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FRAGMENT D'une CHANSON D'ANTIOCHE

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer


 


 

 

FRAGMENT

D'une

CHANSON D'ANTIOCHE[1]

EN PROVENÇAL

Par Paul Meyer

 

Les 707 vers ci-après publiés[2] sous tirés d'un fragment de manuscrit consistant en deux cahiers, ou seize feuillets de parchemin, mesurant environ 145 mill. de hauteur sur 100 de largeur. L'écriture parait être de la première moitié du XIIIe siècle. Ces deux cahiers sont actuellement conservés à la bibliothèque de l'Académie royale d'histoire de Madrid. Ils ont appartenu à Jaime de Vilanueva, l'érudit auteur du Viaje literario a las iglesias de España, ou du moins se sont trouvés dans ses collections, après sa mort. Ils sont mentionnés sommairement, entre divers papiers provenant de Vilanueva et adressés à l'Académie d'histoire par le ministère de Fomento, dans la Noticia de las actas de la Real Academia de la Historia, leída en junta pública de 7 de Junio de 1868, por D. Pedro Sabau. Madrid 1868, 4°…….

Le fragment signalé pour la première fois dans la Noticia précitée, a été vu par M. Mila y Fontanals, professeur à l'université de Barcelone, qui en a cité les deux premiers vers dans la Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos, de Madrid, n° du 5 octobre 1876.

Le texte de ce morceau est divisé en laisses monorimes d'étendue très variable. La plus courte (V) a 11 vers, la plus longue (XVIII) 107; chaque laisse se termine par un petit vers isolé à terminaison féminine. La langue et le style semblent indiquer la fin du XIIe siècle ou les premières années du XIIIe. Le style est de la plus grande faiblesse; les mots de remplissage, les chevilles abondent. A cet égard notre fragment offre une ressemblance générale avec plusieurs des poèmes provençaux en forme de chanson de geste qui nous sont parvenus; mais pour le vocabulaire et le choix des expressions il s'en distingue nettement. Nous pouvons assurer que l'auteur de ce morceau ne doit être identifié ni avec l'auteur de Daurel et Beton, ni avec aucun des deux auteurs du poème de la croisade albigeoise.

Le sujet traité dans ce fragment est le récit de la bataille livrée par les chrétiens aux Sarrasins devant Antioche, le 28 juin 1098. Mais quelle était l'étendue du poème complet? On peut tenir pour certain qu'il commençait avec les premiers événements de la croisade, et pour vraisemblable qu'il se continuait jusqu'à la prise de Jérusalem. Le premier point va de soi et n'a pas besoin de démonstration ; quant au second, on peut hésiter. Ce qui me porte à croire que le poème se poursuivait jusqu'à la prise de Jérusalem, c'est l'allusion à la prise du Temple Salomon et de la Tour David, qui se trouve à la fin de la laisse XVIII.

Un passage de la chronique de Geoffroi du Vigeois qui a été bien souvent cité, et sur lequel des contestations se sont élevées récemment nous apprend que Grégoire Bochada, l'un des témoins de la croisade, avait composé à la prière de l'évêque de Limoges, Eustorge, un récit en langue vulgaire (limousine) et en vers de la première croisade. Cet ouvrage, qui appartient au premier tiers du XIIe siècle, est perdu, et notre fragment ne semble pas assez ancien pour qu'on puisse l'en croire tiré. Mais d'autre part, Guillem de Tudèle, l'auteur de la première partie du poème de la croisade albigeoise, qui écrivait entre 1210 et 1213, fait une allusion précise à une chanson d'Antioche qui peut fort bien avoir été différente de l'œuvre de Bechada, et qui, en ce cas, pourrait être identifiée avec le poème dont le ms. de Madrid nous a conservé un notable fragment. Guillem de Tudèle s'exprime ainsi (vv. 28-30) :

Senhors, esta cansa es faita d’aisal guía

Com zela d'Anliocha et ayssis versifia,

E s'a tot aital so, qui diire lo sabia,

De quelque façon qu'on entende le mot versifia, il est incontestable que Guillem de Tudèle veut indiquer une identité de forme entre son œuvre et la chanson d'Antioche à laquelle il fait allusion. Or il y a une ressemblance caractéristique entre notre fragment et le poème de G. de Tudèle, c'est que de part et d'autre nous trouvons des laisses d'alexandrins monorimes terminées par un vers de six syllabes. Il est vrai que dans le fragment, comme dans certaines chansons de geste françaises ce vers a une terminaison féminine et ne rime pas, tandis que chez G. de Tudèle ce même vers rime avec la tirade suivante ; mais c'est là une différence d'ordre secondaire, qui ne saurait influer en aucune façon sur le chant. Il est donc très admissible que G. de Tudèle ait eu réellement en vue le poème dont nous publions ci-après l'unique morceau connu, lorsqu'il a dit que sa chanson se disait sur le même air que la chanson d'Antioche. Je ne suis pas arrêté, dans l'identification que je propose, sous toutes réserves d’ailleurs, par la contradiction apparente qui résulte du nom de Chanson d'Antioche adopté par G. de Tudèle, et de la supposition faite plus haut que le poème auquel appartient notre fragment se serait étendu jusqu'à la prise de Jérusalem. Il n'est pas impossible qu'une chanson qui embrassait toute la croisade ait reçu dans l'usage son titre de l'événement qui paraissait le plus considérable. Et certes, bien que la prise de Jérusalem ait été le but final, on ne saurait nier que la prise d'Antioche, la découverte de la sainte Lance et la défaite infligée aux Sarrasins dans des circonstances presque merveilleuses, aient dû impressionner vivement les contemporains.

