou femelles, bêtes des champs ou des bois, qu'ils rampent sur la terre ou qu'ils volent dans l'air. Toutes les créatures qui sont sous le ciel et dans lesquelles est l'esprit de vie, sont frappées d'horreur, d'une grande crainte et d'une répugnance extrême, lorsque leurs âmes sortent de leurs corps. Maintenant, ô mon Dieu et Seigneur, que ton saint ange prête son assistance à mon âme et à mon corps, jusqu'à ce que leur séparation se soit opérée, Et que la face de l'ange, désigné pour me garder depuis le jour où j'ai été formé, ne se détourne pas de moi. Mais qu'il soit mon compagnon jusqu'à ce qu'il m'ait conduite toi. Que son visage soit pour moi plein d'allégresse et de bienveillance et qu'il m'accompagne eu paix. Ne permets pas que les démons dont l'esprit est formidable, s'approchent de moi sur le chemin par lequel je dois aller jusqu'à ce que je parvienne heureusement à toi. Et ne permets pas que les gardiens du Paradis m'en interdisent l'entrée. Et dévoilant mes fautes, ne m'expose pas à l'opprobre, en face de ton tribunal redoutable. Que les lions ne se précipitent pas sur moi. Et que les flots de la mer de feu que toute âme doit traverser ne submergent pas mon âme avant que je n'aie contemplé la gloire de ta divinité. O Dieu, juge très équitable qui jugera les mortels dans la justice et qui traitera chacun selon ses œuvres, assiste-moi dans ta miséricorde et éclaire ma voie pour que je parvienne à toi. Car tu es la source abondante en tous biens et la gloire pour l'éternité. Ainsi soit-il! »

CHAPITRE XIV.

Il arriva ensuite lorsque Joseph revint chez lui, dans la ville de Nazareth que, saisi par la maladie, il fut retenu au lit. Et le temps était venu où il devait mourir, ainsi que c'est le destin de tous les hommes. Et il éprouvait une vive souffrance de cette maladie, et c'était la première dont il eût été atteint depuis le jour de sa naissance. Et c'est ainsi qu'il avait plu au Christ d'ordonner les choses relatives à Joseph. Il vécut quarante ans avant de contracter mariage. Sa femme passa avec lui quarante-neuf ans, et quand ils furent écoulés, elle mourut. Un an après sa mort, les prêtres confièrent à Joseph, ma mère, la bienheureuse Marie, afin qu'il la gardât jusqu'au temps des noces. Elle resta deux ans dans sa maison et la troisième année de son séjour chez Joseph, étant âgée de quinze ans, elle m'enfanta sur la terre par un mystère qu'aucune créature ne peut pénétrer ni comprendre, si ce n'est moi, mon Père et l'Esprit-Saint, constituant avec moi une unique essence.

chapitre XV.

L'âge de mon père, ce vieillard juste, arriva ainsi à cent onze ans, mon père céleste l'ayant voulu. Et le jour auquel son âme se sépara de son corps, était le vingt-sixième jour du mois d'Abib. Il commença à perdre un or d'une splendeur éclatante, c'est-à-dire, son intelligence à la science. Il prit du dégoût pour les aliments et la boisson, et il perdit toute son habileté dans l'art de charpentier. Et il arriva le vingt-sixième jour du mois d'Abib que l'âme du vieillard Joseph le Juste fut inquiète pendant qu'il était en son lit. Car il ouvrit sa bouche, poussant des soupirs et il frappa ses mains l'une contre l'autre. Et il cria d'une voix élevée, parlant de cette manière :

CHAPITRE XVI.

« Malheureux le jour auquel je suis né dans ce monde! Malheureux le ventre qui m'a porté! Malheureuses les entrailles qui m'ont reçu! Malheureuses les mamelles qui m'ont allaité! Malheureux les pieds sur lesquels je me suis soutenu! Malheureuses les mains qui m'ont porté et m'ont élevé jusqu'à ce que j'eusse grandi; car j'ai été conçu dans l'iniquité et ma mère m'a engendré dans le péché. Malheur à ma langue et à mes lèvres car elles ont parlé et elles ont proféré des paroles de vanité, de reproche, de mensonge, d'ignorance, de dérision, d'instabilité et d'hypocrisie! Malheur à mes yeux, car ils ont contemplé le scandale! Malheur à mes oreilles, car elles se délectaient aux discours des calomniateurs! Malheur à mes mains, car elles ont pris ce qui n'était point leur propriété! Malheur à mon ventre et à mes intestins, car ils ont voulu une nourriture dont l'usage leur était interdit! Malheur à mon gosier qui, semblable à du feu, consumait tout ce qu'il trouvait! Malheur à mes pieds qui ont souvent cheminé dans des voies déplaisantes à Dieu! Malheur à mon corps et malheur à mon âme rebelle à Dieu, son créateur! Que ferai-je lorsque j'arriverai à l'endroit où je dois paraître devant le juge de toute équité et lorsqu'il me reprochera les œuvres que j'ai accumulées. dans ma jeunesse? Malheur à tout homme qui meurt dans ses péchés! Cette heure terrible qui a déjà frappé mon père Jacques, lorsque son âme s'envola de son corps, la voici! elle est proche. Oh! qu'aujourd'hui je suis misérable et digne de compassion. Mais Dieu seul est le directeur de mon âme et de mon corps ; qu'il en agisse avec eux selon son bon vouloir. »

CHAPITRE XVII.

