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APPIEN (repris dans mon site)
IX. Tel était l'état
des choses, lorsque Tiberius Sempronius Gracchus, citoyen noble, animé de la
plus noble ambition, singulièrement distingué par son éloquence, et, à tous
ces titres, le plus renommé de tous les Romains, étant arrivé au tribunat,
fit un discours solennel touchant la situation des peuples de l'Italie.
Il représenta que c'étaient eux qui rendaient le plus de services dans les armées
; qu'ils tenaient aux habitants de Rome par les liens de sang ; que néanmoins
ils étaient sur le point de périr de misère et d'être anéantis par la dépopulation,
sans que leur sort parût avoir nulle amélioration à attendre. D'un autre côté
il jeta des regards d'animadversion sur les esclaves ; il parla de leur inutilité
militaire, de leur perpétuelle infidélité envers leurs maîtres ; il exposa
ce que venaient d'éprouver tout récemment, en Sicile, les propriétaires de
cette contrée de la part de leurs esclaves, dont le nombre s'était grandement
accru à l'ombre des travaux rustiques ; il rapporta que la guerre que les
Romains avaient été obligés de porter dans cette île contre ces rebelles
n'avait été ni facile, ni expéditive, mais qu'elle avait traîné en
longueur, et même que les succès y avaient été mêlés de beaucoup de
revers. A la faveur de ce discours, il proposa le renouvellement de la loi qui réglait
que nul citoyen ne pourrait posséder au-delà de cinq cents arpents de terre ;
il ajouta à ses anciennes dispositions que les enfants des propriétaires
pourraient posséder la moitié de cette mesure ; et que trois citoyens,
alternant chaque année, seraient nommés pour distribuer aux citoyens pauvres
les terres dont la récupération serait opérée par la loi.
X. Ce fut ce dernier article de la loi qui excita principalement le mécontentement et l'animosité des riches. Ils ne pouvaient plus espérer tourner la loi comme auparavant, puisque l'exécution en était confiée à trois commissaires, et que, d'un autre côté, il leur était défendu d'acquérir ; car Gracchus y avait pourvu par la prohibition de toute espèce de vente. Aussi les voyait-on de toutes parts se réunir en particulier, se répandre en doléances, représenter aux citoyens pauvres qu'ils avaient arrosé leurs propriétés de leur propres sueurs ; qu'ils en avaient planté les arbres, construit les édifices; qu'ils avaient payé à quelques-uns de leurs voisins des prix d'acquisition qu'on leur allait enlever avec la terre achetée. Les uns disaient que leurs pères étaient inhumés dans leurs domaines; les autres, que leurs propriétés toutes patrimoniales n'étaient qu'un lot de succession entre leurs mains. Ceux-ci alléguaient que leurs fonds de terre avaient été payés avec les dots de leurs femmes, et que l'hypothèque dotale de leurs enfants reposait dessus. Ceux-là montraient les dettes qu'ils avaient contractées en devenant propriétaires. De tous les côtés on n'entendait que plaintes de cette nature, que clameurs mêlées d'indignation. Les citoyens pauvres répondaient à toutes ces doléances, que de leur ancienne aisance ils étaient tombés dans une extrême misère ; que cette détresse les empêchait de faire des enfants, faute d'avoir de quoi les nourrir ; ils alléguaient que les terres conquises avaient été le fruit de leurs expéditions militaires ; ils s'indignaient de se trouver privés de leur proportion dans ces propriétés ; en même temps ils reprochaient aux riches d'avoir préféré à des hommes de condition libre, à leurs concitoyens, à ceux qui avaient l'honneur de porter les armes, des esclaves, engeance toujours infidèle, toujours ennemie de ses maîtres, et par cette raison exclue du service militaire. Tandis qu'à Rome tout retentissait ainsi de plaintes et de reproches, les mêmes scènes s'offraient dans toutes les colonies romaines, dans toutes les villes, qui jouissaient du droit de cité. Partout la multitude, qui prétendait avoir un droit de communauté sur les terres conquises, était en scission ouverte avec les propriétaires, qui craignaient d'être spoliés. Les uns et les autres, forts de leur nombre, s'exaspéraient, provoquaient des séditions continuelles, en attendant le jour où la loi devait être présentée ; bien décidés, les uns à ne consentir d'aucune manière qu'elle fût sanctionnée, les autres à tout mettre en oeuvre pour la faire passer. Ils s'évertuèrent et se piquèrent d'émulation dans leurs intérêts respectifs, et chacun se prépara des deux côtés pour le jour des comices.
XI. Quant à
Gracchus, il avait principalement en vue d'augmenter non l'aisance, mais la
population des citoyens romains. C'était là le point d'utilité le plus
important de son entreprise ; et comme rien ne pouvait plus hautement ni plus
puissamment intéresser l'Italie, il ne pensait pas qu'il y rencontrerait des
obstacles.
