Sagas

SAGAS

 

SAGA DE HRAFNKELL PRÊTRE DE THOR

 

 

Traduction française : Jules LECLERCQ

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

SAGA DE HRAFNKELL PRÊTRE DE THOR[1]

Traduit par

JULES LECLERCQ.

Revue Britannique, 1888.

 

 

Au temps du roi Harald aux beaux cheveux, Hrafnkell, fils d'Hallfred, s'établit dans l'ouest de l'Islande et s'y bâtit, dans une vallée déserte, une demeure qu'il nomma Adalbol. Il colonisa la vallée, distribua des terres, se fit reconnaître pour chef et s'arrogea l'autorité sacerdotale sur tous les habitants du Jokuldal.

Le jour où il consacra aux dieux son domaine d'Adalbol, Hrafnkell consomma un sacrifice, puis il érigea un grand temple à Frey. Parmi tous les biens qu'il possédait, il n'avait rien de plus cher qu'un cheval rouan auquel il avait donné le nom de Crin de Thor. En consacrant ce cheval à son dieu favori, il avait fait serment d'ôter la vie à quiconque le monterait sans sa permission.

A quelque temps de là, un jeune garçon, du nom d'Einar, en quête d'une place, vint lui offrir ses services. Hrafnkell lui fit bon accueil.

« Je te confierai, lui dit-il, le soin de garder mes brebis et de rassembler les fagots qui me serviront de combustible. Je l'autorise, à ces conditions, à prendre du service chez moi pour deux saisons. Retiens maintenant ce que je donne à entendre à tous mes bergers. Tu prendras soin, en hiver et en été, de Crin de Thor, qui a coutume de paître dans la vallée avec sa bande de juments ; mais je te défends de jamais le monter, car je me suis obligé, par un serment solennel, à ôter la vie à quiconque prendrait une pareille liberté. Douze juments lui tiennent compagnie; tu pourras choisir parmi elles la monture qui te plaira. Conforme-toi à mes recommandations et souviens-toi du vieux dicton qui ne reconnaît point le droit de blâme à un homme averti. J'ai dit, et tu as entendu. »

Einar répondit qu'il ne se croyait pas assez fou pour monter un cheval défendu, alors qu'il pouvait disposer d'autres montures.

Pendant les premiers temps tout se passa au gré des désirs d'Einar. Pas une brebis ne manqua jusqu'au milieu de l'été. Mais, vers cette époque, il advint que près de trente brebis s'égarèrent en une nuit. Einar eut beau suivre leurs traces, ses recherches demeurèrent vaines. Pendant près d'une semaine, les brebis ne reparurent point. Un matin, Einar se leva de bonne heure : il alla dehors et, quand il vit que le brouillard s'était dissipé, il prit un bâton, une bride et une selle et se mit en route. Il aperçut bientôt les chevaux dispersés dans la prairie ; mais vainement il voulut se saisir de l'une de ces montures pour parcourir plus rapidement l'espace ; elles, qui n'avaient jamais fui devant personne, étaient toutes devenues ombrageuses. Une seule bête se tenait aussi immobile que si elle eût été ensevelie dans la terre : c'était Crin de Thor. La matinée se passait. Einar se dit qu'il lui était facile de monter Crin de Thor sans que Hrafnkell en sût jamais rien ; il se saisit de l'animal, lui passa une bride et une selle et se mit à chevaucher. Il franchit la Grjôtâ, se dirigea vers les glaciers, longea le Jôkull, au-dessous duquel coule la Jôkulsé, et descendit le long de la rivière, jusqu'à la laiterie de Reykir. A tous les bergers qu'il rencontra dans les différentes laiteries il demanda s'ils n'avaient pas aperçu les moutons, mais aucun d'eux ne les avait vus.

Einar chevaucha depuis le premier rayon de l'aube jusqu'au milieu de la soirée ; Crin de Thor lui fit rapidement franchir l'espace et l'entraîna au loin. Alors Einar, se rappelant qu'il était temps de mener à la laiterie les moutons qu'il avait laissés le matin dans l'enclos, renonça à découvrir ce jour-là ceux qu'il cherchait. Il se remit à chevaucher par la montagne, dans la direction de l'est, et rentra bientôt dans la vallée de Hrafnkelsdal. Or, lorsqu'il arriva près de Grjotteig, il entendit bêler les moutons dans une gorge, au lieu même où il avait passé le matin et, comme il se dirigeait de ce côté, il vit accourir à lui les trente brebis qui avaient disparu pendant une semaine entière ; il les mena à la laiterie, auprès des autres brebis.

Le cheval était tout fumant de sueur, haletant, couvert de boue, et tous ses poils ruisselaient. Douze fois il se roula sur le sol, il poussa un puissant hennissement, puis s'en alla d'un pas rapide par les sentiers battus. Vainement Einar s'élança à la poursuite de l'animal ombrageux. Crin de Thor se mit hors de son atteinte, descendit toute la vallée et ne s'arrêta qu'à Adalbol.

Hrafnkell était alors à table. Devant la porte de la maison, le cheval poussa un hennissement sonore.

« Voilà un hennissement, pensa Hrafnkell, qui ressemble fort à celui de Crin de Thor. »

Et il ordonna à un serviteur d'aller voir ce qui se passait dehors. Le serviteur vint lui rapporter que Crin de Thor était en fort triste état.

« Que mon brave coursier vienne ici à cette heure, s'écria Hrafnkell, voilà qui ne présage rien de bon. »

Il sortit, vit Crin de Thor, et lui parla ainsi :

« Mon favori, je suis peiné de te voir en pareil état; mais je te sais gré d'être venu m'annoncer l'outrage dont je saurai te venger. Va et retourne auprès de tes juments. »

Crin de Thor remonta la vallée et alla rejoindre ses compagnes.