Ce furent les paroles que prononça Joseph, ce juste vieillard et moi, entrant et m'approchant de lui, je trouvai son âme véhémentement troublée, car il était livré à une grande angoisse. Et je lui dis : « Salut, Joseph, mon père, homme juste; comment est ta santé? » Et il me répondit : « Je te salue maintes fois, ô mon fils chéri! La douleur et la crainte de la mort m'ont déjà entouré ; mais, aussitôt que j'ai entendu ta voix, mon âme a connu le repos. O, Jésus de Nazareth, Jésus mon consolateur, Jésus le libérateur de mon âme, Jésus mon protecteur! Jésus, ô nom très doux dans ma bouche et pour ceux qui l'aiment! Œil qui vois et oreille qui entends, exauce-moi. Moi, ton serviteur, je te vénère aujourd'hui en toute humilité, et je répands mes larmes devant toi. Tu es mon Dieu, tu es mon Seigneur, ainsi que l'ange me l'a annoncé bien souvent, et surtout en ce jour que mon âme flottait agitée en de mauvaises pensées, à cause de la pure et bénie Marie qui avait conçu, et que je songeais à renvoyer en secret. Et tandis que je méditais ce projet, voici que, par un mystère admirable, les anges du Seigneur m'apparurent pendant mon sommeil, me disant : O Joseph, fils de David, ne crains point de prendre Marie pour ta fiancée, et ne t'afflige pas de ce qu'elle a conçu, et ne profère pas à cet égard des paroles répréhensibles, car elle est enceinte par l'opération de l'Esprit-Saint, et elle engendrera un fils qui portera le nom de Jésus, et c'est lui qui rachètera les péchés de son peuple. Ne me reprends donc pas de ma faute, Seigneur, car j'ignorais les mystères de ta nativité. Je me souviens, Seigneur, du jour lorsqu'un enfant périt de la morsure d'un serpent. Ses parents voulaient te livrer à Hérode, disant que tu l'avais fait mourir. Mais tu le ressuscitas d'entre les morts, et tu le leur rendis. Alors, m'approchant de toi, et le prenant la main, je te dis : « Mon fils, prends garde à toi. » Mais tu me répondis : « N'est-il pas mon père selon la chair? je consignerai qui je sois. » Et maintenant, ô mon Seigneur et mon Dieu, ne t'irrite pas contre moi, et ne me condamne pas à cause de cette heure. Je suis ton esclave et le fils de ta servante. Toi, tu es mon Seigneur, mon Dieu et mon Sauveur, et très certainement le fils de Dieu. »

CHAPITRE XVIII.

Lorsque mon père Joseph eut ainsi parlé, il ne put pleurer davantage. Et je vis que la mort le dominait déjà. Et ma mère, la Vierge sans tache, se levant et rapprochant de moi, dit : « O mon fils chéri, ce pieux vieillard, Joseph, va trépasser. » Et je lui répondis : « O ma mère bien-aimée, cette même nécessité de mourir a été imposée à toutes les créatures qui naissent en ce monde, car la mort a obtenu son droit assuré sur tout le genre humain. Et toi, ma mère, et tout le reste des êtres humains, vous devez vous attendre à voir se terminer votre vie. Mais ta mort, ainsi que la mort de ce pieux vieillard, n'est point une mort, mais une entrée dans la vie qui est éternelle et qui ne connaît point de fin. Et le corps que j'ai reçu de toi est également sujet à la mort. Mais lève-toi, ma mère, digne de toute vénération, et approche-toi de Joseph, ce vieillard béni, afin que tu voies ce qui arrivera au moment où son âme se séparera de son corps. »

CHAPITRE XIX.

Et Marie, ma mère sans tache, alla donc, et elle entra dans l'endroit où était Joseph, et j'étais assis à ses pieds, le regardant les signes de la mort apparaissaient déjà sur son visage. Et ce bienheureux vieillard, levant la tête, me regarda en fixant sur moi les yeux. Mais il n'avait nullement la force de parler, à cause de la douleur de la mort qui le tenait enveloppé, et il poussait de grands soupirs. Et je tins ses mains durant l'espace d'une heure entière. Et lui, ayant tourné son visage vers moi, me faisait signe de ne point l'abandonner. Ayant ensuite posé ma main sur sa poitrine, je pris son âme, déjà près de sa gorge, et au moment de sortir de sa retraite.

chapitre XX.

Quand ma mère, toujours vierge, vit que je touchais le corps de Joseph, elle lui toucha les pieds. Et les trouvant déjà privés de vie et refroidis, elle me dit : « O mon cher fils, ses pieds commencent déjà à se refroidir, et ils sont froids comme la neige. » Ayant ensuite réuni ses fils et ses filles, elle leur dit : « Venez, tous tant que vous êtes, et approchez de votre père, car il est certainement arrivé à son dernier moment. » Et Assia, fille de Joseph, répondit : « Malheur à moi, ô mes frères, car c'est la même maladie dont est morte notre mère bien-aimée. » Elle pleurait et poussait des cris de douleur, et tous les autres enfants de Joseph répandirent aussi des larmes. Et moi, et Marie, ma mère, nous pleurions avec eux.

CHAPITRE XXI.

Et me retournant vers le midi, je vis la mort qui s'approchait, et avec elle toutes les puissances de l'abîme, leurs armées et leurs satellites. Et leurs vêtements, leurs bouches et leurs visages jetaient du feu. Quand mon père Joseph les vit venir à lui, ses yeux furent inondés de larmes, Et, en même temps, il gémît d'une manière extraordinaire. Alors, voyant la violence de ses soupirs, je repoussai la mort et toute la foule de ses ministres dont elle était accompagnée, et j'invoquai mon père miséricordieux, disant :

CHAPITRE XXII.

« O père de toute clémence, œil qui vois et oreille qui entends! écoute mes supplications et mes prières pour le vieillard Joseph, et envoie Michel, le prince de tes anges, et Gabriel, le héraut de la lumière, et toute la lumière de tes anges, et que tout leur ordre chemine avec l'âme de mon père Joseph jusqu'à ce qu'ils te l'aient amenée. Voici l'heure où mon père a besoin de miséricorde. Et je vous dis que tous les saints, bien plus tous les hommes qui naîtront dans ce monde, qu'ils soient justes ou pervers, doivent nécessairement goûter la mort (08). »

chapitre XXIII.

Michel et Gabriel vinrent donc vers l'âme de mon père Joseph. Et l'ayant prise, ils la plièrent dans un linceul éclatant. Il rendit ainsi l'esprit dans les mains de mon père la miséricordieux, et la paix lui fut accordée, et aucun de ses enfants ne sut qu'il s'était endormi. Mais les anges préservèrent son âme des démons de ténèbres qui étaient sur la route, et ils louèrent Dieu, jusqu'à ce qu'ils l'eurent conduite au lieu qu'habitent les justes.

