EXTRAITS DE LA SAGA D'ERIK RAUDA.
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
EXTRAITS DE LA SAGA D'ERIK RAUDA.[1]
Ce morceau est tiré du fameux Codex Flateyensis (Flateyiarbok), un des plus beaux monuments de calligraphie Scandinave, qui fut écrit de 1387 à 1395.[2] Peringskiold, et plus tard Schœning, l'insérèrent dans leur édition de l'histoire des rois de Norvège, de Snorre Sturleson. Mais rien ne justifiait cette interpolation ; car l'auteur du Heimskringla n'a dû mentionner que sommairement la découverte de l'Amérique, qui n'appartenait pas à son sujet.
Heriulf Bardson était petit-fils de Heriulf, qui obtint de son parent Ingolf, premier colonisateur de l'Islande (874), la concession du pays compris entre Vog et Reykianess (Islande occidentale), et s'établit à Drepstokk. De sa femme Thorgerd il eut un fils nommé Biarne, qui était doué des plus heureuses dispositions. Dès sa jeunesse, Biarne se sentit du goût pour les voyages ; il visita les pays étrangers et il acquit honneur et richesses. Il passait tour à tour l'hiver en voyage ou chez son père, et au bout de peu de temps il de vint propriétaire d'un navire marchand. Le dernier hiver que Biarne resta en Norvège, son père se défit de son domaine et se prépara à passer en Groenland avec Erik.[3] Sur le navire d'Heriulf était un chrétien des îles Hébrides qui composa le poème intitulé : Hafgerdingar-drapa (ode sur les tourbillons de mer), qui a pour refrain les vers suivants :
« Que le bon tentateur des moines dirige mon voyage ; que le seigneur des voûtes célestes me tende une main secourable. »
Heriulf habitait à Heriulfnes[4] et jouissait d'une grande considération. Erik Rauda, qui demeurait à Brattahlid, était le personnage le plus considérable du lieu, et était respecté de tous. Il avait trois fils, Leif, Thorvald et Thorstein, et une fille, Freydis, mariée à un certain Thorvard qui résidait à Gardar, où est actuellement le siège épiscopal [de Groenland]. Cette dernière était d'un caractère altier. Son mari, homme borné, ne l'avait obtenue qu'en considération de sa grande fortune. A cette époque tous les habitants du Groenland étaient encore païens.
Biarne arriva l'été vers la plage[5] d'où son père était parti le printemps de la même année. Il en fut tout désappointé, et ne voulut pas décharger son navire. Interrogé par les gens de son équipage sur le parti qu'il se proposait de prendre, il répondit qu'il voulait, comme l'habitude, passer l'hiver avec son père, et qu'il allait mettre à la voile pour le Groenland, s'ils voulaient le suivre. Tous y consentirent. « Bien des personnes, dit Biarne, trouveraient cette entreprise insensée, puisque aucun de nous ne connaît la mer du Groenland. » Cependant ils prirent le large dès qu'ils eurent achevé leurs préparatifs. Ils naviguèrent trois jours jusqu'à ce qu'ils perdissent la terre de vue.[6] Le vent favorable ayant alors fait place à un vent du nord accompagné d'une brume obscure, ils furent plusieurs jours sans savoir où ils étaient poussés. Quand le ciel se fut éclairci et qu'ils purent discerner les constellations, ils déployèrent les voiles et au bout d'un jour de navigation, apercevant une côte, ils discutèrent entre eux quel pays ce pouvait être. Biarne dit qu'il ne croyait pas que ce fût le Groenland. Ses compagnons lui ayant demandé s'il voulait débarquer : « Mon avis, dit-il, est que nous nous approchions du rivage. » Ils s'y conformèrent, et virent que le pays était sans montagne, mais couvert de bois et traversé par quelques petites collines. Tournant vers la terre l'envergure de la voile, ils côtoyèrent cette contrée, qu'ils laissèrent du côté de bâbord. Ils naviguèrent ensuite un jour et une nuit avant de voir une autre côte, qui était plate et couverte d'immenses forêts. Biarne jugea donc que ce n'était pas le Groenland, où il avait entendu dire que s'élevaient de hautes montagnes de glace. Le vent favorable s'étant abattu, les matelots voulaient prendre terre ; mais Biarne s'y opposa. Ils objectèrent que le navire manquait d'eau et de bois. « Nous nous en passerons bien, » dit Biarne. Ils lui firent quelques remontrances à ce sujet; toutefois, ayant reçu l'ordre de manœuvrer les voiles, ils obéirent et tournèrent la proue du côté de la haute mer. Ils naviguèrent trois jours avec un vent de sud-ouest, et aperçurent une terre élevée et des rochers couverts de glace. Biarne ne jugea pas utile d'aborder à cette terre peu séduisante. On ne cargua donc pas les voiles, mais on continua à naviguer le long des côtes, et l'on vit que ce pays était une île. Ils s'en éloignèrent à la faveur d'un vent propice qui prit tellement de force, que Biarne fit carguer les voiles, de manière à ralentir la course trop rapide du navire. Au bout de trois jours, ils aperçurent une quatrième terre et demandèrent à Biarne si c'était le terme de leur voyage. « Ce pays, dit-il, répond à la description que l'on m'a faite du Groenland. Descendons-y. » Le soir ils débarquèrent sur un promontoire près duquel il y avait un bateau. Heriulf habitait sur ce promontoire, qui a plus tard été nommé d'après lui Heriolfnes. Biarne y resta tant que vécut son père, et même après la mort de ce dernier.
