http://www.mondeberbere.com/civilisation/histoire/jugurtha.htm
Jugurtha,
un roi berbère et sa guerre contre Rome
par Mounir Bouchenaki
conservateur en chef au Service des Antiquités, Tipasa (Algérie)
(dans « Les Africains », Tome 4, sous la direction de Charles-André
Julien et Magali Morsy, Catherine Coquery-Vidrovitch, Yves Person, Éditions
J.A, Paris, 1977.)
La figure de Jugurtha rappelle à tout Africain la lutte d'un chef numide
contre la pénétration romaine à la fin du IIe siècle avant l'ère chrétienne.
Mais qu'est-ce que l'Afrique pour Rome, à cette période ? S'il est assez
facile de parler de Rome à la fin du IIe siècle avant Jésus-Christ, il
est beaucoup plus compliqué, en revanche, de fournir des renseignements
sur l'Afrique où pourtant Rome avait eu des visées expansionnistes dès
le début de cette guerre de cent ans de l'Antiquité, plus connue sous le
nom des « trois Guerres puniques ».
Entre la date de 146 avant Jésus-Christ qui marque la fin de Carthage et
les différents épisodes de la guerre dite de Jugurtha, entre 111 et 105
avant Jésus-Christ, s'ouvre une nouvelle phase de l'histoire de l'Afrique
ou la figure dominante, succédant au célèbre Massinissa, est sans
conteste celle de Jugurtha.
Pourtant, et comme pour une grande partie de l'histoire de cette période,
les données manquent et si ce n'était l'oeuvre de l'historien latin
Salluste [1], connue sous le nom de « Guerre de Jugurtha », nous
n'aurions que très peu de choses à en dire. Les sources de notre
connaissance du personnage sont en effet très limitées. L'oeuvre maîtresse
dans laquelle tous les historiens puisent des renseignements sur Jugurtha
reste donc le Bellum Jugurthinum. À côté de cet ouvrage ne subsistent
que quelques fragments, notamment dans Diodore de Sicile ou dans
l'Histoire romaine de Tite-Live, dans laquelle les événements ayant
trait à la guerre de Jugurtha se trouvent réduits à de simples et brèves
mentions.
Salluste a écrit la « Guerre de Jugurtha » vers les années 42-40 avant
Jésus Christ, alors qu'il était âgé de quarante-six ans environ et
qu'il s'était retiré de la vie politique après son dernier poste de
proconsul dans la toute dernière province que Rome venait d'annexer :
l'Africa Nova [2].
Les limites du nouveau territoire, dont la capitale était soit Zama, soit
Cirta Nova Sicca (Le Kef), demeuraient imprécises au sud. Du côté est,
la limite suivait la frontière de l'Africa Vetus, le fossé de Scipion ou
Fossa Regia, depuis l'Oued-el-Kebir, près de Tabarka, jusqu'à l'entrée
de la petite Syrte, à côté de la ville de Thaenae (Henchir Thyna près
de Sfax). Du côté occidental la nouvelle province était bordée par un
territoire donné à Sittius, un lieutenant de César. Il semble que la
limite entre l'Africa Nova et le territoire de Sittius partait d'un point
situé sur la côte entre Hippo Regius (Annaba) et Rusicade (Skikda),
passait à l'ouest de Calama (Guelma) et se poursuivait vers le sud-ouest.
Salluste a donc eu à exercer une responsabilité sur ce territoire
pendant plus d'un an et demi. Lorsqu'il en parle, à propos de la guerre
de Jugurtha, on peut supposer qu'il a une certaine familiarité avec le
pays, même si ça et là on note quelques erreurs. Cependant un certain
nombre de questions se posent à propos du sujet qu'il a choisi de traiter
alors que près de soixante-dix ans s'étaient écoulés depuis la fin de
la guerre et qu'il n'a pu, par conséquent, utiliser des témoignages
oraux.
L'auteur a-t-il étudié consciencieusement son sujet, a-t-il su et voulu
dire la vérité ? Pour répondre, il faudrait savoir où Salluste a puisé
ses sources et dans quel esprit il a mis en oeuvre les renseignements
qu'il avait recueillis.
En ce qui concerne les sources utilisées, Salluste rapporte lui-même
qu'il s'était fait traduire les livres du roi numide Hiempsal écrits en
punique [3]. Pour les sources grecques ou latines de Salluste, nous
n'avons aucune indication. On suppose seulement qu'il a pu s'inspirer de
certains annalistes, tels Sempronius Asellio, d'historiens latins, comme
Cornelius Sisenna, ou encore d'historiens grecs, tel le célèbre
Posidonius d'Apamée.
Le problème, on le voit, est assez complexe quand il s'agit d'étudier un
personnage aussi important à son époque que fut Jugurtha, avec
pratiquement une seule et unique source. Il est alors permis de se
demander quel degré de confiance l'on peut accorder au récit de Salluste
sur les événements au cours desquels s'est illustré Jugurtha. Jugurtha,
petit-fils de Massinissa.
Salluste entreprend son récit, comme dans une pièce dramatique, en nous
présentant les personnages et les protagonistes du drame qui va se jouer
en grande partie sur la terre africaine. Il met l'accent, dès le départ,
sur le problème fondamental qui est, à ses yeux, la trahison du parti de
la noblesse à Rome, qui n'a que « mépris pour la vertu et la chose
publique ». Avant d'en arriver au personnage qui s'opposera à Rome,
entre 118 et 105 avant Jésus-Christ, Salluste fait un bref rappel de la
situation antérieure :
« J'entreprends d'écrire l'histoire de la guerre que le peuple romain
a faite à Jugurtha, roi des Numides. D'abord, parce qu'elle a été
cruelle, sanglante, marquée par bien des vicissitudes. Ensuite parce
qu'elle est devenue le point de départ de la lutte contre la tyrannie des
nobles, lutte qui a bouleversé toutes choses divines et humaines et mis
un tel délire dans les esprits que seuls la guerre et le ravage de toute
l'Italie ont pu mettre fin à ces fureurs civiles. Mais avant d'en aborder
le récit, je résumerai en quelques mots les faits antérieurs pour
rendre cette histoire plus claire.
Lors de la seconde Guerre punique, dans laquelle le chef des Carthaginois,
Hannibal, avait porté à l'Italie le plus rude des coups qu'elle avait eu
à subir depuis l'établissement de la puissance romaine, Massinissa, roi
des Numides, admis à notre alliance par Publius Scipion que ses exploits
avaient fait surnommer l'Africain, s'était signalé par des faits d'armes
multiples et brillants. Le peuple romain l'en récompensa après la défaite
des Carthaginois et la capture de Syphax, souverain d'un vaste et puissant
empire africain, en lui faisant don de toutes les villes et de toutes les
terres qu'il avait conquises. Aussi Massinissa nous garda-t-il toujours
une amitié fidèle et indéfectible. Mais son règne finit avec sa vie.