CHAPITRE XXIV.

Son corps resta étendu et sans couleur. Car, ayant approché mes mains de ses yeux, je les avais fermés; j'avais fermé sa bouche, et j'avais dit à la vierge Marie : « O ma mère, où est l'art auquel il s'est consacré pendant tout le temps qu'il a vécu en ce monde? Il a péri avec lui, et il est comme s'il n'avait jamais existé. » Quand les enfants de Joseph entendirent que je parlais avec ma mère, la Vierge sans tache, ils connurent qu'il avait expiré, et, versant des larmes, ils poussèrent des cris de douleur. Et je leur dis : « La mort de votre père n'est pas la mort, mais la vie éternelle. Car, délivré des tribulations de ce siècle, il est entré dans le repos éternel qui ne connaît point de fin. » Et quand ils entendirent ces paroles, ils déchirèrent leurs vêtements en pleurant.

CHAPITRE XXV.

Et quelques habitants de la ville de Nazareth et des gens de toute la Galilée, sachant leur désolation, vinrent à eux, et ils pleurèrent depuis la troisième jusqu'à la neuvième heure. Et, à la neuvième heure, ils allèrent tous à la chambre de Joseph, et ils emportèrent son corps, après l'avoir frotté de parfums précieux. Moi, j'adressais ma prière à mon père céleste, et cette prière est celle que j'écrivis de ma main avant que je ne fusse dans le sein de la vierge Marie, ma mère. Et dès que je l'eus finie, et que j'eus dit amen, une grande multitude d'anges apparut, et j'ordonnai à deux d'entre eux d'étendre une étoffe éclatante, et d'envelopper le corps de Joseph, le vieillard béni.

chapitre XXVI.

Et, m'approchant de Joseph, je dis : « L'odeur de la mort et la puanteur ne domineront point en toi, et nul ver ne sortira de ton corps. Aucun de tes membres ne sera brisé, ni aucun cheveu arraché de ta tête, et il ne périra aucune portion de ton corps, mon père Joseph, mais il restera entier et sans corruption jusqu'au festin de mille ans. Et tout mortel qui aura eu soin de faire ses offrandes au jour de ta commémoration, je le bénirai et je le rétribuerai dans l'assemblée des vierges Et quiconque aura donné de la nourriture aux indigents, aux pauvres, aux veuves et aux orphelins, leur distribuant le fruit du travail de ses mains Te jour que l'on célèbre ta mémoire, et en ton nom, il ne sera point dénué de biens durant tous les jours de sa vie. Quiconque aura donné en ton nom à une veuve ou à un orphelin un verre d'eau pour se désaltérer, je lui accorderai que tu partages avec lui le banquet des mille ans. Et tout homme qui aura soin de faire ses offrandes le jour de ta commémoration, je le bénirai et je le lui rendrai dans l'assemblée des vierges (09), et je lui rendrai trente, soixante et cent pour un. Et quiconque retracera l'histoire de ta vie, de tes épreuves et de ta séparation du monde, et ce discours sorti de ma bouche, je le confierai à ta garde, tant qu'il demeurera en cette vie. Lorsque son âme désertera son corps, et qu'il lui faudra quitter ce monde, je brûlerai le livre de ses péchés (10), et je ne le tourmenterai d'aucun supplice au jour du jugement (11) ; mais il traversera la mer de feu, et il la franchira sans douleur et sans obstacle; tel ne sera' point le sort de tout homme avide et dur qui n'accomplira pas ce que j'ai prescrit. Et celui auquel il naîtra un fils, et qui lui donnera le nom de Joseph, n'aura point de part à l'indigence, ni à la mort qui ne finit point. »

chapitre XXVII.

Les principaux habitants de la ville se réunirent ensuite dans le lieu où était placé le corps du saint vieillard Joseph. Et, apportant avec eux des bandes d'étoffes, ils voulurent l'envelopper selon l'usage répandu parmi les Juifs. Mais ils trouvèrent que son linceul tenait à son corps si fortement que, lorsqu'ils cherchèrent à l'enlever, il resta sans pouvoir être déplacé, et il avait la dureté du fer, et ils ne purent trouver en ce linceul aucune couture qui en indiquât les extrémités; ce qui les remplit d'un grand étonnement. Enfin, ils le portèrent auprès de la caverne, et ils ouvrirent la porte afin, de placer son corps avec ceux de ses pères (12). Alors il me revint à l'esprit le jour où il cheminait avec moi vers l'Egypte, et je songeai à toutes les peines qu'il avait supportées à cause de moi, et je pleurai sa mort beaucoup de temps. Et, me penchant sur son corps, je dis :

CHAPITRE XXVIII.

« O mort qui fais évanouir toute science et qui excites tant de larmes et tant de cris de douleur, certes c'est Dieu, mon père, qui t'a accordé cette puissance. Les hommes périssent à cause de la désobéissance d'Adam et de sa femme Eve, et la mort n'épargne aucun d'eux. Mais nul ne peut être ôté de ce monde sans la permission de mon père. Il y a eu des hommes dont la vie s'est prolongée jusqu'à neuf cents ans : mais ils ne sont plus. Et quelque longue qu'ait été la carrière de, certains d'entre eux, tous ont succombé, et aucun d'eux n'a jamais dit : « Je n'ai pas goûté la mort. » Et il a plu à mon père d'infliger cette peine à l'homme, et aussitôt que la mort a vu quel commandement lui venait du ciel, elle a dit : « J'irai contre l'homme, et je ferai autour de lui un grand ébranlement. » Adam ne s'étant point soumis à la volonté de mon père, et ayant transgressé ses ordres, mon père, courroucé contre lui, l’a livré à la mort, et c'est ainsi que la mort est entrée en ce monde. Si Adam avait observé les ordres de mon père, la mort n'aurait jamais eu d'empire sur lui. Pensez-vous que je ne pourrai pas demander à mon père de m'envoyer un char de feu pour recevoir le corps de mon père Joseph, et le transporter dans un séjour de repos où il habite avec les saints? Mais cette angoisse et cette punition de la mort est descendue sur tout le genre humain à cause de la prévarication d'Adam. Et, c'est pour ce motif, que je dois mourir selon la chair, non à cause de mes œuvres, mais pour que les hommes que j'ai créés obtiennent la grâce. »

CHAPITRE XXIX.

