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Plutarque, Les vies des hommes illustres, traduction Ricard, Furne et Cie Librairies-éditeurs, Paris, 1840
I. Du père et de la mère des
Gracques. - II Éducation que leur donne leur mère. - III Différences de leurs
caractères. - IV. Leur ressemblance. Mariage de Tibérius. - V. Campagnes de
Tibérius sous Scipion Africain le jeune. Sa questure. – VI. Il fait avec les
Numantins un traité qui sauve l'armée. - VII. Jugement du peuple sur Mancinus
et Tibérius, à l'occasion de ce traité. - VIII. Usage d'affermer aux pauvres
citoyens les terres du domaine, aboli par les riches. - IX. Tibérius entreprend
de le rétablir. Sagesse de sa loi. - X. Discours dont il l'appuie. - XI. Le
tribun Octavius s'oppose à la loi. Seconde loi de Tibérius. - XII. Autre loi
de Tibérius, qui suspend tout magistrat de ses fonctions jusqu'à ce que sa loi
soi approuvée. - XIII. II fait déposer Octavius du tribunat. - XIV. La loi
pour la réduction des terres est adoptée. - XV. Il met sa femme et ses enfants
sous la protection du peuple. - XVI. Loi qui ordonne de partager aux citoyens
pauvres l'argent qui proviendrait de la succession d'Attalus. - XVII. Question
embarrassante que lui fait Titus Annius. - XVIII. Discours de Tibérius pour
justifier la déposition d'Octavius. - XIX. Autres lois proposées par Tibérius.
- XX. Présages funestes pour Tibérius. - XXI. Blossius l'encourage. - XXII.
Fulvius Flaccus vient l'avertir qu'on a formé dans le sénat le dessein de
l'assassiner. - XXIII. Nasica sort du sénat pour aller assassiner Tibérius. -
XXIV. Mort de Tibérius. - XXV. Son corps est jeté dans le Tibre. - XXVI.
Nasica est obligé de sortir de Rome. Il meurt à Pergame. - XXVII. Ressentiment
du peuple contre Scipion l'Africain. - XXVIII. Vie retirée de Caïus après la
mort de son frère. - XXIX. Comment il est engagé à marcher sur les
traces de Tibérius. - XXX. Il engage les villes de Sardaigne à fournir des vêtements
aux soldats romains. - XXXI. Il revient à Rome, et se justifie de l'accusation
que son retour lui avait fait intenter. – XXXII. Il est nommé tribun. -
XXXIII. Premières lois proposées par Caïus.- XXXIV. Plusieurs autres lois
qu'il propose. - XXXV. Propositions sages et utiles faites par Caïus au sénat.
- XXXVI. Comment il fait construire de grands chemins. - XXXVII. Il est nommé
tribun pour la seconde fois. - XXXVIII. Le sénat suscite Livius Drusus pour détruire,
par des concessions excessives faites au peuple, le crédit de Caïus. - XXXIX.
Réflexions sur cette conduite du sénat. - XL. Caïus nommé commissaire pour
le rétablissement de Carthage. Mort de Scipion. - XLI. Présages funestes. Caïus
retourne à Rome. – XLII. II échoue dans la demande d'un troisième tribunat
.- XLIII. Un licteur du consul Opimius est tué par des gens du parti de Caïus.
- XLIV. Indignation du peuple sur l'intérêt que le sénat prend à cette mort.
- XLV. Le peuple fait la garde pendant la nuit à la maison de Caïus. - XLVI.
La femme de Caïus le conjure de ne pas aller à la place publique. - XLVII.
Mort de Fulvius. - XLVIII. Mort de Caïus. - XLIX. Leurs corps sont jetés dans
le Tibre. - L. Opimius meurt, convaincu de s'être vendu à Jugurtha. - LI.
Honneurs rendus par le peuple à la mémoire des Gracques.
I. Après avoir achevé l'histoire des deux rois de Sparte Agis et Cléomène,
les Vies des deux Romains Tibérius et Caïus Gracchus, que nous allons mettre
en parallèle avec eux, ne nous offriront pas des événements moins funestes à
raconter. Ils étaient fils de Tibérius Gracchus, qui, honoré de la censure,
de deux consulats et d'autant de triomphes, tirait de sa propre vertu une gloire
bien supérieure à celle que lui donnaient toutes ces dignités. Aussi, après
la mort de Scipion, le vainqueur d'Annibal, fut-il choisi pour époux de Cornélie,
fille de cet illustre Romain, quoiqu'il n'eût jamais été l'ami du père, et
qu'au contraire ils eussent toujours été en opposition l'un avec 1'autre. On
raconte qu'un jour il trouva deux serpents dans son lit; que les devins, après
avoir attentivement examiné ce prodige, lui défendirent de les tuer ou de les
lâcher tous les deux; que par rapport au choix de l'un ou de l'autre, ils lui déclarèrent
que s'il tuait le mâle,
il hâterait sa propre mort, et qu'en tuant la femelle, il avancerait celle de
Cornélie. Tibérius, qui aimait tendrement sa femme, et qui pensait d'ailleurs
qu'étant déjà assez âgé, et Cornélie encore jeune, c'était à lui à
mourir le premier, tua le mâle et lâcha la femelle: il mourut peu de temps après,
laissant douze enfants qu'il avait eus de Cornélie.
II. La veuve se mit à la tête de la maison et se chargea elle-même de l'éducation
de ses enfants; elle fit paraître en tout tant de sagesse, tant de grandeur d'âme
et de tendresse maternelle, qu'il parut que Tibérius avait sagement fait de préférer
sa propre mort à celle d'une femme de ce mérite. Le roi Ptolémée lui ayant
offert de venir partager son diadème, avec le rang et le titre de reine, elle
le refusa. Dans son veuvage, elle perdit le plus grand nombre de ses enfants, et
ne conserva qu'une fille, qui fut mariée au jeune Scipion, et deux fils, Tibérius
et Caïus Gracchus, dont nous écrivons la Vie; elle les éleva avec tant de
soin, qu'étant, de l'aveu de tout le monde, les jeunes Romains les plus
heureusement nés pour la vertu, leur excellente éducation parut encore avoir
surpassé la nature. Les statues et les portraits de Castor et de Pollux, malgré
la ressemblance de leurs traits, laissent voir cependant une différence
sensible, qui fait reconnaître que l'un était plus propre à la lutte, et
l'autre à la course : de même la grande conformité qu'avaient entre eux les
deux jeunes Gracchus pour la force, la tempérance, la libéralité, l'éloquence
et la grandeur d'âme, n'empêchait pas qu'il n'éclatât dans leurs actions et
dans leur conduite politique des différences marquées , que je crois à propos
d'exposer avant d'entrer dans le détail de leur vie.
III. Premièrement Tibérius avait l'air du visage, le regard et les mouvements
plus doux, plus modérés que son frère; Caïus était plus vif et plus véhément.
Lorsqu'ils parlaient en public, l'un se tenait toujours à la même place, dans
un maintien posé ; l'autre fut le premier des Romains qui donna l'exemple de
marcher dans la tribune, de rejeter sa robe de dessus ses épaules; comme on dit
de Cléon l'Athénien qu'il fut le premier orateur qui, dans ses harangues,
ouvrit son manteau et se frappa la cuisse. En second lieu, l'éloquence de Caïus,
pleine de passion et de véhémence, imprimait une sorte de terreur; celle de
Tibérius, naturellement plus douce, était propre à exciter la compassion. Sa
diction était pure et châtiée ; celle de son frère était persuasive et ornée
avec une sorte de recherche. On voyait la même différence dans leur table et
dans leur manière ordinaire de vivre. Tibérius menait une vie simple et
frugale; Caïus, comparé aux autres Romains, paraissait tempérant et sobre;
mais, en comparaison de son frère, il était recherché et donnait dans le
superflu: aussi Drusus lui reprocha-t-il d'avoir acheté des tables de Delphes
d'argent massif, qui lui avaient coûté douze cent cinquante drachmes la livre
pesant. La différence de leurs mœurs suivait celle de leur langage: Tibérius
était doux et tranquille; Caïus avait de la rudesse et de l'emportement ;
souvent, dans ses discours, il s'abandonnait, sans le vouloir, à des mouvements
impétueux de colère; il haussait la voix, se laissait aller à des invectives
et tombait dans le plus grand désordre. Pour remédier à ces écarts, un
esclave, nommé Licinius, qui ne manquait pas d'intelligence, se tenait derrière
lui avec un de ces instruments de musique qui servent à régler la voix; et
lorsqu'il sentait à l'éclat des sons que son maître s'emportait et se livrait
à la colère, il lui soufflait un ton plus doux, qui, modérant aussitôt la véhémence
de Caïus et lui faisant baisser la voix, adoucissait sa déclamation et le
ramenait à une disposition plus tranquille. Telles étaient les différences
qu'on remarquait entre eux.
IV. Mais la valeur contre les ennemis, la justice envers les inférieurs,
l'exactitude dans les fonctions publiques, la tempérance dans l'usage des
plaisirs, étaient égales dans l'un et dans l'autre. Tibérius avait neuf ans
de plus que son frère; ce qui mit entre son administration et celle de Caïus
un intervalle considérable; et rien ne contribua davantage à renverser toutes
leurs entreprises : comme ils ne fleurirent pas tous deux ensemble, ils ne
purent réunir leur puissance; ce qui l'aurait considérablement augmentée et
peut-être rendue invincible. Je vais donc écrire séparément la vie de chacun
d'eux, et je commence par l'aîné. Tibérius, à peine sorti de l'enfance, se
fit une réputation si rapide et si brillante, qu'il fut jugé digne d'être
associé au collège des augures, moins encore pour sa naissance que pour sa
vertu. Appius Claudius rendit à son mérite un témoignage bien flatteur,
lorsque cet homme illustre, honoré du consulat et de la censure, que sa dignité
personnelle avait fait nommer prince du sénat, et qui par sa grandeur d'âme
surpassait tous les Romains de son temps, s'étant trouvé avec lui à un festin
des augures, après l'avoir comblé de marques d'amitié, lui proposa sa fille
en mariage. Tibérius accepta, sans balancer, une proposition si flatteuse. Les
conventions ayant été faites sur-le-champ, Appuis, en rentrant chez lui,
appela sa femme dès le seuil de la porte. « Antistia, lui cria-t-il, je viens
de promettre en mariage notre fille Claudia. - Pourquoi donc cet empressement?
lui répondit sa femme avec surprise; et qu'était-il besoin de précipiter ce
mariage, à moins que vous ne lui ayez trouvé pour mari Tibérius Gracchus? »
Je n'ignore pas que quelques historiens attribuent ce fait à Tibérius, père
des Gracques, et à Scipion l'Africain: mais le plus grand nombre suit l'opinion
que j'ai adoptée; et Polybe lui-même assure qu'après la mort de Scipion
l'Africain, tous ses parents assemblés donnèrent la préférence à Tibérius
le père, pour lui faire épouser Cornélie, que son père n'avait pas mariée
avant de mourir.
V. Le jeune Tibérius, servant en Afrique sous le second Scipion, qui avait épousé
sa sœur, vivait dans la tente de son général, dont il reconnut bientôt
l'excellent naturel, et ces qualités admirables si propres à exciter dans les
autres l'amour de la vertu et le désir de l'imiter. Pour lui, il surpassa en
peu de temps tous les jeunes gens de l'armée en valeur et en soumission à la
discipline. Il monta le premier sur la muraille d'une ville ennemie, au rapport
de Fannius, qui dit même y être monté avec lui et avoir partagé la gloire de
ce trait de courage. Après cette guerre, il fut nommé questeur, et le sort
l'envoya servir contre les Numantins, sous le consul Mancinus, homme qui ne
manquait pas de talents, mais qui fut le plus malheureux des généraux romains.
