Catulle

CATULLE

 

POESIES

Traduction de Eugène ROSTAND.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

C. VALERI CATULLI LIBER

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LES

 

POÉSIES DE CATULLE

 

TRADUCTION    EN   VERS    FRANÇAIS

PAR

 

EUGÈNE   ROSTAND

 

Texte revu d'après les travaux les plus récents de la Philologie

Avec un Commentaire critique et explicatif

PAR

 

E.   BENOIST

Professeur de Poésie Latine a la Faculté des Lettres de Paris

TOME   PREMIER

OUVRAGE   COURONNÉ   PAR   L'ACADÉMIE   FRANÇAISE

AU   CONCOURS   DU   PRIX   JULES   JANIN

 

 

 

 

PARIS

HACHETTE  ET  Cie EDITEURS

79, Boulevard Saint-Germain, 79

************************

M  DCCC  LXXXII


 

 

LES POÉSIES DE

CATULLE

 

 

 

 

Ia.

ON petit livre, à qui l'offrir, pimpant d’esprit,

Nouveau-né, bien poli tout à l'heure à la pierre ?

A toi, Cornélius ! Car toi, tu mis naguère

A mes bluettes quelque prix,

Alors que le premier de la race Italique,

Tu sus en trois recueils dérouler la chronique

Des âges, — Jupiter, le docte & long labeur!

Quel qu'il soit, quoi qu'il vaille, accueille donc mon livre.

Muse vierge, ô Patronne, oh ! fais qu'il puisse vivre

Un siècle, & plus encor, du cours des ans vainqueur!

Ib.

Par fortune, entre vous, si pour mes bagatelles

Il est quelques lecteurs, & si vous osez d'elles

Approcher & de moi vos mains sans tremblement,

Cela me paraîtra certes aussi charmant

Que le fut le fruit d'or à l'agile Atalante,

Le fruit qui fit tomber sa ceinture trop lente!

II.

OINEAU, délices de ma belle,

Compagnon coutumier d'amusement pour elle,

Elle t'a dans son sein, au bec qui veut happer

Tend son doigt, provoquant ce bec fin à frapper,

S'efforçant de tromper une attente fiévreuse

Dans je ne sais quels doux plaisirs,

Pour consoler un peu sa souffrance amoureuse,

Pour apaiser, je crois, l'ardeur de ses désirs...

Que ne puis-je, avec toi jouant aux jeux qu'elle aime,

Alléger ma tristesse & ma peine à moi-même!

III.

RACES, en deuil ! Amours, pleurez,

Et vous tous, êtres beaux des hommes admirés.

Car il est mort, le moineau de Lesbie,

Le passereau, délices de ma mie.

Plus que ses yeux elle le chérissait.

Ses caresses étaient de miel pour son amie :

Comme une enfant sa mère, il la reconnaissait;

Loin de ce sein jamais il ne s'enhardissait :

Ou bien, il sautelait autour d'elle, sans cesse

Pépiant, n'appelant que sa seule maîtresse.

Il s'en va, par l'obscur chemin, vers l'inconnu,

Là-bas, d'où nul, dit-on, n'est jamais revenu.

Maudites soyez-vous, ô ténèbres méchantes

D'Orcus, qui dévorez toutes choses charmantes !

Si mignon, l'avoir pris, oh ! le crime odieux !

Las! passereau pauvret, c'est pour toi que pâmée,

Je vois pleurer ma jeune bien-aimée,

Et rougir, tout gonflés de larmes, ses doux yeux !

IV.

OYEZ-LE là, voyez, mes hôtes, ce navire.

Nul ne fut plus rapide, écoutez-le lui dire :

Nul n'a jamais, parmi les marcheurs les plus prompts,

Qu'il fallût à la voile ou bien aux avirons

Voler, vaincu l'élan de sa course nautique.

Ah ! qu'elle dise non, la sombre Adriatique,

Il l'en défie, — & tous ces pays & ces lieux,

Cyclades, Rhode illustre, & Thrace au ciel affreux,

Propontide, & ce Pont-Euxin aux flots sauvages,

Dont, aux bois chevelus, il domina les plages

Avant d'être navire, arbre aux cheveux chanteurs,

Que le Cytore ouït siffler sur ses hauteurs!

Vous l'avez toujours su, vous le savez encore,

Dit-il, cité du Pont, Amastris, — toi, Cytore!

N'est-ce pas sur tes flancs, Cytore aux buis pressés,

Qu'ont vécu de tout temps ses ancêtres dressés?

A tes pieds, qu'il baigna ses rames dans les ondes?

C'est de là qu'à travers tant de mers furibondes,

Il ramena son maître, ayant tantôt le vent

A sa gauche, tantôt à sa droite, & souvent

De tous côtés Eole enflant ses voiles hautes!

Jamais de vœux aux Dieux tutélaires des côtes,

Tandis qu'il s'en venait de la mer, arrivant

Enfin pour y mouiller jusqu'à ce lac limpide.

Oui, tel fut son passé! Maintenant seul & vide,

Il vieillit à l'écart, dans le repos du port,

Et se consacre à vous, Jumeaux, Pollux, Castor!

 

 

V.

IVONS, ma Lesbie, aimons-nous,

Et traitons comme rien tous ses propos jaloux

De la trop sévère vieillesse.

Le soleil meurt & reparaît sans cesse ;

Mais quand meurt notre flamme éphémère, il faut tous

Dormir de même une nuit éternelle.

Donne-moi cent baisers, & puis mille, & puis cent,

Mille encor, que leur nombre aille toujours croissant,

Encor mille, encor cent... Que le compte s'emmêle,

Et par milliers embrouillons-le si bien

Que nous ne se sachions plus nous-mêmes, maîtresse,

Et qu'aucun envieux ne sache de combien

De milliers de baisers est faite notre ivresse!

VI.

LAVIUS, tu dirais à Catulle à coup sûr

Tes amours, s'ils n'avaient rien de laid, de vulgaire ;

Tu voudrais m'en parler, & ne pourrais les taire.

Tu sers je ne sais quel être fiévreux, impur,

Et ce sont des aveux que l'on rougit de faire.

Non, tes nuits ne font pas veuves ! Et ton secret.

Tout le conte, ce lit muet mais indiscret,

Ces doux parfums de fleurs & d'huiles de Syrie,

Sur les deux oreillers ces empreintes là-bas,

Et le tremblotement de ta couche qui crie

Et vacille, ébranlée à vos fougueux ébats.

Ces choses, il ne sert de rien, — rien, — qu'on les cèle. Qu'est-ce donc que ce corps efflanqué me révèle,

Si ce n'est ta folie? Allons, dis-moi toujours,

Belle ou laide, comment ta conquête s'appelle.

Car ma chanson légère, ami, veut sur son aile

Emporter jusqu'aux cieux ton nom & tes amours!

VII.

INSI tu demandes, Lesbie,

Combien pour m'assouvir il faut de tes baisers?

Compte les grains de sable aux déserts de Libye,

Dans les champs de Cyrène embaumés de lasers,

Du temple où Jupiter parle entre les tempêtes

Au tombeau saint où dort Battus des anciens jours,

Compte là-haut combien d'astres, aux nuits muettes,

Regardent des humains les furtives amours.

Il en faudrait autant, de baisers de tes lèvres,

Pour assouvir Catulle en proie à mille fièvres...

Que le nombre en échappe aux jaloux, à leurs yeux,

A l'ensorcellement de leurs mots envieux!

VIII.

ATULLE, infortuné, laisse là ta folie.

Ce que tu vois bien mort, tiens le donc pour perdu.

De clairs soleils jadis ont brillé sur ta vie,

Quand à ses rendez-vous tu volais éperdu.

Tu l'aimais... Nulle ainsi ne fera plus aimée.

Et c'étaient à vous deux mille jeux; & charmée,

Quand tu voulais, jamais elle ne disait non.

Ils furent radieux, ces jours! Mais à quoi bon,

Puisqu'elle ne veut plus, vouloir encore? Ah ! cesse

De poursuivre qui fuit : ne vis plus malheureux ;

D'un cœur ferme & vaillant prends ce coup douloureux.

Enfant, adieu. Catulle aura moins de faiblesse.

Il n'ira plus chercher, prier qui ne veut pas :

C'est toi dans l'abandon, seule, qui pleureras.

Malheur à toi! Quel fort t'attend donc, criminelle?

Qui t'ira consoler? Qui te trouvera belle?

Qui voudra ton amour, se dire ton amant?

Quelles lèvres vas-tu baiser, mordre, infidèle?...

Ah! Catulle, endurcis ton cœur résolument !

IX.

NTRE tous mes amis toi cent fois préféré,

Près des Dieux du foyer, près de ta vieille mère,

Près de frères unis dans l'amour de leur frère,

Véranius, enfin te voilà donc rentré? Tu reviens.

Oh! pour moi, le bienheureux message !

Je m'en vais te revoir sain & sauf, t'écouter

Nous contant ces récits comme tu sais conter,

L'Espagne, ces hauts faits, ces mœurs, tout ton voyage,

Et me pendre à ton cou, baiser ce bon visage,

Ces yeux... Le doux plaisir! & que je fuis content!

Il n'est pas d'homme heureux qui se puisse être autant !

X.

N jour l'ami Varus, comme il me rencontrait

Qui flânais au Forum, m'emmena voir sa belle :

Une accorte fillette, & qu'en entrant chez elle

Je trouvai non sans grâce aimable & sans attrait.

La causerie, à peine étions-nous là, s'engage

Sur différents sujets : entre autres, mon voyage,

Ce qu'est la Bithynie, & si je n'avais pas,

Quant à moi, rapporté force argent de là-bas.

Je réponds — & c'est vrai — que ni leur compagnie

Ni même les préteurs ne sont rentrés ici

Mieux nippés : nous surtout, car certes en Bithynie

Notre préteur, paillard fieffé, prenait souci

Comme d'un poil, des gens qui l'escortaient ainsi.

« Cependant, » me dit-on, « les porteurs qu'on préfère

« Viennent de ce pays, & pour votre litière

« Vous en aurez sans doute acheté? » — Moi, ravi

De paraître le seul chanceux à ma compagne :

« Le sort, » dis-je, « ne m'a point si fort poursuivi,

« Que je n'aie au moins pu, dans ma triste campagne,

« M'acheter huit gaillards de cette race là. » —

A dire vrai, malgré le conte que voilà,

Je n'en avais pas un, qui pût sur son épaule

Charger d'un vieux grabat les débris seulement.

Mais à ces mots, la fille — elle était dans son rôle — :

« De grâce, prête-les, mon Catulle, un moment.

« Précisément je veux qu'un peu loin l'on me porte,

« Chez le dieu Sérapis. » — « Un instant. Ma foi non,

« Je ne sais trop comment j'ai parlé de la sorte.

« Tu connais bien Gaius Cinna, mon compagnon ?

« Eh bien ! c'est lui qui fut leur acheteur. Mais bon !

« Qu'ils soient à lui, qu'ils soient à moi, qu'importe ? A l'aise,

« Comme s'ils étaient miens, certes j'en userais.

« Mais toi, je te déclare ennuyeuse & niaise,

« Toi qui ne permets pas aux gens d'être distraits ! »

XI.

ANS doute, Aurelius, Furius, je le fais,

Catulle peut aller voir les lointains rivages,

L'Inde dont l'Océan d'Orient bat les plages

Du long bruit de ses flots brisés,

L'Hyrcanie, & l'Arabe à la molle indolence,

Les Saces, la Parthie où pour s'armer l'on prend

Des flèches, le Nil qui par sept bouches s'élance

Dans la mer en la colorant ;

Ou bien encor gravir des Alpes les montagnes,

Voir les lieux de témoins du grand César couverts,

Le Rhin gaulois, le sombre Océan, les Bretagnes,

Extrémités de l'univers;

Oui, je le sais, partout où me puisse conduire

La volonté des Dieux, vous suivriez mes pas...

Mais je veux seulement vous charger d'aller dire

Ces mots à ma maîtresse, hélas !

Ces mots tristes & courts : qu'elle vive sans crainte !

Grand bien lui fasse avec trois cents gueux dans les bras ! Sans aimer, qu'elle les épuise & les éreinte

Tous d'ardeurs qui ne cessent pas !

Qu'elle ne jette plus un regard en arrière

Vers mon amour : ses coups l'ont tué dans mon cœur, Comme, atteinte du soc qui passe, à la lisière

Du pré, tombe morte une fleur!

XII.

 Marrucin, Afinius, ta main

Gauche est piètre, au moment des rires & du vin :

Tu voles leur mouchoir aux gens distraits. Serait-ce

Que tu trouves du sel à cela? Sotte espèce,

Tu n'y vois rien : c'est bas, & de très mauvais ton.

Tu ne m'en crois donc pas? Eh bien ! crois Pollion

Ton frère : il paierait, pour effacer tes rapines,

Un talent; lui, du moins, s'entend aux choses fines,

C'est un garçon qui sait les gaîtés de bon goût.

Ainsi donc tiens-toi prêt à subir d'un seul coup

Trois cents vers de satire, — ou rends le linge. Certes

Ce n'est pas par le prix que m'en émeut la perte.

Non; mais de l'amitié ce m'est un souvenir.

Ces mouchoirs, d'Ibérie, & de Saetabis même

Fabullus en cadeau me les fit parvenir

Avec Véranius, — & je dois y tenir

Comme à Fabulle, au doux Véranius que j'aime !

XIII.

ON Fabullus, s'il plaît aux Dieux,

Chez moi, sous peu de jours, à souper je t'appelle.

Que si tu veux des mets exquis & copieux,

Apporte-les. Ne va point oublier ta belle

Et blanche enfant, le vin, ni le sel, ni l'esprit.

Tu ne dîneras bien, mon mignon, qu'à ce prix :

La bourse de Catulle est un nid d'araignées.

Mais je t'offre, en retour de ces choses données,

D'une franche amitié le pur enivrement,

Que dis-je? un don plus doux peut-être & plus charmant:

Un parfum, qu'en cadeau les Amours & les Grâces

A ma chère maîtresse ont bien voulu donner;

Et tu demanderas aux Dieux, pour toutes grâces,

Quand tu l'auras senti, de n'être plus que nez !

XIV.

I je ne t'aimais plus vraiment que mes yeux même, Mon bien charmant Calvus, pour ce présent maudit

Ah ! je te haïrais d'une haine suprême,

Comme un Vatinius! Qu'ai-je donc fait ou dit,

Pour venir me tuer sous ce tas de poètes ?

Malheur sur le client dont la main rassembla

Pour te les adresser autant de malhonnêtes !

Si — j'en ai le soupçon — c'est le lettré Sylla

Qui t'offrit en cadeau cette trouvaille-là,

Je cesse de me plaindre, & tout heureux je pense

Que tes travaux n'ont pas péri sans récompense.

Dieux grands ! le livre horrible, exécré, que voici !

Tu veux, en l'envoyant à ton Catulle, ici,

Qu'il meure à petit feu, d'une mort infernale,

Le plus beau jour de l'an, un jour de Saturnale !

Non, non, farceur, ce tour ne peut passer ainsi.

Dès que l'aube luira, je cours aux librairies,

Je m'en vais ramasser Caesius, Aquinus,

Tous les empoisonneurs, y compris Suffénus,

Et ma vengeance alors te livre à leurs furies.

En attendant, bonsoir, d'où vous êtes venus

Retournez donc bien vite, ô visiteurs funestes,

Méchants poétereaux, du temps fléaux & pestes !

XV

 

N mes amours c'est moi que je te recommande,

Aurelius; voici ma modeste demande.

Par grâce, si jamais ton cœur a désiré

Un chaste adolescent que rien n'ait défloré,

Garde-moi cet enfant sauf, pur de toute atteinte.

Ce n'est pas du public que j'aie aucune crainte :

Je ne redoute point ceux qui vont, affairés,

Et passent, dans la rue, occupés d'intérêts.

Ce dont j'ai peur, c'est toi, ton priapisme avide,

Qui s'attaque au pervers & s'attaque au candide.

Assouvis-les, tes sens, autant qu'il te plaira

Au dehors, & partout, & sur qui s'offrira;

Je n'excepte que lui : ce n'est pas trop, je pense.