Ayant dit ces paroles, j'embrassai le corps de mon père Joseph, et je pleurai sur lui. Les autres ouvrirent la porte du sépulcre, et ils déposèrent son corps à côté du corps de son père Jacques. Et lorsqu'il s'endormit, il avait accompli cent onze ans ; et il n'eut jamais aucune dent qui lui occasionna de la douleur dans la bouche, et ses yeux conservèrent toute leur pénétration; sa taille ne se courba point, et ses forces ne diminuèrent pas. Mais il s'occupa de sa profession d'ouvrier en bois jusqu'au dernier jour de sa vie. Et ce jour fut le vingt-sixième du mois d'Abib.

chapitre XXX.

Nous les apôtres, quand nous eûmes entendu notre Sauveur, nous nous levâmes remplis d'allégresse, et lui ayant rendu hommage en nous inclinant profondément, nous dîmes : « O notre Sauveur, tu nous as fait une grande grâce, car nous avons entendu des paroles de vie. » Mais nous sommes surpris du sort d'Enoch et d'Élie, car ils n'ont pas été sujets à la mort (13). Ils habitent la demeure des justes jusqu'au jour présent, et leurs corps n'ont point vu la corruption. Et ce vieillard Joseph, le charpentier, était ton père selon la chair. Tu nous as ordonné d'aller dans le monde entier prêcher le saint Évangile, et tu as dit : « Annoncez-leur la mort de mon père Joseph, et célébrez, par une sainte solennité, le jour consacré à sa fête. Quiconque retranchera quelque chose de ce discours, ou y ajoutera quelque chose, il commettra un péché. » Nous sommes aussi dans la surprise de ce que Joseph, depuis le jour que tu es né à Bethléem, t'ait appelé son fils selon la chair. Pourquoi donc ne l'as-tu pas rendu immortel ainsi que le sont Enoch et Élie! Et tu dis qu'il fut juste et élu.

chapitre XXXI.

Notre Sauveur répondit et dit : « La prophétie de mon père s'est accomplie sur Adam à cause de sa désobéissance, et toutes choses s'accomplissent selon la volonté de mon père. Si l'homme transgresse les préceptes de Dieu, et s'il accomplit les œuvres du diable en commettant le péché, son âge s'accomplit ; il est conservé en vie pour qu'il puisse faire pénitence et éviter d'être remis aux mains de la mort. S'il s'est appliqué aux bonnes œuvres, l'espace de sa vie est prolongé, afin que la renommée de sa vieillesse s'accroissant, les justes imitent son exemple. Lorsque vous voyez un homme dont l'esprit est prompt à se mettre en colère, ses jours seront abrégés, car ce sont ceux qui sont enlevés à la fleur de leur âge. Toute prophétie que mon père a prononcée touchant les fils des hommes, doit s'accomplir en chaque chose. Et pour ce qui concerne Enoch et Élie, ils sont encore en vie aujourd'hui, gardant les mêmes corps avec lesquels ils sont nés. Et, quant à mon père Joseph, il ne lui a pas été donné, comme à eux, de rester en son corps ; et quand même un homme aurait vécu beaucoup de myriades d'années sur cette terre, il serait pourtant forcé d'échanger la vie contre la mort. Et je vous dis, ô mes frères, qu'il fallait qu'Enoch et Élie revinssent en ce monde à la fin des temps, et qu'ils perdissent la vie dans le jour des épouvantements, de l'angoisse, de l'affliction et de la grande commotion ; car l'Antéchrist (14) tuera quatre corps, et il répandra le sang comme de l'eau, à cause de l'opprobre auquel ils doivent l'exposer, et de l'ignominie dont, vivants, ils le frapperont lorsque son impiété sera découverte. »

CHAPITRE XXXII.

Et nous dîmes : « O Notre Seigneur, Dieu et Sauveur! quels sont ces quatre que tu as dit que l'Antéchrist devait faire périr, parce qu’ils s’élèveraient contre lui? » Et le Sauveur répondit : « Ce sont Enoch, Élie, Schila et Tabitha. » Lorsque nous entendîmes les paroles de notre Sauveur, nous nous réjouîmes et nous nous livrâmes à l'allégresse, et nous offrîmes toute gloire et action de grâce à Notre Seigneur, Dieu et Sauveur Jésus-Christ C'est à lui que sont dus gloire, honneur, dignité, domination, naissance et louange, ainsi qu'au Père miséricordieux avec lui et au Saint-Esprit, vivifiant maintenant et dans tous les temps et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il (15).


 

NOTES.

(01) Ce manuscrit est indiqué au Catalogue de 1739, t. I. p. 111, sous le n° civ des manuscrits arabes; l’on y ajoute qu'il fut transcrit l’an de notre ère 1299, et que Vansleb en fit l'acquisition au Caire. Assemani mentionne un manuscrit de cette même légende comme se trouvant au Vatican, écrit en caractères syriaques et Zoëga a parlé d'un autre manuscrit en langue copte, que renfermait la riche collection du cardinal Borgia. Il s'en rencontre au Vatican d'autres dans ce même dialecte. C'est d'après le manuscrit Borgia, n° cxxi, fragment de huit feuillets, allant de la page 65 à 80, que M. Edouard Dulaurier a traduit le récit de la mort de saint Joseph qu'il a inséré dans un opuscule fort intéressant, mis au jour en 1835. (Fragment des Révélations apocryphes de saint Barthélémy et de l’histoire des Communautés religieuses fondées par saint Pakkome, Paris, impr. Royale, 1885, 8° 48 pages). Mous reviendrons plus tard sur ce fragment.