Biarne, étant allé en Norvège (vers 994), visita Erik Jarl, de qui il fut bien accueilli. Il fit une relation des voyages où il avait vu des terres inconnues. On le trouva bien peu curieux de n'avoir pas mieux examiné ces pays, et on lui en fit des reproches. Toutefois il fut mis au nombre des courtisans du Jarl. L'été suivant il retourna au Groenland, où l'on parla beaucoup de ses découvertes. Leif,[7] fils d'Erik Rauda de Brattahlid, l'alla trouver et lui acheta son vaisseau. S'étant attaché trente-cinq compagnons, il pria son père de se mettre à leur tête. Erik s'excusa sur son âge, qui ne lui permettait plus, comme autrefois, de s'exposer au froid et à l'eau ; mais il finit par céder aux instances de Leif, qui lui représenta qu'il avait plus de bonheur qu'aucun des membres de leur famille, et lorsque tout fut prêt, il se mit à cheval pour se rendre au vaisseau, qui était à peu de distance. Mais le cheval ayant trébuché, le cavalier tomba à terre et s'endommagea le pied. Il dit à cette occasion : « Il n'est pas dans mes destinées, je crois, de découvrir d'autre pays que celui-ci ; nous n'irons donc pas plus loin ensemble. » Il retourna donc à Brattahlid, tandis que son fils s'embarquait avec ses trente-cinq compagnons, au nombre desquels se trouvait un homme du sud[8] nommé Tyrker. Ayant mis à voile,[9] ils retrouvèrent le pays que Biarne avait vu. Ils jetèrent l'ancre, mirent un bateau en mer, et firent une descente à terre. Entre la côte et les glaciers qui s'élevaient plus loin à l'intérieur, le sol était jonché de galets. Il n'y avait point de gazon, et le pays était dépourvu de toute espèce d'agréments. « Mais du moins, dit Leif, nous n'avons pas fait comme Biarne, qui a négligé de visiter cette terre. Je veux lui donner un nom. Je l'appelle Helluland[10] (pays rocailleux). »
Ils regagnèrent leur vaisseau et se remirent en mer. Découvrant un autre pays, ils s'approchèrent de la côte et y descendirent après avoir jeté l'ancre. Cette contrée, dont le rivage s'abaissait en pente douce vers la mer, était plate, boisée et couverte de sable blanc. « Je lui donne, dit Leif, le nom de Markland[11] (pays de forêts), eu égard à la nature de ses productions. » Ils se hâtèrent de retourner à leur navire, et furent poussés plus loin par un vent de nord-est. Au bout d'un jour et d'une nuit, ils arrivèrent en vue d'une nouvelle terre. S'y étant dirigés, ils abordèrent à une île qui était au nord du continent. Cette île[12] jouissait d'une bonne température. Ayant remarqué de la rosée sur le gazon, ils en goûtèrent et la trouvèrent plus savoureuse que tout ce qu'ils connaissaient. S'étant rembarqués, ils naviguèrent sur un détroit[13] resserré entre l'île et un promontoire qui s'avançait au nord, et qu'ils tournèrent en se dirigeant vers l'ouest. L'eau était très basse, et au temps de la marée descendante leur vaisseau resta à sec. Ils se virent à une grande distance de la mer ; mais ils étaient si pressés de visiter la terre, qu'ils n'eurent pas la patience d'attendre que la haute marée remît à flot leur embarcation ; ils se rendirent de suite au rivage, vers l'embouchure d'une rivière qui sortait d'un lac. A la haute marée, ils retournèrent en bateau vers leur navire, sur lequel ils remontèrent le fleuve et le lac. Ils y jetèrent l'ancre, et ayant débarqué leurs effets, ils élevèrent quelques huttes. Ils se décidèrent ensuite à faire des préparatifs pour y passer l'hiver et bâtirent une grande maison.[14] Dans le fleuve et le lac, ils trouvaient en abondance des saumons, les plus grands qu'ils eussent jamais vus. Le climat était si favorable, qu'il n'aurait pas été nécessaire de nourrir le bétail à l'étable durant l'hiver. Il n'y gelait presque pas, et le gazon ne se flétrissait que très peu.[15] L'inégalité des jours et des nuits y était moins grande qu'en Islande et en Groenland, puisque le soleil se levait à sept heures et demie et se couchait à quatre et demie dans les jours les plus courts.[16] Lorsqu'ils eurent terminé leurs constructions, Leif divisa ses compagnons en deux bandes, dont l'une devait garder le campement, tandis que l'autre ferait des excursions dans le voisinage. Elles sortirent ainsi tour à tour durant quelque temps ; mais elles se réunissaient chaque soir, de manière à ne jamais se séparer. Leif lui-même faisait tantôt partie de ces expéditions, tantôt il restait au campement. Il était de haute stature, vigoureux, d'un aspect imposant, prudent et modéré en tout.[17] «
Un soir il arriva qu'un des hommes de la troupe, Tyrker l'Allemand ne rentra pas avec ses compagnons. Leif en fut très-affligé, car il avait été élevé avec beaucoup de soin par Tyrker, qui était depuis très-longtemps attaché à sa famille. Il réprimanda durement ceux qui revenaient sans lui, et se mit avec douze hommes à sa recherche ; mais à peu de distance de la maison, ils le retrouvèrent et l'accueillirent avec de grandes démonstrations de joie. Tyrker avait le front large, les yeux mobiles, les traits fins; il était petit et faible de complexion, mais adroit dans toute sorte de métiers. Leif remarqua aussitôt que son père nourricier n'était pas dans son état normal ; il lui demanda d'où il venait et pourquoi il s'était séparé de la bande.
