Tiberius Gracchus

133

La lex Sempronia

VELLEIUS PATERCULUS : Velleius Paterculus fut préfet de cavalerie de Tibère. Il écrivit une Histoire romaine allant du retour de Troie au règne de Tibère.

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Après @l'affaire de Numance@ Tibérius, révolté par la vue des campagnes toscanes occupées non par des laboureurs et des bergers mais cultivées par des esclaves, pense à changer les choses.
En 133, il devient tribun de la plèbe et tandis que Scipion Emilien s'empare de Numance, il propose une loi révolutionnaire.

Tiberius Gracchus pollicitus est toti Italiae civitatem, simul etiam promulgatis agrariis legibus, omnibus factum concupiscentibus, summa imis miscuit, et in praeruptum atque anceps periculum adduxit rem publicam; Octavioque collegae, pro bono publico stanti, imperium abrogavit; triumviros agris dividendis, colonisque deducendis, creavit se socerumque suum consularem Appium, et Gaium fratrem, admodum iuvenem.

VELLEIUS PATERCULUS, II, II.

  vocabulaire

Tiberius Gracchus promit le droit de cité à toute l'Italie et en même temps il promulgua des lois agraires (tout le monde souhaitait qu=on le fasse), mélangea le sublime à la bassesse; Il conduisit l'Etat au bord du précipice et à un double péril. Il limogea son collègue Octavius qui résistait pour le bien de l'Etat et se nomma comme triumvir pour distribuer les terres et pour établir des colonies ainsi que son beau-père, l'ancien consul Appius et son frère Caius, encore tout jeune homme.

VELLEIUS PATERCULUS, II, II.

 

LEX SEMPRONIA

AGER PUBLICUS

125 hectares
+ 62 par enfants

7 hectares
pour les pauvres

3 commissaires
TRIUMVIRI

création de colonies

emploi d'hommes libres

vectigal
inaliénables

distribution
surveillance

 

 

La lex Sempronia vue par deux auteurs anciens (Appien, Plutarque) + le résumé de sa vie tiré des fragments de Dion Cassius

Appien, guerres civiles

APPIEN d'Alexandrie (né sous Trajan, mort après 160 P.C.N.) qui devint "procurateur" dans l'administration impériale sous Antonin, a écrit une histoire romaine en divisant son oeuvre en fonction des guerres. Il a intercalé cinq livres de Guerres civiles (des Gracques à Auguste).

IX. Tel était l'état des choses, lorsque Tiberius Sempronius Gracchus, citoyen noble, animé de la plus noble ambition, singulièrement distingué par son éloquence, et, à tous ces titres, le plus renommé de tous les Romains, étant arrivé au tribunat, fit un discours solennel touchant la situation des peuples de l'Italie.
Il représenta que c'étaient eux qui rendaient le plus de services dans les armées ; qu'ils tenaient aux habitants de Rome par les liens de sang ; que néanmoins ils étaient sur le point de périr de misère et d'être anéantis par la dépopulation, sans que leur sort parût avoir nulle amélioration à attendre. D'un autre côté il jeta des regards d'animadversion sur les esclaves ; il parla de leur inutilité militaire, de leur perpétuelle infidélité envers leurs maîtres ; il exposa ce que venaient d'éprouver tout récemment, en Sicile, les propriétaires de cette contrée de la part de leurs esclaves, dont le nombre s'était grandement accru à l'ombre des travaux rustiques ; il rapporta que la guerre que les Romains avaient été obligés de porter dans cette île contre ces rebelles n'avait été ni facile, ni expéditive, mais qu'elle avait traîné en longueur, et même que les succès y avaient été mêlés de beaucoup de revers. A la faveur de ce discours, il proposa le renouvellement de la loi qui réglait que nul citoyen ne pourrait posséder au-delà de cinq cents arpents de terre ; il ajouta à ses anciennes dispositions que les enfants des propriétaires pourraient posséder la moitié de cette mesure ; et que trois citoyens, alternant chaque année, seraient nommés pour distribuer aux citoyens pauvres les terres dont la récupération serait opérée par la loi.