(02) En rapprochant de ce chiffre le calcul qu'on trouve au chapitre xiv, il en résulte que Joseph mourut dix-huit ans après la naissance de Jésus-Christ, ce qui s'accorde à peu près avec l'assertion de saint Épiphane, qui place l'époque de son décès lorsque Jésus-Christ avait douze ans, (tom. II, p. 1042 de l'édition de Petau).

(03) Le mois d’Abib chez les anciens Égyptiens a porté depuis le nom d'Epiphi; les Coptes lui donnent celui de Gupti, et les Musulmans d'Elkupti; le mois d’Ab, usité chez les Syro-Chaldéens, correspond partie à juillet et partie à août.

(04) La Vie de saint Joseph a été écrite en italien, par le capucin A. M. Affaituti. Gerson a composé un long poème intitulé Josephina ; il se trouve au ive tome des œuvres de ce célèbre chancelier de l'Université parisienne (édit. de Dupin, Anvers, 1706, 5 vol. in-f°). — Voyez d'ailleurs le recueil des Bollandistes, t. iii de Mars, p. 4-25 et Tillemont dans la Cité mystique de la visionnaire Marie d'Agreda, on lit que Joseph avait un siège parmi ceux des apôtres et qu'il devait juger le monde. La liste des ouvrages relatifs à saint Joseph serait fort étendue ; nous laisserons de côté ceux des jésuites Binet, Barry, Dansqueje, Reisset et Biver; le Joseph** du bénédictin Ch. Stengel (Munich, 1616), se recommande aux bibliophiles par les estampes qui raccompagnent et qui sont dues au burin de Sadeler; on cite aussi le Josephus gemma mundi de Philippe de Vliesberghe (Douay 1621), et les Tabulae eminentium S. Josephi qualitatum de Charles de Saint-Paul. (Paris, 1620). Tout ce que l’on possède de plus authentique, au sujet de saint Joseph, a été recueilli avec soin par dom Calmet, dans une dissertation spéciale.

(05) Hérode eut d'autres fils, entre autres Philippe et Antipas, entre lesquels Auguste partagea les états de leur père, mais il n'est fait mention que d'Archélaüs, sans doute parce que ce fut lui qui entra, immédiatement après la mort d'Hérode, en possession de la majeure partie du royaume de Judée.

(06) Plusieurs historiens racontent qu'Hérode, en proie à une fièvre lente qui lui brûlait les entrailles et couvert d'ulcères qui engendraient une multitude de vers, expira dans des douleurs atroces. Voir Josèphe, Antiquités, xvii, 8, et Guerre des Juifs, t. I, ch. 21 ; Eusèbe, Hist. eccles., i, 8 ; Prideaux, Hist, des Juifs, 1755, tom. vi, p. 233 ; la Légende dorée, etc.

(07) Façon de parler qui se retrouve souvent dans les Écritures : voir le Deutéronome, ch. 32, v. 10; Psaume 17, V. 8: Zacharie, ch. 11, v. 11.

(08) On trouve dans saint Mathieu (ch. xvi, 28), cette même expression énergique : non gustabunt mortem ; il en est fait usage dans une ancienne traduction latine du Coran : omnis anima gustabit mortem.

(09) Une légère correction de lettres substituerait dans le texte arabe le mot d'hommes pieux à celui de vierges. Il faut cependant remarquer que dans plusieurs passages de l'Écriture, cette dernière expression désigne les fidèles (Psalm. xlv. 15; Math. xxv. 1 ; Apocal. xiv. 4.)

(10) Ce livre, dans lequel sont écrits les péchés des hommes, est une tradition rabbinique et musulmane. Il sera apporté au jour du jugement et compulsé par l'ange Gabriel, à ce qu'assurent les commentateurs du Coran.

Ce serait une recherche curieuse, mais qui nous entraînerait trop loin, d'examiner quelles ont été les images sous lesquelles l'art chrétien a représenté l'âme. La plupart des Pères l'ont regardée comme une substance complètement incorporelle, et cependant quelques docteurs lui attribuaient volontiers une forme. Le vulgaire lui donna toujours un corps. Dans une foule de bas-reliefs, de peintures, elle est représentée sous l'aspect d'une petite figure humaine, et les hagiographes abondent en récits relatifs à des bienheureux dont on voit l'âme monter au ciel. Parfois elle s'envole sous la forme d'une colombe.

In figure de colomb volut a ciel,

dit un cantique roman. Voir Prudence, hymne ix, et les passages des Acta sanctorum, qu'indique M. E. du Meril. (Poésies populaires latines du moyen-âge, p. 319).

Quant aux soins que prend l'archange Michel de l'âme de Joseph, nous remarquerons que l'auteur de l'Évangile que nous traduisons s'est conformé à des traditions répandues de son temps. « Les rabbins (dit M. Alfred Maury, Revue archéologique, t. i, p. 105), admettaient que saint Michel présente à Dieu les âmes des justes. (Voir Targum. in Cantic. IV, 12, et Resbith Chochmach, c. 3), et les Juifs lisent encore dans la prière pour les morts, appelée Tsiddouk Haddin, c'est-à-dire justification du jugement : L'archange Michel ouvrira les portes du sanctuaire, il offrira ton âme en sacrifice devant Dieu. L'ange libérateur sera de compagnie avec lui jusqu'aux portes de Temple où est Israël. »

(11) Le jour du jugement est aussi appelé par les écrivains Arabes, le jour de la rémunération, le jour de la discrétion, le jour de la séparation, le jour de la pondération, le jour de la vengeance. Il doit durer mille ans et même cinquante mille, selon quelques traditions musulmanes.