Hrafnkell se coucha comme d'habitude et dormit toute la nuit. Au matin, un cheval lui est amené ; il le fait seller et part pour la laiterie. Il chevauche en vêtements bleus, n'ayant d'autre arme qu'une hache. Einar venait de conduire les brebis dans l'enclos ; il était en ce moment appuyé contre le mur d'enceinte et comptait les moutons ; les femmes étaient occupées à traire. Einar salua Hrafnkell et lui raconta que trente brebis avaient disparu pendant toute une semaine et qu'il venait enfin de les retrouver.

« Tu n'as pas si souvent perdu des brebis, répondit Hrafnkell, que je puisse te blâmer à cet égard. Mais n'as-tu rien à m'annoncer de plus fâcheux? N'as-tu pas chevauché hier sur Crin de Thor ? »

Einar n'osa point le nier.

« Pourquoi, fit Hrafnkell, as-tu monté ce cheval qui t'était défendu, alors que tant d'autres montures étaient à ta disposition ? Tu as noblement avoué ta faute ; mais je ne puis te la pardonner, car j'ai prononcé naguère un serment solennel. »

En exécution de son vœu, il saute de son cheval, s'élance sur Einar et lui porte le coup de mort. Puis, cet acte consommé, il remonte à cheval et court à Adalbol raconter l'événement.

Hrafnkell fit transporter le cadavre d'Einar sur la terrasse qui dominait la laiterie ; à côté de la sépulture, il érigea un cairn connu sous le nom de signal d’Einar. Lorsque le soleil brille au-dessus du cairn, il est six heures du soir à la laiterie.

Bientôt Thorbjôrn apprend à Hollla nouvelle de la mort de son fils Einar. Profondément affligé, il monte sur son cheval et se rend à Adalbol pour réclamer de Hrafnkell une réparation pécuniaire.

« Tu dois savoir, répond Hrafnkell, que je n'ai jamais payé de compensation à personne, quoique j'aie tué bien des gens. J'avouerai, toutefois, que je n'ai point commis de meurtre aussi grave que le dernier. Il y a longtemps que nous sommes voisins; j'ai pour toi une affection sincère, et rien n'eût pu me brouiller avec Einar s'il n'avait monté mon cheval favori. Pour te montrer combien je déplore mon acte, je te proposerai d'en venir à composition. Je t'approvisionnerai de laitage en été et de viande en automne, aussi longtemps qu'il te conviendra de tenir maison. Je prends à ma charge l'entretien de tes enfants et m'engage à les doter comme il convient. Comme je ne prétends te laisser manquer de rien, tu choisiras parmi les objets qui m'appartiennent ceux dont tu peux faire usage. Le jour où tu seras las de tenir maison, tu viendras chez moi et je te donnerai l'hospitalité jusqu'au jour de ta mort. Voilà mon accommodement ; en te le proposant, il me semble que je te dédommage amplement du tort que je t'ai fait. »

A cette offre, Thorbjôrn oppose un refus ; il demande que le litige soit soumis à un arbitre. Hrafnkell, à son tour, décline la proposition :

« Crois-tu donc, dit-il, que tu puisses mesurer ta valeur à la mienne ! Que la paix soit rompue entre nous ! »

Sur ce mot, Thorbjôrn s'élance, sur son cheval et va à la rencontre de son frère Bjarni, qu'il trouve à Langarhus. Il lui raconte les faits et lui demande son appui. Bjarni objecte que Hrafnkell est de force à supporter la lutte.

« J'estime, lui dit-il, que c'est à la légère que tu as refusé l'offre si belle qu'il t'a faite, et j'entends n'être en aucune façon impliqué dans cette affaire. »

Thorbjôrn accable son frère d'invectives et lui reproche de manquer de virilité au moment où il en faut déployer le plus. Il le quitte en mauvais termes et va trouver son frère Sâm, à qui il raconte le meurtre d'Einar en sollicitant son appui. Sâm, sans témoigner la moindre surprise du nouveau méfait de Hrafnkell, demande à son parent s'il a tenté d'obtenir du meurtrier une réparation ; après avoir entendu le véridique récit de Thorbjôrh, il lui reproche à son tour de n'avoir pas accepté une offre que Hrafnkell n'a jamais faite à personne, et il émet l'avis qu'ils doivent prendre tous deux la route d'Adalbol, se présenter devant Hrafnkell dans une humble disposition d'esprit et s'assurer s'il est encore disposé à s'en tenir aux mêmes propositions. Thorbjorn, qui ne veut point s'exposer à un échec humiliant, et qui d'ailleurs n'entend point revenir sur les déclarations qu'il a faites à Hrafnkell, rejette l'avis de son parent ; il lui reproche la pusillanimité qui le fait reculer devant toute difficulté. Sied-il bien à un homme aussi versé dans les lois, aussi roué dans la procédure, de refuser d'embrasser une cause aussi importante ?

« Mais en quoi pourriez-vous vous réjouir, demande Sâm, si, après avoir embrassé votre cause, je vous faisais partager ma défaite ?

— A vous voir l'embrasser, répond Thorbjorn, j'éprouverais en mon âme un grand soulagement, et peu m'importerait ensuite la tournure que prendrait l'affaire.

— A ne consulter que mon intérêt personnel, dit Sâm, je ne prendrais point votre cause en main ; mais je le ferai à raison de nos liens de parenté. »

Et, en signe qu'il embrassait la cause de son parent, Sâm lui étreignit la main. Puis il monta à cheval pour dénoncer le meurtre et rassembler des champions contre Hrafnkell.

L'hiver et l'été se passèrent. Quand vint le temps des sommations, Sâm alla à Adalbolet cita Hrafnkell du chef du meurtre d'Einar. Puis il descendit la vallée, engageant les fermiers à se rendre avec lui à l'assemblée du Thing.[2] De son côté, Hrafnkell envoya des messagers dans le Jokuldal pour ordonner à ses vassaux de se joindre à lui. Quand il eut réuni soixante-dix hommes dans le cercle de sa juridiction, il se mit en route vers l'est à la tête de cette bande, remonta le Fljôtsdalhérad, traversa la rivière à sa naissance, franchit le col, puis, remontant vers le sud la vallée de Skridudal, aborda l'Oxarheidi et atteignit la route qui mène par Sida de Berufjord au Thing. On compte dix-sept jours de voyage de Fljotsdal à Thingvalla.

