Sagas

SAGAS

 

 

EXTRAIT DE LA SAGA DE THORFINN KARLSEFNE ET DE SNORRE THORBRANDSSON.

 

Traduction française : Eugène BEAUVOIS

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

EXTRAIT DE LA

SAGA DE THORFINN KARLSEFNE ET DE SNORRE THORBRANDSSON.[1]

Fragment du chapitre IV, où il est parlé des voyages de Leif et de Thorstein :

« [Chargé par le roi Olaf Tryggveson de prêcher le christianisme en Groenland, Leif quitta la Norvège en l'an 1000], et fut longtemps sur mer. Il vit des pays auparavant inconnus, où les raisins et le froment croissaient d'eux-mêmes, et où le bois appelé masur venait assez gros pour être employé dans les constructions. Il emporta des échantillons des divers produits de la contrée. Ayant trouvé plusieurs personnes sur les débris d'un vaisseau naufragé, il les prit sur son navire. En cette occasion, comme en plusieurs autres, il fit preuve de la plus grande magnanimité; et tant pour cette action que pour avoir introduit le christianisme au Groenland, il fut appelé Leif l'Heureux. Ayant débarqué dans l'Eriksfiord, il se rendit chez son père à Brattahlid, où il fut bien accueilli. Il notifia la mission que lui avait confiée le roi Olaf Tryggveson, et se mit aussitôt à prêcher la foi catholique, insistant sur l'excellence et la sublimité de la nouvelle religion. Erik balança longtemps à se convertir; mais [sa femme] Thorild [ou Thiodhild] se laissa facilement persuader. Elle fit élever à une certaine distance de la maison une église, qui fut nommée Thorildarkirkia. C'est là qu'elle se réunissait pour prier avec les autres personnes qui avaient embrassé le christianisme. A partir de sa conversion elle ne voulut plus avoir de relation avec Erik, qui en fut extrêmement peiné.

A Brattahlid on parla beaucoup d'aller explorer les contrées que Leif avait découvertes. Celui qui patronnait le plus chaleureusement ce projet était Thorstein Eriksson [fils d'Erik], homme sage et expérimenté. Erik fut invité à prendre part à cette expédition, parce que l'on avait la plus grande confiance en son bonheur et en son expérience. Il résista longtemps, mais il finit par céder aux instances de ses amis. On mit alors en état le vaisseau sur lequel était venu Thorbiorn [père de Gudrid] et l'on choisit vingt hommes pour le voyage. On emporta avec soi des armes et des vivres, mais peu d'argent. Le matin du jour fixé pour le départ, Erik se mit à cheval pour se rendre au port, après avoir caché en terre une cassette contenant de l'or et de l'argent. En chemin il fit une chute et se brisa les côtes et se cassa le bras à l'articulation de l'épaule. Cet accident lui inspira du repentir ; il pria sa femme Thorhild de déterrer le trésor pour l'enfouissement duquel il venait d'être puni. Les voyageurs ayant mis à la voile, sortirent de l'Eriksfiord, avec la plus belle perspective et les meilleures espérances. Ils errèrent longtemps sur mer et ne trouvèrent pas les pays qu'ils cherchaient. Ils virent l'Islande, et aperçurent des oiseaux de l'Irlande. Leur vaisseau fut ainsi poussé à la dérive de côté et d'autre. L'automne, en s'en retournant, ils souffrirent beaucoup de la pluie et du mauvais temps, et furent épuisés de fatigues. Ils rentrèrent dans l'Eriksfiord au commencement de l'hiver. « Nous étions plus joyeux lors de notre départ, dit Erik; cependant il ne faut pas abandonner tout espoir. » Thorstein répondit : « Il est du devoir d'un bon chef de pourvoir aux besoins de ses subordonnés; il nous faut donc chercher des logements d'hiver à tous ces gens qui sont sans asile. — Comme dit le proverbe, on reste dans l'incertitude tant qu'on n'a pas reçu de réponse, répliqua Erik ; je te dirai donc que je suivrai ton conseil. » Tous les matelots, qui n'avaient pas d'asile, suivirent Erik et Thorstein, chez qui ils passèrent l'hiver à Brattahlid. »

(Chapitres VI-XV.)

Chap. VI. — Généalogie de Thorfinn.