Si tes penchants mauvais, une infâme démence T’entraînaient, misérable, à ce crime odieux

De tendre à qui me touche un piège insidieux,

Oh ! malédiction sur toi ! Qu'en récompense,

Pieds liés, comme on fait des adultères vils,

On te transperce au pal des raiforts, des mugils!

XVI.

E vous ferai tâter de ma virilité,

Impur Aurelius, & Furius cynique,

Vous qui sur mes doux vers me croyez peu pudique,

Parce qu'ils font empreints de molle volupté !

Au poète pieux une chaste existence

Sied; mais ses vers n'ont pas besoin, eux, de décence.

Il leur faut, pour avoir du charme & du piquant,

La langueur, l'abandon, le pouvoir provocant

D'exciter le prurit des passions ardentes,

Non aux enfants, mais bien chez ces barbons qui sentent

Des engourdissements raidir leurs reins usés.

Pour avoir lu chez moi des milliers de baisers,

Quoi ! ma virilité vous paraît équivoque ?

Eh bien! tâtez-en donc, allons, je vous provoque!

XVII.

U rêves, Colonie, un pont large où t'ébattre.

On danse sur le tien : mais ses pieds mal bâtis,

Ses étais radoubés menacent de s'abattre,

Et de crouler au fond du marais engloutis.

Fais donc un pont solide, au gré de ton envie;

Qu'aux bonds des Saliens même il ne cède pas !

Et fournis-moi de quoi bien rire, ô Colonie!

Je veux précipiter de ce pont, tête en bas,

Un mien concitoyen dans la vase fétide,

A l'endroit où la mare a l'eau la plus livide,

Le creux le plus profond & le plus croupissant.

L'imbécile. Un marmot de deux ans est plus sage,

Que le père en ses bras endort en le berçant!

C'est l'époux d'une enfant en la fleur du jeune âge,

Un tendron délicat plus qu'un chevreau naissant.

Il la faudrait soigner mieux qu'une vigne mûre ;

Lui, la laisse à son gré folâtrer, n'en a cure :

Immobile, — ainsi qu'au pays Ligurien

Gît dans un trou, coupé par la hache, un tronc d'aune, — Aussi sensible à tout, que s'il n'avait personne

Auprès de lui, stupide, il ne voit, n'entend rien.

Ce qu'il est, & s'il est, il ne le sait pas bien.

Je veux que de ton pont on me jette cet homme.

Et nous verrons s'il est de sa torpeur tiré,

S'il laisse sa bêtise aux lourdes fanges, comme

Un mulet au bourbier son sabot empêtré!

XXI.

URELIUS, ô roi des affamés,

Non seulement de ceux d'aujourd'hui même,

Mais de ceux qui vivront ou vécurent jamais,

Tu veux corrompre ce que j'aime.

Tu ne te caches point. Est-il là, tu deviens

Badin, pressant, tu mets en jeu tous les moyens.

Peine perdue! Avant qu'aboutisse ton piège,

Tu passeras, sache-le, par ma main.

Si c'était par excès de table, encor pourrais-je

Me taire; mais, hélas ! il n'apprendrait demain

Avec toi, pauvre enfant ! que la soif & la faim.

Cesse donc, tu le peux, avant d'avoir la honte;

Ou tu t'arrêteras, ayant reçu ton compte !

XXII.

ARUS, ce Suffénus, que tu dois bien connaître,

Est un homme d'esprit, de bon ton, & charmant.

Il fait des vers; il en a fait énormément,

Dix mille, je crois bien, — plus encore peut-être.

Au banal palimpseste il n'en a point tracé ;

Ce sont papiers royaux, cylindres neufs, charnières

Neuves, — le tout tenu par de rouges lanières,

A droit fil, avec soin par la pierre poncé.

Lisez-vous tout cela, — ce Suffénus aimable,

Exquis, n'est plus soudain qu'un chevrier pesant,

Un rustre, — tant il est changé, méconnaissable.

Eh quoi ! lui qui tantôt nous semblait si plaisant,

Pour qui nul ne trouvait d'assez sine épithète,

Plus qu'un lourdaud des champs devient lourdaud & bête,

Dès que de poésie il se mêle! Et pourtant

Il n'est jamais aussi joyeux, aussi content,

Que lorsqu'il fait des vers : il s'admire, il se fête.

Nous nous abusons tous de même ; il n'en est point

Qui ne soit Suffénus ainsi par quelque point.

Tous ont leur lot d'erreur, & de même manière

Besaciers, ne voient pas la poche de derrière.

XXIII.

URIUS, tu n'as rien, ni coffre, ni valet,

Ni punaises, ni lit, point de flamme dans l'âtre,

Point d'araignée au toit; par contre une marâtre,

Un père, dont les dents mangeraient du galet.

Eh bien ! tu vis le mieux du monde, entre ce père

Et le morceau de bois qu'il te donna pour mère.

Faut-il s'en étonner? Vous vous portez tous bien,

Digérez à merveille, & ne redoutez rien,

Ni chute de maisons, ni risque d'incendie,

Ni les vols criminels, ni les poisons cachés,

Bref aucun des périls que l'on court dans la vie.

Vous avez, il est vrai, des corps plus desséchés

Que la corne, ou que quelque essence encor plus dure,

Si bien les ont tannés faim, soleil, & froidure!

En es-tu pour cela moins bien & moins heureux ?

Oncques tu n'as sueur, salive, ni catarrhe ;

Tu n'as pas la roupie au nez, un mal affreux.

A tant de propretés s'en joint une plus rare :

Ton derrière encor plus qu'une salière est net,

Tu ne vas pas dix fois par an au cabinet ;

Y vas-tu, c'est plus dur que la fève ou la pierre,

Et tu peux le broyer, le réduire en poussière,

Sans craindre que ton doigt en devienne embrené.

Ne va pas, Furius, de ces saveurs diverses

Faire fi; garde-toi pour peu de ses compter.

Et cesse d'implorer tes cent mille sesterces

Des Dieux, car ton bonheur n'a rien à souhaiter !

XXIV.

LEUR des Juventius, le plus charmant peut-être

Non-seulement de ceux d'aujourd'hui, mais encor

De ceux qui ne sont plus, de ceux qui pourront naître,

Ah ! que ne t'ai-je vu prodiguer le trésor

De Midas à ce gueux sans esclave & sans caisse,

Au lieu de te laisser aimer par cette espèce ! —

« Quoi ! » dis-tu, « n'est-il pas joli garçon ? »

Oui da ! Mais un joli garçon sans esclave ni caisse.

Fais si tant que tu veux de ces qualités-là :

Toujours est-il qu'il est sans enclave et sans caisse.

XXV.

ASCIF Thallus, plus mou que se poil d'un lapin,

Qu'un brin de duvet d'oie, un bout d'oreille flasque,

Un tissu d'araignée, un vieillard libertin !

Thallus, rapace aussi plus que l'âpre bourrasque

A l'heure où Vénus montre en proie au bâillement

Les faiseurs de cadeaux! Rends-moi mon vêtement,

Voleur, rends mon mouchoir Saetabin, mes camées

De Thynie : au grand jour tu t'en sers sottement,

Comme de legs d'aïeux. De tes serres fermées

Lâche; ou bien sur tes reins de coton, tes doigts mous,

A coups de fouet je grave une infamante marque,

Et je te fais danser, comme une frêle barque

Surprise en pleine mer par les ouragans fous!

XXVI.

URIUS, je vois bien ta petite villa

A l'abri de l'Auster, de l'Aquilon sauvage,

Du Zéphyr, de l'Eurus, — mais nullement du Gage.

Quinze mille deux cents sesterces : que voilà

Un vent horrible, empesté, ce vent-là !

XXVII.

EUNE échanson du vieux Falerne, verse-moi

Dans les coupes un vin plus âpre! C'est la loi

Qu'ici Postumia, reine, ordonne de suivre,

Plus ivre qu'en son jus un grain de raisin ivre !

Va donc où bon te semble, eau claire ! Exile-toi,

Fatal poison du vin, chez notre gent austère

Céans, Bacchus n'a pas de breuvage adultère!

XXVIII.

OMPAGNONS de Pison, vous qui nous revenez

A vide, de légers bagages peu gênés,

Mon bon Véranius, & toi, mon cher Fabulle,

Où donc en êtes-vous ? Avec cette crapule

Avez-vous bien assez pâti de froid, de faim ?

Voit-on d'un petit gain couverts sur vos tablettes

Vos frais?... C'est comme moi. Quand j'eus jusqu'à la fin

Escorté mon préteur, j'inscrivis aux recettes :

« O Memmius, m'as-tu tout se long bafoué !

« Qu'à loisir, salement, de moi tu t'es joué! »

Vous passez, je le vois, par les mêmes bassesses,

Engraissés par un gueux tout aussi décevant...

Et va donc demander des amis aux noblesses !

Oh! puissent vous frapper les Dieux & ses Déesses,

De Romule & Rémus double opprobre vivant!

XXIX.

UI peut le supporter ? Qui sans douleur verra,

— A moins d'être un ribaud, un escroc, un vampire,

— Tout ce que de la Gaule aux longs cheveux on tire,

De l'extrême Bretagne, aller à Mamurra

Vil fils de Romulus, ton œil l'endurera ?...

Non, tu n'es qu'un ribaud, un escroc, un vampire.

Superbe & rengorgé, nous faudra-t-il toujours

Le voir de lit en lit promener ses amours,

Tel qu'Adonis, ou comme un blanc ramier soupire?

Vil fils de Romulus, vas-tu donc l'endurer ?

Non, tu n'es qu'un ribaud, un escroc, un vampire.

Victorieux sans pair, as-tu fait pénétrer

Ton nom dans l'Occident si loin qu'il soit une île,

Pour laisser dévorer deux cent ou trois cent mille

Sesterces par ce corps banal de ton giton ?

O prodigalités sinistres! A quoi bon?

Grugea-t-il peu? Vit-on peu dans sa gueule vile?

Il mit son patrimoine en lambeaux, puis encor

Le Pont, féconde proie, — & troisième, l'Espagne :

Le Tage le sait bien, le fleuve aux fables d'or.

Est-il pas craint en Gaule, & craint de la Bretagne ?

Quoi ! réchauffer ce monstre? Et que peut-il, sinon

Manger les biens de plus d'une riche maison ?...

O couple trop puissant, avez-vous pour cet homme,

Beau-père & gendre, tout bouleversé dans Rome?

XXX.

UBLIEUX Alfénus, félon aux amitiés,

Quoi ! pour ton doux ami, cœur dur, plus de pitiés

 

Tu me livres, perfide, & me trompes ? Aux Maîtres

Des cieux n'a jamais plu l'impiété des traîtres.

 

Tu t'en ris. Au malheur tu m'abandonnes.

Las ! Que faire, dis? En qui se fier ici-bas ?

 

Mon âme, je l'ouvris sur ton ordre, parjure,

A cette assertion, qui paraissait si sûre !

 

C'est toi qui te reprends! Faits, mots, tout est jeté

Aux nuages de l'air, & des vents emporté.

 

Si toi, tu n'as qu'oubli, ses Dieux, eux, se souviennent,

Et l'Honneur. Il faudra que ses repentirs viennent!

XXXI.

IRMIO, perle des presqu’îles

Et des îles que porte à fleur des lacs tranquilles

Ou sur la vaste mer Neptune deux fois roi,

Te revoir m'est un charme, une joie infinie !

A peine crois-je avoir quitté la Bithynie,

Ses plaines, & t'avoir, sur abri, devant moi !

Oh! bonheur sans égal, quand l'âme se sépare

De ses soucis, secoue un fardeau trop porté,

Et que, las de courir, près de notre dieu Lare

Nous venons reposer sur un lit regretté !

Seule après tant d'efforts, c'est assez de cette heure.

Charmante Sirmio, salut, réjouis-toi,

C'est le maître. O mon lac Lydien, fête-moi !

Rires, éveillez-vous partout dans ma demeure!

XXXII.

A douce Ipsithilla, par grâce, que j'obtienne,

Mes délices, mon charme, un rendez-vous de toi

Pour partager ta sieste à la méridienne !

Si tu dis oui, joins-y la faveur que pour moi

Seul ta porte soit libre, & que nul ne la ferme.

Et par lubie, au moins, ne t'en va pas sortir.

Reste donc au logis ; fois prête de pied ferme

A neuf assauts de suite & pour un long plaisir!

Surtout, appelle-moi sans tarder, si la chose

Te va : j'ai bien dîné, sur mon lit je repose,

Et tout mon corps frissonne embrase de désir.

XXXIII.

OI des voleurs de bains, Vibennius le père,

Et toi le fils, immonde hère, —

Le père plus flétri par sa rapacité,

Le fils vorace aussi, mais de lubricité, —

A quand donc votre exil pour des plages maudites?

Les vols du père font choses partout redites;

Et toi, le fils, en vain tu l'offres à prix bas,

Ta honte, — nul ne veut te la payer un as !

XXXIV.

 

OUS, de Diane les fidèles,

Pucelles & vierges garçons,

Chantons Diane en nos chansons,

Nous, vierges garçons & pucelles !

 

O de Latone et du Très-Haut

Jupiter immortelle race,

Qui dans Délos, près de la place

De l'olivier, eus ton berceau,

 

Tu naquis ainsi, souveraine

Des grands monts, des vertes forêts,

Des profonds taillis retirés,

Et des fleuves sonores reine !

 

Tu prends nom Juno Lucina

Lorsque souffre en couches la femme, —

Ou Trivia puissante, — ou, flamme

Et reflet lumineux, Luna.

 

C'est toi qui mesurant, Déesse,

Avec les mois le cours de l'an,

Dans la grange du paysan

Jettes les moissons, sa richesse.

 

Sous le nom qui te plaît le plus

Sois bénie, & conserve, telle

Qu'elle fut toujours, ta tutelle

A la race de Romulus!

XXXV.

A chez mon compagnon, le doux poète aimant,

Va chez Caecilius, billet, je te l'ordonne ;

Tu lui demanderas de venir à Vérone,

De quitter Côme-Neuve & son lac un moment.

J'ai des pensers à dire, & je veux qu'il m'écoute,

Au nom d'un mien ami qui n'est pas moins le sien.

S'il est sage, qu'il parte, & dévore la route,

Quand sa blanche beauté le rappellerait bien

Mille fois, sur le point de s'en aller loin d'elle,

Les deux bras à son cou, le priant de rester :

Pauvre enfant, qui pour lui, si l'histoire est fidèle,

Se meurt d'un amour fou que rien ne peut dompter !

C'est depuis qu'il lui lut le début du poème

Sur Dindymène, hélas! que la pauvrette l'aime,

Et sont ces feux ronger la moelle de ses os.

Je te pardonne, enfant : la muse de Lesbos

En savait moins que toi, car Caecilius trace

De la Mère des Dieux un destin plein de grâce !

XXXVI.

ERS de Volusius, véritable excrément,

Annales, acquittez le vœu fait par ma belle.

A Cupidon, à Vénus l'immortelle,

Si je lui revenais, elle a fait le serment,

Si mon ïambe affreux ne vibrait plus contre elle,

De trier les plus sots écrits du plus piteux

Des poètes, d'offrir ce choix au Dieu boiteux,

Et d'allumer du tout un bûcher à maudire !

Or, c'est ici vraiment se chef-d'œuvre du pire

Que pour son vœu plaisant l'espiègle ait rencontré.

Vénus, toi que créa l'Océan azuré,

Qui hantes Idalie au sanctuaire antique,

Ancône, l'Urias, ses ports, Cnide aux roseaux,

Amathonte, Golgos, & sur l'Adriatique

Dyrrachium, le grand rendez-vous de ces eaux,

Daigne agréer le vœu que tient ainsi ma belle,

S'il ne fut point sans grâce & sans fin enjouement !

Vous, Annales, allez au feu qui vous appelle,

Livre digne d'un rustre, écrit grossièrement,

Vers de Volusius, véritable excrément f

XXXVII.

IL bouge, un peu plus loin que les Jumeaux bâti,

Au neuvième pilier, —dis, tes chalands infâmes

Pensent-ils leur corps seul virilement loti ?

Se croient-ils maîtres seuls de posséder les femmes,

Et les autres des boucs? Quoi ! parce que là-bas

Vous voilà cent, deux cents sots attablés en groupe,

Vous imaginez-vous que je n'oserai pas

Tenir tête moi seul aux deux cents de la troupe !