Les hommes que Sâm avait rassemblés n'étaient, pour la plupart, que des paysans. Il leur distribua des armes, des vêtements, des provisions, et prit soin de suivre une autre route que relie qu'avait choisie Hrafnkell. Franchissant, au nord, le pont de la rivière, il aborda le Modrudalsheidi, passa la nuit à Modrudal, chevaucha ensuite dans la direction de Herdubreidstunga, franchit le Blâfjoll, s'engagea dans le Kroksdal, marcha au sud vers le Sand, passa à Sandafell, et atteignit enfin Thingvalla, où il devança Hrafnkell qui avait pris le chemin le plus long. En érigeant la tente destinée à abriter sa troupe, il évita soigneusement le voisinage du campement habituel des gens du fjord oriental.

Il était venu beaucoup de monde au Thing ; on y voyait la plupart des seigneurs. Sâm se présenta auprès de chacun des chefs dans le but de s'assurer leur appui ; mais tous refusèrent de s'engager dans un procès contre le prêtre Hrafnkell, ne voulant pas essuyer une défaite comme tous ceux qui avaient voulu entrer en lutte avec lui. Sâm rentra sous sa tente, l'esprit fort abattu. Il songeait tristement avec Thorbjorn à l'insuccès de son entreprise.

Consternés du refus des chefs sur le concours desquels ils avaient le plus compté, les deux parents ne purent prendre ni nourriture ni sommeil.

Un matin, Thorbjorn réveille Sâm et l'entraîne au pied du pont de l'Oxarâ. Là, tout en se livrant à leurs ablutions, ils engagent un entretien.

« Mon avis est, dit Thorbjorn, qu'il ne nous reste plus qu'à amener les chevaux et à faire nos préparatifs de départ, car il est clair que nous ne pouvons attendre ici qu'une complète défaite.

— Est-ce bien vous qui me parlez ainsi, répond Sâm, vous qui vouliez à tout prix engager la lutte avec Hrafnkell, vous qui avez refusé des offres que tout autre eût accueillies avec joie, vous qui n'avez pas épargné les reproches dont vous avez accablé tous ceux qui n'ont pas voulu embrasser votre cause ! Eh bien ! je n'entends, moi, reculer que lorsque j'estimerai que le moment sera venu de renoncer à tout espoir de mener l'affaire à bien. »

Thorbjôrn se sentit vivement touché par ces paroles.

En ce moment parurent sur le bord opposé de la rivière cinq hommes qui venaient de sortir d'une tente. Celui qui marchait devant était grand et fort; vêtu d'un mantelet vert, il portait à la main une épée richement ornée ; l'attention était attirée par la noblesse de son visage et de sa démarche ; ce qui le faisait reconnaître entre tous, c'était une touffe de cheveux clairs qui se détachait sur ses cheveux châtains et grisonnants.

« Levons-nous, dit Sâm, et gagnons le bord opposé de la rivière afin de rencontrer ces hommes. »

Ils allèrent donc au-devant d'eux, et après les saluts d'usage, Sâm questionna leur chef; il apprit que son nom était Thorkell ; originaire de l'Ouest, il résidait dans le Thorskafjord; pendant sept ans il avait voyagé en pays lointains et avait rempli à Constantinople l'office de page auprès du roi des Grecs; revenu en Islande dans le cours de l'été, il demeurait chez son frère Thorgeir, qui était revêtu de la dignité de prêtre, et dont l'autorité s'étendait à la fois sur le Thorskafjord et sur les fjords de l'Ouest. Quant à lui, il n'était ni prêtre ni fermier, mais simple paysan. Son frère était venu au Thing, accompagné d'une escorte de septante hommes.

Sâm exposa à Thorkell qu'ayant sur les bras un procès avec le prêtre Hrafnkell au sujet du meurtre d'Einar, il recherchait l'appui de chefs puissants, et il lui demanda s'il était disposé à lui venir en aide. Thorkell répéta qu'il ne possédait pas les pouvoirs que confère la prêtrise. Et comme Sâm s'étonnait que le fils d'un chef eût une action si limitée, Thorkell lui apprit qu'il avait été autrefois investi de la dignité de prêtre, mais qu'avant d'entreprendre ses lointains voyages, il avait cédé ses pouvoirs à son frère Thorgeir, et n'avait pas cru devoir les lui reprendre à son retour, parce qu'il estimait qu'ils étaient en de bonnes mains. Il conseilla donc à Sâm d'aller demander l'appui de son frère, dont il exaltait la noblesse de caractère, la jeunesse et l'ambition. Sâm insista, disant qu'il n'attendrait rien de Thorgeir si Thorkell, lui aussi, ne prenait sa cause en main.

Thorkell se laissa fléchir.

« Vous irez, dit-il, au pavillon, où vous trouverez tout le monde endormi ; en y entrant, vous y verrez, sur le haut du plancher, un sac-lit où repose mon frère Thorgeir ; depuis son arrivée au Thing, il n'a guère pu trouver une heure de sommeil à cause des souffrances que lui cause une plaie au pied : il n'a pu dormir la nuit dernière qu'en prenant la précaution d'étendre le pied sur un escabeau afin de le soustraire à la chaleur du lit. »

Thorkell, s'adressant ensuite au vieux Thorbjorn, lui recommanda d'entrer le premier sous le pavillon.