Tyrker parla quelque temps en allemand, de sorte que ses compagnons ne le comprirent pas. Il avait les yeux agités et la bouche contractée.[18] A la fin il dit en langue norraena (Scandinave) : « Quoique je ne me sois guère écarté de vous, je puis pourtant vous apprendre du nouveau, car j'ai trouvé des vignes et des grappes de raisin. — Parlez-vous sérieusement? demanda Leif. — Oui certainement, car je suis né dans un pays où il ne manque pas de vignobles, [et je sais ce que c'est que des raisins]. » Ils laissèrent passer la nuit ; mais, le matin suivant, Leif dit à ses gens : « Nous avons maintenant deux choses à faire alternativement : un jour nous vendangerons, l'autre nous couperons des ceps et nous abattrons des arbres pour en charger le navire. » Ils firent ainsi. On rapporte que leur grande chaloupe était remplie de raisins, et le vaisseau, de bois. [[19]Le froment y croissait sans culture, ainsi que le bois appelé masur.[20] Ils emportèrent des échantillons de tous les produits. Quelques arbres y venaient assez gros pour qu'on en fît usage dans les constructions.] Ils nommèrent ce pays Vinland (pays de vigne[21]). Au printemps, ils se rembarquèrent pour s'en retourner, et furent poussés par un vent favorable jusqu'à ce qu'ils fussent en vue du Groenland et de ses montagnes couvertes de glace. Mais alors Leif tourna le navire contre le vent. Un des hommes de l'équipage lui ayant demandé le sujet de cette manœuvre : « Je ne me laisse pas absorber par mes fonctions de pilote, je fais encore attention à d'autres circonstances. N'apercevez-vous rien ? » Ses compagnons dirent qu'ils ne voyaient rien d'extraordinaire. « Je ne sais, reprit Leif, si c'est un navire ou un rocher que je vois là-bas. » Ils regardèrent tous lu côté qu'il indiquait et se prononcèrent pour la dernière alternative ; mais leur chef, qui avait la vue beaucoup plus perçante, distingua en outre des hommes sur le rocher. « C'est pourquoi, dit-il, je navigue contre le vent, afin d'arriver vers ces gens. Si ce sont des navigateurs en détresse, nous les assisterons ; s'ils ont de mauvaises intentions, nous ne les redoutons pas : c'est plutôt nous qui sommes à craindre. » Arrivés près du rocher, ils jetèrent l'ancre, carguèrent les voiles et mirent en mer un petit bateau. Tyrker demanda aux étrangers qui était leur chef. Celui-ci répondit qu'il s'appelait Thorer et qu'il était Norvégien. Leif lui apprit à son tour qu'il était fils d'Erik Rauda de Brattahlid, et offrit aux naufragés de les prendre sur son vaisseau avec une partie de leur cargaison. Ils acceptèrent cette proposition. Ensuite Leif repartit pour l'Eriksfiord (golfe d'Erik). Arrivé à Brattahlid, il logea dans sa maison Thorer, Gudrid sa femme, et trois autres personnes, et il trouva ailleurs un logement pour ses propres compagnons et pour ceux de Thorer. Il fut surnommé l'heureux, pour avoir sauvé ces quinze naufragés. Il acquit des biens et de la considération. Le même hiver Thorer et ses gens furent atteints d'une maladie dont ils moururent pour la plupart. La mort d'Erik Rauda eut lieu vers le même temps. On parla beaucoup du voyage de Leif en Vinland. Son frère Thorvald prétendant que le pays n'avait pas été suffisamment exploré, Leif lui dit : « Si tu veux, tu prendras mon navire pour faire une expédition en Vinland ; mais je veux d'abord faire transporter ici les bois que Thorer a laissés sur recueil. »
Thorvald s'étant adjoint trente compagnons, fit ses préparatifs de voyage, après avoir pris conseil de son frère Leif. On ne connaît pas les particularités de leur traversée. Arrivés à Leifsbudir,[22] ils mirent leur navire à couvert, et y passèrent tranquillement l'hiver en se nourrissant de poissons. Mais au printemps [de 1003], Thorvald fit mettre en ordre le navire, et ordonna à quelques-uns de ses compagnons d'entreprendre, pendant l'été, un voyage d'exploration le long de la côte occidentale. Le pays leur parut beau ; il était bordé de sable blanc et couvert de forêts qui s'arrêtaient à peu de distance de la mer. Il y avait beaucoup d'îles et de bas-fonds. Ils ne trouvèrent ni habitations humaines, ni tanières d'animaux. Dans une île, ils virent une grange en bois; mais ce fut le seul ouvrage humain qu'ils rencontrèrent. Ils s'en retournèrent donc et arrivèrent en automne à Leifsbudir. L'été suivant (1004), Thorvald explora, sur le navire, les parties orientales et septentrionales des côtes. Surpris par une tempête en vue d'un cap, il fut jeté sur le rivage, et la quille du navire fut endommagée. S'étant arrêté longtemps sur le cap pour radouber le vaisseau, il proposa à ses compagnons d'y ériger la quille mise hors de service et de nommer le lieu Kialarnes (cap de la quille),[23] ce qui fut fait. Ensuite ils se dirigèrent vers la partie orientale du continent et entrèrent dans une baie à peu de distance de là,[24] en passant devant un promontoire[25] couvert de bois. Thorvald fit jeter le pont d'abordage et débarqua avec ses compagnons. « Ce pays, dit-il, est plaisant; je voudrais y établir ma demeure.» Retournés sur le navire, ils remarquèrent sur le rivage, en deçà du petit cap, trois objets qu'ils allèrent examiner. C'étaient trois barques recouvertes de peau, sous chacune desquelles étaient tapis trois hommes. S'étant divisés, ils les prirent tous, à l'exception d'un seul qui s'enfuit sur son canot. Après avoir tué les huit autres, ils allèrent ensuite vers le promontoire et découvrirent sur la côte intérieure de l'anse quelques élévations qu'ils prirent