Thord, qui habitait à Hœfde, sur le Hœfdastrœnd,[2] était marié avec Fridgerd, fille de Thorer Hima et de Fridgerd, fille de Kiarval, roi d'Irlande. Thord était fils de Biœrn Byrdusmicer, fils de Thorvald Hrygg, fils d'Asleik, fils de Bjœrn Jarnside, fils de Ragnar Lodbrok. Snorre, fils de Thord et de Fridgerd, eut de sa femme Thorild Riupa, fille de Thord Geller, un fils nommé Thord Hestœfde. De ce dernier et de Thorun naquit Thorfinn[3] qui fit divers voyages pour le commerce et qui passait pour un excellent navigateur. Un été, ayant mis son navire en état, il partit pour le Groenland avec Snorre Thorbrandsson. Ils étaient quarante sur le navire. Deux autres personnages, Biarne Grimolfsson du Breidsfiord, et Thorhall Gamlason de l'Œstfiord, s'embarquèrent en même temps avec un équipage de quarante hommes. On ne dit pas combien de temps ils furent en mer ; mais on sait que les navigateurs arrivèrent dans l'Eriksfiord en automne. Erik et plusieurs des colons se rendirent à cheval au lieu de débarquement pour trafiquer avec les nouveaux venus. Les armateurs autorisèrent Erik à prendre toutes les marchandises qu'il désirerait. De son côté Erik se montra hospitalier et invita les équipages des deux vaisseaux à passer l'hiver chez lui. Les voyageurs acceptèrent cette offre avec reconnaissance. Ils transportèrent leurs marchandises à Brattahlid, où il y avait de grands magasins, et où il ne manquait presque rien de ce qui était nécessaire. Ils furent donc très-satisfaits de leur hôte. Aux approches de Noël, Erik devint taciturne et ne parut plus si gai que d'habitude. « As-tu quelque chagrin? lui demanda Thorfinn Karlsefne. Je crois remarquer que tu as perdu de ta gaieté habituelle. Tu nous as traité avec la plus grande libéralité, et il est de notre devoir de te rendre, en retour, tous les services que nous pourrons. Dismoi donc ce qui t'afflige. —Vous vous prêtez amicalement aux circonstances ; je ne crains pas que vos bons offices nous fassent faute; mais j'appréhende qu'on dise que vous n'avez jamais passé de plus mauvaises fêtes de Noël qu'à Brattahlid, chez Erik Rauda. — Il n'en sera pas ainsi, mon hôte, répondit Thorfinn : nous avons sur notre navire du malt et du grain. Prenez tout ce qu'il vous faut, et préparez un festin aussi magnifique que vous le jugerez convenable. » Erik, profitant de cette faculté, organisa une fête si splendide, qu'on n'avait jamais vu tant de luxe dans ce pays pauvre. Après les fêtes, Karlsefne demanda à son hôte la main de Gudrid [sa belle-fille], cette affaire paraissant être de la compétence d'Erik, qui répondit favorablement. « Qu'elle suive sa destinée, dit-il; j'ai entendu dire du bien de vous. » Finalement Thorfinn fut fiancé à Gudrid, et leur noce fut célébrée le même hiver à Brattahlid.

Chap. VIII. — Voyage en Vinland.

