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table des matières de SÉNÈQUE

 

 

SÉNÈQUE


 

LETTRES A LUCILIUS.

 

I- XL

 

(LXI - LXXX)

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

LETTRE I.

Sur l'emploi du temps.

Suis ton plan, cher Lucilius; reprends possession de toi-même : le temps qui jusqu'ici t'était ravi, ou dérobé, ou que tu laissais perdre, recueille et ménage-le. Persuade-toi que la chose a lieu comme je te l'écris : il est des heures qu'on nous enlève par force, d'autres par surprise, d'autres coulent de nos mains.[1] Or la plus honteuse perte est celle qui vient de négligence ; et, si tu y prends garde, la plus grande part de la vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce qu'on devrait. Montre-moi un homme qui mette au temps le moindre prix, qui sache ce que vaut un jour, qui comprenne que chaque jour il meurt en détail ! Car c'est notre erreur de ne voir la mort que devant nous : en grande partie déjà on l'a laissée derrière; tout l'espace franchi est à elle.[2]

Persiste donc, ami, à faire ce que tu me mandes : sois complet tentent maître de toutes tes heures. Tu dépendras moins de demain, si tu t'assures bien d'aujourd'hui. Tandis qu'on l'ajourne, la vie passe. Cher Lucilius, tout le reste est d'emprunt, le temps seul est notre bien. C'est la seule chose, fugitive et glissante, dont la nature nous livre la propriété ; et nous en dépossède qui veut. Mais telle est la folie humaine : le don le plus mince et le plus futile, dont la perte au moins se répare, on veut bien se croire obligé pour l'avoir obtenu; et nul ne se juge redevable, du temps qu'on lui donne, de ce seul trésor que la meilleure volonté ne peut rendre.

Tu demanderas peut-être comment je fais, moi qui t'adresse ces beaux préceptes. Je l'avouerai franchement : je fais comme un homme de grand luxe, mais qui a de l'ordre ; je tiens note de ma dépense. Je ne puis me flatter de ne rien perdre ; mais ce que je perds, et le pourquoi et le comment, je puis le dire, je puis rendre compte de ma gêne. Puis il m'arrive comme à la plupart des gens ruinés sans que ce soit leur faute : chacun les excuse, personne ne les aide. Mais quoi! je n'estime point pauvre l'homme qui, si peu qu'il lui demeure, est content. Pourtant j'aime mieux te voir veiller sur ton bien, et le moment est bon pour commencer. Comme l'ont en effet jugé nos pères : ménager le fond du vase, c'est s'y prendre tard. Car la partie qui reste la dernière est non seulement la moindre, mais la pire.[3]

LETTRE II.

Des voyages et de la lecture.

Ce que tu m'écris et ce que j'apprends me fait bien espérer de toi. Tu ne cours pas çà et là, et ne te jettes pas dans l'agitation des déplacements. Cette mobilité est d'un esprit malade. Le premier signe, selon moi, d'une âme bien réglée, est de se fixer, de séjourner avec soi. Or prends-y garde:[4] la lecture d'une foule d'auteurs et d'ouvrages de tout genre pourrait tenir du caprice et de l'inconstance. Fais un choix d'écrivains pour t'y arrêter et te nourrir de leur génie, si tu veux y puiser des souvenirs qui te soient fidèles. C'est n'être nulle part que d'être partout. Ceux dont la vie se passe à voyager finissent par avoir des milliers d'hôtes et pas un ami.[5] Même chose arrive nécessairement à qui néglige de lier commerce avec un auteur favori pour jeter en courant un coup d'œil rapide sur tous à la fois. La nourriture ne profite pas, ne s'assimile pas au corps, si elle est rejetée aussitôt que prise. Rien n'entrave une guérison comme de changer sans cesse de remèdes; on n'arrive point à cicatriser une plaie où les appareils ne sont qu'essayés : on ne fortifie pas un arbuste par de fréquentes transplantations. Il n'est chose si utile qui puisse l'être en passant. La multitude des livres dissipe l'esprit. Ainsi, ne pouvant lire tous ceux que tu aurais, c'est assez d'avoir ceux que tu peux lire. « Mais j'aime à feuilleter tantôt l'un, tantôt l'autre. » C'est le fait d'un estomac affadi, de ne goûter qu'un peu de tout : ces aliments divers et qui se combattent l'encrassent; ils ne nourrissent point. Lis donc habituellement les livres les plus estimés; et si parfois tu en prends d'autres, comme distraction, par fantaisie, reviens vite aux premiers. Fais chaque jour provision de quelque arme contre la pauvreté, contre la mort, contre tous les autres fléaux; et de plusieurs pages parcourues, choisis une pensée pour la bien digérer ce jour-là. C'est aussi ce que je fais : dans la foule des choses que j'ai lues, je m'empare d'un trait unique. Voici mon butin d'aujourd'hui, c'est chez Epicure que je l'ai trouvé; car j'ai coutume aussi de mettre le pied dans le camp ennemi, non comme transfuge, mais comme éclaireur : « La belle chose, s'écrie-t-il, que le contentement dans la pauvreté ! » Mais il n'y a plus pauvreté, s'il y a contentement.[6] Ce n'est point d'avoir peu, c'est de désirer plus, qu'on est pauvre.[7] Qu'importe combien cet homme a dans ses coffres, combien dans ses greniers, ce qu'il engraisse de troupeaux, ce qu'il touche d'intérêts, s'il dévore en espoir le bien d'autrui, s'il suppute non ce qu'il a acquis, mais ce qu'il voudrait acquérir! « Quelle est la mesure de la richesse? » diras-tu. D'abord le nécessaire, ensuite ce dont on se contente.