pour des maisons. Ils avaient une telle envie de dormir, qu'ils ne purent se tenir éveillés et se livrèrent au sommeil. Ils furent subitement réveillés par le bruit d'une voix qui disait : « Lève-toi, Thorvald, avec toute ta troupe, si tu tiens à la vie. Conduis tes gens sur le vaisseau, et éloigne-toi de la côte le plus vite possible. » Presque aussitôt [qu'ils se furent rembarques] il vint du fond de l'anse une grande quantité de barques de peau montées par des gens qui les attaquèrent. Thorvald dit à sa troupe : « Disposons les claies sur les flancs du navire, et repoussons vigoureusement les assaillants ; mais servons-nous plutôt d'armes défensives que d'armes offensives. » C'est ce qu'ils firent. Les Skraelingar[26] lancèrent quelques traits et s'enfuirent, peu après, aussi vite qu'ils purent. Thorvald demanda aux siens s'ils avaient été blessés; ils répondirent négativement. « Quant à moi, dit-il, j'ai été atteint sous le bras par une flèche qui a passé entre le bord du navire et les claies. Voici ce trait qui causera ma mort. Maintenant je vous conseille de vous préparer immédiatement à vous en retourner. Mais transportez-moi d'abord sur ce promontoire qui me paraissait d'un si agréable séjour. Mes paroles étaient prophétiques, quand je disais que j'y habiterais quelque temps. Après m'y avoir enterré, vous élèverez sur mon tombeau deux croix, l'une à ma tête, l'autre à mes pieds, et vous appellerez ce lieu Krossanes.[27] » Le Groenland avait adopté le christianisme ; mais Erik Rauda était mort avant cet événement. Après la mort de Thorvaîd, ses compagnons firent tout ce qu'il leur avait prescrit, et allèrent rejoindre [à Leifsbudir] le reste de la troupe. Ils se racontèrent réciproquement ce qu'ils savaient. Ils firent la vendange et coupèrent des ceps pour la charge du vaisseau, et passèrent encore l'hiver au Vinland. Mais au printemps ils repartirent pour le Groenland et retournèrent dans l'Eriksfiord, où ils racontèrent à Leif ces grandes nouvelles.
Cependant Thorstein[28] avait épousé Gudrid Thorbiornsdatter, veuve de Thorer Oestmand [celui qui avait été sauvé par Leif]. Ayant résolu de faire un voyage en Vinland pour ramener le cadavre de son frère Thorvald, il gréa le navire de Leif, et prit avec lui vingt-cinq hommes et sa femme Gudrid. Il partit aussitôt qu'il eut fait ses préparatifs. Tout l'été il erra sur mer, ne sachant où il allait. La première semaine de l'hiver était déjà passée lorsqu'il débarqua dans le Lysufiord, dans la partie occidentale du Groenland.[29] Thorstein chercha des logements pour ses compagnons, mais il n'en trouva point pour lui et sa femme ; il resta donc quelques nuits sur son navire. Le christianisme n'avait été introduit que depuis peu en Groenland. Un jour, quelques personnes vinrent de bon matin sur le vaisseau des étrangers. Leur chef demanda : « Qui est dans la tente? — Nous sommes deux, répondit Thorstein ; mais qui m'adresse cette question? —Je m'appelle Thorstein Svart (le noir), et je viens t'inviter, avec ta femme, à prendre logement chez moi. » Après avoir consulté Gudrid, qui le pria de faire ce que bon lui semblerait, Thorstein Eriksson accepta l'offre de l'étranger. « Je reviendrai vous chercher demain matin avec des chevaux, dit Thorstein Svart. Il ne me manque rien pour vous bien loger ; cependant ma maison n'est pas un séjour bien agréable ; car nous vivons seuls, moi et ma femme, parce que je suis d'un caractère assez difficile. Je suis aussi d'une autre religion que vous; mais je regarde la vôtre comme préférable. »
Thorstein et Gudrid partirent le lendemain matin sur les chevaux de Thorstein Svart, qui se montra fort hospitalier. Gudrid était belle, prudente, et savait parfaitement s'accommoder aux usages des étrangers. Au commencement de l'hiver les gens de Thorstein Eriksson furent atteints d'une maladie qui emporta plusieurs d'entre eux. Leur chef leur fit faire des cercueils et conserva les cadavres sur le navire, afin de les transporter en été dans l'Eriksfiord.
L'épidémie ne tarda pas à faire des ravages dans la maison de Thorstein Svart. Sa femme Grimhild fut la première victime. Elle était extrêmement grande, et forte comme un homme ; pourtant elle ne put résister au mal. Bientôt après Thorstein Eriksson lui-même tomba malade. Grimhild étant morte, son mari alla chercher une planche pour en faire un cercueil. « Ne t'éloigne pas trop, mon cher Thorstein, lui dit Gudrid. » Il promit de se conformer à ce désir.
Thorstein Eriksson dit alors à sa femme : « Notre hôtesse se démène étrangement; elle se soulève sur ses coudes et passe les jambes par-dessus le bois de lit pour chercher ses chaussures.«L'hôte rentra alors ; Grimhild se laissa retomber sur son lit, et tous les poteaux de la maison craquèrent. Ayant fait un cercueil, il y déposa le cadavre, et l'emporta pour l'inhumer ; mais, quoiqu'il fût grand et fort, il eut besoin de toutes ses forces pour transporter la bière hors de la maison.
La maladie de Thorstein Eriksson s'étant aggravée, il succomba, et sa femme en fut extrêmement affligée. Elle alla s'asseoir sur un siège en face du banc sur lequel son mari était étendu. Thorstein Svart la prit sur ses genoux et s'assit avec elle sur un autre banc vis-à-vis du corps du défunt; il la consola de son mieux, l'exhorta à prendre courage et lui promit de la suivre dans l'Eriksfiord avec le cadavre de son mari et de leurs compagnons. « Je prendrai en outre plusieurs domestiques pour te consoler et te désennuyer, » dit-il. Elle le remercia.
