Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Traduit par
JULES LECLERCQ.
Revue Britannique, 1888.
De tous les rois de Norvège, le plus populaire fut Gamli, fils de Gunnild. Thôrd n'était âgé que de douze ans lorsqu'il alla à la cour de ce prince. Il s'y fit admirer dans toutes ses actions. A la guerre, à l'heure du danger, on le trouvait toujours devant la personne du roi ; il conquit de cette façon beaucoup de gloire et beaucoup d'honneurs. Ayant passé trois ans au service du roi, il lui exprima le désir de retourner sur ses terres. Le roi lui répondit :
« Tu nous as bien servi, et tu deviendras un grand homme. »
Puis, détachant le sabre qu'il portait constamment sur lui :
« Je te fais don de ce sabre, lui dit-il; il te portera bonheur, car mon amitié y est attachée. Ne le donne à personne et ne t'en dessaisis jamais, à moins que, ce qui n'est pas improbable, tu ne te trouves dans la nécessité de racheter ta tête. »
Thôrd remercia le roi de cette marque d'affection, et lui dit qu'il ne demeurerait pas longtemps éloigné. Le roi répliqua :
« Il n'adviendra point ce que tu penses; car, à dater du jour de notre séparation, nous ne nous reverrons jamais. »
A ces mots, Thôrd devint pensif et ne répondit pas. Il prit congé du roi. Quelque temps après, ce prince perdit la vie dans une bataille qu'il livra au roi Hakon le Bon, ainsi qu'il est narré dans les sagas des rois de Norvège.
Thôrd alla rejoindre son frère Klypp, l'héritier des domaines et du gouvernement de son père. La femme de Klypp était Alôff, fille de Skeggi, d'Yrjum ; or, cette femme avait abandonné son époux sur les instigations du licencieux roi Sigurd Slefa, un des fils de Gunnild. Maintes fois Thôrd engagea son frère à se venger.
Un jour, il lui parla en ces termes :
« Quand donc vous délivrerez-vous de la honte que le roi Sigurd fait peser sur vos épaules? Voulez-vous mériter le blâme d'autrui et devenir la risée de tout le monde ? Voulez-vous ne plus prétendre à l'estime dont jouissaient nos ancêtres? Le moment est venu de tirer vengeance de l'insulte que vous inflige le roi Sigurd. Mieux vaut mourir avec honneur que de vivre dans une odieuse inaction. Je m'offre à vous prêter mon aide et celle de tous mes frères, plutôt que de tolérer plus longtemps un pareil opprobre. »
Klypp répondit qu'il aspirait de tout cœur à la vengeance.
Les frères se mirent en route avec une nombreuse escorte et se dirigèrent vers les plateaux. Ils avaient entendu dire que le roi Sigurd était à un banquet. Arrivés devant le palais où la fête avait lieu, ils prirent leurs dispositions. Klypp devait entrer le premier ; Thôrd venait immédiatement après ; puis Steingrim, Eyjûlf et les autres. Ils étaient tous bien armés de casques, de boucliers et d'épées nues.
Quand messire Klypp fut devant Sigurd, il tira son épée et lui fendit la tête jusqu'aux épaules, si bien que le roi tomba mort sur la table. Comme les frères se disposaient à quitter la salle, Thôrd entendit derrière lui un grand fracas : Klypp venait d'être frappé à mort par un page du nom de Hrôuld, qui avait passé inaperçu. En voyant tomber son frère, Thôrd frappa Hrôuld et le fendit au-dessus des hanches. Ce fut alors une mêlée générale : les gens du roi tirèrent leurs épées et attaquèrent avec fureur les frères, qui se défendirent bravement.
Thôrd fit bon usage du sabre qu'il avait reçu du roi Gamli et tua beaucoup de monde.
Le roi Harald, à la nouvelle de la mort de Sigurd, résolut d'envoyer contre les frères une expédition avec l'ordre de leur prendre la vie. En même temps, il convoqua l'Althing, déclara les frères proscrits de toute la Norvège, et s'empara de leurs biens.
Redoutant la puissance du roi Harald et de Gunnild, les frères trouvèrent prudent de quitter le pays. Leurs parents et leurs amis leur conseillaient de vendre leurs terres et d'aller en Islande, où s'étaient réfugiés un grand nombre de nobles qui avaient dû fuir les persécutions des rois de Norvège.[2] A quoi Thôrd répondit :
« Je n'avais pas l'intention de quitter mes terres ; mais beaucoup de nobles ont été contraints de s'établir en Islande, et il se peut que telle soit ma destinée. »
Thôrd se prépara donc à partir pour l'Islande avec ses frères Steingrim et Eyjûlf et sa sœur Sigrid. Il prit la mer au commencement de l'été, emmenant dix-neuf hommes à bord de son navire.
Un mois après, il toucha aux îles Vestman. De là, il fit voile vers la côte ouest et vers le nord. Puis il entra dans un fjord et atterrit vers le commencement de l'hiver. Il apprit, par les gens du pays, qu'il était dans le Midfjord.
Le Midfjord était à cette époque complètement colonisé. A Reykir demeurait le chef du pays, Skeggi, grand ferrailleur, toujours en quête de combats singuliers; dans sa carrière de viking il avait parcouru bien des contrées ; en Danemark, il avait violé la tombe du roi Hrôlf pour en ravir l'épée Skôfnung : cette épée, qu'il ne quittait jamais, était la meilleure de l'Islande. C'était, en un mot, un grand chef que Skeggi, et, à tous ces avantages, il joignait la richesse. Il avait un fils du nom d'Eid, dont il avait confié l'éducation à son ami Thorkell, qui habitait la ferme de Sandar, sur la rive ouest du fjord, en face d'Os.
Le premier habitant du pays qui vint au-devant de Thôrd et de ses compagnons fut Eyjûlf, le riche fermier d'Os. Thôrd lui dit que les autres fermiers tardaient beaucoup à venir visiter son navire.
« D'après la coutume, lui répondit Eyjûlf, c'était à Skeggi de venir le premier choisir les marchandises qui lui convenaient, et c'était à lui que revenait l'honneur d'inviter les étrangers à passer l'hiver sous son toit.
— L'orgueil de cet homme est grand, dit Thôrd. Je pensais qu'il était d'usage que les gens du pays vinssent s'informer des nouvelles auprès des étrangers récemment débarqués.
— Allons le voir chez lui, dit Eyjûlf; il recevra dignement un homme de votre valeur.
— Je ne veux rien changer, répondit Thôrd, à ma résolution d'attendre les événements à bord de mon navire. »
Eyjûlf de courir alors à Reykir annoncer l'arrivée d'un navire. Skeggi, en entendant prononcerle.nom du patron, s'écria qu'il connaissait Thôrd et ses parents; il loua hautement ses qualités, et déclara que jamais personnage plus noble et plus méritant n'était venu dans le pays. Mais quand Eyjûlf lui parla d'aller visiter le navire de Thôrd et de choisir les étrangers qu'il lui convenait d'inviter chez lui, Skeggi répondit :
« Je vous laisserai l'honneur de ce choix ; car je ne recevrai chez moi aucun de ces gens. Je vous conseille, toutefois, de ne faire à Thôrd aucune promesse que vous ne soyez disposé à tenir. »
Thôrd, à qui Eyjûlf rapporta cet entretien, trouva que Skeggi lui cherchait querelle, et refusa de rendre visite à un orgueilleux qui n'invitait point les étrangers. Il accepta l'offre que lui fit Eyjûlf de passer l'hiver dans sa-ferme d'Os, mais à condition qu'il n'habiterait pas avec lui; comme Eyjûlf possédait une autre ferme à Torfarstad, il s'y établit pour laisser la ferme d'Os à Thôrd, qui s'y installa avec ses frères, ses sœurs et tous ses gens.
L'hiver se passa sans événements notables. Actif et industrieux, surpassant tout le monde en force et en agilité, donnant des divertissements auxquels il invitait les gens du voisinage, Thôrd se fit aimer de toute la population du pays. Skeggi en conçut du dépit, car il ambitionnait de devenir le chef du Midfjord; son caractère envieux ne pouvait lui laisser supporter l'idée de voir partagée par d'autres l'autorité dont il jouissait. Il ne laissa rien paraître de ses sentiments, feignant d'ignorer l'arrangement intervenu entre Thôrd et Eyjûlf. Lorsqu'ils se rencontraient, les deux rivaux évitaient de se parler.
A la Noël, Skeggi invita Thorkell, de Sandar, à venir passer la fête chez lui avec sa femme et le jeune Eid. Les invités se mirent en route la veille. Le dégel et la pluie avaient rendu infranchissable la rivière du Midfjord. La glace commençait à fondre en amont de la rivière ; mais on pouvait la passer en bateau près du point où elle rejoignait le fjord. Quand Thorkell démarra le bateau, Thôrd lui cria :
« Ami ! la rivière est infranchissable !
— Veillez à vos affaires, lui répondit l'autre ; je saurai mener les miennes à bien. »
Thorkell poussa le bateau dans la rivière, et les trois voyageurs s'embarquèrent ; mais à peine eurent-ils quitté la rive, que la glace et le courant les firent dériver, si-bien que la barque chavira. Ils firent le plongeon et se seraient noyés, s'ils n'étaient parvenus à se placer sur la quille de l'embarcation. Ils continuèrent à dériver vers la mer. Alors Thorkell fit appel à Thôrd et le supplia de le secourir.
