Sagas

SAGAS

 

LA SAGA DES ALLIÉS (BÀNDAMANNA SAGA).

 

 

Traduction française : Jules LECLERCQ

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

LA SAGA DES ALLIÉS[1]

 

(BÀNDAMANNA SAGA).

Traduit par

JULES LECLERCQ.

Revue Britannique, 1888.

 

A Reykir, dans le Midfjord, vivait un homme du nom d'Ufeig. C’était un homme sage et de bon conseil. Bien qu'il n'eût que de modiques ressources, il était d'un cœur généreux et ne refusait jamais à personne une place à sa table. Sa femme, Thorged, lui donna un fils du nom d'Odd : c'était un garçon accompli et plein de promesses, mais peu affectueux pour son père, qui, d'ailleurs, lui témoignait assez de froideur. A côté de lui, grandit dans la maison d'Ufeig un jeune homme du nom de Vali, qui était fort aimé, et qui donnait, lui aussi, les plus belles espérances.

Dès l'âge de douze ans, Odd manifesta à son père l'intention de le quitter, lui représentant tout à la fois le peu d'utilité qu'il pouvait lui procurer et le peu d'affection qu'il recevait de lui. Ufeig n'opposa aucune objection au départ de son fils et lui offrit ce que comportait la modicité de ses ressources. Odd décrocha de la muraille un attirail de pèche, emporta douze aunes de toile, et s'en alla sans prendre congé de personne. Il s'établit à Vatnsness avec quelques pêcheurs, qui, sachant qu'il était de bonne famille et universellement estimé, voulurent bien lui fournir à crédit tous les objets dont il avait besoin. Odd laissa avec eux plusieurs saisons de pèche. Dans sa nouvelle condition, il négligeait complètement son père et ne lui rendait jamais visite; le père se comportait de même, en sorte qu'il semblait qu'aucun lien de parenté n'existât plus entre eux.

Au bout de trois ans, Odd eut amassé assez d'argent pour payer ce qu'il devait à chacun. Il acheta un bateau et continua à s'enrichir par les voyages qu'il poursuivit pendant plusieurs étés entre Midfjord et d'autres points de la côte. Il fit si bien qu'il put acquérir un navire, avec lequel il entreprit au loin des voyages de commerce qui lui procurèrent gains et popularité. A l'étranger, il se fit accueillir chez les nobles et les chefs et sut gagner l'estime de tous. Sa fortune s'accrut au point qu'il devint possesseur de deux navires marchands. On le regardait comme le plus opulent de tous les trafiquants de ce temps-là.

Un jour, Odd aborda à Hrûtafjord, près de Bordeyri, avec le dessein d'y passer l'hiver. Il acquit la terre de Mel, dans le Midfjord, et y bâtit une spacieuse maison où il vécut en seigneur, se conciliant l'amitié de ses voisins par ses largesses et sa courtoisie, mais se montrant toujours froid à l'égard de son père. La fortune qu'il amassa en argent, en terres et en bétail dépassa bientôt les richesses réunies des trois hommes les plus opulents de l'Islande. Vali, son ami d'enfance, l'accompagnait constamment, soit qu'il séjournât dans le pays, soit qu'il voyageât à l'étranger.

Dans le cours de l'été, Odd reçut, à Mel, la visite d'un homme qui faisait des voyages mercantiles sur les côtes d'Islande, et qui avait nom Uspak : c'était un grand et robuste gars, d'un beau physique, mais d'un commerce difficile. Il était venu à cheval de Midfjord, où il s'était rendu dans le but de vendre ses marchandises. Après les questions au sujet des nouvelles courantes, il s'exprima ainsi :

« J'ai entendu parler de vous, Odd, en fort bons termes. Ceux qui ont traité des affaires avec vous s'en félicitent et font de vous grand éloge. Il me semble que j'aurais aussi à me réjouir d'entrer dans vos affaires, et voilà pourquoi je voudrais m'établir avec vous à Mel.

— Pour ma part, répondit Odd, je n'ai pas entendu parler de vous d'une façon aussi favorable ; vous ne jouissez que d'une médiocre estime, et l'on soupçonne que votre visage cache des fourberies que vous avez héritées de votre père.

— Ce que vous devez consulter en ceci, reprit Uspak, c'est votre propre opinion et non celle d’autrui, car le monde considère rarement les choses sous leur jour véritable. Je ne vous demande pas de vivre à vos dépens. Tout en vivant sous le même toit que vous, je prendrai ma nourriture à ma charge. Cette proposition peut-elle vous convenir ? »

Odd consentit à tenter l'expérience pour un hiver. En automne, Uspak vint donc s'établir chez lui. Il sut si bien s'insinuer dans ses bonnes grâces par le soin qu'il prenait des affaires de la maison, que, le printemps venu, Odd l'engagea à prendre définitivement la direction de ses domaines. Uspak fit prospérer les affaires, et tout le monde se réjouit de voir comme cet homme nouveau s'entendait à mener les choses.

La prêtrise[2] était la seule dignité qui manquât à Upsak pour qu'il atteignît au comble des honneurs. La coutume était, dans ce temps-là, d'acheter cette magistrature. C'est ce que fit Odd. Il eut bientôt un grand nombre de partisans, car tous ambitionnaient de se soumettre à un pareil chef.

Quand vinrent les beaux jours de l'été, Odd projeta un voyage à l'étranger et manifesta l'intention de confier la direction de sa maison à Vali. Mais comme son ami d'enfance se souciait peu de se charger d'un tel fardeau, il invita Uspak à l'accepter. Uspak commença par décliner l'offre, bien qu'en réalité rien ne pût lui être plus agréable ; mais il se rendit finalement aux pressantes insistances de son interlocuteur, qui lui représentait que nul mieux que lui ne s'entendait à gérer son bien.

Odd n'eut pas besoin de longs préparatifs pour son voyage. Quand vint le jour du départ, Uspak l'accompagna jusqu'au lieu d'embarquement, car ils avaient tous deux beaucoup de dernières recommandations à se faire. Chemin faisant, Odd toucha à un point auquel il n'avait pas encore été fait allusion. Il s'agissait de sa prêtrise, dont il lui exprima le désir d'assumer la charge. Uspak objecta qu'une telle charge était absolument au-dessus de ses moyens ; qu'il avait déjà sur ses épaules un fardeau beaucoup trop considérable, et que, d'ailleurs, cette dignité pouvait être placée en de bien meilleures mains, puisque le père d'Odd était un homme sage et fort entendu dans les lois. Mais il n'était guère du goût d'Odd de confier la charge à son père. Uspak, qui, malgré toutes ses objections, était au fond très désireux de l'accepter, céda au dernier moment, sur la menace que lui fit Odd de lui retirer son amitié, s'il persistait dans son refus.

