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table des matières de SÉNÈQUE

 

 

 

SÉNÈQUE

TRAGÉDIES

OCTAVIE.

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 


 

 

TRAGÉDIES

DE

L. A. SÉNÈQUE

TRADUCTION NOUVELLE

PAR M. E. GRESLOU

TOME PREMIER.

PARIS

C. L. F. PANCKOUCKE

 

 

OCTAVIE

DE

L. A. SÉNÈOUE

 

 

 

PERSONNAGES.

OCTAVIE.

NÉRON.

AGRIPPINE.

POPPÉE.

SÉNÈQUE.

LA NOURRICE D'OCTAVIE.

LA NOURRICE DE POPPÉE.

LE PRÉFET DU PALAIS.

UN MESSAGER.

CHŒUR DE ROMAINS.

 

 

 

ARGUMENT.

Claudius Drusus César, après la mort de Messaline, mère de Britannicus et d'Octavie, qu'il avait condamnée à périr à cause de son mariage avec Silius, épousa en secondes noces Agrippine, fille de son frère Germanicus et veuve de Cn. Domitius Enobarbus Néron, et donna sa fille Octavie en mariage à Néron, fils de sa nouvelle épouse. Claude et Britannicus étant morts par le poison, Néron répudie Octavie qu'il déteste, pour épouser Poppéa Sabina. Le peuple se soulève à l'occasion de ce divorce ; mais l'empereur noie la sédition dans des flots de sang, et ordonne la mort d'Octavie, reléguée dans l'île de Pandataria.


 

ACTE PREMIER.

 

SCÈNE I.

OCTAVIE.

 

Déjà la brillante Aurore chasse du ciel les étoiles criantes : le Soleil déploie sa chevelure de flammes, et rend au monde la clarté du jour. Déplorable Octavie, reprends le cours de tes plaintes accoutumées ; que ta douleur éclate en cris plus lugubres que ceux d'Alcyone, en gémissements plus tristes que ceux des filles de Pandion, car leurs malheurs ne peuvent se comparer aux tiens.

O ma mère! l'éternel sujet de mes larmes, et la première cause de mes maux, s'il reste quelque sentiment chez les Ombres, écoute les plaintes amères de ta fille.

Plût au ciel que la cruelle main des Parques eût coupé la trame de ma vie avant cet instant où j'ai vu ton sein déchiré par le fer, et ton visage souillé de ton sang !

O jour à jamais funeste ! la lumière, depuis lors, m'est plus odieuse que les ténèbres de la mort. Il m'a fallu souffrir la tyrannie d'une cruelle marâtre, et sa haine inflexible, et son regard menaçant. C'est elle, c'est cette furie qui alluma les torches fatales de mon hymen ; c'est elle qui t'a ravi le jour, ô mon malheureux père, toi qui naguère étais maître du monde entier, jusqu'au delà de l'Océan, et voyais fuir devant toi les Bretons, peuple libre jusqu'alors, et encore inconnu de nos guerriers, O mon père ! tu as succombé sous la perfidie de ton épouse, et ta famille esclave gémit sous les lois d'un tyran cruel !

 

SCÈNE II.

LA NOURRICE D'OCTAVIE

 

Vous qui vous laissez prendre à de brillants dehors, et séduire à l'éclat trompeur d'une couronne, voyez comme une révolution soudaine a renversé la toute-puissante maison de Claude, et la famille d'un empereur qui tenait le monde entier sous son empire, qui dompta l'Océan, et le força de porter ses vaisseaux. Voilà donc ce mortel qui mit le premier les Bretons sous le joug, et couvrit de ses voiles des mers qui n'avaient jamais reçu de navires ; respecté des nations barbares et des flots, il a péri par la main de son épouse, qui elle-même expira par celle de son fils ; ce fils criminel a de plus empoisonné son frère : Octavie, sa sœur et sa femme, se consume dans la douleur. Elle ne peut plus cacher son dépit, qui éclate malgré elle ; elle fuit constamment la présence de son époux, dont elle partage le sentiment, et qu'elle déteste autant qu'elle en est haïe.

En vain mon zèle et ma fidélité s'appliquent à calmer les douleurs de son âme blessée : l'irritation qui l'égaré lui fait repousser mes conseils : sa généreuse indignation ne peut reconnaître de guide, elle se fortifie par l'excès de ses maux. Hélas ! quel crime affreux je redoute et je pressens ! plaise au ciel de nous en préserver !

 

SCÈNE III.

OCTAVIE, SA NOURRICE.

 

OCTAVIE.

Quelle misère peut se comparer à la mienne? tes malheurs n'en approchent pas, ô Electre! du moins il t'était permis de pleurer la mort de ton père, tu pouvais punir ce crime par la main d'Oreste, sauve par ton amour du fer de ses ennemis, et défendu par l'amitié, moi, la teneur m'empêche de pleurer la mort cruelle de mes parents, et de gémir sur le trépas d'un frère qui était mon unique espérance, et ma seule consolation parmi tant de misères. Demeurée sur la terre pour y souffrir, je ne suis plus que l'ombre d'un grand nom.

LA NOURRICE.

Hélas ! j'entends la voix de la triste Octavie. Pourquoi ma vieillesse m'empêche-t-elle de courir à son appartement?

OCTAVIE.

Chère nourrice, témoin fidèle de mes douleurs, je viens encore pleurer sur ton sein.

LA NOURRICE.

Malheureuse princesse! quel jour vous délivrera de vos chagrins?

OCTAVIE.

Le même qui me fera descendre chez les morts

LA NOURRICE.

De grâce, écartez ce présage funèbre

OCTA VIE.

Ce ne sont pas tes vœux qui règlent mon sort, mais la destinée.

LA NOURRICE.

Un dieu propice regardera vos douleurs et vous enverra de meilleurs jours. Essayez seulement de ramener par votre douceur et vos caresses le cœur de votre époux.

OCTAVIE.

Je fléchirais la rage des lions et des tigres plutôt que l'âme de ce tyran féroce. Il hait tout ce qui sort d'un sang illustre; il ne craint ni les hommes ni les dieux, enivré de la puissance que son odieuse mère lui donna par le plus grand des crimes. Quoique, dans son ingratitude, il rougisse de devoir à sa mère la reconnaissance d'un pareil bienfait ; quoiqu'il lui ait donné la mort en échange de l'empire, elle n'en conservera pas moins, après son trépas et dans la suite des âges, la gloire affreuse de le lui avoir donné.

LA NOURRICE.

Calmez votre colère, et ne laissez pas échapper ces paroles imprudentes.

OCTA VIE.

Quand même je pourrais souffrir mes malheurs avec patience, il est toujours vrai qu'ils ne finiront que par une mort cruelle. Après le meurtre de ma mère, après l'assassinat de mon père, après la perte de mon frère.

Abattue sous le poids des chagrins et des maux, consumée d'ennuis, odieuse à mon époux, esclave d'une sujette, il est impossible que la vie me soit agréable. Mon âme est livrée à d'éternelles frayeurs; ce n'est pas la mort que je redoute, mais le crime. Puisse-t-il n'avoir aucune part dans mon trépas! je mourrai alors avec joie; mais ce serait pour moi un supplice plus affreux que la mort même de voir le visage cruel et terrible de mon tyran, de souffrir les baisers d'un ennemi, de craindre tous ses mouvements. Pourrais-je, avec le souvenir de mon frère assassiné, recevoir les caresses de son affreux bourreau, qui s'est emparé de son trône et jouit ainsi d'un trépas dont il est l'exécrable auteur?

Que de fois l'ombre pâle de mon frère s'offre à mes yeux, dans le silence des nuits, quand le sommeil a clos mes yeux fatigués par les larmes ! Tantôt je vois ses faibles mains armées de noirs flambeaux; il s'élance pour frapper au visage son indigne frère : tantôt il vient, plein de terreur, se cacher dans mon lit : son ennemi court sur ses pas, et, me voyant attachée à mon frère, il plonge son épée dans mon flanc. Alors le saisissement et la frayeur me réveillent en sursaut, et me rendent ainsi à mes douleurs et à mes transes perpétuelles.

Qu'on ajoute à ces maux une concubine orgueilleuse el parée de mes dépouilles, et pour qui Néron n'a pas craint de faire monter sa mère sur un vaisseau qui devait être pour elle la barque des morts, et de l'égorger ensuite après un cruel naufrage, mais sauvée de la mer, dont il surpassa lui-même la cruauté.

Quel espoir de salut me laisse un pareil crime? mon ennemie victorieuse veut envahir ma couche; clic me poursuit de sa haine acharnée, et pour prix de son adultère elle veut obtenir de mon tyran la tête de sa légitime épouse. Sors de la tombe, ô mon père ! et viens au secours de ta fille qui t'implore, ou du moins entrouvre les profondeurs du Styx, afin que je m'y précipite.

LA NOURRICE.

Vous invoquez en vain l'ombre de votre père, malheureuse princesse ; comment lui resterait-il quelque sentiment pour sa famille dans les enfers, lui qui a pu préférer à son propre fils un enfant étranger, et, allumant les flambeaux d'un hymen détestable, prendre pour épouse la fille de son propre frère? Ce fut là l'origine de tous les crimes, de tous les meurtres, de toutes les perfidies, de l'ambition, de la soif du sang que nous avons vus depuis. Le gendre de Claude fut immolé le jour même de l'hymen de son beau-père ; on craignait qu'il ne devînt trop puissant par cette alliance. O crime épouvantable ! la tête de Silanus fut sacrifiée au caprice d'une femme; et, condamné sous un vain prétexte, il souilla de son sang le palais des Césars. Dans cette famille devenue la conquête d'une marâtre, on vit, hélas ! entrer un prince cruel, le gendre et le fils de Claude, jeune homme à l'âme féroce, capable de tous les crimes; son odieuse mère alluma pour lui le flambeau de l'hymen, et vous força par la terreur de l'accepter pour époux : devenue plus hardie par ce grand succès, elle osa rêver l'empire du monde. Qui pourrait dignement raconter les attentats divers, les espérances coupables, et les perfides caresses de cette femme à qui tous les crimes ont servi de degrés pour monter jusqu'au trône?

La sainte Piété s'exila en tremblant du palais des Césars, et la cruelle Erinnys vint prendre sa place dans cette cour funeste ; elle souilla de sa torche cette demeure sacrée, et brisa tous les liens de la nature: l'épouse de Claude fait périr son mari par un poison cruel, et meurt elle-même bientôt après par le crime de son fils : toi aussi, tu meurs de sa main, jeune Britannicus, malheureux enfant qui seras désormais l'éternel sujet de nos larmes, et qui devais être l'appui de la maison d'Auguste : de cet astre naguère si brillant, rien ne reste plus qu'un peu de cendre, et une ombre plaintive : sa marâtre elle-même n'a pu retenir ses pleurs quand elle vit son corps mis sur le bûcher, et ces membres et ce visage aussi beaux que ceux de l'amour, disparaître au milieu de flammes dévorantes.