Le jour donc où la loi devait être soumise aux suffrages étant arrivé, il
prononça, avant toute chose, un long discours où étaient développés
plusieurs motifs en faveur de la loi. Il demanda aux uns s'il n'était pas juste
que des biens communs subissent une répartition commune. Il demanda aux autres
s'ils n'avaient pas, dans tous les temps, plus à attendre des liens qui les
unissaient à un concitoyen, qu'ils n'avaient à espérer d'un esclave. Aux uns
il demanda si celui qui servait dans les armées de la république n'était pas
plus utile que celui qui en était exclu : aux autres, si celui qui était
personnellement intéressé au bien public, n'y était pas plus affectionné que
celui qui n'y avait point de part. Sans s'arrêter longtemps sur ces
comparaisons, comme peu susceptibles de controverse, il entra dans le détail
des espérances et des craintes que devait avoir la patrie ; il exposa que la
plus grande partie du territoire de la république était le fruit de la guerre,
et que la conquête du reste de l'univers était promise aux Romains ; que dans
ces circonstances, ils avaient sur toutes choses à réfléchir qu'ils étaient
placés entre l'espérance et la crainte, ou de conquérir le reste du monde par
l'accroissement de la population des plébéiens, ou de perdre par sa décadence,
ainsi que par la jalousie de leurs ennemis, les conquêtes déjà consommées;
il exalta la splendeur et la gloire de la première de ces perspectives; il exagéra
les craintes et les dangers à l'égard de la seconde ; il invita les citoyens
riches à considérer s'il ne convenait pas qu'à l'aspect de ces brillantes espérances
de la patrie, ils consentissent à transmettre l'excédent de leurs propriétés
à ceux qui donneraient des enfants à la république, et que, dans
l'alternative d'un faible avantage et d'un très grand bien, ils donnassent la
préférence à ce dernier. Il leur fit en même temps envisager qu'ils seraient
suffisamment récompensés des soins qu'ils avaient donnés à leurs
possessions, par la propriété imprescriptible que la loi assurait à chacun,
à titre gratuit, de cinq cents arpents de terre, et de la moitié de cette
quantité à chacun des enfants de ceux qui étaient pères de famille. Gracchus
ayant par ce discours échauffé l'énergie des citoyens pauvres, et de tous
ceux des autres citoyens qui étaient plus accessibles à la force de la raison
qu'à l'amour de la propriété, ordonna au greffier de lire la loi.
XII. Alors un des collègues de Gracchus, le tribun Marcus Octavius, qui s'était laissé gagner par les citoyens riches, ordonna, de son côté, au greffier de garder le silence. Or, chez les Romains, le tribun qui interposait son veto contre la loi proposée en arrêtait absolument l'émission. Gracchus, après avoir éclaté en reproches contre son collègue, ajourna l'assemblée au lendemain. Il s'entoura d'un appareil militaire important, dans la vue de forcer Octavius à se contraindre malgré lui. Il ordonna au greffier d'un ton menaçant de lire la loi à l'assemblée ; et le greffier se mit à lire. Mais Octavius lui ordonna de nouveau de se taire, et il obéit. Un combat de propos et d'invectives réciproques s'engagea soudain entre les tribuns. Le tumulte qui s'y mêla ne permettant point de mettre la loi en délibération, les grands conseillèrent aux tribuns de référer de leurs différends au sénat. Gracchus adopta cette proposition. Il ne doutait pas que les plus sensés d'entre les sénateurs ne fussent disposés en faveur de la loi. Il se rendit donc au sénat ; mais dans cette assemblée où l'on était moins nombreux que dans le Forum, les riches l'attaquèrent de manière qu'il se retira du sénat, et revint à l'assemblée du peuple, où il annonça que le lendemain on voterait sur la loi, ainsi que sur la question de savoir si un tribun qui, comme Octavius, se montrait l'ennemi des plébéiens, devait conserver ses fonctions. Les choses effectivement se passèrent de la sorte. Octavius, que rien ne pouvait intimider, renouvela son opposition à la loi ; et Gracchus fit alors, avant toute chose, délibérer sur son compte. Après qu'on eut recueilli les suffrages de la première tribu, qui vota la destitution d'Octavius, Gracchus se tourna de son côté et l'invita à se départir de son opposition. Sur son refus, on continua à recueillir les suffrages. Les tribus étaient alors au nombre de trente-cinq. Les dix-sept premières, dans leur animosité contre Octavius, avaient été unanimes ; et les suffrages de la dix-huitième devaient emporter la décision. Gracchus, encore une fois, se tournant du côté de son collègue, à la vue de l'assemblée, lui représenta l'extrême danger qui le menaçait ; il le pria avec instance de cesser de mettre obstacle à la loi la plus sacrée, et en même temps la plus importante pour toute l'Italie ; de ne pas contrarier plus longtemps l'intérêt qu'y attachait le peuple, à la cause duquel sa qualité de tribun lui faisait d'ailleurs un devoir de céder, et de ne pas braver la condamnation qui allait le dépouiller de sa magistrature. En terminant ce discours, Gracchus prit les dieux à témoin que c'était à contre-coeur qu'il provoquait le déshonneur d'un citoyen, son collègue ; mais Octavius demeura inébranlable ; et l'on continua de prendre les voix. A l'instant même, le décret du peuple fit rentrer le tribun dans la condition d'homme privé; et il s'échappa clandestinement de l'assemblée.