Odd fit voile vers les pays lointains. L'événement donna lieu en Islande à bien des commentaires. Suivant l'opinion générale, Uspak avait reçu des mains d'Odd des pouvoirs excessifs. L'habile homme continua, comme par le passé, à se comporter libéralement envers ses gens, se montrant bon, prévenant, généreux et hospitalier. Les affaires prospérèrent sous sa direction. Il savait si bien s'y prendre pour rassembler les moutons, que jamais une bêle ne manquait.

Par un jour d'automne, Uspak se rendit à Svolustad, dans le Vididal. Là, vivait une femme du nom de Svala. Jeune et belle, elle fit à Uspak un accueil hospitalier.

« J'ai entendu dire, lui dit-elle, que vous êtes un grand seigneur. »

Uspak saisit la portée de ses paroles. Longue fut la conversation, doux furent les regards échangés ; l'un et l'autre, en un mol, se plurent. A la fin de l'entretien, Uspak demanda à Svala qui devait décider de son mariage. Elle répondit qu'elle n'estimait personne autant que Thôrarinn le Sage. Uspak se rendit sur l'heure chez Thôrarinn; mais l'accueil qu'il reçut de lui ne fut que très courtois, et la demande en mariage eut peu de succès.

« Je ne verrais pas de bon œil, lui dit Thôrarinn, une alliance entre vous et Svala. Les opinions que l'on a de vous sont très partagées, et l'on ne saurait être assez prudent quand on a affaire avec des hommes de votre réputation. Ou je reprendrai la direction de la maison de Svala, ou elle viendra chez moi, à moins que vous n'agissiez tous deux suivant votre bon plaisir, et, dans ce cas, je n'aurai rien à y voir. »

Quand Uspak alla à Svôlustad faire part de l'entretien qu'il venait d'avoir, Svala n'en prit pas moins l'engagement de l'épouser. Elle l'accompagna à Mel.

Odd rentra dans ses terres l'été suivant et constata avec satisfaction qu'elles avaient été bien administrées en son absence. Il fit comprendre à Uspak que le moment était venu de lui restituer la prêtrise qu'il lui avait confiée. Son mandataire lui promit de le faire à la foire annuelle.

Le temps de la foire étant venu, Odd s'aperçut en s'éveillant un beau matin que le logis était désert et que tous les gens étaient partis, pendant qu'il dormait d'un long et profond sommeil. Ne revenant pas de sa surprise, il s'arme avec quelques hommes et se rend à cheval à la foire. Il la trouva presque terminée, et déjà beaucoup de monde se préparait à reprendre le chemin du retour. Il ne put s'empêcher de penser que les façons d'Uspak étaient étranges.

A quelque temps de là, se trouvant attablé avec Uspak, soudain Odd saute de son siège sans aucun avertissement, s'élance vers son commensal en brandissant une hache et lui ordonne de lui rendre sa prêtrise.

« Il n'est pas besoin, lui dit Uspak, de fondre sur moi avec une telle impétuosité ; vous rentrerez dans vos pouvoirs quand il vous plaira, car je ne me doutais guère que vous eussiez un si impérieux désir d'en reprendre possession. »

En prononçant ces mots, il étendit la main en signe qu'il restituait la prêtrise:

A partir du jour où se passa cette scène, on crut remarquer une certaine froideur entre Odd et Uspak. Ils évitaient de se parler. Les commentaires disaient qu'Uspak aurait bien voulu garder pour lui la prêtrise et qu'il ne l'avait rendue que contraint. Aussi montrait-il quelque humeur dans les rapports qu'il avait avec Odd, qui, d'ailleurs, ne lui laissa plus qu'une faible part dans la direction de la maison.

Un jour, Uspak se disposa à entreprendre un voyage. Odd feignit de n'en rien savoir. La séparation se fit sans adieux. Uspak se retira à Slovustad. Quand vint l'automne, Odd envoya ses gens dans la montagne pour faire rassembler ses moutons ; or, au contraire de ce qui s'était toujours passé antérieurement, il manqua cette fois quatre-vingts moutons, les meilleurs du troupeau. On les chercha vainement dans les montagnes et les bruyères ; on les fit même rechercher dans d'autres districts ; mais toute cette activité demeura sans résultat. Cette disparition parut d'autant plus surprenante qu'Odd n'avait jamais perdu de moutons, et l'on fit dans le pays maints commentaires sur les causes de cet événement.

Comme Odd paraissait soucieux pendant les longs jours d'hiver, Vali lui demanda la raison de ses préoccupations.

« Attachez-vous tant d'importance, lui disait-il, à la disparition de vos moutons ? Il y a peu de noblesse à se chagriner pour de pareilles bagatelles.

— Ce qui me chagrine, répondit Odd, ce n'est pas que mes moutons ont disparu, mais c'est que je ne puis savoir qui les a volés.

— Tenez-vous pour certain, lui demanda Vali, que quelqu'un les ait volés? Qui donc soupçonnez-vous ?

— Je ne puis vous cacher, dit Odd, que, suivant mon sentiment, c'est Uspak qui les a volés.

— L'amitié qui existait entre vous, observa Vali, a évidemment diminué depuis le temps où vous avez confié à cet homme l'administration de tous vos biens. »

Odd reconnut qu'il avait commis une grosse faute.

« Ne soyez pourtant pas trop prompt, dit Vali, à l'accuser d'avoir commis une action malhonnête, car vos paroles pourraient lui être rapportées. Laissez-moi agir en cette circonstance ; je saurai bien découvrir la vérité. »

Bientôt après, Vali se disposa à entreprendre un voyage mercantile. Il alla à Vatnsdal, à Longdal, vendit ses marchandises, et poursuivit sa route jusqu'à Svôlustad, où Uspak lui fit bon accueil.

Celui-ci le pressa de questions au sujet d'Odd, dont il fit beaucoup d'éloges et dont il vanta la libéralité.

« N'a-t-il pas, fit-il, subi certaine perle en automne ? »

El, sur la réponse de Vali, il affecta un grand étonnement au sujet de la disparition des moutons, en remarquant qu'Odd n'avait jamais eu à déplorer pareil accident.

Comme Vali ne lui cachait point que quelques-uns pensaient qu'il fallait attribuer le fait à une cause humaine, Uspak objecta que, s'il était facile d'émettre une semblable supposition, il était bien moins facile d'imaginer qui aurait pu jouer le tour.