Détrompez-vous. Je veux charbonner aujourd'hui

De traits qui vous mordront cette façade immonde.

Car elle est là, l'enfant qui de mon sein a fui,

Que j'aimai comme on n'en aimera nulle au monde,

Et pour qui j'ai livré mille rudes combats !

O commodes gaillards, vous êtes de la belle

Les amants tous, & — c'est vraiment indigne d'elle, —

Tous gens de rien, galants de rue & coureurs bas !

Toi surtout, fils crépu de la Celtibérie

Aux lapins, toi qui n'as qu'un mérite, — porter,

Egnatius, ta barbe épaisse, & bien frotter

Tes dents d'urine, ainsi qu'on fait en Ibérie !

XXXVIII.

UI, Cornificius, bien mal va ton Catulle,

Oui, bien mal : il a peine à lutter, par Hercule !

Chaque jour, chaque heure aggravent son tourment.

Et toi, — c'était si peu, si facile vraiment! —

De consolation pas même un mot timide !

Je suis outré. Payer ainsi mon amitié !

Oh ! si peu que ce soit, quelques mots de pitié,

Plus plaintifs que les vers en pleurs de Simonide!

XXXIX.

ARCE que la blancheur de ses dents est notoire, Egnatius toujours, partout, rit. — L'accusé

Est au banc. L'avocat fait pleurer l'auditoire?

Il rit. — Près du bûcher où l'on a déposé

Un fils unique & bon, la mère, — à qui sa vie

Est prise, — fond en pleurs? Il rit. — Pour tout, partout,

Et quoi qu'il fasse, il rit. — C'est une maladie,

Un tic, où je ne vois ni grâce, ni bon goût.

Mon brave Egnatius, écoute un avis sage :

Quand tu serais de Rome, ou Sabin, — ferais-tu

De Tibur, Ombrien gras, Etrusque pansu,

Lanuvien au fort dentier, au noir visage, —

Ou, pour citer les miens, né chez les Transpadans, —

Bref, d'un peuple qui lave à l'eau propre ses dents, —

Non, je ne voudrais pas te voir rire sans cesse.

Un sot rire ! Il n'est pas sottise plus épaisse.

Mais c'est bien pis pour toi, né Celtibérien.

Car, en Celtibérie, au matin, on dégraisse

Dents, gencive, en pissant, chacun avec le sien.

Plus on te voit la dent nette, plus on devine

Ce que ta bouche alors a dû boire d'urine !

XL.

UELLE malencontreuse & mauvaise pensée

Te pouffe, Ravidus, pauvret, tête baissée,

Sur mon ïambe? Dis, quel Dieu, mal invoqué,

A tenter ce combat de fou t'a provoqué ?

Dans la bouche de tous rêves-tu renommée?

Ton but? Être connu, peu t'importe comment?

Tu le seras ! Tu veux aimer ma bien-aimée :

Eh bien ! tu l'expieras par un long châtiment !

XLI.

OUR ce corps tout entier prostitué, de moi

Ameana veut dix mille sesterces? Quoi!

Avec ce vilain nez ! & quand on est l'amie

De ce dévoreur de Formie!

Vous ses proches, vous qui devez d'elle avoir soin,

Convoquez médecins, amis : l'infortunée

N'est plus saine d'esprit. Ne lui demandez point

De dire ce qu'elle est : elle est hallucinée!

 

XLII.

ENDECASYLLABES, à moi!

Accourez tous tant que vous êtes !

Je lui suis un jouet, à la catin sans foi :

Elle ose refuser de rendre ces tablettes !

Pouvez-vous supporter cela ?

Pourchassons-la, relançons-la.

Qui donc ? questionnez-vous.

Eh! la voilà qui passe

D'un port lascif, faisant une laide grimace

Pour rire : un bâillement de petit chien gaulois.

Assaillez-la donc tous, demandez à la fois :

« Les tablettes, catin! rends-les, puante ordure!

« Les tablettes ! rends-les, catin, puante ordure ! »

Tu n'en tiens compte? O fange! ô lupanar vivant!

Pis même, s'il se peut trouver pire souillure !

Mais non, rien de cela n'est assez émouvant.

Faute d'en tirer mieux, qu'au moins la rougeur vienne

A son front d'airain, forte à sa face de chienne!

Criez encor, plus haut, chacun tant qu'il le peut :

« Les tablettes, catin ! rends-les, puante ordure !

« Les tablettes! rends-les, catin, puante ordure! »

Cela ne nous avance à rien, rien ne l'émeut.

Il faut changer de mode, & prendre une autre allure.

Peut-être ferez-vous sur ce ton plus heureux :

« Nos tablettes ! rends-les, ô vierge chaste & pure ! »

XLIII.

 la fille, salut! Tu n'as pas le nez fin,

Ni le pied élégant, ni l'œil noir, ni la main.

Aux longs doigts minces, ni la bouche bien séchée,

Et ta langue n'est pas non plus trop recherchée,

Maîtresse de ce grand dévoreur Formien !

Et pourtant, en province, on te prétend jolie !

On t'ose comparer avec notre Lesbie?

Oh! mauvais goût du jour! Temps qui n'y connaît rien!

XLIV.

 ma terre, qu'es-tu, Sabine ou Tiburtine ?

Tiburtine, pour qui ne veut pas taquiner

Catulle ; d'autres, qui tiennent à le peiner,

Gagent que mon domaine est en terre Sabine.

Que tu sois de Sabine, ou plutôt de Tibur,

J'ai vécu sous ton toit, tout près de Rome, à l'aise !

Ma poitrine a chassé là cette toux mauvaise,

Qu'au surplus je n'avais point volée à coup sûr,

Grâce à mon ventre épris de chère délectable.

Ayant été convive un jour chez Sestius,

J'y dus lire un discours réfutant Antius, —

Harangue empoisonnée, & peste véritable.

J'en pris froid. Un gros rhume, une toux implacable

M'ont brisé, jusqu'au jour où dans ton sein j'ai fui.

Le repos me guérit, & l'ortie. Aujourd'hui

Ton hôte rétabli te rend grâce à voix haute

De n'avoir pas voulu le punir de sa faute.

Si Sestius d'écrits maudits vient m'embâter,

Que le froid en saisisse & que la toux déchire

Non moi, mais Sestius, qui veut bien m'inviter

Quand il a quelque sotte œuvre à me faire lire !

XLV.

ERRANT contre son cœur son Acmé, ses amours, Septimius disait : « Acmé, si je ne t'aime

« Eperdument, & jusqu'au terme de mes jours

« Si je ne continue à t'adorer de même,

« Autant qu'on le peut faire, & d'un amour suprême,

« Qu'en Libye ou dans l'Inde au climat embrasé

« Je sois seul au lion aux yeux pers exposé! »

Et l'Amour, dont à gauche il vit longtemps l'auspice,

Pour l'exaucer, à droite eut un geste propice.

Sa tête renversée alors languissamment,

Aux doux yeux enivrés du cher être Acmé pose

Les suaves baisers de cette bouche rose.

« O toi ma vie, ô mon Septimius charmant,

« Ne servons à jamais que ce Dieu-là pour maître,

« Aussi vrai que le feu qui tous deux nous pénètre

« Brûle en mes sens pâmés encor plus ardemment! »

Et l'Amour, dont à gauche était hier l'auspice,

Pour l'exaucer, à droite eut un geste propice.

Depuis ce jour béni, l'un & l'autre, animés

D'un mutuel élan, aiment & sont aimés.

Septimius ne veut, pauvre, qu'Acmé, chérie

Plus que l'or de Bretagne & que l'or de Syrie.

Septimius est tout pour la fidèle Acmé :

Pour elle il n'est délice & plaisir qu'en l'aimé.

Où vit-on ici-bas bonheur plus désirable ?

Et qui jamais trouva Vénus plus favorable?

XLVI.

 

E froid s'en va, voici les tiédeurs du Printemps
L'équinoxe est passé, les furieux autans

Se taisent, & Zéphyr a d'exquises haleines.

Viens, Catulle, laissons la Phrygie & ses plaines,

Nicée au chaud climat & ses fertilités,

Et volons en Asie, aux illustres cités.

Déjà mon cœur bondit, rêvant courses errantes;

Mon pied joyeux reprend des vigueurs dévorantes.

Adieu donc, des amis doux cercles regrettés!

Tous, pour nous ramener dans les foyers quittés

Là-bas, tous nous aurons des routes différentes.

XLVII.

OCRATION, & toi Porcius, bras maudits

De Pison, ô famine & lèpre de la terre,

A mon Véranius, à Fabullus, bandits,

Cet obscène Priape aujourd'hui vous préfère?

Vous donnez des festins somptueux en plein jour,

Et je vois mes amis quêter dans leur misère

Des invitations au coin du carrefour!

XLVIII.

UR tes doux yeux de miel que ne puis-je poser,

Juventius, ma lèvre, & toujours les baiser,

Et leur donner trois cent mille caresses !

Non, on ne me verrait jamais saturé d'eux,

Eussé-je une moisson de baisers, plus nombreux

Que les épis brûlés qui dans le champ se pressent!

XLIX.

 le plus éloquent des neveux de Romule,

Toi, Marcus Tullius, qui seras sans émule

Dans le présent, l'avenir, le passé,

Ce vif remerciaient ici t'est adressé

De par le plus mauvais des poètes : Catulle, —

Aussi méchant poète entre tous ici-bas,

Qu'on te sait le plus grand de tous les avocats !

L.

IER, Licinius, tous les deux de loisir,

Nous fîmes d'impromptus assaut sur mes tablettes :

C'est un jeu qui sied bien aux délicats. Bluettes,

Fins petits vers, chacun tour à tour, à plaisir,

Sur un sujet, sur l'autre, avec rythme, d'écrire,

Se renvoyant les traits dans le vin & le rire !

Et je m'en suis allé de là, surexcité

Par ton esprit charmeur, ta piquante gaîté,

Licinius : tout mets était fade à ma bouche ;

Mes yeux sous le sommeil ne pouvaient se fermer,

Et, saisi d'un transport impossible à calmer,

J'appelais, me tournant en tout sens sur ma couche,

Le jour, pour te revoir, te parler ! Tout mon corps

Fatigué de lutter, mes membres demi-morts,

Tombant sur ma couchette, ont fini par s'étendre,

Et cette lettre en vers, je te l'ai faite alors,

Où tu verras combien j'ai souffert, ami tendre !

Ne va pas par orgueil & par dédain cracher

Sur ces vœux suppliants, bijou de ma tendresse !

Némésis t'en pourrait punir. C'est la Déesse

Terrible : en l'outrageant garde-toi de pécher!

LIa.

L me semble le pair d'un Dieu, que dis-je? même Plus qu'un Dieu, —si parler ainsi n'est un blasphème,

— Celui qui peut venir souvent s'asseoir, rester

Face à face avec toi, contempler, écouter

Ton doux rire... Oui, ce m'est, ô malheureux qui t'aime,

Assez pour me ravir tous mes sens ! Quand mes yeux

Te voient, Lesbie, il n'est plus rien qui vaille mieux !

…………………………………………………….

Ma langue s'engourdit ; des feux subtils se glissent

Dans mes membres; mes deux oreilles se remplissent

De tintements confus ; mes regards éblouis

Par la nuit semblent envahis!

LIb.

'OISIVETÉ, Catulle; ah! qu'elle t'est mauvaise!

L'oisiveté t'enivre & te fait bondir d'aise.

L'oisiveté souvent a perdu plus d'un roi,

Et plus d'une cité florissante avant toi !

LII.

ATULLE, qu'attends-tu pour mourir? Nonius

Le scrofuleux s'assoit sur la chaise curule ;

Par le consulat jure & ment Vatinius;

Qu'attends-tu pour t'enfuir dans la mort, ô Catulle?

LIII.

'EN ai bien ri. Tantôt, dans l'auditoire, — comme Mon Calvus déroulait dans sa belle Action

Contre Vatinius son accusation, —

Quelqu'un dit (je ne sais trop comment il se nomme),

Ébaubi, bras au ciel : « Dieux ! l'éloquent bout d'homme ! »

LIV.

OUT grêle est le crâne d'Othon ;

Son maître a des mollets rustauds, crasseux; Libon

Lâche des bruits subtils & légers. —Sinon toutes,

Qu'au moins ces beautés-là, — c'est mon vœu, — te dégoûtent,

Fuficius avec, ce rajeuni barbon!

Fâche-toi donc encore, unique capitaine,

De mes ïambes, qui n'en valent point la peine!

LV.

I ce n'est indiscret & si tu ne t'en fâches,

Apprends-nous, ténébreux, de grâce, où tu te caches.

Nous t'avons aujourd'hui cherché de tout côté,

Au Champ de Mars, au Cirque, au fond des librairies,

Chez Jupiter Très-Haut. Le long des galeries

Du Grand Pompée, endroit des promeneurs hanté,

En passant, j'arrêtais par le bras les fillettes ;

Elles ne perdaient rien de leur sérénité.

Las! je te réclamais instamment: « Mes follettes,

« Dites, Camérius, qu'est-il donc devenu ? »

Une me répondit, dévoilant son sein nu :

« Tiens, il est là, tapi sous ces deux boutons roses. »

C'est un labeur d'Hercule, enfin, que tu m'imposes !

Fussé-je le gardien Crétois d'airain sculpté,

Fussé-je par le vol de Pégase emporté,

Quand je serais Ladas, Persée aux pieds ceints d'ailes,

Rhésus au char où, prompts, deux blancs chevaux s'attellent,

Quand les êtres à patte emplumée & volants,

Les vents aussi pour moi prêteraient leurs élans,

Quand ils me seraient tous adjugés par toi-même,

Camérius, —eh bien! je tomberais, brisé

Jusqu'aux os, languissant, par la fatigue usé,

A courir après toi sans cesse, ô toi que j'aime !

Mets-tu donc tant de gloire à te dissimuler ?

Ah ! dis, pour te trouver, où nous devons aller :

Sans crainte, & confiant, livre au jour ton visage.

Serais-tu donc d'enfants blanches comme le lait

Captif? Si tu retiens enclose à ton palais

Ta langue, de l'amour tu perds tout l'avantage :

Car Vénus se gaudit d'indiscret bavardage.

Ou ferme, si tu veux, ta bouche à double tour,

Pourvu que j'aie au moins ma part à votre amour!

LVI.

 le bon tour, Caton ! la bonne farce à dire !

Elle vaut d'écouter; tu vas pouffer de rire.

Ris, tant qu'il te plaira, de Catulle, Caton :

La chose est vraiment drôle, elle est par trop bouffonne.

J'ai surpris tout à l'heure un petit polisson

Bousculant un tendron. Dioné me pardonne!

Faute de dard, je l'ai percé... de mon bâton.

LVII.

E bel accouplement que sont ces deux infâmes,

César, & Mamurra qui lui tient lieu de femmes !

C'est naturel : tous deux pareillement flétris

(L'un à Formie & l'autre à Rome les a pris)

De stigmates impurs, qui sont indélébiles;

Tous deux pourris, jumeaux dans les débauches viles,

Et dans un même lit passablement formés

Au vice, tous les deux d'adultère affamés;

Tour à tour entre eux deux rivaux honteux des femmes...

Le bel accouplement que font ces deux infâmes !

LVIII.

AELIUS! ma Lesbie, oui, ma chère Lesbie,

Cette Lesbie, hélas! qu'aima d'un tel amour

Catulle, plus que tous les siens, plus que sa vie,

Dans l'étroite ruelle, au coin du carrefour,

Écorche les fiers fils de Rémus, avilie!

LIX.

 Rufulus Rufa vend un plaisir infâme,

— La Bolonaise, qu'a Ménénius pour femme,

Qu'on voit souvent dîner de vols au feu des morts,

Courant au pain qui roule échappé de la flamme,

Sous les coups du brûleur demi-tondu des corps!

LX.

ANS doute une lionne, aux gorges de Libye,

Ou Scylla ceinte aux flancs de chiens hurlant en chœur,

Te fît l'âme âpre & sombre, en te donnant la vie?

Quoi ! tu n'as que mépris pour la voix qui supplie

Dans un malheur suprême? Ah! trop féroce cœur!

LXI.