LETTRE III.

Du choix des amis.

Tu as chargé de lettres pour moi, à ce que tu m'écris, un de tes amis. Puis tu me préviens de ne pas lui communiquer tout ce qui te touche, attendu que toi-même n'es point dans l'habitude de le faire. Ainsi, dans la même lettre, tu le reconnais pour ami et tu le désavoues. Ainsi ce mot, par où tu débutes, était une formule banale : tu disais mon ami, comme on dit l'honorable homme de tout candidat possible, comme le passant, dont le nom ne nous revient pas, est salué par nous du titre de maître. Pour cela passe. Mais si tu tiens pour ami l'homme en qui tu n'as pas autant de foi qu'en toi-même, ton erreur est grave et tu connais peu le grand caractère de la véritable amitié. Délibère sur tout avec l'homme de ton choix, mais sur lui-même au moment de choisir. Ami, sois confiant; avant d'être ami, sois juge. Or ils prennent au rebours et intervertissent leurs devoirs ceux qui, contrairement aux préceptes de Théophraste, n'examinent qu'après s'être attachés et se détachent après l'examen. Réfléchis longtemps sur l'adoption d'un ami ; une fois décidé, ouvre toute ton âme pour le recevoir;[8] parle aussi hardiment devant lui qu'à toi-même. Vis en sorte que tu n'aies rien à t'avouer qui ne puisse l'être même à ton ennemi ; mais comme il survient de ces choses que l'usage est de tenir cachées, avec ton ami du moins que tous tes soucis, toutes tes pensées soient en commun. Le juger discret sera l'obliger à l'être. Certaines gens ont enseigné à les tromper en craignant qu'on ne les trompât, et donné par leurs soupçons le droit de les trahir.[9] Eh! pourquoi donc des réticences devant un ami? Pourquoi près de lui ne me croirai-je pas seul?[10]

Ce qui ne doit se confier qu'à l'amitié, certains hommes le content à tout venant; toute oreille leur est bonne pour y décharger le secret qui les brûle ; d'autres en revanche redouteraient pour confidents jusqu'à ceux qu'ils chérissent le plus, et, s'il se pouvait, ne se fieraient pas à eux-mêmes : ils refoulent au plus profond de leur âme leurs moindres secrets. Fuyons ces deux excès; car c'en est un de se livrer à tous, comme de ne se livrer à personne : seulement le premier me paraît plus honorable, le second plus sûr.

De même il faut blâmer tout ensemble et une mobilité toujours inquiète et une continuelle inaction. L'amour du tracas n'est point de l'activité, c'est une fièvre, un vagabondage d'esprit; comme le repos n'est point cet état qui juge tout mouvement un supplice : il y a là énervement et marasme. Voici là-dessus ce que j'ai lu dans Pomponius, je le livre à tes réflexions : « Il y a des gens qui se sont tellement réfugiés dans les ténèbres que tout leur parait trouble au grand jour. » Il faut entremêler les deux choses : l'homme oisif doit aussi agir et l'homme agissant se reposer. Consulte la nature, elle te dira qu'elle a créé le jour et la nuit.

LETTRE IV.