OCTAVIE.

Que mon tyran me tue moi-même, s'il ne veut périr de ma main.

LA NOURRICE.

La nature ne vous a pas donné assez de force pour cela.

OCTAVIE.

J'en trouverai dans ma haine, dans ma douleur, dans mes chagrins, dans mes malheurs, dans l'excès de ma misère.

LA NOURRICE.

Tâchez plutôt d'adoucir par vos tendres soins ce cruel époux.

OCTAVIE.

Oui, pour qu'il me rende un frère cruellement assassiné?

LA NOURRICE.

Non, mais pour assurer votre propre vie, et relever par vos enfants les ruines de votre famille abattue.

OCTAVIE.

La maison impériale attend d'autres enfants; moi, je sens que la cruelle destinée de mon frère m'entraîne.

LA NOURRICE.

Prenez courage, et que la faveur du peuple vous l'assure.

OCTAVIE.

C'est une consolation, mais non pas un remède à mes maux.

LA NOURRICE.

La puissance du peuple est grande.

OCTAVIE.

Celle de l'empereur l'est encore plus.

LA NOURRICE.

Néron se ressouviendra de son épouse.

OCTAVIE.

Sa maîtresse l'en empêchera.

LA NOURRICE.

Elle est odieuse à tous les Romains.

OCTAVIE.

Oui, mais elle plaît à son amant.

LA NOURRICE.

Elle n'est pas encore sa femme.

OCTAVIE.

Elle le sera bientôt, et qui plus est, mère.

LA NOURRICE.

Les jeunes hommes portent dans l'amour toute la fougue de leur âge; mais ils se calment bien vite, et leurs passions criminelles se dissipent comme une légère vapeur. Mais l'amour qu'inspire une épouse légitime dure éternellement. Celle qui la première osa souiller votre couche, cette esclave qui posséda longtemps le cœur de votre époux, tremble déjà pour elle-même ; soumise et humiliée, elle redoute son heureuse rivale, et dresse des monuments qui sont un aveu de ses alarmes. Et cette dernière aussi est à la veille d'être abandonnée! par le dieu trompeur et léger qui préside aux amours ; l'éclat de sa beauté, la grandeur de ses richesses, ne la sauveront pas ; elle n'aura que le triomphe d'un moment. La reine des Immortels a connu vos douleurs; elle a vu le roi du ciel, le père des dieux, prendre toutes sortes de formes pour se livrer à d'amoureux caprices, emprunter le plumage du cygne, les cornes du taureau de Phénicie, tomber du ciel en pluie d'or. Les deux fils de Léda brillent parmi les astres; Bacchus est assis dans le ciel, comme fils de Jupiter. Alcide est devenu l'époux de la jeune Hébé; il ne craint plus la haine de Junon, il a cessé d'être son ennemi pour devenir son gendre. Celte déesse hautaine a ramené le cœur de son mari par sa douceur, et en cachant son dépit ; maintenant elle possède seule le maître de la foudre sur sa couche céleste; elle ne craint plus de nouvelles infidélités de son époux, que nulle beauté mortelle ne force plus à quitter sa cour.

Et vous, la Junon de la terre, vous l'épouse et la sœur du maître du monde, sachez triompher aussi de vos ressentiments.

OCTAVIE.

On verra la mer se confondre avec le ciel, le feu s'unir à l'eau, l'Olympe au Tartare, la lumière aux ténèbres, le jour à la nuit, avant que mon âme, toujours pleine du souvenir de mon frère assassiné, s'unisse à l'âme impie de mon perfide époux. Puisse le roi des Immortels écraser d'un trait de sa foudre cette tête coupable ! Plus d'une fois, dans nos jours malheureux, la terre s'est émue au bruit de son tonnerre, ses sacrés carreaux ont porté la terreur dans nos âmes, et des prodiges extraordinaires sont apparus : naguère une flamme sinistre a brillé dans le ciel, une comète a déployé sa chevelure enflammée, dans cette partie du ciel où, durant les nuits, roule le chariot pesant du Bouvier, parmi les glaces de l'Ourse. L'air est infecté par le souffle d'un tyran cruel, et des calamités inouïes, prêtes à descendre du ciel, menacent tes peuples soumis à son empire. Typhon, que la terre enfanta jadis pour se venger de Jupiter, était moins farouche; Néron le surpasse en cruauté: ennemi des dieux et des hommes, il a chassé les dieux dé leurs temples, et les hommes de leur patrie; il a tué son frère, il a répandu le sang de sa mère, et il vit encore, il jouit de la lumière du ciel, et voit le jour que souille sa présence !

O souverain des dieux ! pourquoi de tes mains divines lancer au hasard des foudres perdues? pourquoi n'en frappes-tu pas une tête si coupable? Plût au ciel qu'il eût déjà porté la peine de ses crimes, ce Néron, ce fils de Domitius dont il fait un dieu, ce tyran du monde asservi à son joug honteux, cet héritier d'Auguste dont il déshonore le beau nom par ses vices !

LA NOURRICE.

J'avoue qu'il ne mérite pas l'honneur de votre couche; mais conformez-vous, de grâce, à votre destinée et à votre position, chère princesse. N'irritez pas sa violence : peut-être un dieu propice vous vengera, peut-être un jour heureux luira pour vous.

OCTAVIE.

Non, depuis longtemps la colère des dieux s'est appesantie sur notre maison. La cruelle Vénus lui a porté le premier coup en allumant dans les veines de ma mère une ardeur furieuse. Dans l'égarement d'un fol amour, elle osa former publiquement un hymen incestueux, oubliant ses enfants, son époux et nos lois. Erinnys vint, les cheveux en désordre, et ceinte de serpents, présider à cette union funeste, et noyer dans son sang les torches nuptiales; c'est elle qui porta la colère de l'empereur jusqu'au meurtre cruel qu'il ordonna; ma mère infortunée périt, hélas! par le glaive, et me légua en moulant une impérissable douleur. Elle entraîna dans sa ruine son époux et son fils, et précipita notre malheureuse famille,

LA NOURRICE.

Cessez de renouveler vos douleurs, et de rouvrir la source de vos larmes; ne troublez point les mânes de votre mère; elle n'a que trop porté la peine de sa faiblesse insensée.

 

SCÈNE IV.

LE CHŒUR.

 

Quel bruit a frappé mon oreille? plaise au ciel que cette nouvelle semée partout ne mérite pas de croyance, et demeure sans fondement ! puisse une autre épouse ne point entrer dans le lit de notre empereur, et la fille de Claude conserver les droits de son hymen dans le palais de son père ! puisse-t-elle avoir des enfants, gages d'une heureuse paix qui se répandra sur le monde, et maintiendra pour jamais la gloire du nom romain !

La puissante Junon garde ses droits d'épouse de son frère : pourquoi la sœur d'Auguste, dont elle est aussi l'épouse, se verrait-elle chassée du palais? quel sera donc le prix de sa piété si rare, de la divinité de son père, de la virginité qu'elle apporta à son époux, et de sa douce pudeur?

Nous aussi, depuis la mort de Claude, nous avons oublié ce que nous fûmes autrefois; une lâche terreur nous force à trahir sa famille. Nos pères étaient courageux, et braves, de vrais Romains, de vrais enfants de Mars, dont le sang coulait dans leurs veines. Ils ont chassé de leur ville la tyrannie des rois ; ils ont noblement vengé ta mort, jeune vierge qui dus mourir de la main de ton père, pour échapper à l'opprobre de l'esclavage, et ne pas devenir la proie d'une passion criminelle. Une cruelle guerre fut aussi la suite de ton trépas, malheureuse fille de Lucretius, qui te donnas toi-même la mort pour expier l'outrage et la violence d'un tyran. Ils ont puni le crime de Tarquin et de sa complice Tullia, cette fille dénaturée qui ne craignit pas de faire passer son char sur le corps de son père assassiné, et qui eut la cruauté de refuser la sépulture aux restes sanglants de ce vieillard.

Notre siècle a vu commettre le même attentat. Notre prince a mis sur un vaisseau parricide sa mère, victime d'une ruse infâme, et l'a livrée aux vagues de la mer Tyrrhénienne : les matelots, par son ordre, se hâtent de quitter le port ; la mer blanchit sous l'effort des rames, et le navire s'avance en pleine mer, quand tout à coup les planches se déjoignent, le vaisseau s'entrouvre et livre passage aux flots. Un cri terrible, un gémissement de femmes éperdues se fait entendre : la mort est présente à tous les yeux, chacun veut la fuir : les uns s'attachent tout nus à des planches du navire mis en pièces, et cherchent à gagner le bord ; d'autres essaient de se sauver à la nage, plusieurs sont abîmés dans les flots. La mère de l'empereur déchire ses vêtements, s'arrache les cheveux et verse un torrent de larmes.

Quand elle voit qu'il ne lui reste plus aucun espoir de salut, frémissant de colère, et vaincue par l'excès des maux : « Voilà donc, ô mon fils! s'écrie-t-elle, le prix de tant de bienfaits ! Je méritais de monter sur ce vaisseau, je l'avoue, moi qui t'ai mis au monde, moi qui, dans ma tendresse insensée, t'ai donné l'empire et le titre de César. Sors des enfers, ô mon époux ! et repais tes yeux de mon supplice : c'est moi, malheureux prince, qui ai causé ta mort et celle de ton fils. Privée de sépulture, et engloutie sous les flots, je vais te rejoindre aux enfers ; je ne l'ai que trop mérité...»

Les vagues lui ferment la bouche, elle s'enfonce dans l'abîme, et le flot la ramène à sa surface ; elle repousse la mort d'une main tremblante, et succombe à la peine. Mais l'amour des Romains pour elle n'est pas éteint dans leurs cœurs : ils bravent le trépas; ils volent au secours de l'impératrice dont les forces sont épuisées, et qui ne se soutient plus; ils l'encouragent de leur voix, et la soutiennent de leurs bras.

Mais, hélas ! infortunée, que vous sert d'avoir échappé aux flots? il vous faut mourir de la main de votre fils ; crime affreux que la postérité ne croira jamais. Il est furieux de savoir que sa mère est délivrée des flots ; le monstre est désespéré d'apprendre qu'elle vit encore, et tente une seconde fois l'exécution de son noir dessein. Il précipite sa mort, et ne peut souffrir le moindre retard. Un satellite farouche vole exécuter son ordre, et perce le sein de l'impératrice. Elle, au moment de mourir, prie son meurtrier d'enfoncer le glaive dans ses flancs: « Voilà, dit-elle, où tu dois frapper : c'est le ventre qui a porté un pareil monstre. » A ces mots, elle pousse un dernier soupir, et son âme indignée s'échappe par sa cruelle blessure.