XIII. Quintus Mummius fut élu pour le remplacer et la loi agraire sanctionnée. Afin d'en assurer l'exécution, on nomma d'abord Gracchus, de qui elle était l'ouvrage, son frère qui portait le même nom que lui, et Appius Claudius son beau-père ; car le peuple craignait que la loi ne fût encore un coup éludée, si l'on ne confiait le soin de l'exécuter à Gracchus et à toute sa famille. Ce tribun, triomphant dans son succès et comblé d'éloges par le peuple, non pas comme le fondateur d'une seule cité, non pas comme le père d'un seul peuple, mais comme le père de tous les peuples de l'Italie, fut reconduit en pompe à sa maison. Cela fait, ceux dont les suffrages avaient décidé la victoire en faveur de la loi s'en retournèrent dans leurs foyers rustiques qu'ils avaient quittés pour ce motif. Leurs adversaires, encore mécontents, restèrent à Rome, et divulguèrent qu'aussitôt que l'année du tribunat de Gracchus serait expirée, ils se garderaient bien de réélire celui qui avait attenté à une sainte, à une inviolable magistrature, et qui avait jeté au milieu de l'Italie tant de germes de sédition.
XIV. On était déjà
en été, et les élections pour le tribunat étaient prochaines. A mesure que
l'époque de ces élections s'avançait, les citoyens riches parurent avoir
manifestement agi pour que les suffrages fussent donnés de préférence à ceux
qui se montreraient les plus ardents ennemis de Gracchus.
Celui-ci, de son côté, à l'aspect du danger qui s'approchait, craignant pour
lui s'il n'était pas réélu tribun, fit inviter tous les citoyens des champs
à se rendre à Rome pour donner leurs voix ; mais ils n'en eurent pas le temps,
à cause des travaux de la saison. Pressé par le court intervalle qui devait s'écouler
de là au jour des comices, Gracchus eut recours aux plébéiens de la ville ;
il s'adressa à chacun d'eux tour à tour, les suppliant de le nommer tribun à
la prochaine élection, afin de le mettre à couvert des périls auxquels il s'était
exposé pour eux. Le jour des comices étant arrivé, les deux premières tribus
donnèrent leurs suffrages à Gracchus. Les riches réclamèrent ; ils prétendirent
que les lois ne permettaient pas que le même citoyen fût élu tribun deux fois
de suite.
Cependant le tribun Rubrius, à qui la présidence de ces comices était échue
par le sort, ne savait quel parti prendre sur cette question. Mummius, celui qui
avait été nommé tribun en remplacement d'Octavius, invita son collègue
Rubrius à lui céder la présidence, et il le fit. Les autres tribuns prétendirent
que la présidence devait être réglée par le sort, et que, puisque Rubrius,
à qui elle était d'abord échue, la quittait, le sort devait être de nouveau
tiré entre tous. Une très vive altercation s'étant élevée à ce sujet, et
Gracchus voyant qu'il avait le dessous, il renvoya l'élection au lendemain ; et
n'ayant plus aucune espérance, il prit les vêtements noirs, quoique encore
tribun. Il employa tout le reste de la journée à promener son fils dans le
Forum, à le présenter et à le recommander à tous ceux qu'ils rencontrait,
comme étant près lui-même de périr victime du ressentiment de ses ennemis.
XV. Ce discours
excitait parmi les citoyens pauvres une vive commisération, d'abord pour eux-mêmes,
parce qu'ils sentaient que désormais toute égalité de droit serait anéantie,
et qu'ils tomberaient nécessairement dans la dépendance des citoyens riches ;
ensuite pour Gracchus personnellement, parce qu'il ne s'était exposé que pour
leur avantage aux dangers qui le menaçaient. Aussi le reconduisirent-ils le
soir en foule jusqu'à sa maison en l'invitant à prendre courage pour le jour
suivant.
Gracchus reprit courage ; il réunit ses partisans de grand matin pendant qu'il
était nuit encore; et après être convenu avec eux d'un signal, dans le cas où
il faudrait en venir aux mains, il alla s'emparer du Capitole où devait se
faire l'élection, et il occupa le lieu qui devait former le centre de l'assemblée.