« Je veillerai à mes affaires, répondit Thôrd; tâchez de mener les vôtres à bien. »
Ce ne fut que sur l'intercession de son frère Steingrim que Thôrd se décida à se dépouiller de ses vêtements, se lança à l'eau et se mit à nager dans la direction du bateau. Tout en nageant, il brisait la glace et la chassait au loin. Quand il atteignit l'embarcation, il recueillit d'abord le jeune Eid, le mit sur ses épaules, l'attacha avec une corde, et nagea avec lui jusqu'au rivage, où il recommanda à son frère d'aider le garçon à se réchauffer. Après quoi, il alla recueillir la femme de Thorkell et la déposa à terre fort épuisée. Enfin il alla prendre Thorkell et le transporta mourant de froid. Steingrim, lui ayant demandé pourquoi il avait commencé par sauver Eid, reçut cette explication :
« J'ai commencé par Eid, parce que je pressens que ce jeune garçon me sera d'un grand secours et qu'il me sauvera la vie. J'ai fini par Thorkell, parce que j'ai pensé qu'il supporterait mieux le froid, et aussi parce qu'il m'est avis que, s'il avait péri, nous n'eussions pas fait une grosse perte. »
Thorkell et su femme, ayant changé de vêtements et recouvré leurs forces, allèrent à Reykir. Quant à Eid, sur l'offre de Thôrd, il l'accompagna à Os et s'établit chez lui.
Arrivé à Reykir, Thorkell raconta son fâcheux voyage. Ce que Skeggi trouva plus fâcheux encore, c'est que son fils fût confié aux mains d'un homme qu'il considérait comme très violent; il pressentait qu'un jour viendrait où l'on souhaiterait qu'Eid ne fût jamais allé chez Thôrd.
Les fêtes de Noël passées, Thorkell, retournant à Sandar, s'arrêta en chemin à Os et invita Eid à l'accompagner.
» Je ne vous accompagnerai pas, lui répondit Eid, afin que vous ne tentiez pas une deuxième fois de m'ôter la vie.
— Je ne voulais pas plus votre mort que la mienne », lui dit Thorkell.
Il retourna à Sandar, et, désormais, il ne sera plus question de lui dans la saga.
Eid devint le fidèle et zélé partisan de Thôrd, qui, de son côté, le prit en grande affection. Ils travaillèrent ensemble à la construction d'un bateau de pêche. Un jour, Eid se mit à jouer avec le sabre que Thôrd tenait du roi Gamli et qu'il ne quittait jamais.
« Ce sabre te plaît, mon fils? lui demanda Thôrd.
— J'en fais grand cas, répondit Eid.
— Eh bien ! dit Thôrd, je veux t'en faire don.
— En échange d'un cadeau aussi précieux, je ne sais ce que je pourrais vous donner, dit Eid ; mais si vous estimez que mon amitié a quelque valeur, père nourricier, acceptez-la. »
Fort enchanté de son sabre, Eid le montra à tous les gens de la maison. A quelque temps de là, il alla voir son père à Reykir. Skeggi le reçut froidement.
« Pourquoi, lui dit-il, avez-vous pensé que la terre nourricière était meilleure chez Thôrd que celle que je vous avais procurée chez Thorkell?
— Ces deux terres diffèrent absolument, répondit Eid ; car Thôrd est un grand homme, dont on peut attendre quelque bien, tandis que Thorkell n'est qu'un sot; il a failli me tuer par son imprudence : c'est à Thôrd que je dois la vie ; je lui dois aussi un objet précieux dont il m'a fait don.
— Thorkell, répliqua Skeggi, a grand souci de votre vie : il n'a pas plus désiré votre mort que la sienne propre ou celle de sa femme. Mais voyons cet objet précieux que vous prisez si haut. »
Eid lui montra le sabre. Skeggi le tira de sa gaine et l'admira beaucoup.
« Cette arme de prix, dit-il, doit avoir appartenu à quelque noble; mais je ne puis croire que Thôrd vous ait fait don d'un aussi inestimable joyau. »
Eid protesta que l'arme lui avait été vraiment donnée.
« Je souhaiterais, lui dit Skeggi, que vous n'eussiez point accepté ce magnifique cadeau.
— Sur ce point nous différons d'avis », répondit Eid. L'entretien en resta là, et, cette fois, les adieux du père et du fils furent peu amicaux. Eid rapporta à Thôrd les paroles de Skeggi.
« Je m'y attendais, fit Thôrd. Votre père veut me témoigner de l'inimitié; j'estime que d'autres difficultés surgiront entre nous, et il est difficile de prévoir où elles aboutiront ; vous y serez souvent impliqué vous-même à votre grand péril.
— Je serais charmé, répondit Eid, de pouvoir faire quelque bien en m'interposant entre vous deux. »
Dans le cours de l'été arriva en Islande un neveu de Skeggi, du nom d'Asbjôrn. Il débarqua à Blonduos, dans le Langidal. Sitôt que Skeggi apprit l'arrivée de son parent, il alla le voir à bord de son navire, lui fit un cordial accueil et lui offrit l'hospitalité; l'autorisant à amener chez lui autant de gens qu'il voudrait. Asbjôrn accepta l'offre; dès qu'il eut mis son navire en sûreté, il se rendit à Reykir avec deux de ses hommes.
Asbjôrn était un homme de haute taille, beau, brave et d'une grande force physique. Il prenait souvent plaisir à se baigner. Un jour, il alla se baigner avec Skeggi. Tandis que les deux parents conversaient au bord du bain, ils virent passer non loin d'eux une femme qui s'en retournait chez elle après avoir été laver son linge à une source chaude voisine.[3] C'était Sigrid, la sœur de Thôrd. Elle était vêtue d'une robe rouge et d'un manteau bleu. La jeune fille était bien faite, grande et fort jolie de visage. Asbjôrn, se dressant sur le coude, la regarda par-dessus l'épaule et demanda quelle était cette belle femme.
« Il me semble, dit-il, qu'elle pourrait éveiller mon amour.
— Son nom est Sigrid, répondit Skeggi ; elle est la sœur de Thôrd; mais je vous avertis que vous ne pouvez prétendre à elle.
— Et quel pourrait bien être le motif de l'interdiction ? demanda Asbjôrn.
— Ses frères, répondit Skeggi, sont fiers et d'humeur emportée.
— Je m'étais imaginé, répliqua Asbjôrn, qu'auprès des habitants de ce pays je n'avais à prendre conseil que de moi-même.
— Si vous prenez trop de liberté auprès d'eux, fit Skeggi, on verra bien si vous n'aurez pas besoin d'aide. »
Cependant Sigrid revint à Os et rentra chez elle. Son frère Thôrd l'attendait.
« Pourquoi, dit-il, êtes-vous si pâle, rua sœur? Il rue semble que c'est Asbjôrn qui vous a fait changer de couleur ; mais, avant qu'il obtienne votre main, il se passera bien des événements. »
L'hiver se passa paisiblement. Le fjord gela de bonne heure. Un jour, Thôrd et Asbjôrn prirent part au jeu de balle sur la glace, entre Os et Reykir. Par un coup habile, Thôrd renversa Asbjôrn, et il s'écria :
« Voilà que Veisugalti est tombé, mais il n'a pas riposté. » A quelque temps de là, Asbjôrn saisit Thôrd avec une telle force, qu'il le fit fléchir sur les genoux.
« Voilà que l'homme aux joues de femme est tombé, s'écria-t-il ; vous devriez vous abstenir de vous mesurer aux jeux avec des hommes vigoureux. » Thôrd répondit :
« Quand nous nous essayerons aux armes, vous verrez, Veisugalti, qui de nous pourra relever la tête en quittant ces jeux. »
Asbjôrn se mit à sa disposition et saisit ses armes. Mais le peuple s'interposa entre eux et les sépara.
Au printemps suivant, Asbjôrn se disposa à reprendre la mer. Skeggi l'accompagna jusqu'à l'embarcation, escorté d'une troupe nombreuse, car il pensait qu'il fallait s'attendre à tout de la part de Thôrd. Mais Thôrd ne sortit pas de chez lui et feignit de tout ignorer. Chemin faisant, Asbjôrn dit à Skeggi :
« Je songe, mon parent, à me marier, et je voudrais en ceci suivre ma propre inspiration.
— Quelle est la femme après laquelle vous aspirez? » demanda Skeggi.
Asbjôrn ne lui cacha pas que c'était Sigrid, la sœur de Thôrd, qu'il souhaitait prendre pour épouse. Skeggi objecta qu'il y avait peu de chance de succès ; d'ailleurs, il n'était guère disposé à faire la demande, en raison de certaine froideur qui avait régné naguère entre Thôrd et Asbjôrn. Celui-ci fit remarquer que, s'il y avait eu quelque inimitié entre lui et Thôrd, c'était pour des motifs futiles, et que ce n'était pas une raison suffisante pour renoncer à un aussi beau parti. Skeggi finit par lui promettre de demander en son nom la main de la jeune fille. Ils se firent là-dessus leurs adieux, et Absjôrn s'en alla voyager au loin.