Son fils Micipsa fut seul à lui succéder, la maladie ayant emporté ses
frères Mastanabal et Gulussa. Micipsa fut père d'Adherbal et de
Hiempsal. Il recueillit dans son palais le fils de son frère Mastanabal,
Jugurtha, laissé par Massinissa dans une condition inférieure parce
qu'il était né d'une concubine, et lui donna la même éducation qu'à
ses propres enfants. » (Bellum Jugurthinum, V). En aidant à la
reconstitution du grand royaume de Numidie, Scipion l'Africain désirait
non seulement récompenser Massinissa pour l'aide qu'il avait apportée à
Rome dans sa lutte contre Carthage, mais encore l'entraîner dans une
situation de vassalité qu'il lui aurait été difficile de secouer.
Massinissa termine sa vie [4] par une sorte d'aveu d'impuissance puisqu'en
148 il fait appeler, pour régler sa succession, le petit-fils adoptif de
Scipion l'Africain qui conduit le siège devant Carthage.
Les attributions royales furent partagées entre ses trois fils légitimes
: Micipsa reçut l'administration du royaume, Gulussa l'armée, et
Mastanabal la justice. Notons à ce sujet qu'une stèle punique datant de
148, découverte à Constantine, dans le quartier d'EI-Hofra, mentionne
les trois rois sans différence dans les prérogatives.
Gulussa et Mastanabal moururent peu de temps après leur père et Micipsa
resta seul roi (en libyque, on disait aguellid). Son long règne (148-118)
ne fut pas marqué par d'importants événements. À l'égard de Rome, il
se conduisit en fidèle allié, mettant à sa disposition une aide humaine
et matérielle chaque fois qu'elle était demandée, notamment en Espagne
contre Viriathe et les Lusitaniens et durant le siège de Numance par
Scipion Émilien en 134. Il ne posait donc aucun problème aux Romains qui
s'étaient installés, après la destruction de Carthage en 146, sur le
territoire de l'ancienne puissance voisine de la Numidie.
Il semble même avoir facilité l'implantation de commerçants, mais aussi
de trafiquants romains à Cirta (Constantine) et dans la Numidie. À la
fin de sa vie, et comme lors de la succession de Massinissa, probablement
sous l'influence romaine, il a dû penser à celui qui prendrait la relève
et assumerait le pouvoir, tout en restant en bons termes avec les Romains
qui administraient la province Africa [5].Micipsa avait deux fils légitimes,
Adherbal et Hiempsal, à qui il aurait souhaité réserver la succession
tout entière, écartant ainsi les autres prétendants de la famille de
Massinissa (voir le tableau généalogique de la dynastie massyle de
Numidie). Mais il dut prendre une autre décision.
Son frère Mastanabal avait eu également deux enfants, Gauda, né d'une
épouse légitime, et Jugurtha, issu d'une concubine et normalement «
non qualifié pour accéder au trône ». Gauda ne semble avoir été
retenu qu'en seconde position pour la succession car « c'était, selon
Salluste, un homme rongé de maladies qui avaient quelque peu diminué son
intelligence » [6]. Il n'en régna pas moins à partir de 105 avant Jésus-Christ.
Salluste à tenté d'expliquer alors les raisons qui amenèrent Micipsa à
adopter Jugurtha. Il lui fait dire, en effet, sur son lit de mort : «
Tu n'étais qu'un petit enfant, Jugurtha ; ton père était mort, et
t'avait laissé sans avenir et sans ressource. Alors moi, je t'ai reçu
dans la famille royale ; j'ai fait cela dans la pensée que ces bienfaits
me voudraient de ta part une affection égale à celle qu'auraient pour
moi mes propres enfants, si je venais à en avoir ». [7]
Cette légitimation a dû intervenir alors que Jugurtha n'avait qu'une
dizaine d'années, vers 143 avant Jésus-Christ, avant même que naissent
Adherbal et Hiempsal.
Par quelques phrases suggestives, Salluste nous a dépeint la jeunesse de
Jugurtha, et sa rapide ascension au milieu de son entourage. Ses qualités
physiques et sa personnalité rappellent celles de son grand-père
Massinissa.
« Des sa première jeunesse, Jugurtha s'était fait remarquer par sa
vigueur, par sa belle prestance et, surtout, par son intelligence. Il ne
se laissait pas corrompre par le luxe et par l'oisiveté, mais comme c'est
l'usage dans son pays, montait à cheval, lançait le javelot, disputait
le prix de la course aux garçons de son âge et, tout en se montrant supérieur
à tous, se faisait aimer de tous. Il consacrait, en outre, une grande
partie de son temps à la chasse et était toujours le premier, ou parmi
les premiers, à s'attaquer à des lions et autres bêtes féroces. Nul
n'agissait plus que lui et nul ne parlait moins de ses propres actions. »
(Bellum Jugurthinum, VI).
Il devint populaire parmi les tribus numides ce qui ne manqua pas d'inquiéter
le vieux roi Micipsa, enfin père de deux garçons. « Mais n'osant pas
le faire périr, par crainte d'une révolte de ses sujets, il l'aurait
envoyé devant Numance, avec l'espoir qu'il s'y ferait tuer, victime de sa
bravoure. » [8]
Jugurtha a donc quitté la capitale, Cirta, au cours de l'année 134 et
s'est rendu en Espagne, à la tête de cavaliers numides, pour aider les
troupes romaines qui assiégeaient Numance [9]. Il se fit remarquer aussi
bien par les Romains que par les troupes adverses. Salluste lui-même
reconnaît « qu'il était à la fois intrépide dans les combats et
sage dans le conseil, qualités qui vont rarement de pair... Il en résulta
que Scipion prit l'habitude de charger Jugurtha de toutes les entreprises
dangereuses » [10]...
Dans son récit, Salluste laisse entendre qu'à ce moment-là déjà
Jugurtha aurait été encourage par certains amis romains à revendiquer
le trône numide. Dans l'interprétation faite par Charles Saumagne de ce
texte assez énigmatique, où l'on annonce déjà « qu'à Rome tout était
à vendre », il faudrait voir un avertissement à Jugurtha [11] : «
Jugurtha devra savoir que c'est du peuple (romain), et non de la
complaisance des nobles, qu'il pourra obtenir la puissance royale... Que
Jugurtha ne s'écarte pas de la ligne que lui trace cette sorte
d'investiture officieuse ; qu'il se pénètre tout de suite du principe
que le peuple romain est bien le maître de disposer du trône de Numidie,
et ce trône s'offrira comme de lui-même à ses ambitions. »
Il nous semble que cette vision de la Numidie pratiquement terre
romaine est quelque peu extrapolée et qu'une confiance démesurée est
accordée au texte de Salluste. N'oublions pas qu'il était romain, qu'il
avait été gouverneur d'une province romaine en Afrique, et qu'il n'avait
pas le souci d'objectivité d'un historien moderne. Aussi les explications
de Salluste sont-elles à prendre avec beaucoup de précaution surtout en
ce qui concerne ce problème de succession, « car Micipsa aurait pu,
s'il l'avait voulu, se débarrasser facilement de Jugurtha, avant même de
l'envoyer à Numance » [12].