Pendant que les tribuns, ses collègues, lui cherchaient querelle d'un côté,
et que de l'autre les citoyens riches intriguaient pour lui enlever les
suffrages, il donna le signal convenu. Sur-le-champ ceux de son parti répondirent
à ce signal par une énorme vocifération, et aussitôt les voies de fait se
mirent de la partie. Un certain nombre de ses partisans l'entoura pour lui faire
un rempart de leurs corps, tandis que les autres, retroussant leurs robes,
s'emparant des verges qui étaient entre les mains des licteurs, et les mettant
en pièces à force de frapper à tort et à travers, chassèrent les citoyens
riches de l'assemblée avec tant de fracas, et chargés de tant de blessures,
que les tribuns épouvantés prirent la fuite, et que les prêtres fermèrent la
porte du temple. De toute part on courait, on se sauvait en désordre, on répandait
des bruits vagues, tantôt que Tibérius avait fait destituer les autres tribuns
(car on n'en voyait nulle part, c'est pourquoi on le présumait ainsi), tantôt
qu'il s'était nommé lui-même tribun sans élection.
XVI. Sur ces entrefaites, le sénat s'assembla dans le temple de Fides ; et je suis singulièrement étonné qu'on n'ait point songé alors à nommer un dictateur, mesure qui plusieurs fois, dans des circonstances semblables, avaient sauvé la république, à la faveur de la toute-puissance attachée à cette magistrature, et que ce remède, dont on avait antérieurement éprouvé l'efficacité avec tant de succès, ne se soit présenté à la mémoire de personne, parmi un si grand nombre de citoyens, ni à cette époque, ni au milieu des troubles suivants. Après avoir arrêté ce qu'ils jugèrent convenable, les sénateurs prirent le chemin du Capitole. Ils avaient à leur tête Cornelius Scipion Nasica, Grand Pontife, qui criait à haute voix, tout en marchant : "Suivez-nous, citoyens, qui voulez sauver la patrie." Il avait relevé sur sa tête l'extrémité de sa robe sacerdotale, soit afin que l'étrange nouveauté de la chose attirât plus de monde à sa suite, soit afin que ce fût aux yeux des Romains comme une espèce de signal de ralliement et de bataille, soit afin de dérober aux regards des dieux ce qu'il allait faire. En entrant dans le Capitole, Scipion Nasica se jeta sur les partisans de Gracchus, qui ne firent nulle résistance, à cause de la vénération qu'inspirait un si grand personnage, et en même temps à cause que le sénat était avec lui. Ceux des citoyens qui s'étaient rangés sous l'étendard du Grand Pontife leur arrachèrent leurs bâtons, les débris des sièges dont ils s'étaient armés, et toutes les autres espèces d'armes qu'ils avaient apportées avec eux à l'assemblée. Ils assommèrent les partisans de Gracchus ; ils poursuivirent les fuyards, et les jetèrent du haut en bas des précipices qui environnaient le Capitole. Plusieurs de ces malheureux périrent dans cette bataille, Gracchus lui-même, atteint dans l'enceinte sacrée, fut égorgé près de la porte, à côté de la statue des rois. La nuit suivante, tous les cadavres furent jetés dans le Tibre.
XVII. C'est ainsi que Tibérius Sempronius Gracchus, fils de Gracchus qui avait été deux fois consul, et de Cornélie, fille de celui des Scipions qui avait anéanti Carthage, fut immolé dans le Capitole, pendant qu'il était encore tribun ; et cela pour avoir employé la violence dans l'émission d'une excellente loi. Ce crime, le premier de tous qui fut commis dans les assemblées du peuple, ne devait pas manquer d'être suivi d'autres attentats tout à fait semblables. La mort de Gracchus partagea Rome entre le deuil et la joie. Les uns déplorèrent leur sort, celui du tribun, et la condition présente de la république, où les lois allaient céder la place aux voies de fait et aux actes de violence. Les autres avaient l'espérance de faire désormais tout ce qu'ils voudraient. Ces événements correspondent à l'époque où Aristonicos disputait au peuple romain la domination de l'Asie.