Il est vrai que ses malheurs et les événements funestes qu'il éprouva ne
servirent qu'à faire éclater, non seulement la prudence et le courage de Tibérius,
mais, ce qui est plus admirable encore, son respect et sa déférence pour son général,
à qui le sentiment de ses infortunes avait fait presque oublier son rang et son
autorité. Découragé par la perte de plusieurs batailles, il tenta de se
retirer à la faveur de la nuit et d'abandonner son camp. Les Numantins, avertis
de sa retraite, commencèrent par s'emparer du camp; ensuite, se mettant à la
poursuite des fuyards, ils massacrèrent les derniers, et, enveloppant toute
l'armée, ils la poussèrent dans des lieux difficiles, d'où il était
impossible de la dégager. Mancinus, désespérant de forcer les passages,
envoya un héraut aux ennemis, pour entrer avec eux en composition. Ils répondirent
qu'ils ne se fieraient à personne qu'à Tibérius et demandèrent qu'on le leur
envoyât. Ils avaient conçu cette estime pour ce jeune homme, et sur la réputation
dont il jouissait dans l'armée, et par le souvenir qu'ils conservaient de son père
Tibérius, qui, faisant la guerre en Espagne, après avoir soumis plusieurs
peuples, avait accordé la paix aux Numantins et avait fait ratifier le traité
par le peuple romain, qui l'avait exécuté avec une religieuse exactitude.
VI. On leur envoya donc Tibérius, qui, s'étant abouché avec les principaux
officiers, en obtenant d'eux certaines conditions, en leur cédant sur d'autres,
conclut un traité qui sauva évidemment vingt mille citoyens, outre les
esclaves et ceux qui suivaient l'armée sans être enrôlés. Les Numantins restèrent
maîtres de tout ce qui était dans le camp romain et le pillèrent. Les
registres de Tibérius se trouvèrent parmi le butin; ils contenaient ses
comptes de recette et de dépense pendant sa questure; et, comme il attachait un
grand prix à les recouvrer, il quitta l'armée qui était déjà en marche et
s'en alla à Numance, accompagné seulement de trois ou quatre de ses amis. Il
appela les commandants de la place et les pria de lui faire rendre ses
registres, afin qu'à Rome ses ennemis ne prissent pas sujet de le
calomnier, lorsque cette perte le mettrait hors d'état de rendre ses comptes.
Les Numantins, ravis de l'occasion qui se présentait de l'obliger, l'invitèrent
à entrer dans Numance; et, le voyant s'arrêter pour délibérer sur ce qu'il
devait faire, ils sortirent de la ville, s'approchèrent de lui, et, le prenant
par la main, le conjurèrent avec instance de ne plus les regarder comme des
ennemis, et de prendre en eux toute confiance. Tibérius crut devoir le faire,
soit par le désir de recouvrer ses registres, soit par la crainte de les
offenser s'il paraissait se défier d'eux. Dès qu'il fut entré, les magistrats
lui firent servir à dîner, le pressèrent de s'asseoir et de manger avec eux.
Ils lui rendrent ensuite ses registres et l'invitèrent à prendre dans le butin
tout ce qu'il voudrait. Il ne prit que l'encens, dont il se servait pour les
sacrifices publics; et il les quitta, après les avoir remerciés et leur avoir
donné des marques sensibles de confiance et d'amitié.
VII. Lorsqu'il fut de retour à Rome, la paix dont il avait été l'agent fut généralement
blâmée, comme déshonorante pour la dignité de Rome : mais les parents et les
amis des soldats qui avaient servi dans cette guerre et qui formaient une grande
portion du peuple, s'assemblèrent autour de Tibérius; et, attribuant au général
seul ce qu'il y avait de honteux dans le traité, ils disaient hautement
que c'était à Tibérius qu'on devait la conservation de tant de milliers de
citoyens. Ceux qui étaient mécontents de cette paix voulaient qu'on suivît
l'exemple des anciens Romains, qui renvoyèrent aux Samnite des généraux qui
s'étaient trouvés trop heureux d'échapper à ce peuple par un accord honteux,
et leur livrèrent aussi tous ceux qui avaient concouru ou consenti au traité,
tels que les questeurs, les tribuns des soldats, pour faire ainsi retomber sur
leur tête le parjure et l'infraction de la paix. Le peuple fit paraître en
cette occasion sa bienveillance et son affection pour Tibérius; il ordonna que
le consul Mancinus serait livré aux Numantins, nu et chargé de fers, et
il fit grâce à tous les autres en faveur de Tibérius. On croit que la considération
de Scipion, alors le plus grand des Romains, fut fort utile à Tibérius; mais
on blâma Scipion de n'avoir pas empêché la condamnation de Mancinus, et fait
confirmer la paix conclue avec les Numantins dont Tibérius , son parent et son
ami, était l'auteur.
VIII. Il paraît que ces plaintes contre Scipion venaient surtout de l'ambition
de Tibérius et du zèle trop vif de ses amis et de quelques sophistes qui
voulaient l'irriter contre Scipion; mais leur mésintelligence ne dégénéra
point en une inimitié déclarée et ne produisit rien de fâcheux. Il est même
vraisemblable que Tibérius ne serait pas tombé dans les malheurs qu'il éprouva
depuis, si, lorsqu'il publia ses nouvelles lois, Scipion eût été à Rome;
mais il était déjà occupé à la guerre de Numance quand Tibérius entreprit
de les faire passer, à l'occasion suivante. Les Romains avaient coutume de
vendre une partie des terres qu'ils avaient conquises sur les peuples voisins,
d'annexer les autres au domaine et de les donner à ferme aux citoyens qui ne
possédaient aucun fonds, à la charge d'une légère redevance au trésor
public. Les riches ayant porté ces rentes à un plus haut prix, avaient évincé
les pauvres de leurs possessions: on fit donc une loi qui défendait à tout
citoyen d'avoir en fonds plus de cinq cents plèthres de terre. Cette loi
contint quelque temps la cupidité des riches et vint au secours des pauvres,
qui, par ce moyen ,demeurèrent sur les terres qu'on leur avait affermées et
conservèrent chacun la portion qui lui était échue dès l'origine des
partages. Dans la suite, les voisins riches se firent adjuger ces fermes sous
des noms empruntés; et enfin ils les tinrent ouvertement en leur propre nom.
Alors les pauvres , dépouillés de leurs possessions, ne montrèrent plus
d'empressement pour faire le service militaire et ne désirèrent plus d'élever
des enfants. Ainsi l'Italie allait être bientôt dépeuplée d'habitants libres
et remplie d'esclaves barbares, que les riches employaient à la culture des
terres, pour remplacer les citoyens qu'ils en avaient chassés. Caïus Lélius,
l'ami de Scipion; entreprit de remédier à cet abus; mais les Romains les plus
puissants s'y étant opposés , il craignit une sédition et abandonna son
projet. Cette modération lui mérita le surnom de sage ou de prudent; car le
mot latin signifie, ce me semble, l'un et l'autre.
IX. Tibérius n'eut pas été plus tôt nommé tribun du peuple, qu'il reprit le
projet de Scipion. Ce fut, suivant la plupart des historiens, à l'instigation
du rhéteur Diophanes et du philosophe Blossius, dont l'un avait été banni de
Mitylène, et l'autre, né à Cumes en Italie, avait été fort lié à Rome
avec Antipater de Tarse, qui l'avait honoré de la dédicace de quelques uns de
ses Traités philosophiques. Quelques écrivains leur donnent pour complice sa mère
Cornélie, qui ne cessait de reprocher à ses fils que les Romains l'appelaient
la belle-mère de Scipion, et pas encore la mère des Gracques. D'autres prétendent
que Spurius Posthumius en fut la cause indirecte. Tibérius, dont il était le
compagnon et le rival en éloquence, voyant, à son retour de l'armée, que
Spurius lui était bien supérieur en gloire et en puissance et qu il attirait
l'admiration publique, voulut se rendre supérieur à lui en exécutant ce
projet hasardeux et qui tenait la ville dans la plus grande attente. Caïus son
frère, dans un Mémoire qu'il a laissé, rapporte que Tibérius , en traversant
la Toscane pour aller de Rome à Numance, vit ce beau pays désert, et n'avant
pour laboureurs et pour pâtres que des étrangers et des Barbares; et que ce
tableau affligeant lui donna dès lors la première pensée d'un projet qui fut
pour eux la source de tant de malheurs. Mais ce fut réellement le peuple lui-même
qui alluma le plus son ambition, et qui le détermina à cette entreprise, en
couvrant les portiques , les murailles et les tombeaux, d'affiches par
lesquelles on l'excitait à faire rendre aux pauvres les terres du domaine. Au
reste, il ne rédigea pas seul la loi: il prit conseil des citoyens de Rome les
plus distingués par leur réputation et par leur vertu; entre autres, de
Crassus, le grand pontife; de Mucius Scévola, célèbre jurisconsulte, alors
consul; et de son beau-père même, Appius Claudius. C'était, d'ailleurs, la
loi la plus douce et la plus modérée qu'on pût faire contre l'injustice et
l'avarice les plus révoltantes. Ces hommes, qui méritaient d'être punis de
leur désobéissance, et chassés, après avoir payé l'amende, des terres
qu'ils possédaient contre la disposition des lois, il leur ordonnait seulement
de s'en dessaisir, en recevant le prix des fonds qu'ils retenaient injustement,
et de les céder aux citoyens qui en avaient besoin pour vivre.