« Qu'en pense Odd? fit-il.

— Il ne s'en explique guère, répondit Vali; mais d'autres commentent beaucoup la cause de la disparition. Puisque nous avons entamé ce sujet, poursuivit-il, je vous dirai qu'il en est qui pensent que vous pourriez bien n'être pas étranger au fait; ils disent, à l'appui de leur opinion, que vous Êtes parti inopinément et que la disparition des moutons a eu lieu vers le temps de votre départ.

— Je ne m'attendais guère, dit Uspak, à vous entendre tenir un pareil langage, et je tirerais de vos paroles une éclatante vengeance, si nous n'étions des amis.

— Pas n'est besoin de vous emporter ainsi, répond Vali. N'essayez pas de dissimuler la vérité, car vous ne pouvez la nier. J'ai observé ce qui se passe dans votre maison, et j'ai remarqué que vous y êtes mieux approvisionné que vous ne le seriez vraisemblablement, si vous aviez agi loyalement.

— Si mes amis s'expriment de la sorte, s'écrie Uspak, que doivent donc dire mes ennemis? »

— Si j'ai parlé ainsi, dit Vali, c'est sans intention méchante. Vous seul avez entendu mes paroles. Or, si vous m'avouez tout, il n'en résultera rien de fâcheux pour vous, car je trouverai le moyen de tout arranger. J'ai vendu mes marchandises dans ce district : je raconterai que je vous ai approvisionné de viande de boucherie et d'autres marchandises ; tout le monde y croira, et je saurai bien vous éviter toute humiliation, si vous vous conformez à mes avis. »

Uspak répondit qu'il n'avouerait rien du tout.

« Eh bien ! vous verrez, lui dit Vali, qu'il n'en résultera rien de bon pour vous, et vous ne pourrez vous en prendre qu'à vous-même. »

Vali le quitta sur ces mots et s'en retourna chez lui. Questionné par Odd sur ce qu'il savait de la disparition des moutons, il s'expliqua peu.

« Il est inutile, lui dit Odd, de cacher plus longtemps qu'Uspak est le coupable; car vous auriez prouvé son innocence, si vous l'aviez pu. »

L'hiver se passa sans incident notable. Au printemps, à l'approche du temps où se faisaient les citations en justice, Odd se mit en route pour Svôlustad avec une suite de vingt hommes. Quand les cavaliers arrivèrent à destination, Vali résolut, de concert avec Odd et pendant que celui-ci ferait paître les chevaux, de se rendre seul chez Uspak et de s'assurer s'il voulait consentir à un arrangement amiable.

Et Vali de se diriger vers la maison d'Uspak. Personne n'est dehors, les portes sont ouvertes : il entre. Dans l'obscurité qui règne dans l'intérieur, un homme s'élance de son siège et, contre toute attente, lui fend la tête. Le pauvre Vali s'écrie en expirant :

« Sauvez-vous, misérable, car Odd n'est pas loin d'ici et il est décidé à vous massacrer. Envoyez votre femme au-devant de lui, et faites-lui savoir que vous avez avoué et que nous en sommes venus à composition, mais que je suis allé dans les environs pour poursuivre les débiteurs. »

Uspak lui répond :

« C'est à Odd que j'en voulais et non à toi ; le plus noir de mes crimes est celui que je viens de commettre. »

Svala alla à la rencontre d'Odd et lui déclara que Vali, s'étant entendu avec Uspak, le priait de retourner chez lui. Odd n'en crut rien, mais n'en regagna pas moins sa demeure.

Le corps de Vali fut transporté à Mel. Sa mort plongea Odd dans un profond chagrin. Quant à Uspak, il disparut sans qu'on pût savoir ce qu'il était devenu.

Odd porta l'affaire devant l'Althing et cita des témoins. L'audience s'ouvrit, et Odd introduisit le procès d'homicide. Le défendeur fut ensuite invité à plaider. Les deux chefs Styrmir et Thôrarinn assistaient à l'audience avec leurs gens. Styrmir parla en ces termes à Thôrarinn :

« Le défendeur est invité à plaider sur l'homicide. Ne feras-tu aucune protestation dans cette affaire?

— Je n'interviendrai en aucune manière, répond Thôrarinn, car il me semble que dans cette affaire le bon droit se trouve du côté d'Odd, surtout quand je considère que Vali a été une victime, tandis que l'accusé est un homme de la pire espèce.

— Il est vrai, dit Styrmir, que l'accusé n'est pas un homme recommandable, mais tu as envers lui des obligations.

— Il m'importe peu, » fait Thôrarinn. Mais Styrmir insiste :

« Si l'accusé est jugé coupable, songe donc aux difficultés qui en résulteront pour toi. Il me parait que tu peux prendre en main sa défense ; ne le vois-tu pas comme moi?

— Je le vois fort bien, dit Thôrarinn ; mais il ne me convient point de me mêler de l'affaire.

— Tu y es plus intéressé que personne, répond Styrmir, et lu seras sévèrement jugé, si tu laisses le procès suivre son cours. La défense est claire, et je maintiens qu'il n'est pas mauvais qu'Odd sache que les égards ne sont pas dus à lui seul, et qu'il ne lui est point permis de nous écraser sous ses pieds. »

Thôrarinn finit par céder.

« Je suivrai la voie que tu indiques, quoique je n'y voie rien de bon. »

Styrmir se lève donc, se présente à l'audience et se fait exposer l'affaire. Puis il prend la parole en ces ternies :

« Apprenez, Odd, que nous avons trouve un moyen de défense. Vous avez mal introduit l'affaire : c'est contrairement aux prescriptions légales que vos dix témoins ont été cités; il fallait les citer au Thing, et non dans le district. Il vous reste maintenant le choix entre deux alternatives, ou quitter l'audience en laissant la question pendante, ou permettre que nous prenions en main la défense de l'accusé. »

Odd demeura silencieux et se mit à réfléchir; il reconnut la justesse de l'objection et quitta l'audience avec ses gens pour rentrer sous sa tente. Comme il se retirait, il fut accosté par un vieillard au regard inquiet, vêtu d'un manteau noir à demi usé et marchant un peu courbé en s'appuyant sur un bâton. Cet homme n'était autre que le père d'Odd, le vieil Ufeig.

« Serez-vous donc toujours, dit le vieillard, téméraire et irréfléchi? Uspak est-il, selon vous, coupable?

— Non, répond Odd, coupable il n'est point.

— Se jouer ainsi d'un vieillard, dit Ufeig, n'est pas digne d'un chef. Pourquoi Uspak ne serait-il point coupable ? L'accusation ne lui a-t-elle pas été signifiée dans sa demeure ?