X. Ce fut ce dernier article de la loi qui excita principalement le mécontentement et l'animosité des riches. Ils ne pouvaient plus espérer tourner la loi comme auparavant, puisque l'exécution en était confiée à trois commissaires, et que, d'un autre côté, il leur était défendu d'acquérir ; car Gracchus y avait pourvu par la prohibition de toute espèce de vente. Aussi les voyait-on de toutes parts se réunir en particulier, se répandre en doléances, représenter aux citoyens pauvres qu'ils avaient arrosé leurs propriétés de leur propres sueurs ; qu'ils en avaient planté les arbres, construit les édifices; qu'ils avaient payé à quelques-uns de leurs voisins des prix d'acquisition qu'on leur allait enlever avec la terre achetée. Les uns disaient que leurs pères étaient inhumés dans leurs domaines; les autres, que leurs propriétés toutes patrimoniales n'étaient qu'un lot de succession entre leurs mains. Ceux-ci alléguaient que leurs fonds de terre avaient été payés avec les dots de leurs femmes, et que l'hypothèque dotale de leurs enfants reposait dessus. Ceux-là montraient les dettes qu'ils avaient contractées en devenant propriétaires. De tous les côtés on n'entendait que plaintes de cette nature, que clameurs mêlées d'indignation. Les citoyens pauvres répondaient à toutes ces doléances, que de leur ancienne aisance ils étaient tombés dans une extrême misère ; que cette détresse les empêchait de faire des enfants, faute d'avoir de quoi les nourrir ; ils alléguaient que les terres conquises avaient été le fruit de leurs expéditions militaires ; ils s'indignaient de se trouver privés de leur proportion dans ces propriétés ; en même temps ils reprochaient aux riches d'avoir préféré à des hommes de condition libre, à leurs concitoyens, à ceux qui avaient l'honneur de porter les armes, des esclaves, engeance toujours infidèle, toujours ennemie de ses maîtres, et par cette raison exclue du service militaire. Tandis qu'à Rome tout retentissait ainsi de plaintes et de reproches, les mêmes scènes s'offraient dans toutes les colonies romaines, dans toutes les villes, qui jouissaient du droit de cité. Partout la multitude, qui prétendait avoir un droit de communauté sur les terres conquises, était en scission ouverte avec les propriétaires, qui craignaient d'être spoliés. Les uns et les autres, forts de leur nombre, s'exaspéraient, provoquaient des séditions continuelles, en attendant le jour où la loi devait être présentée ; bien décidés, les uns à ne consentir d'aucune manière qu'elle fût sanctionnée, les autres à tout mettre en oeuvre pour la faire passer. Ils s'évertuèrent et se piquèrent d'émulation dans leurs intérêts respectifs, et chacun se prépara des deux côtés pour le jour des comices.

XI. Quant à Gracchus, il avait principalement en vue d'augmenter non l'aisance, mais la population des citoyens romains. C'était là le point d'utilité le plus important de son entreprise ; et comme rien ne pouvait plus hautement ni plus puissamment intéresser l'Italie, il ne pensait pas qu'il y rencontrerait des obstacles.
Le jour donc où la loi devait être soumise aux suffrages étant arrivé, il prononça, avant toute chose, un long discours où étaient développés plusieurs motifs en faveur de la loi. Il demanda aux uns s'il n'était pas juste que des biens communs subissent une répartition commune. Il demanda aux autres s'ils n'avaient pas, dans tous les temps, plus à attendre des liens qui les unissaient à un concitoyen, qu'ils n'avaient à espérer d'un esclave. Aux uns il demanda si celui qui servait dans les armées de la république n'était pas plus utile que celui qui en était exclu : aux autres, si celui qui était personnellement intéressé au bien public, n'y était pas plus affectionné que celui qui n'y avait point de part. Sans s'arrêter longtemps sur ces comparaisons, comme peu susceptibles de controverse, il entra dans le détail des espérances et des craintes que devait avoir la patrie ; il exposa que la plus grande partie du territoire de la république était le fruit de la guerre, et que la conquête du reste de l'univers était promise aux Romains ; que dans ces circonstances, ils avaient sur toutes choses à réfléchir qu'ils étaient placés entre l'espérance et la crainte, ou de conquérir le reste du monde par l'accroissement de la population des plébéiens, ou de perdre par sa décadence, ainsi que par la jalousie de leurs ennemis, les conquêtes déjà consommées; il exalta la splendeur et la gloire de la première de ces perspectives; il exagéra les craintes et les dangers à l'égard de la seconde ; il invita les citoyens riches à considérer s'il ne convenait pas qu'à l'aspect de ces brillantes espérances de la patrie, ils consentissent à transmettre l'excédent de leurs propriétés à ceux qui donneraient des enfants à la république, et que, dans l'alternative d'un faible avantage et d'un très grand bien, ils donnassent la préférence à ce dernier. Il leur fit en même temps envisager qu'ils seraient suffisamment récompensés des soins qu'ils avaient donnés à leurs possessions, par la propriété imprescriptible que la loi assurait à chacun, à titre gratuit, de cinq cents arpents de terre, et de la moitié de cette quantité à chacun des enfants de ceux qui étaient pères de famille. Gracchus ayant par ce discours échauffé l'énergie des citoyens pauvres, et de tous ceux des autres citoyens qui étaient plus accessibles à la force de la raison qu'à l'amour de la propriété, ordonna au greffier de lire la loi.