[4][On parla beaucoup de ce mariage à Brattahlid, et on s'amusa l'hiver à jouer au trictrac et à raconter des histoires ; en un mot on s'efforça de passer agréablement le temps]. On s'entretint des expéditions en Vinland, que l'on regardait comme fort lucratives, à cause de la fertilité du pays. Karlsefne et Snorre préparèrent leur navire, afin de partir au printemps pour ces nouvelles contrées. Biarne et Thorhall se joignirent à eux avec leur navire. Thorvard, qui était marié avec Freydis, fille naturelle d'Erik Rauda, fit aussi partie de l'expédition, ainsi que Thorvald, fils d'Erik, et que Thorall surnommé le Chasseur. Ce dernier était depuis longtemps au service d'Erik. Il l'accompagnait à la chasse durant l'été; pendant l'hiver il remplissait les fonctions d'intendant de la maison. Il était grand et fort, noir, laid comme un géant, taciturne, et ne parlant que pour dire des méchancetés; [astucieux, médisant, il n'aimait que le mal], et donnait toujours de mauvais conseils à Erik, qui l'admettait dans son intimité, quoiqu'il fût peu aimé. C'était un mauvais chrétien. Connaissant parfaitement les déserts, il monta avec Thorvard et Thorvald sur le vaisseau que Thorbiœrn avait amené en Groenland. L'expédition se composait de cent soixante hommes [Groenlandais pour la plupart]. Ils se rendirent d'abord dans le Vesterbygd,[5] et de là dans l'île de Biarney.[6] Après avoir navigué un jour et une nuit [poussés par un vent du nord] dans la direction du sud, ils aperçurent une contrée, et s'y rendirent en bateau pour l'explorer. Ils y trouvèrent de larges pierres plates, dont quelques-unes avaient douze aunes de large, et virent un grand nombre de renards. Ils nommèrent ce pays Helluland. De là ils naviguèrent un jour et une nuit vers le sud-est, et arrivèrent en vue d'une contrée couverte de forêts et nourrissant beaucoup d'animaux. Au sud-est du continent était située une île où ils tuèrent un ours ; ils nommèrent le pays Markland,[7] et l'île, Biarney.[8] Puis ils suivirent longtemps [pendant un jour et une nuit] la côte en se dirigeant vers le sud, et arrivèrent près d'un promontoire. La terre était à gauche du vaisseau ; le rivage était sablonneux et s'abaissait en pente douce vers la mer. Us y firent une descente et trouvèrent une quille de vaisseau sur le promontoire, qu'ils nommèrent Kialarnes (cap de la Quille). Le rivage reçut le nom Furdustrandir, parce qu'il était extrêmement long.[9] Plus loin le pays était coupé de baies, dans l'une desquelles les navigateurs jetèrent l'ancre. Le roi Olaf Tryggveson avait donné à Leif deux Écossais, un homme appelé Haki et une femme nommée Hekia, qui couraient plus rapidement que des bêtes fauves. [Leif et Erik les avaient donnés à Karlsefne pour le voyage]. Lorsque l'on eut dépassé les Furdustrandir, on déposa les coureurs à terre, en leur ordonnant d'explorer le pays au sud et de revenir dans l'espace de trente-six heures. Le vêtement de ces gens, appelé Idafal, se composait d'une tunique avec un capuchon ouvert par les côtés, sans manches, et serrée entre les jambes au moyen d'un bouton et d'un lacet; le reste de leur corps n'était pas couvert. Ils furent absents tout le temps qu'on leur avait accordé ; mais à leur retour ils rapportèrent, l'un une grappe de raisin, l'autre un épi de blé, qui avaient crû naturellement. Lorsqu'ils furent remontés sur le navire, on alla plus loin, et on entra dans un golfe en dehors duquel était une île que l'on appela Straumey [île des Gourants], à cause des forts courants qui régnaient à l’entour.[10] Il y avait sur cette île un si grand nombre d'œufs d'éders, qu'on trouvait à peine la place pour poser le pied. [Us pénétrèrent plus avant dans le golfe], qu'ils appelèrent Straumfiord,[11] et sur le rivage duquel ils déchargèrent leur navire, dans le dessein de s'établir en ce lieu. Ils avaient avec eux toutes sortes de bestiaux, [et ils tirèrent parti de la fertilité de] la contrée qui était très-belle. Les voyageurs ne s'occupèrent qu'à explorer le pays. Ils y passèrent l'hiver [qui fut rude]. Comme ils n'avaient pas eu soin de faire des provisions et que la pêche commença à donner moins en été, on eut beaucoup de peines à se procurer des vivres. [On se rendit dans l'île, dans l'espoir d'y faire quelque capture. Les objets nécessaires à la vie y étaient assez rares, mais le bétail s'y trouvait bien.] On fit des prières pour que Dieu envoyât des moyens de subsistance ; mais ce vœu ne fut pas exaucé aussitôt qu'on l'aurait voulu. Thorhall le Chasseur disparut alors ; on passa trois jours à le chercher. [Le quatrième, Karlsefne et Biarne] le trouvèrent sur la cime d'un rocher où il était couché- la face en l'air, écartant [les yeux], la bouche et les narines, et marmottant quelques paroles.[12] Interrogé sur les motifs de son absence, il répondit que cela ne regardait pas ses compagnons ; [il les pria de ne pas en être surpris, et ajouta que tout le temps il avait vécu de telle façon, qu'il était inutile de s'inquiéter de lui]. On l'engagea à retourner au campement, et il y consentit. Bientôt après échoua sur le rivage un cétacé que l'on se mit à dépecer. Personne [pas même Karlsefne, qui se connaissait bien en cétacés] ne sut de quelle espèce était celui-ci. Après l'avoir fait cuire, on en mangea, mais tout chacun en fut malade. Thorhall dit alors : « N'est-il pas vrai que le dieu à la barbe rouge (Thor) a été plus secourable que votre Christ? Voilà ce que m'a envoyé Thor, mon dieu tutélaire,[13] pour le culte que je lui ai rendu. Il m'a rarement laissé dans la détresse. » Lorsque ses compagnons le surent, [ils ne voulurent plus manger du cétacé ; mais] ils le rejetèrent dons la mer et se recommandèrent à Dieu. Le temps devint meilleur; on put se mettre en mer pour pêcher, et l'on ne manqua plus de vivres ; car on pouvait chasser sur le continent, recueillir des œufs dans l'île et pêcher dans le golfe.