X. Quelque douce que fût cette réforme, le peuple s'en contenta et consentit
à oublier le passé, pourvu qu'on ne lui fît plus d'injustice à l'avenir:
mais les riches et les grands propriétaires, révoltés par avarice contre la
loi et contre le législateur, par dépit et par opiniâtreté, voulurent détourner
le peuple de la ratifier; ils lui peignirent Tibérius comme un séditieux, qui
ne proposait un nouveau partage des terres que pour troubler le gouvernement et
mettre la confusion dans toutes les affaires. Leurs efforts furent inutiles: Tibérius
soutenait la cause la plus belle et la plus juste avec une éloquence qui aurait
pu donner à la plus mauvaise des couleurs spécieuses. Il se montrait
redoutable et invincible, lorsque du haut de la tribune, que le peuple
environnait en foule, il parlait en faveur des pauvres. « Les bêtes sauvages,
disait-il, qui sont répandues dans l'Italie ont leurs tanières et leurs
repaires où elles peuvent se retirer : et ceux qui combattent, qui versent leur
sang pour la défense de l'Italie, n'y ont d'autre propriété que la lumière
et l'air qu'ils respirent; sans maison, sans établissement fixe, ils errent de
tous côtés avec leurs femmes et leurs enfants. Les généraux les trompent,
quand ils les exhortent à combattre pour leurs tombeaux et pour leurs temples;
mais, dans un si grand nombre de Romains, en est-il un seul qui ait autel
domestique et un tombeau où reposent ses ancêtres? Ils ne combattent et ne
meurent que pour entretenir le luxe et l'opulence d'autrui; on les appelle les
maîtres de l'univers, et ils n'ont pas en propriété une motte de terre. »
XI. Ce discours, qu'il prononça avec un grand courage et beaucoup de pathétique,
remplit le peuple d'un enthousiasme qu'il ne pouvait contenir, et ne fut
contredit par aucun de ses adversaires. Laissant donc toute discussion, ils
s'adressèrent au tribun Marcus Octavius, jeune homme grave et modéré dans ses
mœurs, et d'ailleurs l'ami particulier de Tibérius. Aussi, par égard pour son
collègue, Octavius refusa-t-il
d'abord de mettre opposition à sa loi; mais, pressé vivement par les plus
puissants d'entre les Romains, et comme forcé dans sa résistance, il se
déclara contre Tibérius et s'opposa à la ratification de sa loi. Parmi les
tribuns, c'est toujours l'opposition qui l'emporte; l'accord de tous les autres
est sans force, quand un seul refuse son consentement. Tibérius, irrité de
cette opposition, retira cette première loi si douce pour les riches, et en
proposa une seconde plus agréable au peuple et plus rigoureuse pour leurs
injustes oppresseurs : elle ordonnait à ceux-ci de quitter sur-le-champ les
terres qu'ils occupaient, au mépris des anciennes lois. Cette nouvelle
ordonnance fit naître entre Octavius et lui des combats continuels dans la
tribune; et quoiqu'ils y parlassent l'un et l'autre avec autant de véhémence
que d'obstination, il ne leur échappa jamais une parole injurieuse, ni un seul
mot que la colère eût dicté: tant il est vrai que, non seulement dans
l'ivresse des plaisirs, mais encore dans les emportements de la colère, un bon
naturel, une sage éducation modèrent l'esprit et le retiennent dans les bornes
de l'honnêteté !
XII. Tibérius voyant que sa loi intéressait personnellement Octavius, qui possédait
beaucoup de terres du domaine, lui offrit, pour faire cesser son opposition, de
lui rendre, de son propre bien, qui n'était pas fort considérable, le prix de
ses terres. Octavius ayant rejeté cette offre, Tibérius rendit une ordonnance
qui suspendait l'exercice des fonctions de toutes les magistratures, jusqu'à ce
que sa loi eût été soumise aux suffrages du peuple. Il ferma et scella de son
propre sceau les portes du temple de Saturne, afin que les questeurs ne pussent
y rien prendre, ni rien y porter; il prononça de fortes amendes contre ceux des
préteurs qui désobéiraient à son ordonnance, et la crainte de les encourir
força tous les magistrats de suspendre l'exercice de leurs charges. A l'instant
les possesseurs des terres prirent des habits de deuil et se présentèrent sur
la place dans l'état le plus triste et le plus abattu. Ils tendirent secrètement
des embûches à Tibérius et apostèrent des meurtriers pour l'assassiner; et,
comme il en fut averti, il porta sous sa robe, au vu de tout le monde, un de ces
poignards dont se servent les brigands et que les Romains appellent dolons . Le
jour de l'assemblée, Tibérius appelait le peuple pour donner les suffrages,
lorsque les riches enlevèrent les urnes et causèrent par-là une grande
confusion. Mais, comme les partisans de Tibérius, beaucoup plus nombreux que
leurs adversaires, l'auraient emporté de force, que déjà même ils se
rassemblaient en foule autour de lui, Manlius et Fulvius, deux personnages
consulaires, tombant aux genoux de Tibérius et lui serrant les mains, le conjurèrent,
les larmes aux yeux, de renoncer à son entreprise. Tibérius, qui sentit de
quel danger la ville était menacée, qui respectait d'ailleurs Manlius et
Fulvius, leur demanda ce qu'ils voulaient qu'il fit. Ils lui répondirent qu'ils
ne se croyaient pas capables de lui donner conseil dans une affaire si
importante, et ils le conjurèrent d'en référer au sénat; ce qu'il leur
accorda sur-le-champ.
XIII. Le sénat, qui déjà s'était assemblé, n'ayant pu rien terminer à
cause du grand crédit que les riches avaient dans ce corps, Tibérius eut
recours à un moyen injuste en soi et contraire aux lois, mais auquel il se détermina
par le désespoir de faire passer autrement sa loi; ce fut de déposer Octavius
du tribunat. Il lui parla d'abord en public et le conjura, avec les paroles et
les manières les plus insinuantes, de lever son opposition, d'accorder cette grâce
au peuple, qui ne demandait rien que de juste, et qui n'obtiendrait même qu'une
faible récompense de tous ses travaux et de tous les dangers auxquels il était
chaque jour exposé. Octavius, ne se laissant point fléchir à ses prières :
« Je vois, lui dit Tibérius, qu'ayant tous deux, comme tribuns du peuple, un
pouvoir égal, le différend que nous avons ensemble ne pourrait se terminer que
par les armes: je n'y connais qu'un seul remède; c'est que l'un de nous soit déposé
de sa charge. » En même temps il ordonne à Octavius de demander d'abord les
suffrages du peuple sur son collègue, ajoutant qu'il descendrait sur-lechamp de
la tribune et rentrerait dans la classe des simples citoyens, si c'était la
volonté du peuple. Octavius n'ayant pas voulu se prêter à cet arrangement :
« Je demanderai, lui dit Tibérius, que le peuple donne sur vous ses suffrages,
à moins qu'après avoir eu le temps de la réflexion, vous n'ayez changé
d'avis; » et il congédia l'assemblée. Le lendemain, le peuple s'étant
rassemblé, Tibérius monte à la tribune et tente un dernier effort pour gagner
Octavius; mais, le trouvant toujours inflexible, il rend une ordonnance qui le
destitue du tribunat et appelle aussitôt le peuple aux suffrages pour une
nouvelle élection. Le nombre des tribus était de trente-cinq ; dix-sept
avaient déjà donné leurs voix contre Octavius , et il n'en fallait plus
qu'une pour qu'il fût réduit à l'état de simple particulier. Tibérius fit
arrêter les suffrages ; et, s'adressant de nouveau à Octavius, il le conjura ,
en le tenant étroitement serré dans ses bras, à la vue de tout le peuple, de
ne pas s'exposer à l'affront d'une destitution publique, et de ne pas le
charger lui-même de l'odieux d'une ordonnance si dure et si sévère. Octavius,
dit-on, fut ému et attendri de ces prières ; ses yeux se remplirent de larmes
et il garda longtemps le silence: mais enfin ses regards s'étant portés sur
les riches et les possesseurs des terres , qui étaient en fort grand nombre, la
honte et la crainte des reproches qu'ils pourraient lui faire le retinrent; et,
s'exposant avec courage à tout ce qui pouvait lui arriver de plus terrible, il
dit à Tibérius qu'il n'avait qu'à faire ce qu'il voudrait. Sa déposition
ayant été prononcée par 1e peuple, Tibérius commanda à un de ses affranchis
(car c'étaient ses affranchis qui lui servaient de licteurs) de le faire sortir
de la tribune: cette circonstance ajouta encore à la compassion qu'excitait
Octavius, qu'on voyait si ignominieusement arraché de son siège. Le peuple
voulut même se jeter sur lui; mais les riches, accourus pour le défendre,
repoussèrent les efforts de la multitude. Octavius ne se sauva qu'avec peine de
la fureur du peuple; un esclave fidèle, qui s'était toujours tenu devant lui
pour parer les coups, eut les yeux arrachés. Ce fut contre l'intention de Tibérius,
qui ne fut pas plus tôt informé de ce désordre, qu'il courut précipitamment
pour en prévenir les suites.
XIV. La loi sur le partage des terres passa donc sans résistance; on nomma
trois commissaires pour en faire la recherche et la distribution; ce fut Tibérius
lui-même avec Appius Claudius, son beau-père, et son frère Caïus Gracchus,
qui n'était pas alors à Rome; il servait au siège de Numance, sous Scipion
l'Africain. Tibérius, ayant terminé cette affaire paisiblement et sans trouver
d'opposition, fit nommer un tribun à la place d'Octavius; mais, au lieu de le
choisir dans la classe des citoyens les plus distingués, il prit un de ses
clients, nommé Mucius. Les nobles, indignés de ce choix et craignant tout de
l'accroissement de sa puissance, ne cessaient de lui attirer des mortifications
dans le sénat. Il avait demandé qu'on lui fournît, suivant l'usage, aux dépens
du public, une tente pour aller faire le partage des terres : ils la lui refusèrent
, quoiqu'elle eût été toujours accordée pour des commissions bien moins
importantes. Sa dépense fut taxée à neuf oboles par jour, sur le rapport de
Scipion Nasica , qui, dans cette occasion, se déclara sans aucun ménagement
l'ennemi de Tibérius, parce qu'il possédait une grande partie de ces terres
domaniales et qu'il lui en coûtait beaucoup d'être forcé de s'en dessaisir.
XV. La haine des riches contre le tribun ne faisait qu'enflammer davantage le
peuple. Un des amis de Tibérius étant mort subitement, il parut sur son corps
des taches suspectes. La multitude, ne doutant pas qu'il n'eût été empoisonné,
courut à son convoi en poussant de grands cris; et, s'étant chargée de son
lit funèbre, se répandit autour du bûcher. Le soupçon de son empoisonnement
se confirma lorsqu'on vit son cadavre crever et rendre une si grande quantité
d'humeurs corrompues, que le feu en fut éteint. On voulut inutilement le
rallumer: le bûcher ne s'enflamma qu'après qu'on l'eut transporté dans un
autre endroit; et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'on parvint à lui faire
prendre feu. Tibérius, pour irriter davantage le peuple, prit un habit de
deuil; et , ayant conduit ses enfants sur la place publique, il supplia le
peuple de les prendre sous sa protection, eux et leur mère, parce qu'il désespérait
lui-même de son salut.
XVI. Cependant Attalus Philopator, roi de Pergame, étant mort, et Eudème le
Pergaménien ayant apporté à Rome le testament de ce prince, qui instituait le
peuple roman son héritier, Tibérius, qui cherchait toujours à flatter la
multitude, proposa sur-le-champ, par une nouvelle loi, que l'argent de la
succession d'Attalus qu'on avait apporté à Rome, fût partagé entre les
citoyens à qui il était échu des terres par le sort, afin qu'ils pussent se
fournir d'instruments aratoires et faire les premières avances de la culture.
Il ajoutait que la destination des villes qui avaient appartenu à ce prince n'était
pas de la compétence du sénat, et qu'il en ferait lui-même le rapport à
l'assemblée du peuple. Cette loi blessa singulièrement ce premier corps de l'état.
Un sénateur, nommé Pompéius , dit qu'étant voisin de Tibérius il savait très
certainement qu'Eudème de Pergame lui avait apporté la robe de pourpre et le
diadème du roi, comme devant un jour régner à Rome. Quintus Métellus lui
reprocha qu'il tenait une conduite bien différente de celle de son père :
lorsque celui-ci était censeur et qu'il revenait de souper en ville, tous les
citoyens éteignaient leurs lumières, de peur qu il ne les soupçonnât d'avoir
trop prolongé leurs repas et leurs amusements; et lui, il se faisait éclairer
la nuit par les hommes les plus misérables et les plus séditieux.