 

ACTE SECOND.

 

SCÈNE I.

 

SÉNÈQUE.

J'étais content de mon sort, ô Fortune ! quand tes caresses perfides m'en ont tiré : fallait-il m'élever si haut de ta main puissante, pour m'exposer à une plus lourde chute, et m'environner de précipices effrayants? J'étais plus heureux, à l'abri de l'envie, dans ma retraite solitaire où la mer de Corse m'entourait de ses flots : j'étais le maître de tous mes instants, et mon esprit, librement et sans trouble, se livrait à ses études chéries. Avec quel ravissement je contemplais le ciel, chef-d'œuvre de la nature, et la gloire de son éternel auteur, et le cours mystérieux des astres, et l'harmonie du monde, et le lever et le coucher du soleil, et le disque de la lune avec son cortège d'étoiles errantes, et le brillant éclat de la voûte céleste !

Si ce monde vieillit, s'il est vrai qu'il doive rentrer dans la confusion du chaos, nous touchons sans doute à ce jour suprême qui verra cette génération coupable écrasée sous la chute du ciel, pour faire place à une race nouvelle et meilleure, pareille à celle qui peuplait le monde jeune encore, sous le règne de Saturne.

Dans cet âge heureux, la vierge Astrée, déesse puissante descendue du ciel avec la sainte Fidélité, gouvernait doucement la terre : la guerre n'était point connue parmi les humains; le son de la trompette et le bruit des armes ne s'étaient jamais fait entendre. Point de remparts autour des villes; tous les chemins étaient ouverts, tous les biens étaient communs entre les hommes. La terre ouvrait d'elle-même son sein fécond, heureuse de nourrir et de protéger des enfants si doux et si vertueux. La génération suivante perdit de cette douceur. La troisième se signala par l'industrie et l'invention des arts; elle resta pure néanmoins. Mais ensuite vint une race d'hommes violents, qui osèrent poursuivre à la course les animaux sauvages, tirer les poissons du sein des eaux avec leurs filets, frapper les oiseaux de leurs flèches rapides, mettre sous le joug les taureaux indomptés, déchirer avec le soc la terre demeurée jusqu'alors vierge d'un pareil outrage, et la forcer ainsi de renfermer plus profondément ses fruits dans ses entrailles. Mais cette race coupable osa même pénétrer dans le sein de sa mère, pour en tirer le fer et l'or. Bientôt elle se forgea des armes, partagea les terres, établit des royaumes et bâtit des villes. On vit les hommes louer leurs bras pour défendre les cités étrangères, ou s'armer pour en faire la conquête.

Indignée de leurs mœurs féroces, et de voir leurs mains souillées de sang, la vierge Astrée quitta la terre infidèle à ses lois, pour remonter au ciel dont elle fait le plus bel ornement. La fureur des combats et la soif de l'or s'accrurent: le luxe, fléau terrible, infecta le monde entier de son doux poison; il se fortifia de plus en plus par le progrès du temps et de l'erreur.

Tous les vices, lentement amassés pendant tant de siècles, débordent aujourd'hui sur nous : le malheureux siècle où nous vivons est le règne du crime; l'impiété furieuse marche la tête levée ; l'adultère et la débauche souillent la terre et la dominent effrontément. Le luxe, vainqueur du monde, ne ravit de ses mains avares d'immenses richesses que pour les engloutir en pure perte.

Mais voici Néron qui s'avance : il a l'œil hagard et l'air agité : je frémis des idées qui l'occupent.

SCÈNE II.

NÉRON, LE PRÉFET, SÉNÈQUE.

NÉRON.

Exécutez mes ordres, et faites qu'on m'apporte les têtes de Plautus et de Sylla.

LE PRÉFET.

Vous serez obéi sans retard : je vole au camp.

SÉNÈQUE.

Ces hommes vous touchent de près, il ne convient point de les condamner ainsi légèrement.

NÉRON.

Il est facile d'être juste, quand on n'a rien à craindre.

SÉNÈQUE.

La clémence est un remède puissant contre la crainte.

NÉRON.

Exterminer ses ennemis, c'est la première vertu d'un prince.

SÉNÈQUE.

Épargner les citoyens, c'est plus encore la vertu du père de la patrie.

NÉRON.

C'est à des enfants qu'il faut donner ces conseils de vieillard.

SÉNÈQUE.

C'est plutôt l'ardente fougue de la jeunesse qui a besoin d'être modérée.

NÉRON.

Je crois être d'un âge à pouvoir me gouverner moi-même.

SÉNÈQUE.

Puissent toutes vos actions être agréables aux dieux. !

NÉRON.

Ce serait folie à moi de les craindre, puisque c'est moi qui les fais.

SÉNÈQUE.

Cette grande puissance que vous avez n'est pour vous qu'une raison plus forte de les craindre.

NÉRON.

Ma fortune me rend tout permis.

SÉNÈQUE.

Il faut vous confier moins dans ses faveurs; c'est une déesse volage.

NÉRON.

C'est une lâcheté de n'user pas de toute sa puissance.

SÉNÈQUE.

La gloire consiste à faire ce qu'on doit, et non ce qu'on peut.

NÉRON.

Le peuple méprise un maître faible.

SÉNÈQUE.

Et il renverse un tyran.

NÉRON.

Le fer peut le défendre.

SÉNÈQUE.

L'amour le défendrait mieux.

NÉRON.

Un empereur doit se faire craindre.

SÉNÈQUE.

Mieux vaudrait qu'il se fit aimer.

NÉRON.

Il faut qu'on tremble devant lui.

SÉNÈQUE.

Trop de rigueur lasse l'obéissance.

NÉRON.

Je veux être obéi.

SÉNÈQUE.

N'ordonnez que des choses justes,

NÉRON.

Je veux faire la loi.

SÉNÈQUE.

Il faut qu'elle obtienne l'assentiment du peuple.

NÉRON.

L'épée le lui donnera.

SÉNÈQUE.

Les dieux nous préservent d'un pareil crime !

NÉRON.

Moi, le maître de Rome, souffrirai-je plus longtemps qu'on attente à ma vie, qu'on me brave, et que l'on conspire ma ruine? L'exil n'a point abattu l'audace de Plautus et de Sylla ; loin de Rome, ils nourrissent encore dans leur sein l'implacable fureur qui arme des assassins contre mes jours. Puisque l'absence même n'a point diminué le crédit sur lequel se fondent leurs coupables espérances, je dois me délivrer de la crainte qu'ils me donnent, et tuer mes ennemis. Que mon odieuse femme périsse également, el qu'elle aille rejoindre son frère tant aimé. Tout ce qui me porte ombrage doit tomber.

SÉNÈQUE.

Il est beau de se montrer supérieur aux plus grands hommes, de travailler au bonheur de son pays, d'épargner les malheureux, de s'abstenir du meurtre, de donner du temps à sa colère, le repos au monde, et la paix à son siècle. Voilà la vertu suprême, voilà le chemin qui mène au ciel ; c'est ainsi que le premier Auguste se montra le père de la patrie, mérita d'être mis dans le ciel au rang des dieux, et d'avoir des temples sur la terre, où il reçoit les hommages des mortels. Cependant il eut beaucoup à souffrir des coups de la fortune, dans les longues et terribles guerres qu'il soutint sur la terre et sur les eaux, pour arriver à punir les ennemis de son père. Mais vous, au contraire, vous n'avez reçu d'elle que des faveurs ; sans verser une seule goutte de sang, elle a mis doucement en vos mains le sceptre du monde, et soumis la terre et les mers à votre empire. La sombre envie s'est brisée contre l'amour unanime des Romains, et n'a plus rien osé contre vous. Les sénateurs et les chevaliers sont pour vous. Par les vœux du peuple et le choix du sénat, vous assurez la paix du monde, vous êtes le maître suprême des humains, vous portez le nom sacré de Père de la patrie; Rome demande que vous gardiez toujours ce beau nom, et met ses enfants sous votre sauvegarde.

NÉRON.

C'est à la faveur des dieux seulement que je dois l'obéissance de Rome et celle du sénat, et ce respect timide, ces vœux contraints que la terreur inspire. Laisser la vie à des citoyens fiers de leur noble Origine, et aussi dangereux pour leur prince que pour leur patrie ! quelle folie à moi, quand je puis d'un mot les anéantir et me tirer d'inquiétude ! Brutus arma ses mains coupables contre le vainqueur à qui il devait la vie : le grand César, ce guerrier invincible, ce conquérant que la gloire égalait à Jupiter lui-même, a péri sous le glaive impie des Romains.

Quels flots de sang coulèrent alors dans Rome si souvent déchirée! Que de citoyens nobles, jeunes et vieux, dispersés par le monde, et que la terreur chassait de leurs maisons pour éviter le fer des triumvirs et leurs tables funestes, périrent par les ordres du divin Auguste, qui a pourtant mérité le ciel par ses douces vertus! que d'exécutions terribles ! Les sénateurs voyaient avec douleur les plus nobles têtes attachées à la tribune aux harangues; mais ils n'osaient pleurer la mort de leurs plus chers parents : il était défendu de gémir, quand la place publique était couverte de cadavres mutilés et tout souillés d'un sang noir et corrompu.

Mais le carnage et le meurtre ne s'arrêtèrent pas là. Longtemps les oiseaux et les bêtes féroces trouvèrent leur pâture dans les fatales plaines de Philippes. La mer de Sicile a englouti des flottes entières dans des combats où vainqueurs et vaincus étaient Romains. Ces grandes collisions ébranlaient le monde. Le rival d'Auguste prend la fuite, et ses vaisseaux fugitifs l'emportent vers le Nil, où il va bientôt périr. L'incestueuse Egypte s'abreuve une seconde fois du sang d'un capitaine romain, et possède les cendres de deux grands hommes.

Cette contrée fut le tombeau de la guerre civile, guerre si longue et si cruelle ; enfin le vainqueur fatigué put remettre dans le fourreau son glaive émoussé par tant de coups, et maintenir par la terreur l'empire qu'il avait conquis. Par ses armes et la fidélité de ses soldats, il assura sa propre vie. La noble piété de son fils le consacra dieu, après sa mort, et lui éleva des temples.

Et moi aussi le ciel sera mon partage, lorsque j'aurai détruit tous mes ennemis par l'épée, et qu'un héritier digne de moi assurera l'avenir de ma maison.

SÉNÈQUE.

Cet enfant d'une race divine, la fille d'un dieu vous le donnera; nous l'attendons de la fille de Claude, qui est la gloire de sa famille et, comme Junon, l'épouse de son frère.

NÉRON.

Les débauches de la mère me donnent peu de confiance dans sa fille, et jamais Octavie ne m'aima sincèrement.

SÉNÈQUE.