— Oui, elle l'a été.

— Je pensais, fait Ufeig, que la formalité suffisait. Uspak ne serait donc point le meurtrier de Vali ?

— Personne, dit Odd, ne le conteste.

— Pourquoi donc dites-vous que cet homme n'est pas coupable?

— Parce qu'on a produit un moyen de défense qui a fait tomber le procès à néant.

— Et comment a-t-on pu trouver un moyen de défense qui pût réduire à néant le procès d'un homme aussi riche que vous l'êtes ?

— Ils ont trouvé que l'affaire avait été mal introduite.

— Voilà qui est surprenant, dit Ufeig. N'est-ce pas vous qui l'avez introduite? Mais, après tout, vous êtes peut-être plus habile à voyager et à gagner de l'argent qu'à faire tourner un procès à votre avantage. Je m'étais bien douté dès le début qu'il y avait un vice de procédure ; mais vous avez eu pleine confiance en vous-même et vous n'avez pas voulu vous abaisser à demander conseil à quelqu'un. Je présume qu'aujourd'hui encore vous saurez bien mener seul l'affaire à bonne fin. Il importe toutefois d'en sortir avec succès : c'est là ce que doit avoir à cœur un homme qui se croit supérieur à tous.

— Que me reste-t-il donc à faire? demanda Odd.

— Le seul moyen de sauver la situation est de vous fier à moi. Quelle somme d'argent donneriez-vous à celui qui pourrait vous faire donner gain de cause ?

— Je ne mettrais point de limites à ma générosité, répond Odd, si quelqu'un voulait se charger de mener le procès à bien.

— Dans ce cas, dit Ufeig, versez une belle bourse dans les mains d'un vieillard, car l'argent réjouit l'œil de l'homme. »

Odd lui jette une grosse bourse.

« La défense légale, poursuit Ufeig, a-t-elle été ou non produite à l'audience ?

— J'ai quitté trop tôt l'audience, dit Odd, pour le savoir avec certitude.

— Eh bien! dit Ufeig, la seule chose qu'il faille considérer est celle que vous avez faite sans y penser. »

Sur ces mots ils se quittent, et Odd retourne sous sa tente.

La saga nous montre ensuite le vieux cari Ufeig au moment où il se rend au tribunal et entre à l'audience. En arrivant devant la cour des Nordlandais, il demanda de quel procès on s'occupait. Il apprit que plusieurs causes avaient été jugées, mais que quelques-unes devaient encore être appelées.

« Où en est, dit-il, la cause de mon fils Odd? Uspak est-il jugé coupable ?

— Non, lui répond-on ; il n'est point jugé coupable : on a excipé de l'introduction vicieuse.

— Voudriez-vous, dit Ufeig, m'autoriser à entrer dans l'enceinte du tribunal ? »

On fit droit à sa demande; il s'assit et parla ainsi :

« L'accusation portée contre Uspak est-elle sans fondement? Est-il faux qu'il a tué Vali, un homme innocent? »

Comme on lui objectait qu'un moyen de défense avait été opposé :

« Est-il juste, reprit-il, de prêter l'oreille à d'aussi puériles considérations et de laisser impuni un scélérat, coupable de vol et d'homicide? N'avez-vous pas prêté serment de rechercher si la poursuite est juste et conforme à la loi? Assurément, telles doivent avoir été les paroles dont vous vous êtes servi dans votre serment. Quoi de plus juste qu'une poursuite qui tend à faire juger un scélérat convaincu à la fois d'avoir commis un vol et d'avoir tué un homme innocent? Or, demandez-vous attentivement ce qu'il y a de plus important dans votre serment, ou les paroles qui vous enjoignent d'avoir souci de la justice, ou ce seul mot qui veut que la poursuite soit conforme à la loi. Il y a une grave responsabilité à déclarer libre un homme digne de mort, quand on a prêté serment de juger conformément à la justice. »

En ce moment, Ufeig laissa tomber la bourse qu'il tenait cachée sous son manteau et se baissa immédiatement pour la ramasser. Il ne lui échappa point que la bourse avait attiré les regards de tout le monde.

« Vous agirez sagement, poursuivit-il, en jugeant conformément au droit et à la justice, ainsi que vous avez juré de le faire, et vous recueillerez en retour la gratitude et la bienveillance de tout homme droit et sensé. »

En achevant ces mots, il exhiba la bourse, en retira l'argent et se mit à le compter.

« Je veux maintenant, dit-il, vous témoigner une marque d'affection, car je vois parmi vous des amis et des parents. A chacun de vous qui siégez dans l'enceinte du tribunal, je donnerai une once d'argent, et, à celui qui résume les débals, un demi-mark. De cette façon, vous pourrez tout à la fois vous dégager de votre responsabilité et ne point forfaire à votre serment, ce qui est le point important. »

Examinant la question ainsi présentée, les juges opinèrent qu'il y avait du bon dans le discours qui venait d'être prononcé et qu'ils s'étaient mis d'ailleurs dans une situation fâcheuse par la manière dont ils avaient compris les obligations que leur imposait leur serment. Ils acceptèrent donc les propositions d'Ufeig. Ils envoyèrent quérir Odd, et le procès suivit son cours. Uspak fut déclaré coupable, on appela des témoins pour le prononcé de la sentence, puis tout le monde se retira. Au matin, Odd monta sur le Mont de la Loi[3] et prononça ces paroles à haute voix :

« La nuit dernière, la cour des Nordlandais a déclaré coupable du meurtre de Vali un homme du nom d'Uspak. Voici les signes auxquels le coupable peut être reconnu : c'est un homme de haute taille et de belle corpulence ; il a les cheveux bruns, les pommettes saillantes, les sourcils noirs, les mains allongées, les jambes volumineuses : il a l'air du plus fieffé coquin que l'on puisse rencontrer. »

Cette nouvelle causa un grand émoi parmi le peuple, car beaucoup ignoraient encore l'issue de l'affaire ; tout lu inonde était d'avis qu'Odd avait bien conduit son procès et l'avait mené à bonne fin.