Sur la crainte de la mort

Persévère dans ta voie, et hâte-toi de toutes tes forces pour jouir plus longtemps de l'heureuse réforme d'une âme rendue à la paix. C'est jouir déjà sans doute que de travailler à cette réforme et à cette paix ; mais bien autre est la volupté qu'on éprouve à contempler son âme pure de toute tache et resplendissante. Il te souvient, n'est-ce pas, quelle joie tu ressentis lorsqu'ayant quitté la prétexte tu pris la toge virile et fus mené en pompe au forum : attends-toi à mieux pour le jour où, dépouillant toute marque de l'enfance morale, tu seras inscrit par la philosophie au rang des hommes.[11] Nous ne sommes plus jeunes, mais, chose plus triste, nos âmes le sont toujours; et, ce qui est pire, sous l'air imposant du vieil âge nous gardons les défauts de la jeunesse et non de la jeunesse seulement, mais de l'enfance même : la première s'effraye de peu, la seconde de ce qui n'est pas; nous, de l'un et de l'autre. Fais seulement un pas, et tu reconnaîtras qu'il est des choses d'autant moins à craindre qu'elles effrayent davantage. Il n'est jamais grand le mal qui termine tous les autres. La mort vient à toi? Il faudrait la craindre, si elle pouvait séjourner en toi ; nécessairement ou elle n'arrive point, ou c'est un éclair qui passe. « Il est difficile, dis-tu, d'amener notre âme au mépris de la vie. » Eh ! vois quels frivoles motifs inspirent quelquefois ce mépris! Un amant court se pendre à la porte de sa maîtresse ; un serviteur se précipite d'un toit pour ne plus ouïr les reproches emportés d'un maître; un esclave fugitif, de peur d'être ramené, se plonge un glaive dans le sein. Douteras-tu que le vrai courage ne fasse ce que fait l'excès de la peur? Nul ne saurait vivre en sécurité, s'il songe trop à vivre longtemps, s'il compte parmi les grandes félicités de voir une nombreuse série de consuls. Que tes méditations journalières tendent à quitter sans regret cette vie que tant d'hommes embrassent et saisissent, comme le malheureux qu'entraîne un torrent s'accroche aux ronces et aux pointes des rochers. La plupart flottent misérablement entre les terreurs de la mort et les tourments de l'existence; ils ne veulent plus vivre et ne savent point mourir.[12] Veux-tu que la vie te soit douce? Ne sois plus inquiet de la voir finir. La possession ne plaît qu'autant qu'on s'est préparé d'avance à la perte. Or quelle perte plus facile à souffrir que celle qui ne se regrette point?[13] Exhorte donc, endurcis ton âme contre tous les accidents, possibles même chez les maîtres du monde. L'arrêt de mort de Pompée fut porté par un roi pupille et par un eunuque ; celui de Crassus par l'insolente cruauté d'un Parthe. Caligula commande, et Lépidus présente la tête au glaive du tribun Dexter ; lui-même tendra la sienne à Chéréas. Jamais la Fortune n'élève un homme tellement haut qu'elle ne le menace d'autant de maux qu'elle l'a mis à portée d'en faire. Défie-toi du calme présent : un instant bouleverse la mer: le même jour, là même où ils se jouaient, les vaisseaux s'engloutissent. Songe qu'un brigand, qu'un ennemi te peut mettre l'épée sur la gorge, qu'à défaut des puissants de la terre, le dernier esclave a sur toi droit de vie et de mort. En effet, qui méprise sa vie est maître de la tienne.[14] Parcours la liste de ceux qui périrent par embûches domestiques, par force ouverte ou trahison, tu verras que la colère des esclaves n'a pas fait moins de victimes que celle des rois. Que t'importe, ô homme ! le plus ou le moins de puissance de celui que tu crains, quand, le mal que tu crains, tout autre le peut faire? « Mais, si le hasard te jette aux mains de tes ennemis, le vainqueur te fera conduire.... » Eh! certes, où tu vas. Pourquoi t'abuser toi-même et reconnaître seulement ici la fatalité que tu subis depuis longtemps? Entends-moi bien: du jour où tu es né, c'est à la mort que tu marches. Voilà quelle sorte de pensées il faut rouler dans son esprit, si l'on veut attendre en paix cette heure dernière dont la frayeur trouble toutes les autres.

Mais pour terminer ma lettre, écoute la maxime qui m'a plu aujourd'hui (encore une fleur dérobée aux jardins d'autrui) : « C'est une grande fortune que la pauvreté réglée sur la loi de la nature. » Or cette loi, sais-tu à quoi elle borne nos besoins? à ne point pâtir de la faim, de la soif, du froid. Pour chasser la faim et la soif, il n'est pas nécessaire d'assiéger un seuil orgueilleux, ni d'endurer un écrasant dédain, ou une politesse insultante, il n'est pas nécessaire de s'aventurer sur les mers ni de suivre les camps. Aisément on se procure ce que la nature réclame : la chose est à notre portée; c’est pour le superflu que l'on sue, c'est le superflu qui nous use sous la toge, qui nous condamne à vieillir sous la tente, qui nous envoie échouer aux côtes étrangères. Et l'on a sous la main ce qui suffît! Qui s'accommode de sa pauvreté est riche.