Dans une si grande jeunesse la tendresse ne peut guère se montrer ; la pudeur timide couvre le feu de l'amour.

NÉRON.

C'est ce que j'ai cru moi-même longtemps, abusé que j'étais, malgré les marques d'antipathie qu'elle me donnait, et la haine qui se témoignait sur son visage. Enfin j'ai résolu de me venger de ses dédains ; j'ai trouvé une femme digne par sa naissance et par sa beauté de ma couche impériale; Vénus, Junon et la fière Pallas ont moins d'attraits.

SÉNÈQUE.

Ce qu'un époux doit aimer dans une femme, c'est la vertu, la fidélité conjugale, la pudeur et la chasteté : il n'y a que les qualités de l'âme qui demeurent toujours et que rien ne peut corrompre; la beauté passe comme une fleur dont chaque jour flétrit l'éclat.

NÉRON.

Celle que j'aime réunit tous les dons les plus rares ; les dieux semblent l'avoir formée telle pour mon bonheur.

SÉNÈQUE.

Ne vous livrez point en aveugle à la puissance de l'Amour.

NÉRON.

L'Amour règne au ciel, et le dieu de la foudre lui-même ne peut briser son joug; il pénètre au sein des flots, triomphe aux enfers, et force les dieux à descendre de l'Olympe.

SÉNÈQUE.

C'est l'ignorance humaine qui a fait de l'Amour un dieu terrible, qui a mis des flèches dans ses mains, avec un arc redoutable, et une torche cruelle; qui l'a fait naître de Vénus et de Vulcain. L'amour n'est qu'un vif penchant de l'âme, une douce flamme du cœur; la jeunesse le fait éclore; le luxe, l'oisiveté l'entretiennent au sein de l'opulence. Cessez de le nourrir et de le fortifier, il tombe de lui-même, comme un feu sans aliment perd ses forces et ne tarde pas à s'éteindre.

NÉRON.

L'Amour, source de volupté, me paraît, à moi, le principe même de la vie : sa douce puissance donne à l'homme une existence immortelle par l'enfantement successif des générations humaines, et adoucit les animaux les plus sauvages. C'est ce dieu qui doit allumer pour moi les flambeaux de l'hymen, et, par son feu céleste, faire monter Poppée dans ma couche.

SÉNÈQUE.

Les Romains ne verraient pas sans douleur cette union, et la vertu la condamne.

NÉRON.

Il est permis à tous de prendre une épouse, et moi seul je ne le pourrais pas?

SÉNÈQUE.

Une position plus haute impose aussi des devoirs plus étroits.

NÉRON.

Je veux voir si le fol amour des Romains pour Octavie tiendra contre ma puissance.

SÉNÈQUE.

Cédez plutôt aux vœux du peuple.

NÉRON.

Il n'y a plus d'autorité quand c'est le peuple qui conduit les chefs.

SÉNÈQUE.

Ne lui rien accorder, c'est lui donner un juste sujet de haine.

NÉRON.

A-t-il donc le droit de prendre à force ouverte ce qu'on refuse à ses prières?

SÉNÈQUE.

C'est une cruauté de ne les écouter pas.

NÉRON.

C'est un crime de vouloir forcer un empereur.

SÉNÈQUE.

Qu'il cède alors lui-même.

NÉRON.

La renommée dira qu'il a été vaincu.

SÉNÈQUE.

Elle est capricieuse et mensongère.

NÉRON.

Plus d'un roi, s'il n'y prend garde, est déshonoré patelle.

SÉNÈQUE.

Elle redoute la grandeur.

NÉRON.

Elle ne laisse pas de l'attaquer pourtant.

SÉNÈQUE.

Il est facile de la réduire au silence : rappelez-vous les bienfaits de votre divin père; que l'âge de votre épouse, sa fidélité, sa vertu vous ramènent à de plus sages pensées.

NÉRON.

Cessez vos remontrances; depuis longtemps elles m'importunent. Je veux avoir le droit de faire ce qu'il plaît à Sénèque de blâmer. C'est ajourner trop longtemps la joie du peuple; celle que j'aime porte dans son sein un gage de mon amour, une partie de moi-même. Je fixe à demain le jour de cet heureux hyménée.


 

ACTE TROISIÈME.

 

SCÈNE I.

 

AGRIPPINE.

J'ai percé le sein de la terre, et j'arrive du séjour des Ombres. Ma main sanglante porte la torche infernale qui doit éclairer ce coupable hymen. Je veux que ce flambeau préside à l'union de Poppée et de mon fils, et mon bras vengeur, mon ressentiment maternel en allumeront le bûcher qui les doit consumer tous deux.

Dans les enfers même, le crime affreux qui m'ôta la vie est toujours présent à ma mémoire. Le vaisseau perfide dont il paya mes bienfaits; cette nuit fatale qu'il me donna en échange de l'empire, et pendant laquelle je pleurai mon naufrage, pèse cruellement à mes mânes demeurés encore sans vengeance. Je voulais déplorer le malheur de mes compagnons, et le crime horrible de mon fils: mais il ne m'en laissa pas le temps; il couronna son forfait par un autre plus grand. A peine retirée des flots, un glaive perça mon sein, et mon âme irritée s'échappa de mon corps par une large blessure, au milieu démon palais.

Mon sang même n'a pas éteint la haine de mon fils; ce cruel tyran s'acharne encore sur le nom de sa mère : il veut effacer la mémoire de mes bienfaits. Ses ordres sanglants font tomber mes statues et les monuments de ma gloire dans toute l'étendue de l'univers, que mon aveugle tendresse a soumis pour mon malheur à ce fils dénaturé.

Mon époux assassiné me poursuit de sa colère, il lance des feux contre ma tête coupable, il me presse, il me menace, me reproche sa mort, et demande vengeance du trépas de son fils. Attends un moment, Claudius, et tu l'auras. La terrible Erinnys prépare à ce monstre une fin digue de lui ; des blessures, une fuite honteuse et des châtiments plus cruels que la soif de Tantale, que le rocher de Sisyphe, que le vautour de Tityus, et que la roue qui, dans son branle rapide, meurtrit les membres d'Ixion. Qu'il bâtisse des palais de marbre, que l'or brille à ses riches lambris, que des cohortes en armes veillent à la porte de sa riche demeure, que l'univers s'épuise à le combler de richesses, que les Parthes baisent à genoux sa main sanglante, et lui livrent leurs trésors et leurs provinces ; le temps vient où on le verra payer ses crimes de sa coupable tête, présenter la gorge au glaive de ses bourreaux., abandonné de tous, anéanti, privé de secours.

Voilà donc le fruit de mes peines, et le terme de tous mes vœux ! O mon fils ! où t'a conduit ta fureur aveugle et ta cruelle destinée? fallait-il en venir à ce point que ta mère elle-même, assassinée par toi, se voie enfin désarmée par l'excès de tes malheurs? Plût au ciel qu'avant de le mettre au monde et de te nourrir, des bêtes cruelles eussent déchiré mes entrailles ! tu serais mort avec moi sans avoir connu la vie, sans t'être souillé par le crime : attachés l'un à l'autre clans un même corps, nous habiterions ensemble les paisibles bocages de l'Elysée, auprès de ton illustre père, et de tes nobles aïeux; tandis que maintenant la honte et la douleur les assiègent, à cause de toi, perfide, et de moi qui ai pu enfanter un pareil monstre !

Marâtre, épouse et mère également fatale à tous les miens, il est temps de me cacher au fond des enfers.

 

SCÈNE II.

OCTAVIE, LE CHŒUR.

 

OCTAVIE.

Séchez vos larmes dans ce jour de fêle et de joie; l'amour et l'intérêt que vous me témoignez pourraient allumer la colère du prince, et je serais pour vous une source de malheurs. Ce n'est pas le premier trait qui a percé mon cœur, j'ai souffert déjà de plus grands maux. Quand ce serait par la mort, ce jour me verra délivrée de mes peines. Je n'aurai plus sous mes yeux le terrible visage de mon tyran ; je ne partagerai plus la couche d'une rivale odieuse; je serai la sœur et non plus la femme de César.

Que du moins je sois affranchie de mes peines et de la crainte du trépas! Mais, hélas ! malheureuse, peux-tu l'espérer, connaissant comme tu le connais ce barbare époux? Gardée comme une victime pour la cérémonie de cet hymen, ce jour est marqué pour ta mort. Mais pourquoi tourner si souvent tes yeux humides et pleins de larmes vers le palais de ton père? hâte-toi plutôt d'en sortir ; sauve-toi de cette cour ensanglantée.

LE CHŒUR.

Le voici donc arrivé ce jour fatal, et qu'un bruit menaçant nous a tant de fois annoncé! La fille de Claude se voit chassée du lit de Néron; et Poppée triomphante y monte à sa place, pendant que la terreur glace notre amour et enchaîne nos bras.

Qu'est devenue la puissance du peuple romain? cette puissance qui brisa les forces de tant de rois, fît les lois dans Rome, donna les faisceaux à des mains dignes de les porter, ordonna à son gré la paix et la guerre, dompta les nations et mit aux fers des souverains prisonniers. De toutes parts, les images de Poppée jointes à celles de Néron blessent nos regards. Abattons les statues trop ressemblantes de cette courtisane, arrachons-la elle-même de sa couche impériale, armons-nous de traits et de feux, et courons au palais de ce tyran barbare.


 

ACTE QUATRIÈME.

 

SCÈNE I.

LA NOURRICE, POPPÉE.

 

LA NOURRICE.

Où fuyez-vous ainsi de l'appartement de votre époux, ma fille? quelle retraite voulez-vous chercher dans le trouble qui vous agite, et pourquoi ces larmes qui coulent sur vos joues? Ce beau jour appelé par nos prières et par nos vœux a brillé pour vous. Les flambeaux de l'hymen vous ont unie à votre auguste amant ; vos attraits et le zèle indiscret de Sénèque vous ont donné ce noble époux, et la puissante mère de l'Amour l'a fait tomber dans vos chaînes. Que vous étiez belle sur ce beau lit nuptial ! avec quel ravissement le sénat contemplait vos charmes, tandis que vous faisiez brûler l'encens en l'honneur des dieux, et que vos mains faisaient sur les autels des libations de vin ! Un léger voile de pourpre couvrait le sommet de votre tête; Néron marchait à vos côtés avec un noble orgueil, au milieu des acclamations des citoyens ; la pourpre de ses habits et la joie de son visage attiraient tous les regards : telle fut autrefois l'union de Pélée avec la fille des mers orageuses, hymen fameux que les divinités du ciel célébrèrent à l'envi avec celles des eaux.

Quel soudain malheur a changé votre visage? d'où vient cette pâleur, et que veulent dire ces larmes?

POPPÉE.