XII. Alors un des collègues de Gracchus, le tribun Marcus Octavius, qui s'était laissé gagner par les citoyens riches, ordonna, de son côté, au greffier de garder le silence. Or, chez les Romains, le tribun qui interposait son veto contre la loi proposée en arrêtait absolument l'émission. Gracchus, après avoir éclaté en reproches contre son collègue, ajourna l'assemblée au lendemain. Il s'entoura d'un appareil militaire important, dans la vue de forcer Octavius à se contraindre malgré lui. Il ordonna au greffier d'un ton menaçant de lire la loi à l'assemblée ; et le greffier se mit à lire. Mais Octavius lui ordonna de nouveau de se taire, et il obéit. Un combat de propos et d'invectives réciproques s'engagea soudain entre les tribuns. Le tumulte qui s'y mêla ne permettant point de mettre la loi en délibération, les grands conseillèrent aux tribuns de référer de leurs différends au sénat. Gracchus adopta cette proposition. Il ne doutait pas que les plus sensés d'entre les sénateurs ne fussent disposés en faveur de la loi. Il se rendit donc au sénat ; mais dans cette assemblée où l'on était moins nombreux que dans le Forum, les riches l'attaquèrent de manière qu'il se retira du sénat, et revint à l'assemblée du peuple, où il annonça que le lendemain on voterait sur la loi, ainsi que sur la question de savoir si un tribun qui, comme Octavius, se montrait l'ennemi des plébéiens, devait conserver ses fonctions. Les choses effectivement se passèrent de la sorte. Octavius, que rien ne pouvait intimider, renouvela son opposition à la loi ; et Gracchus fit alors, avant toute chose, délibérer sur son compte. Après qu'on eut recueilli les suffrages de la première tribu, qui vota la destitution d'Octavius, Gracchus se tourna de son côté et l'invita à se départir de son opposition. Sur son refus, on continua à recueillir les suffrages. Les tribus étaient alors au nombre de trente-cinq. Les dix-sept premières, dans leur animosité contre Octavius, avaient été unanimes ; et les suffrages de la dix-huitième devaient emporter la décision. Gracchus, encore une fois, se tournant du côté de son collègue, à la vue de l'assemblée, lui représenta l'extrême danger qui le menaçait ; il le pria avec instance de cesser de mettre obstacle à la loi la plus sacrée, et en même temps la plus importante pour toute l'Italie ; de ne pas contrarier plus longtemps l'intérêt qu'y attachait le peuple, à la cause duquel sa qualité de tribun lui faisait d'ailleurs un devoir de céder, et de ne pas braver la condamnation qui allait le dépouiller de sa magistrature. En terminant ce discours, Gracchus prit les dieux à témoin que c'était à contre-coeur qu'il provoquait le déshonneur d'un citoyen, son collègue ; mais Octavius demeura inébranlable ; et l'on continua de prendre les voix. A l'instant même, le décret du peuple fit rentrer le tribun dans la condition d'homme privé; et il s'échappa clandestinement de l'assemblée.