Ce qui est du moins évident, c'est que dans le fragment de Madrid le récit de la bataille d'Antioche, tout incomplet qu'il est, a été traité plus longuement qu'en aucune histoire de la croisade. Il ne suit pas de là qu'il y ait beaucoup de notions véritablement historiques à en tirer : on jugera sans doute que nous avons ici un document littéraire plutôt qu'un document historique. Mais il reste à chercher quel degré d'originalité possède ce document. Sans entrer dans une comparaison détaillée avec les divers récits de la première croisade, je me bornerai à indiquer d'une façon générale certaines analogies avec le récit correspondant du poème dont M. P. Paris a publié la partie la plus intéressante sous le nom de Chanson d'Antioche, et dont le titre véritable est Chanson de Jérusalem. Ces analogies consistent d'abord dans le développement considérable donné dans l'un et l'autre poème à la scène où Corbaran se fait donner par un truchement des explications sur les troupes chrétiennes qu'il voit sortir d'Antioche et marcher au combat. Ce truchement n'est pas le personnage à qui le même rôle est confié dans le poème français; mais c'est là une différence secondaire. Le point de départ de cette scène se trouve déjà chez les historiens latins, mais ce qui n'est là qu'une indication fugitive est devenu dans les deux poèmes, une scène très longue et véritablement dramatique. Un autre point de contact entre les deux poèmes romans consiste dans la coïncidence de certains noms qui ne se trouvent pas dans les récits latins. Il n'y a cependant aucun motif de croire que l'un des deux auteurs ait imité l'autre. Mais nous savons que la Chanson de Jérusalem, est le remaniement pour une partie, la continuation pour le reste, d'un poème plus ancien, une Chanson d'Antioche due à Richart le pèlerin. Il se pourrait que le poète méridional se fût inspiré de ce poète perdu, et par là s'expliqueraient assez naturellement les analogies signalées. Mais, en toute hypothèse, il convient de réserver à notre anonyme une assez grande part d'originalité. Il a des épisodes, du reste sans valeur historique, qui ne se rencontrent nulle autre part; il mentionne des personnages dont on chercherait vainement les noms dans les récits historiques ou légendaires connus jusqu'à ce jour. Ces personnages ont-ils été fournis par des traditions locales? ont-ils été empruntés de quelque ouvrage perdu? Je ne saurais le dire. Quoi qu'il en soit, malgré la faiblesse littéraire du poème, on regrette de n'en avoir pas un exemplaire entier.

Cet exemplaire complet on le retrouvera peut-être quelque jour. Ce qui est certain c'est qu'il existait encore, il y a un demi siècle, un poème provençal sur la croisade, fort analogue, peut-être même identique, à celui dont nous n'avons plus actuellement que 707 vers. Il y a là un curieux problème qui mérite d'être examiné.

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FRAGMENT

D'une

CHANSON D'ANTIOCHE

EN PROVENÇAL

 

I.

Ils rangèrent l'armée le vendredi matin, près de la mosquée à la tête du pont de pierre. Le roi Corbaran de Perse demanda à Arluin, au courtois truchement qui entend son langage [5] : Quelle est cette gent que je vois prendre place là bas ? Où va-t-elle ? que veut-elle ? — Par foi, dit Arluin, on vous en dira la vérité. Celui-ci est Hugues le Maine ; je ne vis onques plus hardi : il est frère du roi de France, du lignage de Pépin. [10] L'autre qui l'accompagne est de Flandres ; on l'appelle, de son droit nom, don Robert Baudouin, car il est fils du Frison qui portait le même nom. Puis Dreu de Nesle, Albert de Saint Quentin, Bernart et Gautier de Saint-Valeri, [15] Anselme de Ribemont avec un comte Telin (?), Hugues de Saint-Pol, Giraut de Ponthieu, Arnaut de Vierzon, Hugues de Morentin (?), Evrart du Puiset, Mer (?) Fils-Garin, Rainant de Beauvais et Jean son cousin. [20] Ils sont plus de trente puissants comtes du palais, sans oublier le comte de Saint Thierri, tous jeunes hommes. Avec eux sont quinze mille hommes bien armés ayant chacun haubert et vert heaume sarrasin. Ce sont des gens qui n'ont jamais lâché pied. [25] Derrière eux chevauchent par la plaine Fouchier de Chartres (?) et le marquis de …., Gaston de Béarn avec un comte Martin, les Basques, les Navarrais, les Toulousains, les Caoursins, les Forésiens, les Saintongeois, les Bordelais, les …. [30] et les hommes d'Auvergne et ceux d'Angoumois, le vicomte de Thouars avec les Poitevins, les Bretons acharnés et tous les Angevins. Ce sont des gens courageux et hardis. Ils ont meilleurs chevaux que personne et sont mieux armés. [35] Quand ils chargeront ensemble, éperonnant et courbés sur leurs chevaux, on ne verra sur eux trace de chanvre ni de lin. Leurs insignes sont de vair, de gris, d'hermine. Les lances, les écus au vernis de Beauvais, les hauberts, les heaumes sarrasins [40] jetteront un tel éclat à l'aube matinale, qu'il n'y aura étendard qui ne s'abaisse devant eux. Franc roi, que ne fuis-tu ? s'ils t'atteignent, ta perte est certaine. Onques je ne vis ni faucon montagnard ! [45] qui sache si bien chasser ni suivre la perdrix. D'ici à trois ou quatre jours ils vous mettront en retraite, et soyez sûr que leur poursuite ne durera pas moins d'une grande journée. Quand Corbaran l'entendit, il s'assit de dépit. Il appela Faüs et Bals de Femenie (Philomelium ?) ; [50] il demanda des échecs d'ivoire et d'or ; les fous, les tours et les reines étaient taillés dans le blanc……

II.

Arluin, dit le roi, garde-toi de me mentir, si impudent menteur que tu sois. [55] Quelle est cette gent que je vois s'avancer par ici ? Dis-moi ce qu'ils veulent, à qui ils en ont ? — Par foi, dit Arluin, je puis vous le dire. C'est le duc Godefroi qui vient vous attaquer ; je le connais à ses armes et à son élégant équipement. [60] Il conduit une troupe pleine de hardiesse, Allemands et Brabançons habiles aux armes. Personne ne peut les toucher ni leurs chevaux, s’ils veulent s'en défendre. Contre eux ni lance, ni floche ne te pourra venir en aide. [65] Quant le duc prend ses armes pour s'en revêtir, il fait trembler la terre sous ses pieds. De plus d'un trait de pierre vous les entendriez bruir. Il porte une épée dont il frappe de tels coups qu'il n'y a Sarrazin, si bien armé soit-il, [70] qu'il ne fende jusqu'aux arçons de la selle, s'il peut l'atteindre par le sommet du heaume. Il n'y a écu ni haubert qui puisse lui résister. Franc roi, que ne t'en retournes-tu, que ne cherches-tu un refuge ? Si tu le laisses s'approcher de toi, [75] ce ne sont pas tes dieux sauvages qui te protégeront. Le roi, en entendant ces paroles, poussa un grand soupir et fit venir quatre rois païens pour former les lignes.