Toujours est-il qu'après la prise de Numance, à laquelle les contingents
numides contribuèrent grandement, Scipion Émilien fit les louanges de
Jugurtha devant toute l'armée et lui remit une lettre pour Micipsa rédigée
à peu près dans ces termes : « Ton Jugurtha a fait preuve de la plus
grande vaillance dans la guerre de Numance. Je suis sûr que tu t'en réjouiras...
Tu as là un homme digne de toi et de son grand-père Massinissa »
[13].
Le jeune prince, déjà auréole de gloire, fut alors adopté par Micipsa.
Les talents militaires du fils de Mastanabal avaient probablement incité
le roi à prévoir une répartition des charges entre ses deux enfants et
son neveu, à l'image de ce qui avait été fait entre ses deux frères et
lui-même.
Lorsque survint la mort de Micipsa, en 118, les trois héritiers se sont réunis
pour établir leur part respective de la royauté. Mais ce fut tout de
suite objet de litige et aucun accord ne put être enregistré. Ainsi les
précautions prises par Micipsa auront été vaines.
Cette affaire de succession ouverte aux portes de Rome, aux frontières de
la province d'Afrique, n'a certainement pas laissé insensibles les
dirigeants romains. On peut même supposer, Salluste ne le dit pas, que
l'un des deux consuls de l'année 118, M. Porcius Caton, mort la même année
en Afrique, a dû être dépêché auprès des trois rois numides pour
appuyer une solution favorable à Rome.
Effectivement, Adherbal, Hiempsal et Jugurtha ne pouvant s'entendre,
renoncent à toute association et décident de faire le partage du trésor,
puis du royaume. Au cours du laps de temps qui sépara la première conférence
des trois princes et le moment où ils fixèrent la date pour le partage
du trésor et du royaume, Jugurtha allait profiter de la situation. Il fit
assassiner Hiempsal, dans une des villes du royaume, Thirmida. Ce geste
eut pour conséquence de diviser les Numides en deux camps, l'un pour
Adherbal, et le second constitué surtout par l'élite militaire favorable
à Jugurtha.
Comme l'on peut s'y attendre, le texte de Salluste flétrit le geste de
Jugurtha et favorise, par contre, un sentiment de pitié à l'égard
d'Adherbal qui fait d'abord appel au Sénat romain puis « se fiant à
la supériorité numérique de ses troupes, va tenter la fortune des armes
».[14] À peine le combat engagé, Adherbal fut battu par Jugurtha.
Il chercha alors refuge dans la province romaine de l'Africa, et de là
partit pour Rome.
À l'incohérence de la conduite d'Adherbal qui, après avoir procédé
par la voie juridique avec un appel porté devant le Sénat, a recours aux
armes par la suite, s'oppose la fermeté de l'attitude de Jugurtha à qui
la division de la Numidie en trois ne pouvait convenir. Le problème qui
est soumis à l'attention du Sénat romain va voir se développer les deux
thèses en présence. La première, illustrée par le roi Adherbal
soulignait le fait que la Numidie était « chose romaine » et que le «
roi » (ou aguellid) n'en était que le régisseur. Il se faisait ainsi le
porte-parole d'une tendance favorable à l'introduction de la Numidie dans
la propriété de Rome.
La seconde était brièvement exposée par les envoyés de Jugurtha qui,
selon Salluste, étaient chargés de présents pour les sénateurs : «
...Des problèmes ont surgi dans le royaume numide où Jugurtha doit être
jugé selon ses actes. Or, vous l'avez eu comme ami et allié à Numance.
» Il n'est pas question ici d'une quelconque allégeance à l'égard
de Rome. Jugurtha accepta cependant l'arbitrage d'une commission de dix
personnes qui présida au partage du royaume. Toujours selon Salluste,
Jugurtha reçut la partie de la Numidie « la plus fertile et la plus
peuplée » qui touchait à la Maurétanie, tandis qu'Adherbal « eut
celle qui, tout en comptant plus de ports et de belles constructions,
avait moins de ressources naturelles que d'apparence. » [15]
Ceci se passait en 117 avant Jésus-Christ, un an à peine après la mort
de Micipsa. Dans le récit de Salluste, on assiste alors à une pause.
L'auteur esquisse légèrement l'aspect général et la physionomie de
l'Afrique. En même temps, il indique quels peuples l'habitaient à
l'origine, quelles migrations successives s'y étaient développées, et
enfin quel était l'état politique de ce territoire au moment où
commence la guerre de Jugurtha :
« Au temps de la guerre de Jugurtha, la plupart des villes puniques étaient
administrées au nom du peuple romain, par des magistrats romains. Une
grande partie du pays des Gétules et la Numidie jusqu'au fleuve Muluccha
étaient sous la domination de Jugurtha. Les Maures obéissaient au roi
Bocchus qui ne connaissait des Romains que le nom et qui ne nous était
connu ni comme ennemi ni comme allié. » [16]
Ce qui semble sûr, c'est qu'à Rome, l'habitude était prise d'appeler
Numidie la vaste contrée qui s'étendait depuis le territoire de Carthage
jusqu'au fleuve Muluccha (Moulouya) et Maurétanie, le pays le plus
lointain compris entre la Muluccha et l'Atlantique. La Numidie était un
peu mieux connue puisqu'on savait qu'elle était partagée entre deux
grandes tribus, ou plutôt confédération de tribus, qui dominaient sur
toutes les autres : à l'ouest, celle des Masaesyles qui obéirent, entre
autres au célèbre roi Syphax et eurent pour capitale Siga, à
l'embouchure de la Tafna ; à l'est, celle des Massyles, avec leur chef, célèbre
rival de Syphax, l'aguellid Massinissa, autour de la capitale Cirta
(actuelle Constantine).
Après une trêve de quatre années sur laquelle Salluste n'apporte aucune
information, Jugurtha, qui ne s'était pas résigné au partage de la
Numidie, prit en 113 l'initiative des opérations et s'attaqua au royaume
d'Adherbal qui avait Cirta pour capitale.
Bien entendu, Salluste nous présente, dans sa conception manichéenne du
monde, le « méchant » Jugurtha face à un Adherbal paisible et
pacifique qui ne désirait même pas répondre par la brutalité, sauf
s'il y était contraint. Adherbal se contentait d'appeler au secours ses
protecteurs romains. Des ambassades furent envoyées, l'une après
l'autre, sans succès aucun. Jugurtha tenait ferme et continuait le siège
de Cirta.
C'étaient des Romains et des Italiotes (Togati et Italici) pratiquant le
commerce dans les États d'Adherbal, et ayant établi leur centre
d'affaires à Cirta, qui avaient protégé la retraite du roi et interdit
les portes de la ville à ceux qui les talonnaient. Ils avaient monté la
garde aux remparts. On imagine bien que cette attitude des Italiens présents
à Cirta n'était dictée que par le désir de conserver leurs intérêts
avec un roi à leur merci, plutôt que de se livrer à un Jugurtha qui ne
leur aurait pas permis les même facilités.