LETTRE V.

De la philosophie d'ostentation et de la vraie philosophie. La crainte et l'espérance.

Opiniâtrement livré à l'étude et laissant tout le reste, tu ne travailles qu'à te rendre chaque jour meilleur; je t'en approuve et je m'en réjouis. Je ne t'exhorte pas à persévérer, je fais plus, je t'en prie. Mais écoute un avis : n'imite point ces hommes moins curieux de faire des progrès que du bruit ; que rien dans ton extérieur ou ton genre de vie n'appelle sur toi les yeux. Étaler une mise repoussante, une chevelure en désordre, une barbe négligée, déclarer la guerre à l'argenterie, établir son lit sur la dure, courir enfin après un nom par les voies les moins naturelles, fuis tout cela. Ce titre de philosophe, si modestement qu'on le porte, est bien assez impopulaire ; que sera-ce si nos habitudes nous retranchent tout d'abord du reste des hommes? Je veux au dedans dissemblance complète : au dehors soyons comme tout le monde.[15] Point de toge brillante, ni sordide non plus. Sans posséder d'argenterie où l'or massif serpente en ciselure, ne croyons pas que ce soit preuve de frugalité que de n'avoir ni or ni argent chez soi. Ayons des façons d'être meilleures que celles de la foule, mais non pas tout autres; sinon, nous allons faire fuir et nous aliéner ceux que nous prétendons réformer.[16] Nous serons cause en outre que nos parties ne voudront nous imiter en rien, de peur d'avoir à nous imiter en tout. La philosophie a pour principe et pour drapeau le sens commun, l'amour de nos semblables; nous démentirons cette devise si nous faisons divorce avec les humains. Prenons garde, en cherchant l'admiration, de tomber dans le ridicule et l'odieux. N'est-il pas vrai que notre but est de vivre selon la nature? Or il est contre la nature de s'imposer des tortures physiques, d'avoir horreur de la plus simple toilette, d'affectionner la malpropreté et des mets, non seulement grossiers, mais qui répugnent au goût et à la vue. De même que rechercher les délicatesses de la table s'appelle sensualité, fuir des jouissances tout ordinaires et peu coûteuses est de la folie. La philosophie veut qu'on soit tempérant, non bourreau de soi-même ; et la tempérance n'exclut pas un certain apprêt. Voici où j'aime que l'on s'arrête : je voudrais un milieu entre la vertu parfaite et les mœurs du siècle, et que chacun, tout en nous voyant plus haut que soi, se reconnût en nous. « Qu'est-ce à dire? Ferons-nous donc comme tous les autres? Point de différence de nous au vulgaire? » Il y en aura certes une grande ; et qui nous examinera de près la sentira bien. Si l'on entre chez nous, que l'admiration soit plutôt pour le maître que pour les meubles. Il y a de la grandeur à se servir d'argile comme on se servirait d'argenterie ; il n'y en a pas moins à se servir d'argenterie comme si c'était de l'argile. C'est faiblesse d'âme de ne pouvoir supporter les richesses.

Mais pour te faire participer encore à la petite aubaine de ce jour, j'ai lu chez Hécaton, l'un des nôtres, que la mort des désirs profite aussi comme remède de la peur. « Tu cesseras de craindre, dit-il, si tu as cessé d'espérer.[17] » Tu demandes comment deux choses si opposées peuvent aller ensemble? Eh bien, oui, cher Lucilius, en apparence divisées, elles sont étroitement unies. Tout comme la même chaîne attache le soldat à son prisonnier, ainsi ces affections si dissemblables marchent de compagnie : après l'espérance la crainte. Je ne m'étonne pas qu'il en aille ainsi : toutes deux sont filles de l'incertitude, toutes deux en attente, en souci de ce qui adviendra. Mais ce qui surtout les fait naître, c'est qu'on ne s'arrange pas du présent, c'est qu'on lance bien au loin ses pensées dans l'avenir. Ainsi la prévoyance, l'un de nos plus grands biens sur cette terre, s'est tournée en mal. L'animal voit le danger et le fuit; le danger s'éloigne, sa sécurité renaît : nous, l'avenir nous torture en même temps que le passé. Que de choses salutaires à l'homme sont pour l'homme des poisons! Sa mémoire lui ramène les angoisses de la peur, sa prévoyance les anticipe. Nul n'a assez des misères du présent.[18]

LETTRE VI.