Chap. VIII. — De Karlsefne et de Thorhall.[14]

[Ils parlèrent alors d'une exploration et s'y préparèrent.] Thorhall [le Chasseur] voulait se rendre au nord en doublant les Furdustrandir et le Kialarnes pour chercher le Vinland. Mais Karlsefne était d'avis de naviguer au sud en suivant les côtes [pensant que plus on irait au midi, plus les découvertes seraient étendues ; il lui parut bon de visiter la partie méridionale et la partie septentrionale du pays], Thorhall fit ses préparatifs près de l'île; il n'y eut que huit [neuf] hommes qui se joignirent à lui. Le reste de la troupe suivit Karlsefne. Un jour que Thorhall portait de l'eau sur son navire, il but et chanta ce couplet :

« On me promettait, quand je vins ici, que j'y trouverais la meilleure boisson. Mais il faut que j'accuse ce pays à la face de tous. Un guerrier comme moi est forcé de porter un seau ; je dois me courber vers la fontaine, et le vin n'a pas touché mes lèvres. »

Lorsque tout fut prêt, il hissa les voiles et chanta cet autre couplet :

« Retournons dans notre patrie ; que notre vaisseau rapide glisse sur la vaste surface de la mer ; tandis que les guerriers infatigables qui louent ce pays resteront sur les Furdustrandir, pour y manger de la baleine. »

Ensuite ils doublèrent les Furdustrandir et le Kialarnes. Ils voulaient louvoyer vers l'ouest, lorsqu'un fort vent d'ouest les jeta en Irlande. Ils furent battus et faits esclaves. Thorhall y perdit la vie, comme des marchands l'ont raconté.

Chap. IX.

— Cependant Karlsefne, accompagné de Snorre, de Biarne et du reste de la troupe, se dirigea vers le sud en longeant les côtes. Ils naviguèrent longtemps jusqu'à ce qu'ils arrivassent à l'embouchure d'un fleuve qui tombait dans la mer après avoir traversé un lac. Il y avait de larges bas-fonds [de grandes îles], de sorte qu'on ne pouvait pénétrer dans le fleuve qu'à la haute marée. Les explorateurs y entrèrent et donnèrent au pays environnant le nom de Hop.[15] Ils y trouvèrent du froment qui poussait spontanément dans les parties basses, et des ceps de vigne [partout] où le sol s'élevait. Tous les courants d'eau abondaient en poisson. Dans les endroits où le flux s'arrêtait on creusa des fosses où l'on prenait des limandes quand la mer s'était retirée. Les forêts renfermaient une grande quantité d'animaux de toute espèce. Les explorateurs avaient leur bétail près d'eux. Ils étaient là à s'amuser depuis une quinzaine de jours et n'avaient rien vu de nouveau, lorsqu'un matin, ils aperçurent plusieurs canots de peau [au nombre de neuf]. Ceux qui les montaient vibraient en l'air des perches qui produisaient un bruit analogue à celui du vent qui souffle dans de la paille. « Qu'est-ce que cela peut signifier? » demanda Karlsefne. — Snorre Thorbrandsson répondit : « C'est apparemment un signal de paix ; prenons donc un bouclier blanc que nous tendrons de leur côté. » C'est ce que l'on fit. Les étrangers se dirigèrent vers les Scandinaves, dont la vue les surprit, et ils descendirent à terre. Ces gens-étaient [petits], noirs, laids ; ils avaient une vilaine chevelure, de grands yeux et la face large. Après avoir passé quelques instants à considérer avec étonnement les étrangers, ils s'éloignèrent vers le sud en tournant le promontoire.

Chap. X.