Diodore de Sicile suit, en la dramatisant encore plus, la version de
Salluste pour cet épisode qui fut le casus belli qu'attendaient les
ennemis de Jugurtha à Rome:
« Dans une bataille que se livrèrent en Libye les deux rois et frères
Adherbal et Jugurtha, ce dernier remporta la victoire, et fit mordre la
poussière à un grand nombre de Numides. Adherbal, qui s'était réfugié
à Cirta, assiégé dans cette place, envoya des députés à Rome pour réclamer
son appui, et prier qu'on n'abandonnât pas, dans un péril si pressant,
un roi et un allié fidèle. Le Sénat accueillit cette demande et fit
partir des commissaires chargés d'ordonner la levée du siège ; mais
Jugurtha n'ayant pas obéi à cette première injonction, les Romains
envoyèrent de nouveaux députés pris dans un rang plus élevé que les
premiers : ils ne réussirent pas mieux, et revinrent à Rome sans avoir
rien obtenu. Cependant Jugurtha avait fait entourer la ville d'un fossé
et cherchait par tous les moyens de réduire la place. Dans cette extrémité,
son frère Adherbal même vint à la rencontre du vainqueur, offrit de lui
céder la royauté et se borna à demander la vie ; mais Jugurtha, sans
respecter ni les liens du sang, ni les saintes lois qui protègent les
suppliants, fit sans pitié égorger Adherbal, et ordonna en même temps
le supplice de quelques Italiens qui avaient suivi le parti de son frère,
et qu'il fit périr dans les tourments. » (Diodore de Sicile,
Fragments).
En prenant Cirta, Jugurtha venait de reconstituer l'unité du royaume de
Numidie. Ce faisant, il n'ignorait pas qu'il se heurterait à l'hostilité
de Rome, surtout à la suite du massacre des négociants et trafiquants
romains. Mais sa volonté d'unifier la Numidie fut telle qu'il n'hésita
pas à payer d'audace.
Jugurtha en lutte contre Rome
À Rome, ce fut « l'union sacrée » contre Jugurtha. L'un des tribuns
récemment élus au cours de l'année 112, Caius Memmius, enflamma
l'assemblée par ses harangues belliqueuses. Il faisait certainement
partie d'un groupe de financiers solidaires des négociants d'Afrique.
Talonné par la propagande de Caius Memmius, le Sénat fut contraint de
prendre position dès l'automne de l'année 112 en créant une « province
de Numidie », désignant ainsi le territoire de Jugurtha comme champ de
prochaines batailles. Le sort chargea le nouveau consul pour l'année 111,
Lucius Calpurnius Bestia, d'y mener la campagne pour laquelle une armée
fut levée et des crédits alloués.
Cette décision surprit fortement Jugurtha, nous rapporte Salluste [17].
Mais «cette guerre, beaucoup de Romains clairvoyants ont voulu et
voudraient l'éviter, souligne Gsell ; ils n'ont pas besoin de l'or de
Jugurtha pour comprendre qu'elle est inopportune et qu'elle sera très
dure... On sait, depuis le temps d'Hannibal, que ces barbares d'Afrique ne
sont pas des ennemis à dédaigner. » [18]
Lorsque les armées romaines, sous la direction de Calpurnius Bestia et
d'Aemilius Scaurus débarquèrent en Afrique, Jugurtha les laissa pénétrer
quelque peu en territoire numide puis il leur proposa une trêve, « en
achetant les chefs », nous dit Salluste. Et, poursuit l'auteur, « dans
la Numidie, comme dans notre armée, ce fut la paix ». L'année 111 fut
donc assez favorable à Jugurtha qui évitait ainsi à son pays les
difficultés d'une guerre à outrance. Mais l'opinion publique romaine,
manipulée par les financiers, n'acceptait pas ce trop rapide dénouement
et exigeait le châtiment des nobles qui s'étaient, parait-il, laissé
corrompre par l'or numide.
Encore une fois le tribun Memmius souleva l'indignation du parti populaire
et exigea du Sénat de faire témoigner Jugurtha lui-même contre la vénalité
des nobles : « Qu'ils soient poursuivis par la justice, dénoncés par
Jugurtha lui-même! » [19]
Pour Jugurtha qui semblait connaître assez bien les méandres de la
politique romaine, il n'était plus question de remettre en cause une paix
qu'il avait signée avec le consul romain et un prince du Sénat. Aussi
accepta-t-il de se rendre à Rome au début du mois de décembre 111.
Les commentateurs de Salluste expliquent différemment l'attitude de
Jugurtha au procès des nobles. Pour Saumagne, Jugurtha va nouer des
relations avec le parti populaire et, tournant le dos à une noblesse
incapable de maîtriser l'irréversible mouvement des forces plébéiennes,
il est conduit à devenir l'animateur et l'informateur de cette «
conjuration jugurthine »... mais lui-même deviendra à son tour victime
de sa propre cabale [20].
C'est ainsi qu'on explique son attitude devant l'Assemblée du peuple où
il se tut comme le lui avait demandé le tribun Baebius, acheté lui
aussi, selon Salluste, à prix d'or.
Pour Gsell, au contraire, « il n'est pas moins vrai qu'un honnête
homme eut pu trouver légitime d'agir comme lui (Baebius) car rien n'était
plus humiliant pour la République que cette scène théâtrale où un
barbare, qui s'était joué de Rome et souillé de sang italien, était
appelé à jeter le déshonneur sur les personnages les plus considérables
de l'État. » [21]
En fait, reconnaît Saumagne, le récit de cette première partie de la
guerre de Jugurtha sent l'enflure et l'artifice. On y flaire un parti pris
d'excitation à froid qui ne parvient pas même à communiquer sa fausse
chaleur [22]...
Jugurtha semble avoir séjourné plusieurs semaines à Rome. La fin de
l'année 111 marque en effet la désignation de deux nouveaux consuls,
tandis que le roi numide est toujours présent à Rome. L'un des deux
consuls, Spurius Postumius Albinus, avait tenté d'apporter une solution
au problème de la Numidie en suscitant un rival à Jugurtha. L'homme «
providentiel » était justement à la disposition des Romains, mais
Salluste n'en parle qu'à cette occasion : « Il y avait alors à Rome
un Numide du nom de Massiva, fils de Gulussa, et petit-fils de Massinissa.
Il s'était déclaré contre Jugurtha lors de la querelle des princes et,
après la réddition de Cirta et le meurtre d'Adherbal, avait du quitter
en fugitif sa patrie. Spurius Albinus qui, avec Quintus Minucius Rufus,
avait succédé à Bestia dans le consulat, s'adressa à cet homme et
l'engagea, puisqu'il descendait de Massinissa, à profiter de la haine et
de la terreur qu'avaient inspirées les crimes de Jugurtha, pour demander
au Sénat de le reconnaître pour roi de Numidie. » [23]
Mais Jugurtha, grâce aux amitiés qu'il avait à Rome, avait été mis au
courant de cette nouvelle offensive destinée à le destituer du trône de
Numidie. Il eut l'audace, selon Salluste, de faire assassiner Massiva à
Rome même. Puis il quitta la ville en prononçant sa fameuse phrase : «
Ville à vendre ! Que tu périras vite si tu trouves un acheteur ! »
La guerre va reprendre au début de l'année 110. Jugurtha va tenir tête
aux troupes dirigées par le consul Spurius Albinus, en multipliant les
manoeuvres de diversion et en appliquant une stratégie qui réussissait
d'autant mieux qu'il connaissait parfaitement l'armée adverse. L'aguellid
devait savoir également que le consul était pressé et qu'il devait
rentrer à Rome avant la fin de l'automne pour des raisons politiques.