III.

Arluin, dit le roi, je voudrais savoir [80] quelle est cette gent que je vois se préparer ? Par la foi que tu me dois garde-toi de me le celer — Par foi, dit Arluin, je sais bien le dire. Celui-ci est Robert le Normand : je le connais à ses armes, à ses couvertures et à sa bonne mine. [85] Il est frère du roi Henri,[3] le puissant baron, et fils du Bâtard dont vous avez ouï parler, qui passa la mer et conquit l'Angleterre. Depuis lors personne n'a osé lui faire la guerre. Il mène une gent fort redoutable. [90] Ils sont armés de haches anglaises et de javelots pour lancer, et, quand ils sont en bataille, qu'ils se mettent à frapper, personne ne peut leur résister. Roi, si tu les laisses t'approcher, rien dorénavant ne pourra t'être d'aucun secours. [95] Ils abaisseront l'orgueil de Corosane, à ce point que tu ne réussiras pas à ramener personne de ta gent. Franc roi, que tardes-tu ? hâte toi de battre en retraite. Il t'est pénible de t'en aller, mais il te serait pis de rester. — Arluin, dit le roi, tu sais rire et plaisanter, [100] mais tu ne tarderas pas à voir les Français reculer. Il n'y a si sage qui y sache remédier. Nous les refoulerons jusqu'à la cité sans tirer les rênes et sans tourner la lance, si bien que du haut des tours vous verrez tirer et jeter des pierres, [105] et il y aura à l'entrée des portes une bataille d'épées et de lances.

IV.

Arluin, dit le roi, je vois une autre troupe, et je veux savoir en vérité qui ils sont. — C'est le duc de Bretagne, dit Arluin, et l'autre est Dreu le frison (?) et le comte et le duc de Bomberc (?) ….. Ces gens là s'entendent plus à la guerre que [chiens ?] à la chasse en garenne. Ils viennent devers la droite, par une grande montagne, et en bas, vers la droite (?), près du fleuve et des champs, [115] s'avance l'évêque du Pui avec une troupe espagnole, et Raimon Bérengier et le comte de Cerdagne,[4] et les hommes de Castille, de Burgos et de Champagne (?). Ils portent une lance si cruelle et si étrange, qu'on ne saurait la manier sans avoir le bras droit brisé, [120] sans perdre la raison ou sans devenir paralysé. Franc roi, que ne t'enfuis-tu, que ne te jettes-tu dans la montagne ? s'ils t'atteignent, il n'y aura homme qui n'en souffre jusqu'au Maroc le grand, ni en tout l'empire païen.

V.

— [125] Arluin, dit le roi, quelle est cette gent qui s'avance vers la droite par un défilé, menant de blancs chevaux revêtus de blancs vêtements et de blanches armures, portant de blanches enseignes qui flottent au vent, [130] avec des lances dont le fer semble une flamme ardente ? A leur contenance on dirait plutôt des anges. — Franc roi, que ne t'en retournes-tu, quand tu les désignes si bien ? Il n'y a pas de dieux sauvages qui puissent t'en défendre, [135] que tu ne sois vaincu et recréant et livré à la mort.

VI.

Franc roi, que ne t'en retournes-tu ? lui dit Arluin. Laisse les Français tranquilles et leurs alliés ; car si tu ne le fais, c'est aujourd'hui que tu seras vaincu. Va, retourne en Perse ton pays. [140] Les montagnes sont sauvages et les passages difficiles, et si tu ne te hâtes, bientôt tu seras pris. Tous ces hommes blancs sortent du paradis et ont été tués en bataille. Dieu les envoie au secours de leurs amis. [145] Ils portent tous des écharpes à la façon des pèlerins. Ils sont sous la conduite de saint Georges, de saint Denis, de l'apôtre saint André, qui les a pris en sa garde.[5] Onques ne vis-je troupe si ….. Leurs vêtements sont plus blancs que l'hermine ; [leurs chevaux] [150] ont tous la queue, la crinière, le poil blancs. Roi, par eux tu seras vaincu et déconfit lorsqu'ils crieront l'enseigne de Paris : Montjoie, Dieu aide !

VII.

— Arluin, dit le roi, qui sont ces derniers [155] qui ne suivent ni route, ni voie, ni sentier ? — C'est Boémon de Pouille, le neveu du comte Rogier, fils de feu Robert Guiscart le noble guerrier qui par sa chevalerie conquit tout un empire. [160] En sa compagnie vient Buel l'acharné,[6] Robert Fils Girart, le bon gonfalonier,[7] Richart du Principal et le puissant comte Rainier, Richart de Valpin, Raoul et Gautier. Ils sont soixante comtes loyaux, [165] dont aucun ne sera lâche. De toute la chrétienté sont venus des soudoyers choisis et guerriers éprouvés. Ils sont si puissants, si hardis, qu'ils ne prisent un denier toutes nos armes, [170] car ils ne redoutent ni lance, ni trait. — Arluin, dit le roi, je te tiens pour un hâbleur. Tu ne tarderas pas à les voir battre en retraite, car, à l'abaisser des lances ils seront dans un tel désarroi, qu'aucun d'eux n'attendra pair ni compagnon : [175] tous fuiront à qui mieux mieux, et la poursuite durera jusqu'à Montpellier. Tu verras la plaine si encombrée de cadavres, que d'un an entier elle n'en sera pas dé harassée. Cette troupe de gens vêtus de blanc, qui sont les plus farouches, [180] ne leur sera d'aucun secours. Quand nous les aurons tous passés au fil de l'épée, nous nous ferons tous marins au port Saint-Siméon, et avec leurs propres navires nous passerons en France. [185] Arluin vit que le roi se préparait à s'armer. Quand il vit les Sarrasins aller et venir, le tumulte s'élever par le camp, les tambours battre, les clairons sonner, peu à peu il se déroba. [190] Il monta sur une grande montagne, et de la dent d'une roche, il considéra l'armée. Il ressentit alors une joie comme il n'en eut jamais plus, quand il vit l'ost des Français se former et se mettre en mouvement. Mais il vit passer en tête les blancs que d'abord il avait vus eu queue ; [195] ils chevauchent vers la droite, du côté de la mer. Présentement nous devons parler des habitants de la cité et décrire leur attitude.