« Quand tu arriveras, dit-il, devant le sac-lit, mon brave, tu auras soin de trébucher sur l'escabeau, et tu saisiras dans ta chute l'orteil bandé en l'attirant à toi : tu verras bien si ce manège sera du goût de Thorgeir. »

Sâm objecta bien qu'il y aurait folie à agir de la sorte, mais il dut se résoudre à suivre le conseil de Thorkell qui ne lui laissait pas d'autre alternative. Le voilà donc se dirigeant avec le vieux Cari Thorbjorn vers le pavillon ; en y entrant, ils trouvèrent tout le monde endormi et reconnurent l’endroit où reposait Thorgeir. Le vieux Carl, qui marchait devant, simula un faux pas près du sac-lit, trébucha sur l'escabeau, et empoigna Thorgeir par l'orteil. Thorgeir, subitement arraché au sommeil, tressauta sur sa couche et demanda quel était l'homme assez maladroit pour heurter un pied malade. Sâm et ses gens se trouvaient fort en peine de s'excuser, quand survint Thorkell, qui parla ainsi à Thorgeir:

« Modère-toi, mon frère. Quand un homme a l'âme accablée par de grandes préoccupations, il ne saurait avoir l'œil attentif à toutes choses. Certes, tu éprouves d'intolérables souffrances. Mais songe à la douleur bien autrement poignante que doit causer à un vieillard la mort d'un fils, surtout si ce vieillard ne peut obtenir justice contre le meurtrier! Peux-tu t'étonner qu'il ne soit pas attentif à de petites choses, si son cœur est hanté par de grands chagrins !

— Je ne me doutais point, répondit Thorgeir, que cet homme pût me rendre responsable de la mort de son fils, car ce n'est pas moi qui l'ai tué, et il n'est pas juste qu'il se venge sur moi.

— Aussi ne songeait-il nullement, répliqua Thorkell, à s'en prendre à ta personne. Dans son ardent désir d'obtenir de toi quelque assistance, il a précipité son pas et n'a pu éviter les effets du trouble de sa vue. Tu ferais une noble action en prêtant ton appui à un vieillard qu'une cruelle fatalité oblige d'entamer un procès pour venger son fils, et à qui tous les chefs refusent leur concours, en quoi ils montrent fort peu de grandeur d'âme.

— Contre qui, demanda Thorgeir, ces hommes portent-ils plainte ?

— Contre le prêtre Hrafnkell, répondit Thorkell. Il a tué le fils innocent de Thorbjôrn, il perpètre forfait sur forfait, et jamais il n'a accordé à personne la moindre réparation. »

Thorgeir se montra peu disposé à engager un procès avec Hrafnkell; n'ayant point d'obligation envers ceux qui sollicitaient son appui, il était enclin à adopter la ligne de conduite des autres chefs, qui ne montraient si peu d'empressement à prendre en main cette affaire que parce qu'ils savaient comment avaient succombé sans gloire tous ceux qui avaient plaidé contre Hrafnkell.

« Il est possible, reprit Thorkell, que si j'étais chef, je me comporterais de même, sans me soucier d'entrer en lutte avec Hrafnkell. Mais, dans ma situation, j'envisage autrement l'affaire. L'objet de mon ambition serait de me mesurer avec un homme devant qui tous ont plié ; je priserais hautement l'honneur de susciter quelque ennui à Hrafnkell, et je ne regarderais point comme un déshonneur d'essuyer une défaite après tant d'autres.

— Si tu envisages l'affaire à ce point de vue, dit Thorgeir, donne ton appui à ces hommes. Je te céderai mes pouvoirs de prêtre, et tu t'en serviras pour seconder qui tu voudras.

Thorkell objecta que ces pouvoirs ne pouvaient être en de meilleures mains que celles de son frère. Il avait plaidé la cause par tous les moyens qui étaient en son pouvoir. Aussi Thorgeir finit-il par céder $ ses instances, en promettant l'appui qu'on lui demandait.

Sâm se chargea de plaider l'affaire.

« Montrez-nous donc, lui dit Thorgeir, ce dont vous êtes capable. Le procès doit être entamé d'une manière absolument correcte. N'oubliez pas que c'est contre Hrafnkell que vous allez entrer en lutte. Allez, et ne dites à personne que nous vous avons promis assistance. »

Autant les deux parents avaient quitté leur tente tristes et abattus, autant ils y rentrèrent joyeux et contents : un changement d'humeur aussi subit ne laissa pas que d'étonner tout le monde.

A peu de temps de là Sâm rassemble ses gens et se rend au Mont-de-la-Loi où se tenait la cour de justice. Il s'avance hardiment devant la cour. Après avoir appelé les témoins et s'être conformé à toutes les prescriptions de la loi, il plaide sa cause contre le prêtre Hrafnkell, parlant avec franchise et sans crainte. Des approbations accueillent sa plaidoirie. Comme personne ne prend fait et cause pour la partie adverse, l'assistance s'élance vers la tente de Hrafnkell et le met au courant de la situation. Hrafnkell rassemble sur l'heure ses hommes et se dirige vers la cour avec le dessein de la disperser et de mettre Sâm hors de cause par des moyens violents. Mais, loin de pouvoir réaliser son projet, il ne parvient pas même à se frayer passage à travers la foule. Voilà comment il fut lui-même mis hors de cause : comme les plaidoiries de ses adversaires n'arrivèrent pas même jusqu'à ses oreilles, il n'eut aucun moyen de produire sa défense. Sâm mena rondement son procès et obtint la mise hors la loi de Hrafnkell.

Hrafnkell quitta le Thing fort mécontent de l'issue de l'affaire, car il n'avait jamais subi une semblable humiliation. Prenant la route de l'Est, il retourna dans sa maison d'Adalbol. Quant à Sâm, très fier de son succès, il prolongea son séjour au Thing. On se félicitait généralement de l'issue du procès, et on trouvait bon que pour cette fois Hrafnkell eût été humilié.

Quand le Thing se sépara, Sâm témoigna sa reconnaissance à ceux qui lui avaient prêté leur appui. Comme Thorgcir lui demandait en riant s'il était satisfait de la tournure que l'affaire avait prise, Sâm émit l'opinion que Hrafnkell n'oublierait de longtemps la confusion qu'il en avait retirée.

