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Claudien

 

GUERRE CONTRE LES GÈTES.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

GUERRE CONTRE LES GÈTES.

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Lorsque, à travers les obstacles d’une mer encore vierge, et partout hérissée d’écueils mobiles qui se rapprochaient pour lui fermer le passage, l’audacieuse Argo se frayait une route nouvelle vers la Colchide et l’empire d’Ætès, on dit que, secondé par les dieux, Tiphys, seul insensible aux périls dont l’approche avait glacé tous les cœurs, sut préserver du naufrage sa nef à peine endommagée; et, s’élançant avec art entre deux monts prêts à l’engloutir, éluda le choc des rochers flottants, et guida vers les hauteurs de l’Euxin sa poupe enfin triomphante. Ainsi l’adresse d’un mortel dompta l’orgueil des Symplégades étonnées, qui, désormais enchaînées à la terre par des liens invincibles, une fois vaincues, offrirent aux vaisseaux un facile accès. Si, pour avoir sauvé du péril un simple navire, Tiphys obtint à juste titre une gloire immortelle; quels éloges pourront payer à Stilichon le salut d’un si grand empire?

C’est en vain que les poètes, pour rehausser le sujet de leurs chants, nous représentent Minerve fendant avec efforts des ais baignés de ses sueurs, et, pour construire la divine Argo, joignant aux chênes muets les arbres fatidiques de la forêt de Dodone, et dotant de la science des augures cette nef à voix humaine. C’est en vain que, pour captiver les esprits crédules, ils gonflent leurs récits de prodiges sans nombre; qu’ils nous peignent et les Harpies affamées, et les immenses replis du dragon, dont les yeux, inaccessibles au sommeil, veillent sans cesse sur la toison d’or; et les taureaux qui vomissent des flammes sur leurs jougs embrasés; les sillons où verdit tout à coup l’airain des casques; la terre, enceinte des enfants de Mars, et des germes de guerre produisant une moisson de combats. Toutes ces fables pâlissent devant la vérité. Chasser de la table d’un seul mortel les Harpies affamées, serait donc un plus beau titre à la célébrité que d’avoir expulsé cette nuée de Barbares qui déjà menaçait d’engloutir les richesses de l’Italie?

Quoi ! j’irais admirer ces fils de la terre qu’un même jour vit naître et mourir, ensevelis dans les mêmes sillons qui leur ont donné la vie; et je resterais insensible à la défaite de ces hordes gétiques, élevées au sein des trophées de Bellone, et dont les cheveux ont blanchi sous le casque !

Vous seul, ô Stilichon ! dissipant les ténèbres qui couvraient cet empire, nous le rendez brillant de sa beauté première. Par vous, affranchies des liens qui les enchaînaient, les lois, longtemps muettes, osent enfin faire entendre leur voix; fidèle à l’antique usage, la justice distingue les pouvoirs que la crainte avait confondus dans un commun oubli. Votre bras, écartant la mort suspendue sur nos têtes, rend à ses pénates, à ses champs paternels un peuple condamné par les destins, et sauvé par votre valeur.

On ne voit plus les Romains, troupeau timide, contempler, de l’enceinte où les retient la peur, leurs moissons au loin dévorées par les flammes; et demander aux fleuves débordés, dont leurs vœux inquiets mesurent la hauteur, de retarder leur ruine, d’opposer aux ennemis le fidèle rempart de leurs ondes: ils n’accusent plus la fuite des nuages ou le retour de la sérénité de conjurer leur perte.

Rome, naguère en proie aux fureurs d’une guerre intestine, relève aujourd’hui, sans alarmes, les tours dont son front se couronne. Auguste reine de l’Italie, relève-toi; et, plus confiante dans la faveur des dieux, rejette loin de toi les craintes honteuses de la vieillesse, ville immortelle comme les cieux ! Lorsque Lachésis exercera sur toi son fatal empire, on verra la nature en désordre changer. Ses lois immuables : le Tanaïs, égaré dans son cours, ira porter ses ondes aux plaines de l’Égypte, le Nil, aux marais Méotides; l’Eurus s’élèvera de l’Occident, le Zéphyr, des bords de l’Indus; le brûlant Auster noircira de ses brumeuses vapeurs les cimes du Caucase, et l’Aquilon enchaînera sous la glace les sables mouvants de la Gétulie.

Voici le terme fixé par les destins aux triomphes des Barbares, et leurs menaces, annoncées par tant de prodiges, expirent impuissantes. Mais les cieux sont-ils toujours l’asile de la paix? et Jupiter lui-même (dieu puissant, excuse ce langage), Jupiter n’a-t-il jamais pâli aux efforts de l’audacieux Typhée, lorsque ce monstre armait ses cent bras de cent montagnes, et, redressant jusqu’aux astres les dragons dont sa queue est armée, atteignait de ses dards l’Ourse épouvantée? Faut-il donc s’étonner, si le séjour des mortels est quelquefois troublé par la crainte? N’a-t-on pas vu Mars chargé de chaînes par les terribles fils d’Aloëus, dans cette guerre impie où, cherchant à s’ouvrir vers l’Olympe des sentiers interdits à leur race, ils suspendirent quelques instants le mouvement des cieux par le choc des rochers qu’ils lançaient? Mais une fureur aveugle est sans effet, une coupable espérance ne donne que de courtes joies; et les Aloïdes n’atteignirent pas la force de la jeunesse tandis qu’Otus s’efforce de soulever le Pélion, il succombe aux traits de Phébus; et, mourant, de ses bras affaiblis Ephialte laisse retomber l’Ossa sur ses flancs.

Maintenant, ô Rome ! redresse ta tête altière, et contemple ton ennemi; vois-le hâtant sa fuite honteuse loin de l’Italie: combien ses bataillons sont rares et, dégarnis ! combien il est déchu de son audace première, ce chef des Barbares, qui leur avait promis que tout cèderait sur son passage; qui jurait par le Danube, objet du culte de ses pères, de ne déposer la cuirasse que lorsqu’il foulerait le Forum sous ses pieds triomphants ! O vicissitudes des choses humaines ! celui qui se flattait de faire des dames romaines les victimes de sa brutalité, voit entraîner loin de lui ses femmes et ses enfants, confondus dans un même esclavage. Dans son insatiable avidité, il dévorait en espoir nos richesses, et lui-même est la proie facile du vainqueur; naguère, il essayait en vain de corrompre à prix d’or la fidélité de nos guerriers, et tout à coup, abandonné de ses propres soldats, il rentre dans ses foyers, seul, sans troupes et sans armes.