XIII. Quintus Mummius fut élu pour le remplacer et la loi agraire sanctionnée. Afin d'en assurer l'exécution, on nomma d'abord Gracchus, de qui elle était l'ouvrage, son frère qui portait le même nom que lui, et Appius Claudius son beau-père ; car le peuple craignait que la loi ne fût encore un coup éludée, si l'on ne confiait le soin de l'exécuter à Gracchus et à toute sa famille. Ce tribun, triomphant dans son succès et comblé d'éloges par le peuple, non pas comme le fondateur d'une seule cité, non pas comme le père d'un seul peuple, mais comme le père de tous les peuples de l'Italie, fut reconduit en pompe à sa maison. Cela fait, ceux dont les suffrages avaient décidé la victoire en faveur de la loi s'en retournèrent dans leurs foyers rustiques qu'ils avaient quittés pour ce motif. Leurs adversaires, encore mécontents, restèrent à Rome, et divulguèrent qu'aussitôt que l'année du tribunat de Gracchus serait expirée, ils se garderaient bien de réélire celui qui avait attenté à une sainte, à une inviolable magistrature, et qui avait jeté au milieu de l'Italie tant de germes de sédition. (suite)

Plutarque, vie de Tiberius Gracchus

8.  De la terre que le Romains avaient gagnée par conquête sur leurs voisins, une partie était vendue publiquement et le reste était transformé en terres publiques. Cette terre publique, ils l’assignaient à des citoyens pauvres et indigents : ceux-ci devaient payer seulement une petite redevance au trésor public. Mais quand les hommes riches commencèrent à offrir de plus grandes redevances et expulsèrent les personnes plus pauvres, on décréta par une loi que personne ne pouvait posséder plus de cinq cents arpents de terre. Pendant un certain temps cette loi réfréna l'avarice des plus riches et fut d’une grande aide aux plus pauvres qui pouvaient rester sur les lopins de terre qu’ils possédaient car ils les louaient autrefois. Ensuite les hommes riches du voisinage trouvèrent le moyen d’entrer en possession de ces terres par des prête-noms et finalement ils n’hésitèrent pas à prétendre qu’elles leurs appartenaient.  Les pauvres qui ainsi privés de leurs fermes n'étaient plus prêts, comme auparavant, à servir à la guerre ni à soigner l'éducation de leurs enfants; ainsi, en peu de temps il ne resta plus beaucoup d’hommes libres dans toute l'Italie qui grouillait d’esclaves nés à l'étranger. Les hommes riches les employaient pour cultiver leurs terres dont les citoyens avaient été spoliés. Caius Laelius, l'ami intime de Scipion, s'engagea à reformer cet abus; mais il se heurta à l'opposition des puissants et par crainte de troubles il renonça vite et reçut le nom de sage ou de prudent : ces deux significations viennent du mot latin Sapiens

Mais Tibérius élu tribun de la plèbe reprit cette idée sans tarder, à l'instigation, comme la plupart le prétendent, de Diophane, le rhéteur et de Blossius, le philosophe. Diophane était un exilé de Mitylène, Blossius était un Italien de la ville de Cumes qui avait été l’élève d’Antipater de Tarse qui lui fit l'honneur de dédicacer certaines de ses oeuvres philosophiques.


Certains ont également accusé Cornélie, la mère de Tibérius, de les avoir aidés parce qu'elle se plaignait souvent devant ses fils que les Romains l'appelaient plutôt la fille de Scipion que la mère des Gracques. D'autres parlent encore de Spurius Postumius comme l'artisan de ses réformes. C’était un homme du même âge que Tibérius et son rival pour la réputation comme orateur public. Quand Tibérius, revenant de son service militaire, vit que celui-ci le devançait en renommée et en influence et qu’il le vit admiré il pensa le surpasser en tentant une entreprise populaire difficile et qui aurait de grandes conséquences. Mais son frère Caius a écrit dans un livre que quand Tibérius traversa la Toscane pour se rendre à Numance et qu’il trouva le pays presque dépeuplé où il y avait à peine quelques laboureurs ou bergers mais presque uniquement des barbares et des esclaves importés, il conçut alors pour la première fois l’idée de sa politique qui dans la suite fut si funeste à sa famille. Il est également certain que c’est le peuple lui-même qui principalement excita son ardeur et sa détermination dans la poursuite de ses réformes en plaçant des inscriptions sur les portiques, les murs et les monuments, l'invitant à rétablir les pauvres citoyens dans leurs anciennes possessions.