Peu de temps après, la nouvelle se répandit qu'un navire était arrivé au Borgarfjord, dans la rivière Blanche. A cette nouvelle, beaucoup de monde se mit en route dans le but d'aller commercer. Skeggi se disposa également à partir avec une suite nombreuse. En apprenant les projets de son pire, Eid demanda à Thôrd s'il avait l'intention d'aller visiter le navire. Thôrd lui dit que telle était en effet son intention, attendu qu'il avait besoin de marchandises tout comme les autres fermiers.
« Je chevaucherai avec vous de compagnie, dit Eid ; je prêterai l'oreille aux conversations, et de cette manière je me familiariserai avec les affaires. »
Thôrd lui répondit :
« Je me réjouis de cheminer en votre compagnie, mon fils nourricier, car, si mes rêves présagent des événements réels, je prévois que j'aurai grandement besoin de vous dans ce voyage. J'ai rêvé que j'étais arrivé à la rivière Blanche, dans le Borgarfjord ; comme je concluais un marché avec quelques étrangers, soudain latente où nous étions fut envahie par une bande de loups qui se ruèrent sur moi et se mirent à me déchirer les vêtements : je tirai mon sabre, coupai un loup en deux, tranchai la tête à un autre ; alors ils fondirent sur moi de tous côtés : plein de rage, je me regardais comme perdu, quand un jeune ours courut au-devant de moi pour me défendre, et au même moment je m'éveillai. Il me semble que ce rêve présage de grands événements.
— Ce rêve, dit Eid, présage certainement les mauvais desseins que nourrissent vos ennemis. Bien que vous ne parliez jamais à mon père, je vous conseille de vous mettre en route en même temps que lui. »
Thôrd promit de suivre ce conseil. Comme il faisait ses préparatifs de départ, sa sœur Sigrid lui demanda de lui acheter un manteau qu'il devait choisir parmi les plus beaux.
« Il sera fait suivant votre désir, répondit Thôrd ; mais je crains que ce manteau ne coûte cher. »
Thôrd et Eid se mirent en route et chevauchèrent de compagnie avec Skeggi, conformément au désir qu'Eid avait exprimé. Arrivés à destination, ils dressèrent leurs tentes sur le même terrain.
Dans le même temps arrivèrent à la rivière Blanche deux personnages dont il n'a pas encore été fait mention dans cette saga. L'un, du nom de Jôn, était, malgré ses richesses, fort méprisé à cause de son manque de retenue ; sa femme, Gudrun, qui était ambitieuse et amoureuse de la parure, lui avait recommandé de lui acheter un beau manteau. L'autre personnage n'était autre qu'Audûlf, le frère de Gudrun. Les deux voyageurs arrivèrent à Hvitârvellir à l'heure où les transactions battaient leur plein. Ils traversèrent les groupes de tentes, et entrèrent dans celle de Thërir, qu'on surnommait « le riche o.
« Peut-on avoir un manteau? lui demandèrent-ils.
— Oui, dit le marchand ; mais vous le trouverez cher.
— Apprenez-nous, dit Jôn, ce qu'il faut le payer. »
Le marchand évalua le manteau ; mais Jôn le trouva trop cher et s'en alla. Comme il sortait, Audûlf lui conseilla d'acheter le manteau, puisqu'il en avait fait la promesse à sa sœur.
» Qu'il soit fait suivant votre désir, dit Jôn ; nous retournerons pour payer le prix demandé. »
Or, pendant que les deux hommes perdaient leur temps en vaines paroles, Thôrd et Eid entrèrent à leur tour dans latente de Thôrir le Riche, et demandèrent à acheter le manteau. Thôrir, qui connaissait Thôrd et sa famille, répondit qu'il ne le taxerait point pour lui, parce qu'il prétendait lui on faire don. Mais Thôrd ne voulut point emporter le manteau qu'il n'en eût payé le prix ; et il s'en alla avec Eid dans le but d'aller chercher l'argent. A peine était-il parti, que Jôn et Audûlf rentrèrent chez le marchand et lui demandèrent de leur livrer le manteau. Le marchand répondit qu'il avait vendu le manteau à un autre, parce qu'ils n'avaient pas voulu lui donner le prix auquel il l'avait estimé.
« Je veux l'avoir, » dit Jôn.
Au même moment, Thôrd et Eid revinrent avec le prix du manteau. Comme Thôrd s'en emparait. Audûlf tira son épée ; mais Thôrd, plus prompt que lui, le frappa à la tète et l'étendit mort. Déjà Jôn s'était élancé et allait frapper Thôrd, quand Eid para le coup avec son bouclier et s'empara du manteau, pendant que Thôrd portait à son agresseur une estocade qui le coupa en deux au-dessus des hanches. Poursuivi par les hommes d'escorte de Jôn et d'Audûlf, Thôrd s'élança hors de la tente et monta sur un tertre du haut duquel il se défendit avec bravoure.
Les gens du Borgarfjord accoururent en foule pour venger la mort de Jôn et d'Audûlf. Eid alla voir son père et le supplia de venir avec ses gens au secours de Thôrd.
« Oubliez, lui dit-il, la froideur qui a régné naguère entre vous ; rappelez-vous qu'il est du même district, qu'il m'a sauvé la vie, et qu'il est mon père nourricier. »
Comme Skeggi gardait le silence, Eid vole de nouveau au lieu du combat et tire son épée. A la vue de son fils nourricier, Thôrd lui crie de ne pas mettre sa vie en danger pour lui. En ce moment survient Skeggi, et, brandissant l'épée Skofnung, il s'élance avec une telle furie, qu'il fait reculer les assaillants. Thôrd s'était d'ailleurs défendu avec tant de bravoure, que ses adversaires étaient criblés de blessures, tandis qu'aucun d'eux n'avait pu lui en infliger une. Skeggi jeta les bases d'une réconciliation et, retenant le jugement de l'affaire, prononça son verdict. Thôrd fut condamné à payer deux cents pièces d'argent pour le meurtre de Jôn ; le meurtre d'Audûlf ne donna lieu à aucune compensation, parce qu'il avait outragé Thôrd et en avait voulu à sa vie. Ceux qui avaient reçu des blessures n'eurent non plus droit à aucune compensation, parce qu'ils avaient été les assaillants. Tels furent les termes dans lesquels on se sépara.
Thôrd et Eid reprirent la route du nord, et chevauchèrent avec Skeggi ; mais pas un mot ne fut échangé entre Thôrd et Skeggi durant tout le voyage. Quand enfin ils eurent atteint la rivière Midfjardarâ, Skeggi proposa à Thôrd de mettre pied à terre, parce qu'il avait certaine confidence à lui faire. Il s'acquitta alors de la mission dont l'avait chargé son parent Asbjôrn, et demanda en son nom la main de Sigrid.
« Entre moi et Asbjorn, répondit Thôrd, il n'y a pas grande amitié. Vous ne comptez guère vous-même parmi mes meilleurs amis, et la pensée de vous voir rechercher dans ma maison une alliance pour votre parent ne m'est jamais venue à l'esprit. Je sais bien qu'Asbjôrn est un homme de haute naissance, riche et d'une force physique peu commune ; mais j'ignore ce que pourront penser de ceci mes frères et ma sœur Sigrid elle-même.
— C'est à vous plutôt qu'à vos frères, répondit Skeggi, que j'ai fait cette proposition, parce que je sais qu'ils suivront votre avis en ceci comme en toutes choses.
— En effet, dit Thôrd, ils suivront sans nul doute ma volonté ; mais je n'accorderai à personne la main de Sigrid sans son consentement. »
Eid intervint et pria Thôrd de donner à son père une réponse satisfaisante. Thôrd déféra à son désir par une proposition aux termes de laquelle la jeune fille resterait promise pendant trois ans : si Asbjôrn ne revenait pas au bout des trois ans, l'arrangement serait nul ; s'il revenait, il aurait le droit d'épouser Sigrid. Skeggi accepta la proposition : il toucha la main que lui tendit Thôrd, on prit des témoins, et le pacte fut conclu. Skeggi félicita Thôrd de ce que le manteau fût échu à sa sœur plutôt qu'à la femme de Jôn. Il lui dit aussi que dans le Borgarfjord on se souviendrait de lui, et il ajouta qu'il méritait de s'appeler à l'avenir Thôrd le Terrible. Thôrd ne dédaigna point l'épithète.
Sigrid, en apprenant l'engagement que Thôrd avait pris à son égard, lui reprocha d'avoir agi légèrement en faisant une promesse de mariage sans la consulter. Thôrd lui répondit que la convention n'aurait d'effet que si elle y apportait son consentement, et cette réponse satisfit Sigrid. Elle accepta le manteau que Thôrd avait acheté, et écouta le récit de la querelle avec Jôn et Audûlf.
Dans le cours de l'été où se passaient ces événements, un frère d'Asbjôrn, nommé Orm, débarqua à Blônduôs, dans le Langidal. Skeggi, dès qu'il connut l'arrivée de son neveu, se porta à sa rencontre et l'invita à passer l'hiver sous son toit. Orm était doué d'une force physique peu commune : brave, fougueux et passionné pour les combats singuliers, il ne regardait personne comme son égal. Un jour qu'il allait se baigner aux sources chaudes, il rencontra en chemin Sigrid, d'Os, avec sa suivante. Il s'enquit de son nom et de sa parenté, et confia à Skeggi qu'il désirait la demander en mariage. Skeggi lui répondit qu'il pouvait prétendre à la main de toute autre femme, mais non à celle de Sigrid, puisqu'elle était déjà promise à Asbjôrn.