De la véritable amitié.

Je sens, Lucilius, non seulement que je m'amende, mais que je me transforme. Je n'ose garantir ni espérer que je n'ai plus rien à changer en moi. Qui suis-je pour qu'il n'y reste plus nombre de penchants à contenir, à affaiblir, à fortifier? c'est même une preuve de son heureuse métamorphose que notre âme découvre en soi des défauts qu'elle ne se savait point encore. Il est des malades que l'on félicite de bien connaître leur mal. Que je voudrais faire passer en toi le changement subit que j'éprouve! Alors je commencerais à prendre une confiance plus ferme en notre amitié, cette amitié vraie, que ni espoir, ni crainte, ni vue d'intérêt privé ne peuvent rompre, cette amitié qui ne meurt qu'avec l'homme et pour laquelle l'homme sait mourir. Je te citerais bien des gens chez qui les amis n'ont point manqué, mais bien l'amitié. Pareille chose ne peut arriver aux âmes qu'associe la passion de l'honnête et qu'un même vouloir entraîne. Comment n'en serait-il pas ainsi? Elles savent qu'entre elles tout est commun, les malheurs plus que tout le reste. Tu ne peux mesurer en idée ce que chaque jour m'apporte de progrès visibles pour moi.

Tu vas me dire de t'envoyer aussi cette recette dont l'épreuve m'a été si efficace. Oui vraiment, j'aspire à verser mon trésor tout entier dans ton âme; et si je me réjouis d'apprendre, c'est pour enseigner; et nulle découverte ne me charmerait, quelque précieuse et salutaire qu'elle fût, si je la devais garder pour moi seul. Que la sagesse me soit donnée à condition de la renfermer en moi et de ne pas révéler ses oracles, je la refuserais. Toute jouissance qui n'est point partagée perd sa douceur.[19] Je t'enverrai donc les livres mêmes ; et pour que tu n'aies pas trop de peine à y chercher çà et là ce qui doit te servir, j'y ferai des remarques qui te mèneront incontinent aux endroits que j'approuve et que j'admire. Mais nous parler de vive voix et vivre ensemble te profitera plus qu'un discours écrit. Viens voir par toi-même, il le faut, d'abord parce qu'on en croit bien plus ses yeux que ses oreilles; ensuite la voie du précepte est longue, celle de l'exemple courte et efficace. Cléanthe n'eût pas si bien reproduit Zénon, s'il n'eût fait que l'entendre. Il fut le témoin de sa vie, il en pénétra les secrets détails, il observa si sa morale servait de règle à sa conduite. Platon,[20] Aristote et tous ces chefs futurs de sectes opposées recueillirent plus de fruit des mœurs de Socrate que de ses discours. Métrodore, Hermachus et Polyœnos sortirent grands hommes moins de l'école d'Épicure que de son intimité. Mais si je te presse de venir, ce n'est pas pour tes progrès seuls, c'est aussi pour les miens: le profit sera grand et réciproque entre nous.

En attendant, comme je te dois mon petit tribut quotidien, voici ce qui m'a aujourd'hui charmé dans Hécaton : « Tu demandes quels progrès j'ai faits? Je commence à être l'ami de moi-même. » C'est un grand pas : Hécaton ne sera plus seul. Un tel homme, sois-en sûr, est l'ami de tous les hommes.

LETTRE VII.

Fuir la foule. Cruauté des spectacles de gladiateurs.