9.  Cependant il n'élabora pas sa loi sans le conseil ni l’aide de citoyens qui étaient alors les plus éminents par leur vertu et autorité. Parmi eux, il y avait Crassus, le Grand Pontife, Mucius Scaevola, l'avocat, qui à ce moment-là était consul, et Claudius Appius, son beau-père. Aucune autre loi n’a jamais semblé plus modérée et douce pour réprimer tant d’oppressions et d’avarice. Ceux qui auraient dû être sévèrement punis pour avoir transgressé les anciennes lois auraient au moins dû perdre tous leurs titres de propriété sur les terres qu’ils avaient injustement usurpées.  Au contraire on leur donnait une indemnité pour quitter leurs propriétés illégales et rendre leurs terres aux citoyens dans le besoin. Malgré la grand modération de ces réformes, oubliant le passé, le peuple se contentait seulement que la loi empêche des abus de même nature à l'avenir. Mais les riches et les grands propriétaires furent par avidité hostiles à la loi et par colère et par parti-pris hostiles au législateur. Ils tentèrent donc de détourner le peuple en déclarant que Tibérius imaginait une division générale des terres pour renverser le gouvernement et pour mettre la confusion.

Mais ils n'eurent aucun succès. Tibérius soutenait une cause honorable et juste et possédait une éloquence suffisante pour rendre plausible une action moins honorable. C’était un adversaire dangereux et difficile quand, avec ses supporters qui l’entouraient autour de la tribune, il prit place et parla au nom des pauvres. "Les bêtes sauvages," dit-il, "en Italie, ont leurs propres tanières, elles ont un endroit pour se reposer et se réfugier; mais les hommes qui combattent et exposent leurs vies pour la sécurité de leur pays n’obtiennent de celui-ci rien d’autre que l’air et la lumière et n’ont aucune maison ni habitation propres. Ils sont contraints d’errer d'un endroit à l'autre avec leurs épouses et enfants." Il leur dit que les généraux étaient coupables d'une erreur ridicule quand, à la tête de leurs armées, ils demandaient instamment à leurs soldats de défendre leurs tombeaux et leurs autels; alors que tant de Romains ne possèdent ni autel ni monument, n’ont aucune demeure propre ni foyer d’ancêtres à défendre.  Ils ont combattu en effet et se sont fait massacrer mais uniquement pour maintenir le luxe et la richesse d'autres hommes. Ils ont été nommés les maîtres du monde mais en attendant ils n'ont pas eu un pied de la terre en propre. 

10.  Devant une harangue de cette nature, avec un public enthousiaste et sympathisant, prononcée par une personne avec un esprit dominant et des sentiments véritables, aucun adversaire à ce moment-là ne pouvait s’y opposer. S'abstenant donc de toute discussion ils s’adressèrent à Marcus Octavius, son collègue tribun, qui était un jeune homme d'un caractère calme et ordonné et l’ami intime de Tibérius. A cause de cette amitié, dans un premier temps il refusa.  Finalement il se laissa persuader par les sollicitations répétées de nombreux notables. Pour ainsi dire il se laissa forcer la main et s’opposa au passage de la loi. La loi prévoyait que n'importe quel tribun pouvait s’opposer à une loi et que tout le reste ne servait à rien si seulement un des tribuns n’était pas d’accord. Tibérius, irrité de ces démarches, retira alors sa proposition modérée pour en proposer une autre plus agréable au le peuple mais beaucoup plus sévère contre les coupables les obligeant à rendre immédiatement toutes les terres qui, contrairement aux anciennes lois, étaient en leur possession. Par conséquent surgirent des controverses quotidiennes entre Octavius et lui lors de discours solennels. Cependant, malgré la chaleur et la détermination de leurs paroles, ils n’en arrivèrent jamais à des reproches personnels et dans leur passion ils ne prononcèrent jamais de paroles indécentes pour se dénigrer l’un l’autre.