XVII. Titus Annius, homme peu honnête et peu sage, mais qui, dans la dispute,
embarrassait tout le monde par ses questions et par ses reparties, proposa un
compromis à Tibérius, dans le cas où il lui prouverait qu'il avait imprimé
une note d'infamie à son collègue, dont les lois rendaient la personne sacrée
et inviolable. Cette provocation ayant causé quelque mouvement, Tibérius
s'avance, assemble le peuple et ordonne qu'on amène Annius pour lui faire son
procès. Celui-ci, qui se sentait trop inférieur à Tibérius en dignité et en
éloquence, a recours à ses subtilités ordinaires et demande à Tibérius
qu'avant que l'accusation commence, il veuille bien répondre à une question
fort simple. Tibérius lui ayant permis de l'interroger, il se fait un profond
silence; et Annius prenant la parole: « Si vous vouliez, lui dit-il, me déshonorer
et me couvrir d'infamie, et que j'appelasse à mon secours un de vos collègues;
que ce collègue se levât pour prendre ma défense, irrité de cette démarche,
le feriez-vous déposer de sa charge? » Cette question déconcerta tellement
Tibérius, que, quoiqu'il fût d'ailleurs l'homme du monde le plus prompt et le
plus hardi à parler, il n'eut rien à répondre et congédia l'assemblée.
XVIII. Mais comme il ne pouvait se dissimuler que de tous les actes de son
tribunat, c'était la destitution d'Octavius qui avait le plus offensé , non
seulement les nobles , mais le peuple même, qui regardait cette entreprise
comme l'avilissement et la ruine de la dignité tribunitienne, qui s'était
maintenue jusqu'alors dans tout son éclat, il prononça devant le peuple un
long discours, dont je crois à propos d'extraire ici quelques raisonnements,
pour faire connaître la force de son éloquence et son talent pour la
persuasion. « Un tribun, disait-il, est sans doute une personne sacrée et
inviolable , parce qu'il est , en quelque sorte, consacré au peuple, et chargé
de veiller à ses intérêts: mais si, oubliant cette destination, il se rend
injuste envers le peuple, s'il énerve sa puissance, s'il l'empêche de donner
ses suffrages, alors, infidèle au but de son institution , il se prive lui-même
des privilèges attachés à sa charge. Il faudrait donc souffrir qu'un tribun
abattît le Capitole, qu'il brûlât nos arsenaux? en commettant ces excès, ce
serait sans doute, un mauvais tribun; mais enfin il le serait. Mais quand il
veut détruire la puissance même du peuple, il cesse d'être tribun. Quelle
inconséquence étrange qu'un tribun pût, à son gré, faire traîner un consul
en prison ; et que le peuple n'eût pas le droit d'ôter au tribun une autorité
dont il abuse contre celui de qui il l'a reçue !
Le peuple nomme également et le consul et le tribun. La dignité royale, qui
renferme en elle la puissance de toutes les magistratures, est de plus consacrée
par des cérémonies augustes qui lui impriment un caractère divin. Cependant
Rome chassa Tarquin , qui usait injustement de son autorité ; et le crime d'un
seul fit détruire cette puissance qui était la plus ancienne parmi nous, et à
laquelle Rome même devait son origine. Qu'avons-nous de plus saint et de plus vénérable
dans notre ville, que ces vierges consacrées à la garde et à l'entretien du
feu immortel? Si pourtant quelqu'une d'elles viole son vœu de virginité, elle
est enterrée toute vive. Leur négligence dans le service des dieux leur fait
perdre cette inviolabilité qu'elles n'ont que pour servir les dieux. Il n'est
donc pas juste qu'un tribun qui offense le peuple conserve une franchise qu'il
ne reçoit que pour l'intérêt du peuple, puisqu'il détruit lui-même
l'autorité dont il tire toute la sienne. Si le choix du plus grand nombre des
tribus lui a justement conféré le tribunat, n'est-il pas plus juste qu'il en
soit dépouillé, lorsque toutes les tribus ont donné leur suffrage pour sa déposition?
Est-il rien de si sacré et de si invio-lable que les offrandes faites aux dieux
? Mais a-t-on jamais empêché le peuple de s'en servir, de les changer, de les
transporter à son gré d'un lieu à un autre? Pourquoi donc ne pourrait-il pas
faire du tribunat comme d'une de ces offrandes et le transférer d'une personne
à une autre? Une preuve certaine que cette magistrature n'est ni inviolable, ni
inamovible, c'est que souvent ceux qui en avaient été légitimement investis
ont demandé eux-mêmes à en être déchargés. » Tels furent les principaux
raisonnements sur lesquels Tibérius motiva sa justification.
XIX. Ses amis, voyant la ligue des nobles contre lui, et les menaces qu'ils ne
cessaient de lui faire, crurent qu'il importait à sa sûreté de demander un
second tribunat. Il recommença donc à flatter le peuple par des lois qui abrégeaient
les années du service militaire, qui permettaient d'appeler au peuple des
sentences de tous les tribunaux, qui joignaient aux sénateurs, chargés seuls
alors de tous les jugements, un pareil nombre de chevaliers ; qui
affaiblissaient de toutes manières la puissance du sénat: et en cela il
cherchait moins à procurer les véritables intérêts du peuple, qu'à
satisfaire son ressentiment et son obstination. Quand il recueillit les
suffrages sur les nouvelles lois, il s'aperçut que l'absence d'une partie du
peuple donnait la supériorité à ses adversaires. Alors ses partisans commencèrent
à dire des injures aux autres tribuns, afin de gagner du temps; enfin Tibérius
congédia l'assemblée et la remit au lendemain. Il se rendit sur la place
publique dans une contenance triste et abattue, et il supplia le peuple, les
larmes aux yeux, de veiller à sa sûreté , parce qu'il craignait que, dans la
nuit suivante, ses ennemis ne vinssent forcer sa maison et le massacrer. Ses
alarmes échauffèrent tellement le peuple, qu'un grand nombre de citoyens allèrent
lui servir de gardes et passer la nuit au tour de sa maison.
XX. Le lendemain, à la pointe du jour, celui qui avait la garde des poulets
sacrés, dont les Romains se servent pour la divination , les apporta sur la
place et leur jeta la nourriture ordinaire; mais il n'en sortit qu'un seul de la
cage, après que l'officier l'eut longtemps secouée; encore ne voulut-il pas
manger : il leva seulement l'aile gauche, étendit la cuisse et rentra dans la
cage. Ce présage sinistre en rappela à Tibérius un autre qu'il avait eu précédemment.
Il avait un casque magnifiquement orné et d'une beauté remarquable, dont il se
servait dans les combats; des serpents s'y étant glissés sans être aperçus,
y déposèrent leurs oeufs et les y firent éclore. Ce souvenir, lui fit
redouter davantage le présage des poulets ; il sortit cependant pour monter au
Capitole, lorsqu'il sut que le peuple s'y était assemblé. En passant le seuil
de sa porte, il se heurta si rudement, que l'ongle du gros doigt du pied se
fendit et que le sang coula à travers le soulier. II n'eut pas fait quelques
pas dans la rue, qu'il vit, à sa gauche, sur un toit, des corbeaux qui se
battaient; et quoiqu'il fût accompagné d'une foule nombreuse, une pierre poussée
par un de ces oiseaux vint tomber à ses pieds: cet accident arrêta les plus
hardis de ses partisans.
XXI. Mais Blossius de Cumes, qui se trouvait dans cette foule, lui représenta
que ce serait une faiblesse honteuse que Tibérius, fils de Gracchus, petit-fils
de Scipion l'Africain et magistrat du peuple romain, refusât, par la crainte
d'un corbeau, de se rendre à l'invitation de ses concitoyens; que ses ennemis
ne le railleraient pas de cette faiblesse honteuse, mais qu'ils le diffameraient
auprès du peuple, comme un tyran qui insultait à la dignité publique. Dans le
même temps il reçut du Capitole plusieurs messages de ses amis, qui le
pressaient de s'y rendre, en l'assurant que tout allait bien pour lui. On lui
fit en effet l'accueil le plus flatteur; dès qu'il parut, il fut reçu avec les
acclamations les plus affectueuses ; et quand il monta au Capitole, on lui
prodigua les témoignages du plus grand zèle et l'on veilla à ce que personne
ne l'approchât , qui ne fût bien connu. Mucius ayant commencé à prendre les
suffrages , on ne put rien faire de ce qui était d'usage dans ces occasions;
tant les derniers excitaient de tumulte, en se poussant tour à tour et se mêlant
confusément les uns avec les autres , dans les efforts qu'ils faisaient pour pénétrer
!
XXII. Dans ce moment, le sénateur Flavius Flaccus, étant monté sur un lieu
d'où il pouvait être vu de toute l'assemblée, comme il lui était impossible
de se faire entendre, fit signe de la main qu'il avait quelque chose à dire en
particulier à Tibérius. Celui-ci ordonna au peuple de lui ouvrir le passage;
et Flavius , qui eut bien de la peine à l'approcher, lui déclara que, dans
l'assemblée du sénat, les riches n'ayant pu attirer le consul à leur parti,
avaient formé le dessein de le tuer eux-mêmes, et qu'ils avaient auprès d'eux
, pour cet effet , un grand nombre de leurs amis et de leurs esclaves tous armés.
Tibérius ayant fait part de cet avis à ceux qui l'environnaient, ils
ceignirent aussitôt leurs robes, brisèrent les demi-piques avec lesquelles les
licteurs écartaient la foule et en prirent les tronçons, pour se défendre
contre ceux qui viendraient les assaillir. Ceux à qui leur éloignement n'avait
pas permis d'entendre Tibérius, surpris de tout ce qu'ils voyaient, en
demandaient la cause. Alors Tibérius porta la main à sa tête, pour faire
connaître par ce geste, à ceux qui ne pouvaient pas l'entendre, le danger qui
le menaçait.
XXIII. Ses ennemis n'eurent pas plus tôt vu ce geste, que, courant, au sénat,
ils annoncèrent que Tibérius demandait le diadème; et ils en donnèrent pour
preuve le mouvement qu'il avait fait de porter la main à sa tête. Cette
nouvelle causa l'émotion la plus vive dans le sénat. Scipion Nasica requit le
consul d'aller au secours de Rome et d'abattre le tyran. Le consul lui répondit
avec douceur qu'il ne donnerait pas l'exemple d'employer la violence, et qu'il
ne ferait périr aucun citoyen qui n'aurait pas été jugé dans les formes. «
Si le peuple ajouta-t-il , ou gagné ou forcé par Tibérius , rend quelque
ordonnance qui soit contraire aux lois , je ne la ratifierai pas. » Alors
Nasica s'élançant de sa place : « Puisque le premier magistrat, s'écria-t-il,
trahit la république, que ceux qui veulent aller au secours des lois me suivent
! » En disant ces mots, il se couvre le tête d'un pan de sa robe et marche au
Capitole. Tous ceux dont il est suivi, s'enveloppant le bras de leur robe,
poussent tous ceux qui se trouvent devant eux, sans que personne leur oppose la
moindre résistance : frappés de la dignité de ces personnages, ils prennent
la fuite et se renversent les uns sur les autres. Les gens de la suite de ces sénateurs
étaient armés de massues et de gros bâtons qu'ils avaient pris dans leurs
maisons; et leurs maîtres, saisissant les débris et les pieds des bancs que la
foule avait rompus dans sa fuite, montaient vers Tibérius , en frappant tous
ceux qui lui faisaient un rempart de leur corps; il y en eut plusieurs de tués,
et tous les autres prirent la fuite.