IX.

Le roi vit les échelles sortir de la cité, [il vit] composer et former les compagnies, [200] et les blancs s'approcher vers la droite. Il sentit bien qu'il ne pourra leur résister. Il lui souvint d'Arluin, du conseil que lui avait donné le gentil drogman, de ne pas livrer bataille [205] aux guerriers de France, de ne pas occuper leur terre. Il eut peur, car les sorts, qui ne peuvent mentir, disaient la même chose.[8] Il voudrait bien, s'il le pouvait, éviter la bataille, mais elle est si proche qu'il est trop tard pour reculer. [210] Il envoya un message pour dissuader les Français de faire tuer leurs hommes [dans un combat général], mais qu'ils choisissent trente des meilleurs d'entre eux ; lui de son côté fera armer trente des siens, avec lesquels il leur fera la bataille, s'ils y consentent, [215] sous la condition, garantie par l'échange d'otages, que ceux qui remporteront la victoire seront, sans obstacle, mis en possession de la cité [220] et puis toute la terre sera à eux, depuis Nicée la grande, jusqu'au port de Salandre (?).[9]

X.

Le roi vit les échelles sortir de la cité. Il vit comme les saintes compagnies étaient disposées, [225] les blancs vers la droite ; il en eut le cœur irrité. Il lui souvint de ce qui lui avait été dit par Arluin et par sa mère qui lui donna Montesser.[10] Il eût bien voulu renoncer à la bataille, mais il ne put revenir [sur ce qui avait été convenu], y ayant pensé trop tard. [230] Il envoya un messager, bien instruit de divers langages qui leur porta la proposition : Seigneurs, le roi vous mande saluts et amitié. Il ne veut pas que vos hommes périssent ; mais il vous propose un combat, ici au milieu du pré, avec trente des siens, qui sont dès maintenant armés, [235] et avec trente des vôtres, hommes choisis, sous cette condition, garantie par des otages, que les vainqueurs auront la cité, et que toute la terre sera en leur pouvoir [240] depuis Nicée la grande jusqu'au val de Josaphat. Nous vous donnerons en gage Redoan et Dugat, et Bal de Femenie et le vieux de Cambrât (?). Trente émirs serviront de caution, mais nous serons garantis par serment contre tout autre dommage. [245] Robert le Français[11] dit : Il n'y faut pas songer. Il n'est pas coutume en notre pays d'accepter la bataille jurée quand on est en ligne. A nous sera l'avoir que vous avez amené, car nous tenons pour gagné par nous tout ce que vous possédez. [250] Sur ce, il se lance au galop, couvert de l'écu à boucle, il brandit la lance arrondie et le gonfanon d'orfrois, et éperonnant vigoureusement le destrier, fit un bond. Tous le regardèrent. Le cheval qui le portait était intelligent [255] et se tourna plus prestement qu'un épervier mué. Nos barons français en furent tous remplis de joie. Le messager s'en retourne, le cœur attristé, et dit à Corbaran : Par ma foi, sire roi, vous avez fait mauvaise besogne : [260] les Français sont vaillants, forts et endurcis. Ils vous ont adressé hier une proposition ; mais désormais ils vous font savoir qu'ils vous livreront bataille ; ils s’en sont vantés. Tout ce que nous avons amené sera tout à eux ou tout à nous ; [265] le fer en décidera. Telle est leur confiance en Dieu, en la religion chrétienne et en la croix qu'ils portent et d'où ils tirent leur confiance, qu'ils croient bien n'être ni vaincus ni repoussés. — Vassal, dit Corbaran, vous vous moquez de moi, [270] et il me paraît bien qu’ils vous ont effrayé. Mais vous verrez aujourd'hui commencer une telle chasse que d'ici à la cité les lances ne seront pas retournées. — Par foi, dit le messager, on vous chalengera[12] que vous avez envahi la terre à tort et à péché. [275] Le roi, lorsqu'il entendit parler ainsi, fut tout troublé. Il baissa et détourna la tête : Si Mahomet le tout puissant le permet, nous frapperons aujourd'hui de telle sorte, et d'estoc et de taille, qu'on en parlera jusqu'à la fin du monde. [280] Puis sonnant un cor d'ivoire taillé, il fit entendre trois notes basses et trois notes aiguës. Toute l'armée l'entendit, en long en large. Ils furent, quarante quatre, tant rois qu'émirs, qui alors se groupèrent ensemble.

XI.

[285] Le roi sonna un cor, et toute l'host l'entendit : le……….. était d'ivoire, l'embouchure d'os de serpent, les viroles (?) d'or cuit, et les d'argent ; de soie étaient les attaches munies d'une boucle. Il y avait plus de cent pierres qui brillaient. [290] Alors les Turcs savent que la bataille les attend. Quarante-quatre rois accoururent au galop aux trefs et aux tentes, où chacun descendit de cheval. Les bataillons se mettent en mouvement ; on ne tient pas conseil. Le tref [principal] était sur la place près d'une colline. [295] Il était de telle façon qu'il n'est homme au monde qui, ne soit saisi d'effroi en y entrant, à moins d'être accompagné par une personne qui lui inspire du courage. On ne saurait dire comment il se ploie, ni comment il se développe, [300]……………..[13] Les cordes sont de soie, les attaches d'argent, et de ……………..les tapis sur le pavement [305] qui occupe plus d'une journée d'espace. Dix mille chevaliers y tiennent à l'aise, ou même plus de douze mille en se gênant un peu. Par dessus, au sommet, il y a une pomme resplendissant de clarté. Peu s'en faut qu'elle ne mette le feu à toute la tente, [310] mais la couverture blanche faite de la peau d'un serpent appelé limande, la défend du feu. Il semble que tout cela soit fait par enchantement. Mille jeunes gens sont là (pour le service ?) dont aucun n'a barbe ni grenons ; [315] et plus de trente mille chevaliers et sergents tous noirs par nature. Ils ont la bouche, les yeux, les plantes des pieds rouges comme du sang. C'est qu'ils mangent de la viande crue, sans rien autre. [320] Ils sont si sauvages qu'aucun d'eux n'entend le latin, mais ils aboient comme chiens et parlent en dormant. En bataille ils se comportent avec férocité. Ils ne connaissent ami, fils, frère, ni parent. Ils sont peu entendus aux armes et aux équipements. [325] Ils entrèrent dans la tente pour tenir un parlement. Seigneurs, dit Corbaran, c'est folie d'attendre davantage. Les Français chevauchent sur nous, pour nous livrer bataille. Ils sont venus chercher leur perte. Ils n'ont en effet aucun seigneur, ni personne pour les conduire. [330] Ils ont leur foi en une femme à qui ils obéissent, qui selon ce qui lui avait été annoncé, devint enceinte tout en restant vierge. Puis, au terme naturel, naquit un enfant, et toutefois ils la tiennent pour vierge après son enfantement. Ils croient aussi au fer rouillé et ensanglanté d'une lance [335] par laquelle leur Dieu mourut dans les tourments. Voilà ce qu'ils croient, les fous, tant ils ont peu de sens ! Nous devons bien les vaincre, car nous sommes plus vaillants et nous avons plus de sens, car chacun des leurs …. [340] et nos Mahommets sont si preux et si forts que Dieu fait tout, sur terre, par leur commandement. Aussi je vous dis, s'ils vous attendent en champ, frappez les durement de la lance et de l'épée ; [345] ils ne tiendront pas devant les floches. Je viendrai après, je conduirai mes gens avec l'étendard royal, en grand fracas. Quand vous entendrez résonner les tambours et que vous verrez la grande ville et le feu et la fumée agités par le vent, [350] alors chargez tous ensemble, d'un commun élan ; et que personne n'abandonne l'attaque par peur, et ne s'arrête avant d'avoir atteint la cité. Sur ce les rois se séparèrent et se mirent en devoir de ranger leurs troupes. [355] Là vous auriez vu tant de hauberts, tant de heaumes luisants, tant d'écus peints, tant de belles armures, tant de puissants Sarrasins orgueilleux et riches ! Les tertres où l'ost s'établit étincellent du vernis, de l'acier, du fer, de l'argent. [360] Orgueilleux sont les Turcs et de grande hardiesse. Que Dieu les confonde !