Un songe affreux, chère nourrice, m'a glacée d'horreur cette nuit; il trouble encore ma raison, et m'ôte l'usage de mes sens. Quand la lumière du soleil eut fait place aux étoiles, et que les ténèbres eurent couvert la face du ciel, je me suis endormie dans les bras de mon cher Néron ; mon sommeil ne fut pas longtemps paisible : il me sembla voir une foule nombreuse en habits de deuil entourer mon lit : les dames romaines, les cheveux épars, faisaient entendre des cris lugubres; à plusieurs reprises, le son terrible de la trompette se fit entendre, et je vis la mère de mon époux agiter avec menace une torche ensanglantée. Je la suis, entraînée par l'effroi ; mais tout à coup la terre ébranlée ouvre sous mes pas un abîme immense, où je vois tomber le lit nuptial sur lequel je me repose tremblante et sans forces. Alors s'approche de moi mon ancien époux, Crispinus, et son fils, entourés d'une foule nombreuse. Crispinus se jette aussitôt dans mes bras, et me couvre de ses baisers longtemps interrompus, quand tout à coup Néron furieux entre dans mon appartement, et lui plonge un affreux poignard dans le sein.

La terreur dont j'étais saisie m'arrache enfin au sommeil ; un tremblement universel agite tous mes membres et fait battre mon cœur. La crainte me force de cacher ce secret que je confie à ta discrétion et à ta fidélité. Hélas ! quel est ce malheur que m'annoncent les ombres des morts, et que signifie ce sang de mon époux que j'ai vu couler?

LA NOURRICE.

Toutes les images qui ont exercé dans le jour la vigoureuse activité de l'esprit, une force mystérieuse et cachée les ranime à l'heure du repos. Endormie dans les bras de votre nouvel époux, comment vous étonnez-vous d'avoir vu en songe un mari, une chambre nuptiale, un bûcher? Vous vous effrayez aussi de ces dames romaines qui, les cheveux en désordre, se frappaient le sein : ce sont les amies d'Octavie qui pleurent son divorce dans le palais de son frère, et au pied de ses pénates sacrés. Ce flambeau dont la main d'Agrippine vous poursuivait, vous présage un nom que l'envie même rendra plus célèbre. Les enfers promettent à votre hymen et à votre maison une éternelle durée. Ce glaive, plongé par Néron dans le sein de votre époux, signifie qu'il ne fera point de guerres, mais que, sous son règne, la paix tiendra l'épée dans le fourreau. Reprenez donc vos esprits et votre joie; bannissez vos terreurs, et rentrez dans votre chambre nuptiale.

POPPÉE.

Non, je veux aller au temple, me prosterner au pied des saints autels, et apaiser les dieux par des sacrifices, pour conjurer les songes menaçants de cette nuit cruelle, et en tourner les présages terribles contre mes ennemis. Toi, viens faire des vœux pour moi, et leur adresser de pieuses prières pour que la terreur qui m'agite s'éloigne de moi.

 

SCÈNE II.

LE CHŒUR.

 

Si l'indiscrète renommée dit vrai quand elle raconte les amours et les tendres larcins de Jupiter; si, couvert de plumes brillantes, il s'est reposé sur le sein de Léda ; si, changé en taureau sauvage, il a ravi et emporté à travers les flots la belle Europe; qu'il abandonne encore une fois son empire, et descende du ciel pour venir dans tes bras, ô Poppée! Il doit te préférer à Léda, et à Danaé qui, jadis, le vit descendre vers elle en pluie d'or. C'est en vain que Sparte nous vante son Hélène, et que le berger troyen s'applaudit de sa conquête. Poppée l'emporte encore sur la fille de Tyndare, dont la beauté suscita une guerre cruelle, et amena la ruine d'Ilion.

Mais quel est ce messager qui accourt à nous à grands pas, plein de trouble et hors d'haleine? quelle nouvelle apporte-t-il?

 

SCÈNE III.

LE MESSAGER, LE CHŒUR.

 

LE MESSAGER.

Gardes qui vous tenez si fièrement aux portes du palais, venez le défendre contre les attaques du peuple. Les préfets tremblants amènent les cohortes au secours de la ville. Cette révolte insensée ne se laisse point abattre par la crainte; mais au contraire elle prend à chaque moment de nouvelles forces.

LE CHŒUR.

Et quel est le motif de cette fureur aveugle?

LE MESSAGER.

La fureur d'Octavie s'est communiquée au peuple, et dans le transport qui l'agite, il est prêt à se porter aux plus grands excès.

LE CHŒUR.

Que veut-il faire? quel est son but?

LE MESSAGER.

De rendre à la fille de Claude le palais de son divin père, et le lit de son frère, et la moitié de l'empire.

LE CHŒUR.

Mais Poppée est aujourd'hui l'épouse légitime et chérie de notre empereur.

LE MESSAGER.

C'est là précisément ce qui allume dans leurs cœurs cette aveugle rage, et les porte à des actions désespérées. Toutes les images de Poppée, statues de marbre ou d'airain, ont éprouvé la violence du peuple et sont tombées sous ses coups : on en traîne par les rues les membres mutilés et attachés à des cordes ; on les foule aux pieds, on les traîne dans la boue : leurs paroles ne démentent point la férocité de leurs actes; la crainte m'empêche de les répéter. Ils veulent réduire en cendres le palais de l'empereur, s'il ne livre à la fureur du peuple sa nouvelle épouse, s'il ne consent à rendre à la fille de Claude ses pénates paternels. Le préfet m'envoie pour lui faire connaître cette sédition populaire ; il faut que je me bâte d'exécuter ses ordres.

LE CHŒUR.

Pourquoi cette fureur impuissante? les traits de l'Amour sont plus forts que les vôtres, et ses feux éteindront vos feux ; car ils ont plus d'une fois triomphé de la foudre, et contraint Jupiter de descendre du ciel. Vous expierez cruellement votre démence, vous la paierez de votre sang. L'Amour est fougueux dans sa colère, intraitable et violent : c'est lui qui força le superbe Achille à quitter ses armes pour la lyre; il a triomphé des Grecs, et de l'orgueilleux Atride; il a renversé le royaume de Priam, et détruit les plus puissantes villes : et maintenant mon âme est saisie d'horreur, en pensant à quels excès va se porter la vengeance de ce dieu impitoyable.


 

ACTE CINQUIÈME.

 

SCÈNE I.

NÉRON, LE PRÉFET.

 

NÉRON.

Mes soldats sont trop lents, et ma patience est trop grande ; après un pareil attentat, le sang des coupables devrait avoir éteint déjà les feux qu'ils ont allumés contre moi ; Rome devrait être inondée de carnage pour avoir enfanté des hommes aussi criminels. La mort n'est plus une peine suffisante pour de semblables forfaits, le crime du peuple mérite un châtiment plus sévère.

Cette femme à laquelle des furieux veulent me soumettre; cette sœur, cette épouse dont je me défie depuis longtemps, doit enfin payer de sa vie les ennuis qu'elle me cause: il faut que ma colère s'éteigne dans son sang. Je vais abîmer la ville sous les flammes : ses coupables habitants périront dans les feux et sous les débris de leurs maisons; je répandrai sur eux le deuil, et la hideuse misère, et la faim dévorante. Le bonheur de mon règne fait fermenter les passions de cette multitude corrompue; elle abuse de ma clémence, elle ne peut se tenir en paix : son caractère inquiet se tourmente et se travaille; l'audace et la témérité la poussent vers l'abîme. Je vais la dompter par l'excès des maux, et l'accabler d'un joug de fer qui l'empêche à l'avenir de rien oser de semblable, et de lever même les yeux sur le sacré visage de mon épouse. Abattue sous le poids de la terreur que lui inspirera ma vengeance, elle apprendra à plier au moindre signe de son maître.

Mais voici l'homme que sa rare vertu et sa fidélité ont mis à la tête des gardes de mon palais.

LE PRÉFET.

Cette sédition populaire est apaisée; il n'en a coûté que la vie d'un petit nombre de factieux qui se sont obstinés dans une folle résistance.

NÉRON.

Et tu crois que c'en est assez? est-ce ainsi que tu as compris les ordres de ton empereur? Apaisée! est-ce là donc la vengeance qui m'est due?

LE PRÉFET.

Les chefs de cette révolte impie sont tombés sous le fer.

NÉRON.

Et quoi ! cette vile populace qui venait pour réduire mon palais en cendres et faire la loi à son empereur; qui a prétendu arracher de mon lit une épouse chérie, et qui l’a outragée autant qu'elle a pu de ses mains impies et de ses paroles sacrilèges, ne 'recevra point le châtiment qu'elle mérite?

LE PRÉFET.

Ferez-vous tomber le feu de votre colère sur vos concitoyens?

NÉRON.

Oui, et d'une manière terrible dont le souvenir se conservera dans tous les âges.

LE PRÉFET.

Notre juste crainte ne doit-elle pas arrêter votre vengeance qui ne veut point connaître de bornes?

NÉRON.

Non, il faut immoler d'abord celle qui la première a provoqué mes coups.

LE PRÉFET.

Désignez-moi cette victime, elle ne sera point épargnée.

NÉRON.

Je parle de ma sœur; il faut faire tomber sa coupable tête.

LE PRÉFET.

Ah ! l'horreur me rend immobile et glace tous mes sens.

NÉRON.

Tu hésites?

LE PRÉFET.

Soupçonneriez-vous ma fidélité?

NÉRON.

Oui, si tu épargnes mon ennemie.

LE PRÉFET.

Une femme peut-elle mériter ce nom?

NÉRON.

Pourquoi pas, si une femme commet des crimes?

LE PRÉFET.

Qui peut l'accuser?

NÉRON.

La révolte du peuple.

LE PRÉFET.

Quelle main pourrait gouverner une multitude furieuse?

NÉRON.

La même qui a pu la soulever.

LE PRÉFET.

Aucune alors, suivant moi.

NÉRON.

C'est celle d'une femme qui a reçu de la nature un esprit malfaisant, et plein de la plus noire perfidie ; mais elle n'en a pas reçu également la force : elle est faible, son cœur se trouble, la terreur l'abat, le châtiment dompte son audace; le supplice vient tard, sans doute, après tant de crimes: n'importe, plus de conseils, plus de prières, songe seulement à exécuter mes ordres: fais-la monter sur un vaisseau, et dépose-la sur quelque lointain rivage où tu lui donneras la mort. Ce n'est qu'à ce prix que ma colère peut être satisfaite.

SCÈNE II.

LE CHŒUR, OCTAVIE.

 

LE CHŒUR.

O faveur populaire! à combien de malheureux n'as-tu pas été fatale! d'abord, comme un vent favorable, tu gonfles les voiles de leur vaisseau, et les portes en pleine mer; puis soudain, venant à tomber, tu les abandonnes au milieu des vagues orageuses et profondes.