« Peu m'importe, dit Orm, qu'elle soit la fiancée de mon frère. Si vous ne pouvez l'obtenir pour moi, j'abuserai d'elle.
— Sigrid ne se laissera point déshonorer par vous, répondit Skeggi, et grande est votre infatuation de vous imaginer que vous puissiez l'obtenir d'une façon aussi indigne de vous. L'aventure tournera à votre confusion, car Thôrd a triomphé de plus grands obstacles.
— Si vous ne faites la demande, reprit Orm, je courrai les risques.
— Soit, fit Skeggi, je tenterai la démarche ; mais j'ai la certitude que vous n'aurez pas à vous réjouir du résultat. »
Skeggi mande donc Thôrd à Reykir et lui expose les intentions de son neveu Orm.
« Voilà une étrange négociation ! s'écrie Thôrd. Votre parent est-il frappé de démence? Ignore-t-il donc que cette femme est la fiancée de son frère ? »
Cette fois encore, Eid intervint et pria son père nourricier d'en venir à un accommodement. Thôrd accorda à Eid ce qu'il eût refusé à tout autre. Sans vouloir rompre aucun des engagements pris à l'égard d'Asbjôrn, il déclara qu'Orm avait à s'éloigner pendant deux ans, et que, si Asbjôrn ne revenait pas au bout de ce laps de temps, il pourrait prétendre à la main de Sigrid. Skeggi se déclara satisfait, et l'on prit des témoins de la transaction.
En apprenant le résultat des négociations, Orm trouva que Skeggi avait mené l'affaire avec la plus grande légèreté : loin de le remercier, il entra dans une violente colère et déclara que, quoi qu'en pût penser Thôrd, Sigrid serait sa maîtresse. Skeggi lui répondit qu'un pareil langage était celui d'un homme prodigieusement insensé.
Orm se rendit à Os et se mit à faire la cour à Sigrid. La jeune fille repoussa ses assiduités et déclara qu'elle n'y aurait aucun égard aussi longtemps qu'elle n'aurait pas de nouvelles d'Asbjôrn. Mais, comme Orm persistait dans ses démarches, Thôrd l'invita à cesser des visites qui n'étaient ni de son goût ni du goût de sa sœur. Il lui fit entendre que, s'il revenait encore à Os, il aurait à s'en repentir. Orm reçut cet avertissement d'une façon hautaine, en déclarant qu'il n'avait jamais pris conseil que de lui-même, et qu'il était peu disposé à modifier sa ligne de conduite.
Quelques nuits s'écoulèrent sans qu'Orm s'aventurât à renouveler ses visites. Cependant, Thôrd s'occupa de la construction d'un bateau de pèche. Quand le bateau fut terminé, il profita de la première belle matinée pour descendre la rivière et déployer ses voiles. Ce jour-là, Sigrid, accompagnée d'une suivante, porta son linge au petit ruisseau qui traversait l'enclos de la ferme d'Os. Orm, qui avait eu vent du projet de Thôrd, sella son cheval à l'insu de Skeggi, prit ses armes, s'achemina vers Os, et s'arrêta au ruisseau, au bord duquel se trouvait Sigrid : il s'assit à ses côtés, posa la tête sur son sein et lui prit doucement les mains.
« Comment, lui dit la jeune fille, pouvez-vous avoir la pensée d'agir ainsi ! N'ignorez-vous pas que vous bravez ma volonté ? Avez-vous oublié les menaces que mon frère est bien décidé à mettre à exécution? Vaquez à vos affaires, vous ferez mieux ! »
Cependant, la suivante court aussitôt raconter à Thôrd ce qui se passe. A cette nouvelle, Thôrd, plein de colère, prend son épée et son bouclier et court au lieu où il trouve Orm se reposant sur le sein de Sigrid.
« Lève-toi et défends-toi ! s'écrie-t-il en s'élançant vers lui ; ce sera plus mâle que de te tapir auprès des femmes ».
Orm, se levant vivement, ramasse son épée; au même moment Thôrd lui porte un coup qui lui perce le bras droit. Orm dégaine, mais en se fendant il se brise la jambe. Thôrd l'achève en lui tranchant la tête. Sigrid supplie vainement son frère de prendre la fuite : il brave la vengeance de Skeggi en lui envoyant un messager qui lui annonce l'événement.
Skeggi, tout courroucé en apprenant la mort de son parent, rassemble ses gens et chevauche vers Os. Mais Thôrd l'attend chez lui avec neuf hommes et prépare une chaude réception à la troupe de Skeggi. Ses deux frères sont à ses côtés, et tous ses gens sont bien armés. Eid, qui était allé ce jour-là visiter ses étalons dans le Lînakradal, à la nouvelle du meurtre d'Orm, court aussitôt à Os et y arrive avant son père : à la vue des préparatifs de combat, il saisit ses armes et se range du côté de son père nourricier.
« Mieux vaudrait, lui dit Thôrd, que vous ne fussiez point ici, car si votre père se mesure avec moi, je ne l'épargnerai pas plus qu'un autre adversaire. »
Eid lui répondit qu'il prendrait son parti quoi qu'il advînt et qu'il était décidé à partager le sort de celui qui lui avait sauvé la vie.
Or, quand Skeggi aperçut son fils parmi les partisans de son adversaire, il réprima le courroux qui enflammait son cœur et fit signe à ses gens de s'arrêter. En vain Thôrd l'aborda pour l'inviter à l'attaque : Skeggi déclara que, en dépit de tous les crimes imputables à son rival, il n'était point disposé à livrer combat à Eid. Thôrd insinua que cette retraite devait être attribuée à la peur plutôt qu'à un sentiment de générosité. Sans répondre à cette réflexion, Skeggi remonta en selle et regagna sa demeure. Il donna la sépulture à son parent, à Midfjordnes, puis, par un message qu'il envoya dans le nord, il annonça la fatale nouvelle à Indridi, un homme valeureux, noble et magnanime, qui avait juré fraternité à Orm. Bien qu'il fût à la veille de prendre la mer, Indridi renonça aussitôt à ses projets pour aller venger son frère d'armes. Muni d'un casque, d'un bouclier rouge, d'une longue lance à pointe recourbée et d'une épée acérée pendue à la ceinture, il part accompagné de deux braves Norvégiens, Sigurd et Thorgrîm, et de deux robustes Islandais, Bard et Thorfinn, tous quatre bien armés.
Sur les instances d'Eid, Thôrd avait résolu de quitter Os. Il emporta son bouclier, son casque, son épée, sa lance, monta à cheval, et dit adieu à tous ses gens. Accompagné d'un guide, il gravit la montagne dans la direction de Linakradal, et s'arrêta au soir à Engihlid, dans le Langidal, chez un fermier qui passait pour un habile médecin : Thorvald était son nom. En dépit du masque qui lui cachait le visage, Thôrd fut reconnu par Einar et Bjarni, les deux fils de Thorvald.
« Il doit y avoir du nouveau, dirent-ils à leur père, sans quoi Thôrd ne voyagerait pas ainsi déguisé. »
Le fermier demanda son nom au grand homme.
« Êtes-vous celui qu'on appelle Thôrd le Terrible ?
— Vous pouvez me donner ce nom qui est bien le mien, » répondit Thôrd.
Questionné par Thorvald sur le but de son voyage, il fit alors le récit détaillé de la mort d'Orm.
« Voilà de graves nouvelles, lui dit Thorvald. Toutefois, Skeggi ne manquera point de parents disposés à prendre son parti et à poursuivre la réparation de ce meurtre. Quels sont donc vos projets ? »
Thôrd lui apprit qu'il se proposait d'atteindre un navire qui était mouillé dans le nord, à l'embouchure de la rivière Kolbeinsâ. Comme la route lui était inconnue, il accepta l'offre que lui fit Thorvald de lui donner comme guide son fils Einar. Pour reconnaître ce service, il ôta de son doigt un anneau d'or dont il fit présent au fermier. Thorvald le remercia en disant qu'il pouvait compter sur son appui.
« J'ai le pressentiment, ajouta-t-il, que votre valeur sera mise à l'épreuve dans le cours de votre voyage; vous pouvez vous attendre à des embûches de la part d'Ossur, parent d'Orm : c'est un chef puissant et plein d'arrogance.
— La destinée doit s'accomplir, dit Thôrd ; mais mes pressentiments me portent à croire que maints parents d'Orm laisseront leur vie dans mes mains avant que j'aie exhalé mon dernier souffle. J'aurai recours à votre amitié, si j'en ai besoin. »
Il fit ses adieux à Thorvald et partit avec Einar. Les voyageurs remontèrent le Langidal et s'acheminèrent vers le Vatnsskard, dans le nord. Au sortir de la passe, ils ne s'accordèrent point sur le chemin à suivre. Thôrd prétendit prendre la route de Grindarhôlar, et son avis prévalut. Ils se reposèrent à Arnarstapi. Tout à coup ils virent venir à eux cinq hommes armés. Thôrd demanda à son guide s'il les connaissait.
« Je me trompe fort, dit Einar, si celui qui porte un bouclier rouge et une lance à pointe recourbée n'est pas le chef Indridi, le frère d'armes d'Orm.
