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DIODORE DE SICILE

Fragments du livre XXXIV

II. Les affaires de la Sicile ayant prospéré soixante ans de suite, après la ruine des Carthaginois, cette île vit naître la guerre qu’on appela servile, ou des esclaves, et dont voici l’origine. Les Siciliens ayant amassé de grandes richesses à la faveur de la longue paix dont ils jouissaient, avaient acheté un grand nombre d’esclaves ; et les particuliers les faisant venir d’un marché où on les tenait tous ensemble, les marquaient d’un fer chaud pour les distinguer. On en faisait des bergers, s’ils étaient bien jeunes, et on employait les autres à d’autres services. Mais on les traitait tous avec une extrême dureté, et à peine leur donnait-on le nécessaire pour la nourriture ou pour l’habillement. Il arriva de là qu’une partie d’entr’eux s’adonna au vol ou au pillage, et le pays se remplissait de brigands et d’assassins. Les commandants dans les provinces entreprirent d’abord d’apporter quelque remède à ce désordre. Mais comme on n’osait pas en faire une punition exemplaire, en considération des maîtres auxquels ces malfaiteurs appartenaient ; ces commandants semblaient conniver à se brigandage : car comme la plupart des maîtres de ces esclaves étaient des chevaliers romains, juges eux-mêmes des intendants des provinces, ils étaient formidables pour ces intendants. Il arriva de-là que les esclaves opprimés et sujet à des flagellations fréquentes, résolurent entr’eux de se soustraire à ces vexations. Ainsi cherchant les occasions de s’assembler, ils conférèrent assez longtemps entr’eux des moyens de secouer le joug de leur servitude, avant que de mettre comme ils le firent enfin, leur projet à exécution. Il y avait parmi eux un Syrien de nation, né dans la ville d’Apamée, magicien de profession, et fabricateur de prodiges, qui appartenait à Antigène citoyen d’Enna. Il se donnait pour un homme qui avait le don de voir l’avenir dans les songes, et il avait déjà imposé à un assez grand nombre de gens, par la prérogative qu’il s’attribuait en cette matière. Partant de cette imposture pour aller plus loin, il prétendit bientôt que les dieux lui apparaissaient dans le jour même, qu’il s’entretenait avec eux tout éveillé qu’il fût, et qu’ils lui révélaient l’avenir. Or quoiqu’il ne débitât que les rêveries qui se présentaient à chaque fois à son esprit, le hasard fit que quelques-unes de ses prédictions se trouvèrent véritables. Ainsi personne ne relevant les fausses, et tout le monde faisant valoir celles que le hasard vérifiait, la réputation de ce faux prophète s’accrut prodigieusement. Dans la suite même il s’avisa de faire sortir de sa bouche des flammes artificielles, ou des étincelles qu’il accompagnait de gestes et de contorsions de fanatique, quand il avait quelque prédiction à faire ; de sorte qu’on ne doutait plus qu’il ne fût inspiré par Apollon même ! Quoiqu’au fond tous ses prestiges ne consistassent qu’à insinuer dans sa bouche des noyaux ou des coquilles de noix remplies de matière inflammable. Avant même que de lever l’étendard de la révolte, il avait dit à beaucoup de gens et à son maître même, que la déesse de Syrie lui était apparue, et lui avait prédit qu’il serait roi. Comme on tournait cette prédiction en risée, Antigène son maître se divertissait lui-même de l’extravagance de son esclave, le menait avec lui aux repas où il était invité ; et là on demandait à Eunus, car c’était le nom de cet insensé, comment il traiterait dans le temps de sa royauté, chacun de ceux qui se trouvaient à table avec lui. Il répondait sans se déconcerter à toutes les questions : déclarant sur tout qu’il serait doux et humain, surtout à l’égard de ceux qui avaient été ses maîtres. Par se semblables propos et d’autres encore plus impertinents, il faisait rire tous les convives. En plusieurs maisons, on lui faisait présent de ce qu’on enlevait de plus exquis de dessus de la table, en le priant de ne pas oublier ses anciens amis, lorsqu’il serait monté sur le trône. Mais enfin toutes ces extravagances aboutirent à l’accomplissement réel de sa prophétie, et il fit exactement étant roi tous les présents qu’il avait promis à ceux qui ne lui avaient demandé