Oubliant un instant la haine qui t’anime, Rome, pèse avec équité les motifs qui dérobent tes ennemis à la mort. Il est beau, de pardonner au malheur ; forcer les vaincus à implorer leur grâce, n’est-ce pas un supplice assez rigoureux? Voir l’orgueilleux dompté par la crainte, voir le ravisseur, si souvent gorgé de dépouilles, maintenant réduit aux angoisses de la pauvreté, est-il une plus douce vengeance? Mais une raison plus puissante, ton intérêt, ô Rome ! commandait la clémence à Stilichon. S’il ouvrit un passage à l’ennemi cerné de toutes parts, ton salut l’exigeait: peut-être, exaspérée par l’approche d’une mort inévitable, sa rage eût été plus terrible. Pour anéantir le nom et la race des Gètes, fallait-il rapprocher le danger de tes murs? Garde-nous, puissant Jupiter, que jamais de leurs profanes regards ces hordes barbares souillent les autels de Numa, le séjour de l’immortel Quirinus, et surprennent le secret de la grandeur de l’empire !

Si je ne m’abuse, en rappelant à mon souvenir les combats qu’ont livrés nos pères, alors que Rome florissait dans sa noble liberté, et que des soldats nés dans son sein étendaient au loin sa puissance; toujours ils allaient cueillir les palmes de la gloire au delà des mers, dans ces contrées reculées qui leur procuraient l’avantage d’exercer leur valeur sans dangers pour leurs propres foyers, et d’où ils revenaient, comblés des faveurs du destin, livrer aux railleries du peuple les rois enchaînés à leur char. Mais, dès qu’une affreuse tempête enveloppait l’Italie et grondait suspendue sur sa tête, méprisant les vaines clameurs de la faveur publique, dans ces graves circonstances, on ne consultait que le salut de l’état et l’on préférait pour chef, non celui dont l’imprudente témérité eût tout exposé aux hasards d’un seul combat, mais le guerrier dont l’expérience balançait mûrement les chances plus ou moins favorables, et qui, supérieur à l’adversité et modeste après un succès, serrant ou relâchant les rênes, savait temporiser à propos et se modérer dans la victoire. Ainsi, l’élève habile de Péon traite avec plus de prudence les maladies graves et les plaies voisines du cœur : il ne coupe qu’avec réserve, il craint de commettre une erreur irréparable, et d’attaquer les sources de la vie en plongeant le fer trop avant.

C’est avec justice que l’antiquité célèbre dans des chants sublimes ce Curius qui chassa des plages italiques le belliqueux rejeton d’Achille: sa gloire ne le cède en rien aux pompeux trophées de Marius et de Paul-Émile qui traînaient des rois enchaînés à leur char triomphal. Avoir chargé de fers le Numide Jugurtha, est moins digne d’éloges que d’avoir forcé Pyrrhus à la fuite: sans doute, il poursuivait un prince déjà vaincu deux fois par le dévouement des Decius et par l’intégrité de ce Fabricius dont l’âme incorruptible sut triompher tour-à-tour de ses présents et de ses armes; cependant Curius a tout l’honneur de la retraite du fils d’Éaque. Combien est plus important le service que Stilichon, seul et sans secours, vient de rendre à sa patrie ! Ce ne sont point des Chaoniens et des Molosses, ou ces enfants de Dodone, si fiers de leurs chênes fatidiques; ce ne sont point les guerriers de l’Épire qu’il a terrassés; mais cette nation belliqueuse que les sauvages contrées de l’Ourse nourrissent au milieu des Neiges. Fabius, le premier, par sa prudente lenteur arrêta la course foudroyante du héros de Carthage; bientôt, Marcellus, osant l’attendre dans la plaine, prouva qu’il n’était pas invincible; enfin un troisième adversaire, Scipion, sut, par sa valeur, l’expulser du sol de l’Ausonie. En combattant un ennemi plus redoutable, Stilichon surpasse à la fois les talents divers de ces trois héros: sa lenteur dompte la rage de l’ennemi, son courage en triomphe sur le champ de bataille, et le rejette vaincu loin de l’Italie.

Pendant un lustre entier, la plaintive Œnotrie a vu ses champs au loin dévorés par l’incendie qu’alluma Pyrrhus; dix-huit printemps se sont écoulés depuis l’invasion des Carthaginois, et le coursier massylien foule encore d’un pied dévastateur les plaines verdoyantes de l’Italie; tardifs vengeurs de l’affront fait à leurs pères, une génération de jeunes Romains, nés après cette guerre désastreuse, refoule enfin dans ses propres foyers Annibal blanchi par les ans. Stilichon, plus actif, borne à la durée d’un hiver le cours de cette guerre orageuse, et les premiers épis dont l’été se couronne rendent au ciel sa sérénité, la paix à nos campagnes.

Mais à quoi bon rappeler ces longs combats contre Annibal et Pyrrhus? n’a-t-on pas vu Spartacus, un vil gladiateur, le fer et la flamme à la main, promener ses fureurs dans toute l’Italie, se mesurer tant de fois à la face du ciel contre des consuls, chasser de leurs camps ses maîtres sans vigueur; et, pour comble d’opprobre, nos aigles terrassées par le bras d’un esclave? Et nous, race dégénérée, élevés à l’abri des alarmes, énervés par le luxe, nous nous abandonnons au désespoir, si l’ennemi ravit au laboureur ses taureaux ou ravage sa moisson. Et cependant ce n’est point du bagne des esclaves ou de la poussière du Cirque que sont sortis ces bataillons armés: interrogez les peuples de la Thrace, de la Thessalie, de la Moesie; ils vous diront quel est l’ennemi que Stilichon a terrassé !