— Peut-être, dit Thôrd, a-t-il l'intention de se mesurer avec moi : quelle aide puis-je alors attendre de vous?
— Je ne suis pas homme de guerre, répond Einar, et j'ai horreur du sang, mais je déplorerais beaucoup que ces gens en voulussent à votre vie.
— Nul ne pourrait prévoir, dit Thôrd, qui commandera cette nuit le navire d'Indridi. »
Sans perdre de temps à faire d'amères réflexions sur la pusillanimité de son guide, il se met en devoir de se défendre. Indridi l'aborde en lui demandant pour quel motif Orm n'est pas exact au rendez-vous. Thôrd lui répond que le retardataire s'est acheté un lopin de terre à Midfjordnes, et il lui fait le récit du meurtre.
« Venge-le sur l'heure ! s'écrie-t-il. Tu n'auras jamais une plus belle occasion que celle qui s'offre présentement à toi.
— J'accepte le défi ! » répond Indridi.
Les cinq hommes fondent sur Thôrd. Sigurd, le Norvégien, le frappe de sa lance, mais l'arme, rencontrant le bouclier, dévie et tombe : pendant qu'il se baisse pour la ramasser, Thôrd lui allonge au-dessus des hanches une estocade qui le coupe en deux. Thorfinn, à son tour, attaque le héros, et le coup qu'il lui porte lui enlève une partie de son bouclier; Thôrd, par une vive riposte, lui coupe la jambe au-dessus du genou. Alors il se tourne vers Indridi :
« Si tu veux venger ton frère d'armes, lui dit-il, sois prompt à l'attaque ! »
Indridi s'élance avec une ardeur sauvage, et le combat reste longtemps indécis. Mais, finalement, Indridi, criblé de blessures, tombe aux pieds de son adversaire. Le champion fond ensuite sur les autres compagnons d'Indridi, et par une rapide passe d'armes parvient à les tuer tous deux. Il ne reste plus au vainqueur qu'à panser ses blessures, et elles sont nombreuses.
Cette besogne faite, il se penche sur Indridi et lui demande s'il veut guérir ses plaies. Indridi lui répond qu'il se confierait volontiers à un médecin. Thôrd prodigue ses soins au blessé, étanche ses plaies, le met à cheval et, cheminant à ses côtés, le mène à Engihlid, où il reçoit de Thorvald un accueil empressé.
« Je souhaite, lui dit-il, que vous guérissiez Indridi, car il n'y a jamais eu d'homme plus brave. »
Thorvald répondit qu'il ferait son devoir. Il prépara un bain au blessé et lava ses plaies, dont aucune n'était mortelle. Il voulut entreprendre, aussi la guérison de Thôrd, mais celui-ci, devant se rendre dans le nord, déclina l'offre.
Indridi rendit hommage à son généreux adversaire.
« J'ai tenté, dit-il, de venger sur la personne de Thôrd le meurtre d'Orm; j'ai perdu dans cette entreprise quatre de mes compagnons, et je suis sorti du combat gravement blessé. La lutte ne pouvait avoir d'autre résultat, car cet homme manie les armes avec une habileté surhumaine. »
Il invita Thôrd à aller rejoindre son navire dans le nord et à l'y attendre.
« Vous trouverez à Miklibaer, lui dit-il, une fermière du nom d'Olôf, très habile dans l'art de guérir : demandez-lui l'hospitalité jusqu'à mon arrivée dans le nord, et elle guérira vos blessures. Mais je vous avertis qu'à Thverâ, dans le Skagafjord, demeure un parent d'Orm, du nom d'Ossur, qui vous tendra sûrement des embûches. »
Thôrd remercia Indridi de ses bons avis, et déclara qu'Ossur ne lui ferait pas modifier la route qu'il avait décide de suivre. Il partit pour le nord, gagna le Skagafjord, rejoignit le navire d'Indridi, et arriva dans la soirée à Miklibaer. Thôrhall, le fermier de Miklibaer, avait souvent entendu son nom. Thôrd lui fit le récit de sa dernière rencontre.
« Vous êtes un grand héros ! lui dit Thôrhall. Vous semblez être sérieusement blessé.
— Fi donc! Répondit Thôrd, ce ne sont que des égratignures. » Comme ils conversaient, survint Olôf, la bonne fermière.
Apprenant le nom de l'étranger, elle lui dit qu'elle avait entendu parler de ses exploits, et l'invita à mettre pied à terre et à passer la nuit sous son toit.
« Il me parait dangereux, objecta Thôrhall, de recevoir chez nous un homme aussi gravement blessé et impliqué dans tant de meurtres. Sa guérison sera longue. Il sera recherché par ceux qui veulent venger Orm : lui prêter assistance, ce serait, à mon avis, exposer notre fortune et notre vie.
— Sur ce point, dit la fermière, nous ne pensons pas de même. On ne peut que se réjouir de venir en aide à cet homme. Je vous invite, Thôrd, à rester sous notre toit aussi longtemps qu'il vous plaira. Je banderai vos blessures et vous guérirai si je le puis. »
Thôrd la remercia, mais n'accepta son offre que sous réserve de l'approbation de son mari. Suivant son habitude, Thôrhall se conforma à la volonté de sa femme, mais à condition que la présence de Thôrd, sous son toit, resterait cachée. Pendant que le fermier dessellait le cheval du nouveau venu, la bonne femme mena son hôte dans une maison séparée. Elle lui dressa la table et lui servit à manger. Puis elle lui prépara un bain et pansa ses nombreuses et graves blessures.
Thôrd vécut caché à Miklibaer. Quand il fut tout à fait guéri, il déclara à ses hôtes qu'il ne se cacherait pas plus longtemps chez eux. Mais la fermière l'invita à rester encore sous son toit.
A quelque temps de là, Thôrd revit Indridi à Einarholm. Indridi lui apprit qu'il avait acquitté de ses deniers les compensations dues pour les meurtres commis lors de leur rencontre. Thôrd témoigna sa reconnaissance en tirant de son doigt un anneau d'or dont il fit présent à son ancien rival. Pendant son séjour à Engihlid, Indridi avait donné ordre à ses matelots d'appareiller son navire; Thôrd refusa l'offre de monter à bord, lui fit des adieux amicaux, et retourna à Miklibaer. Thôrhall assura à son hôte qu'à raison de l'affection qu'il avait pour lui, il se réjouissait de ce qu'il ne s'était pas embarqué avec Indridi. Il l'engagea à déférer au désir de sa femme, qui voulait le voir demeurer à Miklibaer aussi longtemps qu'il lui plairait. Faisant allusion aux projets de vengeance que méditait contre lui Ossur de Thverâ, il lui dit qu'il trouverait en Thôrhall un homme ne manquant ni de courage ni de sagesse. La fermière ne laissa pas longtemps Thôrd sous le charme de ces paroles.
« Ne mettez pas, lui dit-elle, une grande confiance dans la sagesse de Thôrhall; quant à son courage, il sera bon que vous l'éprouviez un jour. »
Thôrd et Thôrhall furent invités à passer les fêtes de Noël chez le fermier Kalf, de Kalfstad. Thôrd accepta l'invitation. La fermière lui conseilla de se tenir en garde contre les embûches d'Ossur de Thverâ.
« Comptez, ma bonne femme, dit Thôrhall, que nous ne manquons ni de ruse ni de bravoure. »
La fermière engagea son hôte une nouvelle fois à ne pas se fier aux fanfaronnades de ce vaillant homme. Thôrd répondit que Thôrhall saurait bien se montrer brave. Les deux compagnons allèrent donc passer les fêtes de Noël à Kalfstad.
Cependant Ossur de Thverâ entretenait des espions dans le but de se renseigner sur la route que Thôrd comptait suivre à son retour. A la veille du dernier jour de Noël, il s'achemina pendant la nuit vers Hjaltadal avec une escorte de dix-huit hommes, et s'arrêta près de la ferme de Vidvik, dans la petite vallée de Gardshvamm.
Le lendemain de la Noël, Thôrd ordonna à ses gens de se préparer de bonne heure au retour. Beaucoup d'événements s'étaient déroulés dans son esprit pendant la nuit.
« J'ai rêvé, dit-il, que nous cheminions à cheval dans la direction de Hjaltadal; comme nous approchions de Vidvik, dix-huit loups nous apparurent : le plus grand d'entre eux courut sur moi la gueule ouverte et m'attaqua, moi et mes gens. Je tuai plusieurs loups et blessai le plus grand. »
Le fermier Kalf, pensant que ce rêve présageait des hostilités de la part des ennemis de Thôrd, le supplia vainement de différer son départ et d'envoyer des espions à Vidvik; vainement aussi il lui offrit une plus forte escorte.
« On ne dira point de Thôrd le Terrible, répondit le héros, qu'il aura augmenté son escorte parce qu'il se sera effrayé d'un simple rêve. »
Ils partirent donc de Kalfstad au nombre de sept : Thôrd, Thôrhall et cinq serviteurs. A peine étaient-ils en route, qu'ils virent venir à eux un homme envoyé par Kalf comme espion : il leur apprit qu'il n'y avait pas moins de dix-huit hommes embusqués à Gârdshvamm, ayant pour chef Ossur de Thverâ. Thôrd opina que l'occasion était belle d'éprouver leur ardeur au combat et leur adresse à manier les armes.