Thorstein Eriksson se leva alors sur le banc où il était couché et demanda : « Où est Gudrid? » Il répéta trois fois cette question. Mais sa femme restait muette. Ensuite elle demanda à son hôte si elle devait répondre. Il lui conseilla de garder le silence, et alla lui-même s'asseoir sur le banc avec Gudrid sur ses genoux, et il demanda : « Que désires-tu, mon homonyme? » Au bout d'un instant Thorstein Eriksson répondit : « Je veux prédire à Gudrid sa destinée, afin qu'elle supporte mieux la douleur de m'avoir perdu. Pour moi je suis arrivé au séjour du repos. J'ai à te dire, Gudrid, que tu épouseras un Islandais ; que vous vivrez longtemps ensemble, et que vous laisserez une postérité nombreuse, puissante, brillante, illustre et de bonne renommée. Vous irez du Groenland en Norvège ; ensuite vous vous établirez en Islande. Tu survivras à ton mari, et tu feras un pèlerinage à Rome, d'où tu retourneras en Islande. Une église sera bâtie dans ton domaine ; tu t'y consacreras à la vie monastique, et c'est là que tu mourras. » Il se laissa retomber sur son banc. Son cadavre fut enseveli et transporté dans le vaisseau.
Thorstein Svart tint ce qu'il avait promis à Gudrid. Ayant vendu au printemps sa maison et son bétail, il s'embarqua avec tout ce qu'il avait sur le vaisseau de Gudrid. Ils se rendirent dans l'Eriksfiord, où les cadavres furent inhumés près de l'église. Gudrid alla à Brattahlid ; mais Thorstein Svart resta dans l'Eriksfiord jusqu'à sa mort, jouissant de la réputation d'homme capable.
Le même été [1006] vint de Norvège en Groenland un navire commandé par Thorfinn Karlsefne, fils de Thord Hesthœfde, qui était fils de Snorre Thorderson de Hœfde. Thorfinn était très-riche. Il passa l'hiver chez Leif Eriksson et s'éprit de Gudrid, dont il demanda la main. Elle le renvoya à Leif [son beau-frère], qui agréa les vœux de Thorfinn. Leur mariage fut célébré le même hiver.
On continuait à parler des expéditions en Vinland. Sur la sollicitation de sa femme et de plusieurs autres personnes, Thorfinn résolut d'y faire un voyage. Son équipage se composait de soixante hommes et de cinq femmes, avec qui il convint de partager également les bénéfices de l'entreprise. Ils emmenèrent avec eux toute sorte d'animaux domestiques, car ils se proposaient de coloniser des pays, s'il était possible. Leif, à qui Karlsefne avait demandé ses maisons [de Leifsbudir] en Vinland, répondit qu'il ne voulait pas lui en céder la propriété, mais qu'il les lui prêtait volontiers. S'étant mis en mer [1007], ils arrivèrent sans avarie à Leifsbudir, où ils débarquèrent leurs provisions. Ils eurent bientôt occasion de faire une bonne pêche; car un cétacé gros et gras vint échouer sur la côte. Ils le tirèrent sur le rivage, et l'ayant dépecé, ils ne manquèrent pas d'aliments. Ils laissèrent paître leur bétail en liberté ; mais les mâles ne tardèrent pas à devenir sauvages et à s'éloigner des habitations. Ils avaient amené un taureau. Karselfne ayant fait abattre des arbres pour la charge du vaisseau, les fit dégrossir et les mit sécher sur un rocher. Ils tirèrent parti des biens de la terre, des raisins, du gibier et du poisson, et d'autres produits excellents du pays. L'hiver ils virent des Skraelingar, qui sortirent en grand nombre de la forêt. Le bétail était à peu de distance, et le taureau s'étant mis à beugler, les sauvages en furent effrayés et s'enfuirent, avec leurs paquets de petit-gris, de zibeline et d'autres fourrures, du côté des maisons de Leif, où ils voulurent pénétrer. Mais Karlsefne fit fermer les portes. Aucun des deux partis n'entendait la langue de l'autre. Les Skraelingar étalèrent leurs marchandises et les offrirent en échange contre des armes. Mais Karlsefne défendit à ses gens de vendre des armes, et imagina l'expédient de faire présenter du laitage aux naturels. Aussitôt qu'ils en eurent goûté, les sauvages ne voulurent acheter rien autre chose. Ils consommaient ce qu'ils obtenaient en échange de leurs fourrures, qui restèrent à Karlsefne et ses compagnons. Lorsqu'ils eurent tout vendu, ils s'en allèrent. Karlsefne fit alors entourer les habitations d'une forte palissade et les mit en état de défense. Vers ce temps il eut de sa femme Gudrid un fils qui reçut le nom de Snorre.
