NOTICE SUR SULPICIA ET
TURNUS.
Sulpicia, issue d’une famille patricienne, fut
mariée à Calénus. Plusieurs écrivains, Martial surtout, nous ont vanté la pureté
de sa vie et son dévouement pour son époux. Nous trouvons la preuve de ce
dévouement dans la satire même dont nous offrons la traduction au lecteur. Cette
satire fut composée à l’occasion d’un édit par lequel l’empereur Domitien chassa
de Rome tous les philosophes: à ce titre, Calénus se trouva enveloppé dans la
proscription.
Cette satire ne fut pas le seul ouvrage que lui
inspira son affection pour un époux malheureux. Elle écrivit aussi un poème sur
l’amour conjugal, ouvrage dont Martial fait l’éloge, mais qui n’est point
parvenu jusqu’à nous. Quelques autres poésies, qui lui sont pareillement
attribuées, se trouvent dans l’édition de Tibulle publiée par Heyne. Ce ne sont
pas ces poésies, sans doute, qui ont pu faire dire à Ausone que les écrits de
l’épouse de Calénus n’étaient pas aussi chastes que sa vie. On n’y voit rien qui
puisse blesser la pudeur.
Dès le temps de Néron, un autre écrivain, avec
autant de dévouement et plus de véhémence encore que Perse, composait des
satires qui ne purent sûrement voir le jour sous le règne du tyran. Cet écrivain
est Turnus, le même dont Martial a dit « qu’il a avait porté dans la satire un
mâle courage. » Tout ce qui nous reste de lui, c’est un fragment attribué à
Lucain par quelques savants, recueilli d’abord par Balzac, inséré plus tard dans
l’Anthologie latine, et conservé depuis par Wernsdorff dans son recueil
des Poetœ latini minores. C’est une vigoureuse
sortie contre la prostitution à laquelle se vouaient les muses en
célébrant la bassesse et le crime.
SULPICIA.
SATURA
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SATIRE.
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De
edicto Domitiani, quo philosophos urbe exigit.
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Sur un arrêt de
Domitien, qui bannit de Rome tous les philosophes
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Musa, quibus numeris heroas et arma frequentas,
Fabellam permitte mihi detexere paucis.
Nam tibi secessi, tecum penetrale retractans
Couailium quare, nec carmine curro phaleuco,
Nec trimetro iambo, nec qui pede fractus eodem,
Fortiter irasci didicit duce Clasomenio.
Caetera quin etiam , quot denique millia lusi,
Primaque Romanas docui contendere Graiis,
Et salibus variare novis, constanter omitto:
10 Teque,
quibus princeps, et facundissima calles,
Aggredior : precibus descende clientis, et audi. |
Muse,
permets pour un moment que je m’élève, en ce grave sujet, aux nobles
accents dont tu célèbres les héros et leurs exploits. Inspire-moi : je
révèle de mystérieux desseins. J’abandonne donc et le phaleuce à la
marche légère, et le trimètre ïambe, et l’inégal scazon qui apprit du
poète de Clazomène
à devenir l’arme de la colère. Et tous ces essais, tous ces milliers de
jeux où la première j’enseignai aux Romaines à défier les vierges de la
Grèce, à assaisonner une plaisanterie toujours nouvelle, je les délaisse
sans retour. C’est toi que j’invoque, toi, la première, la plus
éloquente des neuf muses : descends, exauce les voeux de celle qui se
voue à ton culte. |
Dic mihi, Calliope; quidnam pater ille deorum
Cogitat? An terras et patrie saecula mutat?
Quasque dedit quondam, morientibus eripit artes?
Nosque jubet tacitos, etiam rationis egenos,
Non aliter, primo quam quum aurreximus aevo
Glandibus et purae rursus procumbere lymphae?
An reliquas terras conservat amicus, et urbes,
Sed genus Ausonium, Romulique exturbat alumnos? |
Dis-moi,
Calliope, que médite le maître puissant des dieux? Veut-il bouleverser
le monde et les siècles dévolus aux humains? Ces arts qu’il leur donna
jadis, va-t-il les leur ravir sur le tombeau? Veut-il que muets,
dépouillés même de la raison, tels qu’au jour où nous nous levâmes dans
la première enfance du monde, nous savourions derechef le gland, nous
nous courbions au bord d’une onde pure? Ou bien, conserve-t-il sa bonté
au reste de la terre, aux autres cités, et se plait-il à porter la
confusion au sein des enfants d’Ausonie, des nourrissons de Romulus? |
20
Quid reputemus enim? Duo sunt quibus extulit ingens
Roma caput: virtus belli, et sapientia pacis.