Tu me demandes ce que tu dois principalement éviter? — La foule. Tu ne peux encore t'y livrer impunément. Moi, pour mon compte, j'avouerai ma faiblesse. Jamais je ne rentre chez moi tel que j'en suis sorti. Toujours quelque trouble que j'avais assoupi en moi se réveille, quelque tentation chassée reparaît. Ce qu'éprouvent ces malades réduits par un long état de faiblesse à ne pouvoir sans accident quitter le logis, nous arrive à nous de qui l'âme est convalescente d'une longue maladie. Il n'est pas bon de se répandre dans une nombreuse société. Là tout nous prêche le vice, ou nous l'imprime, ou à notre insu nous entache. Et plus nos liaisons s'étendent, plus le danger se multiplie. Mais rien n'est funeste à la morale comme l'habitude des spectacles. C'est là que les vices nous surprennent plus aisément par l'attrait du plaisir.[21] Que penses-tu que je veuille dire que j'en sors plus attaché à l'argent, à l'ambition, à la mollesse, ajoute même plus cruel et plus inhumain pour avoir été au milieu des hommes. Le hasard vient de me conduire au spectacle de midi : je m'attendais à des jeux, à des facéties, à quelque délassement qui repose les yeux du sang humain. Loin de là : tous les combats précédents avaient été pure clémence. Cette fois, plus de badinage : c'est l'homicide dans sa crudité. Le corps n'a rien pour se couvrir ; il est tout entier exposé aux coups, et pas un ne porte à faux. La foule préfère cela aux gladiateurs ordinaires et même extraordinaires. Et n'a-t-elle pas raison? ni casque ni bouclier qui repousse le fer. A quoi servent ces armures, cette escrime, toutes ces ruses? à marchander avec la mort. Le matin c'est aux lions et aux ours qu'on livre des hommes, à midi, c'est aux spectateurs. On met aux prises ceux qui ont tué avec d'autres qui les tueront, et tout vainqueur est réservé pour une nouvelle boucherie. L'issue de la lutte est la mort; le fer et le feu font la besogne. Cela, pour occuper les intermèdes. « Mais cet homme-ci a commis un vol ! — Eh bien, il mérite le gibet. — C'est un assassin ! — Tout assassin doit subir la peine du talion. Mais toi qu'as-tu fait, malheureux, qui te condamne à un tel spectacle? — Les fouets! le feu! la mort ! s'écrie-t-on. En voilà un qui s'enferre trop mollement, qui tombe avec peu de fermeté, qui meurt de mauvaise grâce ! » — Le fouet les renvoie aux blessures ; et des deux côtés ces poitrines nues doivent d'elles-mêmes s'offrir aux coups. Le spectacle est-il suspendu? Par passe-temps qu'on égorge encore, pour ne pas être à ne rien faire.[22]

Romains ! ne sentez-vous donc pas que l'exemple du mal retombe sur ceux qui le donnent? Rendez grâce aux dieux immortels : ils vous laissent enseigner la cruauté à celui qui ne peut l'apprendre.[23]

Il faut sauver de l'influence populaire un esprit trop tendre encore et peu ferme dans la bonne voie : aisément il passe du coté de la foule. Socrate, Caton, Lelius eussent pu voir leur vertu entraînée par le torrent de la corruption ; et nous, encore en pleine lutte contre nos penchants déréglés, nous saurions soutenir le choc des vices qui viennent à nous en si grande compagnie! Un seul exemple de prodigalité ou de lésine fait beaucoup de mal; un commensal aux goûts raffinés peu à peu nous efféminé et nous amollit ; le voisinage d'un riche irrite la cupidité; la rouille de l'envie se communique par le contact au cœur le plus net et le plus franc ; que penses-tu qu'il arrive de tes mœurs en butte aux assauts de tout un peuple? Forcément tu seras son imitateur ou son ennemi. Double écueil qu'il faut éviter : ne point ressembler aux méchants parce qu'ils sont le grand nombre, ne point haïr le grand nombre parce qu'il diffère de nous. Recueille-toi en toi-même, autant que possible ; fréquente ceux qui te rendront meilleur, reçois ceux que tu peux rendre tels. Il y a ici réciprocité, et l'on n'enseigne pas qu'on ne s'instruise. Garde qu'une vaine gloriole de publicité n'entraîne ton talent à se produire devant un auditoire peu digne, pour y lire ou pour disserter, ce que je te laisserais faire si tu avais pour ce peuple-là quelque denrée de son goût. Mais aucun ne te comprendrait, hormis peut-être un ou deux par hasard ; encore faudrait-il les former toi-même, les élever à te comprendre. « Et pour qui donc ai-je tant appris? » — N'aie point peur que ta peine soit perdue : tu as appris pour toi.

Mais pour ne pas profiter seul de ce que j'ai appris aujourd'hui, je te ferai part de ce que j'ai trouvé : ce sont trois belles paroles à peu près sur ce même sujet; l'une payera la dette de ce jour, tu prendras les deux autres comme avance. Démocrite a dit : « Un seul homme est pour moi le public, et le public un seul homme. » J'approuve encore, quel qu'en soit l'auteur, car on n'est pas d'accord sur ce point, la réponse d'un artiste auquel on demandait pourquoi il soignait tant des ouvrages que si peu d'hommes seraient appelés à connaître : « C'est assez de peu, assez d'un, assez de pas un. » Le troisième mot, non moins remarquable, est d'Epicure ; il écrivait à l'un de ses compagnons d'études : « Ceci n'est pas pour la multitude, mais pour toi, car nous sommes l'un pour l'autre un assez grand théâtre.[24] » Garde cela, Lucilius, au plus profond de ton âme, et tu dédaigneras ce chatouillement qu'excite la louange sortant de plusieurs bouches. La foule t'applaudit! Eh! qu'as-tu à te complaire si tu es de ces hommes que la foule comprend? C’est au dedans de toi que tes mérites doivent briller.