XVIII. Après la fin tragique de Tibérius Gracchus, et la mort d'Appius Claudius, on leur substitua Fulvius Flaccus et papirus carbon, pour opérer l'exécution de la loi agraire, conjointement avec le jeune Gracchus. Les possesseurs de terres négligèrent de fournir l'état de leurs propriétés. On fit une proclamation pour les traduire devant les tribunaux. De là une multitude de litiges très embarrassants. partout où, dans le voisinage des terres que la loi atteignait, il s'en trouvait d'autres qui avaiebt été, ou vendues, ou distribuées aux alliés, pour avoir la mesure d'une partie, il fallait arpenter la totalité, et examiner ensuite en vertu de quoi les ventes ou les distributions partielles avaient été faites. La plupart n'avaient, ni titre de vente, ni avte de concession; et lorsque ces documents existaient, ils se contrariaient l'un l'autre. Etait-on parvenu à débrouiller les dissession? les uns avaient mis à nu des terres antérieurement plantées et agencées; d'autres avaient laissé des terres en labour dégénérer en friches, en landes, en marécages... D'un autre côté, un décret qui avait ordonné de mettre en valeur certaines terres incultes, avait fourni l'occasion à plusieurs de défricher les terres limitrophes de leur propriété et de confondre ainsi l'apparence extérieure des unes et des autres. Le laps du temps avait d'ailleurs donné à toutes ces terres une face nouvelle; et les usurpations des citoyens riches, quoique considérables, étaient difficiles à déterminer. De tout cela, il ne résultait qu'un remuement universel, un chaos de mutations et de transferts respectifs de propriétés.
XIX. Impatientés de toutes ces entraves, ainsi que de la précipitation avec laquelle les triumvirs, juges de ces affaires, les expédiaient, les Italiens furent d'avis, pour se prémunir contre toutes les injustices, de mettre leurs intérêts entre les mains de Cornelius Scipion, le destructeur de Carthage. Les témoignages de bienveillance qu'ils avaient reçus d'eux, durant le cours de sa carrière militaire, ne lui permirent pas de s'y refuser. Il se rendit donc au Sénat ; et sans blâmer ouvertement la loi de Gracchus, par égard pour les plébéiens, il ne laissa pas de faire un long tableau des difficultés d'exécution et de conclure à ce que la connaissance de ces contestations fût ôtée au tribunal spécialement créé pour cette attribution, comme suspect à ceux qu'il s'agissait d'évincer, et qu'on la mît en d'autres mains ; ce qui fut d'autant plus promptement adopté que cela paraissait très juste. Le consul Tuditanus fut chargé de cette fonction ; mais il n'en eut pas plutôt commencé l'exercice, qu'effrayé des difficultés dont elle était hérissée, il se mit en campagne, et marcha contre l'Illyrie, pour avoir un prétexte de ne point se mêler de ces affaires. Ce résultat commença d'exciter contre Scipion de l'animosité, de l'indignation, de la part des plébéiens. Les ennemis de Scipion, qui entendaient ces reproches, disaient hautement qu'ils étaient entièrement décidé à abroger la loi agraire, et qu'il devait, à cette occasion, prendre les armes, et répandre beaucoup de sang.
XX. Ces bruits étant parvenus aux oreilles du peuple, ils lui inspirèrent des craintes, jusqu'à ce que Scipion, s'étant un soir pourvu de tablettes sur lesquelles il devait passer la nuit à écrire ce qu'il avait à dire le lendemain à l'assemblée du peuple, fut trouvé mort sans nulle blessure ; soit que ce fût un attentat de Cornélie, la mère de Gracchus, pour l'empêcher de provoquer l'abrogation de la loi de son fils, et qu'elle y eut été aidée par sa fille Sempronia, femme de Scipion, qui n'en était point aimée à cause de sa laideur et de sa stérilité et qui ne l'aimait pas non plus ; soit, ainsi que d'autres le crurent probable, qu'il se fût tué lui-même, après avoir réfléchi qu'il n'était pas capable d'accomplir les promesses qu'il avait faites. D'autres ont dit que ses esclaves, mis à la torture, avaient révélé que des inconnus s'étaient nuitamment introduits chez lui, par les derrières de sa maison, et l'avaient étranglé; et que lorsqu'on les avait d'abord interrogés là-dessus, ils avaient craint de le déclarer, attendu que le peule était irrité contre lui, et qu'il de réjouissait de sa mort. Scipion fut donc trouvé mort, et quoiqu'il eût rendu de très grands services à la patrie, on ne lui fit point de funérailles aux dépens des deniers publics. Ce fut ainsi que les haineuses affections du moment étouffèrent tout souvenir de bienveillance antérieure. Un événement de cette importance devint une sorte d'accessoire aux tragiques résultats de la sédition de Gracchus.
XXI. Au milieu de ces circonstances,
les possesseurs des terres, à la faveur de divers prétextes, traînaient le
plus qu'ils pouvaient en longueur l'exécution de la loi. Quelques-uns d'entre
eux proposèrent d'accorder d'accorder le droit de cité à tous les alliés,
qui étaient leurs plus ardents antagonistes au sujet de la loi agraire ; et
cela, dans la vue d'opérer une diversion, par la perspective d'un avantage plus
considérable. Cette proposition plaisait en effet aux alliés, qui préféraient
la prérogative en question à de petites propriétés foncières. Elle était même
puissamment appuyée par Fulvius Flaccus, qui était en même temps consul et
triumvir pour l'exécution de la loi agraire ; mais le sénat trouva très
mauvais qu'on voulût élever à son niveau ceux qu'il regardait comme ses
sujets. Cette proposition n'eut donc point de suite ; et le peuple, qui
jusqu'alors avait compté sur le partage des terres, commençait à perdre toute
espérance.