« Il n'est point sage, fit observer Thôrhall, d'aller au-devant de ces gens alors qu'ils ont tant d'avantage sur nous. Voulez-vous écouter mon avis ?
— Et quel peut-être cet avis? fit Thôrd.
— Retournons chez nous, dit Thôrhall, afin que ces gens ne puissent pas soupçonner notre présence.
— S'ils sont dix-huit, nous sommes huit, dit Thôrd, il me semble qu'ils n'ont qu'un mince avantage sur nous ; ce ne sera pas la première fois, à ma connaissance, qu'on aura pu triompher d'une force aussi dérisoire ; mon parent Hôrda Kâri n'aurait pas reculé, même devant une force supérieure ; m'est avis qu'à son exemple nous ne devons pas fuir avant d'avoir fait l'essai de nos moyens. J'irai à la rencontre d'Ossur, advienne que pourra; quant à toi, Thôrhall, tu peux te dispenser d'exposer ta vie en prenant part à l'action. »
Eyvind, à qui Thôrd offrait la même dispense, fit cette fière réponse :
« Je remplirais mal mes devoirs à l'égard d'un brave camarade, si je l'abandonnais au moment où il a le plus grand besoin de mon aide. Non ! il ne sera pas dit que je me serai exposé à une pareille honte !
— Montons sur ce tertre, s'écria Thôrd : il y a là un bon endroit pour se fortifier. »
Comme ils exécutent leur projet, Ossur et ses gens les aperçoivent et s'élancent à leur poursuite.
« Est-ce bien Thôrd le Terrible que j'aperçois sur ce tertre? demande Ossur.
— Vous l'avez nommé, répond Thôrd, et, si vous avez quelque bravoure, vous ferez bien de venger votre parent Orm, car vous vous êtes ménagé l'avantage sur nous. »
Ossur excita ses gens à l'attaque, et le combat commença. Du haut du tertre, Thôrd, aidé des siens, fit voler une grêle de pierres sur les gens d'Ossur, et réussit à en faire tomber ainsi quelques-uns, quoiqu'ils se couvrissent de leurs boucliers. Mais le carnage ne commença que lorsqu'il descendit du tertre. Hafthôr, parent d'Ossur, l'attaque de front, et Orm, profitant du moment où il a le visage tourné vers son adversaire, l'atteint à la jambe ; mais Thôrd, se retournant vers l'agresseur, le coupe en deux avec l'épée qu'il tient d'une main et de l'autre main frappe Hafthôr à l'épaule, lui tranche le bras, et lui fait mordre la poussière. Trois hommes gisent déjà inanimés : à cette vue, Ossur fait signe à ses gens de s'avancer ; il fond sur son antagoniste avec cinq hommes, pendant que les autres se jettent sur les compagnons de Thôrd. Six hommes tués par Thôrd, et Ossur mis hors de combat et gravement blessé, tel fut le résultat de la lutte. Dans ce carnage périrent neuf hommes du côté d'Ossur, cinq du côté de Thôrd. Tous les partisans d'Ossur avaient pris la fuite ; ceux de Thôrd n'étaient pas en état de les poursuivre, car personne n'était sorti de la bataille sans blessures.
Le combat terminé, Thôrd se pencha sur Ossur, étancha ses plaies et le couvrit d'un bouclier pour le défendre contre les corbeaux. Il lui proposa de le guérir; mais Ossur rejeta l'offre en disant qu'il le tuerait à la première occasion. Sans s'émouvoir de la réponse, Thôrd confia le blessé aux soins de Thorgrîm d'As, qui parvint à le guérir. Sur les restes des victimes, des cairns furent érigés. Thôrd avait reçu, lui aussi, plusieurs blessures; mais aucune n'était mortelle, et il en guérit, grâce aux soins d'Olôf.
L'hiver s'écoula sans événements notables. Au printemps, Thôrd, qui passait pour un très habile constructeur, s'engagea envers un fermier du nom de Thorgrîm à lui édifier une maison à Flatatunga, dans le Skagafjord. Ce travail l'occupa pendant tout l'été. La construction était déjà fort avancée, quand un navire vint mouiller à Gâsir, dans l'Eyjafjord. Thôrd se proposa d'aller visiter le navire pour acheter le bois dont il avait besoin pour son travail. Thorgrfm lui donna trois serviteurs pour l'aider à transporter le bois.
Avec cette petite escorte, Thôrd se mit en route parfaitement armé, coiffé d'un casque, muni d'un bouclier, et portant à la ceinture une épée et une bonne lance.
Les voyageurs étaient arrivés dans les environs de la ferme d'Egilsa, quand tout à coup ils virent s'avancer vers eux douze hommes armés, en qui ils reconnurent Ossur et sa bande de Thverâ.
Thôrd aussitôt saute de son cheval et se couvre de son bouclier. Ses braves compagnons mettent aussi pied à terre et tirent leurs épées : en vain leur chef les supplie de ne pas exposer leurs vies, ils répondent qu'il ne saurait se passer de leur aide. Thôrd parle en ces termes à Ossur
« Vous n'avez pas encore renoncé à prendre votre revanche ; je pensais pourtant que notre dernière rencontre était restée assez mémorable : sachez que vous ne serez pas plus heureux aujourd'hui.
— Ne vous ai-je pas déclaré, répond Ossur, que je ne vous laisserais jamais en paix aussi longtemps qu'il me resterait un souffle de vie? N'espérez point que je n’accomplirai pas mon vœu. Voici le moment de l'attaque ; profitons de la supériorité de nos forces.
— Je n'ai pas encore abandonné toute confiance en moi, dit Thôrd. Si je n'avais à compter que sur ma seule force, je ne sais ce qu'il adviendrait de vous ; mais voici des braves dont le concours rend votre sort plus incertain encore. »
En achevant ces mots, Thôrd fond sur ses ennemis et traverse de sa lance celui d'entre eux qui le serre de plus près.
« En voici un de moins, murmure-t-il ; un autre va le suivre. »
Ossur attaque Thôrd avec six de ses gens, pendant que les autres s'acharnent surins compagnons du héros. Mais tous les assaillants sont terrassés l'un après l'autre. Thôrd inflige plusieurs blessures à Ossur et lui tue quatre hommes.
Cependant, du haut d'une colline voisine, le pâtre de Thorgrim aperçoit la lutte et croit reconnaître les combattants : remarquant que du côté de Thôrd les chances sont inégales, il court à Flatatunga, raconte le combat au bon fermier et le presse de se porter immédiatement au secours de Thôrd. Thorgrîm s'élance à cheval avec neuf hommes. A la vue du renfort, Ossur gagne son cheval, le monte avec beaucoup de difficulté et s'éloigne au plus vite. Il arrive à Thverâ fort mécontent de son voyage, couvert de blessures et déplorant la perte de ses gens.
Thôrd ensevelit au lieu du combat les trois hommes qui avaient péri à ses côtés.
Ayant terminé la construction de la maison de Thorgrîm, il partit pour Miklibaer avec une escorte de neuf hommes : Ossur aperçut la troupe, mais il était trop affaibli encore par ses blessures pour oser la poursuivre.
Thôrd se reposa chez Thôrhall jusqu'à l'approche de la Noël. La veille de la fête, il résolut d'aller voir son cheval Svidgrîm, qui paissait dans les champs avec quatre juments. Thôrhall l'engagea à différer son voyage de trois jours, pour la raison qu'au bout de ce délai il devait aller faire la fenaison. Déférant à son désir, Thôrd lui dit qu'en cas de rencontre il ne se laisserait pas surprendre.
« Non certes! s'écria Thôrhall, nous ne succomberions pas sous le nombre ! »
Et Thôrd de lui répondre en souriant :
« Assurément non, si vous étiez à mes côtés. »
En entendant les fanfaronnades de son mari, la fermière se mit à le railler :
« Je croyais que Thôrd n'avait reçu de vous qu'une maigre assistance, lors de votre dernière rencontre. En vérité, la femme qui vous a choisi pour époux a été mal lotie, car votre vantardise n'a d'égale que votre pusillanimité.
— Voilà qui est contestable, interrompt Thôrd : je veux bien que Thôrhall ne soit pas homme à faire un coup d'éclat :
il est prudent; mai» mettez-le à l'épreuve, il se montrera le plus habile des guerriers.
— Ne soyez pas si cruelle, dit Thôrhall à sa bonne femme: je ne reculerais pas devant un adversaire, si j'étais aussi bien armé que lui. »
Un vagabond, qui avait entendu cet entretien, courut au plus vile à Thverâ, où il arriva le soir même. Ossur, apprenant qu'il venait de Miklibaer, lui demanda ce que faisait le héros Thôrd le Terrible.
« Vous avez raison, dit le gars, de lui donner le nom de héros, car quel homme vous a causé plus de malheurs? Ce qu'il faisait? Il réparait son épée. J'ai entendu Thôrhall dire que, dans trois jours, il irait avec lui chercher du foin aux prairies.
— Combien d'hommes seront-ils ?
— Il n'y en aura point d’autres que Thôrd, Eyvind et Thôrhall...