Slyrmir et Thôrarinn, soupçonnant en ceci l'intervention d'un homme habile, recherchèrent ensemble le moyen de se laver de la honte qu'ils ressentaient d'un pareil échec. Ils s'arrêtèrent au parti de produire une contre-accusation sur le fait d'avoir obtenu la sentence du tribunal à l'aide de la corruption. Ils réunirent en conseil six de leurs amis et de leurs parents, leur exposèrent l'état de la cause, et leur firent comprendre que la fortune d'Odd serait pour eux de bonne prise et suffirait à les rendre tous riches. Tous s'engagèrent alors par un pacte solennel à entreprendre le procès de concert, et à le poursuivre jusqu'à ce qu'ils obtinssent ou une déclaration de culpabilité contre Odd, ou une sentence qui leur serait favorable. Ils en firent serment par l'union des mains, avec la certitude que nul obstacle ne pourrait les entraver et que personne ne serait assez confiant en lui-même pour oser se lever contre eux. Puis ils quittèrent le Thing, sans divulguer leur pacte secret.

A quelque temps de là, Styrmir et Thôrarinn allèrent à Mel, escortés d'une suite imposante. Après avoir exposé leur cause, ils citèrent Odd devant le Thing, pour avoir obtenu une sentence judiciaire à l'aide de la corruption, en violation de la loi.

Odd s'entretint à ce sujet avec Ufeig. Depuis qu'ils s'étaient rencontrés au Thing, il y avait entre eux une plus grande affection. Comme le père demandait au fils ce qu'il pensait de la situation, Odd répondit qu'il n'y voyait rien qui présageât de grosses difficultés.

« Tel n'est pas mon sentiment, lui dit Ufeig. Avez-vous une idée exacte de la situation? Styrmir et Thôrarinn se sont ligués avec six autres chefs. Dans les circonstances actuelles, je vous conseille de mettre votre navire en état de prendre la mer pendant la session du Thing, et de mettre tous vos meubles en sûreté. C'est à vous d'apprécier de quelle façon vous placerez le plus sûrement le reste de votre fortune, soit en le confiant à ma garde, soit en le laissant à l'abandon. »

Pour toute réponse, Odd tendit à son père une grande bourse pleine d'argent.

Quand vint le temps de la réunion du Thing, les chefs s'y rendirent à cheval, suivis de leurs nombreuses escortes. Le vieux cari Ufeig faisait partie de la bande de Styrmir. Les alliés s'étaient donné rendez-vous sur le plateau de Blâskôga : Egill, Styrmir, Hermund, Thôrarinn s'y rencontrèrent les premiers ; de l'est vinrent Skeggbroddi et Thorgeir Halldôrson, du Langidal ; du nord vint Jârnskeggi. Toutes ces bandes se rejoignirent à Reidarmûli et chevauchèrent ensemble vers le Thing. Le procès d'Odd fut le grand sujet d'entretien : on tenait pour certain que personne n'aurait le courage de prendre sa défense et d'oser tenir tête à des chefs aussi puissants. Pleins de jactance, les alliés étaient assurés du succès de leur cause.

Pendant que tout le monde était au Thing, Odd équipait son navire dans le Hrutafjord. Nul ne se présenta en son nom pour plaider sa cause. Quant au vieux cari Ufeig, il était plongé dans de grandes préoccupations : ne pouvant compter sur aucun appui, il se demandait comment il lutterait tout seul contre des chefs aussi puissants, alors qu'on ne trouvait dans la cause aucun élément de défense. Il allait d'une tente à l'autre, courbé, abattu, d'un pied chancelant. Après avoir longtemps rôdé, il arriva à la tente d'Egill et lui déclina son nom.

« Si vous êtes le père d'Odd, lui dit Egill, votre intention est sans doute de me parler de l'affaire qui le concerne ; mais il ne me convient point de vous entendre à cet égard. L'affaire a trop mal tourné pour que je puisse en dire beaucoup de bien. D'ailleurs Styrmir et Thôrarinn ont en ceci plus à dire que moi. »

Ufeig répondit :

« Plutôt que de parler des affaires d'Odd, nous pourrions trouver un autre sujet de conversation. Vous ne me refuserez pas quelques moments de causerie : s'entretenir avec des hommes de votre mérite n'est-ce pas le plus grand plaisir d'un vieux cari? »

Invité à parler, Ufeig poursuivit ainsi :

« J'ai entendu parler de vous, Egill, dans les meilleurs termes ; on me dit que vous secourez les indigents, que vous vous comportez en seigneur, que vous êtes généreux envers vos amis. Il est grand dommage qu'un homme d'une âme si grande soit dans une condition peu aisée.

— Il se peut, répondit Egill, que ma condition s'améliore bientôt.

— Comment pourra se réaliser cet événement? demanda Ufeig.

— Il me semble, répondit Egill, que si la fortune d'Odd passait en nos mains, nous ne serions pas à court d'argent, car j'ai beaucoup entendu vanter les richesses de cet homme.

— On n'exagère point, reprit Ufeig, si l'on dit qu'il est l'homme le plus opulent de l'Islande. Vous qui êtes dans un si grand besoin d'argent, peut-être êtes-vous curieux de savoir à quoi pourra s'élever votre part dans sa fortune.

— Vous êtes, dit Egill, un vieux cari plein de sagesse, et vous connaissez sans doute toute la vérité au sujet des richesses d'Odd.

— Nul, en effet, ne la connaît mieux que moi, et je puis vous affirmer que personne n'évalue exactement l'étendue de cette fortune, pas même ceux qui la portent au plus haut chiffre. J'ai calculé à combien s'élèverait votre part; elle serait la seizième partie de la terre de Mel.

— Le diable la prenne ! fit Egill. Cette fortune n'est donc pas aussi grande que je le pensais?

— Si grande qu'elle soit, dit Ufeig, c'est là toute la part qui vous reviendrait. D'après le pacte intervenu entre vous et vos amis, la fortune d'Odd sera divisée en deux parts égales, dont l'une sera attribuée aux confédérés et l'autre aux hommes de quart. Or, vous êtes huit associés, auxquels la terre de Mel échoit en partage. Ce sont là les termes du pacte que vous avez conclu avec une légèreté sans exemple. Espériez-vous donc que mon fils Odd se reposerait paisiblement et se laisserait dépouiller par vous? Non, il n'est pas homme à s'asseoir insouciant sur votre chemin ; s'il est abondamment pourvu de richesses, il n'est pas moins bien pourvu de prévoyance, et il sait s'inspirer de bons conseils lorsqu'il le juge nécessaire; j'ai des raisons de croire que son bon navire ne sera pas lent à voguer sur la mer d'Islande pendant que vous lui ferez ici son procès criminel. Mais on a tort d'appeler crime ce que l'on comprend si mal, et la responsabilité de tout ceci retombera sur les vrais coupables. Pendant que nous parlons, Odd parcourt l'Océan avec tous ses biens, à l'exception de la terre de Mel, qu'il veut bien vous abandonner. Il sait qu'il n'y a pas loin de la mer à votre ferme de Borg, et il s'en souviendra s'il conduit son navire du côté du Borgarfjord. Les événements suivront leur cours, et il n'en résultera pour vous que honte et disgrâce, avec le blâme que vous méritez. »

Egill lui répondit :

« Ce que vous dites n'est que trop évident; je m'aperçois trop tard que je suis dupé dans cette affaire. Comment ai-je pu croire qu'Odd resterait dans l'inaction !