Pendant que le peuple se décourageait, Caius Gracchus, le plus jeune frère de
l'auteur de la loi agraire, l'un des triumvirs chargés de son exécution, après
s'être longtemps tenu à l'écart depuis la catastrophe de son frère Tiberius,
se mit sur les rangs pour le tribunat ; et quoique les sénateurs parussent mépriser
ses prétentions, il fut élu de la manière la plus brillante. Aussitôt il se
mit à tendre des pièges au sénat. Il fit décréter que chaque plébéien de
la classe des pauvres recevrait, par mois, aux frais du trésor public, une
mesure de froment, genre de libéralité jusqu'alors sans exemple ; et cet acte
de son administration, dans lequel il fut secondé par Fulvius Flaccus, échauffa
en sa faveur l'affection du peuple : en conséquence, il fut élu tribun une
seconde fois ; car on avait déjà fait une loi portant que si l'un des tribuns
avait besoin d'être réélu pour accomplir ce qu'il avait promis d'exécuter,
dans l'intérêt des plébéiens, le peuple pourrait lui donner la préférence
sur tous les autres concurrents.
XXII. Caius Gracchus fut donc élu
une seconde fois tribun. Sûr de l'affection des plébéiens qu'il s'était
attachés par des bienfaits, il travailla à se concilier ce qu'on appelait
l'ordre des chevaliers, classe de citoyens d'un rang et d'une dignité intermédiaire
entre les sénateurs et les plébéiens.
Par un autre décret, il fit passer des sénateurs aux chevaliers la judicature,
dans laquelle les premiers s'étaient couverts d'opprobre à force de vénalité.
Il leur reprocha, à cet effet, les exemples récents de ce genre de prévarication,
celui d'Aurelius Cotta, celui de salinator, et enfin celui de manlius Aquilius,
le conquérant de l'Asie, qui vaient manifestement acheté les juges par
lesquels ils avaient été absous; si bien que les députés qui étaient venus
de cette dernière région poursuivre Manius Aquilius, et qui étaient encore à
Rome, témoins de cette iniquité, s'en étaient hautement et amèrement
plaints. Le sénat, dans la honte du reproche qu'il venait d'essuyer, accepta la
loi, qui reçut ensuite la sanction du peuple. Ce fut ainsi que le pouvoir
judiciaire fut transféré des sénateurs aux chevaliers. L'on prétend qu'immédiatement
après la loi, Gracchus dit : "Je viens d'enterrer tout à fait le Sénat".
En effet, l'expérience prouva par la suite la vérité de la réflexion de
Gracchus. Par la juridiction universelle que les chevaliers acquirent sur tous
les citoyens romains, soit de la ville, soit du dehors, et sur les sénateurs
eux-mêmes, pour toute somme quelconque en argent, pour tous les cas d'infamie
et d'exil, ils devinrent en quelque façon les arbitres suprêmes de la république
; et les sénateurs se trouvèrent descendus, envers eux, au rang de subordonnés.
Dès lors les chevaliers firent cause commune avec les tribuns dans les élections.
A leur tour, les tribuns leur accordèrent tout ce qu'ils voulurent ; et ce
concert jeta les sénateurs dans la plus sérieuse consternation. En peu de
temps la prépondérance politique fut déplacée. La considération resta du côté
des chevaliers. A la longue même, non seulement les chevaliers exercèrent
presque toute l'autorité, mais ils poussèrent les choses jusqu'à insulter
publiquement les sénateurs du haut des tribunaux. Ils se laissèrent aussi
gagner par degré à la vénalité ; et lorsqu'ils eurent une fois tâté de ces
gains illicites, ils s'y livrèrent avec plus de turpitude, avec une cupidité
plus démesurée que ne faisaient leurs devanciers. Ils apostaient des
accusateurs contre les citoyens riches ; et tantôt avec circonspection, tantôt
sans ménagement, ils violaient dans tous les cas les lois contre la vénalité
; de manière que ce genre de responsabilité politique tomba entièrement en désuétude
; cette révolution dans l'ordre judiciaire prépara de longs et nouveaux sujets
de sédition non moindres que les précédents.