U mont Hélicon habitant divin,

De Vénus-Uranie ô fils, toi dont la main

Met aux bras de l'amant l'enfant vierge entraînée,

Hymen, ô dieu de l'hyménée,

O dieu de l'hyménée,

 

Hymen! Ceins tes tempes d'une couronne

De fleurs de marjolaine aux parfums purs & doux;

Prends le voile de feu qu'à l'épousée on donne :

Viens ici, viens joyeux vers nous,

Ton pied de neige pris dans le brodequin jaune !

 

Par ce jour riant attiré,

Viens, entonnant de ta voix argentine

Le chant nuptial consacré,

Et bondis en cadence, & dans ta main serré

Brandis le flambeau de résine.

 

Junie à Manlius va, moment souhaité,

S'unir: d'Idalium l'habitante immortelle,

Vénus vint autrefois, en Phrygie, aussi belle,

Vers son juge. — Et le ciel sourira, consulté,

Par des auspices purs à cette pureté!

 

Tel un beau myrte Asien en Lydie

Brille sous ses jeunes rameaux en fleurs,

Des Hamadryades l'envie,

Et que, pour égayer leur vie,

Elles aiment nourrir de la rosée en pleurs !

 

Hymen, vers nous précipite ta course.

Hâte-toi de quitter Thespie & ses rochers,

Les grottes d'Aonie & leurs abris cachés,

Que la nymphe Aganippe arrose de sa source

Et rafraîchit de flots en cascade épanchés.

 

Appelle la maîtresse à la maison, en face

De ce nouvel époux que son désir embrasse;

Enchaîne-lui le cœur aux liens de l'amour,

Comme l'arbre qu'enlace, en grimpant tout autour,

Le lierre à l'étreinte tenace.

 

Chastes vierges, & vous aussi, pour qui demain

Va venir pareille journée,

Chantez en chœur, chantez en vous donnant la main :

Hymen, ô dieu de l'hyménée !

O dieu de l'hyménée, Hymen !

 

Pour qu'entendant vos voix en fête

Le presser de remplir son office sacré,

Il accoure de meilleur gré,

Guidant Vénus Honnête, — & de l'Amour Honnête

Que le nœud soit par lui serré !

 

A quel Dieu serait mieux des amants destinée

L'anxieuse prière ? Et quel être divin

Mérite mieux les vœux du genre humain ?

Hymen, ô dieu de l'hyménée !

O dieu de l'hyménée, Hymen !

 

C'est toi que le vieux père au chef tremblant adjure

Pour les siens. C'est pour toi que la frêle ceinture

Des vierges se dénoue à leur sein palpitant.

Et c'est toi que l'époux nouveau guette, prêtant

Avec crainte & désir l'oreille à ta voix pure!

 

C'est par toi-même & de ta main

Qu'au jeune homme fougueux de désirs est donnée

L'enfant en fleur, des bras de sa mère entraînée,

O dieu de l'hyménée, Hymen !

Hymen, ô dieu de l'hyménée !

 

Sans toi, Vénus ne saurait savourer

De plaisir que l'honneur puisse approuver sans crime.

Mais si tu le veux consacrer,

Aussitôt le plaisir en devient légitime.

Avec ce Dieu quel Dieu s'oserait comparer?

 

Sans toi, pas de famille au foyer domestique,

Le père ne peut voir des enfants l'entourer,

Des générations le lien se serrer.

Par toi se forme une lignée antique.

Avec ce Dieu quel Dieu s'oserait comparer ?

 

Un pays, qui jamais ne verrait tes mystères

Pour son peuple se célébrer,

N'aurait pas de gardiens à mettre à ses frontières.

La patrie a des bras par tes cultes austères.

Avec ce Dieu quel Dieu s'oserait comparer?

 

Ouvrez à deux battants la porte encor scellée.

Te voici, vierge. Vois-tu pas

Ces torches secouer leur flamme échevelée?

Qu'une pudeur naïve attarde un peu tes pas !

……………………………………………….

 

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Mais quoi! déjà bien mieux elle l'écoute, & pleure,

Comprenant qu'il lui saut aller, & que c'est l'heure.

 

Non, Arunculeia, point de pleurs en ce jour.

Tu n'as pas ce péril à craindre, qu'une femme

Plus belle ait jamais vu l'aurore à son retour,

De l'Océan sortant en flamme,

Eclairer sa couche d'amour!

 

Dans le jardin charmant qu'une main opulente

Peuple de fleurs, parmi tant de divers attraits,

Se dresse l'hyacinthe : ainsi toi, fleur brillante.

Le temps passe, allons, sois moins lente,

O nouvelle épouse, apparais !

 

Apparais, épouse nouvelle,

Si tu veux enfin! L'on t'appelle,

Ecoute nos accents; & là-bas, vois encor

Les torches secouer leurs chevelures d'or.

Apparais, épouse nouvelle.

 

Non, jamais ton époux, livrant un cœur léger

A l'appât criminel d'adultères tendresses,

Et poursuivant ailleurs de honteuses ivresses,

Ne voudra déserter ta couche, & t'outrager

Et de tes jeunes seins détourner ses caresses.

 

La vigne souple monte aux arbres qui font près,

Et de ses trilles les enlace.

Tel, entre ses deux bras tenant tes bras serrés,

Captive, t'étreindra l'époux... Mais le temps passe:

O nouvelle épouse, apparais !

 

Lit nuptial, ta forme est belle.

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L'ivoire blanc sur tes pieds étincelle.

 

Que de bonheurs par toi sont préparés

A ton maître! Tu lui promets à cette place

Les doux hasards des nuits & les jours enivrés.

Mais le temps fuit & l'heure passe :

O nouvelle épouse, apparais!

 

Esclaves, redressez votre torche inclinée :

Je vois venir le voile à la couleur de feu.

Allez, chantez en chœur l'hymne rythmé du Dieu :

« Io! Hymen, dieu de l'hyménée!

« Hymen, ô dieu de l'hyménée! »

 

Aux couplets fescennins, qui peuvent tout oser,

Qu'on laisse libre cours sans tarder davantage!

Et que le favori n'aille pas refuser

A ces enfants les noix dont s'amuse leur âge,

Quand il verra qu'on va le mépriser !

 

Giton inutile, allons, jette

Des noix à ces enfants.

Tu jouas autrefois

Assez longtemps toi-même avec les noix!

C'est à Talasius qu'il faut qu'on se soumette

A cette heure en esclave! Allons, giton, des noix!

 

Tu n'avais que dégoût hier, ce matin, pour celles,

Giton, à qui l'on donne en charge la maison.

Maintenant le coiffeur vient te tondre menton

Et cheveux. Pauvre, hélas! pauvre être, plus vil qu'elles,

Donne aux enfants, donne des noix, giton !

 

On dira que ton âme est toute chagrinée

Parce qu'il faut, époux parfumé, renoncer

A tes glabres mignons : mais il les faut laisser.

Io ! Hymen, dieu de l'hyménée !

Hymen, ô dieu de l'hyménée !

 

Aux seuls plaisirs permis, on le fait parmi nous,

Ta jeunesse fut adonnée;

Mais ceux-là ne sont plus licites pour l'époux.

Io ! Hymen, dieu de l'hyménée !

Hymen, ô dieu de l'hyménée!

 

Et toi, femme, au mari t'exprimant ses désirs

Garde de te montrer jamais importunée,

Ou crains qu'ailleurs il n'aille en quête de plaisirs.

Io! Hymen, dieu de l'hyménée!

Hymen, ô dieu de l'hyménée!

 

Voici que la maison de l'époux devant toi

S'ouvre, puissante & fortunée.

Elle demeurera sans terme sous ta loi :

Io! Hymen, dieu de l'hyménée !

Hymen, ô dieu de l'hyménée!

 

Tu pourras y régner, jusqu'au moment fatal

Où, vieille à cheveux blancs, tremblante & résignée,

Branlant la tête, on dit à tout un oui banal.

Io! Hymen, dieu de l'hyménée!

Hymen, ô dieu de l'hyménée!

 

Sous un heureux auspice, allons, tu vas entrer.

Petits pieds rayonnants, passez la porte ornée,

Passez le seuil poli sans l'effleurer.

Io! Hymen, dieu de l'hyménée!

Hymen, ô dieu de l'hyménée !

 

Dans cette salle, au fond, vois ton époux couché

Sur ce lit, dont la pourpre à Tyr fut façonnée,

Et vers toi tout entier pour t'étreindre penché...

Io! Hymen, dieu de l'hyménée!

Hymen, ô dieu de l'hyménée!

 

Non moins vive qu'en toi brûle au cœur de l'amant

Une flamme passionnée :

Mais elle y brûle encor bien plus profondément.

Io! Hymen, dieu de l'hyménée!

Hymen, ô dieu de l'hyménée!

 

Quitte ce joli bras arrondi comme au tour,

Adolescent par qui l'épouse est amenée:

Laisse-la s'avancer vers le lit de l'amour.

Io ! Hymen, dieu de l'hyménée !

Hymen, ô dieu de l'hyménée!

 

A d'honnêtes vieillards vous que le sort unit,

Femmes, dont la vie est d'estime environnée,

Venez placer la jeune vierge au lit.

Io ! Hymen, dieu de l'hyménée !

Hymen, ô dieu de l'hyménée!

 

Enfin tu peux venir, ô mari désiré!

L'épouse est dans la couche, elle est tienne; elle penche

Vers toi son doux visage en fleur tout éclairé,

Comme une parthénice blanche,

Ou comme un pavot empourpré.

 

Mais toi-même, ô mari, d'ailleurs, — oui, j'en appelle

Aux habitants des cieux! — n'as pas moins de beauté;

Et Vénus ne t'a pas non plus déshérité.

Mais l'heure fuit : hâte-toi donc comme elle,

Ne sois plus par rien arrêté.

 

Non, tu ne t'es pas fait attendre

Longtemps, car te voici, Manlius. Qu'en retour

Vénus Pudique t'aide, époux, toi qui peux prendre

L'objet de tes désirs, en jouir au grand jour,

Et n'as point à cacher un légitime amour !

 

Les grains de sable en Afrique, au ciel sombre

Les astres scintillants de feux,

A compter seraient moins nombreux

Que si quelqu'un voulait vous dérober se nombre

De vos milliers de baisers & de jeux !

 

Comme il vous plaît, amants, jouez. A votre race

Donnez bientôt des fils. Ce nom, qu'elle a porté

Si longtemps, ne saurait dans la stérilité

S'éteindre, & d'elle-même il faut qu'elle lui fasse

Sans cesse une postérité.

 

Qu'un tout petit Torquatus — je désire

Le voir naître — bientôt se lève entre les seins

De sa mère, tendant ses deux mignonnes mains

Vers son père, & par le doux rire

De sa bouchette entr'ouverte l'attire!

 

Qu'à Manlius son père il ressemble : qu'il soit

Par toute personne étrangère

Reconnu, sitôt qu'on le voit;

De la chasteté de sa mère

Que son visage fasse foi !

 

Et que la vertu maternelle

Attache à son nom rehaussé

Ce reflet de gloire éternelle,

Qu'au nom de Télémaque a pour toujours laissé

Pénélope, la mère entre toutes fidèle !

 

Jeunes filles, fermez les portes. C'est assez

De fêtes & de chants. A vous deux, vie heureuse,

Nobles époux! Sans relâche exercez

Dans ses travaux féconds de la lutte amoureuse

Votre jeunesse vigoureuse !

LXII.

ESPER vient. Jeunes gens, debout. Au ciel la main De Vesper met enfin ses lumières trop lentes.

Il est temps de quitter ses tables opulentes.

La vierge va venir, on va chanter Hymen.

Hyménée, ô Hymen, viens, Hymen, Hyménée !

 

Vierges, ses voyez-vous, ces jeunes gens? Contre eux

Debout! Hespérus sur l'Œta montre ses feux.

Ils s'élancent. Voyez leur hâte, aiguillonnée

Par l'espoir que leur chant fera victorieux.

Hyménée, ô Hymen ! viens, Hymen, Hyménée!

 

Frères, cueillir la palme est malaisé. Voyez

Ces vierges répéter des chants étudiés.

Étude non sans fruit: leur chœur est beau sans doute!

Quoi d'étonnant? C'est là que leur pensée est toute.

Notre oreille est ici, nos cœurs là ; nous devons

Succomber : la victoire aime l'effort qui coûte !

Du moins, recueillez-vous maintenant.

Elles vont Chanter, & notre voix va répondre, alternée.

Hyménée, ô Hymen! viens, Hymen, Hyménée!

 

Hespérus, est-il feux dans les cieux plus cruels ?

Tu l'arraches, l'enfant, de ces bras maternels,

De ces bras maternels qu'elle étreint obstinée.

Par toi, chaste, à l'ardent jeune homme elle est donnée :

Des ennemis sont-ils, dans l'assaut, plus cruels?

Hyménée, ô Hymen! viens, Hymen, Hyménée !

 

Hespérus, est-il astre au ciel plus doux que toi ?

Du contrat conjugal tes feux scellent la foi

Entre les fiancés & les parents donnée :

On ne s'unit que quand ta flamme en haut se voit.

Quel bienfait des dieux vaut cette heure fortunée ?

Hyménée, ô Hymen! viens, Hymen, Hyménée!

 

……………………………………………….

……………………………………………….

Hespérus a ravi, mes sœurs, l'une de nous.

……………………………………………….

……………………………………………….

Hyménée, ô Hymen ! viens, Hymen, Hyménée !

 

Oui, quand tu viens, on veille avec un soin jaloux.

La nuit sert les voleurs : Hespérus, à l'aurore,

Sous le nom d'Eous tu les surprends encore.

Laisse aux vierges ce jeu d'un courroux simulé :

En es-tu moins dans l'âme, & tout bas, l'appelé ?

Hyménée, ô Hymen! viens, Hymen, Hyménée!

 

Quand la fleur, aux jardins clos, à l'écart, est née,

Loin des troupeaux, des socs, le vent vient la baiser,

Le soleil l'affermir, l'eau du ciel l'arroser.

Filles, garçons, plus d'un la convoite & l'admire.

Vienne un coup d'ongle fin la cueillir, la briser,

……………………………………………….

Fille ou garçon, dès lors, nul plus ne la désire.

Telle la vierge est chère aux siens, tant que son corps

Reste intact; mais sa fleur de chasteté fanée,

Ni fille ni garçon qui la chérisse encor...

Hyménée, ô Hymen! viens, Hymen, Hyménée!

 

La vigne qui croît veuve en un champ délaissé

Ne peut grandir, ne peut porter des grappes douces;

Le cep tendre fléchit sous son poids affaissé ;

Aux racines bientôt touche le bout des pousses :

Laboureurs ni taureaux ne vont s'en occuper.

Qu'à l'orme mariée on la fasse grimper,

Laboureurs & taureaux l'auront vite soignée.

La jeune fille ainsi, vierge, vit dédaignée.

Si, lorsqu'en vient le temps, elle forme des nœuds

Assortis, l'époux & le père l'aiment mieux.

Hyménée, ô Hymen! viens, Hymen, Hyménée!

 

Vierge, assez résister à l'époux, à ses vœux!

Quoi ! lutter, quand le père à lui t'a destinée,

Le père avec ta mère? Obéis, tu le dois.

Non, ta virginité n'est pas tout à fait tienne :

Ton père en a sa part, & ta mère la sienne;

Tu n'en as, toi, qu'un tiers : cède à leur double voix.

Au gendre, avec ta dot, leur puissance est donnée...

Hyménée, ô Hymen ! viens, Hymen, Hyménée !

 

LXIII.

TTIS franchit les mers sur un vaisseau rapide,

Touche en Phrygie, aux bords boisés, en hâte, avide,

S'enfonce chez Cybèle, en d'épaisses forêts.

Furieux, frénétique, & les sens égarés,

Il saisit un silex tranchant, & se mutile.

Quand il se voit le corps sans la vigueur virile,

Le fol teint de sang frais, Attis, — femme, — Soudain

Prend en ses doigts de neige un léger tambourin,

De tes initiés le tambourin, Cybèle !

Frappant la peau de bœuf creuse de sa main frêle,

Frissonnante, elle crie à ses sœurs : « Pénétrez,

« Galles, ensemble aux bois sourds de Cybèle ! Entrez,

« Entrez-y donc, troupeaux errants de Dindymène!