« Cet homme, dit Thorgeir, n'est pas encore absolument hors la loi : il ne le sera que lorsque l'acte de proscription lui aura été signifié dans les quinze jours de la prise d'armes qui a lieu au moment où le Thing se sépare. Or, il doit être à présent à Adalbol, et je tiens pour fort probable qu'il a usurpé tes pouvoirs. Quoi que tu aies fait pour obtenir sa proscription, je suis porté à croire qu'il en imposera à tout le monde comme par le passé, et qu'il te fera courber le front plus bas que jamais. Mais mon frère Thorkell n'entend pas se séparer de toi avant que ton différend avec Hrafnkell soit réglé de manière que tu puisses ne plus être inquiété chez toi. Nul plus que nous n'a pris tes affaires à cœur, et voilà pourquoi nous ne pouvons nous dispenser de t'aider. Nous chevaucherons avec toi jusqu'au fjord de l'Est ».

Cette offre fut acceptée par Sâm avec reconnaissance.

Thorgeir choisit, pour l'accompagner, quarante des meilleurs hommes de son escorte. La suite de Sam comprenait également quarante hommes, tous bien montés et bien armés. Les deux bandes chevauchèrent par la même route et arrivèrent une nuit dans le Jokuldal, à l'heure où le jour commençait à poindre. C'était le jour même où l'acte de proscription devait être signifié.

Dans le but d'arriver inaperçus, ils se détournèrent de la route, gravirent le flanc de la montagne, en longèrent la crête, et atteignirent le contrefort au pied duquel se trouvait la ferme d'Adalbol.

Sâm mit pied à terre au lieu qui porte aujourd'hui encore le nom de Pré aux chevaux.

« Laissons ici nos chevaux, dit-il, sous la garde de vingt hommes, et, au nombre de soixante, jetons-nous sur la maison, où peu de monde doit être levé à cette heure. »

Ils tombent sur la ferme en un clin d'œil. Personne encore n'était sur pied. Ils enfoncent la porte avec une poutre et s'élancent dans l'intérieur. Ils trouvent Hralhkell dans son lit et le font prisonnier avec tous les caris de sa maison. Les femmes et les enfants sont menés dans une chambre séparée, tandis que Hrafnkell et ses gens sont internés dans une dépendance servant de magasin. Là Hrafnkell, dont toutes les offres sont repoussées, supplie ses adversaires d'épargner au moins la vie de ses hommes, qui ne sont coupables d'aucune offense.

« Je ne vous demande point grâce pour moi-même, leur dit-il : faites-moi mourir, vous le pouvez sans honte; mais épargnez-moi des mauvais traitements dont votre honneur ne tirerait nul profit.

— Nous avons ouï dire, répond Thorkell, que tes ennemis n'ont pas eu facilement raison de toi, et il n'est pas mauvais que nous t'infligions aujourd'hui une leçon. »

Sur quoi ils s'emparent de Hrafnkell et de ses gens, leur lient les mains derrière le dos, puis, à l'aide de leurs couteaux, ils leur percent les tendons des jarrets, font passer des cordes par les incisions, les lient les uns aux autres, au nombre de huit, et les suspendent à une poutre.

« Voilà un genre d'humiliation auquel tu ne t'attendais guère, dit Thorgeir à Hrafnkell. Et cependant tu n'as que le sort que tu mérites. »

Tandis que Thorkell garde à vue Hrafnkell, Thorgeir et Sâm se rendent sur un tertre inculte, et là, suivant l'usage, à l'heure où le soleil est en plein midi, ils proclament le décret de proscription. Puis ils reviennent à Hrafnkell, le détachent, lui et ses gens, et les déposent dans un champ.

Il n'était pas difficile de triompher d'un homme réduit à une aussi triste condition. Sâm lui dit :

« Tu peux choisir entre deux alternatives : ou bien tu te laisseras emmener hors de ta maison pour être égorgé avec ceux de tes gens que je te désignerai ; ou bien, si tu préfères conserver la vie afin de pourvoir à l'entretien d'un grand nombre de bouches inutiles, tu abandonneras tout ton monde et avec le peu d'argent que je voudrai bien te laisser, je me fixerai, moi, sur ton domaine, et je commanderai à tes hommes, sans que tu puisses jamais, ni toi ni tes héritiers, élever la moindre réclamation ; enfin, tu ne pourras t'établir sur un point qui ne soit situé à l'est du Fljotsdalshèrad. Tu peux me serrer la main si tu es disposé à accepter cette offre. »

Hrafnkell répondit que la mort était préférable à une aussi dure condition; mais le souci de l'avenir de ses enfants lui faisait, disait-il, un devoir de vivre pour eux. Il accepta donc sa sentence en prenant les mains de Sâm. Il lui fut laissé quelque argent, mais de toutes ses armes il ne put emporter que sa lance. Le jour même il quitta Adalbol avec tout son monde. Comme il s'éloignait. Thorkell ne put s'empêcher de dire à Sam qu'il regretterait un jour d'avoir laissé la vie à Hrafnkell.

Hrafnkell alla s'établir sur la rive orientale du Lagarfijot, dans la contrée située au-delà du Fljotsdalshèrad. Au bas de la rivière se trouvait un modeste domaine qui avait nom Lokhylla. Il l'acheta à crédit, car ses ressources pouvaient à peine couvrir les frais d'établissement. La terre était bien boisée et de grande étendue, mais la maison était de pauvre apparence : aussi acheta-t-il le domaine à bas prix. Les gens du pays firent maints commentaires sur l'évanouissement soudain de la fortune de Hrafnkell, et l'on répétait le vieil adage : « L'excès d'audace n'a pas longue durée. » N'épargnant point les frais, il abattit les bois qui couvraient une grande étendue et éleva une haute habitation qui a toujours passé dans la contrée pour un bel établissement : on l'appelle Hralhkellstadir. Dans les premiers temps, Hrafnkell eut à lutter contre la détresse et à se livrer aux plus rudes travaux ; mais peu à peu il prospéra : sa pèche fut heureuse, son bétail s'accrut.