Au commencement de l'hiver suivant [1008], les Skrœlingar revinrent en beaucoup plus grand nombre que la première fois. Ils avaient encore les mêmes espèces de marchandises. Les compagnons de Thorfinn reçurent l'ordre de ne vendre que du lait comme l'année précédente. Les sauvages jetèrent leurs denrées par-dessus les palissades. Gudrid étant assise dans l'intérieur de la maison à côté du berceau de son fils Snorre, vit passer une ombre devant la porte, et aussitôt il entra une femme de courte stature, vêtue d'une jupe noire, la tète ceinte d'un bandeau, et qui avait les cheveux roux, le visage pâle, et les yeux extraordinairement grands. Elle s'approcha de Gudrid et lui demanda : « Comment te nommes-tu? —Gudrid, dit la femme de Thorfinn. Et toi quel est ton nom ?—Je m'appelle aussi Gudrid,» répondit l'étrangère. La maîtresse de la maison lui tendit la main pour la faire asseoir à ses côtés ; mais au même instant elle entendit un grand bruit. L'étrangère avait disparu et un des Skrselingar avait été tué par un Groenlandais, à qui il voulait enlever ses armes. Les sauvages s'enfuirent en toute hâte, laissant derrière eux leurs vêtements et leurs marchandises. Gudrid était la seule qui eût vu la femme étrangère. « Il faut prendre des mesures, dit Karlsefne, car je pense que les naturels nous visiteront une troisième fois avec des intentions hostiles et en nombre. Je vais envoyer dix hommes sur ce promontoire, tandis que le reste de la troupe ira dans la forêt couper des branches d'arbres pour nourrir nos bêtes à cornes, quand l'ennemi sera sorti de la forêt. Nous prendrons alors le taureau et nous le pousserons devant nous. » On suivit ce conseil. Le lieu où ils devaient rencontrer l'ennemi était limité d'un côté par un lac, de l'autre par la forêt. Les Skrœlingar étant venus dans l'endroit que Karlsefne avait choisi, lui livrèrent une bataille où périrent un grand nombre d'entre eux. Il y avait parmi les naturels un homme grand et remarquable, que Karlsefne prit pour leur chef. Un des sauvages ayant ramassé une hache, la considéra quelque temps; puis il en frappa un de ses compagnons qui tomba roide mort. Le chef prit l'arme, la regarda un instant et la lança dans le lac, aussi loin qu'il put. La fuite des sauvages mit fin à la lutte. Karlsefne resta encore tout l'hiver en Vinland ; mais, le printemps suivant [1009], il notifia qu'il voulait retourner en Groenland. On se prépara au voyage, et l'on emporta beaucoup de denrées utiles, des ceps, des raisins, des peaux. S'étant embarqués, ils arrivèrent heureusement dans l'Eriksfiord, où ils passèrent l'hiver.[30]
C'est ici que finit le chapitre V. Le morceau qui suit forme la fin du chapitre VII. On intervertit ici l'ordre du texte, c'est-à-dire l'ordre chronologique, afin de suivre l'ordre logique et de ne pas séparer les passages qui concernent Thorfinn Karlsefne. C'est pour ce dernier motif que l'on place, à la suite de ce fragment du chapitre VII, un long extrait de la saga de Thorfinn, après lequel viendra le chapitre VI et le commencement du chapitre VII de la saga d'Erik Rauda.
[Lorsque Freydis, fille d'Erik, rentra dans l'Eriksfiord, [en 1013], Thorfinn Karlsefne était prêt à en partir et n'attendait plus qu'un vent favorable pour mettre à voile. On dit généralement que jamais vaisseau n'était sorti d'un port du Groenland avec une plus riche cargaison. Karlsefne eut un heureux voyage, et arriva sans accident en Norvège, où il passa l'hiver et vendit ses marchandises. Il jouit avec sa femme de la considération des plus hauts personnages de ce pays. Le printemps suivant, il se préparait à passer en Islande, lorsqu'un méridional, natif de Brème, dans le pays des Saxons, vint le trouver et offrit d'acheter un manche à balai. Karlsefne n'était pas disposé à le vendre ; mais l'Allemand lui en ayant offert un demi-mark d'or, il trouva cette proposition avantageuse et conclut le marché, ignorant que cette pièce de bois était du masur venu de Vinland S'étant mis en mer, il alla débarquer au nord de l'Islande, dans le Skagefiord, où il dressa son vaisseau sur la quille pour l'hiver. Au printemps il acheta le domaine de Glaumbœiarland [en danois, Glœmbœland], où il s'établit, et y passa le reste de sa vie, considéré comme un des personnages les plus notables du pays. De lui et de sa femme Gudrid est issue une postérité nombreuse et illustre. A la mort de son mari, Gudrid administra le domaine conjointement avec son fils Snorre, qui était né en Vinland. Lorsque ce dernier se maria, elle partit pour un voyage et visita Rome. Retournée auprès de son fils, qui avait fait construire une église à Glœmbae, elle se fit nonne et vécut dans la retraite jusqu'à sa mort. De Thorgeir, fils de Snorre, naquit Ingveld, mère de l'évêque Brand ; et de Hallfrid, fille de Snorre, naquit Runolf, père de l'évêque Thorlak. Biœrn, autre fils de Karlsefne et de Gudrid, fut père de Thorun, mère de l'évêque Biœrn. Karlsefne est celui qui a raconté avec le plus d'exactitude tous les événements des voyages dont on vient de donner une relation.
On commença de nouveau à parler des voyages en Vinland, car ces expéditions étaient à la fois fort lucratives et honorables. La même année (1011) que Karlsefne revint du Vinland, il arriva de Norvège un navire appartenant aux deux frères Helge et Finnboge, qui passèrent l'hiver en Groenland. Ils étaient originaires de l'Œstfiord en Islande, Freydis, fille d'Erik Rauda, partit de Gardar pour aller trouver ces Islandais. Elle les engagea à entreprendre avec elle un voyage en Vinland, promettant de partager avec eux les produits de l'expédition. Lorsqu'ils y eurent consenti, elle alla demander à son frère Leif les maisons qu'il avait fait élever en Vinland. Il répondit, comme auparavant, qu'il voulait bien prêter mais non pas vendre les Leifsbudir. Les deux Islandais et Freydis s'engagèrent à prendre, chacun sur leur vaisseau, trente hommes faits sans compter les femmes. Mais Freydis n'observa pas cette convention : elle prit cinq hommes de plus que le nombre fixé, et les cacha si bien, que ses associés n'en furent instruits qu'à leur arrivée en Vinland. Il était convenu que les deux vaisseaux navigueraient de concert. Ils se suivirent en effet d'assez près ; mais les frères arrivèrent les premiers et se mirent à transporter leurs bagages dans les maisons de Leif. Lorsque Freydis les eut rejoints, elle leur demanda pourquoi ils déposaient leurs effets dans ces bâtiments. « Nous ne faisons qu'exécuter la convention, répondirent-ils. — Mais c'est à moi, dit-elle, et non à vous, que Leif a prêté ces constructions. — Helge répliqua : Nous ne sommes pas de force à lutter d'astuce avec toi. » Ils mirent dehors leurs bagages et élevèrent des constructions séparées, plus loin du rivage, sur la rive d'un lac, où ils furent parfaitement à leur aise. Freydis fit couper des arbres pour la charge de son navire.