Il existe un ouvrage fort singulier du père Hyacinthe Lefebure, intitulé : Traité du Jugement dernier, ou Procez criminel des réprouvez, accusez, jugés et condamnez de Dieu, selon les formalitez de la justice, contenant l'ordre et la forme de procéder, juger et condamner en matière criminelle, selon les lois divines, canoniques et civiles, (Paris, 1671, 4°) M. Alfred Maury dans ses Recherches sur l’origine des représentations figurées de la psychostasie, (Revue archéologique, t. i, p. 248), a donné une idée fort exacte de ce livre étrange dédié au chancelier de France, Pierre Séguier. « L'auteur décrit minutieusement toutes les formes du jugement dernier, tout comme il l'eût fait dans un traité de procédure criminelle. Les différentes phases du jugement sont ponctuellement suivies depuis la dénonciation, l'audition des accusateurs des parties plaignantes, jusqu'à la citation, l'information, la consultation. On y trouve tout, l'emprisonnement des réprouvés, l'interrogatoire, le récolement et la confrontation des témoins, l'extrait du procès- criminel fait par les rapporteurs, la liste des juges qui composent le tribunal ; en un mot, le père Hyacinthe Lefebure s'est attaché à nous initier aux plus légers détails de ce jugement terrible. »

(12) Les Hébreux plaçaient les corps des défunts dans des cavernes et dans des caveaux taillés dans le roc et que fermaient des portes d'une confection très-soignée. Consultez à cet égard les curieuses planches du savant ouvrage de J. Nicolaï (Leyde, 1706, 4°) de sepulchris Hebrœorum

(13) La question de l'assomption d'Enoch et d'Élie exigerait une trop longue discussion, si nous voulions rapporter les opinions des divers docteurs à cet égard. Quant à Enoch, nous renverrons au Codex pseudepigraphvs vet. Test. de Fabricius, t. i, p. 160-223, à une dissertation de dom Calmet, reproduite avec quelques changements dans la Bible de Vence (T. I. p. 366-384, édit de 1779) et à l'introduction dont M. A. Pichard a fait précéder sa traduction du Livre d'Enoch sur l'Amitié (p. 21-32, Paris, 1838. 8°). Nous en dirons aussi quelques mots dans une de nos notes sur l’Évangile de Nicodème, et nous ajouterons que dans les écrits de quelques alchimistes, on trouve le récit d'un voyage que fait Alexandre le Grand à la montagne du Paradis ; il y rencontre un vieillard couché sur un lit d'or massif; c'est Enoch ; « avant que l'eau du déluge ne couvrit la terre dit le patriarche au conquérant, je connaissais tes actions. » Le livre connu sous le nom d'Enoch et dont le texte éthiopien nous a été conservé, paraît avoir été composé ou retouché par quelque sabéen ; les géants y sont représentés comme ayant une stature de trois cents coudées ; une pierre énorme supporte les quatre coins de la terre et six montagnes formées de pierres précieuses, brûlent nuit et jour, au sud du monde que nous habitons. Dans cet amas de rêveries, il règne une poésie obscure, sombre et grandiose; reflet de celle de l’Apocalypse, elle est un nouveau témoin de cette préoccupation d'une autre vie, de cette foi à l'inconnu, à l'invisible dont la littérature de tous les pays et de tous les peuples porte des traces si remarquables.

(14) On formerait une bibliothèque assez considérable en réunissant les divers ouvrages auxquels l'Antéchrist a donné lieu. Citons d'abord l'in-folio du jésuite Malvenda, trois fois réimprimé en 1603, 1691,1647, et le Traité de l'Antéchrist, par Daneau, Genevève, 1577. Grataroli, l'un des plus célèbres médecins du xvie siècle, a également consacré un long ouvrage à ce personnage mystérieux. Des diverses idées émises sur sa naissance, une des plus singulières est celle d'un rabbin qui le fait naître dans le pays d'Edom du commerce d un diable avec la statue de marbre d'une vierge.

Les bibliophiles recherchent fort un Traicté de l’advenement de l’Antéchrist, sorti en 1592 des presses d'Ant. Vérard, le plus célèbre des typographes parisiens du xve siècle. Il existe, parmi les débris du vieux théâtre, une Farce de l’Antéchrist et des trois femmes ; l'ennemi de Dieu n'intervient dans une querelle de balles que pour recevoir des coups de bâton et pour s'enfuir.

De 1676 à 1702, il y eut une vive controverse entre deux théologiens d'alors, Malot et Rondet ; le premier annonça l'apparition de l'Antéchrist pour l'an 1849, l'autre la recula jusqu'à l’année 1860. Ce mésaccord de onze années occasionna un certain nombre de brochures qui n'ont pas aujourd'hui beaucoup de lecteurs.

Parmi les rares monuments de l'art dramatique au milieu de (a période la plus obscure de l'histoire des lettres en Europe, parmi ces pieuses compositions latines antérieures aux mystères, il en est une dont l'Antéchrist est le héros. Le titre seul de cette pièce (ludus paschalis) indique qu'elle était destinée à être jouée lors de la fête de Pâques. Le bénédictin Bernard Pez la trouva dans un manuscrit de l'abbaye de Tegernsée ; il Ta publiée dans son Thesaurus anecdotorum, tome ii, part. 2, page 187. Donnons ici une courte analyse de ce drame à peu près inconnu ; il nous apprendra ce qu'était au xiie siècle une de ces représentation» dont se rehaussait la solennité d'une grande fête.

L'action se passe dans le temple du Seigneur; le roi des Francs, le roi des Grecs, le roi de Babylone prennent place sur leurs sièges ; surviennent successivement la synagogue accompagnée d'un collège de Juifs, le roi des Romains escorté d'un gros de soldats, le Pape suivi de son clergé, l’Église sous les traits d'une femme d'une stature imposante, ayant à sa droite la Miséricorde tenant un flacon d'huile, à sa gauche, la Justice munie d'une balance et d'une épée. Chacun prend place en chantant. Le roi des Romains envoie des députés à tous les autres monarques, afin qu'ils viennent lui rendre hommage, car, remarque-t-il judicieusement :

Sicut scripta tradunt historiographorum,

Totus mundas fuerat fiscus Romanorum.

Chaque roi se soumet, excepté celui de Babylone; il en résulte une grande bataille; le roi des Romains est vainqueur. Arrive alors l'Antéchrist armé de pied en cap; l'Hérésie et l'Hypocrisie l'accompagnent. Les hypocrites le reçoivent avec empressement, ils mettent son trône dans le temple, ils battent l'Église et la chassent. Tous les rois viennent s'incliner devant lui, excepté celui d'Allemagne. Pour convaincre celui-ci de son pouvoir, l'Antéchrist guérit un lépreux, un boiteux, il ressuscite un soi-disant mort; le roi lui rend hommage, ainsi que la synagogue. Arrivent les prophètes; ils le taxent d'imposteur, la synagogue se repent; elle s'écrie :

Nos erroris pœnitet, ad Fidem convertimur

Quidquid nobis inferet persecutor, patimur.