A Adalbol, Sâm donna un grand banquet auquel il invita tous les anciens partisans de Hrafnkell : ceux-ci le reconnurent comme leur nouveau seigneur.

Les fils de Thjostar, Thorkell et Thorgeir, voulurent voir Crin de Thor, le fameux cheval sur le compte duquel couraient tant d'histoires. Les chevaux furent donc amenés, et les deux frères les passèrent en revue.

« Il m'est avis, dit Thorgeir, que ces chevaux peuvent tous rendre des services; mais je ne vois pas que Crin de Thor vaille mieux que les autres : il est au contraire certain qu'il vaut moins, puisque c'est lui qui a causé tant de malheurs : or, comme je ne veux pas que de nouveaux meurtres soient commis à cause de lui, j'entends qu'il soit reçu par le dieu à qui il a été consacré. »

Les fils de Thjostar menèrent le cheval sur une roche qui se dressait à pic au bord de la rivière et dominait un profond tourbillon : ils lui enveloppèrent la tête d'un voile, lui attachèrent une pierre au cou, et à l'aide de longs pieux le précipitèrent dans l'abîme. Au-dessous de la roche, qui a gardé le nom de roche de Crin de Thor, un temple avait été érigé par Hrafnkell : Thorkell livra le temple aux flammes après en avoir enlevé tous les dieux. A quelque temps de là, les deux frères quittèrent leur hôte, chargés d'objets très précieux dont Sâm leur avait fait présent.

Quand la nouvelle parvint à Hrafnkell que les fils de Thjostar avaient fait périr Crin de Thor et réduit en cendres le temple qu'il avait édifié, il s'écria que c'était chose vaine de croire aux dieux et se promit de ne plus mettre en eux sa confiance. Par la suite il resta toujours fidèle à cet engagement, et on ne le vit plus jamais accomplir de sacrifice.

Hrafnkell amassa de l'argent à Hrafnkellstadir, où il s'était établi. Il était très honoré dans la contrée, et tout le monde cherchait à lui rendre service. A cette époque, nombreux étaient les navires qui allaient de Norvège en Islande, en sorte que le pays se peuplait rapidement. Les colons qui venaient s'établir dans le district où résidait Hrafnkell devaient lui promettre leur assistance, en échange de quoi ils avaient droit à sa protection. Il soumit ainsi à sa juridiction toute la contrée située à l'est du Lagarfljôt. Cette contrée ne tarda pas à devenir plus populeuse que celle qu'il avait gouvernée antérieurement; outre la région baignée par le Lagarfljôt, elle comprenait tout le Skridudal. Hrafnkell avait su modifier son caractère au point de se faire aimer beaucoup plus qu'il ne l'était autrefois ; sans rien changer à son train de vie, il était devenu plus doux et plus aimable. Il eut souvent l'occasion de rencontrer Sâm dans des réunions publiques, mais jamais il n'y eut entre eux la moindre allusion aux événements passés. Sâm était, lui aussi, très bien vu de ses serviteurs : aimable et bienveillant, toujours disposé à rendre service, il déployait beaucoup de luxe, et il avait toujours à l'esprit le conseil que lui avaient donné les deux frères. Six hivers se passèrent.

Un jour Eyvind Bjârnason débarqua dans le Reidarfjord. Pendant sept hivers, il avait fait de lointains voyages, au cours desquels il s'était policé et avait acquis de la vivacité d'esprit. Quand il apprit les événements, il affecta d'y prendre peu d'attention, car il ne se mêlait guère des affaires d'autrui. Sâm alla au-devant de son frère et fut très joyeux de le revoir. Il lui offrit l'hospitalité sous son toit. Pendant qu'Eyvind s'occupait de remettre son navire en bon état, Sâm reprit seul le chemin du logis et expédia à son frère les chevaux dont il avait besoin pour transporter ses bagages. Eyvind chargea les chevaux et prit la route du Hrafnkellsdal en longeant le Reidarfjord. Il voyageait avec cinq hommes, sans compter un jeune Islandais, qu'il avait tiré de la pauvreté pour en faire son fils adoptif; les autres compagnons qui chevauchaient à ses côtés étaient deux caris de la maison de Sâm et trois marins; leurs vêtements étaient de couleurs variées, et brillants étaient leurs boucliers. Les voilà chassant devant eux seize chevaux de charge. Ils longent le Thordalsheidi, traversent le Skridudal, franchissent le col, descendent dans le Fljotsdal et atteignent Bulunyarvellir ; de là, ils descendent sur les bancs de sable de la Gilsâ, puis longent le Lagarfljôt et passent au-dessous de Hrafnkellstadir. Il pouvait être neuf heures du matin quand ils traversèrent la Jôkulsâ, au gué de Skali. Une femme se trouvait au bord de la rivière, où elle lavait son linge ; sitôt qu'elle aperçut les voyageurs, elle rassembla son linge et courut en hâte chez elle.

Hrafnkell n'était pas encore levé ; ses hommes d'élite étaient couchés dans la salle de repos, mais les travailleurs étaient déjà allés à leur besogne, car c'était le temps de la fenaison. La jeune fille s'écria en entrant

« La plupart des vieux dictons sont vrais. Qui se fait vieux devient poltron. L'honneur se change en honte, si l'on n'a pas le courage de soutenir ses droits en tout temps. Voilà qui est étrange chez un homme qui autrefois pouvait se vanter de sa bravoure. Depuis lors tout est changé : ou tient en médiocre estime la valeur de ceux qui grandissent au milieu de leur famille ; mais ceux qui ont grandi à l'étranger passent pour vaillants partout où ils se montrent et, au retour de leurs lointains voyages, ils s'estiment meilleurs que les chefs eux-mêmes. N'est-ce pas Eyvind Bjarnarson que je viens d'apercevoir? Il franchissait la rivière au gué de Skâli et, tandis qu'il chevauchait, des rayons de feu jaillissaient de son brillant bouclier ; cet homme ne vaut-il pas le plaisir d'une vengeance ! »