« Comme des exilés vers la terre lointaine,

« Sous ma conduite, sur mes traces, vous avez

« Bravé la mer rapace & les flots soulevés.

« Vos corps se font châtrés, ayant Vénus en haine !

« Par vos bonds maintenant égayez votre reine!

« Hâtons-nous. Vers Cybèle accourons à la fois,

« A son temple en Phrygie, en Phrygie à ses bois.

« Voix de cymbales, bruits de tambours s'y répondent;

« La flûte, un roseau courbe, a des notes profondes;

« Les Ménades, tordant leurs fronts de lierre ceints,

« Mêlent des hurlements aigus aux rites saints;

« Cybèle y voit tourner ses bandes vagabondes.

« Il nous faut y courir, précipitant nos rondes ! »

Dès qu'Attis, fausse femme, à ses sœurs a parlé,

Partent cent cris stridents du thiase affolé.

Le tambourin mugit, la cymbale en cadence

Tinte : à grands bonds le chœur au vert Ida s'élance.

Forcenée, haletante, & les sens éperdus,

Attis, tambour en main, va par les bois perdus :

Telle fuit loin du joug la génisse indomptée.

Les Galles sur ses pas, d'une course emportée,

Suivent. Mais aussitôt qu'on touche au seuil divin,

Le chœur s'endort, brisé de fatigue & de faim.

Sur les yeux alanguis, qu'il clôt, le sommeil pèse,

Et dans un mol repos leur délire s'apaise...

Voici le Soleil d'or: ses yeux étincelants

Parcourent l'air, le sol dur, les flots turbulents;

Devant ses forts chevaux bruyants l'ombre s'efface.

D'un vol prompt le Sommeil suit Attis qui le chasse :

Pasithea l'accueille en son sein frissonnant.

Après ce mol repos, & calme maintenant,

Attis se ressouvient, dans sa claire pensée

Revoit ce qu'elle a fait, ce qu'elle est. Oppressée,

Elle retourne alors au bord des flots amers.

Contemplant tout en pleurs l'immensité des mers,

Elle adresse un appel navrant à sa patrie :

« Patrie, ô toi qui m'as enfantée & nourrie,

« Malheureux, pour l'Ida je t'ai quittée, ainsi

« Que l'enclave fuyard son maître... Et me voici

« Dans les neiges, parmi les sauves! Et dans l'antre

« Glacé, que leur fureur défend, il faut que j'entre!

« Où puis-je te chercher, ô patrie? En quels lieux?

« Vers toi je veux tourner un regard de mes yeux,

« Puisqu'un moment mon cœur de rage n'est plus ivre.

« Si loin de ma demeure, en ces bois, dois-je vivre

« Sans pays, sans amis ni parents, feu ni lieu?

« Forum, palestre, stade, & gymnases, adieu!

« Malheureux, malheureux! Pauvre âme, que de larmes!

« Quelle beauté m'a donc manqué? J'eus tous les charmes :

« Je suis femme; je fus jeune homme, éphèbe, enfant,

« Du gymnase la fleur, l'athlète triomphant.

« J'eus ma porte assiégée, un seuil tiède à toute heure,

« Des couronnes de fleurs décorant ma demeure,

« Sitôt mon lit quitté, dès le soleil levant...

« De Cybèle me voir prêtresse, & la servant !

« Moi, Ménade, tronçon humain, eunuque! Vais-je

« Habiter l'Ida vert vêtu de froide neige,

« Vivre en Phrygie, au pied de ces hauts pics, livrés

« Aux sangliers des bois, aux biches des forêts?

« Quel chagrin, quels regrets ce que j'ai fait me cause ! »

A peine ce cri prompt part de sa lèvre rose,

Portant aux Dieux l'écho de ses rébellions,

Que Cybèle, enlevant le joug à ses lions,

Pousse celui de gauche, aux troupeaux redoutable :

« Va, fier, cours: qu'il soit pris d'une rage implacable !

« Par ta vue assolé, fais rentrer dans les bois

« Cet effronté qui veut échapper à mes lois.

« Bats tes flancs de ta queue, & que son fouet les blesse !

« Qu'à tes rugissements tout retentisse! Dresse,

« Fier, ta crinière rousse à ton robuste cou! »

Elle dit, menaçante, & défait le licou.

Le monstre, s'échauffant lui-même, part, court, gronde,

Fend les halliers que rompt sa course vagabonde,

Arrive aux bords par l'eau blanchissante effleurés :

Il voit la tendre Attis devant les flots marbrés,

Il bondit... Folle, Attis fuit aux grands bois sauvages...

Elle y passa sa vie entière aux saints servages.

O puissante déesse, ô Dindymène, ô toi

Cybèle, éloigne-les, tes fureurs, de mon toit!

Souffle ailleurs ton vertige, ailleurs tes sombres rages !

LXIV.

ADIS, les pins enfants du Pélion tentèrent

Neptune, dit l'histoire, & sur ses eaux flottèrent

Jusqu'au Phase, où régnait Æétés. De héros

Un groupe élu, la fleur des jeunes gens d'Argos,

Rêvant la Toison d'Or à ravir en Colchide,

Sur l'onde amère osa lancer la nef rapide,

Et fouetter d'avirons de sapin les flots bleus.

La Déesse qui veille aux cités fit pour eux

Elle-même ce char ailé, qu'un souffle entraîne,

D'ais arrondis & joints construisant la carène

Du vaisseau, — le premier qu'Amphitrite ait lavé!

Quand l'éperon fendit l'océan soulevé,

L'eau, des rames tordue, eut ces blancheurs qui brillent

D'écume : on vit surgir les Néréides, filles

De la mer, admirant l'étrange être inconnu!

Ce jour-là, — ce seul jour, — des yeux humains ont pu

Sur le gouffre argenté voir les Nymphes marines,

Le corps nu, hors du flot jusques à leurs poitrines.

 

Alors Pelée aima Thétis d'un feu soudain ;

Pour l'hymen d'un mortel Thétis fut sans dédain ;

Et son Père acquiesça lui-même au mariage.

Héros, race des Dieux, nés en cet heureux âge,

Salut, héros bénis dans vos mères ! . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Partout

Je vous invoquerai dans mes chants! Toi surtout,

Pelée, à qui l'hymen donne un éclat suprême,

Soutien de Thessalie, à qui Jupiter même,

Père des Dieux, céda ses amours ! Mit-il pas

Thétis, la belle enfant de Nérée, en tes bras ?

Fus-tu pas agréé par Téthys la grand-mère,

Par Océan, dont l'onde enveloppe la terre ?

 

Les temps font accomplis, & voici l'heureux jour :

La Thessalie entière au rendez-vous accourt.

Une foule joyeuse au seuil royal se presse,

Portant des dons. Sur tous les traits est l'allégresse.

On quitte Ciéros; de Phthiotide on part;

On fuit Tempe, Crannon, Larisse & son rempart

Pour Pharsale, — & Pharsale & ses maisons s'emplissent.

Plus de culture aux champs ; les bœufs sans joug mollissent;

Plus de courbes râteaux sarcleurs du cep rampant,

Plus d'émondeurs dans l'arbre élaguant & coupant;

On ne voit plus au soc des bœufs la glèbe ouverte;

La rouille met sa lèpre à la charrue inerte.

Cependant au palais, jusqu'en ses profondeurs,

Tout rayonne : de l'or, de l'argent les splendeurs,

Sièges d'ivoire ornés, coupes étincelantes,

De la fête d'un roi les pompes opulentes!

 

Pour la Déesse un lit nuptial est placé

Au centre, sur des pieds d'ivoire indien dressé.

La pourpre du murex teignit les draperies :

Un art exquis y montre en mille broderies

Des figures d'Anciens, des exploits de Héros,

Naxos, — & sur la grève où résonnent les flots,

Regardant fuir Thésée & son vaisseau qui vole,

Ariadne, se cœur plein d'une fureur folle.

Elle voit, & n'en croit point ses yeux; elle sort

D'un sommeil décevant, & se voit sur le bord

D'une plage déserte, hélas ! & seule au monde.

Le jeune ingrat s'enfuit, de ses rames fend l'onde,

Livre aux souffles des vents ses serments envolés.

La fille de Minos de ses yeux désolés

Le fuit, d'une bacchante on dirait la statue,

Elle le suit, hélas! flottante & combattue.

De ses hauts cheveux blonds la mitre a disparu :

Aucun tissu léger ne couvre son cou nu;

Ses feins blancs ne sont plus captifs du réseau frêle;

De son corps, au hasard, tout est tombé près d'elle;

La mer joue à ses pieds avec ces ornements.

Mais que lui font sa mitre, & puis ses vêtements

Dans les flots?... Éperdue ? à toi seul, ô Thésée,

Elle suspend son cœur, son âme, sa pensée!

Malheureuse! ah! Vénus t'a condamnée aux pleurs,

Elle mit dans ton sein l'épine des douleurs,

Quand Thésée, orgueilleux de sa vigueur hardie,

S'éloignant du Pirée à la côte arrondie,

Vint à Gortyne, au toit d'un monarque inclément.

Par un affreux fléau vaincue, en châtiment

Du meurtre d'Androgée, on dit qu'Athène antique

De la fleur des garçons & des vierges d'Attique

Au Minotaure offrait un régulier festin.

Ses murs se dépeuplaient par ce tribut humain,

Quand Thésée aima mieux risquer sa propre tête

Pour sa chère cité, que de voir à la Crète

Le pays de Cécrops jeter ces morts vivants !

Sur un léger navire il court, aidé des vents,

Chez le noble Minos, entre au palais splendide.

La vierge, enfant du roi, l'admire, l'œil avide.

Sa couche aux doux parfums la voyait chastement

Grandir, près d'une mère au tendre embrassement :

Tel l'Eurotas nourrit les myrtes sur ses rives,

Ou le printemps d'un souffle aux prés met ses fleurs vives.

De Thésée elle n'a point abaissé ses yeux

Ardents, qu'en tout son corps ont couru mille feux,

Et qu'elle est jusqu'au fond de son être embrasée.

Enfant Dieu, de qui vient sans mesure attifée

La passion, qui sais joie & soucis amers,

Reine des Golgiens, d'Idalie aux bois verts,

Comme vous l'agitez, la jeune âme en délire!

Pour le blond étranger comme l'enfant soupire!

Que de fois son cœur dut d'épouvante faillir,

Et du jaune de l'or son visage pâlir,

Quand, brûlant d'affronter le monstre face à face,

Thésée alla chercher gloire ou mort pour l'audace!

Ce ne fut point en vain, — hors pour elle, — qu'aux Dieux

Offrant ses dons d'enfant, son cœur forma des vœux !

Voyez ce chêne, au haut du Taurus, qui remue

Ses bras, ce pin en cône & dont l'écorce sue :

Vient l'ouragan, d'un coup de son vent effréné

Il les arrache, — & l'arbre ainsi déraciné

Tombe, broyant au loin tout au choc de sa chute.

De même, par Thésée écrasé dans la lutte,

Le monstre, frappant l'air des cornes, s'abattit.

Sain & sauf, triomphant, le vainqueur repartit;

Du fil mince, à tâtons, il se guidait, de crainte

Qu'en sortant, aux détours obscurs du labyrinthe,

Quelque invisible erreur ne l'égarât marchant...

 

Mais pourquoi m'écarter du sujet de mon chant?

Dirai-je que fuyant, fille, les yeux d'un père,

L'étreinte d'une sœur, les baisers d'une mère, —

— Pauvre mère! elle aimait son enfant follement!

— Ariadne préfère à tous son doux amant?

Qu'un navire la porte à Dia, sur la rive

Ecumeuse, & que là, d'un lourd sommeil captive,

Son époux l'abandonne, & s'enfuit sans remords?

Saisie alors, dit-on, de furieux transports,

Elle pousse des cris aigus, du fond de l'âme.

Tantôt elle gravit les hauts pics, pauvre femme!

Pour jeter sur la mer vaste un regard perçant;

Dans le flot qui frémit tantôt elle descend,

Les pieds nus, soulevant sa tunique flottante.

Désespérée enfin, glacée, & sanglotante,

Les traits baignés de pleurs, elle s'écrie : « Eh quoi !

« Tu m'as à mon pays ravie, être sans foi,

« Sans foi! pour me laisser seule sur cette plage!

« Tu pars, oubliant tout, aux Dieux jetant l'outrage,

« Rapportant le parjure & ses fatalités

« A ton foyer! Rien n'a fléchi tes volontés,

« Cruel? Aucun élan de clémence ne touche

« Et ne prend de pitié pour moi ce cœur farouche?

« Ah ! ce n'est point, menteur, ce que tu me jurais,

« Ni l'espoir, ô malheur! de quoi tu me leurrais :

« C'était l'hymen joyeux, l'union souhaitée;

« Vaine chimère, à tous les vents du ciel jetée!

« Quelle femme aura foi désormais au serment

« De l'homme, & pourra croire aux discours d'un amant?

« Tant que quelque désir les tourmente & les brûle,

« Ils jurent sans trembler, promettent sans scrupule:

« Le caprice assouvi, de tout ce qu'on a dit

« On ne se souvient plus; le parjure, on en rit!

« Certes, je t'arrachai du fond de la mort même.

« J'aimai mieux perdre un frère, à cette heure suprême

« Plutôt que te faillir, ô perfide! En retour,

« Je suis livrée en proie aux fauves, au vautour !

« Morte, mon corps n'aura pas même un peu de terre !

« Es-tu né de lions sous un roc solitaire ?

« Quelle mer t'a vomi dans l'écume, en quels lieux,

« Syrte, avide Scylla, Charybde, abîme affreux,

« Pour payer d'un tel prix ce don, la douce vie ?

« Si l'hymen déplaisait à ton âme, asservie

« Aux rigueurs d'un vieux père, tremblant sous sa loi,

« Ah ! tu pouvais au moins me conduire chez toi !

« J'eusse été, te servant, cette esclave avec joie,

« Qui baigne tes pieds blancs dans l'eau claire, ou déploie

« Sur ta couche la pourpre ainsi qu'un vêtement.

« Mais que sert dans l'air sourd un vain gémissement

« Tant de malheur m'égare... A l'air, chose insensible,

« Entendre mes clameurs, répondre, est impossible !

« Lui, vogue au loin, déjà presque au milieu des mers.

« Rien d'humain sur ces bords jonchés d'algue & déserts.

« Ainsi jusques au bout, le fort, comble d'atteintes !

« Cruel, refuse même une oreille à mes plaintes !

« Jupiter tout-puissant, plût au ciel qu'aux vaisseaux

« Cécropiens Cnossos n'eût pas ouvert ses eaux !

« Qu'un traître nautonnier, portant l'atroce dette

« Au sauvage taureau, n'eût mis l'amarre en Crète!

« Que cet hôte pervers, voilant d'un air trop doux

« Ses noirs desseins, jamais n'eût repose chez nous !

« Où donc aller? Et quel espoir pour la victime ?

« Aller aux monts Dicté ? Je vois par quel abîme

« M'en sépare ce vaste océan courroucé.

« Espéré-je en un père? Eh ! N'ai-je pas laissé,

« Pour suivre un jeune amant, teint du sang de mon frère?

« Ai-je un fidèle époux consolant ma misère !

« Il fuit, & les courbant, force ses avirons.

« Cette île est un désert : nul toit aux environs :

« Point d'issue, on est ceint par la mer; point de chance

« De fuite, aucun espoir; partout c'est le silence,

« La solitude : on voit la mort de toutes parts.

« Ah ! du moins, je ne veux pas sentir mes regards

« S'éteindre, & de mon corps brisé sortir la vie,

« Sans demander justice aux Dieux, moi la trahie,

« Sans invoquer leur aide à mon dernier moment!

« Vous qui sur les humains frappez le châtiment,

« Euménides, au front ceint de cheveux vipères

« Qui peint ce que vos cœurs exhalent de colères,

« Venez ici, venez! Écoutez les sanglots

« Que m'arrache, ô malheur! de la moelle des os

« Le désespoir, fureur aveugle, folle flamme.

« Si ma plainte est sincère & part du fond de l'âme,

« Sans expiation ne laissez pas ma mort.

« Que par ce cœur ingrat qui me livre à mon sort,

« Thésée aux siens, à lui, soit funeste, ô Déesses! »

 

Elle dit, dans ces cris répandant ses tristesses,

Implorant une peine à tant de cruauté.