Lorsque l'hiver approcha, les deux frères organisèrent des jeux afin de passer plus agréablement le temps. Mais bientôt des rumeurs malignement répandues mirent la zizanie entre les deux troupes ; elles cessèrent de jouer ensemble et de se rendre l'une aux habitations de l'autre. Une bonne partie de l'hiver se passa ainsi. Un matin qu'il était tombé beaucoup de rosée, Freydis se leva et s'habilla, mais sans mettre de chaussures ni de bas ; elle se couvrit du manteau de son mari et se rendit à la maison des deux Islandais. Quelqu'un venait de sortir et avait laissé la porte entr'ouverte. Freydis entra et resta quelque temps sur le seuil sans rien dire. Finnboge, qui se trouvait dans la chambre et qui était éveillé, lui demanda ce qu'elle voulait. « Je désire te parler, répondit-elle ; lève-toi et viens avec moi. » Il la suivit, et ils allèrent s'asseoir sur un tronc d'arbre déposé près de la maison. « Comment te trouves-tu dans ce pays? demanda-t-elle. — Je suis satisfait de sa fertilité ; mais je regrette que des dissensions se soient élevées entre nous ; car je crois que nous n'avons pas de raisons d'être désunis. — Je suis du même avis. Mais je venais pour vous proposer d'échanger mon navire contre le vôtre qui est plus grand ; je me propose de quitter cette contrée. —Nous te céderons volontiers notre vaisseau, si cela te fait plaisir », répondit-il. S'étant séparés, Finnboge retourna se coucher, et Freydis rentra chez elle. Lorsqu'elle se remit au lit avec les pieds glacés, Thorvard [son mari] s'éveilla et lui demanda où elle s'était ainsi mouillé et refroidi les pieds. « J'étais allée trouver les Islandais, répondit-elle avec véhémence, pour les prier de me vendre leur vaisseau. Mais ils m'ont reçue très-mal ; ils m'ont même frappée et accablée de mauvais traitements; et toi, indigne mari, tu ne te mets guère en peine de venger mon outrage et le tien. Je remarque que je ne suis plus en Groenland, et je veux me séparer de toi, si tu ne me venges pas. »
Incapable de résister à de tels reproches, Thorvard éveilla ses gens et- leur ordonna de s'armer le plus vite possible, lisse rendirent de suite à l'habitation des frères, et les ayant surpris dans leur lit, ils les lièrent et les traînèrent dehors l'un après l'autre. Freydis les faisait massacrer aussitôt qu'ils sortaient. Lorsque tous les hommes furent tués et qu'il ne resta plus que des femmes, personne ne voulut porter la main sur elles. Freydis demanda alors une hache et se précipita sur les femmes qui faisaient partie de la troupe des Islandais. Elle ne cessa de frapper que lorsque ces malheureuses eurent rendu le dernier soupir. Après cet abominable forfait, elle retourna avec ses complices, sans paraître émue de ce qu'elle avait fait. Elle dit à ses gens : « Si nous retournons en Groenland, je ferai mettre à mort celui qui parlera de ce qui s'est passé aujourd'hui. Il faudra dire qu'en partant, nous avons laissé les Islandais derrière nous. » Au printemps (1013) ils équipèrent le vaisseau qui avait appartenu à leurs victimes et le chargèrent de tout ce qu'ils avaient de plus précieux. Ensuite ils mirent à la voile, et après un rapide voyage, ils arrivèrent en été dans l'Eriksfiord.
Freydis retourna dans sa maison qui n'avait souffert aucun dommage durant son absence, et continua à exploiter son domaine. Elle avait fait de grands présents à, ses compagnons, afin qu'ils gardassent le silence sur son forfait ; mais ils ne furent pas si discrets que cette affaire ne vînt à s'éventer. Leif ayant entendu parler de ce crime en fut profondément affligé. Il prit trois des compagnons de Freydis et les mit à la torture pour les forcer à déclarer la vérité. Les révélations qu'ils firent s'accordaient de tous points. « Il m'est impossible, dit alors Leif, de traiter ma sœur comme elle le mérite ; mais je prédis que sa postérité ne prospérera pas. » Aussi depuis cette époque il ne lui arriva plus que des revers.
[1] Erik le Rouge.
[2] Ces deux dates sont fixées, l'une par une remarque interlinéaire du copiste, l'autre par une note de Jon Hakonson, pour qui cette copie fut faite.
[3] Erik surnommé Rauda ou le Rouge, qui banni de l'Islande en 986, alla s'établir à Hraitalilid (Groenland méridional).
[4] Aujourd'hui Ikigeit (Groenland).
[5] Il faudrait peut-être traduire : à Eyrar, qui correspondrait à Eyrarbakki, dans le district d'Arnes (Islande occidentale).
[6] Si le texte était susceptible d'une autre interprétation, on aimerait mieux traduire par : Il y avait trois jours qu'ils avaient perdu la terre de vue, lorsque le vent favorable...; car il paraît singulier que nos voyageurs distinguassent encore la terre après trois jours de navigation par un bon vent.
[7] Dans la Saga de Thorfinn Karlsefne et de Snorre Thorbrandsson, éditée d'après un mss. du treizième ou quatorzième siècle, par Rafn, dans Américaine, ou trouve d'intéressants détails sur la vie de Leif, et notamment sur ses efforts pour propager le christianisme au Groenland ; mais le récit de son voyage en Amérique y est beaucoup moins circonstancié que dans la Saga d'Erik Rauda, que l'on a suivie dans cette traduction. L'auteur de la Saga de Thorfinn attribue à Leif la découverte de l'Amérique, et place cet événement en l'an 1000.