— Rarlsefne et ses compagnons s'étaient fait des habitations plus ou moins éloignées du lac. Ils y passèrent l'hiver, et comme il ne tomba pas de neige, leur bétail continua à paître. Un matin de printemps (1008), ils virent venir du midi des canots de peau qui tournèrent le cap. Il y en avait une si grande quantité que si la baie eût été couverte de charbons. Les arrivants brandissaient des perches. Karlsefne et ses gens élevèrent leurs boucliers en l'air. Lorsque les deux troupes se furent réunies, elles se mirent à trafiquer. Les naturels avaient une grande prédilection pour les étoffes rouges, en échange desquelles ils donnaient des fourrures et du vrai petit-gris. Ils voulaient aussi acheter des épées et des lances ; mais Karlsefne et Snorre prohibèrent le commerce des armes. Les Skrselingar donnaient toute une peau de petit-gris pour un empan d'étoffe rouge, qu'ils entortillaient autour de leur tête. Au bout de quelque temps, le drap commençant à devenir rare, Karlsefne et ses compagnons le coupèrent en petites lisières d'un doigt de large, que les Skrselingar achetèrent au même prix ou plus cher qu'auparavant.

Chap. XI.

— Il arriva qu'un taureau, amené par Karlsefne, sortit de la forêt et se mit à beugler. Ce bruit effraya les naturels, qui s'enfuirent sur leurs canots et ramèrent au sud le long de la côte. On ne les revit pas durant trois semaines entières. Mais après ce laps de temps, il vint du sud un grand nombre de Skralingar, montés sur des embarcations dont la marche était aussi rapide que celte d'un torrent. Ils brandissaient des perches contre le soleil et proféraient des hurlements aigus. Voyant que les gens de Karlsefne leur présentaient un bouclier rouge, ils descendirent à terre et coururent à leur rencontre. Il s'ensuivit un combat où les Skrselingar lancèrent une grêle de traits, car ils avaient des balistes. Ils élevèrent au bout d'une perche une boule énorme, qui ressemblait à une vessie de mouton et qui était bleuâtre.[16] Lancée sur la troupe de Karlsefne, elle fit un tel bruit en tombant, que ceux-ci prirent l'épouvante et se mirent à fuir le long du fleuve, car il leur semblait qu'ils étaient entourés de tous côtés. Ils ne s'arrêtèrent que sur des rochers où ils firent une vigoureuse résistance. Freydis (fille d'Erik le Rouge et femme de Thorvard) s'avança, et voyant que ses compatriotes cédaient, elle leur cria : « Comment des hommes vigoureux comme vous peuventils fuir devant de tels misérables, que vous pourriez tuer comme des moutons ! Si j'avais des armes, je crois que je me battrais mieux qu'aucun de vous. » Ils ne firent aucune attention à ses paroles. Freydis voulait les suivre, mais sa grossesse retardait sa marche. Elle entra dans le bois, poursuivie par les Skselingar ; ayant rencontré le cadavre de Thorbrand Snorreson, qui avait reçu à la tête un coup de pierre plate, elle prit l'épée de ce chef et se mit en état de défense.

Lorsque les Skraelingar l'eurent atteinte, elle se dépouilla le sein, se coupa les mamelles avec le glaive [et les jeta sur les naturels], qui, consternés de cet exploit, s'enfuirent sur leurs canots et s'éloignèrent. Karlsefne et ses gens s'approchèrent de Freydis, dont ils louèrent le courage. Ils n'avaient perdu que deux de leurs hommes, tandis que les Skrselingar avaient laissé un grand nombre des leurs sur le champ de bataille. Ainsi accablés par le nombre, les Scandinaves se retirèrent dans leurs maisons pour bander leurs blessures. En réfléchissant au nombre de leurs ennemis, ils reconnurent qu'ils n'avaient été attaqués que par les naturels venus sur des canots, et que c'était par une illusion d'optique qu'ils avaient cru en voir d'autres descendre de l'intérieur du pays.[17]

Les Skraelingar trouvèrent un cadavre près duquel était une hache; l'un d'eux prit cet instrument et coupa du bois. Tous ses compagnons en firent autant l'un après l'autre, et voyant que le taillant mordait bien;, ils regardèrent cette arme comme une chose précieuse. Mais l'un d'entre eux l'ayant émoussée en voulant couper une pierre, elle diminua singulièrement de prix à leurs yeux, et ils la jetèrent là.

Chap. XII.