que par risée et pour se moquer de lui. Or voici quelle fut la cause actuelle et immédiate de cet événement extraordinaire. Un citoyen d’Enna, nommé Dampphile, que ses richesses avaient enorgueilli et rendu barbare, traitait ses esclaves avec une sévérité cruelle, et sa femme, nommée Mégallis animait encore son mari, et lui suggérait tous les jours de nouvelles inhumanités. Les esclaves poussés à bout et désespérés, en vinrent à conclure entr’eux de se défaire de leurs maîtres. Ils s’adressent d’abord à Eunus, et lui demandent comme à un homme inspiré, si les dieux autoriseront la vengeance qu’ils méditent. Eunus contrefaisant d’abord l’enthousiasme suivant la coutume, leur répondit que les dieux contentaient à leur entreprise, et il leur conseilla de plus d’en hâter l’exécution : ils s’assemblent aussitôt au nombre de quatre cents, et sous la conduite d’Eunus qui mettait en usage son vomissement de flammes, ils entrent dans la ville d’Enna. Là pénétrant dans les maisons, ils y font un massacre effroyable, sans épargner les enfants qu’ils arrachent du sein de leur mère pour les jeter contre terre ; mais il est impossible de faire le détail des affronts honteux ou sanglants qu’ils firent à toutes les femmes en présence même de leurs maris, soutenus qu’ils furent bientôt par les autres esclaves établis et logeant dans les maisons particulières ; et qui après le massacre de leurs maîtres, se joignirent à ceux qui étaient venus de dehors, et ne firent qu’un corps avec eux. Cependant Eunus apprenant que son maître Damophile s’était retiré à la campagne avec sa femme, il envoya là une escouade de ses gens avec ordre d’amener le mari et la femme les mains liées derrière le dos, et qu’on ferait marcher en les frappant comme des animaux : mais en ménageant avec beaucoup d’attention leur fille, qui avait toujours plaint les esclaves des mauvais traitements qu’on leur faisait essuyer, et qui leur avait procuré tous les soulagements qui étaient à sa disposition : réserve qui marquerait que la révolte actuelle n’était point une sédition aveugle et tumultueuse, mais un juste châtiment des cruautés de leurs maîtres. Arrivés dans la ville, ils firent monter Damophile et sa femme Mégallis sur le théâtre public, où tous les révoltés s’étaient donné rendez-vous. À Damophile qui avait préparé sa défense, commençait à gagner une partie des assistants. Mais Hermias et Zeuxis le traitèrent d’extravagant, et sans attendre que le public prononçât sa sentence, le premier lui enfonça son épée dans le corps, et le second lui emprta la tête d’un coup de hache. Aussitôt Eunus est déclaré roi par la voix publique : non qu’il eût donné des preuves particulières de courage, ni qu’il eût jamais eu de commandement à la guerre, mais uniquement à cause de son enthousiasme prétendu, et parce qu’il se trouvait le chef de la révolte actuelle et présente. Outre cela son nom seul prétendait quelque chose de favorable et de bon augure pour ceux qui se soumettaient à ses ordres. Etabli donc souverain arbitre de toutes choses par les révoltés, il fit mourir d’abord tous les citoyens d’Enna qui avaient été pris vivants, à l’exception de ceux dont la profession était de fabriquer des armes ; et d’ailleurs ceux-ci furent attachés à leur ouvrage comme des esclaves. A l’égard de Megallis elle fut livrée à ses esclaves, filles, pour en prendre la vengeance qu’il leur plairait. Après lui avoir fait souffrir plusieurs sortes de tourments, elles la jetèrent du haut en bas d’un précipice. Eunus de son côté, fit mourir ses deux maîtres Antigène et Python, après qu’il eût pris le diadème et les autres ornements royaux. Il déclara reine en même temps Syra sa femme qui était de même nation que lui, et il se forma un conseil de ceux de ses compagnons qui lui parurent les plus intelligents. Il y en avait un nommé Achaeus, et Achéen de nation, homme de bon conseil, et expéditif dans l’exécution. Au bout de trois jours de temps il eut plus de dix mille hommes, munis de toute espèce d’armes que le hasard leur avait fournies, et il en rassembla d’autres armés de haches, de frondes, de faux, de bâtons brûlés par le bout, de broches mêmes de cuisine, et qui l’aidèrent à ravager toute la campagne des