Trente fois l’hiver a revêtu d’un manteau de glace l’Hémus dépouillé de feuillage; trente fois, fondant les neiges qui les couvraient, le printemps rendit à ses collines leurs tapis de verdure, depuis le jour fatal où, désertant le Septentrion, leur patrie, et franchissant enfin les rives de l’Ister, ces hordes féroces fixèrent leur séjour dans la Thrace épouvantée : soit que les destins contraires, soit que le courroux implacable des dieux, conjurés pour notre perte, les dirigeassent contre nous.

Depuis ce jour, en quelque lieu qu’Erinnys guide leur course vagabonde, semblables dans leur impétuosité aux ravages de la grêle, aux fureurs de la, peste, ils s’élancent à travers les monts escarpés, ils franchissent tous les obstacles les fleuves, les rochers qui protègent une contrée sont d’impuissantes barrières. Que sert à l’Odrysien de leur opposer le Rhodope, l’Hémus et le formidable Athos? le Besse, dans son malheur, accuse le Strymon, que leur pied dédaigneux franchit d’un saut facile, et la vaine rapidité de l’Aliacmon. Le Macédonien s’étonne de voir fouler par eux, comme une plaine unie, le sommet de l’Olympe inaccessible aux nuages. Le Thessalien gémit de voir que Tempé ne peut les arrêter; qu’ils gravissent, en se jouant, les rocs aigus de l’Œta. Le Sperchius et l’Énipée, cher aux jeunes vierges, baignent aujourd’hui la chevelure des Barbares. Le Pinde est pour le Dryope un rempart inutile; Leucate lève jusqu’aux nuages son front superbe, et ne peut défendre les plaines d’Actium. Que dis-je? cet étroit passage qui si longtemps arrêta le Mède, les Thermopyles elles-mêmes cèdent à leur premier effort. Le rocher de Sciron protégé par les flots, le mur qui, prolongé d’une mer à l’autre, joint les deux rivages de Corinthe, et le défilé de Léchéum s’ouvrent tout à coup à leur approche. Les sommets ombragés de l’Érymanthe ne mettent point l’Arcadien à l’abri; et la tremblante Amyclée voit la cime du Taygète foulée par les coursiers ennemis.

Enfin, les Alpes victorieuses ont vengé tous les monts de la Grèce; et l’Eridan, rougi par le sang des Gètes, a lavé l’affront de tant de fleuves humiliés. Instruits par l’évènement, apprenons à respecter le voile épais qui nous dérobe les secrets du destin. Les Alpes une fois franchies, qui de nous eût pensé qu’il dût subsister une ombre de l’empire des Latins? et, comme si déjà Rome eût été la proie des Barbares, n’a-t-on pas entendu une rumeur sinistre s’épandre par-delà l’Océan, par-delà la Gaule et les Pyrénées; et la Renommée, donnant sous ses ailes un asile aux sombres alarmes, et recueillant tous les bruits semés sur sa route, des colonnes d’Hercule aux rivages d’Albion, épouvanter les mers; et, sous un autre ciel, faire trembler Thulé, pour la première fois, au murmure lointain de nos guerres?

Livrerons-nous au vain souffle des vents les terreurs que nous avons ressenties, de peur d’attrister des oreilles joyeuses par ces sombres récits? ou plutôt, ces souvenirs n’auront-ils point des charmes pour nous? La douleur qui précède un plaisir inespéré en double le prix. Longtemps ballotté par l’inclémence des mers, au coucher des Pléiades, le pilote en sent mieux les délices du port ainsi, lorsque je compare notre bonheur présent à nos périls passés, lorsque je me rappelle nos alarmes récentes, Stilichon grandit à mes yeux. N’eût-on pas dit que nos tours, que nos murs, fussent-ils élevés sur des bases de diamants, devaient tomber sans défense à l’approche des Gètes? que les portes d’airain s’ouvriraient d’elles-mêmes? que les retranchements hérissés de pieux aigus ne pourraient arrêter leurs chevaux bondissants? Déjà les habitants de l’Italie se préparent à fuir sur leurs vaisseaux, à chercher un asile dans les golfes de la Sardaigne ou dans les rochers inhospitaliers de Cyrné, et à protéger leur vie du rempart des ondes écumantes. La Sicile elle-même, peu confiante dans le détroit resserré qui la sépare de nous, voudrait que les lois de la nature lui permissent de s’éloigner de l’Italie, et d’ouvrir un plus large passage aux flots ioniens, en refoulant le promontoire de Pélore. Dédaignant ses lambris dorés, combien le riche préfèrerait une tranquille retraite dans les antres de l’Éolie ! Les trésors ne sont plus pour l’avare qu’un pesant fardeau: en proie à des soucis cuisants, il met enfin un terme à sa cupidité.

La frayeur, de sa nature ennemie du silence, ouvre notre me crédule aux fictions mensongères. De toutes parts, on n’entend que récits de songes effrayants, de prodiges divins, de sinistres pronostics. On se demande ce que présage le vol des oiseaux, ce que le ciel annonce aux mortels par l’organe de la foudre, ce que prédisent les livres fatidiques, sacrés dépositaires des destinées de Rome. On compte avec effroi les fréquentes éclipses de l’astre des nuits, dont tant de fois l’airain retentissant dans nos villes a soulagé le pénible travail. Ce n’est plus le globe de la terre dont la jalouse interposition dérobe à Phoebé les rayons de son frère; ce sont les sorcières thessaliennes qui suivent le camp des Barbares, et qui, par l’influence des herbes magiques, altèrent le disque de la lune. Aux prodiges menaçants de la précédente année, qu’une profonde paix avait fait négliger, la peur ajoute de nouveaux prodiges. Une grêle meurtrière de cailloux; des essaims d’abeilles suspendus à nos aigles; des incendies, sans causes apparentes, exerçant au loin leurs ravages sur nos demeures embrasées; l’apparition d’une comète, signe infaillible de malheurs prochains, que l’on vit s’élever des bords pourprés de l’Orient, là où le vieux Géphée brille auprès de sa radieuse épouse; ensuite, s’éloigner peu à peu de la fille de Lycaon, souiller du contact de sa chevelure errante le char du Bouvier, qui éclaire les contrées gétiques; puis enfin, faible lueur, s’éteindre et s’évanouira