XXIV. Tibérius, ayant pris lui-même le parti de s'enfuir, fut saisi par sa
robe; il la laissa entre les mains de celui qui le retenait; et comme il fuyait
en simple tunique, il fit un faux pas et tomba sur ceux qui étaient renversés
devant lui. Dans le moment où il se relevait, un de ses collègues , Publius
Saturéius , le frappa le premier sur la tête, au vu de tout le monde, avec le
pied d'un banc; le second coup lui fut porté par Lucius Rufus , qui s'en vanta
depuis comme d'une belle action. Parmi les autres partisans de Tibérius , il y
en eut plus de trois cents qui furent assommés à coups de bâtons et de
pierres. Les historiens assurent que ce fut la première sédition à Rome,
depuis l'expulsion des rois, qui eût fini par le meurtre et le sang des
citoyens: toutes les autres, quoique graves dans leurs motifs et dans leurs
effets, s'étaient apaisées par l'abandon que les deux partis faisaient réciproquement
de leurs prétentions : les nobles, parce qu'ils craignaient le peuple ; et le
peuple, parce qu'il respectait le sénat. Dans celle-ci même il paraît que si
l'on eût employé la douceur avec Tibérius, il n'aurait pas eu de peine à céder
; il l'aurait fait même plus facilement, si l'on ne fût pas venu l'attaquer à
force ouverte et les armes à la main; car il n'avait pas autour de lui plus de
trois mille hommes.
XXV. Mais il paraît que cette conspiration contre Tibérius fut moins l'effet
des prétextes qu'on allégua, que du ressentiment et de la haine des riches.
Rien ne le prouve plus que les outrages et les cruautés qu'on exerça sur son
corps. On ne voulut jamais accorder aux prières de son frère la permission de
l'enlever pour l'enterrer la nuit; et il fut jeté dans le Tibre avec les autres
morts. Ils ne bornèrent pas même là leur vengeance: de ses amis, les uns
furent condamnés au bannissement sans aucune forme de procès, et on mit à
mort tous ceux qu'on pût arrêter. De ce nombre fut le rhéteur Diophanes. Un
certain Caïus Billius périt enfermé dans un tonneau avec des serpents et des
vipères. Blossius de Cumes, mené devant les consuls, qui l'interrogèrent sur
ce qui s'était passé, avoua qu'il avait exactement suivi tous les ordres de
Tibérius. «Mais, lui dit Nasica, s'il vous eût ordonné d'incendier le
Capitole? - Jamais , répondit Blossius, Tibérius ne m'eût donné un pareil
ordre. » D'autres sénateurs lui ayant fait plusieurs fois la même
question : « Si Tibérius me l'eût ordonné , j'aurais cru devoir le faire,
parce qu'il ne m'aurait pas donné cet ordre, s'il n'eût été utile au
peuple. » II échappa à ce danger, et se retira, quelque temps après, à la
cour d'Aristonicus; mais lorsqu'il vit les affaires de ce prince perdues sans
ressource , il se donna lui-même la mort .
XXVI. Le sénat, pour apaiser le mécontentement du peuple, ne s'opposa plus au
partage des terres et lui permit de nommer un autre commissaire à la place de
Tibérius : les suffrages tombèrent sur Publius Crassus, allié des Gracques ,
dont la fille Licinia avait épousé Caïus. Il est vrai que, suivant Cornélius
Népos, Caïus Gracchus était marié, non à la fille de Crassus, mais à celle
de Brutus, celui qui avait triomphé des Lusitaniens ; mais le sentiment que
j'ai adopté a été suivi par le plus grand nombre des historiens. Cependant le
peuple, toujours aigri de la mort de Tibérius, paraissait n'attendre que le
moment de le venger; déjà même il menaçait Nasica de le traduire en
jugement; et le ,sénat , qui craignit pour sa vie , lui donna, sans aucune nécessité,
une commission en Asie: car le peuple ne laissait passer aucune occasion de
faire éclater contre lui son ressentiment : partout où il le rencontrait, il
le poursuivait à grands cris, il le traitait de maudit, de tyran qui avait
souillé du sang d'un personnage sacré et inviolable le temple le plus saint et
le plus respecté de la ville. Nasica fut donc obligé de quitter l'Italie,
quoique, par sa qualité de grand pontife, il fût chargé des principaux
sacrifices. Il erra de côté et d'autre, dévoré de chagrin , et mourut peu de
temps après à Pergame.
XXVII. Au reste, il ne faut pas s'étonner de cette haine implacable que les
Romains avaient pour lui, puisque Scipion l'Africain, lui que les Romains
avaient aimé plus que personne et par les motifs les plus
justes, fut sur le point de perdre leur bienveillance, parce qu'en apprenant
devant Numance la mort de Tibérius, il dit à haute voix ce vers d'Homère.
Puisse périr ainsi qui voudra l'imiter!
Depuis, Caïus et Fulvius lui ayant demandé, dans l'assemblée du peuple, ce
qu'il pensait de la mort de Tibérius, il fit connaître par sa réponse qu'il
n'approuvait pas les lois de ce tribun. Aussi depuis ce temps-là fut-il souvent
interrompu par la multitude lorsqu'il parlait en public, ce qui ne lui était
jamais arrivé auparavant; et lui-même il se laissa aller à maltraiter le
peuple de paroles. Mais j'ai rapporté ces faits en détail dans la Vie de
Scipion.
CAIUS GRACCHUS.
XXVIII. Caïus Gracchus, dans les temps qui suivirent la mort de son frère,
soit par crainte de ses ennemis , soit par désir d'attirer sur eux la haine du
peuple, ne parut plus sur la place publique et vécut retiré dans son intérieur,
comme s'il eût pris la résolution de passer le reste de sa vie dans l'état
d'abaissement où il se trouvait: il fit croire par-là à quelques personnes
qu'il blâmait, qu'il avait même en horreur la conduite de son frère. Il était
encore dans sa grande jeunesse ; car il avait neuf ans de moins que Tibérius,
qui, à sa mort, n'avait pas encore atteint l'âge de trente ans . Mais dans la
suite il fit peu à peu connaître son caractère et ses mœurs, et il parut très
éloigné de l'oisiveté, de la mollesse, de la débauche et de l'amour des
richesses; on vit qu'il exerçait les dispositions qu'il avait à l'éloquence
comme des ailes pour s'élever au gouvernement, et l'on jugea qu'il ne se
livrerait pas à une vie oisive et inutile.
XXIX. II défendit dans les tribunaux un de ses amis, nommé Vettius; et le
peuple fut si ravi de l'entendre, que les transports de sa joie tenaient de
l'enthousiasme et de la fureur. Il est vrai que, dans cette occasion, les autres
orateurs ne parurent que des enfants auprès de Caïus. Ce début inspira de la
crainte aux riches , qui se concertèrent entre eux pour l'empêcher de parvenir
au tribunat. Il arriva qu'il fut nommé par le sort pour aller en Sardaigne en
qualité de questeur avec le consul Oreste. Cette commission fit plaisir à ses
ennemis, et ne déplut pas à Caïus. Né avec des talents pour la guerre, également
exercé au métier des armes et à l'éloquence, n'envisageant d'ailleurs
qu'avec horreur l'administration des affaires et la tribune, il fut charmé
d'avoir dans ce voyage un moyen de résister au désir du peuple et de ses amis,
qui l'appelaient au gouvernement. C'est une opinion presque générale, qu'il était
plus ardent démagogue que son frère, et qu'il recherchait, avec plus
d'ambition que lui, la faveur populaire. Mais cette opinion n'est pas fondée;
et il paraît que ce fut par nécessité plutôt que par choix qu'il se jeta
dans l'administration. Cicéron lui-même raconte que, pendant qu'il fuyait
toute espèce de charges, et qu'il avait pris la résolution de vivre tranquille
loin des affaires, son frère lui apparut en songe et lui dit : « Pourquoi, Caïus,
différer si longtemps? tu ne saurais éviter ton sort. Les destins nous ont
marqué à tous deux une même vie et une même mort; elles doivent être
consacrées à l'utilité du peuple. »
XXX. Caïus, arrivé en Sardaigne, y donna les plus grandes marques de valeur,
et se montra supérieur à tous les autres jeunes gens par son courage contre
les ennemis, par sa justice envers ses inférieurs, par son affection et son
respect pour son général; il surpassa même ceux qui étaient plus âgés que
lui par sa tempérance, sa simplicité et son amour pour le travail. L'hiver
rigoureux et malsain qu'on éprouva cette année en Sardaigne ayant obligé le
consul Oreste de demander, aux villes de son gouvernement, des vêtements pour
ses soldats, elles députèrent à Rome pour solliciter la décharge de cette
contribution: leur demande fut accueillie du sénat, qui enjoignit au consul de
se pourvoir ailleurs d'habillements pour ses troupes. Le général ne sachant où
en prendre et les soldats souffrant beaucoup de la rigueur du froid , Caïus
alla de ville en ville et détermina les habitants à venir au secours des
soldats et à leur envoyer des habits. La nouvelle de ce succès, apportée à
Rome, parut comme l'essai et le prélude de Caïus pour gagner la faveur
populaire, et le sénat en fut alarmé.