— Il est juste, reprit Ufeig, que vos amis encourent le blâme qu'ils méritent ; mais je m'affligerais de vous voir partager leur sort, car vous êtes le seul d'entre les confédérés pour lequel j'aie de l'estime. »

En disant ces mots, il laisse comme par mégarde tomber une grosse bourse de dessous son manteau; il la ramasse vivement, non sans remarquer qu'Egill lance vers elle un regard rapide.

« Il est certain, dit-il, que tout ce que je vous ai dit se réalisera de point en point. Toutefois, je voudrais vous donner une marque de sympathie. »

En même temps, il exhiba la bourse et en versa dans le pan du manteau d'Egill une somme de deux cents pièces d'argent du plus fin aloi.

« Voilà, dit-il, ce que vous aurez de moi, si vous vous abstenez de prendre fait et cause contre Odd.

— Tout vieux cari que vous êtes, répondit Egill, il me parait, en vérité, que vous n'êtes pas un vulgaire coquin ; mais n'espérez point me voir trahir mon serment.

— Vraiment, reprit Ufeig, vous êtes des hommes étranges, vous autres chefs, qui n'attachez aucune importance à vos intérêts. Ai-je donc prétendu vous faire trahir votre serment? N'avez-vous pas pris l'engagement d'obtenir soit une déclaration de culpabilité, soit une sentence favorable à vous-même? Eh bien! il se peut que nous, qui sommes les parents d'Odd, nous soyons invités à choisir entre les deux sentences. Or, il pourrait advenir que vous fussiez désigné comme arbitre, et, dans ce cas, vous régleriez les choses à votre guise.

— Vous parlez, répondit Egill, comme un rusé et judicieux vieux cari ; mais je ne dispose ni d'un pouvoir suffisant ni d'une force armée assez imposante pour tenir tète tout seul contre tant de chefs, et d'ailleurs toute entrave que je voudrais leur opposer m'attirerait leur inimitié.

— Que penseriez-vous, demanda Ufeig, si nous pouvions amener un autre allié à se joindre à vous?

— Ah! voilà qui vaut mieux, fit Egill.

— Qui chois iriez-vous le plus volontiers parmi les associés? demanda Ufeig.

— Gellir serait l'homme de mon choix, dit Egill.

— Voilà qui est convenu, dit Ufeig. Vous me reverrez bientôt. »

Il quitte Egill et se remet à traîner le pied au milieu du groupe des tentes ; mais il n'est pas aussi abattu qu'il semble décrépit, ni aussi paralysé de la langue qu'il semble boiteux. Le voici arrivé à la tente de Gellir Thôrdarson. Gellir, qui est homme d'humbles manières, le salue le premier et lui demande quelle mission l'amène à lui.

« Je me suis égaré ici par hasard, lui répond Ufeig.

— Votre intention est sans doute de me parler de l'affaire d'Odd? lui demande Gellir.

— Non, répond Ufeig, je ne veux point vous entretenir d'une affaire qui ne me concerne point ; je n'ai d'autre but en venant ici que de me distraire. Je n'ai point de plaisir plus grand que de converser avec les sages. »

Ils s'assirent, et Ufeig poursuivit l'entretien.

« Quels sont, à vos yeux, les jeunes gens du pays de l'Ouest qui semblent appelés à devenir de grands chefs? »

Gellir lui nomma les fils de Snorri Godi et les hommes d'Eyri.

« Ce sont précisément les mêmes noms que j'ai entendu citer, dit Ufeig, et je suis charmé de les entendre prononcer par votre bouche. Me direz-vous maintenant quelles sont les femmes de l'Ouest que vous considérez comme les meilleurs partis? »

Gellir nomma les filles de Snorri Godi et celles de Steindôr d'Eyri.

« Celles-là mêmes dont on m'a parlé, fit Ufeig. Mais vous ne faites donc pas mention de vos propres filles? Peut-il à vos yeux y avoir de plus belles femmes qu'elles? N'ont-elles donc pas de prétendants?

— Quoique je ne sois pas riche, dit Gellir, j'ai le droit de me montrer difficile à raison de mon rang et de ma parenté. Sur ce sujet, vous pouvez peut-être m'éclairer. Savez-vous 'quels sont, dans le district du Nord, les hommes qui semblent appelés à devenir de grands chefs?

— Il n'en manque point, répondit Ufeig. Je vous citerai Einar, fils de Jarnskeggi, et Hall, fils de Styrmir. D'autres vous diront que mon fils Odd n'est pas homme sans avenir ; et, puisque je l'ai nommé, il me revient en mémoire qu'il m'a confié un jour qu'il demanderait volontiers la main d'uni; de vos filles, celle qui a nom Ragnheid.

— Il fut un temps, dit Gellir, où cette proposition eût été bien accueillie; mais, dans la situation présente, je crains qu'il ne faille ajourner la question.

— Peut-on savoir ce que vous voulez dire ? demanda Ufeig.

— Le bruit court, répondit Gellir, que votre fils se trouve actuellement engagé dans une passe fort ténébreuse. »

Ufeig répliqua :

« Je vous dis en toute vérité que votre fille ne rencontrera jamais un meilleur parti. Tout le monde s'accorde à dire qu'Odd est un homme d'une grande distinction ; il ne manque point d'argent, sans parler de ses autres avantages. Vous qui êtes dans une situation précaire, vous serez peut-être un jour bien aise de recourir à son assistance, car il est généreux envers ses amis.

— Ces considérations auraient quelque valeur, dit Gellir, si un procès n'était suspendu sur sa tête.