Mais ce qui surtout frappe les esprits d’une terreur plus grande, c’est le présage qu’offrirent deux loups immolés en présence d’Honorius. Un jour, en effet, que ce prince exerçait ses coursiers dans la plaine, deux loups s’élancent avec fureur sur son escorte; percés de mille traits, ils montrent à nos regards un prodige inouï, un merveilleux avertissement de l’avenir: deux mains humaines sortaient de leurs flancs ouverts par les blessures; dans les entrailles de l’un s’agitait la main gauche; la droite, dans les entrailles de l’autre: ces deux mains, les doigts étendus, semblaient encore animées par le sang. Investigateurs de la vérité, nous trouvons dans ces loups, messagers du dieu Mars, le présage infaillible de la défaite des Barbares, sous les yeux mêmes d’Honorius. Ainsi que du sein de ces monstres s’échappaient ces deux mains, encore douées de la vie; ainsi les Alpes, impuissante barrière, ouvrent un libre passage à la valeur romaine. Mais la frayeur, sinistre interprète, tire de tous ces événements les prédictions les plus funestes : ces membres, mutilés, ces loups qui rappellent la nourrice de Romulus, tout lui semble annoncer la chute de l’empire. Bientôt on suppute le nombre des années, on arrête dans son vol un des douze vautours, et l’on abrège d’un siècle la durée de l’existence de Rome.

Stilichon, seul, augure plus favorable, ranime notre espoir abattu, en nous promettant le secours de son bras invincible: à la voix d’un héros, l’oracle à la fois et l’arbitre de nos destinées, notre salut n’est plus douteux. « Un peu de fermeté, nous dit-il, et, bannissant des plaintes pusillanimes, supportons sans trembler les revers de la fortune : les gémissements des matelots, ne sauvent point le vaisseau battu par la tempête; de lâches sanglots et des vœux superflus ne calment point la fureur des flots et le courroux des vents. Alors tous les bras doivent agir, tout l’équipage doit réunir ses efforts pour le salut commun: soulageons le navire; aux voiles ! aux pompes ! aux cordages ! obéissons sans réplique à tous les ordres d’un pilote habile. Eh quoi ! si la trahison, si l’absence de nos guerriers retenus dans la Rhétie, si nos légions livrées aux fatigues d’une expédition lointaine, ont offert aux Gètes l’occasion propice de faire irruption dans l’empire, tout espoir est-il donc perdu? ah ! sans doute j’aurais lieu de m’émouvoir, si par de nouveaux stratagèmes, si par des sentiers nouvellement frayés, les Barbares venaient de franchir pour la première fois les Alpes jusqu’alors inaccessibles. Mais la défaite successive de deux tyrans leur indiquait ce passage fameux par un double désastre. Nos ennemis pouvaient-ils méconnaître ces lieux, dont nos guerres civiles leur ont enseigné le chemin? ils ont suivi des routes déjà frayées : Romains, ce sont vos discordes qui leur ont livré l’entrée de l’empire. Est-ce donc un prodige inconnu des siècles passés? L’Ausonie, vous le savez, fut souvent en butte à de telles attaques; mais toujours elle en tira vengeance. Le sang des Sénonais éteignit l’incendie qu’ils avaient allumé dans son sein; jadis ouverte à l’invasion furieuse des Cimbres et des Teutons, l’Ausonie a vu leurs têtes hideuses chargées des chaînes de l’esclavage. Elle est vile à mes yeux, la gloire dont des périls bravés ne rehaussent point le prix : les grands dangers font les grands triomphes. Qu’ai-je appris? vous méditez une fuite honteuse ! vous tournez vos regards vers les plaines de la Gaule ! laissant derrière elles les champs du Latium, vos légions fugitives veulent chercher un asile lointain sur les rives de la Saône? Ainsi donc, livrant Rome aux peuplades du Nord, vous établirez sur le Rhône le siège de l’empire et vous espérez que le tronc vivra séparé de la tête? Si les liens du sang vous entraînent, je ne suis pas non plus étranger aux sentiments de la nature: mon cœur n’est pas tellement endurci, qu’il méconnaisse les titres doux et sacrés de beau-père, d’époux et de père d’une famille adorée; mais jamais de lâches affections ne me feront oublier l’honneur, au point de chercher le salut des miens dans une fuite ignominieuse : conseiller audacieux au moment du danger, on ne me verra point chercher à l’éviter moi-même. Je laisse en ces lieux une épouse, des enfants, un gendre qui m’est plus cher que la vie; tous ces objets, qui font partie de mon existence, je ne veux point les soustraire à l’orage qui nous menace tous. O terre d’Œnotrie ! je te confie ces gages de ma tendresse; quel que soit ton sort, ils le partageront. Et vous, Romains, défendez quelque temps encore vos remparts; bientôt vous me verrez reparaître, amenant à votre secours l’élite de nos guerriers. »

Ce discours raffermit le courage d’un peuple naguère encore tremblant, et suspend la fuite de la cour prête à s’exiler. Les ténèbres se dissipent, l’Hespérie relève sa tête altière, dès qu’elle voit son prince, résolu à partager ses périls, rester comme otage des destinées de l’Italie.

De ces lieux où le Larius, couronnant ses rives d’une épaisse forêt d’oliviers, semble, par la molle agitation de ses flots, vouloir imiter l’Océan, soudain une barque légère s’élance, et franchit le lac d’un vol rapide. Déjà Stilichon, bravant l’hiver et l’inclémence du ciel, gravit ces monts inaccessibles dans la saison des frimas. Tel, laissant dans son antre ses petits affamés, un lion formidable sort par une nuit glacée; et, malgré la fureur qui l’agite, se précipite, silencieux, à travers des montagnes de neige: son cou se raidit, hérissé de glaçons suspendus à sa fauve crinière; la mort, le froid, la tempête, il oublie tout; il ne songe qu’à la pâture de ses lionceaux. Vers les régions de l’Ourse, s’élève la montueuse Rhétie, voisine de la forêt Hercynienne, la Rhétie, fière d’être le berceau du Rhin et du Danube, qui entourent d’une liquide ceinture l’empire de Romulus. Faibles à leur naissance, bientôt leur onde dominatrice étend au loin ses rives, et entraîne dans son cours impétueux mille petits fleuves qui, sous le même nom, roulent confondus avec elle. Le Rhin, par un double canal, va se jeter dans l’Océan Cimbrique; l’Ister court à travers la Thrace s’engloutir par cinq bouches diverses dans le vaste sein d’Amphitrite. Tantôt fendus par la rame, tantôt offrant une surface glacée au tranchant des roues, tous deux sont tour-à-tour le théâtre des fureurs de Borée ou des travaux de Mars.