Sed virtus agitata domi, et
socialibus armis,
In freta Sicaniae, et Carthaginis exiit arces,
Ceteraque imperia, et totum simul abstulit orbem
Deinde, velut studio victor qui solus Achaeo
Languet, et immota secum virtute fatiscit,
Sic itidem Romana manus, contendere postquam
Destitit, et paœm longis frenavit habenis,
Ipsa domi leges, et Graia inventa retractans,
30 Omnia
bellorum terra quaesita marique
Praemia consilio, et molli ratione regebat.
Stabat in his, neque enim poterat constare sine ipsis,
Aut frustra uxori, mendasque Diespiter olim
Imperium sine fine dedi, dixisse probatur. |
Mais y
songeons-nous? Deux causes firent que Rome éleva sa tête altière: sa
valeur dans les combats et sa sagesse dans la paix. Mais cette valeur,
exercée aux luttes du forum et dans la
guerre sociale,
fit irruption aux mers de Sicile, aux remparts de Carthage; elle
asservit tous les empires, et dévora l’univers entier. Bientôt, telle
que l’athlète qui, resté seul vainqueur au stade d’Olympie, languit et
s’énerve, consumant son courage dans un immobile repos, Rome, dès quelle
ne se vit plus de rivaux, qu’elle eut façonné les peuples au joug d’une
longue paix, élaborant chez elle les lois, les inventions de la Grèce,
fécondait tous ces fruits des victoires, recueillis sur terre et sur
mer, la douce influence de la sagesse et de la raison. C’étaient là ses
appuis; appuis sans lesquels elle ne pouvait subsister, sans lesquels
Jupiter jadis eût menti dans ses promesses, quand il dit à son épouse :
Je leur ai donné un empire
sans limites. |
Nunc igitur qui res romanas imperat inter,
Non trabe,
sed tergo prolapsus,et ingluvie albus,
Et studia, et sapiens hominum nomenque genusque
Omnia abire foras, atque urbe excedere jussit.
Quid facimus? Graios, hominumque
reliquimus
urbes,
40 Ut Romana
foret magis his instructa magistris:
Nunc, Capitolino veluti turbante Camillo
Ensibus et trutina Galli fugere relicta,
Sic nostri palare senes dicuntur, et ipsi
Ut ferale suos onus exstirpare libellos.
Ergo Numantinus, Libycusque erravit in isto
Scipio, qui Rhodio crevit formante magistro,
Cetera et illa manus bello facunda secundo,
Quos inter prisci sententia diva Catonis
Scire adeo magni fecisset, utrumne secundis,
50 An magis
adversis staret Romana propago.
Scilicet adversis: nam, quum defendier armis
Suadet amor patriae, et captiva Penatibus uxor;
Convenit ut vespis, quarum domus arce
Monetae,
Turbo rigens strictis per lutes corpora telis.
Ast ubi apis secura redit, oblita favorum
Plebs , materque una somno moriuntur obeso.
Romulidarum igitur longa et gravis exitium pax. |
Et voilà
qu’un tyran oppresseur de Rome, courbé lui-même, non sous la poutre,
mais du dos, et tout blême de sa gloutonne avidité, a tout proscrit, et
la sagesse, et les sages, et leur race, et leur nom; a tout chassé de la
ville. Que faisons-nous? Nous avons délaissé les Grecs, les cités,
séjour des beaux-arts; nous avons voulu que Rome, plus qu’elles, fût
pourvue de leurs doctes personnages. Maintenant, ainsi qu’à ravivée de
Camille, le sauveur du Capitole les Gaulois épouvantés prirent la fuite,
laissant leurs épées et leurs balances, des vieillards, dit-on, enfants
de la patrie, sont réduits à fuir, contraints d’anéantir eux-mêmes leurs
écrits, comme un fardeau de mort. Il a donc failli le héros destructeur
de Numance et de Carthage, l’élève du sage de Rhodes, Scipion, et avec
lui ce nombreux essaim de guerriers, orateurs ceints des palmes de la
victoire? Parmi eux, le vieux Caton se demandait alors si, mieux que la
prospérité, les revers ne devaient pas raffermir la puissance de Rome:
oui, les revers; car, dès que l’amour de la patrie, dès qu’une épouse
captive au sein de ses foyers, appellent le guerrier à les défendre,
celui-ci court à l’ennemi. Ainsi vole à la rencontre des guêpes qui
habitent le temple de Junon Monéta un essaim d’abeilles, au corps fauve,
hérissé de dards tout prêts à les percer, Mais l’abeille revient-elle
libre de soucis, les enfants et la mère, oublieux de leur industrie,
succombent à de molles langueurs. Ainsi Rome se consume sous le poids
d’une trop longue paix. |
Haec fabella modo pausam facit. Optima posthac
Musa, velim moneas, sine qua mihi nulle voluptas
60 Vivere,
uti quondam, Lydis dum Smyrna peribat,
Nunc itidem migrare velint, vel denique quidvis,
Ut dea, quaere aliud:
tantum
Romana Caleno
Moenia jucundos pariterque averte
Sabinos. |
Ici je
suspendis mes accords. Muse, mes plus chères délices, l’unique bonheur
de ma vie, daigne prévenir nos sages, que, de même qu’au temps où Smyrne
tombait sous les coups des Lydiens, il leur faut partir en exil. Ou
bien, Déesse, inspire-leur ce titre quelque autre conseil; seulement,
réserve à Calénus Rome et son délicieux Tibur. |
Haec ego; tum paucia dea me dignatur, et infit:
Pone metus aequos, cultrix mea; summa tyranno
Huaec instant odia, et nostro periturus honore est.