Le roi des Dieux l'entend, penche un front redouté,

Et sous ce mouvement tout tremble, mers enflées,

Terre, étoiles de feu dans se ciel ébranlées !

Sur l'esprit de Thésée un noir brouillard s'étend;

Son cœur perd dans l'oubli ce qu'un effort constant

Gardait dans sa mémoire : il néglige de faire

Hisser l'heureux signal, d'apprendre au pauvre père

Qu'au port Érechthéen un fils rentre vivant.

Avant de confier son fils Thésée au vent

Quand il quitta les murs de Minerve l'austère,

Egée, en l'embrassant, lui fit cette prière :

« Fils, bien qui m'es plus cher qu'une vie au long cours,

« Que je retrouve à peine au bout de mes vieux jours,

« Fils, il faut donc te rendre aux hasardeuses tâches !

« Ta bouillante valeur & mon destin t'arrachent

« Au père, qui n'a pu de tes traits bien-aimés

« Rassasier encor ses yeux demi-fermés.

« Non, je ne puis te dire adieu, l'âme joyeuse,

« Ni te voir l'appareil de la fortune heureuse.

« Laisse-moi m'épancher en douloureux élans,

« De poussière couvrir, fouiller mes cheveux blancs,

« Puis au mât voyageur pendre une noire toile:

« Au chagrin dont je fuis consumé sied la voile

« Que de ses tons foncés l'Ibérie assombrit.

« Si la divinité d'Itone, qui sourit

« Au défenseur du peuple & des murs d'Erechthée,

« Soutient ta main du sang du monstre ensanglantée,

« Que ceci dans ton cœur profondément tracé

« Demeure, & par le temps ne puisse être effacé !

« Dès que tes yeux verront nos collines, amène

« Son vêtement de deuil le long de chaque antenne :

« Sur les cordes à nœuds hisse un pavillon blanc,

« Comme une flamme au haut du mât étincelant.

« Mon âme à ce signal, de bonheur enivrée,

« Reconnaîtra l'heureux moment de ta rentrée.

« Ces mots, Thésée au cœur ses conservait, avant

L'heure où tout s'envola, comme au souffle du vent

Les nuages chassés du haut des pics de glace.

Son père, des remparts interrogeant l'espace,

Usait en pleurs sans fin ses regards anxieux.

Quand la noire voilure apparut à ses yeux,

Il se précipita des rochers dans l'abîme,

D'un destin sans pitié croyant son fils victime.

Ainsi rentre au foyer frappé le fier vainqueur :

Son père est mort. Le mal fait par l'oublieux cœur

A l'enfant de Minos, il a dû le connaître!...

 

Sombre, Ariadne voit le vaisseau disparaître.

Un flot d'angoisses roule en son cœur déchiré...

 

Ailleurs vole Iacchus, jeune, en fleur, entouré

Par le chœur de Nysa, Silènes & Satyres.

Fou d'amour, il te cherche, Ariadne! Aux délires

De Bacchus tous sont pris. Quels bonds & quel transport!

Chaque tête, évohé! tourne, évohé! se tord.

L'une brandit le thyrse orné de pampre en tresse,

L'autre arrache les chairs d'un taureau qu'on dépèce,

Celle-ci s'entortille en des serpents roulés ;

D'autres aux cistes creux ont des rites voilés,

Rites où d'être admis le profane en vain rêve.

La main bat le tambour que dans l'air elle élève;

La cymbale d'airain jette ses sons perçants,

Le souffle dans les cors a de rauques accents,

Et la flûte barbare, au chant sauvage, crie.

 

De beaux sujets ornée ainsi, la draperie

Enveloppait le lit de ses longs plis flottants.

La jeune Thessalie admira tout longtemps ;

Puis, aux Dieux immortels ils cédèrent la place.

Le matin, sur la mer paisible Zéphyr passe,

Ridant l'onde ébranlée, à l'heure de l'éveil

D'Aurore ouvrant la porte aux courses du Soleil :

Lentement, l'eau, que pousse une clémente brise,

S'avance, & dans un bruit de doux rires se brise;

Puis se vent croît : ses flots, de plus en plus gonflés,

Luisent au loin, nageant sous de rouges reflets.

Ainsi, hors du royal péristyle, la foule,

Chacun de son côté, se disperse & s'écoule.

 

Les mortels font partis. — Chiron, du Pélion

Descendu le premier, porte un rustique don.

Cueillant les fleurs aux champs, sur ses grands monts semées

Partout en Thessalie, au bord des eaux germées

Sous le souffle fécond du Zéphyr tiède, il a

En guirlandes tressé ces fleurs qu'il emmêla :

Le palais rit, baigné d'un parfum qui l'embaume.

Voici Pénée: il a fui Tempe, vert royaume,

Tempe, ceinte de bois sur elle suspendus,

Où danseront cent chœurs de Nymphes éperdus;

Sa main, pleine elle aussi, tient des souches énormes

De hêtres, des lauriers droits & sveltes de formes,

Le cyprès qui fend l'air, se platane mouvant,

De Phaéton brûlé l'arbre sœur, souple au vent;

Il entrelace autour du palais ces branchages;

Tout se parvis est vert, voilé de frais feuillages.

Puis vient l'ingénieux Prométhée : on lui voit

Les vestiges pâlis du supplice autrefois

Subi, lorsque en Scythie, une chaîne, à la cime

De rocs à pic, le tint suspendu sur l'abîme.

Puis, le Père des Dieux, Junon sainte, des cieux

Viennent avec leurs fils. O Phébus, seul des Dieux,

A l'Idrus on te laisse, avec ta sœur jumelle

Chère à ces monts ! Pelée est de toi comme d'elle

Dédaigné ; Thétis n'a pas vos flambeaux d'hymen !

 

Tous aux trônes d'ivoire assoient leur corps divin ;

Sur les tables les mets passent en abondance.

Balançant leurs vieux corps débiles en cadence,

Pour dire les destins les Parques vont chanter.

Sous une blanche robe on les voit trembloter,

Qui leur étreint les pieds de franges violettes;

Leur front neigeux est ceint de roses bandelettes ;

Leurs mains font l'éternel labeur exactement :

La gauche a la quenouille au moelleux vêtement

De laine ; la droite en détire sans secousse,

Forme un fil de ses doigts à plat, le tord du pouce

Au fuseau, qu'elle lance, & qui vire en dansant;

Sur l'ouvrage leur dent mord, toujours l'unissant;

On voit se hérisser pris sur leurs lèvres sèches

Les brins, qui sur le fil lissé ressortaient rêches.

Dans des paniers d'osier fin tressés, elles ont

Aux pieds la laine blanche en moelleuses toisons.

Leur main chasse l'ouvrage, & leur voix claire explique

Les destins des époux dans un chant prophétique,

Un chant, que l'avenir ne dira point menteur:

 

 

« Toi qui de l'Émathie accrois encor l'honneur,

« Force de ton pays, demain glorieux père,

« Écoute : les trois Sœurs vont en ce jour prospère

« Te dévoiler l'oracle infaillible... Entraînez

« Les destins dans vos fils, tournez, fuseaux, tournez!

 

« Voici Vesper, qui porte aux maris leurs délices.

« L'épouse vient, avec l'astre aux rayons propices,

« D'amour t'inonder l'âme & le cœur fascinés,

« T'enlacer dans ses doux sommeils abandonnés,

« Passant sous ton cou fort ses bras aux blancheurs lisses...

« Filez les fils du Sort, tournez, fuseaux, tournez!

 

« Jamais toit n'abrita des amours aussi belles.

« Non, jamais on ne vit amants mieux enchaînés

« Que Pelée & Thétis, par des nœuds plus fidèles...

« Filez les fils du Sort, tournez, fuseaux, tournez !

 

« De vous naîtra bientôt un fils sans peur, Achille,

« Montrant seule aux combats sa poitrine virile

« Sans jamais soir, vainqueur des coureurs effrénés,

« Plus vite qu'en ses bonds d'éclair la biche agile...

« Filez les fils du Sort, tournez, fuseaux, tournez !

 

« Nul héros ne sera son pair, dans cette guerre

« Où le sang des Troyens inondera leur terre,

« Où Troie aura ses murs assiégés, ruinés

« Par un roi dont Pélops le traître est le grand-père...

« Filez les fils du Sort, tournez, fuseaux, tournez!

 

« Les mères avoueront ses actions brillantes

« Et ses rares exploits, pleurant leurs derniers-nés,

« Tordant leurs cheveux blancs de cendre sillonnés,

« Frappant leurs feins flétris de leurs mains défaillantes...

« Filez les fils du Sort, tournez, fuseaux, tournez!

 

« Comme des épis drus, blonds au soleil en flamme,

« Qu'avant l'heure un faucheur coupe aux champs moissonnés,

« Les Troyens tomberont sous sa terrible lame...

« Filez les fils du Sort, tournez, fuseaux, tournez!

 

« Témoin de ses hauts faits, ce fleuve, le Scamandre,

« Qui va dans l’Hellespont rapide se répandre,

« De monceaux de corps morts verra ses flots gênés,

« Et dans son eau profonde un sang tiède descendre...

« Filez les fils du Sort, tournez, fuseaux, tournez!

 

« On vengera sa mort sur une auguste tête.

« Sa tombe, un tas de fable amassé, sur son faîte

« Verra les membres blancs d'une vierge traînés...

« Filez les fils du Sort, tournez fuseaux, tournez !

 

« Lorsque écherront les murs de Neptune & la ville

« De Dardanus aux Grecs las, le tombeau d'Achille

« Du sang de Polyxène aura ses bords baignés.

« Comme au glaive à deux fers la victime immolée,

« Elle, sur ses genoux, tombera mutilée...

« Filez les fils du Sort, tournez, fuseaux, tournez!

 

« Unissez ces amours dont l'ardeur vous enivre.

« Époux, prends la Déesse en des nœuds fortunés!

« Que l'épouse aux désirs de son mari se livre!

« Filez les fils du Sort, tournez, fuseaux, tournez!

 

« Sa nourrice, au matin, ne pourra plus lui ceindre

« Les colliers, hier encore à son col enchaînés.

« Filez les fils du Sort, tournez, fuseaux, tournez !

« Non, du lit conjugal l'exil n'est point à craindre,

« Mère, qui t'ôterait l'espoir de nouveau-nés !

« Filez les fils du Sort, tournez, fuseaux, tournez ! »

 

 

C'est ainsi que jadis ses Parques à Pélée

Chantaient en chants divins sa gloire révélée.

Car ses héros, alors, dans leurs foyers pieux,

Les mortels même, étaient visités par ses Dieux;

De piété raillée il n'était point d'exemple.

Souvent le roi des Dieux vint s'asseoir en son temple

Éclatant, dans ses jours annuels consacrés,

Et regarda tomber cent taureaux massacrés;

Du Parnasse Liber vint, errant : assolées,

Les Thyades criaient Evan ! Échevelées ;

Delphe entière, avec joie hors des murs s'élançant,

Au Dieu sur les autels faisait fumer l'encens.

Ou c'était, aux combats mortels, Mars, la maîtresse

De Triton le rapide, ou la vierge Déesse

De Rhamnonte, exhortant les bataillons armés.

Mais la terre a connu des crimes innommés.

La justice des cœurs avides s'est enfuie ;

Les frères ont leur main du sang d'un frère emplie;

Le fils voit ses parents morts, et ne pleure pas ;

Le père d'un fils jeune a rêvé le trépas,

Libre il prend une épouse en sa fleur, vierge encore ;

La mère, impie, aux bras d'un enfant qui s'ignore,

Impie! osa souiller le foyer & ses Dieux.

A ce délire, au Bien, au Mal mêlés entre eux,

Les Dieux ont détourné de nous leur âme juste :

Pour nos fêtes ils n'ont plus de visite auguste,

Et ne supportent plus le contact de nos yeux !

LXV.

'ANGOISSE, se chagrin, qui m'accablent sans trêves,

M'éloignent, Ortalus, des poétiques Sœurs.

Mon âme ne peut plus enfanter les doux rêves

Chers aux Muses, plongée en des flots de douleurs!

C'est hier que le pied livide de mon frère

A trempé dans le flot endormi du Léthé,

Que de lui la Troade a fait une poussière

Dérobée à nos yeux, là-bas, au cap Rhoeté!

Et pourtant, Ortalus, parmi de telles peines,

Voici des vers, d'après Callimaque traduits.

Ne crois pas que tes mots amis, aux brises vaines

Jouet livré, se soient loin de mon cœur enfuis,

Comme un fruit, don glissé par l'amant en cachette,

Qui s'échappe du sein virginal d'une enfant:

Oubliant qu'en sa robe elle l'a, la pauvrette

Voit sa mère qui vient, & s'élance au devant,

Et fait tomber le fruit; il roule; & sur sa joue

Confuse, la rougeur qui se répand avoue.

LXVI.

UI qui sait tous les feux du vaste firmament,

Le lever, le déclin des étoiles, comment

Le prompt soleil éteint l'éclat de sa lumière,

Des constellations la marche régulière,

Le doux amour cachant Diane aux rocs déserts

Du Latmos, & brisant son parcours dans les airs,

Conon m'a vue aussi scintiller, clarté pure,

De Bérénice moi la blonde chevelure,

Au ciel étincelant ! C'est Bérénice aux Dieux

Qui me voua, levant ses beaux bras blancs vers eux,

Quand le roi, jouissant de l'hyménée à peine,

Partit pour dévaster la terre Assyrienne,

Portant la trace encor des nocturnes combats

Ou de la vierge il prit triomphant les appas !

Vénus est-elle donc en haine aux épousées?

Près du lit nuptial tant de larmes versées

Sont-elles pour tromper le bonheur des parents?

Ah ! j'en appelle aux Dieux, ces pleurs ne sont pas francs. Ma reine me l'apprit par ses sanglots sans nombre,

Quand l'époux s'en alla tenter la guerre sombre.

N'est-ce pas ton lit veuf, désert, que tu pleurais ?

N'est-ce qu'un frère aimé dont tu te séparais?

Quel tourment jusqu'au fond des os t'a dévorée !

Comme en ton âme alors, tout entière égarée,

Tu sentis ta raison se perdre ! Et cependant

Je te connus un cœur bien intrépide, enfant!

L'acte vaillant qui t'a conquis hymen & trône,

L'as-tu donc oublié? Qui ferait mieux? Personne...

Mais quand le mari part, ô les tristes adieux!

Jupiter, que de fois ces mains pressent ces yeux!

Quoi? quel dieu si puissant t'a changée? Ah! l'absence

D'un cher être aux amants est la pire souffrance.

Tu me promis alors à tous les Immortels,

Non sans verser le sang des bœufs sur les autels,

Pour que le tendre époux revint! Bientôt conquise,

A l'Egypte l'Asie est par le roi soumise,

Et moi, je suis offerte à ce monde d'en haut,

J'acquitte un ancien vœu par un présent nouveau.

O reine, j'ai quitté ton front, je le regrette,

Je le regrette bien, j'en jure par ta tête :

Malheur à qui ferait en vain un tel serment!

Mais qui peut résister au fer également?

Il fut percé, ce mont, — le plus haut sur la terre

Que se fils de Thia franchisse & qu'il éclaire, —

Quand les Mèdes, créant un chemin pour les flots,

Firent passer leurs nefs au travers de l'Athos !

Quand le fer dompte tout, frêles cheveux, que faire?

Des Chalybes maudits, Jupiter, tout entière

La race, & celui qui rechercha le premier

Les veines de ce fer, & le voulut plier!

Mes sœurs les tresses, quand on me détacha d'elles,

Pleuraient... Soudain fendant l'air où flottent ses ailes,

Le frère de Memnon, Zéphyr, cheval ailé

D'Arsinoé de Locre, à moi s'est dévoilé :

Il m'emporte à travers les ombres de l'espace,

Et sur le chaste sein de Vénus il me place.

Zéphyritis l'avait elle-même lancé,

La Grecque dont le temple à Canope est dressé :

Elle ne voulait pas qu'au ciel où tout rayonne

Le seul astre fait dieu fût l'or de la couronne

D'Ariadne; elle veut que j'y brille, trésor

Qu'offrit ta tête blonde, — & tout humide encor

De pleurs, à peine entrée au seuil des Dieux, me mêle

Aux astres plus anciens, moi, l'étoile nouvelle.