— Les Scandinaves, voyant qu'ils seraient continuellement inquiétés par les naturels du pays, se préparèrent à quitter cette belle contrée pour retourner dans leur patrie. Ils se dirigèrent au nord en suivant la côte, et trouvèrent cinq Skrselingar vêtus de peau qui dormaient sur le rivage, et qui avaient à leurs côtés des vases-remplis de moelle et de sang d'animaux. Pensant que ces gens avaient été bannis de leur pays, ils les mirent à mort. Ils arrivèrent ensuite près d'un cap qui était couvert de fientes laissées par les nombreux animaux qui y passaient la nuit. Ils retournèrent au Straumfiord, où ils trouvèrent en abondance tout ce dont ils avaient besoin. Quelques personnes rapportent que Biarne et Gudrid y restèrent avec cent de leurs compagnons ; mais que Karlsefne et Snorre avec quarante hommes s'étaient dirigés au sud et étaient revenus le même été, après avoir passé deux mois à peine dans la contrée de Hop. Ensuite Karlsefne, laissant à Straumfiord le reste de la troupe, alla avec une seule embarcation à la recherche de Thorall le chasseur. Il se dirigea au nord en côtoyant le Kialarnes, puis il navigua vers l'ouest en laissant la terre à bâbord. Aussi loin qu'ils pouvaient voir, ils n'apercevaient que des forêts désertes et ne trouvaient que fort peu d'espaces dé couverts. Après une longue navigation, ils arrivèrent à l'embouchure d'un fleuve qui coulait de l'est à l'ouest ; ils y pénétrèrent et jetèrent l'ancre près de la rive méridionale.

Chap. XIII. — Mort de Thorvald Eriksson.

Il arriva un matin que les gens de Karlsefne aperçurent dans un espace déboisé un objet brillant qui remua en entendant leurs cris. C'était un homme qui n'avait qu'un pied.[18] Il se traîna vers la rive près de laquelle étaient les étrangers et décocha une flèche contre Thorvald, fils d'Erik Rauda, qui était au gouvernail de son embarcation. Atteint au ventre, Thorvald arracha le trait et dit: « J'ai de l'embonpoint sur l'abdomen. Le pays où nous sommes est remarquable par sa fertilité, mais nous n'en tirerons pas grand avantage. » Peu après il mourut de cette blessure. Le naturel s'enfuit du côté du nord, poursuivi par les gens de Karlsefne, qui l'apercevaient de temps à autre, mais qui le perdirent de vue lorsqu'il se jeta dans un bras de mer. Les Scandinaves s'en retournèrent alors, et l'un d'eux chanta ces vers :

« Nos gens ont poursuivi vers le rivage un homme unipède (c'est la pure vérité) ; mais cet être singulier s'est enfui en courant avec vitesse sur la mer. Entends-tu, Rarlsefne?»

Ensuite ils reprirent leur route vers le nord. Croyant que c'était le pays des hommes unipèdes, ils se tinrent à distance, afin d'éviter les dangers. Ils virent une chaîne de montagnes qu'ils jugèrent être la même qui s'étend jusqu'à Hop.[19] Ils se croyaient aussi éloignés du Straumfiord que cet endroit l'est de Hop. C'est à Straumfiord qu'ils passèrent le troisième hiver. Il y eut entre eux des brouilles dont les femmes furent l'occasion ; car les célibataires voulaient faire outrage aux gens mariés, ce qui produisit beaucoup de désordre. Snorre, fils de Karlsefne, était né en ce lieu dans le premier automne que les Scandinaves y avaient passé ; il avait trois ans lorsque les explorateurs s'en retournèrent. En quittant le Vinland, ils furent poussés par un vent de sud, et arrivèrent sur les côtes du Markland, où ils virent cinq Skraelingar, dont un avait de la barbe, deux étaient des femmes et les deux autres des enfants. Ces derniers seuls furent saisis, le reste s'étant enfui et caché en terre. Ils apprirent la langue des navigateurs et furent baptisés. Ils dirent que leur mère s'appelait Vethillde et leur père Uvœge ; qu'il y avait dans le pays deux rois dont l'un se nommait Avalldania et l'autre Valldidida ; que les habitants de la contrée n'avaient pas de maisons, mais qu'ils habitaient dans des grottes ou des cavernes ; qu'en face de leur pays il y en avait un autre dont les habitants avaient des vêtements blancs et portaient devant eux des bâtons auxquels étaient attachés des drapeaux, et qu'ils poussaient de grands cris. Les navigateurs pensèrent qu'il s'agissait du Hvitramannaland (terre des hommes blancs) ou Grande-Irlande.

Chap. XIV.