Cependant, vers les lieux où la Rhétie touche aux confins de l’Hespérie, une chaîne de montagnes frappe la nue de ses sommets escarpés, et livre à peine un sentier praticable dans les chaleurs de l’été. En cet endroit, plusieurs de nos guerriers, comme à la vue de la Gorgone, expirent pétrifiés par la rigueur du froid; d’autres disparaissent engloutis sous des monceaux de neige; quelquefois un chariot,, et les taureaux qui le traînent sur ce sol d’une perfide blancheur, roulent ensemble au fond de l’abîme; quelquefois, minée dans ses fondements par la tiède haleine de l’Auster, une montagne de glace, suspendue sur le penchant d’un sol trop incliné, se détache tout à coup, et s’écroule avec fracas. C’est à travers ces horribles contrées que Stilichon s’avance au milieu de l’hiver. La liqueur de Bacchus est inconnue en ces lieux, Cérès même s’y montre avare de ses dons. Là, sans quitter ses armes, et chargé de son manteau trempé de pluie, le héros se contente, pour calmer sa faim, de quelques aliments qu’il prend à la hâte, en pressant le pas de son coursier transi de froid. Une couche moelleuse ne reçoit pas ses membres fatigués; mais lorsque les ténèbres d’une nuit obscure le forcent à suspendre sa marche, tantôt l’antre redouté du monstre des forêts lui sert d’asile, tantôt il repose sous le chaume du pasteur, la tête appuyée sur son bouclier. A la vue d’un tel hôte, le berger pâlit immobile,, et sa rustique compagne montre à son hideux nourrisson le noble visage de ce héros inconnu.

Ces lits grossiers dans l’horreur des forêts, ce sommeil sur la neige, ces soucis, ces veilles, ces travaux rendirent le repos au monde et une paix inespérée à l’empire. C’est dans ces cabanes, au sommet des Alpes, que Stilichon préparait le salut de Rome. Enhardis par la nouvelle de nos défaites, déjà les Barbares avaient rompu la foi des traités, et s’étaient répandus dans les forêts de la Vindélicie et dans les plaines du Noricum.

Comme on voit des esclaves, à la fausse nouvelle de la mort de leur maître, sur ce bruit mensonger, secouant le joug de l’obéissance, se livrer à tous les excès de la table, de l’ivresse et de la danse; tandis que cette demeure, veuve de son possesseur, est le séjour d’une licence effrénée, si, tout à coup, un hasard imprévu y ramène leur maître, immobiles, stupéfiés, maudissant leurs dérèglements, la conscience du châtiment qu’ils ont mérité frappe de terreur ces âmes serviles : ainsi les peuples rebelles furent glacés d’effroi à la seule vue du héros en qui brille le triple éclat du prince, de Rome et de l’empire. La joie n’anime point ses traits; on n’y lit point l’abattement du désespoir, mais une juste sévérité, mais un noble courroux: tel le front d’Alcide rougissait d’indignation aux ordres injustes de l’implacable Eurysthée; tel, à l’aspect de Jupiter irrité, le ciel se trouble, et l’air se condense en nuées obscures.

« Eh ! quoi, s’écria-t-il, le Gète armé contre nous a-t-il pu vous inspirer tant d’audace? exalter à ce point votre fol orgueil? Les revers de la fortune n’ont point tellement abattu Rome, qu’elle ne puisse avec une poignée de ses guerriers réprimer vos insolentes clameurs. Sans recourir à de longs discours, que l’histoire du passé vous serve de leçon. Nos citadelles tombaient sous les coups du farouche Annibal; Cannes avait vu se renouveler le sanglant désastre de la Trébie; séduit par un vain espoir, le roi de Macédoine, Philippe, nous croyant accablés, osa tirer contre nous son impuissante épée: à cet affront sanglant, le sénat s’émut, et bien qu’alors menacé de dangers plus pressants, ne put supporter sans indignation l’attaque insolente d’un peuple subalterne, au moment où deux villes célèbres se disputaient l’empire de l’univers : le châtiment suivit de près l’offense. Lévinus, qui luttait alors contre Carthage, fut aussi chargé de punir l’audacieux tyran. Le consul obéit sans retard; notre armée ne fit que passer, et Philippe, anéanti (pour avoir osé, lui chétif, se mêler aux débats de deux grandes nations), apprit à ses dépens qu’il ne faut jamais affronter le courroux du fort, même au milieu de ses plus grands revers. »

Par ces sages paroles, Stilichon sut à la fois étouffer une guerre naissante, et procurer à Rome d’utiles alliés. Déjà ces peuples implorent comme une grâce d’être admis sous ses drapeaux; mais lui-même en fixe le nombre : proportionné au besoin de l’état, il ne sera ni une charge trop forte pour l’Italie, ni un sujet d’effroi pour l’empereur.

A la nouvelle de son retour, de toutes parts les légions romaines, entraînées par l’attachement qu’elles portent à leur général, volent avec leurs aigles se ranger sous ses ordres. La vue de Stilichon a ranimé leur courage, et des larmes d’attendrissement se confondent dans leurs yeux avec des larmes de joie. Tel un troupeau de taureaux que l’orage a dispersés dans une vaste forêt: dès qu’ils distinguent au loin les chants et le sifflement connu du pasteur, ils regagnent à l’envi leur pâturage accoutumé et le vallon qui les a vus naître ils s’appellent l’un l’autre, leurs mugissements joyeux répondent au cri du berger; et partout où sa voix se fait entendre, à travers l’épais feuillage paraissent çà et là les cornes de ses taureaux épars.