Voici Ossur chevauchant avec une escorte de douze hommes dans la direction d'Oslandshlid. Thôrd, Eyvind et Thôrhall se sont mis en route le même jour. Thôrd a recommandé à Eyvind d'emporter ses armes, disant que ce ne sera pas en vain. Arrivé à Svidgrimshôlar, Thôrd recommande à Thôrhall de l'attendre en cet endroit, pendant qu'il ira avec Eyvind chercher les chevaux dans la montagne. Et les deux hommes de «ravir la montagne couverte en maints endroits de neige durcie. Soudain Ossur et ses douze hommes débouchent dans la prairie, entourent Thôrhall en tirant leurs armes et enjoignent au coquin de dire où est Thôrd. Thôrhall, à demi mort de peur, s'affaisse contre un mur et balbutie que Thôrd se trouve sur la montagne avec un autre homme.
d II n'est pas bon, dit Ossur, d'avoir pour ami intime un vil esclave. »
En disant ces mots, il le frappe du revers de sa hache et le laisse évanoui. Thôrd a bientôt reconnu les hommes qui gravissent la montagne.
« Je connais ces gens, dit-il à Eyvind : c'est Ossur qui médite un nouveau combat. Nous tenterons d'atteindre Skeggjahamar, puis Svidgrimshôlar.
— Il est facile de gravir la hauteur, » répond Eyvind.
Poursuivis par Ossur, ils montent jusqu'au sommet de la montagne. Puis ils abordent le versant opposé, dont la pente est horriblement roide et où la neige séjourne en masse. La descente est des plus périlleuses : pour l'exécuter, ils mettent leurs lances entre les jambes et se laissent glisser de cette façon jusqu'à Svidgrimshôlar. Ossur et ses gens les y ont bientôt rejoints. Thôrd apostrophe ainsi son adversaire :
« Vous vous acharnez beaucoup, Ossur, à vouloir m'ôter la vie; mais je vous avertis que nous ne sortirons pas tous deux vivants de cette rencontre. »
Ossur répondit que c'était précisément ce qu'il voulait.
Et voici que la lutte commence. Thôrd dirige sa lance vers Ossur, mais l'arme transperce un homme de la suite d'Ossur qui s'est jeté entre les deux antagonistes. Un autre assaillant fait une attaque à l'épée : Thôrd pare le coup avec son bouclier et frappe mortellement son agresseur. Il atteint au cou un autre adversaire : l'épée, en glissant, pénètre dans la poitrine, et le malheureux rend l'âme. Il perce de son épée un troisième ennemi, pendant qu'Eyvind en expédie un quatrième. Ossur a beau fondre sur lui avec toute sa force, il voit expirer encore deux de ses hommes. Eyvind, à son tour, reçoit une estocade et s'affaisse épuisé par la perte de son sang. A cette vue, six hommes se ruent à la fois sur Thôrd ; mais il se défend si bien, qu'aucun d'eux ne parvient à lui infliger une blessure. Il se tourne alors vers Ossur et lui dit :
« Il semble que vos six guerriers trouvent l'attaque difficile : j'envierais peu l'honneur d'être leur chef, et ne voudrais pas même m'en faire des boucliers. L'heure est venue pour vous de m'attaquer pour venger la mort de votre parent Orm, et réparer tous les désastres que je vous ai fait essuyer. »
A ces mots, la rage d'Ossur ne connait plus de bornes ; il se sent excité à la fois par le langage insolent de Thôrd et par la haine qu'il porte à son ennemi. Il fond sur lui et l'attaque des deux mains, mais son épée n'atteint qui; le bouclier dont elle enlève une grande portion. Thôrd riposte par un coup terrible ; l'épée s'introduit sous l'aisselle gauche, coupe la chair le long de l'épine dorsale, la détache des côtes, pénètre finalement dans le creux du corps, et Ossur tombe sur place pour ne plus se relever. A ce spectacle, les survivants prennent la fuite. Quant à Eyvind, Thôrd le recueillit pour le transporter chez lui ; couvert de blessures, il ne dut sa guérison qu'à des soins prolongés. Sur les restes d'Ossur, un cairn fut érigé.
Skeggi ne tarda pas à apprendre la mort de son parent. C'était là un coup qui le touchait de près, et il en ressentit une grande colère ; mais il ne dévoila ses sentiments à personne, car il ne voulait pas que son fils Eid ou les frères de Thôrd pussent soupçonner ses projets jusqu'au jour où il agirait ouvertement. Il quitta secrètement Reykir avec une troupe de douze hommes, se dirigea vers le nord, et arriva à Miklibaer peu de temps avant l'aube, par un brillant clair de lune. Il frappa rudement à la porte, se fit connaître, et demanda si Thôrd le Terrible était à la maison. Questionné sur le but de sa visite, il répondit :
« Va lui demander s'il est disposé à recevoir les coups de Skofnung. »
Thôrd n'a pas sitôt reçu le message de Skeggi, qu'il se lève et saisit ses armes.
« Levez-vous, mes amis ! Aux armes ! s'écria la fermière Olof. Défendez-vous bravement, car il y a parmi vous des hommes intrépides. Faites que le voyage de Skeggi ait pour lui une fin malheureuse. »
Mais Thôrhall est d'un autre avis que sa femme.
« Je défends, dit-il, à tous mes gens de prendre part à une attaque contre Skeggi. Que personne n'ose attirer des calamités sur ma maison en luttant contre le chef d'un autre district !
— Je savais depuis longtemps, répond la fermière, à quoi l'on peut s'en tenir sur votre mérite dans les armes et sur votre cœur dans les affaires de bravoure.
— Femme, dit Thôrd, la tête gouvernera dans la maison. » Et il sortit.
Thôrd convia Skeggi à choisir pour lieu de combat l'endroit où reposaient les restes d'Ossur, afin que son adversaire eût présente à la mémoire l'insulte qu'il avait à venger. Skeggi accepta le défi. Ils se rendirent donc à la sépulture d'Ossur et firent le tour du cairn. Skeggi, tirant son épée Skôfnung, prononça ces paroles :
« En ce lieu, nul autre que moi n'a le droit de tuer Thôrd. »
Tirant l'épée à son tour, Thôrd s'écria :
« Ne croyez pas, Skeggi, que je sois disposé à me tenir coi sous vos coups, moi qu'aucune blessure ne gêne dans mes mouvements. »
Dix-huit hommes surviennent en ce moment à l'improviste, tous armés d'épées nues. Eid est accouru avec les frères de Thôrd, Eyjûlf et Steingrira. Ils mettent pied à terre, et Eid propose à son père de choisir entre deux alternatives :
« Ou vous ferez la paix avec Thôrd et le laisserez retourner à Os, ou je combattrai à côté de mon père nourricier. »
— J'aurais depuis longtemps tué Thôrd, dit Skeggi, si ta vie, Eid, ne m'était plus chère que celle d'un parent. Ne voulant pas combattre contre toi, je cède à ta prière. »
La nuit suivante, nous retrouvons Skeggi à Miklibaer, se dirigeant l'épée nue vers le lit de Thôrhall.
« Levez-vous, dit-il à Olôf, vous avez été trop longtemps soumise à ce lâche. »
Olof le supplie vainement d'épargner la vie de son mari, il répond que ce coquin-là a vécu assez ; le saisissant aux cheveux, il le traîne hors du lit et lui tranche la tête en disant :
« Je n'aurai pas vainement tiré du fourreau mon épée Skôfnung[4] ; mieux valait la tremper dans ton sang que dans celui de Thôrd, car sa vie est d'un grand prix, tandis que la tienne est de nulle valeur. »
En achevant ces mots, il reprit le chemin de Reykir, ne se félicitant guère du résultat de son voyage. Au moment même où il s'éloignait, Thôrd et Eid arrivaient à Miklibaer. Eid ne fut nullement surpris d'apprendre de la bouche d'Olof le meurtre de Thôrhall, car il avait remarqué que son père était parti plein de courroux.
Après avoir pris chez Olôf un repos d'une semaine, Thôrd lui parla en ces termes :
« Je vous prie de ne pas vous remarier avant que deux hivers se soient écoulés, car vous êtes la femme en qui pourrait se placer mon affection. »
Olôf répondit :
« Je vous en donne la promesse ; car je n'espère pas recevoir une meilleure offre de mariage. »
Thôrd et Eid retournèrent à Os, dans le Midfjord, et Eyvind les y suivit, car il ne voulait pas séparer sa fortune de celle de Thôrd.
A cette époque un navire mouilla à Blônduos; il portait Asbjôrn le marin, neveu de Skeggi. Son parent alla au-devant de lui, et l'invita à s'établir sous son toit. A peine arrivé à Reykir, Asbjôrn déclara qu'il voulait poursuivre réparation du meurtre de son frère Orm. Skeggi lui représenta qu'il se heurterait à cette difficulté que Thôrd avait toujours Eid à ses côtés. Ils apprirent, à quelque temps de là, que Thôrd, accompagné de ses deux frères Eyjûlf et Steingrim et escorté de onze hommes bien armés, s'était mis en route pour aller visiter un navire récemment arrivé au Borgarfjord. A cette nouvelle, Skeggi se prépare secrètement à quitter sa maison avec dix-sept hommes, au nombre desquels se trouve Asbjôrn. Un de ses compagnons était connu sous le nom de Thorbjôrn « le Pauvre », quoiqu'en réalité il fût très riche, mais d'une avarice sordide.