Ainsi parla la jeune fille dans un langage vif et animé. Hrafnkell se leva et lui répondit :

« Vos paroles peuvent n'être que trop justes ; je ne pense pas qu'elles doivent amener beaucoup de bien, mais vous n'aurez point parlé en vain ; allez donc, sans perdre de temps, à Vidivellir, chez les fils de Hallsteinn, Sighvat et Snorri, et priez-les de venir incontinent à moi avec tous leurs hommes d'armes. »

Une autre femme fut envoyée à Hrolfstadir pour y chercher les fils de Hrolf, Thord et Halli et tous les braves qui s'y trouvaient. Hrafnkell fit aussi quérir les caris de sa maison. Il eut bientôt réuni ainsi dix-huit hommes, l'élite des braves. Ces gens, après s'être armés de pied en cape, franchirent la rivière à l'endroit même où les voyageurs venaient de la traverser.

En ce moment Eyvind chevauchait dans la bruyère avec ses hommes. Arrivés au lieu appelé Bessagôtur, il leur fallut franchir un marais fangeux ; les chevaux y enfonçaient jusqu'aux genoux, parfois jusqu'au poitrail ; mais sous la vase se trouvait un fond aussi dur que la terre gelée. Le marais aboutissait, vers l'ouest, à un grand champ de lave ; comme ils y arrivaient, le jeune ami d'Eyvind se retourna :

« Des hommes chevauchent derrière nous, dit-il ; ils ne sont pas moins de dix-huit ; j'aperçois parmi eux un homme corpulent vêtu de bleu ; quoique je ne l'aie vu depuis longtemps, je me trompe fort, si ce n'est pas Hrafnkell.

— Qu'importe ! répond Eyvind. N'ayant jamais outragé Hrafnkell, je ne sais pourquoi je devrais redouter sa colère. Il a sans doute quelque affaire qui l'appelle dans la vallée prochaine, ou il se peut qu'il aille voir ses amis.

— Je ne sais, reprend le jeune homme, ce qui me fait croire qu'il a l'intention de venir à ta rencontre.

— Je ne sache pas, lui répond Eyvind, qu'il y ait eu aucune contestation entre lui et mon frère Sâm depuis que celui-ci a obtenu réparation.

— Je te conseille, repartit le jeune homme, de t'éloigner d'ici et d'aller chercher un refuge dans la vallée située à l'ouest. Je connais assez le caractère de Hrafnkell pour oser affirmer qu'il ne nous molestera en aucune façon si tu peux, toi, échapper à sa poursuite.

— Quels que soient ces gens, dit Eyvind, je ne veux point me couvrir de ridicule en prenant la fuite. »

Continuant à chevaucher sur la lave, les voyageurs atteignirent bientôt le « marais des bœufs », région herbeuse coupée de fondrières infranchissables. Les chevaux s'y embourbèrent et la marche s'en trouva fort retardée, tandis que Hrafnkell et ses gens gagnaient rapidement du terrain. Au moment où Eyvind sortait de la région marécageuse, il reconnut que les cavaliers qui approchaient n'étaient autres que Hrafnkell et ses deux fils. Ses gens le supplièrent de nouveau de prendre la fuite, lui faisant remarquer qu'il n'y avait plus d'obstacles devant lui et qu'il aurait le temps d'atteindre Adalbol pendant que le marais se trouvait entre lui et Hrafnkell. Eyvind répondit qu'il ne songeait pas à fuir devant un homme à qui il n'avait jamais fait le moindre mal.

Arrivé sur un rocher balayé par les vents, Eyvind mit pied à terre et attendit ses gens.

« Nous saurons bientôt, dit-il, ce qu'ils nous veulent. »

Ses compagnons gravirent le rocher et y cassèrent quelques pierres.

Hrafnkell se dirigeait vers le rocher. Sans adresser un mot à Eyvind, il fond sur lui. Eyvind se défend comme il convient à un homme ; son compagnon, moins vaillant, court à Adalbol raconter à Sâm ce qui se passe. Sâm réunit aussitôt une bande de vingt hommes bien armés, chevauche vers la montagne et arrive au lieu du combat, où il trouve Eyvind couché dans la poussière, avec tous ses hommes, pendant que Hrafnkell chevauche dans la direction de l'est.

Le premier soin de Sâm fut de s'assurer s'il y avait encore un reste de vie dans le corps de son frère ; mais Eyvind avait cessé de respirer ainsi que tous ses compagnons. Quant aux gens de Hrafnkell, douze étaient restés sur le carreau, les six autres avaient pu s'échapper.

Sans perdre de temps, Sâm se met aussitôt, avec ses gens, à la poursuite de Hrafnkell et de sa bande.

« Nous pourrons, dit-il, les surprendre : leurs chevaux sont épuisés de fatigue, tandis que les nôtres sont frais. »

Hrafnkell avait déjà repassé le marais des bœufs. Quand Sâm atteignit le sommet de la montagne, il s'aperçut que son ennemi avait trop d'avance pour ne pas échapper à sa poursuite. Pensant que Hrafnkell n'aurait pas de peine à trouver des hommes disposés à le secourir, il se résigna à revenir sur ses pas. Revenu au lieu où gisaient Eyvind et ses compagnons, il leur donna la sépulture. Ce lieu porte aujourd'hui encore le nom d'Eyvind.

De retour à Adalbol, Sâm recommanda à ses partisans de se tenir prêts le lendemain matin. De son côté, Hrafnkell, sitôt rentré chez lui, rassemble septante hommes, se dirige vers l'ouest à la tête de cette troupe, fond à l'improviste sur Adalbol, surprend Sâm au lit et l'emmène dehors.