— Que me parlez-vous d'une pareille niaiserie ! fit Ufeig. C'est folie d'espérer que ceux qui ont entamé ce procès en recueilleront autre chose que de la honte. Il se peut que l'intérêt vous guide en cette affaire ; or, je sais à quel taux s'élèvera votre lot, et je puis vous dire que la moitié de la terre de Mel sera tout ce qui reviendra aux huit associés ; votre part personnelle ne sera donc guère enviable ; vous qui passez pour l'homme le plus noble du pays, vous ne toucherez qu'une somme dérisoire pour avoir forfait à l'honneur. Pendant que je vous parle, Odd vogue sur l'Océan avec toute sa fortune, sauf sa terre de Mell. Comment donc pouviez-vous espérer qu'il se complairait dans le repos et l'inaction et qu'il vous abandonnerait ses biens en partage ? Il m'a laissé entendre que s'il atteignait le Breidifjord, il visiterait votre demeure et s'y choisirait la fiancée qui lui plairait ; il a ajouté qu'il emporterait assez de boîtes à amadou pour mettre le feu à votre maison, si cela lui convenait. Il a aussi insinué qu'il irait peut-être dans le Borgarfjord, et qu'il savait par ouï-dire qu'il n'y avait pas loin de la mer à Borg. Il a dit encore que s'il allait dans l'Eyjafjord, il n'oublierait point de visiter la maison de Jarnskeggi, et que, s'il allait dans les fjords de l'Est, il tâcherait de découvrir la demeure de Skegbroddi. Il n'est d'ailleurs nullement pressé de revenir un jour en Islande. La honte et l'infortune sont donc tout ce que vous pouvez attendre. Il m'est pénible de penser qu'un chef aussi estimable que vous coure au-devant d'une telle disgrâce, et je voudrais vous l'épargner. Ce serait chose plus honorable pour vous d'accorder à mon fils la main de votre fille. Odd n'ignore point votre situation précaire, et c'est pourquoi je vous offre deux cents pièces d'argent du meilleur aloi qu'il vous envoie avec la promesse de veiller au douaire de votre fille.

— L'offre est séduisante, dit Gellir; mais, pour rien au monde, je ne trahirai ceux qui ont placé en moi leur confiance, dussé-je ne recueillir de l'issue du procès que blâme et disgrâce.

— Et qui donc vous parle, reprit Ufeig, de trahir ceux qui placent leur confiance en vous, ou de forfaire à votre serment ? Dans l'hypothèse où vous seriez choisi comme arbitre, ne pourriez-vous infliger les amendes tout en observant votre serment ?

— C'est bien parlé, fit Gellir, et vous êtes un vieux cari merveilleusement rusé ; mais mes épaules ne sauraient supporter la charge de tenir tète seul à tous ces chefs.

— Le tenteriez-vous, demanda Ufeig, si je pouvais déterminer un autre homme à se joindre à vous ?

— Oui, dit Gellir, si vous pouviez me l'aire attribuer l'avantage de prononcer la sentence.

— A qui vous joindriez-vous? fit Ufeig.

Gellir répondit qu'Egill serait l'homme de son choix.

« Vous choisissez précisément, dit Ufeig, le plus grand coquin de votre compagnie. Je lui ai déjà parlé de l'affaire, et il s'y est engagé. Lorsque vous irez aux chants du soir, vous pourrez vous entretenir avec lui sans éveiller les soupçons de personne. »

Ufeig scella le pacte avec Gellir en lui remettant une somme d'argent. Il se rendit ensuite à la tente d'Egill, ne traînant plus le pied et ne courbant plus l'échine. Quand la foule alla aux chants du soir, Egill et Gellir, eurent un entretien confidentiel, et personne ne put se douter de quoi ils parlaient.

Le surlendemain, le peuple se rendit en masse au Mont de la Loi. Egill et Gellir réunirent leurs hommes, Styrmir et Thôrarinn réunirent les leurs avec l'aide d'Ufeig. Quand tout le monde fut rassemblé, Ufeig réclama le silence et parla ainsi :

« Je ne suis pas encore intervenu dans' la cause de mou fils. La cause a été introduite d'une façon irrégulière et sans précédent, et elle me parait devoir se terminer de même. Je demanderai donc si l'on veut se prêter à une solution amiable. »

Hermund dit que la ligue n'accepterait qu'un jugement qui fût en sa faveur.

Ufeig poursuivit :

« Je doute qu'on puisse trouver exemple que, dans une cause unique, un jugement ait jamais été rendu au profit de huit hommes ligués contre un seul. Or, puisqu'il semble qu'on ait suivi dans cette cause une procédure absolument sans précédent, je propose de conférer le rôle d'arbitres à deux membres de votre ligue. »

Hermund répondit qu'il était tout disposé à consentir à cette proposition et que peu lui importait sur qui tomberait le choix.

« Vous m'accorderez donc, fit Ufeig, le léger avantage de choisir parmi vous ceux qu'il me plaira ?

— Oui, oui! » fit Hermund.

Bien que Thôrarinn fit observer qu'il était imprudent de consentir ainsi à ce qui pouvait devenir par la suite une source d'amers regrets, Hermund ne voulut point rétracter ses paroles.

Ufeig fournit caution, puis le peuple jura en joignant les mains que les amendes seraient remises à ceux qu'Ufeig désignerait comme arbitres : son choix fut ratifié d'avance. Les alliés jurèrent d'annuler toute procédure non conforme à la loi. Ils se retirèrent ensuite dans la plaine avec leurs bandes armées. Les partisans de Gellir et d'Egill se tinrent à part et s'assirent en cercle. Ufeig entre dans le cercle, soulève son capuchon, abaisse ses armes et, promenant ses regards sur la foule, parle en ces termes :

« Vous siégez ici, Styrmir? Or, dans ce procès vous fûtes le plus acharné contre mon fils Odd, et c'est vous encore qui avez le plus contribué à rouvrir le débat ; c'est pourquoi je vous récuse. — Vous siégez ici, Thôrarinn ? Or, vous avez été le premier à vous joindre à Styrmir; c'est pourquoi je vous récuse. — Vous siégez ici, Hermund? Or, vous n'avez eu en cette affaire d'autre mobile que l'avarice; c'est pourquoi je vous récuse. — Vous siégez ici, Jârnskeggi ? Et il ne vous déplairait point d'être désigné comme arbitre, car vous ne manquez pas d'ambition. Au Vodlathing, on portait devant vous un étendard, comme si vous aviez été roi. Mais vous ne serez point roi dans cette cause; car je vous récuse. »

Ufeig promena ses regards autour de lui et poursuivit :

« Vous siégez ici, Skeggbroddi? Est-il vrai que le roi Harold Sigurdssen disait, lorsque vous étiez son page, que nul ne lui plaisait plus que vous dans son entourage? »

Broddi répondit que, si le roi parlait de lui en d'aussi bons termes, il ne parlait peut-être pas toujours comme il pensait.