LETTRE VIII.

Travail du sage sur lui-même. Mépris des biens extérieurs.

Quand je te presse de fuir le monde pour la retraite, et de te borner au témoignage de ta conscience, tu me dis : « Que deviennent vos grands préceptes qui veulent que la mort nous trouve en action? » Quoi! jusqu'ici te semblé-je inoccupé? Je ne me suis séquestré, je n'ai fermé ma porte que pour être utile à un plus grand nombre. Aucun de mes jours ne s'écoule à rien faire ; mes études prennent une portion de mes nuits ; je succombe au sommeil plutôt que je ne m'y livre, et quand mes paupières, lasses de veiller, s'affaissent, je les retiens encore au travail.[25] J'ai dit adieu tout à la fois aux hommes et aux affaires, à commencer par les miennes. C'est au profit de la postérité que je travaille ; c'est pour elle que je rédige quelques utiles leçons, quelques salutaires avertissements, comme autant de recettes précieuses que je confie au papier, pour en avoir éprouvé la vertu sur mes propres plaies : car, si la guérison n'a pas été complète, le mal a cessé de s'étendre. Le droit chemin, que j'ai connu tard et lorsque j'étais las d'errer, je l'indique aux autres; je leur crie : Évitez tout ce qui séduit le vulgaire, tout ce que le hasard dispense. Tenez tous ses dons pour suspects et tremblez d'y toucher. L'habitant des bois ou de l’onde se laisse prendre à l'appât qui l'allèche. Les présents de la fortune, comme vous les appelez, sont ses pièges. Qui veut vivre à l'abri de ses coups devra fuir au plus loin la glu perfide de ses faveurs. Car ici, trop malheureuses dupes, nous croyons prendre, et nous sommes pris. Cette course rapide vous mène aux abîmes ; cette éminente position a pour terme la chute ; et s'arrêter n'est plus possible, dès qu'une fois l'on cède au vertige de la prospérité. Ou jouis au moins de tes actes, ou jouis de toi-même.[26] Ainsi la fortune ne culbute point l'homme; elle le courbe et le froisse seulement.

Un plan de vie aussi profitable au physique qu'au moral et qu'il faut garder, c'est de n'avoir de complaisance pour le corps que ce qui suffit pour la santé. Il le faut durement traiter, de peur qu'il n'obéisse mal à l'esprit ; le manger doit seulement apaiser la faim, le boire éteindre la soif, le vêtement garantir du froid, le logement abriter contre l'inclémence des saisons. Qu'il soit construit de gazon ou de marbre étranger de nuances diverses, il n'importe : sachez tous qu'on est aussi bien à couvert sous le chaume que sous l'or. Méprisez toutes ces laborieuses superfluités qu'on appelle ornements et décorations : dites-vous bien que dans l'homme rien n'est admirable que l'âme, que pour une âme grande rien n'est grand.

Si je me parle ainsi à moi et à la postérité, ne te semblé-je pas plus utile que si j'allais au forum cautionner quelqu'un sur sa demande, apposer mon sceau sur des tablettes testamentaires, ou dans le sénat appuyer un candidat de la voix et du geste? Crois-moi : tels qui paraissent ne rien faire font plus que bien d'autres : ils sont ouvriers de la terre et du ciel tout ensemble.

Mais il faut finir et, selon mon engagement, payer pour cette lettre. Ce ne sera pas de mon cru : c'est encore Epicure que je feuillette et où j'ai lu aujourd'hui cette maxime : « Fais-toi l'esclave de la philosophie, pour jouir d'une vraie indépendance.[27] » Elle n'ajourne pas celui qui se soumet, qui se livre à elle. Il est tout d'abord affranchi ; car l'obéissance à la philosophie c'est la liberté. Peut-être veux-tu savoir pourquoi je cite tant d'heureux emprunts d'Epicure plutôt que des nôtres? Et pourquoi toi-même les attribuerais-tu à Epicure plutôt qu'au domaine public? Que de choses, chez les poètes, que les philosophes ont dites ou devaient dire! Sans toucher aux tragiques ou aux drames romains, car ce dernier genre comporte aussi quelque gravité et tient le milieu entre le comique et le tragique, combien de vers et des plus éloquents dans les mimes où ils sont perdus ! Combien de mots de Publius,[28] dignes non de bateleurs déchaussés, mais de tragédiens en cothurne ! Voici un de ses vers qui appartient à la philosophie et au point même touché tout à l'heure : il nie que les dons du hasard doivent être comptés comme à nous

C'est au sort qu'appartient ce qu'obtinrent tes vœux.