« Sâm, lui dit-il, tu étais loin de penser, il y a un moment, à ta condition présente. Ta vie m'appartient. Je n'agirai pourtant pas autrement que tu ne l'as fait lorsque moi-même j'étais en pareille situation. Je veux te donner le choix ou de mourir ou de m'abandonner le soin de régler les affaires pendantes entre nous deux. »

Bien qu'il ne se dissimulât point combien dur serait son sort, Sâm répondit qu'il aimait mieux vivre.

Hrafnkell lui dicta ses conditions.

« Tu quitteras Adalbol pour te retirer à Leikskalar ; tu emporteras toute la fortune qui appartenait à Eyvind, mais tu ne retireras d'ici d'autre argent que celui que tu y as apporté. Je rentrerai en possession de mon domaine, de ma maison, de mes fonctions de prêtre. Quel qu'ait été l'accroissement de ma fortune, tu n'en jouiras point. Tu ne pourras prétendre à aucune réparation du chef de la mort de ton frère Eyvind. Tu as eu, d'ailleurs, ample compensation à raison du meurtre d'Einar, ton parent, puisque tu as pu jouir, pendant six ans, de ma fortune et de mes pouvoirs. Quant au meurtre d'Eyvind et de ses gens, j'estime qu'il se compense avec la mutilation soufferte par moi et mes gens. Tu m'as chassé, toi, de mon pays ; je me contenterai, moi, de ce que tu ailles séjourner à Leikskalar ; tu pourras y vivre en paix, pourvu que tu ne nourrisses pas d'audacieux desseins qui pourraient tourner à ta confusion. Aussi longtemps que nous vivrons, tu resteras mon subalterne. Sache bien enfin que tout mauvais procédé ne pourra qu'empirer ton sort. »

Sâm se fixa donc à Leikskalar, tandis que Hrafnkell reprit possession de sa maison d'Adalbol.

Dans le cours de l'hiver, à l'époque où les jours devenaient plus longs, Sâm se mit en route avec un compagnon et trois chevaux, franchit la montagne de Modrudal, traversa le gué de la Jokulsa, atteignit le Myvatn, franchit le Flotsheidi et la passe de Ljôsavatn, et arriva à Thorskafjord, où les fils de Thjôstar lui firent bon accueil. Thorkell revenait d'un lointain voyage, au cours duquel il avait passé quatre hivers en pays étranger. Sâm se reposa une semaine chez ses hôtes. Il leur raconta tout ce qui était survenu entre lui et Hrafnkell, et leur demanda de lui prêter, comme autrefois, leur assistance. Thorgeir, parlant pour lui et pour son frère, lui répondit :

« Nous pensions, en te quittant, avoir assez fait pour toi, etj'avoir donné les moyens de te maintenir dans ta situation. Mais aujourd'hui se vérifie la prédiction que je t'ai faite lorsque tu as laissé la vie à Hrafnkell. Ne t'ai-je pas dit que tu en éprouverais d'amers regrets ? Il est aisé de voir combien ton adversaire est plus sage que toi. S'il t'a laissé longtemps en paix, c'était pour mieux saisir le moment opportun d'abattre celui en qui il voyait un homme supérieur à toi. Nous ne pouvons vouloir que ton infortune cause notre ruine, et nous n'avons nul souci d'entamer avec Hrafnkell une lutte nouvelle où pourrait sombrer notre honneur. Mais nous ne nous refuserons pas à t'abriter ici, toi et toute ta famille, et tu pourras compter sur notre protection si tu te trouves mieux chez nous que dans le voisinage de Hrafnkell. »

Sam n'accepta pas l'offre des deux frères. Il leur exprima l'intention de retourner chez lui et se borna à leur demander des chevaux de relais. Il ne voulut accepter de leur part aucun cadeau, leur reprochant d'être des hommes de peu de cœur. Il vécut à Leikskalar jusqu'à un âge avancé, et jamais il n'obtint de réparation de Hrafnkell.

Hrafnkell vécut sur ses domaines et maintint ses droits seigneuriaux jusqu'au jour où il mourut dans son lit. Il repose aujourd'hui encore dans le Hrafnkelsdal, au-dessous d'Adalbol. Dans son tombeau furent ensevelis de précieux trésors, son armure complète et une bonne lance. Ses fils recueillirent ses pouvoirs. Ainsi finit l'histoire de Hrafnkell.

 

 

 

 

 


 

[1] La saga de Hrafnkell, prêtre de Thor, a été écrite vers 900 par un scalde, dont le nom est resté inconnu. C'est la première fois qu'elle est traduite en français. Elle offre un tableau vivant de l'état social des anciens Islandais, de leurs institutions politiques et judiciaires, du culte qu'ils rendaient aux dieux du paganisme du Nord. Sous une forme claire, dramatique, toujours pittoresque, et souvent émouvante, ce récit nous initie aux mœurs et à la vie intime des Islandais du moyen âge. La saga de Hrafnkell appartient à la classe des sagas de famille. Les récits de cette espèce relatent la vie de quelque important personnage. Ils offrent de précieux documents pour l'histoire de l'Islande et des contrées avec lesquelles les Islandais étaient en relations ; mais leur intérêt principal est dans leur forme littéraire d'une haute originalité et dans une peinture exacte de la civilisation du moyen âge. La personnalité de l'auteur s'efface dans ces récits : les événements, aussi singuliers qu'inattendus, s'y déroulent sans commentaire, comme s'ils parlaient assez d'eux-mêmes. Ce sont des histoires populaires que les traditions islandaises ont pieusement recueillies et transmises oralement. Dans le livre que l'auteur de cette traduction a publié lors de son voyage en Islande, on peut lire au chapitre final : « La Vieille Islande », une étude sur la littérature islandaise. (La Terre de glace, par Jules Leclercq. Paris, Plon, 1883).

[2] L'ancien Parlement islandais, qui siégeait en plein air dans la plaine de Thingvalla. Ce lieu, si célèbre dans les annales de la vieille Islande, est décrit clans la Terre de glace, p. 127 et suiv.