XXIII. Cependant Gracchus fit tracer de grandes routes en Italie et mit ainsi dans ses intérêts des multitudes d'ouvriers et de travailleurs de tout genre, prêts à faire tout ce qu'il voudrait. Il voulut faire décréter l'établissement de plusieurs colonies, faire admettre les Latins aux mêmes droits politiques que les citoyens de Rome, sans que le sénat pût décemment refuser cette prérogative à des citoyens qui avaient pour eux les liens de consanguinité. Ceux des autres alliés qui n'avaient pas le droit de suffrage dans les élections aux magistratures, il songeait à leur faire accorder pour l'avenir, dans la vue d'augmenter par là le nombre de ses propres auxiliaires en faveur des lois qu'il présenterait. Cette dernière mesure excita particulièrement la sollicitude du sénat. Il ordonna aux consuls de faire une proclamation pour empêcher qu'aucun de ceux qui n'avaient pas le droit de suffrage ne se rendit à Rome ; et pour leur défendre même de s'en approcher en deçà de quarante stades, les jours de comices qui auraient lieu sur les projets de loi en question. D'un autre côté, il détermina Livus Drusus, l'un des tribuns, à se déclarer contre les projets de loi de Gracchus, sans en rendre d'ailleurs aucune raison au peuple ; car, en pareil cas, le tribun qui émettait son veto pouvait, d'après la loi, se dispenser de rien dire. On suggéra au même tribun de proposer l'établissement de douze nouvelles colonies, afin de se concilier le peuple avec d'autant plus de succès : et, en effet, le peuple reçut cette dernière proposition avec tant de joie, qu'il ne prit plus aucun intérêt aux projets de loi de Gracchus.
XXIV. Caius déchu de sa popularité s'embarqua pour la Libye avec Fulvius Flaccus, qui, après son consulat, lui avait été donné à cet effet pour collègue. La réputation de fertilité de cette contrée lui avait fait assigner une colonie ; et on les avait chargés l'un et l'autre d'aller organiser cet établissement, tout exprès pour les éloigner de Rome pendant quelque temps, et afin que leur absence, apaisant la fermentation populaire, le sénat eût quelque relâche. Gracchus et Fulvius tracèrent l'enceinte de la ville destinée à la colonie sur le même terrain où était autrefois Carthage. Ils n'eurent aucun égard à ce que Scipion, lorsqu'il avait ruiné cette dernière cité, avait condamné son sol à ne plus servir que de pâturage. Ils la disposèrent pour six mille colons, au lieu du nombre inférieur réglé par la loi, afin de se concilier le peuple d'autant. De retour à Rome, ils composèrent leur six mille hommes de citoyens romains de toutes les parties de l'Italie. Cependant les commissaires qui avaient été chargés dans la Libye de continuer la circonscription de la ville, ayant donné pour nouvelle que des loups avaient arraché et dispersé les bornes plantées par Gracchus et par Fulvius, les augures consultés répondirent qu'une colonie ne pouvait être fondée dans cette contrée. En conséquence, le sénat convoqua une assemblée du peuple, pour y proposer une loi tendant à abroger celle qui avait déterminé l'établissement de cette colonie. Gracchus et Fulvius, que cet événement faisait déchoir de leurs fonctions, semblables à des énergumènes, répandirent que ce que le sénat avait annoncé du ravage des loups n'était qu'un mensonge. Les plus audacieux des plébéiens se mirent de leur parti ; et, armés de petits glaives, ils se rendirent dans le Capitole, où l'on devait s'assembler pour prononcer sur le sort de la colonie.
XXV. Les plébéiens
y étaient déjà réunis, et Fulvius commençait à leur adresser la parole,
lorsque Gracchus arriva au Capitole, accompagné de ses partisans en armes. Un
des siens l'ayant engagé à ne pas entrer comme pour seconder d'autres vues, il
n'entra pas en effet dans le lieu de l'assemblée, et il se mit à se promener
sous le portique, en attendant les événements.
Cependant un homme du peuple, nommé Attilius, qui faisait un sacrifice dans ce
lieu-là, voyant Gracchus dans un état de trouble et d'agitation, le saisit de
sa main, et, soit qu'il fût instruit de quelque chose, soit qu'il n'eût que
des soupçons, ou que tout autre motif le portait à lui adresser la parole, il
le supplia d'épargner la patrie. Gracchus, dont ce mot augmenta le
trouble, et dont la terreur s'empara comme s'il eût été découvert, jeta sur
Attilius un coup-d'oeil terrible, et sur-le-champ, un des plébéiens qui en fut
témoin, sans que d'ailleurs aucun signal eût été fait, sans que nul ordre eût
été donné, jugeant au seul regard que Gracchus avait lancé sur Attilius que
c'était le moment d'agir, et se flattant peut-être de faire la cour à
Gracchus, s'il était le premier à engager l'action, dégaina, et étendit
Attilius raide mort. Une grande clameur s'étant élevée, et le cadavre
d'Attilius frappant tous les yeux, chacun se sauva du Capitole, dans la crainte
de périr ainsi. Gracchus courut au Forum ; il voulait rendre compte de ce qui
s'était passé ; mais personne ne resta pour l'entendre. Tout le monde s'éloigna
de lui comme d'un assassin. Fulvius et lui, ne sachant alors quel parti prendre,
après avoir manqué l'occasion de faire réussir leurs projets, se retirèrent
chacun dans sa maison, où ils furent accompagnés par leurs adhérents. Le
reste des plébéiens, dans l'appréhension de quelque événement sinistre, se
hâta, dès le milieu de la nuit, de s'emparer du Forum. Le consul Opimius, qui
n'avait pas bougé de Rome, ordonna à quelques troupes d'occuper le Capitole, dès
le point du jour, et il fit convoquer le sénat officiellement. Il se plaça,
lui, entre le Forum et le Capitole dans le temple de César et Pollux, pour agir
selon les occurrences.