environs. Enfin ayant ramassé une infinité d’esclaves ou de gens sans aveu, il osa attaquer des commandants d’armée et les Romains mêmes : de sorte qu’ayant rencontré plus d’une fois des détachements qui se trouvaient moins forts que lui, il avait eu réellement l’avantage. En un mot il parvint à se voir à la tête de dix mille hommes de troupes réglées. D’un autre côté cependant un certain Cléon de Cilicie, entreprit aussi de former une armée d’esclaves révoltés ; cette nouvelle sédition fit concevoir l’espérance que ces deux partis s’attaquant l’un l’autre, et se ruinant réciproquement, délivreraient la Sicile du fléau cruel dont elle se voyait alors infestée. Mais par un événement tout contraire, ces deux bandes de séditieux s’unirent ensemble ; Cléon se soumit pleinement à l’autorité d’Eunus, et le regardant comme roi, il lui offrit les cinq mille hommes qu’il amenait à son service, et qu’il ne commanderait que comme son lieutenant. A peine s’était-il passé un mois depuis cette seconde révolte, que le commandant romain Lucius Hypsaeus arriva de Rome, et se mettant à la tête de huit mille Siciliens, il attaqua les révoltés, qui étant au nombre de vingt mille, remportèrent sur lui une victoire complète. Mais bientôt après cette victoire, ces vingt mille hommes s’augmentèrent, et parvinrent jusqu’au nombre de deux cents mille : de sorte qu’entre plusieurs rencontres qu’il y eut entre les Romains et eux, ce furent eux qui eurent beaucoup plus de fois l’avantage. Le bruit d’un pareil succès étant parvenu jusqu’à Rome, y donna lieu à un complot qui se forma d’abord entre cent cinquante esclaves. Il y en eut un bien plus grand nombre dans l’Attique, où une pareille sédition assembla plus de mille hommes à Délos ou en d’autres lieux ; mais la vigilance des magistrats et la promptitude des châtiments arrêta bientôt le progrès d’une si dangereuse révolte. L’on ramena même à la raison par de sages remontrances plusieurs de ceux qui s’étaient laissé emporter d’abord par cet espèce de fanatisme. Mais le mal augmentait de plus en plus dans la Sicile ; les rebelles y emportaient les villes, en faisaient prisonniers tous les habitants, et détruisaient même des armées entières : jusqu’à ce qu’enfin le général romain Rupilius, eût repris Tauromène, après avoir amené les assiégés aux derniers excès de la famine, et les avoir réduits à manger d’abord leurs propres enfants, ensuite leurs femmes, et enfin à se manger les uns les autres. Il se saisit là de Camanus frère du capitaine Cléon, lorsqu’il croyait s’échapper par une porte : enfin le Syrien Sarapion lui ayant livré la ville en traître, tous ces esclaves tombèrent au pouvoir du commandant romain qui les assiégeait, et qui les ayant entre les mains les fit passer par toutes sortes de supplices avant que de les précipiter du haut en bas du rocher. Marchant de là vers Enna, il réduisit cette seconde place aux mêmes extrémités que la précédente, et lui ôta toute espérance de salut : Cléon qui avait fait une vigoureuse sortie fut tué de la main même de Rupilius à la fin d’un combat qu’il avait soutenu héroïquement. Le vainqueur fit exposer son corps, et voyant que la ville était imprenable de vive force, il trouva moyen de s’en rendre maître par la fraude. Eunus prenant avec lui six cents de ces assassins se retira avec eux par crainte et par lâcheté sur un roc inaccessible. Mais ses camarades qui furent instruits des approches de Rupilius qui venait à eux, ne trouvèrent d’autre ressource que de s’égorger réciproquement les uns les autres : pour Eunus ce roi de théâtre et cet inventeur de prestige grossiers, après avoir cherché honteusement à se cacher dans quelques cavernes souteraines, il en fut tiré avec quatre autres, son cuisinier, son patissier, celui qui le frottait dans le bain et le plaisant de profession qui le divertissait à la table : jeté enfin dans une prison à Morgantine, il périt dévoré par la vermine dont il fut couvert. Rupilius parcourant enfin avec un corps d’élite toute la Sicile, la délivra de ces bandits en moins de temps qu’on aurait cru. Du reste le ridicule aventurier Eunus s’était donné le surnom d’Antiochus, et avait fait prendre aux misérables qui le suivaient celui de Syriens.