—[Les uns retournèrent en Groenland (1011), où ils passèrent l'hiver chez Erik Rauda.] Biarne Grimolfsson et ses gens furent jetés dans la mer d'Irlande [de Groenland] et se trouvèrent dans des parages infestés par les vers. [Ils ne s'en aperçurent pas avant que leur navire ne fût perforé par ces insectes] et ne commençât à couler à fond. [Ils délibérèrent alors sur le parti à prendre.] Ils avaient un bateau qui était goudronné d'huile de chien marin. Or, [comme on prétend que] les vers de mer ne s'attaquent pas au bois ainsi enduit, [la plupart étaient d'avis de faire monter dans le bateau autant de personnes qu'il en pourrait porter]. Une partie d'entre eux y passèrent. Mais on vit qu'il ne pouvait contenir que la moitié de l'équipage. Alors Biarne dit : « Puisqu'il en est ainsi, je propose de faire désigner par le sort ceux de nous qui auront place dans le bateau ; il ne faut pas avoir égard au rang des personnes, [car chacun désire sauver sa vie]. » Personne ne voulut parler contre une proposition si magnanime. Biarne fut un de ceux que le sort favorisa. Un [jeune] Islandais qui n'avait pas été aussi heureux, dit: « M'abandonneras-tu ici, Biarne? — Il le faut bien, répondit ce dernier. — Mais est-ce là ce que tu avais promis à mon père, lorsque je quittai sa maison pour te suivre ? Tu lui disais que nous partagerions les mêmes destinées. — Prends ma place dans le bateau, et je remonterai sur le navire, puisque tu tiens tant à la vie. » Ceux qui étaient sur le bateau continuèrent leur route, jusqu'à ce qu'ils arrivassent à Dublin en Irlande. Ce sont eux qui ont raconté ces événements. On pense que Biarne et ses compagnons périrent dans la mer des vers, car on n'entendit plus parler d'eux.

Chap. XV. — Généalogie de Karlsefne et de sa femme Gudrid.

Le second été qui suivit, Karlsefne avec sa femme Gudrid se rendit à Reynisnes, en Islande. Sa mère, s'imaginant qu'il avait fait un mauvais mariage, s'absenta le premier hiver ; mais apprenant que Gudrid était une femme excellente [qui s'entendait à bien administrer une maison et qu'elle s'accordait parfaitement avec son mari], elle alla demeurer avec son fils, et vécut en bonne amitié avec sa bru. Karlsefne avait pour fils Snorre, qui fut père de Hallfride, mère de l'évêque Thorlak Runolfsson, et Thorbiœrn, qui fut père de Thorun, mère de l'évêque Biœrn. Snorre Karlsefnesson eut pour fils Thorgeir, qui fut père de Ingveld, mère de l'évêque Brand premier ; et pour fille Steinum, qui épousa Einar, fils de Grundar-Ketil, fils de Thorvald Krok, fils de Thorer de Espehol. Thorstein Ranglat (l'injuste), fils de Steinum, fut père de Gudrun, mariée à Jœrund de Keldum ; Halla, fille de Steinum, fut mère de Flose, père de Valgerde, mère du seigneur Erlend le Fort, père du seigneur juge Hauk. Thordis, autre fille de Flose, fut mère de madame Ingegerd l'Opulente, dont la fille, madame Hallbera, fut abbesse de Stad, dans le village de Reinisnes. On omet les noms de beaucoup d'autres Islandais distingués qui descendaient de Karlsefne et de Thuride. Dieu soit avec nous ! Amen. [C'est ici que finit cette saga.]


 

[1] Cette saga a été éditée par M. Rafn, d'après dix manuscrits dont le plus ancien fut transcrit vers la fin du treizième siècle ou le commencement du quatorzième. Comme dans la plupart des sagas, l'auteur, ou plutôt celui qui a mis par écrit la tradition orale, entre en matière par une foule de détails étrangers au personnage principal, et qui remplissent environ la moitié du livre. On a donné plus haut l'analyse ou l'extrait de tout ce qui avait rapport aux voyages en Amérique. Quoique les chapitres VI à XV soient une relation du même voyage de Thorfinn qui est déjà connu par la saga d'Erik Rauda, on ne se contentera pas d'en donner la substance ; ils méritent d'être traduits intégralement, parce qu'ils sont beaucoup plus circonstanciés que la précédente saga, dont ils diffèrent essentiellement.

[2] Ou rivage de Hœfde, dans le district de Skagefiord (Islande septentrionale).