Spurius Albinus finit par laisser son frère Aulus à la tête de l'armée
qui avait pris ses quartiers d'hiver, dans la province Africa, aux frontières
de la Numidie. Ce dernier, voyant que son frère tardait à revenir de
Rome, et rêvant d'une victoire facile, se mit à menacer Jugurtha de la
puissance de son armée.
Il entreprit alors, en plein hiver, le siège de Suthul, lieu nous dit
Salluste, où était déposé le trésor du roi numide. On a cherché à
identifier, mais sans preuve, Suthul avec Calama (Guelma). Par une habile
manœuvre, Jugurtha réussit à l'entraîner, puis à l'encercler avec ses
troupes et remporter ainsi une grande victoire sur l'armée romaine.
« Le lendemain, Jugurtha eut une entrevue avec Aulus. Bien qu'il le
tienne enfermé avec son armée, bien qu'il ne dépende que de lui de
l'exterminer par le fer ou par la faim, il est prêt à prendre en considération
l'instabilité des choses humaines. Si Aulus est dispose à traiter il ne
fera que le passer sous le joug, lui et les siens, après quoi ils
pourront s'en aller où bon leur semble. Mais Aulus aura dix jours pour
quitter la Numidie... La nouvelle de ces événements plongea Rome dans la
douleur et dans l'angoisse. » [24]
Ainsi Jugurtha prenait-il sa revanche en humiliant Rome et en lui imposant
sa paix. C'est alors qu'éclata la suite de cette singulière aventure au
cours de laquelle Jugurtha continua à s'illustrer comme le champion d'une
Numidie libre.
Ce fut d'abord le frère aîné d'Aulus, Spurius Albinus qui, repoussant
le traité signé, et voulant effacer la honte de la défaite, s'embarqua
pour l'Afrique, mais devant ses troupes démoralisées et indisciplinées «
tira la conclusion qu'il ne lui restait plus rien à faire ».
À ce moment-là, Salluste fait apparaître un nouveau personnage, Quintus
Caecilius Metellus, élu consul pour l'année 109 et chargé de conduire
la guerre contre Jugurtha. Il se fait accompagner par deux légats,
Publius Rutilius Rufus et Caius Marius que Jugurtha avait rencontrés au
cours du siège de Numance, vingt-cinq ans plus tôt. Les adversaires se
connaissaient donc bien, et les dispositions prises montrent à quel point
les Romains craignaient le roi des Numides :
« Jugurtha était, en effet, si fécond en ruses, il avait une telle
connaissance du pays, une expérience militaire si grande, qu'on ne savait
ce qu'il fallait redouter le plus : son absence ou sa présence, ses
offres de paix ou de combat. » [25]
Les différents épisodes qui ont marqué la lutte que Jugurtha soutint
contre Metellus et ses lieutenants sont parmi les plus commentés mais
aussi les plus controversés du texte de Salluste. Les historiens modernes
ont, en effet, tenté, chaque fois que cela était possible, d'identifier
les sites où eurent lieu des combats en suivant le texte de Salluste et,
en les plaçant ainsi sur une carte, de reconstituer le déroulement de ce
qu'on qualifie communément de campagnes de Metellus.
À suivre de si près le texte de Salluste, qui n'était pas un géographe,
loin s'en faut, on risque de tomber dans certaines exagérations,
notamment celle des auteurs du « problème de Cirta » qui proposent de
revoir toute la géographie politique de l'Afrique ancienne, en remplaçant
par exemple Cirta (Constantine), capitale de la Numidie par Cirta Nova
Sicca (Le Kef), et en réduisant le théâtre des opérations de la guerre
contre Jugurtha à une partie seulement de l'actuelle Tunisie [26]. Or,
les distances comme la durée et l'importance des opérations ne sont pas
toujours données avec exactitude par Salluste qui se contente souvent
d'allusions. Gsell écrivait déjà, dans son Histoire ancienne de
l'Afrique du Nord [27] : « En telle matière, Salluste ne se pique pas
de la précision et de l'exactitude rigoureuse du grand historien grec
Thucydide. Aussi, nous est-il assez malaisé de rétablir la suite
chronologique des faits qui nous sont présentes, et impossible de
reconstituer l'ensemble des opérations militaires, en les plaçant dans
leur milieu géographique. D'autres textes nous permettent de constater
l'omission par Salluste d'un événement qui nous parait fort important :
la perte de Cirta, dont Metellus s'était emparé en 108, et qui en 106
n'appartenait plus aux Romains. »
Les campagnes de Metellus se sont déroulées au cours des années 109
et 108 avant Jésus-Christ. Encore une fois, Jugurtha va avoir à
mobiliser l'énergie et les ressources de la Numidie pour affronter un
ennemi dont les troupes ont été grossies et réorganisées. Celles-ci pénètrent
en Numidie et occupent la place de Vaga (Beja) qui était un important
marché agricole.
La première bataille s'est déroulé, non loin de la, près du fleuve
Muthul, dont l'identification a une grande importance (l'Oued Mellegue
d'après Gsell, l'Oued Tessa, d'après les travaux de Saumagne).
Jugurtha, sans abandonner les méthodes de guérilla qu'il avait commencé
d'appliquer contre l'armée romaine, a tenté cependant, durant l'été
109, une opération de grande envergure au cours de laquelle Salluste nous
le montre en train d'exhorter ses troupes et les encourager à défendre
leur pays :
« Ensuite, il se mit à parcourir, un à un, escadrons et manipules,
les exhortant, les conjurant de se souvenir de leur glorieux passé et de
leur récente victoire, et de défendre leur pays et leur roi contre la
rapacité des Romains : »Ceux qu'ils vont combattre, une fois déjà ils
les ont vaincus et fait passer sous le joug. En changeant de chef ils
n'ont pas changé d'âme. Tout ce qu'un général doit faire pour assurer
à ses troupes les meilleures conditions de combat, il l'a fait. Ils ont
l'avantage du terrain. Ils sont exercés au combat, l'ennemi ne l'est pas
; et ils ne lui sont pas inférieurs en nombre. Qu'ils se tiennent donc prêts
et résolus pour fondre sur les Romains au premier signal. Le jour est
venu qui va voir soit le couronnement de tous leurs efforts et toutes
leurs victoires, soit le commencement de leur ruine.« Il trouve un mot
pour chaque combattant. Quand il reconnaît un soldat qui a reçu de lui
une récompense, il lui rappelle cette faveur et le donne en exemple aux
autres. Selon le caractère de chacun, il promet, menace, supplie, bref,
use de tous les moyens pour exciter leur courage. » [28]
Ainsi, en véritable chef militaire, Jugurtha déployait-il une activité
inlassable. On retrouvera ce trait de caractère tout au long de sa résistance.