XXXI. Dans le même temps il arriva d'Afrique des ambassadeurs du roi Micipsa,
qui venaient faire part au sénat d'un envoi de blé que ce prince avait fait en
Sardaigne au général romain, par considération pour Caïus Gracchus. Les sénateurs,
de dépit, chassèrent les ambassadeurs et ordonnèrent que les troupes qui
servaient en Sardaigne seraient relevées; mais que le consul Oreste serait
continué dans le commandement; car il ne doutaient pas que Caïus n'y restât
aussi pour exercer la questure. Mais, à la première nouvelle de ce décret, n'écoutant
que sa colère, il s'embarqua et parut à Rome, contre l'attente de tout le
monde. Ses ennemis lui en firent un crime, et le peuple lui-même trouva fort
extraordinaire qu'un questeur eût quitté l'armée avant son général. Cité
devant les censeurs, il demanda à se défendre et changea tellement les
dispositions de ceux qui l'écoutaient, qu'il fut absous, et qu'il n'y eut
personne qui ne sortît de l'audience persuadé qu'on lui avait fait la plus
grande injustice. II dit aux censeurs qu'obligé seulement par les lois à dix
campagnes, il en avait fait douze; qu'il était resté trois ans questeur auprès
de son général, tandis que la loi lui permettait de se retirer après un an de
service. « Je suis le seul de toute cette armée, ajouta-t-il, qui étant parti
de Rome ma bourse pleine, l'ai rapportée vide; et tous les autres, après avoir
vidé leurs amphores , les ont rapportées pleines d'or et d'argent. »
XXXII. On lui suscita depuis plusieurs autres procès; on l'accusa d'avoir fait
révolter les alliés, d'avoir trempé dans la conspiration découverte à Frégelles:
mais il se justifia de ces accusations, jusqu'à détruire tout soupçon; et,
plein de confiance en la pureté de sa conduite, il se mit sur les rangs pour le
tribunat, sans être arrêté par l'opposition que tous les nobles firent éclater
contre lui. Mais il vint de toute l'Italie une multitude de citoyens pour
prendre part à son élection; et l'affluence fut telle dans Rome, qu'un très
grand nombre n'y put trouver de logement. Le champ de Mars même ne pouvant
contenir cette foule immense, plusieurs donnèrent leur voix de dessus les toits
des maisons. Tout ce que les nobles, par leurs intrigues, purent arracher au
peuple et rabattre des espérances de Caïus, c'est qu'au lieu d'être déclaré
premier tribun, comme il s'y attendait, il ne fut nommé que le quatrième. Mais
il n'eut pas plus tôt prix possession de sa charge, qu'il fut réellement le
premier, et par la force de son éloquence, qui effaçait celle de tous ses collègues,
et par la confiance que lui donnait l'accident funeste de son frère, dont il déplorait
la mort devant le peuple. Il l'y ramenait en toute occasion; il le faisait
ressouvenir de tout ce qui s'était passé, et opposait à la conduite du sénat
celle de leurs ancêtres. « Vos pères, disait-il, déclarèrent la guerre aux
Falisques, pour avoir insulté le tribun du peuple Génucius; ils condamnèrent
à mort Caïus Véturius, parce qu'un tribun traversant la place publique, il
avait refusé seul de se ranger devant lui: et ces hommes ont sous vos yeux mêmes
assommé Tibérius à coups de bâtons; son corps a été traîné du Capitole
dans les rues de la ville et jeté dans le Tibre. Tous ceux de ses amis qu'on a
pu arrêter ont été mis à mort sans aucune formalité de justice; cependant
c'est une des plus anciennes lois de Rome, que lorsqu'un citoyen, accusé d'un
crime capital, ne se présente pas au jugement, un officier public aille, dès
le matin, à la porte de sa maison, le sommer, à son de trompe, de comparaître;
et les juges ne vont jamais aux opinions que cette formalité n'ait été
remplie; tant nos ancêtres portaient loin les précautions et les formes
conservatrices de la vie des citoyens ! »
XXXIII. Caïus, dont la voix forte et étendue se faisait aisément entendre de
toute la multitude, ayant ému le peuple par ces discours, propose deux lois,
dont l'une portait que tout magistrat déposé par le peuple ne pourrait plus
exercer d'autre charge; la seconde, qu'un magistrat qui aurait banni un citoyen
sans observer les formalités ordinaires de la justice serait traduit en
jugement devant le peuple. La première de ces deux lois dégradait ouvertement
Marcus Octavius, que Tibérius avait fait déposer du tribunat; et la seconde
frappait directement sur Popilius, qui, dans sa préture, avait banni les amis
de Tibérius : aussi, sans attendre l'issue du jugement, Popilius s'exila de
l'Italie. Pour l'autre loi, Caïus lui-même la révoqua et en donna pour motif:
sa condescendance aux prières de sa mère Cornélie, qui lui avait demandé la
grâce d'Octavius. Le peuple approuva avec joie cette révocation, par égard
pour Cornélie , qu'il n'honorait pas moins par rapport à ses enfants qu'à
cause de Scipion son père; et, lorsque dans la suite il lui éleva une statue
de bronze, il y mit cette inscription: Cornélie, mère des Gracques. On cite
plusieurs mots remarquables que Caïus dit publiquement et avec emphase d'un de
ses ennemis, au sujet de sa mère: « Oses-tu biens médire de Cornélie , de la
mère de Tibérius ? » Et comme ce calomniateur était décrié pour un vice
infâme: « Sur quel fondement, lui dit-il , as-tu l'audace de te comparer à
Cornélie? as-tu enfanté comme elle? Cependant tous les Romains savent qu'elle
a été plus longtemps sans mari que toi, tout homme que tu es. » Tel était le
sel piquant de ses discours, et je pourrais en extraire de ses écrits plusieurs
du même genre.
XXXIV. Des lois qu'il proposa ensuite pour augmenter le pouvoir du peuple et
affaiblir celui du sénat , l'une avait pour objet l'établissement de colonies
et la distribution, aux pauvres citoyens qu'on y enverrait, des terres
domaniales. La seconde était en faveur des soldats; elle ordonnait qu'ils
fussent habillés aux frais du trésor public, sans que pour cela leur solde fût
diminuée; elle ajoutait qu'aucun citoyen ne serait enrôlé avant qu'il eût
dix-sept ans accomplis. La troisième regardait les alliés, et donnait à tout
le peuple de l' Italie le même droit de suffrage qu'aux citoyens de Rome. La
quatrième fixait à un bas prix le blé qu'on distribuerait aux citoyens
pauvres. La cinquième enfin, relative aux tribunaux, diminuait beaucoup en
cette partie l'autorité des sénateurs. Chargés seuls du jugement de toutes
les affaires, ils se faisaient redouter du peuple et des chevaliers. La loi de
Caïus ajoutait, aux trois cents sénateurs qui occupaient alors tous les
tribunaux, autant de chevaliers romains, et attribuait indistinctement à ces
six cents juges la connaissance de tous les procès. En proposant cette loi, il
eut soin d'observer toutes les formalités nécessaires; mais, au lieu que les
orateurs , avant lui, lorsqu'ils parlaient devant le peuple, se tournaient vers
le sénat et vers le lieu des comices, lui, au contraire, commença à se
tourner vers la place publique, qui était du côté opposé, et conserva depuis
cet usage : ainsi, par un léger changement de situation et de direction de ses
regards, il produisit un très grand effet ; et d'aristocratique qu'était le
gouvernement, il le rendit, en quelque sorte, démocratique , en faisant voir
aux orateurs que c'était au peuple et non au sénat , qu'ils devaient adresser
la parole.
XXXV. Le peuple, non content de donner la sanction à cette dernière loi, lui
conféra le droit de choisir lui seul les chevaliers romains qui seraient admis
au nombre des juges, droit qui l'investit d'une autorité presque monarchique:
aussi le sénat l'admit à ses délibérations et lui demanda souvent son avis.
Il est vrai qu'il ne lui donnait jamais que des conseils convenables à la
dignité de cet ordre. Tel fut le décret, aussi honorable que juste, qu'il
proposa au sujet du blé que le propréteur Fabius avait envoyé d'Espagne : il
détermina le sénat à faire vendre ce blé, à en renvoyer le prix aux villes
de cette province, et à réprimander Fabius de ce qu'il rendait par ses
exactions la puissance romaine odieuse et insupportable aux pays qu'il
gouvernait. ce décret lui mérita les applaudissements et la bienveillance des
provinces. Il fit aussi des lois pour le rétablissement de plusieurs colonies,
pour la construction de grands chemins et de greniers publics.
Il se chargea de diriger en chef toutes ces entreprises , et, loin de succomber
à tant et de si grands travaux , il les fit exécuter avec une incroyable célérité,
et mit à chacun autant de soin que si c'eût été le seul dont il eut la
conduite: ceux même qui le haïssaient ou qui le craignaient le plus étaient
étonnés de son intelligence et de son activité.
XXXVI. Le peuple ne pouvait se lasser de l'admirer, en le voyant sans cesse
entouré d'entrepreneurs, d'artistes, d'ambassadeurs, de magistrats, de soldats,
de gens de lettres; leur parler avec douceur, sans rien perdre de sa dignité
dans ses conversations familières, où il savait si bien s'accommoder au caractère
de chacun d'eux, que ceux qui l'accusaient d'être violent, emporté,
insupportable dans ses manières, étaient convaincus de la plus insigne
calomnie; tant sa popularité éclatait dans le commerce ordinaire et dans les
actions communes de la vie, bien plus encore que dans les discours qu'il prononçait
du haut de la tribune! L'entreprise qu'il suivit avec le plus d'ardeur, ce fut
la construction des grands chemins; il y réunit à la commodité la beauté et
la grâce. Il les faisait tirer en ligne droite à travers les terres, et paver
de grandes pierres de taille qu'on liait avec des tas de sable battu comme du
ciment. Quand il se rencontrait des fondrières et des ravins formés par des
torrents ou des eaux stagnantes, il les faisait combler ou couvrir de ponts; ce
qui mettait les deux côtés du chemin à une hauteur égale et parallèle, et
rendait tout l'ouvrage parfaitement uni et agréable à la vue. Il fit aussi
mesurer tous les chemins par des intervalles égaux, que les Latins appellent
milles; et chaque mille, qui fait un peu moins de huit stades, était marqué
par une colonne de pierre qui en indiquait le nombre. II plaça, de chaque côté
du chemin et à des distances plus rapprochées, d'autres pierres, qui donnaient
aux voyageurs la facilité de monter à cheval sans le secours de personne.
XXXVII. Comme il vit que le peuple le comblait de louanges pour tous ces travaux
et paraissait disposé à lui donner toutes les preuves de bienveillance qu'il
pourrait désirer, il dit un jour, dans une de ses harangues publiques, qu'il
avait à demander au peuple une seule grâce, dont l'obtention lui tiendrait
lieu de tout, et dont le refus n'exciterait de sa part aucune plainte. Tout le
monde crut qu'il allait demander le consulat; on imagina même qu'il voulait le
réunir avec la charge de tribun: mais le jour des comices consulaires, au
milieu de l'attente générale , il parut au champ de Mars ; menant Fannius par
la main, et, secondé de tous ses amis , il sollicita pour lui le consulat.
Cette brigue emporta la grande pluralité des suffrages; Fannius fut élu
consul, et Caïus nommé tribun du peuple pour la seconde fois, sans l'avoir ni
sollicité ni demandé, et par le seul effet de l'affection du peuple. Mais,
voyant que le sénat ne dissimulait plus sa haine contre lui, que le consul
Fannius lui-même se refroidissait à son égard, il rechercha de nouveau, par
d'autres lois, la faveur du peuple: il proposa d'envoyer des colonies à Tarente
et à Capoue, et d'étendre à tous les peuples latins le droit de bourgeoisie.
XXXVIII. Le sénat , craignant qu'il n'acquît enfin un pouvoir qui le rendrait
invincible, essaya un moyen nouveau, et jusqu'alors sans exemple, de détourner
la faveur du peuple: ce fut de flatter à son tour la multitude et de chercher
à lui complaire dans les choses même les moins justes. Parmi les collègues de
Caïus était Livius Drusus , qui, par la bonté de son naturel et l'excellente
éducation qu'il avait reçue, n'était inférieur à aucun des Romains, et qui,
par son éloquence et par ses richesses, pouvait le disputer aux plus puissants
et aux plus estimés d'entre eux. Les principaux de Rome, s'adressant à lui, le
conjurent de s'opposer à Caius et de s'unir avec eux contre lui, non en
cherchant à forcer l'inclination du peuple ou en résistant à ses volontés,
mais en employant toute l'autorité de sa charge à lui complaire, à lui
accorder des choses dont le refus aurait pu attirer la haine à celui qui
l'aurait fait, mais eût été bien plus honorable pour lui. Livius, abandonnant
donc au sénat l'exercice de son tribunat, fit des lois qui, sans offrir aucun
motif d'honnêteté et d'utilité, n'avaient d'autre but que de surpasser Caïus
en complaisance et en flatterie pour le peuple, comme dans les comédies les poètes
rivalisent entre eux à qui divertira le mieux le spectateur.