La triste mère des Gracques a pleuré la mort de ses fils : c'est la faveur du peuple et son amour excessif qui les a perdus, ces hommes d'une naissance illustre, pleins de vertu, pleins d'honneur, grands par l'éloquence, par le courage et par les lois qu'ils ont portées. Tu as péri comme eux, noble Drusus; ni les faisceaux ni la maison ne t'ont garanti de ce funeste sort.

L'exemple douloureux que j'ai devant moi ne me permet pas d'en citer d'autres : celte Octavie à qui tout à l'heure les Romains voulaient rendre sa patrie, son palais et le lit de son frère, maintenant ils la regardent froidement traîner au supplice et à la mort : sa misère, ses cris ne les touchent pas.

Heureux le pauvre qui vit en paix caché sous une humble chaumière! les tempêtes n'éclatent que sur les hautes montagnes, la fortune ne frappe que les palais.

OCTAVIE.

Où me traînez-vous? quel est l'exil auquel votre tyran ou sa nouvelle épouse me condamne? Si cette rivale, déjà rassasiée de mes douleurs, consent à me laisser la vie, pourquoi m'exiler? si elle veut ajoute;- le comble à mes maux par la mort, pourquoi me refuser encore la consolation de mourir sur le sol de ma pairie?

Mais non, tout espoir m'est ravi; je vois déjà le fatal vaisseau de mon frère. Ma mère l'a monté avant moi, et maintenant c'est sa sœur, bannie de sa couche, qui doit le monter à son tour. Il n'y a point de providence que la vertu puisse invoquer, il n'y a point de dieux; la cruelle Erinnys règne seule dans le monde.

Oh! qui pourrait dignement déplorer mes malheurs; les cris plaintifs de Philomèle suffiraient-ils à ma douleur. Ah ! si j'avais seulement ses ailes, je les étendrais, et, dans mon vol rapide, je fuirais le théâtre de mes misères, et la société des hommes, et la mort cruelle qui m'attend. Seule dans un bois désert, perchée sur un rameau flexible, je ferais entendre des chants tristes et lugubres.

LE CHŒUR.

Nous sommes tous le jouet de la destinée; il n'est point d'homme qui se puisse promettre un bonheur ferme et durable, au milieu de tant de révolutions que le temps amène dans son redoutable cours. Fille des Césars, puisez du courage dans les tristes exemples que vous offre votre maison. Etes-vous la plus malheureuse de votre famille? considérez d'abord la fille d'Agrippa, la belle-fille d'Auguste, l'épouse d'un César, dont le nom fut si grand dans le monde : voyez-la cette malheureuse princesse dont la fécondité nous donna tant dégages de paix; exil, tortures, chaînes cruelles, funérailles, deuil, et trépas funeste après de longs tourments, voilà sa vie.

L'heureuse femme de Drusus, Livie, se précipite dans le crime, et en subit la peine; Julie, sa fille, fut entraînée dans le malheur de sa mère : elle ne fut pourtant égorgée que longtemps après, et périt innocente.

Quelle puissance n'eut pas aussi votre mère? chère à son époux, et fière de ses enfants, elle avait dans le palais un souverain empire; puis enfin, soumise au caprice d'un esclave, elle expira sous le fer. Parlerai-je de la mère de Néron, qui pouvait élever ses espérances jusqu'au ciel? n'a-t-elle pas subi les outrages des rameurs tyrrhéniens, pour mourir bientôt par l'épée, victime de la cruauté de son barbare fils?

OCTAVIE.

Et moi aussi, ce cruel tyran va me faire descendre au triste séjour des Mânes. Infortunée, pourquoi retarder ce moment cruel? traînez-moi à la mort, vous à qui la fortune a donné ce droit sur Octavie. Je prends les dieux à témoins...Que dis-je, insensée? les dieux me haïssent, pourquoi les invoquer? J'en atteste l'enfer et les divinités de l'Erèbe, qui punissent les crimes, et toi aussi mon père, qui as mérité un châtiment et un trépas aussi cruels; j'accepte avec joie la mort qu'on me destine.

Préparez votre navire, livrez la voile aux vents, et que le pilote tourne la proue vers le rivage de Pandatarie.

LE CHŒUR.

Vents légers, doux zéphyrs, qui, voilée d'un nuage céleste, jadis avez emporté Iphigénie loin de l'autel funeste où cette vierge allait être immolée, portez aussi notre jeune princesse loin de ces bords cruels, et déposez-la dans un autre temple de Diane. L'Aulide est moins inhumaine que Rome ; la Tauride elle-même est moins barbare : elle n'offre à ses dieux que le sang des étrangers, et Rome se baigne dans celui de ses propres enfants.


 

NOTES SUR OCTAVIE.

 

Si cette tragédie était bonne, il faudrait lui appliquer la louange renfermée dans ces vers de l’ Art poétique d'Horace :

Nec minimum meruere decus vestigia Græca
Ansi deserere, et celebrare domestica facta.

C'est la seule de ces pièces, tirées de l'histoire nationale, qui nous soit parvenue, et la seule aussi dont on puisse dire avec certitude qu'elle n'est point de Sénèque le Philosophe.

Le sujet d'Octavie est tragique en lui-même, et plus heureux que celui de Britannicus préféré par notre Racine. Mais l’auteur n'a pas su le développer ; il manque à la fois d'intelligence et de style; et n'était le mauvais goût, et l'interminable pathos de l’Hercule sur le mont Œta, nous dirions que l’Octavie est la plus mauvaise pièce du Théâtre de Sénèque. Juste-Lipse dit que c'est l'œuvre d'un écolier, ou plutôt d'un enfant : « Puer ego sum, dit-il, nisi a puero scripta, certe pueri modo. » Elle n'a pas cependant manqué d'imitateurs ; le plus ancien est Roland Brisset, de Tours, avocat au parlement de Paris, dont nous avons déjà parlé au commencement des notes d'Agamemnon. Après lui vient Racine, et en dernier lieu, chez nous, un poète à peu près inconnu, Souriguières. Le célèbre Alfieri a composé une tragédie avec le même titre et les mêmes personnages, mais fort différence de la pièce latine par la force des idées et du style.

Acte I.

En cris plus lugubres que ceux d'Alcyon.Alcyon, femme de Céyx, roi de Trachine, mourut de douleur en trouvant le corps de son époux sur le rivage, et fut changée en alcyon.

Plus tristes que ceux des filles de Pandion.Procné et Philomèle, filles de Pandion, roi d'Athènes, changées, la première en hirondelle et la seconde en rossignol.

O ma mère ! l'éternel sujet de mes larmes, et la première cause de mes maux.C'est Messaline, femme de Claude, mère de Britannicus et d'Octavie. Ses débauches sont célèbres, et l'on connaît ce tableau qu'en a fait Juvénal, dans la satire contre les femmes, où

……….. Poussant à bout la luxure latine,
Aux portefaix de Rome il vendit Messaline.

Cette fougue de libertinage, portée jusqu'à la folie, causa sa mort. On trouvera dans Tacite, Annales, liv. XI, chap. 26-38, le récit fabuleux (haud sum ignarus fabulosum visum iri) de son mariage public avec Caïus Silius, consul désigné, du vivant de Claude, qui était allé faire un sacrifice à Ostie. Ce fut la première fois, dit l'historien, que l'empereur cessa d'ignorer les débauches de sa femme. Silius, et tous ceux qui avaient pris part à ce mariage, furent mis à mort. Messaline, retirée dans les jardins de Lucullus, espérait bien obtenir sa grâce, quoiqu'elle eût conspiré contre la vie de son époux autant que contre son honneur. Mass l'affranchi Narcisse déploya dans cette affaire une audace et une opiniâtreté qui suppléèrent à la faiblesse et à l'insouciance de Claude. Au moment où l'empereur donnait l'ordre de lui amener Messaline pour qu’elle pût plaider sa cause et se justifier, Narcisse envoya l'affranchi Évode pour la mettre à mort. Lepida, sa mère, la pressait de se tuer elle-même: mais cette âme, flétrie par la débauche, n'avait conservé aucun sentiment honnête: « Animo per libidines corrupto nihil honestum inerat. » Elle prit cependant une épée; mais elle n'eut ni le courage ni la force de s'en frapper : un tribun des soldats le fit pour elle. Sa mort fut à l'instant même annoncée à Claude qui était à table, et qui, sans s'informer si cette mort avait été volontaire ou forcée, demanda à boire, et finit son dîner aussi gaîment qu'à l'ordinaire : « Poposcit poculum et solita convivio celebravit. » Le crime et la mort de Messaline entraînèrent la ruine de ses enfants.

Cette furie qui alluma les torches fatales de mon hymen.Par cette alliance, Néron, déjà fils adoptif de Claude, s'enracinait de plus en plus dans les droits de la famille impériale. « D. Junio, Q. Haterio Coss. sedecim annos natus Nero Octaviam Cæsaris filiam in matrimonium accepit. » Tacite., Annal, lib. XII, cap. 58.)

C’est elle qui t’a ravi le jour, ô mon malheureux père!

           N'est-ce pas cette même Agrippine
Que mon père épousa jadis pour ma ruine,
Et qui, si je t'en crois, a de ses derniers jours,
Trop lents pour ses desseins, précipité le cours?

(Racine, Britannicus, acte I, sc. 3.)

Il mourut ; mille bruits en courent à ma honte.

(Ibid., acte IV, sc. 2.)

L'empoisonnement de Claude n'est pas douteux; et les historiens s'accordent à dire que ce fut avec du poison de champignons que sa femme lui ôta la vie.

           Minus ergo nocens erit Agrippa
Boletus?

dit Juvénal. Suivant Tacite (voyez Annales, liv. XII, chap. 67), on lui donna bien, sur l'indication de la célèbre Locuste (diu inter imperii instrumenta habita), du poison de champignons mêlé dans un mets agréable, « infusum delectabili cibo boletorum venenum. » Mais, par un effet, soit de la sottise de Claude, soit de son ivresse, le poison ne parut pas produire d'effet; un flux de ventre d'ailleurs vint au secours du prince. Alors Agrippine eut recours à un médecin nommé Xénophon, qui, sous prétexte de faciliter le vomissement, introduisit, dans le gosier de Claude, une plume enduite d'un poison plus actif.

Voyais fuir devant toi les Bretons. — Voyez Tacite, Annales, liv. xii, chap. 31 et suivant, sur la guerre contre Caractacus et la reine Cartismandua.

Qui elle-même expira par celle de son fils.Les détails de la mort d'Agrippine sont assez connus; on les trouvera d'ailleurs ci-après. Voyez acte I, sc. 4; acte III, sc. 1. Voyez aussi Tacite, Annales, liv. XIV, chap. 2 et suiv, et la Vie de Néron, par Suétone.