« Jugurtha ne reste pas inactif. On le trouve partout. Partout il
exhorte ses soldats. Il recommence le combat. Toujours à la tête des
siens, tantôt il vole à leur secours, tantôt il attaque ceux des nôtres
qui fléchissent, tantôt il combat de loin ceux qui tiennent ferme. »
[29]
Les Romains décidèrent alors d'employer une autre tactique, celle de la
terre brûlée, car Jugurtha demeurait irréductible. Mais le roi s'en
tenait à la stratégie de la guérilla et du harcèlement des troupes
romaines, dont il fit un véritable art militaire :
« Dérobant soigneusement ses déplacements par des marches nocturnes
à travers des routes détournées, il surprenait les Romains en train
d'errer isoles... Partout où il savait que l'ennemi devait passer, il
empoisonnait le fourrage et les rares sources qu'on rencontrait dans la région.
Il s'en prenait tantôt à Metellus, tantôt à Marius. Il tombait sur la
queue de la colonne et regagnait ensuite précipitamment les hauteurs les
plus proches, pour revenir à la charge aussitôt après, harcelant, tantôt
l'un, tantôt l'autre. Jamais il n'engageait le combat mais, aussi, jamais
il ne laissait un instant de répit à l'ennemi, se contentant de
contrarier tous ses desseins. » [30]
La seconde bataille de l'année 109, qui dut se dérouler vers le début
de l'automne, jeta une ombre sur les opérations militaires de Metellus,
car elle fut un véritable désastre de l'armée romaine devant la ville
de Zama assiégée.
Naturellement, le texte de Salluste n'est pas très accablant pour les
Romains et, comme pour dédouaner Metellus des résultats limités de sa
campagne engagée avec force et éclat, il nous le montre en train de déployer
une fébrile activité diplomatique pour capturer Jugurtha par traîtrise.
C'est ainsi qu'il entra en contact avec Bomilcar, l'un des lieutenants de
Jugurtha, et « le séduisit par les plus magnifiques promesses », à
condition qu'il lui livrât Jugurtha, mort ou vivant.
Bomilcar se mit à l'oeuvre et chercha à décourager le roi. Après avoir
écouté un moment les mauvais conseils de son collaborateur, Jugurtha ne
put supporter l'idée d'un esclavage éventuel et reprit la lutte de plus
belle. Profitant d'un relâchement de l'armée romaine, [au cours de
l'hiver 109-108] occupée à suivre les intrigues de Marius pour accéder
au consulat et remplacer Metellus, le roi numide organisa le soulèvement
de la population de Vaga qui massacra la garnison romaine, le jour de la fête
des Cereres. Une violente politique de répression suivit ce « coup » de
Vaga.
« Cependant Jugurtha, ayant renoncé à se rendre et résolu de
recommencer la guerre, s'y préparait avec une ardeur fébrile. Il levait
des troupes, cherchait à gagner par la terreur ou par l'appât des récompenses
les cités qui s'étaient détachées de lui, fortifiait les places,
faisait réparer les armes, en achetait de nouvelles, des traits, des
projectiles de toute sorte, pour remplacer ceux qu'il avait livrés dans
l'espoir d'une paix. Il attirait à lui les esclaves des Romains, s'efforçait
de corrompre les soldats de nos garnisons. Pour tout dire, il n'y avait
pas de moyen qu'il ne tentât, d'argument qu'il ne fit valoir, d'occasion
qu'il ne négligeât. » [31]
L'échec du complot contre Jugurtha fut également le début d'une
nouvelle vie pour le roi dont certains familiers comme Bomilcar ou
Nabdalsa avaient trahi la confiance. « À partir de cette époque, il
ne connut plus de repos, ni de jour ni de nuit... Au fond ce qu'il
craignait, c'était la trahison, et il croyait pouvoir y échapper en
multipliant ses déplacements, jugeant que l'exécution de tels desseins nécessite
toujours un temps plus ou moins long avant que s'offre un concours de
circonstances favorables. » [32]
Pour l'armée romaine également, la campagne de l'année 108 est marquée
par un changement dans la stratégie. Metellus, après une attaque
surprise au cours de laquelle il ne réussit cependant pas à vaincre
Jugurtha, décida de pénétrer au cœur du pays numide et d'engager de
longues opérations où il s'attaquerait aux centres qui soutenaient
Jugurtha.
À Thala, ville du sud, « dont l'emplacement est discuté » [33], la
population a résisté quarante jours au siège que lui imposaient les
Romains. « Les défenseurs voyant leur ville perdue, transportèrent
tous leurs biens, tout l'or et l'argent au palais, et livrèrent tout aux
flammes : le palais, les trésors et leurs corps, préférant la mort à
la servitude. » [34]
Ainsi, les effets escomptes par les opérations de Metellus se révélaient
inefficaces, puisqu'après la perte de Thala, Jugurtha entreprit de former
une armée parmi les populations du sud de la Numidie, et renforça ses
positions par une alliance avec le roi de Maurétanie, son beau-père,
Bocchus.
« Donc, les armées se réunissent en un lieu convenu entre les deux
rois. Là, après un échange de serments, Jugurtha cherche par son
discours à exciter l'ardeur de Bocchus : les Romains, peuple injuste
d'une rapacité sans frein, sont les ennemis de l'humanité. Le motif de
leur guerre contre Bocchus est celui-là même qui les arme contre lui,
Jugurtha, et contre tant d'autres, c'est leur soif de domination. Ils
voient un ennemi dans toute puissance autre que la leur. Aujourd'hui
Jugurtha. Hier Carthage, le roi Persée. Demain tout peuple, quel qu'il
soit, s'il est trop riche à leur gré. » [35]
Les deux rois s'avancèrent alors vers l'est, en direction de Cirta que
Metellus avait occupée et où il avait fait « entreposer son butin,
ses prisonniers et ses bagages ». Mais le proconsul romain refusait
le combat et se protégeait dans un camp retranché. C'était la fin de
l'année 108 et voici que des nouvelles de Rome lui apprirent que son légat
Marius venait d'être élu consul chargé de conduire la guerre en
Numidie. Marius intriguait depuis longtemps contre Metellus et entretenait
des rapports avec un demi-frère de Jugurtha, nomme Gauda.
Comme son prédécesseur, Marius recruta de nouveaux et importants
contingents pour rentrer en Numidie. Il y avait déjà une importante armée
d'occupation, mais, faute de précisions, il est difficile d'avancer le
moindre chiffre. Les combats reprirent au printemps de l'année 107 et
Marius, poursuivant la tactique de Metellus, s'efforçait de couper
Jugurtha de ses bases d'appui et de ravitaillement. N'ayant enregistré
aucun succès, il voulut, à l'exemple de son ancien chef, s'emparer d'une
ville du sud. Ce genre d'opérations frappait l'opinion publique à Rome
et permettait aux militaires de recevoir une aide accrue.