[3] Qui découvrit le Vinland, ajoute le Landnamabok, et qui fut père de Snorre, père de Steinunn, mère de Thorstein Ranglat, père de Giidrun, mère de Halla, mère de Flos, père de Valgerd, mère du seigneur Erlend le Fort

[4] Les passages compris entre crochets sont des additions ou des variantes tirées d'un manuscrit de la fin du quinzième siècle

[5] Ou contrée occidentale du Groenland. L'Eriksfiord, d'où ils venaient, faisait partie de l'Oesterbygd, qui comprenait les côtes méridionale et occidentale du Groenland.

[6] Les anciens ne connaissant pas la boussole et privés des instrumenta nécessaires pour déterminer les positions, naviguaient autant que possible le long des côtes de peur de s'égarer. C'est ce qui explique pourquoi Thorfinn remonta au nord, au lieu de se diriger vers le sud-ouest. Il voulait probablement traverser le détroit de Davis dans sa plus petite largeur. Seulement il paraît être allé un peu trop au nord, si Biarney (île de l'Ours) correspond bien à l'île de Disco.

[7] Aujourd'hui Canada et Nouvelle-Ecosse.

[8] Peut-être l'île de Terre-Neuve, ou d'Anticosti, ou de Saint-Jean.

[9] Furdustrandir signifie littéralement « rivages merveilleux ».

[10] Golfe des courants. C'est probablement la baie de Buzzard.

[11] Ce doit-être l'île de Martha's Vineyard déjà mentionnée dans le voyage de Leif. Le Gulfstream qui sort du golfe du Mexique produit un fort courant à l'endroit où il est barré par la péninsule de Barnstable. Les îles inhabitées du Massachusetts servent encore de retraite à une foule d'éders et de canards sauvages, et l'une d'elles, située à la pointe sud-est de la péninsule de Barnstable, est encore appelée Eyg-Island (île des Œufs).

[12] Thorhall, que l'auteur qualifie de mauvais chrétien, associait sans doute le culte d'Odin à celui du Christ. C'était pour invoquer l'un de ses faux dieux qu'il s'était séparé de ses compagnons.

[13] Le nom de Thor entre dans la composition du mot Thorhall (salle de Thor); c'est peut-être pourquoi Thorhall se croyait plus spécialement placé sous la protection de ce dieu.

[14] Il est impossible de savoir s'il s'agit ici du compagnon de Biarne, ou de l'intendant d'Erik Rauda.

[15] En islandais, Hop signifie une petite anse formée par l'embouchure d'une rivière. On pense que cette contrée correspond au pays baigné par le Pocasset, rivière étroite mais navigable, qui sort d'un lac où se perd la rivière Taunton. Par une coïncidence singulière, cet amas d'eau porte encore le nom de baie du Mount-Hope. C'est sur ses rives que s'élevaient les Leifsbudir et les Thorfinnsbudir.

[16] Les Groenlandais se servent, pour la pêche des cétacés, de javelots au milieu desquels ils attachent une vessie de phoque, afin de les mieux diriger et de les pouvoir retrouver. C'est peut-être une semblable vessie, attachée à quelque objet pesant, que les Skrœlingar leurs ancêtres jetèrent sur les Scandinaves.

[17] L'image du corps ennemi que les Scandinaves avaient devant eux, était reproduite derrière eux par l'effet du mirage, et ils crurent qu'une autre bande de naturels s'avançait contre eux pour les surprendre par derrière ; c'est ce qui explique la panique dont ils furent pris subitement. Une illusion du même genre a été observée par un savant moderne dans la même contrée que l'on suppose avoir été le théâtre de ces événements : « En traversant les déserts du cap Cod [Kialarnes et Furdustrandir des Scandinaves], dit Hitchcock, dans Report on the geology of Massachusetts, j'ai remarqué un singulier effet de mirage. A Orléans, par exemple, il me semblait que nous montions un angle de trois ou quatre degrés, et je ne fus convaincu de mon erreur que lorsqu'en me retournant je remarquai qu'une pareille inclinaison avait lieu sur la route que nous venions de parcourir. Je n'essaierai pas d'expliquer cette illusion d'optique: j'observerai seulement que c'est un phénomène du même genre que celui qui a frappé M. de Humboldt dans les pampas de Venezuela. Autour de nous, dit-il, toutes les plaines semblaient monter vers le ciel. » C'est peut-être à cause de cette circonstance que les Scandinaves avaient donné au cap Cod le nom de Furdustrandir (rivages merveilleux)

[18] Il était sans doute enveloppé de telle façon dans ses vêtements, que ses jambes paraissaient n'en former qu'une.

[19] Les montagnes Bleues, qui commencent dans le Massachusetts, se prolongent en effet jusqu'à l'embouchure du Saint-Laurent.