XII.

Près du Fer …. Corbaran réunit quarante-quatre rois. [365] Le matin, à l'aube, quand le soleil parut, qu'ils eurent fait un repas d'oiseaux et de poisson, ils sortirent du camp, et grand fut leur appareil. Ils occupaient plus d'une grande lieue en largeur et six en longueur. Les enseignes flottaient au vent ; [370] les Turcs sauront, quand la mêlée sera engagée, qui aura soutenu une mauvaise cause ou été abandonné par sa religion. Car Boémon et Richart et l’évêque du Pui, et Hugues le Maine et le duc Godefroi, et Robert le Normand, et l'autre Robert, comte de Flandres, [375] frapperont aujourd'hui de l'épée en telle manière que le sang coulera comme l'eau en un ruisseau. Dieu qui naquit de la Vierge protège, conduis et secours les Français et défends les de douleur et de perte !

XIII.

[380] Le [vendredi] matin, à l'aube du jour, les Francs sortirent par le pont. Ils ordonnèrent leur monde à la Mosquée. Là ils levèrent la croix humblement, puis s'inclinèrent devant la lance [385] par laquelle Dieu reçut la mort et le monde salut. Le fils de Robert Guiscart qui conquit Bénévent, Fouille, Calabre, Salerne, Tarente, Volterra, Canosa (?), jusqu'à la mer (?), pour le profit du pape et par son ordre, [390] qui vainquit par les armes deux empereurs, celui-là rangea les troupes par la campagne. Il chevauchait ce jour là …. Jamais vous n'ouïtes parler d'un baron mieux armé. Sur son hoqueton il porte un haubert jaseran [395] enrichi de pierres tout autour ; il y en avait plus de cent. Il avait un écu d'Amalfi, une puissante cité, au côté gauche une longue épée de Lorraine. Les rênes sont d'une étoffe qu'on appelle bouquerant ; il avait une lance droite et grosse, à clous d'argent ; [400] sur son gonfanon, qui flottait au vent, était représentée une vipère sauvage. Avec lui était le duc Godefroi, et tous les barons avaient une excellente tenue. L'évêque du Pui fit un bref sermon : [405] Seigneurs, francs chevaliers, bourgeois et sergents, nous croyons fermement que Dieu naquit en terre pour notre salut, et qu'ensuite les Juifs le mirent à mort en trahison ; puis qu'au tiers jour il ressuscita du tombeau sacré, [410] et monta au ciel, d'où il reviendra pour rendre son jugement, et le ciel et la terre et tous les éléments seront renouvelés. Par sept fois sept fois ils seront améliorés (?), [415] et dès ce moment ils obéiront aux hommes et aux anges par le commandement de Dieu. Ces Turcs orgueilleux, traîtres mécréants, nous osent nier tout cela, et vous le leur prouverez en les rendant vaincus et recréants. Mais je vous donne pour pénitence qu'aucun de vous ne prenne du butin, or cuit ou argent, ou n'entre pour aucun motif dans les tentes [de l'ennemi], jusqu'à tant qu'ils soient tous mis en pièces, sans espoir de salut. [425] Car lorsqu'ils seront entièrement à nous, des milliers partis pauvres reviendront riches. Lorsque toute l'armée eût été bénie avec la croix, les escadrons se mettent en marche, en tel ordre que personne ne dépasse son voisin ou ne l'attend : [430] tous marchent animés d'un même esprit. La vallée est belle où se développe l'armée. Il vint, du côté de l'Orient, un doux souffle qui les réjouit, et leur inspira la hardiesse, leur disant presque de ne pas s'effrayer. [435] Cependant ceux de Corrosane chevauchent de leur côté pleins d'ardeur au combat. Ils se sont tellement approchés, le long d'un coteau, que d'une armée à l'autre il n'y a que l'espace d'un arpent. C'est maintenant qu'aura lieu la bataille, sans plus tarder. [440] Entre les deux armées se détacha Robert, le comte de Flandres.

XIV.