Voisine de la Vierge & du cruel Lion,

Non loin de Callisto, fille de Lycaon,

Je guide à l'occident le Bouvier, lueur lente,

Qui se plonge au profond Océan indolente.

Je sens sur moi les pas des Dieux pendant la nuit,

Et la blanche Téthys me prend quand le jour luit.

Mais, — vierge de Rhamnonte, oh! que sans te déplaire

Je le dise! — par peur, non, je ne saurais taire

Le vrai ; quand je verrais les astres en fureur

Contre moi, je dirais les secrets de mon cœur; —

Tout ce bonheur n'est rien. Je souffre, séparée,

Séparée à jamais de ma reine adorée,

Qui jadis, jeune fille & sans souci de rien,

Me fit boire des flots de parfum Syrien !

O vous qui d'un hymen rêvé voyez les flammes,

Aux amoureux époux ne vous livrez pas, femmes,

Ne leur dévoilez pas vos feins nus, sans m'avoir

Présenté dans l'onyx les dons que j'aime à voir,

L'onyx pur comme vous dont la couche est austère !

Pour celle qui se donne à l'infâme adultère,

Que son encens impur soit bu du sable en vain !

Je ne veux pas des dons qu'offre une indigne main.

Mais vous, qu'en vos maisons la concorde demeure,

Épouses! Que l'amour en soit l'hôte à toute heure!

Reine, quand regardant les astres, aux clartés

Des flambeaux, tu prieras Vénus aux jours fêtés,

Ne me laisse pas, moi, sans parfums, moi ta chose;

Mais de larges présents en mon honneur dispose...

Si les astres tombaient! J'irais, reine, à ton front...

Ah! tout près du Verseau que ne brille Orion!

LXVII.

ORTE douce au mari complaisant, douce au père,

Salut! Que Jupiter te fasse un fort prospère!

Toi qui servis, dit-on, honnêtement jadis

Balbus, quand le vieillard occupait le logis,

Tu servirais encor une coupable flamme,

Depuis que, le vieux mort, ici vint une femme!

Dis-moi d'où vient ce bruit, qui t'a changée, & si

L'ancien respect du maître a pu te fuir ainsi.

— « Non! que Caecilius, mon nouveau maître, apprenne « Que je n'ai pas de torts, encor qu'on le soutienne.

« Personne ne peut dire en quoi j'ai pu pécher:

« Mais c'est là sa justice, au public, reprocher

« Tout à la Porte ! A peine un méfait de la forte

« Trouvé, chacun me crie : « Eh! c'est ta faute, Porte! »

— Affirmer d'un seul mot ne suffit pas : il faut

— Faire voir & toucher aux gens que l'on dit faux.

— « Comment? Nul n'interroge, & nul ne veut s'instruire. »

— Je le veux, moi. Tu peux, sans hésiter, tout dire.

— « Que la belle, d'abord, fût vierge en arrivant,

« Conte! Non que l'époux l'eût déflorée avant:

« Tout est plus languissant qu'une plante débile

« Chez lui; jamais il n'a donné preuve virile.

« Mais le lit de l'enfant fut violé, dit-on,

« Par le père: il fouilla cette triste maison,

« Soit qu'un aveugle amour brûlât son âme impie,

« Soit que le fils étant impuissant & sans vie,

« Il crût devoir fournir plus de virilité

« Pour briser sa ceinture à la virginité! » —

Père exquis que le tien ! Piété sans égale !

Lui-même il a sali la couche filiale !

Ce n'est point là, d'ailleurs, tout ce que dit savoir

Brescia, qu'à ses pieds le mont Cycnus peut voir,

Devant qui du Mella court mollement l'eau jaune,

Brescia que pour mère aimée eut ma Vérone!

— « De la belle on y conte avec Postumius

« Un adultère, un autre avec Cornélius. »

« On dira : qu'en fais-tu, Porte, qui ne peux être

« En aucun cas que sur le seuil même du maître,

« Qui n'entends point causer, & fixe à la cloison,

« N'as qu'une tâche, ouvrir ou fermer la maison?

« A voix basse, souvent, seule avec ses servantes,

« Je l'entendis narrer ses prouesses galantes,

« Nommant ceux que j'ai dit, & n'imaginant point

« Que j'eusse langue ou même oreille de témoin.

« Elle ajoutait un nom encor... que je veux taire :

« Je vois deux sourcils roux se froncer de colère.

« C'est un long sire, qui jadis fut accusé,

« Dans un gros procès, d'être un enfant supposé. »

LXVIII.

RAPPÉ par le destin, accablé de douleurs,

Tu m'écris ce billet tout trempé de tes pleurs.

Tu veux qu'au naufragé battu des flots, je tâche

D'être en aide, & qu'au seuil de la mort je t'arrache.

Vénus chaste, dis-tu, te dispute à présent,

Seul sur ta couche veuve, au sommeil bienfaisant.

Les Muses par les chants si doux des vieux poètes

Ne charment plus ton âme, aux veilles inquiètes.

Il me plaît de tenir ce nom d'ami de toi,

Que tu cherches Vénus, les Muses près de moi.

Mais j'ai mes maux: tu dois, Manlius, les connaître;

Ne me crois pas envers mon hôte ingrat & traître.

Vois-moi plongé moi-même en un abîme affreux,

Et ne demande plus la joie au malheureux.

Jadis, sitôt vêtu de ma robe virile,

Au printemps de ma vie en sa fleur juvénile,

Ah! je chantai gaîment! Je l'ai connue aussi,

La Déesse qui fait l'amer & doux souci !

Mais la perte d'un frère a détruit tous ces charmes.

O mon frère, enlevé sans retour à mes larmes,

Frère, ta mort brisa tous les bonheurs pour moi !

Notre race au tombeau descend toute avec toi.

Tant de félicités, que donnait à nos vies

La douceur de t'aimer, nous les voilà ravies!

J'ai chassé loin de moi, que ce deuil assombrit,

Ces goûts & ces travaux, délices de l'esprit.

Tu m'écris : « C'est honteux, de voir rester Catulle

« A Vérone, tandis qu'ici plus d'un émule

« Mieux noté se réchauffe au lit abandonné. »

Non, ne me blâme pas : plains un infortuné.

Et pardonne-moi donc si le chagrin m'accable,

Si je ne t'offre rien, car j'en fuis incapable.

Je n'ai pas sous la main mes écrits à foison,

Puisque j'habite Rome : à Rome est ma maison,

C'est là qu'est mon foyer, là que mes jours s'effeuillent;

Un seul me suit ici, de tous mes portefeuilles.

Ainsi garde-toi bien dans mon refus de voir

Peu de reconnaissance, ou du mauvais vouloir

Si je n'accède point à ta double prière :

Je t'aurais prévenu, si je l'avais pu faire.

LXVIIIa.

E ne peux d'Allius, Muses, taire l'appui,

Les services si grands que j'ai reçus de lui,

Laisser le temps qui suit, se prompt oubli des âges

Couvrir d'un voile épais ces touchants témoignages.

Je vous les apprendrai. Redites-les à tous.

Que ce papier vieillisse & parle grâce à vous,

Que partout dans la ville on conte la légende,

Qu'Allius mort, sa gloire augmente & se répande,

Que l'araignée au fin réseau dans l'air tissé

Ne masque point le nom d'Allius délaissé !

Vous savez que de mal me fit la perfidie

De Vénus, & comme elle a fondu sur ma vie.

Quelle fièvre! L'Etna n'a pas de feu plus fort;

Moins brûlante la source aux Thermopyles fort.

D'intarissables pleurs éteignaient la lumière

Dans mes yeux, & baignaient ma joue en pluie amère.

Sur le mont escarpé voyez briller, là-haut,

Des mousses d'un rocher jaillissant, ce ruisseau :

Il descend, roule au fond de la vallée en pente,

Sur le chemin suivi des passants il serpente,

Doux secours du marcheur tout suant, essoufflé,

Quand sous un lourd soleil se fend le sol brûlé.

Voyez sur ceux qu'en mer bat la noire tourmente

Soudain, douce, souffler une brise clémente,

Quand déjà l'on priait Pollux, déjà Castor...

Eh bien! tel Allius vint en aide à mon sort.

Il m'ouvrit largement la carrière fermée.

Je lui dois ma demeure, une maîtresse aimée,

L'asile où notre amour commun s'entretenait.

Là ma blanche déesse, au pas souple, venait :

Je la vois sur ce seuil usé, que son pied dore,

Se dressant sur le bout du brodequin sonore.

Laodamie ainsi vint chez Protésilas

Jadis, brûlant d'amour. Mais leur palais, hélas!

N'avait pas par le sang d'une victime sainte

Fixé des Dieux du ciel la paix sur son enceinte.

O vierge de Rhamnonte, oh ! que rien à mes yeux

Ne doive être tenté contre le gré des Dieux!

L'autel a soif, & veut voir un sang pur s'épandre :

Laodamie alors, veuve, le put apprendre.

Ses bras durent quitter l'époux d'hier, avant

Qu'avec leurs longues nuits deux hivers se suivant

N'eussent rassasié son avide tendresse,

Et pour l'hymen brisé préparé sa jeunesse.

Les Parques savaient bien le fort de l'union,

Si l'époux s'en allait soldat sous Ilion !

Pour le siège de Troie alors partaient à peine

Les chefs grecs, qu'y poussait l'enlèvement d'Hélène ;

Troie, horreur ! où l'Asie & l'Europe ont trouvé

Leur tombeau ! Troie où nul héros ne fut sauvé,

Qui gardait à mon frère un trépas lamentable !

O frère qu'a perdu mon cœur inconsolable,

Doux rayon à ton frère ôté, malheur sur moi !

Toute notre famille est éteinte avec toi.

Tant de félicités que donnait à nos vies

La douceur de t'aimer, nous les voilà ravies !

Mort si loin ! Ce n'est point parmi des morts aimés

Qu'il repose, ni près de parents inhumés :

Troie a gardé son corps, — Troie impie & fatale, —

Au bout du monde, loin de la terre natale...

Là coururent, dit-on, du pays tout entier

Les jeunes Grecs : chacun laissait toit & foyer,

Pour que Pâris ne pût au lit de cette femme

Goûter libre, à loisir, en paix, sa joie infâme.

C'est alors que te fut arraché ton époux,

Belle Laodamie : il t'était bien plus doux

Que la vie. Ah ! dans quel tourbillon, quel abîme

L'ardent amour avait entraîné sa victime!

Les Grecs content qu'au pied du mont Cyllène, auprès

De Phénée, afin d'en dessécher les marais,

Le fils d'Amphitryon — comme à tort on l'appelle, —

Jadis creusa le mont fouillé jusqu'en sa moelle, —

De son trait sur aux bords du Stymphale perçant

Les monstres, — au tyran cruel obéissant, —

Pour qu'à de nouveaux Dieux s'ouvrît du ciel l'entrée,

Et que la vierge Hébé lui fût enfin livrée!

Plus profond que ce gouffre, — oui, bien plus, — fut l'amour

Qui t'enseigna, domptée, à subir son joug lourd.

Moins chère est au grand-père accablé d'ans la tête

De l'enfant, que, tardif, sa fille unique allaite :

Héritier des aïeux, qui, dès qu'enfin on l'a,

Remplit de son seul nom le testament, — par là

D'un allié moqué trompant la joie impie,

Et chassant le vautour de la tête blanchie !

La tourterelle est moins folle du ramier blanc,

Elle qui met, dit-on, un plus fougueux élan

A le mordre du bec, à cueillir des caresses,

Que la femme la plus prodigue de tendresses.

Oui, ces bouillants transports, tu les surpassas tous

A toi seule, aussitôt unie au blond époux...

Ardente, ou peu s'en faut, comme Laodamie,

Accourut dans mes bras ma lumière, ma vie !

Cupidon la suivait, tout autour voletant,

Sous sa tunique d'or de blancheur éclatant.

Si Catulle n'a pas été seul aimé d'elle,

Passons quelques larcins aux regrets d'une belle :

Gardons, comme les sots, de nous rendre odieux.

Elle-même souvent Junon, reine des cieux,

Prit son époux en faute, & dévora sa rage,

Et connut bien des torts à Jupiter volage.

Encor ne faut-il pas comparer l'homme aux Dieux!

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D'un vieil aïeul tremblant laissons l'air ennuyeux.

Un père ne l'a pas, après tout, amenée

Dans ma maison, d'odeurs d'Assyrie imprégnée.

Par une nuit muette, elle a furtivement,

Quittant l'époux, porté ses faveurs à l'amant.

Ah! c'est assez pour moi qu'une seule journée

Heureuse m'ait été par son amour donnée!

Cher Allius, reçois — faible tribut — ces vers :

Ils te sont en retour de cent bienfaits offerts.

Qu'ils préservent ton nom de cette rouille sombre,

Qu'apportent avec eux les jours, les jours sans nombre !

Que les Dieux à ce don joignent ceux que Thémis

Prodiguait aux mortels vertueux de jadis !

Soyez heureux, — toi-même, — & comme toi, ta vie, —

La maison qui me vit m'ébattre avec l'amie, —

A mon assertion celui qui t'a donné,

Anser, des mains de qui tout mon bonheur est né, —

Surtout celle qui plus que moi-même m'est chère,

Qui, vivant, me rend doux de vivre, — ma lumière!

LXIX.

E sois point étonné, Rufus, qu'aucune femme

Ne consente à livrer ses beautés à ta flamme,

Offris-tu pour la vaincre un rare vêtement,

Ou l'appât d'une pierre au riche chatoiement.

Un sot bruit, qui te sait grand tort, court : on te prête

Au creux de ton aisselle un affreux bouc caché.

On en a peur ; on a raison : vilaine bête !

Belle fille jamais avec ça n'a couché.

Étouffe-moi ce bouc, de tout nez peste immonde,

Ou ne sois plus surpris qu'on te suie à la ronde!

LXX.

A maîtresse le dit, rien ne vaut mon amour

Pour elle, — rien, — l'amour de Jupiter lui-même.

Ce qu'une femme dit au crédule qui l'aime,

Est écrit sur le vent ailé, sur l'eau qui court!

LXXI.

I quelqu'un dut loger bouc maudit sous l'aisselle, Etre pris & tordu par la goutte cruelle,

C'est ce rival, admis par l'objet de ton choix.

O merveille! il a l'un & l'autre mal; à toute

Tentative amoureuse, il te venge deux fois :

La tuant par l'odeur, se tuant par la goutte!

LXXII.

ATULLE eut seul jadis, disais-tu, ta tendresse,

Lesbie : à Jupiter tu l'aurais préféré.

Moi, je t'aimais, — non point comme on fait sa maîtresse, — Mais bien comme un père aime un enfant adoré.

Je te connais enfin. Plus que jamais la flamme

Me brûle : mais tu n'as pour mon cœur plus de prix. — Comment cela, dis-tu? — Sous la trahison, l'âme

Sent redoubler l'amour, mais l'estime y périt.

LXXIII.

ESSEZ de croire enfin qu'on oblige personne,

Ni que jamais un cœur reconnaissant se donne.

Il n'est qu'ingrats au monde. Un bienfait! ce n'est rien;

Que dis-je? il pèse, il nuit, tôt ou tard on le pleure:

Nul n'est plus acharné contre moi, je vois bien,

Que mon seul, mon unique ami de tout à l'heure.

LXXIV.

ELLIUS connaissait son oncle rude au blâme

Devant toute gaîté du geste ou de la voix.

Pour s'en garer, à l'oncle il débaucha sa femme,

Et fit de l'oncle un Harpocrate. A quoi

Il réussit : du coup, il tournerait sa flamme

Sur l'oncle même, allez, l'oncle se tiendrait coi.

LXXVII.

 Rufus, ton ami crut donc à tort en toi?

Que dis-je? j'ai payé bien cher ma bonne foi !

Quoi! me voler? Me mettre au sein tout ce qui brûle?

Arracher son bonheur au pauvre cœur crédule?

Oui, voleur, tu l'as sait. Ah ! tu m'as sans pitié

Empoisonné la vie & flétri l'amitié.

Quelle douleur, de voir sur la lèvre suave

De ma blanche maîtresse une aussi sale bave!