À la fin de l'été, Marius réussit à occuper Capsa (Gafsa) qui «
fut livrée aux flammes. Les Numides adultes furent massacrés ; tous les
autres vendus comme esclaves... ». Cet acte, Salluste le reconnaît,
était contraire aux lois de la guerre. Le deuil et le carnage se répandaient
partout [36]. L'auteur passe ensuite sous silence tout ce qui a pu se
produire au cours de l'hiver 107 jusqu'au printemps 106 où une place
forte située à la limite de la Numidie et de la Maurétanie, près du
fleuve Muluccha (Moulouya), tomba aux mains des Romains qui purent
s'emparer du trésor de Jugurtha. Cette longue expédition à travers
toute la Numidie, et sur laquelle Salluste ne dit mot, fait l'objet de
discussion entre les historiens.
Comment expliquer, en effet, que Salluste ne mentionne pas un trajet aussi
long, surtout quand il ajoute que le questeur Lucius Cornelius Sulla
(Sylla) a rejoint Marius jusqu'au fortin de la Muluccha ? Sur les
invraisemblances du texte de Salluste, est-il utile de répéter qu'il
n'existe pas d'autre texte qui permette de le corriger ou de le compléter
? Cependant, il est à constater que la guerre menée par les Romains
contre Jugurtha avait pris une tournure particulière et surtout qu'elle
se poursuivait depuis plus de quatre ans.
À l'arrivée du questeur Sylla, il n'était pas impossible que, forts
d'un gros apport de troupes, le consul Marius puis son questeur cherchèrent
à occuper le pays et à risquer de s'enfoncer profondément à travers la
Numidie.
« Cependant Jugurtha, qui venait de perdre Capsa et plusieurs autres
places importantes, ainsi qu'une grande partie de ses trésors, avait
demandé à Bocchus d'amener au plus tôt ses troupes en Numidie : le
temps était venu, selon lui, de livrer bataille... Bocchus rejoignit
Jugurtha à la tête d'une armée considérable et tous deux, ainsi réunis,
marchèrent contre Marius qui était en train de regagner ses quartiers
d'hiver. » [37]
Juste avant l'hiver 106, peut-être en octobre, eurent lieu deux
batailles, séparées par un intervalle de quelques jours, que se livrèrent
les deux armées. Au cours de la première, favorable à l'armée de
Jugurtha et de Bocchus, Marius avait réussi à échapper à un désastre
et à un massacre de son armée. Jugurtha engagea la seconde bataille près
de Cirta :
« Marius se trouvait alors à l'avant-garde où Jugurtha dirigeait en
personne la principale attaque. À la nouvelle de l'arrivée de Bocchus,
le Numide s'éclipse discrètement et accourt avec précipitation, suivi
d'une poignée d'hommes, du côté où combattent les fantassins de son
allié. Là, il s'écrie en latin - il avait appris cette langue au siège
de Numance - que »toute résistance des Romains est vaine, qu'il vient de
tuer Marius de sa propre main « ... Ces paroles jettent l'épouvante dans
nos rangs. » [38]
Grâce à cette ruse de Jugurtha, les Romains faillirent connaître une
seconde défaite, mais l'intervention de Sylla renversa les chances et la
rencontre fut défavorable aux deux rois. Bocchus, découragé, chercha à
négocier, tandis que Jugurtha poursuivait, infatigable, la lutte contre
Marius. Mais ce dernier, probablement sous l'influence de Sylla, au lieu
d'opérations hasardeuses et difficiles dans lesquelles s'enlisait l'armée
romaine, préféra la voie des pourparlers avec Bocchus.
Les Romains voulaient amener Bocchus à leur livrer Jugurtha. Hésitant,
Bocchus finit par faire croire à Jugurtha que des tractations étaient en
cours avec les Romains pour la signature d'un accord.
Jugurtha lui fit répondre qu'il était « prêt à signer et à
accepter toutes les conditions mais qu'il n'avait que peu de confiance en
Marius. Combien de fois a-t-on déjà signé avec les généraux romains
des traités de paix qui sont demeurés sans valeur ! » [39]
Il proposa donc à Bocchus de lui livrer Sylla contraignant ainsi Rome à
signer. Le roi maure fit mine d'accepter cette dernière proposition tout
en préparant un guet-apens qui lui permit de livrer Jugurtha « chargé
de chaînes » à Sylla. Ce dernier le conduisit chez Marius [40], en
automne de l'année 105.
Fidèle soutien des Romains, le roi Bocchus fut récompensé en ajoutant
à ses États ceux du Numide qu'il avait trahi.
Le récit de Salluste s'arrête presque net à ce point, passant sous
silence la fin tragique réservée à l'aguellid numide qui avait âprement
défendu l'indépendance de sa patrie. Plusieurs années de guerre avaient
été nécessaires pour tenter de venir à bout du redoutable Jugurtha que
l'on considérait, en Italie même, comme un second Hannibal. Et encore ne
fut-il pris que par traîtrise...
C'est Plutarque qui nous a transmis un récit détaillé de l'exécution
de Jugurtha qui eut lieu, le 1er janvier 104, pendant le triomphe de
Marius :
« Revenu d'Afrique avec son armée, il (Marius) célébra en même
temps son triomphe et offrit aux Romains un spectacle incroyable :
Jugurtha prisonnier ! Jamais aucun ennemi de ce prince n'aurait jadis espéré
le prendre vivant, tant il était fertile en ressources pour ruser avec le
malheur et tant de scélératesse se mêlait à courage !... Après le
triomphe, il fut jeté en prison. Parmi ses gardiens, les uns déchirèrent
violemment sa chemise, les autres, pressés de lui ôter brutalement ses
boucles d'oreilles d'or, lui arrachèrent en même temps les deux lobes
des oreilles. Quand il fut tout nu, on le poussa et on le fit tomber dans
le cachot souterrain... Il lutta pendant six jours contre la faim et,
suspendu jusqu'à sa dernière heure au désir de vivre... », il
aurait été étranglé, selon Eutrope, par ordre de Marius [41].
C'est dans la prison du Tullianum, sur le Forum romain, que l'illustre
condamné subit ces ultimes supplices. Ses deux fils, qui avaient précédé
le char du triomphe, furent envoyés à Venusia, où ils passèrent leur
vie dans la captivité.
Le roi du Pont, Mithridate, reprocha aux Romains leur barbarie envers le
petit-fils de Massinissa. « Si l'action de Jugurtha fut un essai
conscient d'unir tous les Berbères dans une guerre patriotique, c'est en
vain qu'on cherchera une preuve dans Salluste, car Jugurtha n'y est que prétexte
à un jugement moral sur Rome, et ses chefs » [42], écrit A. Laroui,
dans un de ses récents ouvrages, à propos du texte du Bellum Jugurthinum
qui constitue pratiquement notre seule source d'étude du roi numide.