Ce fils criminel a de plus empoisonné son frère. — Voyez RACINE, Britannicus, acte V, sc. 5 et 6 ; et Tacite, Annales, liv. xiii, chap. 14. et suiv.

Tu pouvais punir ce crime par la main d'Oreste. — Voyez les Choéphores d'Eschyle, l’Électre de Sophocle, celle de Crébillon, et l’Oreste de Voltaire.

Je ne suis plus que l'ombré d'un grand nom.« Stat magni nominis umbra, » dit Lucain. Racine semble avoir imité cette image dans Britannicus:

Depuis ce coup fatal le pouvoir d'Agrippine
Vers sa chute à grands pas chaque jour s’achemine.

L’ombre seule m'en reste
et l'on n'implore plus
Que le nom de Sénèque et l'appui de Burrhus etc.

(Acte I, sc. 1)

Quoiqu'il rougisse de devoir à sa mère la reconnaissance d'un pareil bienfait:

Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais ;
Tu voudrais t'affranchir du joug de mes bienfaits, etc.

(Racine, Britannicus, acte V, sc. 6.)

Après le meurtre de ma mère, après l'assassinat de mon père, etc.Octavie, dit Tacite, semble en effet n'avoir vécu que pour être du malheur un modèle accompli.

Elle n'eut pas un seul beau jour : « Non alia exsul visentium oculos majore misericordia adfecit. Meminerant adhuc quidam Agrippinæ a Tiberio, recentior Juliæ memoria obversabatur a Claudio pulsæ; sed illis robur ætatis adfuerat; læta aliqua viderant et presentem sœvitiam melioris olim fortunœ recordatione allevabant : huic primus nuptiarum dies loco funeris fuit, deductæ in domum in qua nihil nisi luctuosum haberet, erepto per venenum patre, et statim fratre; tunc ancilla domina validior, et Poppæa non nisi in perniciem uxoris nupta, postremo crimen omni exitio gravius. » (Tacite., Annal., lib. xiv, cap. 63.)

Puisse-t-il (le crime) n'avoir aucune part dans mon trépas!Ici nous ne démêlons pas bien la pensée de l'auteur; fait-il dire simplement à Octavie qu'elle consent à mourir, mais non par un crime? Nous croyons plutôt qu'il fait allusion au crime qui fut imputé à Octavie, et que Tacite nomme (voir la fin de la note précédente) ma omni exilio gravius; et comme il ne sait pas écrire, sa pensée demeure obscure.

Ce crime, imputé à Octavie, est expliqué dans Tacite, Annales, liv. xiv, chap. 60-62 : « Poppœa diu pellex, et adulteri Neronis mox mariti potens, quemdam ex ministris Octaviæ impulit servilem ei amorem objicere ; destinaturque reus cognomento Eucerus, natione Alexandrinus, etc. Sed parum valebat suspicio in servo et quœstionibus ancillarum elusa erat : ergo confessionem alicujus quæri placet, cui rerum quoque novarum crimen adfingeretut, et visus idoneu smaternæ necis patrator Anicetas classi apud Misenum ut memoravi præfectus. Igitur accitum eum Cæsar operæ prioris admonet; locum haud minoris gratiæ instare, si conjugem infensam depellere; nec manu aut telo opus; fateretur Octaviæ adulterium. Ille insita vecordia et facilitate priorum flagitiorum, plura etiam quam jussum erat fingit, fateturque apud amicos quos velut consilio adhibuerat princeps, etc. » (Cap. lxii.)

Pour qui Néron n'a pas craint de faire monter sa mère sur un vaisseau. — Voyez Tacite, Annales, liv. XIV, chap. i. « Diu meditatum scelus non ultra Nero distulit, vetustate imperii coalita audacia, et flagrantior in dies amore Poppææ, quæ sibi matrimonium et discidium Octaviæ, incolumi Agrippina, haud sperans, etc. »

Comment lui resterait-il quelque sentiment pour sa famille dans les enfers. Claude était bon, mais crédule, insouciant et faible. Voyez sa Vie dans Suétone. « Claudius matrimonii sui ignaru, » dit Tacite, Annales, liv. xi, chap. i3.

Cependant Claudius penchait vers son déclin ;
Ses yeux, longtemps fermés, s’ouvrirent à la fin:
Il connut son erreur. Occupé de sa crainte,
Il laisse pour son fils échapper quelque plainte, etc.

(Racine, Britannicus, acte. iv, sc.2.)

Mais il n'était plus temps. Agrippine fit choix d'un poison lent, dit Tacite, « ne admotus supremis Claudius, et dolo intellecto ad amorem filii rediret. » (Annal., lib. XIII, cap. 66.)

Prendre pour épouse la fille de son propre frère.Agrippine était fille de Germanicus, frère de Claude. Ce mariage, suivant les lois. romaines, était incestueux : « Pactum inter Claudium et Agrippinam matrimonium jam fama, jam amore inlicito firmabatur; necdum celebrare solemnia nuptiarum audebant, nullo exemplo deductæ in domum patrui fratris filiæ : quin et incestum ac, si sperneretur, ne in malum publicum erumperet metuebatur, etc. » Vitellius se chargea d'aplanir les difficultés. (Tacite, Annales, liv. xii, chap. 5.)

Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux,
Ecartait Claudius d'un lit incestueux :
Il n'osait épouser la fille de son frère.
Le sénat fut séduit ; une loi moins sévère
Mit Claude dans mon lit et Rome à mes genoux, etc.

(Racine, Britannicus, acte iv, sc. 2.)

La tête de Silanus fut sacrifiée au caprice d'une femme.Quatre Silanus périrent sous les premiers Césars. Celui dont on parle ici est Lucius Silanus, à qui Claude avait promis sa fille Octavie. Il était frère de Junia Calvina, festivissima omnium puellarum, dit Sénèque : decora et procax soror, dit Tacite, Annales, liv. xii, chap. 4. Elle aimait tendrement son frère, et leurs ennemis les accusèrent d'inceste, quoiqu'ils ne fussent coupables que d'un peu d'indiscrétion. (Racine, préface de Britannicus.) Silanus, d'abord chassé du sénat, déchu de l'hymen d'Octavie et dépouillé de la préture, se tua lui-même le jour du mariage de Claude, « sive eo usque spem vitæ produxerat, seu delecto die augendam ad invidiam. » (Tacite, Annal., lib. XII, cap. 8.)

Par moi seule, éloigné de l'hymen d'Octavie,
Le frère de Junie abandonna la vie,
Silanus, sur qui Claude avait jeté les yeux,
Et qui comptait Auguste au rang de ses aïeux.

(Racine, Britannicus, acte I, sc. 1.)

 

Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille,
Je vous nommai son gendre et vous donnai sa fille.
Silanus qui l'aimait, s'en vit abandonné,
Et marqua de son sang ce jour infortuné.

(Ibid., acte iv, sc. 2.)

La maison impériale attend d'autres enfants. Ceux que Poppée devait donner à Néron. Voyez acte II sc. 2.

Celle gui, la première osa souiller votre couche, cette esclave, etc. Le dernier traducteur, Levée dit : « Poppée cette vile esclave qui la première osa souiller votre couche etc. » Nous croyons qu'il ne s'agit point ici de Poppée, mais d'Acté, première maîtresse de Néron, qui lui fut donnée par Sénèque, « Senecæ contra muliebres illecebras subsidium a femina petivisse, « (Tacite, Annal., lib. XIV, cap. 2) pour empêcher qu’il ne prît d'Agrippine sa mère, le plaisir qu'elle lui offrait. Cette Acté était une affranchie; « ceterum infracta paullatim potentia matris, delapso Nerone in amorem libertæ cui vocabulum Acte fuit. » (Tacite, Annal., lib. xiii, cap. 1). Au reste, ce passage est mal et peu clairement écrit. Cependant il y a lieu de croire qu'il ne s'agit point de Poppée, qui est présentement maîtresse du cœur de Néron, et de laquelle on ne peut pas dire: « Possedit diu ; » et hanc, et celle-ci, au commencement de la phrase suivante, confirme encore notre sens.

Dresse des monuments qui sont un aveu de ses alarmes. Il s'agit probablement de quelque temple, ou de quelque chapelle élevée à l'Amour par cette jeune affranchie dont il.est question dans la noce précédente.

Et vous, la Junon de la terre, vous l'épouse et la sœur du maître du monde.Octavie était sœur de Néron, mais sœur adoptive.

Des prodiges extraordinaires sont apparus.Il s'agit probablement des signes redoutables qui précédèrent la mort de Claude : « M. Asinio, Manio Acilio consulibus, mutationem rerum in deterius portendi cognitum est crebris prodigiis, etc. » (Tacite, Annal., lib. XII, cap. 64))

Cet héritier d'Auguste, dont il déshonore le beau nom par ses vices.Ce nom d'Auguste que prit Octave, après les guerres civiles, passa ensuite aux empereurs.

Elle osa former publiquement un hymen incestueux. — Voyez plus haut la troisième note sur Messaline.

De la divinité de son père. On sait quelle était cette divinité des empereurs romains. Jules César le premier reçut ce grand honneur, mais après sa mort ; il fut appelé Divus Julius. Auguste avait des temples de son vivant dans les provinces de l'Asie Mineure. Mais il ne voulait pas que ce culte se vulgarisât, dit Tacite. Tibère, qui se réglait sur son prédécesseur, s'opposait aussi à l'idolâtrie des peuples. « Je sais, et je veux qu'on sache, dit-il, que je suis homme, et que je remplis les devoirs de cette condition. Je prie les dieux qu'ils me donnent la paix de l'âme, et l'intelligence des lois divines et humaine. » Du reste, cette divinité de Claude fait penser à l’Apokolokyntosis de Sénèque, et celle de Tibère à ce vers fameux :

Il est temps de placer Tibère au rang des dieux.

(Chénier, Tibère, acte v, sc. dernière.)

Ils ont noblement vengé ta mort, jeune vierge.C'est Virginie, fille de Virginius, dont la mort tragique est assez connue, et causa la chute des décemvirs.

Malheureuse fille de Lucretius. Lucrèce, qui fut violée par Sextus, fils de Tarquin le Superbe, et dont la mort volontaire amena l'expulsion des rois.

Le crime de Tarquin et de sa complice Tullia. C'est Tarquin le Superbe, gendre de Servius Tullius, sixième roi de Rome.

Notre prince a mis sur un vaisseau parricide sa mère. — Voyez l'admirable récit de la mort d'Agrippine, Tacite, Annales, liv.xiv, chap. 5 et suivants.

«Voilà, dit-elle, où tu dois frapper. »« In mortem centurion! ferrum distringenti protendens uterum, ventrem feri, exclamavit. » (Tacite., Annal., lib. xiv, cap. 9.)

Acte II.