Pour lancer javelots et flèches les Turcs se sont avancés, bien armés et appareillés pour la bataille ; ils ont bons chevaux et bonnes armes. [445] Les hauberts, les heaumes, les écus à boucle, les fers de lances jettent une telle clarté que toute la vallée resplendit en long et en large. Ils ont tant assemblé de monde que depuis les temps reculés on n'a point mémoire d'une armée si nombreuse. [450] Il y avait quatorze échelles de ces infidèles. En la dernière, avec l'étendard, se trouvait Corbaran de Perse, le roi d'outre Margat (?), et Bal de Femenie, et le vieux de Cambrat, et le vieux Dragalant avec un autre roi…….. [455] D'autre part les Français sont tout préparés, car depuis le moment où ils eurent communié (?), ils se sentirent remis, hardis et forts connue s'ils avaient pris du repos pendant toute une journée. Ils se sont si fort approchés les uns des autres [460] qu'entre eux il n'y a plus barrière, ni fossé, ni mauvais pas, ni guéret, mais seulement l'herbe de la prairie. Robert le comte de Flandres saute sur le cheval crenu, et engage l'action d'une façon remarquable. A sa naissance Dieu lui accorda en don [465] qu'il serait preux et courtois et plein d'ardeur pour accomplir des exploits chevaleresques.

XV.

Robert le comte de Flandres engagea l'action. Dieu, comme lui siéent ses armes et tout son équipement, son gonfanon qui flotte librement au vent ! [470] On ne vit jamais meilleur chevalier ni plus agile. Entre les deux armées il joute avec le roi Balhzan. C'était un prince riche et courtois selon sa loi, mais on ne le peut être si on ne croit en Dieu. Il était neveu de Corbaran…………. [475] Peu de jours auparavant il était venu par mer, amenant quarante mille hommes avec lui. Il n'y a lance si grosse qu'elle ne se courbe comme un arc, car forts sont les chevaux qui portent au galop les deux adversaires. Le païen frappa Robert sur l'écu de Calais (?), [480] mais Dieu et saint Rémi lui sauvèrent la vie, sans oublier le haubert qui le protégea vers la ceinture. Le flamand le frappa si droit sur l'écu qu'il le lui troua, et en même temps un des plis du haubert. Le haubert ne fut pas assez fort pour résister : [485] Robert lui perce le flanc à travers son bliaut (?), il lui fit passer au travers du corps la lance et le gonfanon. Il l'abattit mort, sans espoir de guérison. A la rescousse galopent Turcs et nègres ; et ils n'étaient pas seulement quatre ou cinq, [490] mais il y en avait plus de dix mille qui commencèrent la lutte : les épées et les lances font un tel vacarme qu'à la distance de quatre lieues on eût entendu le bruit. Vous allez ouïr le récit de batailles telles qu'il n'y en a pas eu depuis le temps du roi Darius. [495] Qui veut apprendre chanson sera bien fou s'il ne chante celle-ci, mais qu'il sache bien la dire ; c'est du comte de Saint-Gilles et du duc Godefroi, dont le souvenir devrait vivre éternellement, et ce serait raison, car ils travaillèrent énergiquement à élever la foi. [500] Maintenant ils sont au bout [de leurs peines], Dieu veuille leur accorder sa grâce et la joie du pardon ?

XVI.

Ce fut le frère du roi de France qui ensuite sortit du rang. О Dieu ! comme…….. son écu et sa lance et son heaume vergé, [505] avec le……. blanc qui resplendit comme la glace. Le cercle qui l'environne est d'or, dans lequel sont enchâssées des pierres précieuses d'où pendent les lacs.[14] On ne saurait vous dire comme étaient [belles à voir] ses insignes d'hermine blanche et de cendé vermeil ; [510] il chevauchait la tête baissée, ferme sur ses étriers, tenant la lance droite……., tandis que le gonfanon flottait au vent ; son cheval était intelligent, agile et vif. En frappant de l'éperon, il cria : Montjoie ! [515] Au plus épais de la mêlée il frappa un Arabe (?) du nom de Racatz. Il était neveu de Soliman et prince de Bagdad. Il lui donna sur l'écu et sur le bras un coup si violent que le haubert ne fut pas assez fort [520] pour empêcher le fer et le gonfanon orné d'orfrois de lui passer par les flancs. Il l'abattit mort ; mais il fut bien chalengé ; à la rescousse galopent Rodoan et Duguat, et le roi de Caminanda avec………… et le vieux Soliman et maint autre. [525] Il y eut à la rescousse plus de vingt émirs qui maintiennent la lutte avec leurs écus roués, et crient les enseignes avec acharnement. Grand fut le carnage qui eut lieu lorsqu'ils se frappèrent (?) sur les heaumes vergés [530] des rondes masses d'armes et des épées d'acier. Là vous auriez vu les Sarrasins ensanglantés, car du sang qui coulait des morts et des blessés la lande herbue était rouge ; [535] ils accouraient ensemble comme foire ou marché. Les pierres, le son de trompes, le bruit des armes, ont si fortement agi sur nos hommes que, forcés de reculer, peu s'en faut qu'ils n'aient été chassés du champ de bataille, lorsque les escadrons saints débouchent de la droite. [540] Rainaut, un comte de France, et le comte Daumas [les conduit ?]. Ils se pressèrent si fort, et ce fut un malheur, que les Turcs les ont enclos et cernés, leur jetant des lances et des carreaux empennés. Les Français, cependant, se défendent contre ces chiens d'infidèles. [545] L'histoire raconte, et c'est pure vérité, qu'en peu de temps les Sarrasins les ont si bien repoussés que de quatorze mille il n'en resta pas la moitié. Dieu reçoive leurs âmes et les mette en paix, le fils de sainte Marie !

XVII.

[550] Seigneurs, la bataille était à son plus fort, lorsqu'arrivèrent les Bretons et Robert le Normand, et le seigneur de Thouars, un vicomte guerroyeur qui conduit les Gallois, les Anglais, les Irlandais, les Angevins, les Manceaux, les Tourangeaux. [555] Ceux de la troisième échelle eurent le plus lourd faix à supporter. Puis vint la quatrième, composée d'autres guerriers de prix. Le duc Godefroi, avec sa bannière que porte déployée Gautier l'allemand, conduit les Danois, les Saxons, les Flamands. [560] Ils entrèrent dans la lutte et y passèrent si loin, que quand la mêlée se fut séparée, on vit la trace de leur effort. Là vous auriez vu des chevaux, les deux flancs percés, des casaques rembourrées, de lourds hauberts mis en pièces, des Sarrasins mutilés et sanglants, [565] couper bras et jambes, fendre les têtes jusqu'aux dents. Sauvages sont les retours des … et des Persans, des Turcs, des Arabes et des Popelicans,[15] et d'autres plus féroces encore qu'on appelle Aguilans.[16] Ils ne portent ni écus, ni armure, [570] ni lance, ni flèches, mais ils ont des couteaux d'acier aiguisés. Quand ils chargent par centaines et par milliers, le vassal qu'ils rencontrent est sûr d'être tué, si Dieu ne le protège, [565] Vous allez entendre le récit d'une bataille si acharnée qu'il n'y eut pas la pareille depuis celle où furent tués Olivier, Turpin, Rolant, Estout, Angelier, Gilles, le comte Galant, Oton, Berengier, Gaifier,[17] [580] et bien d'autres, dont je ne saurais dire le nombre. Canelon les trahit, et un vieil Aguilan et Marsille le roux[18] (puisse Dieu le maudire !) dans les champs de Roncevaux. C'est une perte qui se fera sentir jusqu'à la fin du monde. [585] Que les Sarrasins sachent bien qu'il en sera pris vengeance !