Effectivement, toute la première partie de l'oeuvre de Salluste, qui va
de la jeunesse de Jugurtha jusqu'à sa résistance à Metellus, a toujours
constitué un obstacle pour la recherche d'une histoire impartiale. Les événements
de la guerre dite de Jugurtha nous apprennent finalement peu de choses sur
ce personnage, hormis quelques détails sur sa jeunesse et sa vie de résistant.
Mais que fut le roi ? Comment administrait-il son royaume ? Quelles étaient
ses ressources ? Cela Salluste ne le dit pas et aucun auteur ancien ne
s'en est soucie, laissant ainsi un aspect important de la vie de cet homme
dans l'ombre. C'est ce qui rend d'ailleurs Jugurtha si énigmatique et si
attirant à la fois.
Pour la majorité des chercheurs qui se sont intéressés à Salluste et
à son oeuvre, la « Guerre de Jugurtha » est considérée plutôt comme
une oeuvre de composition harmonieuse où la recherche de l'effet
dramatique est prédominant. On peut se demander également dans quelle
mesure le séjour de Salluste en Afrique a pu le préparer à raconter la
guerre de Jugurtha, car finalement ces événements n'ont été pour lui
qu'une occasion pour s'attaquer à la noblesse et montrer les dommages
causes à la république romaine par l'aristocratie maîtresse de l'État
depuis la chute des Gracques.
C'est sur cette toile de fond qu'apparaît la forte personnalité de
Jugurtha, en même temps que tout le tragique de la situation du royaume
numide dont l'indépendance va être rendue de plus en plus illusoire au
fur et à mesure que Rome s'engage dans sa politique coloniale.
Notes :
1. Salluste, son nom entier est Caius Sallustius Crispus, né vers 87
avant Jésus-Christ à Amiterne, l'une des plus anciennes villes du pays
des Sabins. C'est en suivant l'exemple de bien de ses compatriotes que
Salluste « descendit » à Rome y chercher honneur et fortune. Après une
vie politique assez agitée, il suivit le parti de César qui le désigna
d'ailleurs gouverneur de la nouvelle province d'Afrique, en 47 avant Jésus-Christ.
Il amassa en Afrique une fortune scandaleuse qui lui permit, une fois
retiré de la vie politique, de faire construire une somptueuse maison
entourée de de jardins. Salluste mourut en 35 avant Jésus-Christ.
2. Après la victoire de César à Thapsus, en 46 avant Jésus-Christ, le
roi de Numidie Juba 1er s'était donné la mort. César réunit alors la
partie orientale de ce royaume aux possessions de Rome appelées jusque-là
Provincia Africa. Ces dernières prirent le nom d'Africa Vetus, tandis
qu'on donnait le nom d'Africa Nova à la nouvelle province.
3. Dans la dynastie numide existait un véritable goût littéraire :
Mastanabal, père de Jugurtha, était versé dans les lettres grecques,
selon le témoignage de Tite-Live. Hiempsal qui a régné longtemps avait
un penchant pour les œuvres puniques et écrivait lui-même dans cette
langue. Plus tard, Juba II, petit-fils de Hiempsal, fut, on le sait, l'un
des plus grands écrivains de son temps. Malheureusement il ne nous est
pratiquement rien resté de leurs œuvres.
4. Le mausolée appelé improprement Soum'a du Khroub, à proximité de
Constantine, a probablement servi de tombeau au célèbre aguellid
Massinissa.
5. Fort peu étendu était ce territoire de près de 25 000 km² qui
occupait le nord-est de la Tunisie.
6. Bellum Jugurthinum, LXV, traduction de Ch. Saumagne, La Numidie et
Rome, Massinissa et Jugurtha, Paris, 1966, p. 103.
7. Ch. Saumagne, op. cit., p. 103.
8. St Gsell, Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, t. VII, reimp.,
Osnabruck, 1972, p.140.
9. La guerre d'Espagne avait commencé en 154 avant Jésus-Christ.
10. Bellum Jugurthinum, VII.
11. Ch.Saumagne,op.cit.,p.14.
12. G. Camps, Aux origines de la Berbérie, Massinissa ou les débuts de
l'Histoire, dans Libyca, t. VIII, 1er sem. 1960, p. 241.
13. BellumJugurthinum,lX.
14. Ibid.,XIII.
15. Ibid., XVI.
16. Ibid., XIX.
17. Ibid.,XXVIII.
18. St Gsell, op.cit., pp. 154-155.
19. Bellum Jugurthinum, XXXI.
20. Ch.Saumagne, op.cit., pp.216-217.
21. St Gsell, op.cit., p.168.
22. Ch. Saumagne, op. cit., p. 196.
23. BellumJugurthinum,XXXV.
24. Ibid, XXXVIII-XXXIX.
25. Ibid, XLVI.
26. A. Berthier, J. Juillet, R. Charlier, Le « Bellum Jugurthinum » de
Salluste et le problème de Cirta, dans Recueil des Notices et Mémoires
de la Société Archéologique de Constantine, t. LXVII, 1950-1951, p. 3
à 104.
27. Ch. A. Julien, Histoire de l'Afrique du Nord, Paris,1968,t.I, p. 116.
28. BellumJugurthinum.XLIX.
29. Ibid.,LI.
30. Ibid., LIV-LV.
31. Ibid., LXVI.
32. Ibid., LXXII.
33. Ch. A. Julien, op. cit., p. 116.
34. M. Kaddache, L'Algérie dans l'Antiquité ; Madrid, 1972, p. 88.
35. Bellum Jugurthinum, LXXX.
36. Ibid., XCI-XCII.
37. Bellum Jugurthinum, XCVII.
38. Ibid., CI.
39. Ibid., CXII.
40. Ibid., CXIII.
41. Plutarque, Vie de Marius. Voir également Le Gall, « La mort de
Jugurtha » dans Revue de Philologie de littérature et d'histoire
ancienne, t. XVIII, 1944 pp. 94-100
42. A. Laroui, L'Histoire du Maghreb, Essai de synthèse, Paris, 1970, p.
35.
Bibliographie :
SALLUSTE, Bellum Jugurthinum, trad. par G. Walter, coll. La Pléiade,
Paris, 1968.
GSELL (St), Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, t. Vll, Paris, 1928, réimp.,
Osnabrück, 1972.
BERTHIER (A.), JUILLET (J.), CHARLIER (R.), « Le Bellum Jugurthinum de
Salluste et le problème de Cirta » , dans Recueil de Constantine, t.
LXVII, 1950-l951, pp.3-144.
SAUMAGNE (Ch.), La Numidie et Rome, Massinissa et Jugurtha, Paris, 1966.
CAMPS (G.), « Aux origines de la Berbérie, Massinissa ou les débuts de
l'Histoire », dans Libyca, Archeologie-Epigraphie, t. VIII, 1er sem.
1960, pp. 3-320.
JULIEN (Ch.-A.), Histoire de l'Afrique du Nord, Algérie-Tunisie-Maroc,
Paris, 1952, rééd. 1968.
LA PENNA (A.), « L'interpretazione sallustiana della guerra contra
Giugurtha », dans Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, t.
XXVIII, 1959, pp. 45 à 86 et 243 à 284.
|