[8] Le texte porte Sudrmadr, qui est souvent employé pour désigner les Allemands.
[9] En l'an 1000.
[10] Divers faits donnent a penser que ce pays était l'île de Terre-Neuve, qui est à 120 myriamètres du Groenland. Or on peut évaluer à 22 myriamètres la distance que parcouraient en un jour les anciens navigateurs Scandinaves. Biarne, qui avait été poussé par un fort vent, avait bien pu faire en quatre jours la traversée de Terre-Neuve à Heriulfsnes (aujourd'hui Ikigeit). Cette île est encore couverte de bancs de roches où les arbres et le gazon ne peuvent croître.
[11] C'est la Nouvelle-Ecosse, qui est en effet au sud-ouest du Helluland, à trois jours de navigation (67 myriamètres), qui est généralement basse et plate sur la côte, bordée de sable blanc, et boisée à l'intérieur.
[12] Nantucket ou bien Martha's Vineyard, situées au sud du cap Kialarnes (aujourd'hui cap Cod) et à 30 myriamètres au sud-ouest de la Nouvelle-Ecosse. On y trouve encore du miélat.
[13] Vineyard Sound, entre Martha's Vinerard et la petite péninsule terminée au nord par le cap Cod. Ces parages sont obstrués par des bas-fonds et des bancs de sable.
[14] Désignée plus tard sous le nom de Leifsbudir, maison de Leif.
[15] Au rapport des topographes modernes, le même pays jouit d'une température si douce, que la végétation souffre rarement du froid ou de la sécheresse. On l'appelle paradis de l'Amérique, parce qu'il est autant favorisé pour la situation que pour le sol et le climat.
[16] Le jour le plus court étant de neuf heures, ce pays devait être situé par 41° de latitude, c'est-à-dire aux environs de la ville de Providence.
[17] On lit, dans le ch. XCVIII de la Saga de Olaf Tryggveson, faisant partie du Heimskringla de Snorre Sturleson, que Leif avait été baptisé en Norvège, vers 999.
[18] Au lieu de rapporter ce fait nûment et simplement, comme il lui avait probablement été transmis, l'historien a cru orner son récit en l'amplifiant de détails maladroitement choisis. Il a voulu peindre ici quelques effets de l'ivresse, ignorant que le jus de la vigne ne devient capiteux que par suite de la fermentation. Son erreur en ce point est d'autant plus excusable, qu'il n'avait apparemment jamais bu de vin, ni goûté de raisin.
[19] Les phrases comprises entre crochets ne se trouvent que dans les éditions de Peringskiold et de Schoening.
[20] Espèce d'érable bouclé dont l'on faisait des meubles précieux.
[21] Le blé et la vigne croissent encore spontanément dans le Rhode Island et l'île de Martha's Vineyard (vignoble de Marthe), qui paraissent être les contrées découvertes par Leif.
[22] En 1002.
[23] Il y a toute apparence qu'il s'agit ici du cap Cod (appelé Nauset par les Indiens), situé par 42° de latitude, non loin de Boston.
[24] Probablement l'anse de Plymouth, qui est en face du cap Cod.
[25] La pointe de Gurnet.
[26] On discute beaucoup sur l'étymologie de ce mot qui désigne les indigènes de l'Amérique, et particulièrement les Esquimaux; il signifie : hommes de courte stature, selon Bussaeus; vagabonds, selon Arnas Magnaeus. Shum prétend que ces naturels ont été ainsi nommés, à cause de leur vile armure. Rafn émet la conjecture que ce nom est dérive de skrœla, sécher, et qu'il signifierait: homme à visage décharné. Pierre Clausson Undalinus le transcrit Skreglinge (Descript. de Norvége, 1632, p 375-6), comme s'il venait de skrœkia, crier.
[27] Cap des Croix. C'est la pointe de Gurnet.
[28] Selon la saga de Thorfinn Karlsefne, qui attribue à Leif la découverte do l'Amérique, c'est son frère Thorstein Eriksson qui fit le second voyage en ce pays. Elle ne parle pas de l'expédition de Thorvald. Au reste, ces diversités, qui portent sur des détails accessoires, laissent intact le fait principal, ou plutôt le confirment : car si les deux sagas étaient parfaitement d'accord, on aurait pu croire que leurs auteurs s'étaient copiés ou avaient puisé à une source commune. On n'aurait vu qu'un témoignage où la différence des récits montre qu'il y a deux traditions indépendantes l'une de l'autre.
Snorre Sturleson ne mentionne qu'en passant la découverte du Nouveau-Monde. Voici ce qu'il dit dans le chapitre CIV de l'histoire d’Olaf Tryggveson : « Le même hiver [999-1000], Leif, fils d'Erik Rauda, fut en faveur à la cour du roi Olaf. Il embrassa le christianisme et fut chargé par le roi d'aller prêcher l'Evangile eu Groenland, le même été que Gizur se rendit en Islande. Il trouva sur les débris d'un navire quelques naufragés qu'il recueillit dans son vaisseau. C'est dans ce voyage qu'il découvrit le Vinland surnommé le Bon [hit goda]. Il rentra en Groenland dans l'automne [de l'an 1000]. » Cet événement est raconté en termes analogues dans le chapitre CCXXXI de la saga d'Olaf Tryggveson.
[29] Ce golfe est situé vers 64° 50 ' de latitude.
[30] C'est ici que finit le chapitre V. Le morceau qui suit forme la fin du chapitre VII. On intervertit ici l'ordre du texte, c'est-à-dire l'ordre chronologique, afin de suivre l'ordre logique et de ne pas séparer les passages qui concernent Thorfinn Karlsefne. C'est pour ce dernier motif que l'on place, à la suite de ce fragment du chapitre VII, un long extrait de la saga de Thorfinn, après lequel viendra le chapitre VI et le commencement du chapitre VII de la saga d'Erik Rauda.