XXVI. Or voici ce qui se passa. Le Sénat manda Gracchus et Fulvius, pour rendre compte de leur conduite. Mais ils étaient accourus l'un et l'autre en armes sur le Mont Aventin, dans l'espérance que, s'ils s'en emparaient les premiers, ils forceraient le sénat à traiter avec eux. En s'y rendant, ils avaient appelé à eux les esclaves, en leur promettant la liberté ; mais aucun esclave ne les avait écoutés. Ils se jetèrent dans le temple de Diane avec ceux de leurs adhérents qui étaient avec eux, et ils s'y fortifièrent. Alors ils envoyèrent Quintus, le fils de Fulvius, vers le sénat, pour demander que l'on se réconciliât, et que l'on vécût en bonne intelligence. Le sénat ordonna qu'ils missent bas les armes, qu'ils se rendissent dans le lieu de ses séances, où ils pourraient dire tout ce qu'ils voudraient, et qu'autrement ils n'envoyassent plus personne. Ils envoyèrent Quintus une seconde fois. Mais le consul Opimius, qui ne le regarda plus comme un parlementaire, après ce que le sénat lui avait notifié à lui-même, le fit arrêter ; et en même temps il donna l'ordre aux troupes qu'il commandait de marcher contre Gracchus. Celui-ci s'échappa par le pont de bois au-delà du Tibre, accompagné d'un seul esclave auquel, lorsqu'il fut parvenu dans le bois sacré, se voyant près d'être arrêté, il présenta la gorge avec l'ordre de lui donner la mort. Fulvius se réfugia dans la boutique de quelqu'un de sa connaissance. Ceux qui eurent l'ordre de le poursuivre ne sachant point distinguer la maison où il s'était caché, menacèrent de mettre le feu à tout le quartier. Celui qui lui avait donné asile se fit scrupule de le déceler, mais il chargea quelqu'un de le déceler à sa place. Fulvius fut donc saisi et égorgé. Les deux têtes de Gracchus et de Fulvius furent portées au consul, qui en fit donner le poids en or, à ceux qui les présentèrent. Leurs maisons furent saccagées par le peuple. Opimius fit arrêter, jeter en prison et étrangler leurs complices. Quant à Quintus, le fils de Fulvius, le choix du supplice lui fut laissé. Rome fut ensuite solennellement purifiée de cette effusion de sang, et le sénat fit élever, dans le Forum, un temple en l'honneur de la Concorde.
XXVII. Ce fut ainsi que se termina la sédition du second des Gracques. Peu de temps après, on fit une loi pour autoriser les assignataires à vendre leur propre lot, inaliénabilité sur laquelle on discutait et qui avait été décidée par le premier des Gracques. Sur-le-champ, les riches se mirent à acquérir les lots des pauvres, ou les dépouillèrent avec violence, sous divers prétextes. La condition de ces derniers fut encore empirée, jusqu'à ce que le tribun Spurius Thorius fit passer une loi selon laquelle l' ager publicus ne serait plus distribué, mais deviendrait propriété de ses occupants, et qui établissait sur ces terres, au profit du peuple, une contribution pécuniaire qui devait être distribuée. Par cette distribution la détresse de ces malheureux se trouva bien un peu soulagée ; mais on n'en recueillit aucun fruit sous le rapport de la population. La loi de Gracchus, si utile et si avantageuse, si son exécution avait été praticable, ayant été une fois anéantie par ces astucieuses dérogations, un autre tribun ne tarda pas à supprimer la contribution complètement frustré de toutes ses espérances. Il résulta de tout cela que le nombre des citoyens en mesure d'être soldats se réduisit encore davantage ; que le produit de l' ager publicus fut diminué; que le peuple vit disparaître les distributions, et enfin la loi elle-même, dans l'espace de quinze ans au plus, qui s'écoulèrent depuis sa promulgation; et cela parce qu'on était resté inerte pour l'exécution des mesures judiciaires.