Cependant Eid, en rentrant à Os après un voyage à Midfjardarnes, apprit ce qui se passait. Rassemblant quatorze compagnons, il se remit en route pour aller rejoindre son père.
Ses affaires terminées, Thôrd avait repris la route du nord. Comme il traversait la bruyère, il aperçut des gens en embuscade.
« Je crois les reconnaître, dit Eyjûlf; il me semble voir Skeggi.
— Ils mettent beaucoup d'obstination à me persécuter, dit
Thôrd; mais, on dépit de la supériorité de leurs forces, ils rencontreront de la résistance. »
Skeggi donne le signal de l'assaut en disant :
« Voici l'heure venue, Asbjôrn, de venger enfin votre frère Orm.
Thôrd. visant Skeggi au milieu du corps, lui décoche un dard ; plus prompt que le dard, Hàlldor, parent de Skeggi, s'interpose entre les deux champions; l'arme a été lancée avec tant de force, qu'après avoir transpercé Hâlldor, elle atteint en pleine poitrine un autre combattant, qui expire à côté de son compagnon. Brandissant son glaive, Thôrd frappe au cou un troisième adversaire et lui tranche lu té te. La lutte devient d'une violence inouïe. C'est, entre Thôrd et Skeggi, un duel gigantesque, qui se prolonge pendant une grande partie du jour. Eyjûlf et Absjôrn se livrent, eux aussi, à un furieux tournoi dans lequel ils s'infligent de graves blessures. Quatre hommes sont terrassés par Steingrim. Dès lors les conditions du combat se modifient : Steingrim se prend corps à corps avec Skeggi, tandis que Thôrd livre bataille avec ses gens à toute la troupe de Skeggi : cinq hommes tombent sous ses coups. En ce moment survint Eid avec son escorte. Mettant pied à terre, il s'interpose entre les combattants et les sépare.
Vivement courroucé, Skeggi reprit avec Asbjorn le chemin de Reykir; ni l'un ni l'autre n'avaient à se louer de leur voyage. Treize hommes étaient tombés dans la lutte du côté de Skeggi, sept du côté de Thôrd. Asbjôrn ne guérit de ses blessures que longtemps après.
En s'éveillant un beau matin, Thôrd dit à ses frères :
» J'ai rêvé cette nuit que Skeggi de Midfjord et Asbjorn en veulent à mes jours. J'irai donc .aujourd'hui même en quête de quelque aventure, car je ne veux pas que ma tête soit menacée plus longtemps. »
Il saisit ses armes et prit la route de Reykir avec ses frères, Eyvind et trois autres cavaliers. Asbjorn les rencontra au moment où il revenait du bain avec une suite de six hommes.
« Voici venir Thôrd le Terrible, dit-il à ses gens ; il paraît fougueux, et je suppose qu'il me cherche; allons l'attendre sur la colline. »
Thôrd l'y eut bientôt rejoint, et aussitôt commença un combat acharné, car les forces respectives des deux partis étaient absolument égales. Pendant que Thôrd luttait corps à corps avec Asbjôrn, Skeggi survint inopinément et dégaina son épée Skôfnung. A cette vue, Asbjôrn se retire du combat, épuisé par la perte de son sang. Skeggi se rue sur Thôrd, le frappe à l'épaule et lui inflige une large blessure. Mais voici que parait Eid avec neuf hommes; s'interposant entre les deux adversaires, il s'opposa à la continuation de la lutte et réclama le droit de régler le différend. Thôrd et Asbjôrn consentent à en venir à composition et à s'en rapporter au jugement d'Eid. Le verdict fut prononcé devant l'assemblée du district. Les compensations furent réglées à la satisfaction de tous ; il fut attribué deux cents écus d'argent pour le meurtre d'Ossur, cent écus pour le complot contre la vie de Thôrd, deux cents écus pour le meurtre d'Orm, cent écus pour la blessure infligée à Thôrd par Skeggi ; enfin, outre les cent écus qui lui revenaient comme compensation de la mort de son parent, Asbjôrn avait droit à la main de Sigrid, ainsi qu'il avait été stipulé, et Thôrd devait célébrer la noce chez lui. La décision fut approuvée par tout le monde, sauf par Skeggi, qui promit toutefois d'observer la trêve. Thôrd montra un noble désintéressement en faisant remise à Skeggi des cent écus qui lui avaient été attribués.
Bientôt eurent lieu les préparatifs du mariage. Beaucoup de monde y fut invité. Eid indiqua à chaque hôte la place qui lui revenait. Skeggi occupait l'un des sièges d'honneur, à côté de Thôrd; l'autre siège d'honneur, en face de Skeggi, était occupé par Asbjôrn, ayant Eid à ses côtés. Les compagnes de la mariée occupaient les bancs en croix dans le haut de la salle. A part Skeggi, qui avait l'air un peu morose, tout le monde était joyeux. La nuit venue, les invités allèrent dormir. Le lendemain matin, suivant la coutume, ils se rendirent au banquet. Skeggi ne cachait point sa mauvaise humeur et se mit à dormir à table. Il avait mis sur le dos son épée Skôfnung. Thôrd, qui voyait de mauvais œil l'attitude inconvenante de Skeggi, s'empara de l'épée et la tira du fourreau.
« Père nourricier, lui dit Eid, vous auriez pu vous abstenir d'une pareille action.
— Que veux-tu dire? demanda Thôrd.
— Cette épée, dit Eid, est de telle nature qu'elle doit tailler de la chair chaque fois qu'on la tire du fourreau.
— C'est ce qui se réalisera, dit Thôrd : l'épée rongera des os de cheval. »
Il sortit et tailla la première jument qu'il rencontra dans le champ voisin. Skeggi, en s'éveillant, fut surpris de ne point voir son épée.
« Je suis cause, lui dit son fils, que Thôrd s'en est servi pour tailler une jument, car je lui ai révélé la nature de l'arme. »
A cette nouvelle, Skeggi, plein de colère, veut en venir aux mains avec Thôrd, et c'est ce qui serait arrivé, si Eid et Asbjorn ne s'étaient interposés entre eux pour les réconcilier.
Peu de temps après, Thôrd alla à Miklibaer demander la main d'Olôf. Il invita Eid et son beau-frère Asbjôrn aux fêtes qu'il donna à l'occasion de son mariage. Il s'établit ensuite comme fermier à Miklibaer, et, grâce à son habileté, s'enrichit en peu de temps. Asbjôrn se retira en Norvège, où sa famille s'augmenta; son mariage avec Sigrid fut heureux. Quant à Eid, il passa la plus grande partie de sa vie à voyager ou à servir de nobles seigneurs en qualité de page ; il se lit partout admirer par sa grande valeur ; quand enfin il fut las de ce genre de vie, il s'établit comme fermier à Os. Skeggi, qui, dans sa vieillesse, s'était retiré auprès de son fils, mourut chez lui. Eid vécut jusqu'à un âge avancé, conservant toujours une profonde amitié pour Thôrd, son père nourricier. Thôrd ne revit jamais la Norvège, d'où il avait été banni avec ses frères après le meurtre du roi Sigurd. Il eut une nombreuse descendance et mourut dans son lit.
Ainsi finit l'histoire de Thôrd le Terrible.
[1] La saga de Thôrd le Terrible, dont l'auteur n'est point connu, appartient, comme celle de Hrafnkell et celle des Alliés (Revue Britannique, février et avril 1888), à la classe des sapas de famille qui relatent les faits et gestes de quelque personnage des anciens temps de l'Islande. De ces trois sagas, celle-ci est peut-être la plus belle et la plus dramatique ; elle nous offre le type accompli du héros chevaleresque au moyen âge.
[2] Le roi Harald aux beaux cheveux (Haarfagr) régnait dans la deuxième moitié du neuvième siècle. Il entreprit de réunir sous son sceptre les trente et une républiques qui divisaient la Norvège. Pendant douze ans, il lutta contre les roitelets qui gouvernaient tous ces petits États, et devint enfin roi de toute la Norvège à la suite de la bataille de Hafersfjord, en 872. Dès lors, il se rendit odieux par son despotisme, et beaucoup de nobles, refusant de courber la tète sous la tyrannie, allèrent chercher une autre patrie en Islande. C'est de cette époque que date la colonisation de cette ile, dont le nom signifie Terre de glace. (Jules Leclercq, la Terre de glace, Paris, E. Plou, 1883, p. 277 et suiv.
[3] En Islande, un grand nombre de localités portent le nom de Reykir. Ce nom, qui signifie « fumées », désigne toujours la présence des sources chaudes si communes dans cette contrée volcanique. Les anciens Islandais faisaient grand usage de ces sources en guise de bains publics. Le verbe islandais ath laug (lat. lavare) signifie « se baigner », et les nombreux noms de lieu qui renferment ce mot indiquent tes endroits où le peuple se livrait à des ablutions. Le samedi était spécialement consacré à cet usage, et voilà pourquoi ce jour de la semaine est désigné en islandais sous le nom de laugardayr (jour de lavage). Les Islandais actuels ont perdu l'usage hygiénique de leurs ancêtres. (La Terre de glace, p. 142.) .
[4] Ainsi que la saga le dit plus loin, l'épée Skôfnung ne pouvait rentrer au fourreau sans avoir été trempée dans le sang.