XVIII.

Quand le duc Godefroi, le seigneur de Bouillon, entra dans la bataille, il avait bien l'air d'un baron. Gautier l'allemand suivait son gonfanon, [590] comme vous avez ouï précédemment dans la chanson. Il (Godefroi) portait le haubert et le heaume, l'écu orné d'un lion. Les clous [de l'écu] sont d'or massif, sans laiton. Il portait une lance de frêne de la Val de Gion. Pour enseigne il avait un petit gonfanon [595] blanc et rouge, qui se laçait, non point avec un simple cordon, mais avec des chaînettes d'argent. Au côté gauche il portait une épée d'acier, le fourreau et les … étaient faits de la peau d'un poisson exotique, les lacs d'une étoffe qu'on appelle cisclaton. [600] La lame est noire et brillante, d'or sont les [qui contiennent ?] les saintes reliques du corps de saint Siméon, celui qui offrit dans le Temple et vit et entendit la sainte rédemption. Il (Godefroi) brandit la lance arrondie comme il eût fait un bâton [605] et cria son enseigne de Bouillon. Par grande chevalerie, il commença son tour. Dans le plus épais de la mêlée, là où il vit le dragon,[19] il frappa Gran de Begas (?), un arabe félon, sur le devant de la targe, à travers le brazon;[20] [610J il lui trancha le pouce …. lui faussant le haubert et le hoqueton. Il lui mit la lance si avant dans le corps, qu'on pouvait voir à l'intérieur le foie et le poumon. L'âme lui sortit du corps sans qu'il eût le temps de dire ni oui ni non. [615] Godefroi tira ensuite l'épée d'acier qu'il avait au côté et en frappa un sarrasin sur la tête, lui fendant le sourcil, le front, le nez, le menton. Ensuite éperonnent les trente compagnons, le vicomte de Thouars, Séguin de Mauléon, [620] Hugues, duc de Laconha,[21] Alart et Guarin de Clisson, Ebles de Turenne (?), Joffroi le fils Droon, Robert de Durenzan, Oton de Montfaucon, Achart de Montmerle[22] avec l'émir Gaton,[23] [625] et Raoul de……., Archimbaut Galdiron,[24] Fouchier Burel de Chartres[25] et Goufier de Bouillon, et Jean de Nimègue[26] et Guiraut de Hirson, Evrart de Puiset,[27] Gui de Château Landon, Rainaut de Beauvais,[28] Faucon de Vierzon, [630] Garin de Verceil (?) … Guilabert d'Entraigues, Richart de Macon ; Doon (?) le jeune, de Montbéliart (?) y fut, et le bon connétable Galon; chacun frappa le sien dans la grande mêlée. [635] Tel réussit à tuer son adversaire, et tel non. Ensuite chevauchent ….. Tiois et Alemands, Flamands et Frisons, Herupois[29] et Français, Normands (?) et Bourguignons. Ils feront secours au duc, rivalisant d'ardeur. [640] Ils ont avec leurs armes un terrible abattis, se frappant sur les heaumes de ….. chevaliers, bourgeois, sergents et piétons. Acharnés sont les retours de la gent Pharaon[30] [645] qu'on ne saurait le dire ……… le roi et les émirs et les autres. Les lances et les gonfanons arrivent (?) droits, et les arcs (?) lancent les flèches aussi dru que les fleurs en avril, quand les buissons fleurissent. [650] En même temps des hommes armés de couteaux (Dieu les maudisse !) harcèlent les nôtres avec cruauté, quand apparaît l'évêque du Pui avec don Gaston,[31] et Berengier d'Espagne et le comte Pierre d'Aragon et beaucoup d'autres dont je ne parle pas. (655) Mais devant lui chevauchent deux excellents chevaliers : Eral de Polignac (Dieu ait pitié de son âme !) et Goufier de Las Tours[32] qui chevauchent devant les nôtres à la distance d'un trait de flèche. [660] Ils trouvèrent deux émirs au milieu du pré. Là où ils se rencontrèrent, ils joutèrent l'un contre l'autre sans s'adresser la parole et se frappèrent si violemment que trois moururent sur le coup. Grande fut la douleur pour la perte du baron Eral, [665] le plus courtois et le plus preux qui fût jamais : il avait le bras gauche percé d'un coup de lance, et un coup de floche au sourcil. Il parla, fit son testament, reçut la communion et mourut. [670] Goufier fut blessé sous son hoqueton, et les deux païens furent tués et jetés en enfer. C'est le sort que je leur octroie. Ensuite chevauchent Provençaux et Gascons, Aspois et Orsalois, ceux du côté d'Oléron,[33] [675] et ceux de[34] … avec eux les Saintongeais et Pierre de Castillon ; nos Limousins et Auvergnats y sont. Tous s'avancèrent en désordre, mais c'était de bons chevaliers. Dans la foule des Turcs ils forment une masse serrée : [680] on dirait des moines qui font procession. Chevaliers et gens de pied y frappent également ; les lances volent en éclats, les hauberts, les clavains, les gambaisons se déchirent. C'est une bataille [685] comme on n'en vit pas depuis le temps du fort Samson qui tua le lion et fit crouler le palais, et emporta sans effort les portes d'Ascalon.[35] En ce temps on était brave ; car ils conquirent Tabarie, le Temple Salomon, [690] la Tour David, le Sépulcre et le reste. Nous, prions tous Dieu qu'ils obtiennent miséricorde au jour du jugement.