XXXIX. Cette conduite fit voir évidemment que le sénat était irrité, non
contre les lois de Caïus, mais contre sa personne, et qu'il voulait ou le faire
périr, ou le réduire à un état de faiblesse dont ils n'eussent rien à
craindre. Caïus avait proposé l'établissement de deux colonies, qu'il
composait des citoyens les plus honnêtes, et les sénateurs l'avaient accusé
de vouloir corrompre le peuple: Livius ordonna d'en établir douze, chacune de
trois mille citoyens indigents, et les sénateurs appuyèrent sa loi. Caïus
avait assujetti à une rente annuelle pour le trésor public les terres distribuées
aux citoyens pauvres, et le sénat en avait pris sujet de le haïr, comme
corrupteur de la multitude: Livius déchargea les terres de cette imposition, et
le sénat lui en sut gré. Caïus avait accordé le droit de citoyen à tous les
peuples du nom Latin, et cette concession avait déplu au sénat: Livius défendit
qu'on frappât de verges tout soldat Latin, et sa loi fut vivement soutenue par
le sénat. Aussi Livius, toutes les fois qu'il haranguait le peuple, avant de
proposer ses lois, disait-il qu'elles avaient l'approbation du sénat, qui
n'avait rien tant à cœur que l'intérêt du peuple. Le seul avantage qui en résulta,
c'est que le peuple devint plus doux envers le sénat; qu'à cette haine
ancienne qui rendait tous les nobles suspects à la multitude, Livius fit succéder
des sentiments de modération, qu'il éteignit toute son animosité et lui
persuada que c'était par les conseils du sénat qu'il proposait toutes ces lois
, dont le seul but était de complaire au peuple et de le satisfaire. Ce qui
donnait surtout à la multitude la plus grande confiance dans l'affection et
dans la probité de Drusus, c'est qu'il n'était jamais pour rien dans ses lois
et qu'il n'en retirait aucun avantage. Il nommait toujours d'autres commissaires
que lui pour l'établissement des colonies, et il ne voulut jamais se charger de
l'emploi des deniers publics; au lieu que Caïus s'attribuait la plupart et les
plus importantes de ces commissions.
XL. Rubrius, un des tribuns du peuple, ayant proposé par une loi le rétablissement
de Carthage ruinée par Scipion, et cette commission étant échue par le sort
à Caïus , il s'embarqua pour conduire cette nouvelle colonie en Afrique.
Drusus, profitant de son absence, s'éleva plus ouvertement contre lui et
s'attacha davantage à gagner le peuple, surtout par ses déclamations contre
Fulvius, ami intime de Caïus , et nommé commissaire avec lui pour le partage
des terres. C'était un esprit inquiet, mortellement haï du sénat et suspect même
au parti contraire, parce qu'il passait pour pratiquer les alliés du peuple
romain et exciter secrètement à la révolte les peuples de l'Italie. Ces soupçons
n'étaient fondés sur aucune preuve certaine, ni même sur aucun indice; mais
ils acquéraient de la vraisemblance par la conduite de Fulvius, qui ne prenait
jamais de parti raisonnable et qui se montrait toujours l'ennemi de la paix. Ce
fut la principale cause de la perte de Caïus; il partagea la haine qu'on
portait à Fulvius; et lorsque Scipion l'Africain fut trouvé mort dans son lit,
sans aucune cause apparente d'une fin si subite, les traces de coups qu'on aperçut
sur son corps, suite de la violence qu'on avait exercée sur lui, comme je 1'ai
dit dans sa Vie, en firent accuser Fulvius, qui s'était déclaré l'ennemi de
Scipion, et qui, ce, jour-là même, l'avait insulté dans la tribune. Caïus
lui-même ne fut pas à l'abri de tout soupçon. Un attentat si horrible, commis
sur le premier et le plus grand des Romains, ne fut point vengé, et l'on ne fit
aucune recherche pour en découvrir les auteurs. Le peuple s'y opposa et arrêta
toute poursuite, de peur que les informations ne donnassent des preuves contre
Caïus; mais cette mort était arrivée quelque temps auparavant.
XLI. Caïus était encore en Afrique, occupé du rétablissement de Carthage,
qu'il avait nommée Junonia, lorsque les dieux lui envoyèrent plusieurs signes
funestes pour le détourner de cette entreprise. La pique de la première
enseigne fut brisée par l'effort d'un vent impétueux et par la résistance même
que fit l'officier pour la retenir. Cet ouragan dispersa les entrailles des
victimes qu'on avait déjà posées, sur l'autel et les transporta hors des
palissades qui formaient l'enceinte de la nouvelle ville. Des loups vinrent
arracher ces palissades et les emportèrent fort loin. Malgré ces présages, Caïus
eut ordonné et réglé en soixante-dix jours tout ce qui concernait l'établissement
de cette colonies après quoi il s'embarqua pour Rome, où il avait appris que
Fulvius était vivement pressé par Drusus et que les affaires exigeaient sa présence.
Lucius Opimius, homme très attaché à l'oligarchie et puissant dans le sénat,
qui, l'année précédente, avait été écarté du consulat par la brigue que
Caïus avait faite pour Fannius; Opimius , dis-je, soutenu cette année par une
faction nombreuse, ne pouvait manquer de l'obtenir; et l'on ne doutait qu'une
pas fois consul, il ne renversât Caïus, dont la puissance commençait à
s'affaiblir, parce que le peuple, environné de gens qui ne s'étudiaient qu'à
lui plaire et dont le sénat approuvait toujours les propositions, le peuple,
dis-je, était rassasié de ces lois populaires.
XLII. Caïus, à peine rentré dans Rome, quitta la maison qu'il avait sur le
mont Palatin pour aller prendre, au-dessous de la place, un logement qui annonçait
plus de popularité, parce qu'il était dans un quartier habité par des
citoyens pauvres et obscurs. II propose ensuite le reste de ses lois, résolu de
les faire ratifier par les suffrages du peuple. Comme il se rassemblait autour
de lui une foule nombreuse, le sénat engagea le consul à renvoyer tous ceux
qui n'étaient pas naturels Romains. Cet ordre, aussi étrange qu'inusité, par
lequel il était défendu à tous les alliés et amis du peuple romain de se
trouver dans la ville pendant un certain nombre de jours, ayant été publié à
son de trompe, Caïus fit afficher une protestation contre la défense du
consul, dans laquelle il promettait aux alliés protection et secours, s'ils
voulaient rester dans Rome: mais il ne fit rien pour eux; car, ayant vu un de
ses amis et de ses hôtes traîné en prison par les licteurs du consul, il ne
prit point sa défense et passa outre, soit qu'il craignît de faire connaître,
par une tentative inutile, l'affaiblissement de son pouvoir, soit, comme il le
disait lui-même, qu'il ne voulût pas donner à ses ennemis le prétexte qu'ils
cherchaient de prendre les armes et d'en venir à des voies de fait. II eut
cependant, à l'occasion suivante, une dispute avec ses collègues. On devait
donner au peuple un combat de gladiateurs sur la place publique; et la plupart
des magistrats avaient fait dresser, autour de la place, des échafauds qu'ils
voulaient louer. Caïus leur ordonna de les ôter, afin que les citoyens eussent
les places libres pour voir le spectacle sans payer. Aucun des magistrats
n'ayant obéi à cet ordre, Caïus attendit à la veille des jeu; et, pendant la
nuit, ayant pris avec lui tous les ouvriers dont il pouvait disposer, il fit
enlever ces échafauds; et le lendemain il montra au peuple la place vide, d'où
il pourrait voir les jeux à son aise. Cette action lui donna, dans le peuple,
la réputation d'un homme de courage: mais ses collègues en furent offensés et
le regardèrent comme un esprit audacieux et emporté. On croit même qu'elle
lui fit manquer un troisième tribunat: non qu'il n'eût obtenu la pluralité
des suffrages, mais on prétend que les autres tribuns en firent un rapport
infidèle et faux ; mais le fait ne fut pas avéré dans le temps.
XLIII. Caïus ne sut pas supporter ce refus avec modération; et, voyant ses
ennemis rire ouvertement de l'affront qu'il recevait, il leur dit, avec une
arrogance déplacée, que c'était de leur part un ris sardonien, faute de
sentir de quelles ténèbres ses lois les couvraient. Opimius, nommé consul,
commença l'exercice de sa charge par abroger plusieurs des lois de Caïus et
par faire des recherches sur l'établissement de la colonie de Carthage. On
cherchait à l'irriter, afin que par ses emportements il donnât lieu à
quelqu'un de le tuer. Il montra d'abord assez de patience; mais enfin ses amis,
et surtout Fulvius, l'aigrirent tellement , qu'il rassembla de nouveau assez de
monde pour tenir tête au consul. Sa mère, dit-on, entra dans ce projet séditieux
et soudoya secrètement un certain nombre d'étrangers, qu'elle envoya à Rome,
déguisés en moissonneurs: on trouve ce fait obscurément énoncé dans les
lettres qu'elle écrivait à son fils. D'autres, au contraire, assurent que ce
fut contre le gré de sa mère qu'il se rengagea dans cette lutte politique. Le
jour qu'Opimius devait casser les lois de Caïus, les deux partis occupèrent le
Capitole dès le matins ; après que le consul eut fait son sacrifice, un de ses
licteurs, qui portait les entrailles des victimes, nommé Quintus Antyllius, dit
à Fulvius et à ses partisans: « Faites place aux honnêtes gens, méchants
citoyens que vous êtes! » Quelques historiens prétendent qu'en disant ces
mots, il leur montra son bras nu, avec un geste malhonnête et insultant. A
l'instant même Antyllius fut tué sur la place à coups de poinçons, qu'on
avait faits exprès pour cet usage. Ce meurtre jeta le trouble parmi le peuple;
mais les chefs des deux partis en furent différemment affectés. Caïus en eut
un véritable chagrin, et reprocha avec aigreur à ceux qui l'environnaient
d'avoir donné à leurs ennemis, contre eux-mêmes, un prétexte qu'ils
cherchaient depuis longtemps. Opimius saisit avec complaisance l'occasion qui se
présentait; il en prit plus de confiance et excita le peuple à la vengeance:
mais il survint une pluie qui les sépara.
XL1V. Le lendemain, à la pointe du jour, le consul assembla le sénat; et,
pendant qu'on délibérait dans la salle, des gens disposés pour cela mirent
sur un lit funèbre le corps d'Antyllius et le portèrent à travers la place
jusqu'au sénat, en poussant de grands cris et des gémissements affectés.
Opimius était instruit de tout ; mais il feignait de l'ignorer et en témoignait
de l'étonnement. Les sénateurs étant sortis pour prendre connaissance du
fait, et voyant ce lit posé au milieu de la place, quelques uns d'entre eux en
parurent vivement tou-chés, comme d'un malheur qu'on ne pouvait trop déplorer.
Mais cette vue ralluma la haine du peuple contre les nobles, qui, après avoir
tué de leurs propres mains, dans le Capitole, Tibérius Gracchus, avaient fait
jeter son corps dans le Tibre; et lorsque Antyllius, un misérable licteur, qui
pouvait bien ne pas mériter la mort, mais qui du moins n'y avait que trop donné
lieu par son imprudence , était exposé sur la place, le sénat du peuple
romain environnait son lit funèbre, l'arrosait de ses larmes, honorait de sa présence
le convoi d'un simple mercenaire; et cela, pour se ménager une occasion de
faire périr le seul des protecteurs du peuple qui restât encore.