« Vous aurez la royauté, reprit Ufeig, mais dans une autre circonstance; car je vous récuse. — Vous siégez ici, Gellir? poursuivit-il. Le seul mobile qui vous ait guidé en cette affaire est l'avarice ; mais ce qui peut vous rendre excusable jusqu'à un certain point, c'est que vous n'avez que peu de ressources. Quoique vous soyez blâmable comme tous les autres, dans cette cause, je dois considérer que mes précédentes récusations ont déjà grandement limité mon choix. D'ailleurs, je ne sache pas qu'on vous ait jamais accusé d'une mauvaise action ; c'est pourquoi je vous choisis. — Vous siégez ici, Thorgeir Hâlldornson? Or, c'est un fait bien connu que jamais un litige important n'a été soumis à votre décision, car vous ne vous entendez pas mieux qu'un bœuf ou qu'un âne à éplucher une affaire; c'est pourquoi je vous récuse. — Me voici maintenant réduit à la condition des loups qui se mangent entre eux jusqu'à ce qu'ils arrivent à la queue, parce que jusqu'à ce moment ils ignorent où ils en sont. Après avoir récusé tant de monde, il ne me reste plus qu'un insigne fripon qui vous surpasse tous en déloyauté et dans l'art de se procurer de l'argent sans s'inquiéter du choix des moyens. C'est pourtant sur ce rusé coquin qu'il faut me résigner à porter mon choix, puisque j'ai récusé tous les autres. »

Les deux arbitres se retirèrent pour délibérer. Etant d'avis que le procès était éminemment injuste, ils résolurent de ne prononcer qu'une légère amende, qu'ils fixèrent à treize onces payables en marchandises courantes. Gellir annonce en ces termes cette décision aux alliés :

« Nous ne ferons point de préambule. Une amende de treize onces d'argent sera payée à nous, alliés : telle est la sentence que nous prononçons.

— Ai-je bien entendu ? fit Hermund. Avez-vous dit treize dizaines d'onces d'argent?

— Hermund, répondit Egill, vous n'êtes pas assis sur vos oreilles, puisque vous êtes debout! J'ai dit treize onces, payables en chiffons, en débris d'anneaux.et autres marchandises à l'usage des indigents.

— Tu nous as donc trahis, Egill ? fit Hermund.

— Trouves-tu vraiment que tu sois trahi? demanda Egill.

— J'estime en effet que je le suis, reprit Hermund, et grâce à toi. »

... Les alliés quittèrent le Thing indignés de la tournure que l'affaire avait prise. Aucun ne voulut toucher l'argent adjugé. A quelque temps de là, Ufeig rencontra son fils Odd qui appareillait pour prendre la mer. Il lui raconta tout ce qui s'était passé, et n'omit point de dire qu'une femme lui avait été promise. Odd le remercia d'avoir si habilement mené l'affaire, et lui promit de ne le laisser jamais manquer d'argent. « Pars maintenant, lui dit Ufeig, ainsi que tu l'avais projeté, mais n'oublie point que tes noces auront lieu dans six semaines à Mel. »

Les adieux furent très affectueux.

Odd prit la mer. Un bon vent du nord le mena à Thorgilsfjord ; puis il visita les Orcades, où il acheta de l'orge et du blé. Après une absence de sept semaines, il revint à Midfjord, au milieu des préparatifs des fiançailles. Parmi les personnes notables invitées à la fête, on remarquait Gellir et Egill. Les noces furent magnifiques : l'avis de tous était qu'on n'en avait jamais vu de plus belles en Islande. A la fin de la fête, tout le monde fut congédié avec de riches cadeaux, et ce fut Gellir qui reçut le plus beau.

« Je voudrais, dit-il à Odd, qu'Egill fût bien partagé, car il mérite de l'être.

— Il me semble, répondit Odd, que mon père l'a déjà bien traité.

— Fais mieux encore, » dit Gellir.

Lorsqu’Egill se disposa au départ, Odd lui témoigna sa reconnaissance.

« Il n'est pas en mon pouvoir, dit-il, de te traiter aussi bien que tu le mérites. J'ai ordonné hier que deux bœufs et soixante moutons soient envoyés à Borg, où tu les trouveras à ton retour. Je ne croirai jamais avoir assez fait pour toi aussi longtemps que nous vivrons. »

Egill jura amitié à Odd et se retira à Borg, fort satisfait.

Dans le cours de l'automne, Hermund se mit à la tête d'une bande armée avec le dessein de se rendre à Borg pour surprendre Egill et le brûler dans sa maison. Mais il tomba malade en chemin et dut retourner sur ses pas. A Thorganstad, on dut le descendre de cheval et envoyer quérir le prêtre de Sidumûli. Il expira à l'arrivée du prêtre.

Cependant on n'avait plus eu aucune nouvelle d'Uspak. Svala avait pris un autre époux du nom de Mar. Une nuit, Uspak alla à Svôlustad, pénétra dans la chambre de Mar pendant son sommeil, et le transperça de son glaive. Comme il se dirigeait vers la porte pour fuir, il rencontra Bjâlfi, frère de Mar, qui lui plongea dans le corps un couteau tranchant. Le meurtre de Mar fit grand bruit dans le pays. A quelque temps de là, Odd trouva morts cinq de ses meilleurs étalons. Uspak fut désigné comme l'auteur de ce nouveau méfait. Par la suite, on n'entendit plus parler de lui. Mais un jour, des gens qui étaient allés rassembler les moutons dans la montagne découvrirent une caverne au milieu des rochers et y trouvèrent un homme mort : à côté de lui était un bol plein de sang noir. Le cadavre était celui d'Uspak : on supposa qu'il était mort des suites de la blessure que lui avait faite Bjâlfi; d'autres pensèrent qu'il était mort de faim.

Odd vécut à Mel en grand seigneur, reportant tout son amour sur sa femme : il passait pour le plus digne des hommes. Une parfaite amitié régna par la suite entre lui et son père. Il mourut à un âge avancé. Parmi les hommes du Midfjord qui descendaient de lui, on cite Snorri Kâlfson et d'autres hommes remarquables. Ainsi finit cette histoire.


 

[1] Ce récit a été écrit vers la même époque (900) que la saga de Hrafnkell qui a paru dans la Revue Britannique (février 1888). Comme cette dernière, elle point les mœurs des Islandais au moyen âge et nous offre un tableau vivant de leur vie judiciaire. Le nom du scalde qui l'a écrite n'est pas mieux connu que celui de l'auteur de la saga de Hrafnkell.

[2] Chez les anciens Islandais, à l'époque du paganisme, la dignité de prêtre conférait une souveraineté locale d'un caractère temporel.

[3] L'auteur de cette traduction a décrit ce site célèbre dans le livre qu'il a publié lors de son voyage en Islande (la Terre de glace, par Jules Leclercq. librairie Plon, 1883).