XIX.

Boémon, le duc de Pouille, noble guerrier, entra dans la bataille, avec lui don Trenquier,[36] Robert de Sourdevals,[37] Rainaut et Gandier, Bracas[38] de Valpine, Buel l'acharné, Richard du Principal, le marquis Rainier, Robert Fils Girart, [700] tel que depuis Rolant et Olivier il n'y eut son pareil pour les armes. C'est lui qui conduit les mainades[39] et les soudoyers païens. Il accueille avec bonne grâce, et sait se bien comporter dans l'assaut ou dans la mêlée, car c'est sa profession. [705] Avec lui marchaient soixante mille hommes, dont aucun n'a jamais su fuir et n'a l'habitude, étant allé à pied au combat, d'en revenir sans un cheval.

 

 


 

[1] La Chanson d'Antioche est une chanson de geste du XIIe siècle, en ancien français, qui relate les événements autour de la conquête d'Antioche par les Croisés en 1098 lors de la première croisade. Elle comporte 9 000 vers en laisses. Elle décrit la prédication de la première croisade, les préparatifs, les adieux larmoyants, l'arrivée à Constantinople et le siège d'Antioche. La version originale (perdue) était soit disant composé par un témoin visuel, Richard le Pèlerin, un jongleur français du Nord de la France ou un Flamand. Il aurait débuté l'écriture au cours du siège qui dura huit mois. Ce texte a été traduit en occitan et complété par Grégori Bechada vers 1125 et en latin par Albert d'Aix vers 1120. Wikipédia

[2] N’est éditée ici que la traduction en français, pour le texte en provençal, cf. l’ouvrage mentionné.

[3] Le narrateur anticipe sur les événements: Henri ne fut roi d'Angleterre qu'en août 1100, un peu plus de deux ans après les événements ici racontés.

[4] Aucun Raimon Bérenger n'a paru a la croisade. Quant au comte de Cerdagne il y a peut-être ici un vague souvenir de Guillaume Jourdain qui se croisa en 1102 et mourut, en Terre Sainte, en 1109 (Vaissète, II, 335).

[5] Cf. Gesta Francorum , II, xxxix (Hist. occ. des crois., III, 151) et les récits dérivés. Chez ces auteurs toutefois les saints qui dirigent l'armée miraculeuse sont Georges, Mercure et Demetrius. Dans la chanson de Jérusalem (P. Paris, Chanson d'Antioche, II, 262). Georges, Maurice, Demetrius et Mercure.

[6] Саroпbier, i.e. carnassier, semble indiquer que l'auteur a eu sous les yeux un texte latin qu'il n'a pas ccmpris. En effet, on voit figurer, parmi les hommes de Boémond, un Boello Carnotensis, voir Gesta Francorum, I, vii (Hist. occ. des cr., III, 124) et les récits dérivés.

[7] Le connétable de Boémon.

[8] Sur l'usage de consulter les sorts avant une bataille, voir ma traduction de Girart de Roussillon, p. 185 note 4.

[9] Alexandrette ?

[10] Traduction d'autant plus douteuse que la lecture du texte est incertaine.

[11] Serait-ce Robert, comte de Flandres, en corrigeant Frances en Flandres ?

[12] Je suis bien obligé d'employer cet ancien terme de droit qui n'a pas son équivalent en français moderne.

[13] Il y a ici trois vers que je n'entends pas.

[14] Les lacs qui servaient à attacher le heaume au haubert.

[15] Les Publicani dont il est souvent question dans les récits latins des croisades. La forme Popelicant, fréquente en anc. fr. paraît avoir été formée d'une façon barbare, au XIIe siècle sur Populicani, dénomination d'une secte d'hérétiques ; voir Du Cange. Popelicant en effet se trouve comme synonyme de Manichéens, en divers textes; voyez par ex. Le Besant de Dieu, de Guillaume le Normand, éd. Martin, v. 2396.

[16] Les Agulani des historiens latins. Cette nation est souvent mentionnée dans les chansons de geste.

[17] Tous ces noms se trouvent dans Rolant, excepté Estot (Estout de Langres), Gilles, Galant et Gaifier, dont le premier et le dernier figurent en d'autres chansons de geste.

[18] Roux est toujours une épithète défavorable au moyen-âge; c'est la qualification habituelle du Renard.

[19] L'étendard des Sarrasins.

[20] Petit écu fixé aux bras, en anc. fr. bracerole.

[21] Hugues de Lusignan frère de Raimon de Saint-Gilles ?

[22] Celui-là est un personnage historique.

[23] Je m'écarte du texte, qui est visiblement fautif.

[24] Ya-t-il ici un souvenir du Baudouin Cauderon de la Chanson d'Antioche ?

[25] L'auteur parait avoir confondu en un même personnage Fouchier de Chartres, ou d'Orléans, et Godefoi Burel d'Etampes, qui tous deux se signalèrent à la croisade.

[26] Traduction fort douteuse du Jonas de la Mehca ; on peut supposer que ce personnage est identique au Johannes de Namecca d'Albert d'Aix (Hist. occ. des crois., IV, 317 B).

[27] Paraît dans la Chanson de Jérusalem.

[28] Paraît dans la Chanson de Jérusalem. C'est le « Reinoldus de civitate Belvatiae » d'Albert d'Aix.

[29] Nom restitué par conjecture. La Herupe était le pays qui s'étendant à l'ouest de Paris et d’Orléans, entre la Seine et la Loire.

[30] Les Sarrasins.

[31] Gaston de Béarn, qui prit part en effet à la première croisade.

[32] Personnage resté légendaire.

[33] Olairo est bien Oléron, mais le voisinage des hommes des vallées d'Aspe et d'Ossau suggère Oloron.

[34] Deux noms corrompus.

[35] Non, mais de Gaza.

[36] Est-ce Tancrède, dont le nom aurait été altéré en vue de la rime, et qu'on est du reste étonné de ne pas avoir vu paraître jusqu'ici?

[37] « Rotbertus de Surda Valle » figure, parmi les hommes de Boémond, dans les Gesta Francorum (I, vii) et récits dérivés. Il ne paraît pas dans la Chanson de Jérusalem.

[38] Blacas? ou est-ce le Ricart de Valpi du v. 163?

[39] Sur le sens de ce mot, voir le glossaire de mon édition du poème de la croisade albigeoise : Mainada.