L'Antéchrist la fait tuer, et, tout bouffi d'orgueil, il réunit autour de lui les rois, il leur dit :

Haec mea gloria quam diu praedixere

Qua fruentur mecum quicumque meruere,

A ces mots il se fait entendre un grand bruit sur la tête de l’Antéchrist; il tombe comme foudroyé; ses sectateurs s'enfuient et l'Eglise triomphante se met à chanter : « Ecce homo qui non posuit Deum adjutorem suum. Ego autem sicut oliva fructifera in domo Dei. »

Tel est le jeu de adventu et interitu Antechristi ; nous n'avons pas été fâché de le citer comme un échantillon d'après lequel on peut se former une idée assez juste de ce qu'était l'art dramatique à l'époque qui précéda les croisades, et nous espérons qu'on nous pardonnera cette digression.

(15) Nous plaçons ici le fragment traduit par M. Dulaurier et dont nous avons déjà parlé précédemment. « En comparant le récit de l’écrivain arabe avec ceux de l'auteur copié, remarque fort judicieusement le traducteur, on se convaincra que l'ouvrage du premier n'est qu'une traduction abrégée de l'original égyptien. Cette composition se rattache trop évidemment par le fond des idées aux doctrines théosophiques dont l'Egypte fut la patrie, et par son style à ce caractère de simplicité qui est propre à la langue copte pour qu'il soit possible de supposer que l'original n'ait pas été écrit en cet idiome et qu'il ait eu le jour ailleurs que sur les bords du Nil. »

Telle est la vie de Joseph, mon père chéri. Ce ne fut qu'à l'âge de quarante ans qu'il prit une femme; il vécut avec elle neuf ans. Après qu'il l'eut perdue, il resta deux ans dans la viduité. Ma mère en passa deux avec lui, depuis qu'il l'eut choisie pour sa compagne. Il lui avait été ordonné par les prêtres de la conserver intacte jusqu'à l'époque de la célébration de leur mariage. Ma mère me donna le jour au commencement de la troisième année qu'elle habitait la maison de mon père, et le quinzième de son âge. Elle me mit au monde dans une caverne qu'il est défendu de révéler, et qu'il est impossible de trouver; il n'est aucun homme au monde qui la connaisse, si ce n'est moi, mon Père et le Saint-Esprit.

Les années de la vie de mon père Joseph, dont la vieillesse fût bénie, sont au nombre de cent onze. Suivant la volonté de mon père, le jour de sa mort arriva le 26 du mois d'Épiphi.

« Joseph, (Notice de Zoëga) malade à Nazareth, est plongé dans la terreur et le chagrin : il déplore ses péchés. Jésus arrive pour le consoler; Joseph lui adresse ses prières, l'appelle son Seigneur, vrai Roi, Sauveur, Rédempteur, Dieu véritable et parfait, le supplie de lui pardonner la pensée qu'il avait eue un jour de renvoyer sa mère de chez lui, jusqu'à ce qu'un ange lui eût assuré qu'elle avait conçu du Saint-Esprit; il le prie aussi d'oublier qu'une fois, dans son enfance, il l'avait saisi par les oreilles, parce qu'il avait ressuscité un enfant mort de la piqûre d'un céraste, et cela pour lui apprendre qu'il devait s'abstenir de toute action propre à lui attirer l'envie. A ces mots, Jésus pleura en pensant à l'amertume de sa mort, au jour où les Juifs doivent rattacher à la croix pour le salut de tous les hommes. Bientôt après il appelle sa mère, et ils s'asseyent ensemble, Jésus auprès de la tête de son père, et Marie à ses pieds. Il appelle aussi tous les fils et les filles de Joseph, et dans leur nombre, Lysia leur aînée, ouvrière en pourpre : tous pleurent sur leur père expirant. »

Ayant alors tourné mes regards vers la partie méridionale de la porte, j'aperçus l’Amentès qui était accouru de ce côté, c'est-à-dire le diable instigateur et artificieux de tous les temps. Je vis aussi une multitude de Décans, monstres aux formes variées, revêtus d'une armure de feu, si nombreux, qu'il eût été impossible de les compter, et vomissant du soufre et de la fumée par la bouche. Dès que mon père Joseph eut jeté les yeux sur ces êtres épouvantables, qui étaient venus auprès de lui, il les aperçut terribles comme lorsque la colère et la fureur les animaient contre une âme qui vient de quitter son corps, surtout si c'est celle d'un pécheur dans laquelle ils ont trouvé la marque qui caractérise leur sceau. Mon père, à la vieillesse vénérable, en apercevant ces monstres autour de lui, fut saisi d'épouvante, et ses yeux laissèrent couler des larmes. Son âme voulut se réfugier dans des ténèbres épaisses ; et, cherchant un lieu pour se cacher, elle ne le trouva point Dès que je vis que le trouble s'était ainsi emparé de l'âme de mon père, et que ses regards ne tombaient que sur des spectres aux formes les plus diverses et d'un aspect hideux, je m'avançai pour gourmander celui qui était l'organe du diable, ainsi que les légions infernales qui étaient accourues avec lui : elles s'enfuirent aussitôt à ma voix dans le plus grand désordre ; mais aucun de ceux qui étaient rassemblés autour de mon père n'eut connaissance de ce qui venait de se passer, non plus que ma mère Marie. Dès que la Mort eut été témoin de la manière sévère dont j'avais traité les puissances des ténèbres qui formaient son cortège ; dès qu'elle eut vu que je les avais mises en fuite, et qu'aucune d'elles n'était restée auprès de mon père Joseph, saisie de crainte à son tour, elle s'enfuit, et alla chercher un asile derrière la porte. J'adressai alors à mon Père bon une prière conçue en ces termes :