Les premiers sous nos drapeaux, se rangent les guerriers défenseurs de la Rhétie: les dépouilles du Vindélicien, dont ils sont encore couverts, attestent leur fidélité; vient ensuite la légion chargée de protéger les frontières de la Bretagne contre le farouche Écossais dont elle enchaîne la fureur, et contre le Picte qui, frappé du coup mortel, montre à nos soldats étonnés son pâle visage, que le fer a sillonné de figures bizarres. Que dis-je? les bataillons opposés au blond Sicambre, ceux qui soumettent le Catte et le Chérusque indomptable, tous portent vers les Gètes leurs armes menaçantes; et désormais, privés de leurs garnisons, les pays que baigne le Rhin sont contenus par la seule terreur du nom romain. Oui, la postérité aura peine à le croire, la Germanie, jadis si fière du nombre de ses habitants, la Germanie, que la présence de nos généraux et de toutes les forces de l’empire pouvait à peine tenir en respect, aujourd’hui, docile au frein que Stilichon lui impose, n’ose pas même, après notre retraite, dépasser ses limites dégarnies de soldats, fouler un sol ouvert à l’invasion, et tremble à l’idée de franchir un fleuve dont les rives ne sont plus gardées par nos troupes.

O le plus grand des héros, Camille seul peut marcher votre égal ! Tous deux vous avez brisé les efforts d’un ennemi furieux: lui de Brennus, vous d’Alaric; tous deux, divinités propices, vous sauvez votre patrie bouleversée: mais Camille vient trop tard venger Rome, déjà la proie des Barbares; Rome, encore intacte, trouve en vous son vengeur. Quel changement votre heureux retour a produit dans nos destinées ! dans tous les membres de l’état, circule une vigueur nouvelle, et ce vaste corps, naguère pâle et languissant, reprend le coloris de la sauté.

Le bras d’Alcide rappela dit-on, à la lumière une femme qui sacrifia sa vie pour sauver les jours d’un doux adoré. La fille de Latone, par la puissance des herbes magiques, fit revivre un jeune héros, victime des embûches d’une marâtre qu’il dédaignait. La Crète, si l’on en croit la fable, vit le fils de Minos, Glaucus, sortir vivant de son tombeau: un vieil augure, averti par les cris des oiseaux, trouva son cadavre et le ranima par la vertu des simples. O merveille du sort ! le miel si doux lui donna la mort, un hideux serpent lui rendit la vie ! Ton retour, ô Stilichon, arrache aux ombres du trépas, aux gouffres du Tartare, non pas un seul mortel, mais tant de peuples, tant de cités, voués naguère à une commune destruction.

En ce jour où une voix inconnue répandit dans nos murs le bruit de l’arrivée du héros, Rome, dans Stilichon retrouvant son égide, accueillit par des cris d’allégresse cette nouvelle, présage certain de la victoire. Comment peindre et les transports de l’empereur et les embrassements d’une cour enchantée? du haut de nos remparts, nous voyons un épais nuage de poussière s’avancer vers la ville que nous apporte-t-il? des alliés, ou des ennemis? l’incertitude tient nos esprits en suspens; tous gardent un profond silence. Mais bientôt, à travers ce poudreux tourbillon, comme un astre radieux brille l’aigrette de Stilichon; nous le reconnaissons à l’éclatante blancheur de sa chevelure. Soudain de toutes parts s’élève ce cri joyeux : « Le voici ! » plus d’alarmes, les portes s’ouvrent, et livrent passage à la foule immense des citoyens qui courent saluer le retour de nos drapeaux. Ce ne sont point des soldats novices qui s’offrent à nos yeux, des moissonneurs arrachés à leurs rustiques travaux, et dont le bras mal assuré ne lance que des traits impuissants; ici, Bellone avec un ris moqueur ne voit point Cérès, jetant au loin ses râteaux, essayer le poids d’un bouclier; ce ne sont point les clameurs tumultueuses de chefs nouveaux et inhabiles: c’est cette jeunesse guerrière, la vraie force de Rome, c’est un vrai général, la vivante image du dieu des batailles.

Mais plus l’espoir s’accroît dans nos âmes, plus le Gète s’abandonne au découragement. Après avoir franchi les Alpes, dans son audace, il s’élevait jusqu’aux cieux; et, croyant n’avoir plus d’obstacles à vaincre, il se promettait la conquête facile de toute l’Italie. Mais à la vue de tant de fleuves, de tant de cités défendues par le rempart de leurs eaux, de tant de bataillons, de tant d’escadrons qui s’offrent soudain à ses regards, et qui semblent l’envelopper dans un vaste réseau, une sourde fureur s’allume dans son âme; il maudit en secret l’aveugle présomption qui l’entraîna dans l’Italie, il voit fuir devant lui cette Rome qu’il croyait déjà tenir sous sa main; et cette grande entreprise ne lui laisse que des regrets.

Cependant, dissimulant ses craintes, il appelle au conseil les principaux chefs de son armée, dont l’âge et les exploits impriment le respect. Dans cet auguste sénat siègent des vieillards remarquables par leur longue chevelure, par les fourrures dont ils sont couverts, et par les honorables cicatrices qui sillonnent leurs corps : au lieu d’un bâton inutile, une longue lance soutient leurs pas tremblants, et sert à leur vieillesse guerrière de défense et d’appui. Alors un des chefs les plus âgés, dont les sages discours et les prudents avis inspirent la confiance, se lève; et, les yeux fixés vers la terre, secouant sa tête blanchie, et penché sur l’ivoire de sa lance:

« Déjà, dit-il, si je ne m’abuse, près de trente hivers se sont écoulés, depuis le jour où nous avons franchi le rapide Ister; et depuis tant d’années nous avons constamment échappé aux efforts des armées romaines: mais jamais ta fortune, Alaric, ne fut menacée de dangers plus pressants. O mon fils ! crois-en un vieillard qui fut témoin de tant de combats, un vieillard qui, veillant sur toi dès tes plus tendres années, t’a tenu lieu de père, et le premier chargea tes jeunes épaules d’un léger carquois et de ces faibles arcs, jouets de l’enfance. Que de fois je t’ai conseillé de respecter la foi des traités, et de rester en paix dans la fertile Émathie ! inutiles avis ! tu fus entraîné par la bouillante ardeur de la jeunesse. Mais du moins aujourd’hui, si le salut de ton armée est encore de quelque prix à tes yeux, tire-la, je t’en supplie, de ce pas dangereux. Il en est temps encore : tandis que l’ennemi est éloigné, hâte-toi de sortir de cette fatale Hespérie. Crains, par l’appât d’un nouveau butin, de perdre le fruit de tes conquêtes; et, pareil au loup enfermé dans la bergerie, d’expier sous les coups du berger tous tes larcins passés. Qu’est-ce donc que cette Étrurie aux fertiles vignobles, cette Rome et son fleuve du Tibre, dont les noms sont sans cesse dans ta bouche? je l’ignore; mais si j’en crois les récits de nos ancêtres, jamais l’insensé qui osa porter la guerre contre cette ville, n’eut à se réjouir du succès de son audace: les dieux n’abandonnent jamais son enceinte, dont ils ont fait leur séjour; des feux surnaturels protègent, dit-on, ses remparts, d’oh une puissance inconnue (est-ce le ciel ou Rome?) lance au loin la foudre dans les rangs ennemis. Si tu braves le céleste courroux, crains du moins le grand Stilichon, qui, secondé par la fortune, sut toujours repousser de criminelles attaques. Tu n’as pas oublié les monts de l’Arcadie, si funestes à nos guerriers, et les bûchers croulants sous leurs cadavres amoncelés, et notre sang courant en longs ruisseaux grossir les fleuves de la Grèce. C’en était fait de toi, si, couvrant sa trahison du voile sacré des lois, l’Orient n’eût protégé ta retraite. »

Pendant ce discours, le front d’Alaric s’enflammait de courroux; il lançait d’obliques regards sur le vieux guerrier; enfin, ne pouvant plus se contenir, sa rage et son orgueil éclatent en ces mots:

« Si la vieillesse qui a glacé tes sens et qui t’a privé de la raison ne réclamait l’indulgence, moi vivant, l’Ister, dieu de notre patrie, ne souffrirait pas sans vengeance les lâches paroles que ta langue ose proférer. Moi qui tant de fois, l’Hèbre en fut témoin, ai fait fuir les Césars; moi qui ai vu la nature entière se courber obéissante sous mes lois; les montagnes s’aplanir devant moi, les fleuves desséchés me livrer passage; moi, docile à tes honteux conseils, je consentirais à prendre la fuite? Non, non; fassent les dieux protecteurs du Gète, fassent les mânes de nos aïeux, que jamais je ne revoie, fugitif, les lieux que j’ai parcourus triomphant ! Je ne quitterai plus le sol de l’Italie : vainqueur, j’y fonderai mon empire; vaincu, j’y trouverai mon tombeau. J’ai soumis dans ma course rapide mille cités, mille peuples divers; j’ai brisé la barrière des Alpes, j’ai plongé dans les eaux de l’Eridan mon casque victorieux. Rome seule manque encore à ma gloire. Notre nation était déjà redoutable par sa force, alors que, sans alliés, elle ne comptait que sur ses propres armes. Mais depuis que Rome m’a cédé ses droits sur l’Illyrie, et que cette nation m’a reconnu pour son chef, j’ai forcé le Thrace à forger pour mes soldats des traits, des casques, des épées arrosés de ses sueurs; possesseur légitime de ces cités, jadis romaines, je les ai contraintes à me livrer pour tribut le fer dont manquait mon armée. Oui, le sort me favorise : il soumet à mes lois des peuples qui, chaque année en butte à mes ravages, me livraient en gémissant ces armes qui devaient leur être si fatales ! que de fois le forgeron trempa de ses larmes cet acier qui, longtemps rougi dans la fournaise ardente, longtemps poli par son art, devait un jour lui donner la mort ! Que dis-je? les dieux encouragent mes efforts. Ce ne sont point de vains songes ou de trompeurs augures: une voix, une voix distincte s’est fait entendre à tous, au fond d’un bois sacré: Plus de retards, Alaric, courage, et cette même armée, franchissant les Alpes romaines, tu parviendras jusqu’à LA VILLE : là, doit s’arrêter ta course. Et sourd à ces avis du ciel, incertain, j’hésiterais encore à marcher ou sa voix m’appelle? »

Il dit; et, plein d’une orgueilleuse confiance, sur la foi d’une vaine prédiction, il encourage son armée et la prépare à marcher aux combats. Perfides oracles ! toujours vous cachez un sens mystérieux, impénétrable à l’œil même des devins, jusqu’à ce que l’évènement tardif justifie la vérité de vos réponses. Déjà l’armée des Gètes touche aux confins de la Ligurie; là, coule un fleuve d’un nom étrange: il s’appelle la ville. C’est en ce lieu qu’Alaric vaincu apprit enfin, instruit par sa défaite, à se défier des oracles qui, par des paroles ambiguës, s’étaient joués de sa crédulité.