Nam laureta Numae, fontesque habitamus eosdem,
Et comite Egenia ridemus inania coepta.
Vive, vale, manet hunc pulchrum sua fama dolorem,
70 Musarum
spondet chorus, et
Romanus Apollo. |
Telle fut ma
prière. Aussitôt la déesse daigna me répondre en ces mots: Dépouille de
trop justes craintes, toi que je sais fidèle à mon culte. Ces haines
amoncelées vont fondre sur le tyran; il périra, et je me fais honneur de
son trépas. Compagne d’Égérie, aux sources et aux bosquets de Numa, je
me ris de ses vains projets. Vis donc, et adieu : une si noble douleur
aura sa gloire: le choeur des Muses, l’Apollon romain te le promettent
par ma voix. |
NOTES SUR LA SATIRE
DE SULPICIA.
Poète de Clazomène.
Vers 6. Il s’agit d’Hipponax, natif,
non de Clazomène comme on pourrait l’induire de ce passage, mais d’Ephèse, l’an
540 avant Jésus-Christ. Il marcha sur les traces d’Archiloque et excella comme
lui dans la satire : il fut l’inventeur du vers scazon. Poursuivi par ses
ennemis, il se réfugia à Clazomène. Là, deux statuaires l’ayant rendu un objet
de risée en le représentant sotie des traits difformes, Hipponax, par
représailles, fit contre eux une satire si violente qu’ils se pendirent de
désespoir. Il passe pour l’inventeur de la parodie.
Guerre sociale.
Vers 23. Allusion à la guerre
entreprise par les Latins pour obtenir le droit de cité, guerre renouvelée plus
tard du temps de Sylla, et qui prit alors véritablement le nom de
Guerre sociale.
Sans
limites.
Vers 34. Allusion au vers 283 du livre
1 de l’Enéide, où se rencontre cet hémistiche. Seulement Sulpicia le fait
adresser à Junon, ou lieu que dons le texte original, il s’adresse à Vénus.
Non trabe.
Vers 36. Burmann trouve ce vers
inintelligible : il confesse son ignorance et déclare qu’il ne hasardera pas une
explication absurde. Casaubon pense que c’est une allusion au proverbe grec:
il est tombé, non d’une poutre, mais de son esprit ou d’un âne. Nous
avouons que cette espèce de calembour ne nous semble pas d’une explication bien
évidente ici. M. Thery se décide à expliquer: Courbé, non sous
le poids d’une poutre, mais sous celui de son ventre, mot pour mot, sous
celui de son dos qui fait sortir son ventre en saillie. De
tout cela il résulte qu’on devine assez le sens de ce mot, mais qu’on ne s’en
explique pas bien la lettre.
Urbes hominum.
Vers 39. Allusion à cet usage si ordinaire du temps de Cicéron, d’aller chercher
en Grèce des leçons de science et de philosophie.
Monetœ.
Vers 55. Suidas dit que ce surnom fut
donné à Junon, parce que la déesse entendant un jour les Romains se plaindre de
manquer d’argent pour continuer la guerre contre Pyrrhus, leur dit qu’ils en
auraient toujours assez, s’ils pratiquaient la justice.
Tantum.
Vers 62. Scaliger, Heinsius,
Wernsdorff, entendent ainsi ce passage: favorise Rome et les Sabins
chers à Calénus: ils changent averte en
adverte. Dousa admet adverte
et pense que Sulpicia veut engager son époux à quitter prudemment
cette Rome et ce Tibur qu’il aime.
Sabinos.
Le pays des Sabins, où était situé
Tibur. Juvénal, Horace surtout, nous font connaître ce site en chanteur, l’Auteuil
des littérateurs romains.
Romanus Apollo.
Vers 70. Romanus,
parce que ce dieu avait un temple sur le mont Palatin. Auguste y avait joint une
bibliothèque.
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