Ce n’est pas seulement "dans les amusements et le jeu bachiques," mais également dans les controverses et les animosités politiques qu’une nature noble et une éducation tempérée retiennent et règlent l'esprit. Observant qu'Octavius lui-même était coupable selon la loi car il possédait une grande quantité de terre publique, Tibérius demanda qu’il s’abstienne de s’opposer à celle-ci et lui offrit, pour le bien public, bien que lui-même ne fût pas riche, de payer la part d'Octavius à ses propres frais. Mais comme Octavius refusait cette offre, il proposa alors un édit qui interdisait à tous les magistrats d’exercer leurs fonctions respectives, jusqu'au moment où la loi serait ratifiée ou rejetée. Il scella les portes du temple de Saturne, si bien que les trésoriers ne pouvaient plus emporter de l’argent ni en amener. Il menaça d'infliger une amende sévère aux préteurs qui voudraient désobéir à ses ordres : ainsi tous les magistrats, par crainte de cette pénalité, interrompirent l'exercice de leurs juridictions. Alors les riches propriétaires de riches se mirent en deuil et allèrent mélancoliquement et l’air déprimé sur le Forum. Ils conspirèrent également contre Tibérius et engagèrent des hommes pour l'assassiner de sorte que Tibérius aussi, devant tout le monde, toutes les fois qu'il sortait, prenait avec lui un poignard semblable à celui qu’utilisent les brigands, appelé en latin un dolon.

11.  Quand le jour du vote arriva et que Tibérius demanda au peuple de donner sa voix, les riches saisirent les urnes de vote et les emportèrent par la force : ce fut la confusion totale. Mais quand les partisans de Tibérius se sentirent assez forts pour s'opposer à la faction adverse et qu’ils se furent réunis avec résolution, Manlius et Fulvius, deux consulaires, se jetèrent aux genoux de Tibérius, lui prirent la main, et, les larmes aux yeux, le supplièrent de renoncer. Tibérius, considérant les troubles qui allaient se produire et ayant un grand respect pour ces deux personnes éminentes, leur demanda ce qu’il devait faire. Ils se dirent incapables de le conseiller dans une question d’une aussi grande importance mais l’engagèrent sincèrement de laisser la décision au sénat. Mais le sénat se réunit et ne put apporter aucune solution à cause de la prédominance de la faction des riches. Alors Tibérius en arriva à l’illégalité et à l’injustice. Il proposa de priver Octavius de son tribunat car il lui était impossible de faire passer sa loi d’une autre façon. D'abord il s’adressa à lui publiquement d’une façon très polie en lui prenant les mains et lui demanda de profiter de la présence de tout le peuple pour lui faire plaisir en acceptant seulement cette demande qui était en soi si juste et si raisonnable : c’était un petit dédommagement pour le peuple par rapport aux nombreux dangers et aux nombreuses difficultés qu'il avait couru pour la sûreté publique. Mais Octavius refusa.  Alors Tibérius déclara que, vu que tous les deux étaient unis en une seule magistrature et avaient une autorité égale, il n’y aurait pas d’autre alternative s’ils devaient s’opposer sur une question aussi importante que la guerre civile : la seule solution qu’il connaissait était que l’un des deux abandonne sa magistrature. Il demanda donc qu'Octavius demande au peuple de donner son avis d’abord sur lui, promettant d’abandonner volontairement son pouvoir si les citoyens le désiraient. Octavius refusa. Alors Tibérius idiqua qu’il poserait lui-même la question au peuple au sujet d’Octavius si celui-ci ne changeait pas d’avis après mûre réflexion. Après cette déclaration il ajourna l'assemblée.

12. Quand le peuple se réunit de nouveau, Tibérius monta à la tribune et essaya une deuxième fois de persuader Octavius. Mais cela ne servit à rien. Il posa le problème au peuple en l’invitant à voter immédiatement pour savoir si Octavius devait être déposé ou pas. Quand dix-sept des trente-cinq tribus eurent voté contre lui et qu’il suffisait des voix d'une tribu pour destituer définitivement Octavius, Tibérius suspendit le vote et une fois de plus il le sollicita, il l’embrassa, le cajola devant toute l'assemblée, le suppliant avec tout le sérieux imaginable en lui disant qu'il ne souffrirait pas d’encourir le déshonneur ni d'être considéré comme le responsable et l'instigateur d’une si odieuse mesure.  On dit qu’Octavius sembla un peu ébranlé et ému par ces supplications; ses yeux se remplirent larmes et il resta silencieux pendant un temps considérable. Mais alors regardant vers les riches et les propriétaires massés près de la tribune, en partie par honte et en partie par crainte de se déshonorer avec eux, il dit courageusement à Tibérius d’user de toute la rigueur qu’il souhaitait. La loi votée, Tibérius ordonna à un de ses esclaves qu’il avait affranchi de faire descendre Octavius de la tribune car il employait ses propres affranchis en guise d’officiers publics. Et ce fait rendit la chose plus triste : voir Octavius traîné dehors d'une façon si honteuse. Le peuple immédiatement l’assaillit tandis que les riches couraient à son aide. Octavius est emporté avec une certaine difficulté et transporté sain et sauf loin de la foule; cependant un esclave dévoué, qui s'était placé devant son maître pour aider son évasion, en retenant la foule se fit crever les yeux au mécontentement de Tibérius, qui réagit avec rapidité, quand il entendit le vacarme, pour apaiser les émeutiers.