Je saurai t'en punir. On connaîtra Rufus

Toujours, & l'avenir dira ce que tu fus!

LXXVIII.

ALLUS a, vous savez, deux frères : l'un possède

Une charmante femme, & l'autre un fils charmant.

Gallus est tendre : il vient aux doux amours en aide,

Il fait coucher la belle avec le bel amant.

Gallus est un grand sot, — oncle & mari, — de faire

En famille aux neveux pratiquer l'adultère.

LXXIX.

eau garçon, Lesbius! Oui-da, puisque Lesbie

L'aime bien mieux que toi, Catulle, & tous les tiens.

Qu'il vende, lui si beau, Catulle & tous les siens,

S'il trouve trois baisers de bonne compagnie!

LXXX.

IS-MOI donc, Gellius, pourquoi tes lèvres roses Prennent plus de blancheur que les neiges d'hiver,

Quand tu sors le matin, ou bien à ton lever

Vers huit heures, alors qu'aux longs jours tu reposes?

Je ne sais. Est-il vrai, comme on l'a chuchoté,

Que tu consens parfois à d'infâmes services ?

Oui, tout le dit bien haut, — Victor, pauvre éreinté,

Et ta lèvre où l'on voit les traces d'affreux vices !

LXXXI.

E pouvais-tu trouver, Juventius, parmi

Tout ce peuple un beau gars pour ton premier ami,

Au lieu de prendre au fond d'un lieu mortel, Pisaure,

Cet étranger jauni comme un bronze qu'on dore?

C'est l'élu de ton cœur ! Tu l'oses aimer mieux

Que nous! Sais-tu combien ton crime est odieux?

LXXXII.

UINTIUS, si tu veux qu'il te doive les yeux,

Ou tel bien qui peut être encor plus précieux,

Ne va pas à Catulle arracher ce qu'il aime

Cent fois plus que ses yeux ou que ce bien suprême!

LXXXIII.

ON mari là, Lesbie est pour moi fort mauvaise

En ses propos : de quoi le sot ne se tient d'aise.

Mulet, tu n'y vois rien! Le silence, voilà

L'oubli, la guérison. Parler, railler, c'est là

Signe qu'on se souvient. Et c'est bien pis encore,

Sa colère : l'amour la brûle & la dévore.

LXXXIV.

RRIUS prononçait Chommode pour Commode,

Hembûche pour Embûche : il s'était figuré

Parler d'autant mieux à la mode,

Qu'il aurait plus longtemps sur Hembûche aspiré.

La mère avait, je crois, des manières pareilles,

L'oncle Liber, & tous les aïeux maternels.

On l'envoie en Syrie; & voilà nos oreilles

En paix, n'entendant plus que mots doux, naturels,

Nous ne redoutions plus cette cacophonie...

Quand tout-à-coup un bruit effroyable est lancé :

Sur la mer d'Ionie Arrius a passé,

— Et la mer d'Ionie est mer de Hionie !

LXXXV.

E hais et j’aime. — Est-il possible ? vas-tu dire. —

Je ne sais. Je le sens, & mon cœur se déchire.

LXXXVI.

UINTIE est pour plus d'un belle. Elle me paraît

Blanche, grande, bien faite : en détail, je le passe.

L'ensemble une beauté? Que nenni. Point de grâce;

Dans un aussi grand corps nul piquant, nul attrait.

La belle, c'est Lesbie : en tout c'est la plus belle,

Tout charme à toute femme est dérobé par elle.

LXXXVII.

AMAIS femme n'a pu se dire aussi chérie,

D'un cœur vrai, que par moi tu le fus, ma Lesbie ;

Jamais ne fut gardée en un pacte la foi,

Autant qu'en notre amour elle le fut par moi.

Vois par tes torts mon âme en deux sens torturée,

Lesbie, & d'un excès d'amour même égarée :

Tu reviendrais au bien, je ne peux t'estimer,

— Dans se mal tout entière, il me faudrait t'aimer!

LXXVI.

'IL est une douceur au souvenir du bien,

A songer que, pieux, on n'a jamais pour rien

Violé la foi sainte, ou, jurant que l'on aime,

Pour tromper les humains abusé des Dieux même,

— Catulle, il t'est gardé jusqu'au déclin du jour

Plus d'une joie au fond de ce stérile amour.

Tout ce que l'homme peut dire ou faire de tendre,

Tu l'as dit, tu l'as fait; & rien n'a pu te rendre

Cette âme ingrate, & tout s'est perdu vainement.

A quoi bon désormais prolonger ton tourment?

Affermis donc ton cœur, & retourne en arrière.

Les Dieux ne veulent pas! C'est assez de misère.

Briser un long amour d'un coup est malaisé ;

C'est malaise, — pourtant il faut qu'il soit brisé.

Ton seul salut est là, triompher de toi-même.

Qu'il soit possible ou non, tente l'effort suprême.

O Dieux, si vous avez pitié, si vous aidez

Ceux qui sont sur le point de périr, regardez

Mon malheur! Si ma vie a toujours été pure,

Otez-moi ce fléau, cette affreuse souillure,

Froid poison jusqu'au fond des os qui s'est glissé,

Et par quoi tout bonheur de mon âme est chassé.

Je ne demande plus, elle aussi, qu'elle m'aime,

Qu'elle ait de la pudeur : eh ! le peut-elle même

Je veux guérir, chasser ce mal horrible...

O Dieux! Accordez cette grâce à mon zèle pieux !

LXXXVIII.

AIS-TU donc, Gellius, ce que sait l'être infime

Qui souille dans ses nuits mère & sœur? Sais-tu bien

Ce que sait celui qui vole à l'oncle sa femme !

Oui, sais-tu ce qu'il fait, quel forfait est le sien?

Un forfait, Gellius, que l'Océan, le père

Des Nymphes, ni Téthys, ne pourraient point laver :

Au-delà dans le crime il n'est rien qu'il pût faire,

Sur lui-même osât-il ce qu'on n'ose rêver.

LXXX1X.

ELLIUS est fluet. Une mère à chérir

Si bonne & si robuste ! Une sœur si jolie!

Un oncle si parfait! La famille remplie

De fillettes! Peut-il vraiment ne pas maigrir?

Par ses amours (il n'a de goût que pour l'inceste)

Sa maigreur se comprend & s'explique de reste.

XC.

UE Gellius de son monstrueux mariage

Ait, pour être aruspice ainsi qu'en Perse, un mage !

Si des Perses le culte impie est vérité,

Le mage naît du fils par la mère enfanté,

Pour qu'auprès de ses Dieux son hymne trouve grâce,

Lorsque sa main fait fondre aux flammes la chair grasse!

XCI.

ON, Gellius, si j'ai cru que ton amitié

D'un triste & fol amour peut-être aurait pitié,

Ce n'est pas te sachant l'âme bonne & fidèle,

Capable de chasser une honte loin d'elle.

Mais celle dont l'amour dévorait tout mon cœur

N'était, je le savais, ta mère ni ta sœur;

Et je ne pensais pas l'amitié qui nous lie

Un motif suffisant pour toi de tromperie.

Toi, tu l'as trouvé tel : tant tu goûtes d'attrait

Dans tout mal, où quelque air de crime t'apparait!

XCII.

ESBIE à tout propos m'attaque sans tarir.

Lesbie, en attendant, m'aime, — ou je veux mourir!

La preuve? Eh! j'en suis là : je la maudis moi-même,

Et cependant, je veux mourir, si je ne l'aime!

XCIII.

 César, je n'ai pas trop souci de te plaire !

Es-tu blanc ? es-tu noir ? Il ne m'importe guère !

XCIV.

ENTULA fait l’amour : ainsi le veut son nom.

« Les choux à la marmite », est-ce pas le dicton ?

XCV.

A Smyrne qui lit prit neuf étés, neuf hivers,

Mon Cinna la publie enfin ! Quant aux ouvrages

D’Hortensius, par an c’est cinq cent mille vers.

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Jusqu'au creux Satrachus la Smyrne ira ; les âges

Vieilliront sans cesser de feuilleter ses pages.

Mais de Volusius ses Annales mourront

Près du Pô, d'ample robe aux scombres serviront...

Ce que sait mon ami n'est pas grand : cela dure.

Au vulgaire, Antimaque avec sa bouffissure!

XCVI.

'IL est quelque plaisir, Calvus, quelque douceur

Pour ses tombeaux muets à voir notre douleur,

Les regrets par lesquels les amours sont rendues,

Les pleurs que nous donnons aux amitiés perdues,

Quintilia souffrit de ne vivre qu'un jour

Bien moins, qu'elle ne sent de joie à ton amour!

XCVII.

E pardonnent les Dieux, mais je ne saurais dire

Du corps d'Æmilius ce qu'il vaut mieux flairer.

Bouches du haut, du bas, rien n'est plus sale & pire.

La plus propre est en bas, c'est celle à préférer:

Elle n'a pas de dents. L'autre a des dents énormes,

Pour gencives de vrais tiroirs d'un vieux bahut,

Un rictus qu'on dirait par ses largeurs difformes

La vulve d'une mule alors qu'elle est en rut.

Cet homme a force amours; il se croit agréable.

Que ne le mène-t-on avec l'âne au moulin ?

Celle qui toucherait un tel être est capable

De servir dans ses goûts quelque bourreau malsain!

XCVIII.

 puant Victius, à toi mieux qu'à personne

S'applique des bavards & des sots ce qu'on dit :

Cette langue, si l'on en veut user, n'est bonne

Qu'à lécher des souliers de paysan, ou pis.

Si tu veux, Victius, nous prendre à tous la vie,

Bâille, & tu vas combler d'un seul coup ton envie.

XCIX.

U jeu je t'ai surpris, charmant Juventius,

Un court baiser plus doux que la douce ambroisie.

Mais il m'a coûté cher : une heure entière & plus,

Il a fallu, cloué sur la croix, que j'expie.

Mes excuses, mes pleurs même n'ont rien ôté,

Pas la moindre parcelle, à votre cruauté.

Sitôt fait, j'ai pu voir ta lèvre en fleur, noyée

De salive, à deux mains de tes doigts essuyée,

Pour que rien n'y restât par ma bouche mouillé :

On eût dit qu'un baiser de louve t'eût fouillé !

Puis au méchant Amour tu livras ma folie :

Tout genre de tourment, tu me l'as infligé.

C'est ainsi qu'un baiser aux douceurs d'ambroisie

S'est en triste ellébore, & pis encor, changé.

Toi qui punis si fort une folle tendresse,

Je n'irai plus jamais te ravir de caresse!

C.

AELIUS, Quintius, — de là jeune Vérone

Fleur, — l'un d'Aufilénus, l'autre d'Aufiléna,

Frère & sœur, sont épris à mourir : douce & bonne

Fraternité, vraiment, que celle-là !

Pour qui mes vœux? Pour toi, Caelius! J'eus la preuve

De ta part d'une unique amitié dans l'épreuve,

Quand des feux insensés m'incendiaient le cœur :

Sois comblé, Caelius, d'amour & de bonheur!

CI.

AR cent mers, cent pays, ayant porté mes pas,

Pour ces devoirs navrants, frère, ici je m'arrête.

Je veux t'offrir les dons suprêmes du trépas,

Parler, — en vain, hélas ! — à ta cendre muette,

O toi que le destin a de mes bras ôté,

Frère que m'a ravi ce coup immérité !

Quoi! ne plus te parler, ne plus t'entendre faire

Tes récits, toi plus doux que la vie, ô mon frère,

Ni te revoir? Du moins toujours je t'aimerai,

Toujours en chants plaintifs vers toi je chanterai,

Comme sous la ramée & sous l'épais ombrage

Procné gémit du fort d'Itys mort avant l'âge.

Fidèle à la coutume antique des aïeux,

Je mets ma triste offrande aujourd'hui sur ta tombe :

De mes pleurs fraternels que baignée elle y tombe !

Adieu, frère! Reçois mes éternels adieux!

CII.

I jamais un ami déposa son secret

Dans un cœur que son cœur soit fidèle & discret,

C'est en moi. J'ai ce saint respect! Oui, je m'en flatte,

Cornélius, je suis un second Harpocrate !

CIII.

'IL te plaît, rends, Silo, mes dix mille sesterces,

Puis fais l'inexorable à l'aise & le méchant;

Ou, si l'argent te va, garde donc tes commerces

D'entremetteur, mais non l'air farouche & tranchant!

CIV.

U crois donc que j'ai pu la maudire, ma vie,

Celle qui m'est plus chère encor que mes deux yeux?

Non, non. Eh! l'aimerais-je alors à la folie?

Mais pour Tappon & toi tout devient monstrueux!

CV.

ENTULA veut grimper sur le mont de Pimpla...

Les Muses, fourche en main, le font rouler de là.

CVI.

N voyant ce joli garçon près du crieur,

Qui ne croirait qu’il est en quête d’acheteur ?

CVII.

UAND on obtient enfin l'objet que l'on souhaite

Et qu'on n'espérait plus, pour l'âme quelle fête!

Voilà comment il m'est si doux, si précieux,

De te voir revenir, ô Lesbie, à mes vœux!

Tu te rends à mes vœux, contre mon espérance.

Jour propice, à marquer d'un caillou blanc! Qui donc

Est plus heureux que moi, que ma vie? Et peut-on

Rien désirer, qui soit digne de préférence?

CVIII.

I ce peuple pouvait au gré de son envie,

Cominius, finir ta vieille & sale vie,

Ta langue, dont ses gens honnêtes ont les coups,

Serait jetée en proie à des vautours avides-,

Au bec noir du corbeau dévorant, tes yeux vides,

Tes entrailles aux chiens, & tout le reste aux loups!

CIX.

E doux amour qui nous unit, ma vie,

Doit entre nous, dis-tu, vivre éternellement.

Faites que sa promesse, ô Dieux puissants, la lie,

Qu'elle parle du fond du cœur sincèrement!

Et puissions-nous ainsi d'une tendresse sainte

Garder jusqu'à la mort l'indissoluble étreinte!

CX.

OUJOURS, Aufiléna, les fidèles maîtresses

Furent en grand honneur : d'autres se font payer ;

Toi, tu promis, & mens, cruelle, à tes promesses.

Prendre & ne rien donner est un honteux métier.

Loyale, tout tenir, — sage, ne rien promettre,

Aufiléna, c'est bon! Mais prendre, & puis nier?

L'avide courtisane agit moins mal peut-être,

Prostituant son corps à tous & tout entier !

CXI.

UFILÉNA, rester à son époux fidèle

Pour la femme est toujours la gloire la plus belle.

Mais mieux vaut se livrer encore à tous venants

Qu'avec son oncle avoir ses cousins pour enfants.

CXII.

U sers beaucoup de gens ; peu te servent, Nason.

Tu sers beaucoup de gens et n’es qu’un vil giton.

CXIII.

OMPÉE, à son premier consulat, ne vit guère,

Cinna, que deux amants à Mucilla; les deux,

Au second, sont restés; deux mille ont poussé d'eux.

C'est un germe fécond vraiment que l'adultère!

CXIV.

A terre de Firmum est riche, ô Mentula!

On le dit, & c'est vrai. Que de trésors elle a,

Prés, champs, fauves, gibier, poissons de toute sorte !

A quoi bon? Tout cela, la dépense l'emporte.

Riche? Il l'est, soit, mais si tout cela n'est pas sien.

Terre à vanter vraiment, pourvu qu'on n'en ait rien !

CXV.

U possèdes quarante arpents ensemencés,

Mentula, trente en prés, d'eaux une mer immense.

Tu surpasses vraiment Crésus en opulence,

Toi qui dans un seul bien possèdes entassés

Vastes bois, prés, taillis, champs, marais qui s'étendent

Jusqu'à l'Hyperborée & jusqu'à l'Océan !

C'est bien grand : lui, l'est plus que ces choses si grandes.

Homme? Non : vrai phallus énorme & menaçant.

CXVI.

'AI souvent, Gellius, mis mon esprit en quête

De vers de Callimaque à t'envoyer, cherchant

A t'adoucir à mon égard, méchant,

A détourner les traits qui menaçaient ma tête.

Mes efforts sont restés, je le vois, sans effet,

Et mes prières n'ont rien fait.

Mais, bah ! de mon manteau je pare tes piqûres :

Toi, va, mes traits t'ont bien cloué sous leurs blessures !