XLV. Le sénat étant rentré chargea par un décret le consul Opimius
d'employer tout ce qu'il avait de pouvoir à maintenir la sûreté publique, et
à exterminer les tyrans. D'après ce décret, le consul ordonna aux sénateurs
d'aller prendre leurs armes, et aux chevaliers d'amener, le lendemain matin,
chacun deux domestiques armés. Fulvius, de son côté, se prépara à la défense,
et rassembla autour de lui une foule nombreuse. Caïus, en se retirant de la
place, s'arrêta devant la statue de son père; et, après l'avoir longtemps
considérée sans proférer une seule parole, il s'en alla en versant des larmes
et poussant de profonds soupirs. Le peuple, témoin de sa douleur, en fut
vivement touché; et, se reprochant les uns aux autres leur lâcheté
d'abandonner, de trahir un homme si dévoué à leur intérêt, ils le
suivirent, et passèrent la nuit devant sa maison, qu'ils gardèrent avec bien
plus de soin que ceux qui veillaient auprès de Fulvius. Ceux-ci ne firent. que
boire, que pousser des cris de joie, et tenir dans la débauche les propos les
plus audacieux; Fulvius lui-même, qui le premier s'était plongé dans
l'ivresse, se permit des discours et des actions indignes de son âge et de son
rang. Au contraire, ceux de Caïus gardaient un profond silence, comme dans une
calamité publique; ils songeaient aux suites que pouvaient avoir ces premières
démarches, et se relevaient tour à tour pour prendre quelque repos.
XLVI. Le lendemain, à la pointe du jour, on eut bien de la peine à réveiller
Fulvius , que l'ivresse avait plongé dans un sommeil profond: toute sa suite
s'arma des dépouilles qu'il avait dans sa maison, et qui venaient de la
victoire qu'il avait remportée sur les Gaulois l'année de son consulat ; elle
se mit en marche en poussant de grands cris et faisant beaucoup de menaces, afin
d'aller s'emparer du mont Aventin. Caïus ne voulut point s'armer; il sortit
avec sa toge, comme il allait ordinairement sur la place, sans autre précaution
que de porter un petit poignard. Il était sur le seuil de sa porte, lorsque sa
femme l'arrêta et se jeta à ses genoux, en le prenant d'une main, et tenant de
l'autre son fils encore enfant. « Mon cher Caïus, lui dit-elle, je ne te vois
point partir aujourd'hui, pour aller à la tribune des harangues y proposer des
décrets, comme tribun et comme législateur. Tu ne vas pas à une guerre
glorieuse, qui pourrait, il est vrai , me priver de mon époux, mais qui me
laisserait du moins un deuil honorable. C'est aux meurtriers de Tibérius que tu
vas te livrer; et tu y vas sans armes , dans la disposition vertueuse de tout
souffrir plutôt que de te porter à aucun acte de violence. Tu périras , et ta
mort ne sera d'aucune utilité pour ta patrie. Déjà le parti des méchants
triomphe; déjà c'est la violence et le fer qui décident de tout dans les
tribunaux. Si ton frère fût mort devant Numance, on eût, par une trêve,
obtenu son corps pour lui rendre les honneurs de la sépulture. Et moi, peut-être,
je serai réduite à aller, sur les bords d'un fleuve ou d'une mer, leur
redemander ton corps, que les eaux auront longtemps couvert : car, après le
massacre de Tibérius, quelle confiance peut-on avoir dans les lois et dans les
dieux eux-mêmes ?
XLVII. Pendant que Licinia exprimait ainsi ses tristes plaintes, Caïus se tira
doucement d'entre ses mains , et sortit en silence avec ses amis. Sa femme, en
voulant le retenir par sa robe, tomba sur le seuil de la porte, et y resta
longtemps étendue sans mouvement et sans voix. Ses enclaves vinrent enfin
l'enlever; et, la voyant privée de connaissance, ils la portèrent chez son frère
Crassus. Quand Fulvius eut rassemblé tous ceux de son parti, il envoya sur la
place, par le conseil de Caïus, le plus jeune de ses fils, avec un caducée à
la main. Ce jeune homme était d'une beauté ravissante, plus intéressant alors
par sa contenance modeste, par la rougeur qui couvrait son front, et par les
pleurs dont son visage était baigné; il fit au sénat et au consul des
propositions d'accommodement. La plupart des sénateurs n'étaient pas éloignés
de les accepter; mais Opimius leur représenta que ce n'était point par des hérauts
que des citoyens coupables devaient traiter avec le sénat. « Il faut,
ajouta-t-il , qu'ils descendent de leur montagne et viennent en personne subir
leur jugement, et, en se livrant à la discrétion du sénat, désarmer sa juste
colère. » Il défendit au jeune Fulvius de revenir, à moins que ce ne fût
pour accepter ces conditions. Caïus, dit-on, voulait aller au sénat, pour
l'amener à des sentiments de paix; mais personne n'y ayant consenti , Fulvius
envoya une seconde fois son fils aux sénateurs, pour leur faire les mêmes
propositions. Opimius, qui ne demandait qu'à combattre, fit sur-le-champ arrêter
le jeune homme; et, l'ayant remis à des gardes, il marcha contre Fulvius avec
une infanterie nombreuse, et un corps d'archers crétois qui tirèrent sur les
factieux, et, après en avoir blessé plusieurs, mirent les autres en désordre
et les obligèrent de prendre la fuite. Fulvius se jeta dans un bain public qui
était abandonné, où il fut découvert peu de temps après , et massacré avec
l'aîné de ses enfants.
XLVIII. Caïus ne fut vu, par personne les armes à la main : vive ment affligé
de tout ce désordre, il s'était retiré dans le temple de Diane, résolu de se
donner la mort; mais il en fut empêché par ses deux amis les plus fidèles,
Pomponius et Licinius, qui lui arrachèrent le poignard des mains, et lui
conseillèrent de prendre la fuite. Alors s étant mis, dit-on , à genoux , il
tendit les mains vers la déesse, et la pria de punir par une servitude perpétuelle
cette ingratitude et cette trahison des Romains, qui l'avaient presque tous
abandonné dès l'instant que l'amnistie avait été publiée. Caïus avait pris
la fuite; mais il fut atteint près du pont de bois par quelques uns de ses
ennemis. Ses deux amis le forcèrent de prendre les devants; et, s'étant tournés
contre ceux qui le poursuivaient, ils tinrent ferme à la tête du pont, et
combattirent avec tant de courage, que personne ne put passer jusqu'au moment où
ils tombèrent morts sur la place. Caïus avait pour compagnon de sa fuite un
enclave nommé Philocrate : tous les autres l'encourageaient, comme s'il eût été
question de disputer le prix des jeux ; mais personne ne lui donnait du secours,
et ne lui présentait un cheval , quoiqu'il le demandât avec instance ; car les
ennemis les suivaient de très près. Il les devança néanmoins un peu, et il
eut le temps de se jeter dans un bois consacré aux Furies, où il reçut la
mort de la main de son esclave Philocrate, qui se la donna ensuite lui-même.
Quelques historiens racontent qu'ils furent arrêtés tous deux en vie, et que
l'esclave serra si étroitement son maître dans ses bras, qu'on ne put porter
aucun coup à Caïus avant que son enclave eût péri des blessures qu'il avait
reçues.
XLIX. On dit qu'un homme, qu'on ne nomme pas, coupa la tête de Caïus , et
qu'il la portait au consul, lorsqu'elle lui fut enlevée par un ami d'Opimius,
nommé Septimuléius, parce qu'avant le combat le consul avait fait une
proclamation dans laquelle il promettait, à quiconque apporterait les têtes de
Caïus et de Fulvius , leur pesant d'or. Septimuléius apporta au consul celle
de Caïus au bout d'une pique : on prit des balances, et elle se trouva peser
dix-sept livres huit onces. Septimuléius, non content de s'être souillé d'un
crime, avait encore commis la fraude d'en ôter la cervelle, et de faire couler
dans le crâne du plomb fondu. Ceux qui avaient apporté la tête de Fulvius
n'eurent aucune récompense, parce que c'étaient des gens d'une condition
obscure. Les corps de Fulvius et de Caïus, et ceux de tous leurs partisans qui
avaient été tués, au nombre de trois mille, furent jetés dans le Tibre, et
leurs biens confisqués au trésor public; on défendit à leurs femmes d'en
porter le deuil, et Licinia fut en outre privée de sa dot. Les ennemis de Caïus
, par la plus cruelle inhumanité, firent périr le plus jeune des fils de
Fulvius, qu'ils avaient arrêté avant le combat, qui n'avait point pris les
armes, ne s'était point mêlé parmi les combattants, et n'avait été envoyé
vers le consul que pour offrir un accommodement.
L. Mais ce qui offensa , ce qui affligea bien plus le peuple que tous ces actes
de cruauté, c'est qu'Opimius eût élevé un temple à la Concorde. C'était
s'enorgueillir et tirer vanité de ce qu'il venait de faire, et regarder, en
quelque sorte , comme un sujet de triomphe le meurtre de tant de citoyens.
Aussi, la nuit qui suivit la dédicace de ce temple, on écrivit ce vers
au-dessous de l'inscription :
La fureur éleva ce temple à la Concorde.
Opimius fut le premier Romain qui porta dans le consulat toute l'autorité de la
dictature, en faisant mourir, sans aucune des formalités de la justice, trois
mille citoyens, et avec eux Caïus Gracchus et Fulvius : l'un , personnage
consulaire, honoré du triomphe; l'autre, jeune encore, et supérieur à tous
ceux de son âge par sa gloire et par sa vertu. Mais Opimius finit lui-même par
prévariquer: envoyé en ambassade vers Jugurtha, il se laissa corrompre à prix
d'argent; et, condamné pour ce crime par la sentence la plus flétrissante, il
vieillit dans l'ignominie, objet de la haine et du mépris du peuple, que la
cruauté de ce consul avait jeté dans l'abattement et dans la consternation.
LI. Mais le peuple ne tarda pas à faire connaître tout le regret que lui
causait la mort des Gracques ; il leur fit faire des statues qui furent exposées
publiquement ; il consacra les lieux où ils avaient péri, et il allait y
porter les prémices des fruits de chaque saison. Un grand nombre même d'entre
eux y offraient chaque jour des sacrifices, et s'y acquittaient des mêmes
devoirs religieux que dans les temples. Leur mère, Cornélie , supporta son
malheur avec beaucoup de courage et de grandeur d'âme; elle dit , en parlant
des édifices sacrés qu'on avait construits sur les lieux mêmes où ils
avaient été tués : « Ils ont les tombeaux qu'ils méritent. » Elle vécut
le reste de ses jours dans une maison de campagne qu'elle avait près du mont
Misène, sans rien changer à sa manière ordinaire de vivre. Comme elle avait
un grand nombre d'amis, et que sa table était ouverte aux étrangers, elle
avait toujours auprès d'elle beaucoup de Grecs et de gens de lettres; les rois
même lui envoyaient et recevaient d'elle des présents. Ceux qu'elle admettait
dans sa maison étaient charmés de l'entendre raconter la vie et les actions de
Scipion l'Africain, son père; mais ils étaient ravis d'admiration lorsque,
sans témoigner aucun regret, sans verser une larme, elle rappelait tout ce que
ses deux fils avaient fait, tout ce qu'ils avaient souffert, comme si elle
parlait de quelques personnages anciens qui lui auraient été étrangers.
Plusieurs de ceux qui 1'entendaient croyaient que la vieillesse lui avait
affaibli l'esprit, ou que la grandeur de ses maux lui en avait été le
sentiment; mais ils manquaient plutôt eux-mêmes de sens, de ne pas savoir
combien un heureux naturel et une bonne éducation donnent de ressources à
l'homme pour surmonter ses chagrins; et d'ignorer que si la vertu heureuse est
souvent vaincue par la fortune, elle ne perd pas dans l'adversité le courage de
supporter ses malheurs.