13.  Ensuite la loi agraire fut votée et confirmée et trois commissaires furent nommés pour faire un relevé des terres et pour les diviser. C'étaient Tibérius lui-même, Claudius Appius, son beau-père et son frère, Caius Gracchus, qui alors n'était pas à Rome mais dans l'armée sous le commandement de Scipion l'Africain devant Numance. Ces choses furent traitées par Tibérius sans aucun trouble, sans aucune résistance; en outre il fit remplacer Octavius comme tribun par une personne sans distinction, un certain Mucius, un de ses propres clients. Les hommes importants de la ville en furent vraiment offensés et craignant qu’il ne devienne encore plus populaire, ils saisirent toutes les occasions de l'insulter publiquement au Sénat.  Comme il demandait, suivant la coutume, d’avoir pour son usage une tente aux frais de l’état pour aller diviser les terres, bien que ce fût une faveur généralement accordée aux personnes employées dans des affaires de beaucoup moins d'importance, cela lui fut absolument refusé. L'allocation pour ses dépenses quotidiennes fut fixée à neuf oboles seulement. L'instigateur en chef de ces affronts fut Publius Nasica qui s'était laissé aller à des sentiments de haine contre Tibérius car il possédait beaucoup de terres publiques et n’appréciait pas d’y être chassé de force. Le peuple, d'autre part, était toujours de plus en plus excité surtout après qu'un des amis de Tibérius mourut soudainement et son corps fut recouvert de taches suspectes. On vint en masse dans le désordre à son convoi funèbre criant en pleurs que l'homme avait été empoisonné.  Ils prirent le lit sur leurs épaules et se tinrent autour du bûcher. Il semblait qu’ils avaient de bonnes raisons de soupçonner un meurtre : le corps s’ouvrit et une quantité énorme d’humeurs corrompues s’échappa au point d’éteindre le feu du bûcher et quand on voulut le rallumer, le bois ne brûlait toujours pas; c’est pourquoi on fut contraint de porter le cadavre à un autre endroit où il prit feu avec beaucoup de difficultés. Alors Tibérius qui voulait enflammer encore plus le peuple prit le deuil, amena ses enfants parmi la foule, et pria le peuple de s’occuper d’eux et de leur mère comme si maintenant il renonçait à sa propre sécurité.

Dion Cassius (fragments)

CCLV. Tibérius Gracchus troubla la République, malgré son illustre naissance qui lui avait donné Sci pion l'Africain pour aïeul, et quoiqu'il joignît à un naturel digne de cette origine une grande instruction et une âme élevée. Plus ces avantages étaient éminents chez lui, plus ils allumèrent son ambition : une fois sorti du droit chemin, il fut involontairement entraîné aux entreprises les plus blâmables.
Le consul n'avait pas obtenu le triomphe pour la pacification des Numantins. Tib. Gracchus, qui avait négocié la convention faite avec ce peuple, loin d'en retirer quelque honneur, comme il l'avait d'abord espéré, fut sur le point d'être livré aux Numantins : il comprit alors que les choses sont jugées non pas d'après la vérité et la vertu, mais sans règle et sans raison, et il abandonna une route peu sûre pour arriver à la gloire. Avide de monter au premier rang, n'importe par quel moyen, et se flattant d'y parvenir plutôt avec l'appui du peuple qu'avec celui du Sénat, il se voua tout entier aux plébéiens.