Stilichon, de son côté, s’avance en bon ordre, avec ses troupes impatientes de combattre, et hâte leur marche par ces paroles:

« Voici, oui, voici le jour, braves compagnons, qui doit enfin venger les longs outrages de l’Italie ! Rejetez loin de votre prince les périls dont on ose l’assiéger; que vos glaives ferment la blessure encore saignante que Rome a reçue aux bords du Timave, effacez à jamais la tache qu’ont imprimée à nos armes les Alpes forcées par le Gète. Le Gète ! n’est-ce pas lui que vous avez tant de fois vaincu dans les champs de l’Achaïe? Moins confiant dans ses propres forces que dans la confusion et les discordes civiles qui tiennent encore l’univers en suspens, le fourbe ! il se rit des traités, et vend tour-à-tour ses secours parjures à l’Orient et à l’Occident. Ne voyez-vous pas d’ici tous les peuples barbares de la Bretagne, de l’Ister et du Rhin épier, incertains, l’issue de ce combat? Vainqueurs aujourd’hui, vous détruisez dans leur source toutes les guerres futures. Que vos bras relèvent l’honneur du nom romain, et raffermissent l’empire chancelant ! une seule bataille peut tout réparer, une seule victoire peut rendre au monde une paix durable. Nous ne combattons plus en Thrace, dans les défilés de l’Hémus; nous n’attendons plus l’ennemi sur les bords de l’Alphée qu’ombrage au loin le Ménale; nous ne défendons plus Tégée et l’Argolide: non, c’est dans les entrailles mêmes de l’Italie, c’est au cœur de l’empire que la guerre exerce ses fureurs. Protégez du rempart de vos boucliers le Tibre qui vous a vus naître. »

Tels étaient les discours de Stilichon, en parcourant les rangs des fantassins et des cavaliers, et dans le même instant il donnait ses ordres aux troupes auxiliaires. A sa voix, les Alains, dociles au joug de Rome, s’élancent pleins d’ardeur où les appellent nos clairons ils apprennent à braver la mort pour le salut du Latium par l’exemple de leur illustre chef: sa stature est petite, mais un grand courage anime ce faible corps, et dans ses yeux brille une fureur indomptable. Tous ses membres n’offrent plus qu’une vaste plaie, et les sillons que le fer a tracés sur son visage, rendent son aspect plus fier encore et plus redoutable. Malgré ses blessures, dès qu’il entend au loin la voix de Stilichon, il accourt; et, hâtant la marche de ses escadrons, il mord, en expirant, le sol de l’Italie. Heureux guerrier ! ton âme habitera les champs de l’Élysée, et ton nom vivra dans mes vers, toi qui, brûlant d’une noble ardeur, voulus, même au prix de tes jours, dissiper des soupçons qui outrageaient ta fidélité; oui, le glaive qui versa ton sang généreux a pour jamais vengé ta mémoire d’une injurieuse accusation ! A la nouvelle de sa mort, déjà le cavalier éperdu tournait les rênes; déjà la fuite d’une de ses ailes entraînait l’armée tout entière, si, dans le même instant, Stilichon, suivi d’une légion en bon ordre, n’eut, par le secours de l’infanterie, ramené les escadrons au combat.

Quel poète, fût-il inspiré par les Muses ou par Apollon lui-même, pourrait énumérer les faveurs dont Mars, notre père, le fondateur de notre ville, se plut en ce grand jour à combler ses enfants? Jamais le Romain ne plongea son glaive plus avant dans la poitrine du Scythe; jamais un pareil désastre ne terrassa l’orgueil du Tanaïs, et ne brisa le front superbe de l’Ister. C’est alors que l’on vit, altérés d’un sang odieux, nos soldats passer inattentifs à travers des amas de vêtements somptueux, de chariots remplis d’or, et de monceaux d’argent; avides de carnage, ils foulent ces richesses d’un pied dédaigneux; à leurs .yeux la couleur du sang a plus d’attraits que celle de l’or; insensibles à l’appât d’un facile butin, ce n’est que le glaive à la main qu’ils peuvent assouvir la soif de vengeance qui les dévore. La pourpre et les dépouilles de l’empereur Valens, que les Barbares firent périr dans les flammes; les coupes célèbres, ravies à la malheureuse Argos, et les statues dérobées l’incendie de Corinthe, ces statues qui semblent animées du souffle de la vie; tous ces trésors, c’est en vain qu’un ennemi rusé les a semés devant nos pas, pour retarder notre poursuite: ces tristes débris, monuments de nos désastres, loin de ralentir notre course, enflamment encore plus nôtre juste fureur.

Notre victoire a brisé les fers de cette foule de captifs, de ces peuples divers, que le Barbare, traînait enchaînés à sa suite; rendus enfin à la liberté par le massacre de leurs tyrans, ils impriment d’ardents baisers sur la main sanglante de leurs libérateurs : chacun d’eux revoit et ses pénates abandonnés, et ses enfants joyeux de son retour: muets d’étonnement, ses parents assemblés écoutent les longs récits de ses désastres, et bénissent la victoire miraculeuse qui le rend à leur amour.

Alaric ! quel dut être ton désespoir, lorsque tu vis le fer du Romain vainqueur détruire tes richesses, tes trésors lentement conquis par le pillage; lorsque vinrent frapper tes oreilles les gémissements de ton épouse éperdue? ton épouse ! trop confiante dans ta valeur longtemps indomptable, elle se paraît en idée des pierreries arrachées au cou des femmes de l’Ausonie; elle croyait déjà voir les dames romaines, devenues ses esclaves, courber devant elle leur noble front; déjà son orgueil dédaignait les vierges d’Argos et de Corinthe, et les belles Lacédémoniennes. Mais la déesse que Rhamnonte adore, et qui se plaît à déjouer l’ambition des mortels, Némésis, justement indignée, a fait tourner sa roue: soudain les Gètes sont vaincus, réduits à la plus affreuse misère; et Rome, en un seul jour, répare les pertes de trente années.

Pollentia, ta gloire, célébrée dans mes vers, vivra dans tous les âges ! Pollentia ! oui, tu mérites bien ce nom, justifié par nos brillants exploits. Sol à jamais mémorable, les destins t’avaient marqué d’avance pour être le théâtre de la valeur romaine, pour être le tombeau de la fureur des Barbares ! Souvent déjà, dans tes plaines voisines des frontières de l’empire, les fils de Quirinus ont tiré une éclatante vengeance des outrages de leurs ennemis. Partie des marais lointains de l’Océan Cimbrique, et se frayant un passage à travers d’autres Alpes, une guerre orageuse vint éclater et mourir sous tes murs. Que, par les soins de nos descendants, une tombe commune renferme, confondus, les ossements de ces deux nations, et qu’un même trophée redise à la postérité notre double victoire Ici, le sol de l’Italie couvre les restes du Cimbre et du Gète belliqueux: ils tombèrent sous les coups de deux béros, Marius et Stilichon. Apprenez, peuples barbares, apprenez à respecter Rome.