J'étais content de mon sort, à Fortune! C'est Sénèque le Philosophe qui parle. Agrippine, dit Tacite, voulut compenser le mauvais usage qu'elle avait fait jusque-là de son pouvoir sur l'esprit de Claude par une bonne action. Elle obtint pour lui son rappel et la préture ; il devint aussi précepteur, et ensuite ministre de Néron. Ce qu'il fut obligé de faire contre la philosophie et la morale, dans cette position terrible, dut sans doute lui faire plus d'une fois regretter son exil. Ce fut lui qui composa l'oraison funèbre de Claude prononcée par Néron : « Adnotabans seniores quibus otiosum est vetera et prœsentia contendere, primum ex iis qui rerum potiti essent, Neronem alienæ facundæ eguisse. » (Tacite, Annal, lib. xiii, cap. 3.) On croit qu’il écrivit aussi l'Apokolokyntosis, ou métamorphose de Claude en citrouille, excellente parodie de l'oraison funèbres. Du reste il ne fit de mal que celui dont il ne put se dispenser, et il empêchât tout celui qu’il put. S'il proposa à Burrhus de faire tuer Agrippine par les soldats, « Post Seneca hactenus promptior, respicere Burrhum ac sciscitari an militi cædes imperanda esset{Annal., lib. xiv, cap. 7) Il arrêta plus d'une fois le sang prêt à couler, « ibatur in cædes, nisi Afranius Burrhus et Annæus Seneca obviam issent. » (Id., lib. xiii, cap. 2.) Du reste, il nous semble que Racine a bien fait de choisir Burrhus plutôt que Sénèque, pour l'opposer à la corruption de la cour impériale. Voyez la préface de Britannicus.

Pour faire place à une génération nouvelle et meilleure.Un commentateur croit que, par cet avènement d'une race nouvelle et meilleure, Sénèque fait allusion à la régénération du monde par le christianisme. L'idée du philosophe n'était peut-être pas aussi précise ; mais nous ne voyons nul inconvénient à faire rentrer les prophéties païennes dans celles des Hébreux. Le Pollion de Virgile n'eut pas non plus, dans l'idée du poète, le degré de précision qu'on a pu lui donner depuis; c'est l'événement qui met la prophétie dans tout son jour et lui assigne son véritable sens.

Tous les vices, lentement amassés pendant tant de siècles, débordent aujourd'hui sur nous.Cette pensée frappe au premier coup d'œil par un air de grandeur ; mais elle est complètement fausse. Le mal étant une corruption du bien, c'est-à-dire une pure négation, n'est conséquemment que l'absence d'une chose, et l'on ne peut pas dire qu'on amasse l'absence d'une chose. « Optima pessimi corruptio; » la corruption romaine correspond à la grandeur du corps en dissolution.

Qu'on m'apporte les têtes de Plautus et de Sylla. Néron, dit Tacite, Annales, liv. xiii, chap. 67, se défiait de Cornelius Sylla, descendant du dictateur, homme nul et sans moyen, dont il regardait la sottise comme une dissimulation qui cachait de profonds desseins. Sa nullité reconnue ne l'empêcha pas d'être envoyé en exil à Marseille.

Rubellius Plantus était plus redoutable, « cui nobilitas per matrem ex Julia familia. » La voix publique le désignait pour successeur de Néron. Voy. dans Tacite, Annal, liv. xiv, chap. 22, l'incident qui donna lieu à cette manifestation du vœu des citoyens. Néron lui conseilla d'abord de pourvoir à la tranquillité de Rome par son absence, et d'aller en Asie, où il pourrait vivre honnêtement et sûrement dans les biens héréditaires qu’il y possédait.

L'un et l'autre périrent, et leurs têtes furent apportées à l'empereur. Voyez Tacite, Annales, liv. xiv, chap. 58 et 59.

Le préfet. C’était Tigellinus, le plus méchant de tous les hommes, et fort agréable à Néron, « cujus abditis vitiis mire congruebat. Voyez Tacite, Annales, liv. xiii, chap. 4, 5, 6, passim, et la Vie de Néron, par Suétone.

Ma fortune me rend tout permis. Néron, dit Tacite, se vantait d'avoir étendu les limites de la puissance impériale, et disait que ses prédécesseurs n'avaient point connu la mesure de leur pouvoir.

Celle que j'aime réunit les dons les plus rares. Tacite y met une restriction : « Huic mulieri cuncta alia fuere, præter honestum animum. » Voyez, Annales, liv. XIII, ch. 45, le portrait de Poppée. Elle était fille de T. Ollius ; mais elle avait pris le nom plus glorieux de son aïeul maternel, Poppéus Sabinus. Mariée d'abord à Rufius Crispinus, chevalier romain, elle passa dans les bras d'Othon, qui, à force de vanter imprudemment la beauté de son épouse devant l'empereur, la perdit, et fut lui-même exilé en Lusitanie, avec le titre de gouverneur.

C'est l’ignorance humaine qui a fait de l’Amour un dieu terrible. Voir la même chose, presque dans les mêmes termes, Hippolyte, acte I, sc. 2.

Acte III.

Abandonné de tous, anéanti, privé de secours.Telle fut effectivement la fin de Néron. Voyez Suétone. S'il n'y avait pas d'autres raisons de croire que cette pièce n'est pas de Sénèque le Philosophe, cette prophétie de la mort de Néron, qui ne peut avoir été faite qu'après sa mort même, le prouverait assez.

Je serai la sœur, et non plus la femme de César. — Voyez Tacite, Annales, liv. xiv, chap. 64 : « Paucis dehinc in-terjectis diebus, mori jubetur, quum jam viduam se et tantum sororem testaretur. »

Acte IV.

Le zèle indiscret de Sénèque.Le texte porte : culpa Seneco, la faute de Sénèque. Rien ne prouve, dans les historiens, que Sénèque ait favorisé le mariage de Néron avec Poppée. Nous croyons plutôt qu'il s'agit des remontrances un peu vives qu'il a faites à l'empereur sur son amour (voyez plus haut, acte ii, sc. 2), et qui, en irritant Néron, n'ont servi qu'à précipiter l'exécution de ce projet de mariage.

Un songe affreux, chère nourrice, m'a glacée d'horreur.Voici l'imitation de ce songé tirée de l’Octavie de M. Souriguières :

Écoutes : cette nuit rêveuse et solitaire,
Le sommeil par degrés a fermé ma paupière.
La vengeance, l'espoir, la crainte, la fureur,
Cette soif de régner qui dévore mon cœur,
De mille sentiments confus, involontaires,
Les combats orageux et les efforts contraires
Ne laissaient à mes sens qu'un fatigant repos.
Sous les traits sillonnés de l'affreuse Atropos,
Une torche à la main, du milieu du Cocyte,
Agrippine soudain sur moi se précipite;
Sa bouche au loin vomit des serpents et des feux,
L'air s'embrase ! Tremblante à ce spectacle affreux,
Je veux fuir, mais je tombe au fond d'un vaste abîme.
« Tu ne peux m'éviter, frémis ! vois ta victime,
« Me dit alors le spectre : arrête ; vois le sang,
« La plaie, et le couteau qu'a laissé dans mon flanc
« Mon exécrable fils, par ton ordre barbare ;
« Mais des dieux contre toi le courroux se déclare :
« Songe au sort qui t'attend, songe au prix qui t'est dû, etc. »

Toutes les images qui ont exercé dans le jour la vigoureuse actinie de l'esprit.Les hommes religieux croient que c'est Dieu qui envoie les songes. Le songe vient de Jupiter, dit Homère. Si je veux faire connaître ma volonté à un prophète, dit le Seigneur, dans l'Écriture, je lui parle en songe ou en vision. Les plus grands poètes et les plus grands philosophes ont suivi cette doctrine. D'autres philosophes et d'autres poètes l'ont combattue. Voyez Lucrèce, Pétrone, Satyricon, et Claudien, sur le sixième Consulat d'Honorius, etc.

Omnia quæ sensu volvuntur vota diurno,
Pectore sopito reddit amica quies, etc.

(Claudien, loc. cit.)

 

Somnia quæ mentes ludunt volitantibus umbris,
Non delubra Deum, nec ab æthere numina mittunt,
Sed sibi quisque facit, etc.

(Pétrone)

La fureur d'Octavie s'est communiquée au peuple.L'auteur n'a pas suivi exactement la marche des événements. Octavie fut deux fois exilée, une fois en Campanie, et une seconde fois dans l'île de Pandatarie, où on lui ouvrit les veines. Son retour de Campanie excita dans Rome une joie universelle, qui fut suivie de quelques excès populaires. Voyez Tacite, Annales, liv. xiv, chap. 61 : « Exin læti Capitolium scandunt Deosque tandem venerantur; effigies Poppææ proruunt, Octaviæ imagines gestant humeris, spargunt floribus, foroque ac templis statuunt. Itur etiam in principis laudes, expetitur venerantibus : jamque et palatium multitudine et clamoribus complebant, quum emissi militum globi verberibus et intento ferro turbatos disjecere,etc. »

Acte V.

Tu as péri comme eux, noble Drusus.C'est Livius Drusus, tribun de Rome, vers le temps de la guerre Sociale. Il prit, après la mort de Saturninus, le dangereux patronage des alliés, et périt assassiné dans sa maison, on ne sait comment, mais vraisemblablement par les soins du consul Philippus, son ennemi personnel et politique.

Considérez d'abord la fille d’Agrippa, la belle-fille d'Auguste, etc.Agrippine, fille de M. Agrippa et de Julie, fille d'Auguste. Elle épousa Germanicus, et lui donna neuf enfants. Voir dans Tacite, Annales, liv. I, chap. 2, 3 et suivants, la longue histoire de ses malheurs. Elle fut mère d'Agrippine la jeune, mère de Néron. Reléguée dans l'île de Pandatarie, comme le fut plut tard Octavie, elle se laissa mourir de faim, après les plus odieux traitements.

L'heureuse femme de Drusus, Livie. Livie, femme de Drusus, assassina son époux, et périt par l'ordre de Tibère.

Julie, sa fille, fut entraînée dans le malheur de sa mère. Julie, fille de Drusus, fut envoyée en exil et mise à mort par l'ordre de Claude, on ne sait pour quel crime. Tacite, Anna, liv. xiii, chap. 32, dit qu'elle périt dolo Messalinœ.

Soumise au caprice d'un esclave. C'est-à-dire de l'affranchi Narcisse.

J'accepte avec joie la mort qu'on me destine.Elle fut mise à mort quelques jours après son arrivée dans l'île de Pandatarie. Voyez Tacite, Annales, liv. xiv, chap. 64- On lui lia les membres et on lui ouvrit les veines ; mais comme la peur empêchait son sang de couler, on l'étouffa dans un bain très chaud : on lui coupa la tête, et on la présenta à Poppée. Cette malheureuse fille, dit Tacite, n'avait que vingt ans.