« O mon père, toi qui es la source de toute bonté, toi l’auteur de toute vérité, l'œil qui voit tout, l'oreille qui entend tout, écoute ton fils unique ; exauce-moi : je t'implore pour une de tes créatures, pour mon père Joseph. Fais descendre vers moi un de tes grands chérubins, accompagné du chœur des anges, de Michel le dispensateur des biens, de Gabriel, celui de tes Eons resplendissants,[4] qui est chargé de tes heureux messages ; qu'ils viennent prendre soin de l'âme de mon père, qu'ils la guident vers toi jusqu'à ce qu'elle ait traversé les sept Éons de ténèbres, et qu'elle ait dépassé les voûtes obscures qui inspirent tant d'effroi, et où l’on a le spectacle de châtiments dont la vue inspire l'horreur ; que le fleuve de feu coule semblable à de l'eau, que la mer aux ondes furieuses cesse d'être agitée, que ses flots deviennent tranquilles pour l'âme de mon père Joseph; car c'est maintenant que la miséricorde lui est nécessaire. » Je vous le dis à vous, qui êtes les saintes parties de moi-même, ô mes apôtres bénis, que tout homme qui est venu dans ce monde a connu le bien et le mal ; et, tant que dure sa vie, quelque grand qu'il soit à ses propres yeux, lorsqu'il est près de sa fin, il a besoin de la compassion de mon Père céleste à l'heure de sa mort, à celle du voyage qui la suit, et au moment où il doit rendre ses comptes devant le tribunal redoutable. Mais je veillerai sur les derniers moments de mon père Joseph, aux souvenirs si purs. Lorsque j'eus dit Amen, ma mère le répéta, après moi en un langage céleste, et aussitôt Michel et Gabriel, et le chœur de» anges, descendirent du ciel, et se tinrent sur le corps de mon père Joseph. On entendit alors retentir sur lui des plaintes et des gémissements, et je connus que sa dernière heure était arrivée. Il éprouva des douleurs semblables à celles d'une femme en mal d'enfant La souffrance le tourmentait aussi fort qu'un vent violent et qu'un feu ardent qui dévore de nombreux aliments. Quant à la Mort, la crainte ne lui avait pas permis d'entrer peur se placer sur le corps de mon père Joseph, et pour opérer la fatale séparation, parce qu'en dirigeant ses regards dans, l'intérieur de la maison, elle m'avait aperçu assis auprès de sa tête et incliné sur ses tempes. Dès que je vis qu'elle hésitait à entrer par suite de la frayeur que je lui inspirai», je franchis le seuil de la porte, et je la trouvai là, seule, et toute tremblante. Alors, m'adressant à elle ; « O toi, lui dis-je, qui es accourue des parties méridionales, entre promptement, et accomplis les ordres que t'a donnés mon Père. Aie soin surtout de mon père Joseph, comme tu conserverais la lumière qui éclaire tes yeux ; car c'est à lui à qui je dois la vie suivant la chair, et il a eu souvent à supporter des tribulations pour moi pendant mon enfance, fuyant d'un lieu dans un autre pour éviter les embûches d'Hérode; j'ai reçu de lui des instructions comme tous les enfants en reçoivent de leurs parents pour leur utilité. » En ce moment Abbaton entra, et prenant l'âme de mon père Joseph, il la retira du corps qu'elle avait animé. C'était à l'heure où le soleil est prêt à se montrer sur l'horizon, le 26 du mois Épiphi, en paix. La vie entière de mon père Joseph a été de cent onze ans. Après quoi, Michel saisit les deux bouts d'un tapis de soie d'un grand prix, Gabriel prit les deux autres extrémités, et, embrassant de leurs étreintes l'âme de mon père Joseph, ils la placèrent dans ce tapis. Personne de ceux qui siégeaient auprès du mourant ne s'aperçut qu'il avait cessé de vivre, non-plus que ma mère Marie. Je prescrivis alors à Gabriel et à Michel de veiller sur l'âme de mon père Joseph, et de la défendre des monstres ravissants qui allaient se trouver sur son passage. J'ordonnai aussi aux anges incorporels de la précéder en chantant des hymnes, jusqu'au moment où ils l’auraient conduite dans les cieux auprès de mon Père bon.


 

[1] C'est une chose remarquable de voir le même esprit sous l'influence duquel ont été composés les récits que nous recueillons aujourd'hui, se reproduire à dix-sept siècles de distance, dans l'histoire de la douloureuse passion de Jésus-Christ, par la sœur Catherine Emmerich. L'œuvre de cette extatique allemande; devenue célèbre, a occasionné une vive sensation chez les populations catholiques d'au-delà du Rhin. M. de Cazalès n'a pas jugé ces écrits indignes de l'attention des lecteurs français; et il en a donné une traduction aussi fidèle qu'élégante. L'analogie dont nous venons de parler nous a paru susceptible d'être signalée aux hommes sérieux,

[2] Parmi les ouvrages ou les dissertations que cite le docteur Thito, nous signalerons les suivants comme dignes d'être consultés par les artistes : Molanus, Historia S. S. Imaginum, (Louvain, 1574) ; P. C. Kilscher. Disputatio de erroribus pietorum circa nativitatem Christi; Ph. Rohr, Dissertatio de pictore errante in historia sacra, (Leipzig, 1679) ; Ayala, Pictor christianus eruditus (Madrid, 1703)

[3] La Bibliographie universelle, tom. lxxi, p. 332 a consacré une notice intéressante à cet écrivain enlevé à trente-neuf ans, et qui, comme érudit, comme prosateur et comme poète, s'est placé au premier rang de ses compatriotes et contemporains. M. Sainte-Beuve en a fait l'objet de quelques pages bien finement écrites. Voir la Revue de» Deux-Mondes, septembre 1844, et le tome III des Portraits littéraires.

[4] Les Gnostiques donnaient le nom d’Eons aux intelligences émanées de Dieu. Valentin, qui vivait à Alexandrie au second siècle de notre ère, en présenta une théorie complète. Voir Matter, Histoire du Gnosticisme, 3e édition, t. II, p. 53.