An de Rome 621

CCLVI. Par une rivalité de famille, M. Octavius s'était volontairement fait l'antagoniste de Gracchus : dès lors ils ne gardèrent plus de mesure. Dans cette lutte, chacun cherchant à supplanter son rival plutôt qu'à servir la patrie, ils se portèrent souvent à des actes de violence plus dignes d'un gouvernement despotique que d'un gouvernement démocratique, et ils eurent autant à souffrir que si l'on avait été en guerre, et non en pleine paix. Les citoyens, tantôt combattant l'un contre l'autre, tantôt réunis en groupes séditieux, excitèrent des rixes affligeantes et des combats, non seulement dans les divers quartiers de la ville, mais jusque dans le sénat et dans l'assemblée du peuple. La loi tribunitienne ser vait de prétexte ; mais en réalité, chacun faisait tous ses efforts pour ne pas être au-dessous du parti contraire. Au milieu de ces dissensions, les magistrats ne remplissaient plus leur devoir, l'ordre public était bouleversé, l'action de la justice suspendue, le commerce arrêté. Partout régnaient le trouble et la confusion :Rome conservait le nom de ville ; mais elle ne différait en rien d'un camp.

CCLVII. Tib. Gracchus proposa plusieurs lois en faveur des plébéiens qui étaient sous les drapeaux, et transporta du sénat aux chevaliers le droit de rendre la justice. Il troubla et bouleversa toute la constitution, dans le but de trouver ainsi quelque sécurité ; mais ses efforts furent impuissants. Cependant il touchait à la fin de son tribunat : prévoyant que, du moment où il ne serait plus revêtu de cette charge, il se verrait en butte à la haine de ses ennemis, il chercha à se faire nommer tribun pour l'année suivante avec son frère et à obtenir le consulat pour son beau-père. Il ne recula devant aucune flatterie , ni devant aucune promesse : souvent même il paraissait au milieu de la multitude, en habits de deuil et accompagné de sa mère et de ses enfants, qui unissaient leurs prières aux siennes.

 

abrogo, as, are : enlever, supprimer
adduco, is, ere, duxi, ductum : conduire vers
admodum, adv. : tout-à-fait, pleinement
ager, agri, m. : la terre, le territoire, le champ
agrarius, a, um : agraire
anceps, cipitis : double, douteux, ambigu, incertain
Appius, i, m. : Appius
atque, conj. : et, et aussi
bonus, a, um : bon (bonus, i : l'homme de bien - bona, orum : les biens)
civitas, atis, f. : la cité, l'état
collega, ae, m. : le collègue
colonus, i, m : le paysan, l'agriculteur, le fermier, l'habitant d'une colonie
concupisco, is, ere, cupivi, pitum : convoiter, souhaiter
consularis, e : consulaire
creo, as, are : 1. créer, engendrer, produire 2. nommer un magistrat
deduco, is, ere, duxi, ductum : conduire
divido, is, ere, visi, visum : diviser
et, conj. : et. adv. aussi
etiam, adv. : encore, en plus, aussi, même, bien plus
factum, i, n. : le fait, l'action, le travail, l'ouvrage
frater, tris, m. : le frère
Gaius, i, m. : Gaius, Caius
Gracchus, i, m. : Gracchus
imperium, ii, n. : le pouvoir (absolu)
imus, a, um : le plus profond de, le fond de
in, prép. : (acc. ou abl.) dans, sur, contre
Italia, ae, f. : l'Italie
iuvenis, is, m. : le jeune homme
lex, legis, f. : la loi, la (les) condition(s) d'un traité
misceo, es, ere, ui, mixtum : mélanger
Octavius, ii, m. : Octavius
omnis, e : tout
periculum, i, n. : 1. l'essai, l'expérience 2. le danger, le préril
polliceor, eris, eri, pollicitus sum : promettre
praeruptum, i, n. : le précipice
pro, prép. : + Abl. : devant, pour, à la place de, en considération de
promulgo, as, are : afficher, publier
publicus, a, um : public
res, rei, f. : la chose, l'événement, la circonstance, l'affaire judiciaire; les biens
se, pron. réfl. : se, soi
simul, inv. : adv. en même temps, conj : dès que
socer, eri, m. :le beau-père
sto, as, are, steti, statum : se tenir debout
sum, es, esse, fui : être
summus, a, um : superlatif de magnus. très grand, extrême
suus, a, um : adj. : son; pronom : le sien, le leur
Tiberius, ii, m. : Tibère
totus, a, um : tout entier
triumuiri, orum : les triumvirs (membres d'un collège de trois hommes)
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