Tu l'as dit en un vers beaucoup meilleur et plus serré, je me le rappelle :

Ce qu'a fait le hasard pour toi, n'est pas à toi.

Et ce trait, plus heureux encore, et que je ne puis omettre :

On peut ravir le bien que l'on a pu donner.

Je n'impute point ceci à ma décharge : je te paye sur ton bien.

LETTRE IX.

Pourquoi le sage se fait des amis.

Epicure a-t-il raison de blâmer, dans une de ses lettres, ceux qui disent que le sage se suffit à lui-même et partant n'a pas besoin d'amis? voilà ce que tu veux savoir. Epicure s'attaquait à Stilpon et à ceux qui voient le bien suprême dans une âme qui ne souffre de rien. L'ambiguïté est inévitable, si nous voulons rendre ἀπάθειαν par un seul mot précis et mettre impatientiam : car on pourra comprendre le contraire de ce que nous donnons à entendre. Nous voulons désigner l'homme qui repousse tout sentiment du mal, et on l'entendrait de celui pour qui tout mal est insupportable : vois donc s'il n'est pas mieux de dire une âme invulnérable, ou une âme placée en dehors de toute souffrance. Voici en quoi nous différons des Mégariques : notre sage est invincible à toutes les disgrâces, mais il n'y est pas insensible, le leur ne les sent même pas. Le point commun entre eux et nous, c'est que le sage se suffit : toutefois il désire en outre les douceurs de l'amitié, du voisinage, du même toit, bien qu'il trouve en soi assez de ressources. Il se suffit si bien à lui-même, que souvent une partie de lui-même lui suffit, s'il perd une main par la maladie on sous le fer de l'ennemi. Qu'un accident le prive d'un œil, il est satisfait de ce qui lui reste : mutilez, retranchez ses membres, il demeurera aussi serein que quand il les avait intacts. Les choses qui lui manquent, il ne les regrette pas ; mais il préfère n'en pas être privé. Si le sage se suffit, ce n'est pas qu'il ne veuille point d'ami; c'est qu'il peut s'en passer; et quand je dis qu'il le peut, j'entends qu'il en souffre patiemment la perte. Il ne sera jamais sans un ami; il est maître de le remplacer sitôt qu'il le veut. Comme Phidias, s'il perd une statue, en aura bientôt fait une autre; ainsi le sage, ce grand artiste en amitié, trouve à remplir la place vacante. Comment, dis-tu, peut-il faire si vite un ami? Je te le dirai si tu veux bien que dès à présent je te paye ma dette, et que pour cette lettre nous soyons quittes. Hécaton a dit : « Voici une recette pour se faire aimer sans drogues, ni herbe, ni paroles magiques de sorcière. Aimez, on vous aimera.[29] » Ce qu'il y a de différence pour l'agriculteur entre moissonner et semer existe entre tel qui s'est fait un ami et tel qui s'en fait un. Le philosophe Attale disait souvent : « Il est plus doux de faire que d'avoir un ami, comme l'artiste jouit plus à peindre son tableau qu'à l'avoir peint. » Occupé qu'il est à son œuvre avec tant de sollicitude, que d'attraits pour lui dans cette occupation même! L'enchantement n'est plus si vif quand, l'œuvre finie, sa main a quitté la toile; alors il jouit du fruit de son art : il jouissait de l'art même lorsqu'il tenait le pinceau. Dans nos enfants l'adolescence porte plus de fruits ; mais leurs premiers ans charment davantage.

Revenons à notre propos. Le sage, bien qu'il se suffise, n'en désire pas moins un ami, ne fût-ce que pour exercer l'amitié, pour qu'une si belle vertu ne reste pas sans culture, et non, comme Epicure le dit dans sa lettre, pour avoir qui veille à son lit de douleur, qui le secoure dans les fers ou dans le besoin, mais un homme qui malade soit assisté par lui, et qui enveloppé d'ennemis soit sauvé par lui de leurs fers. Ne voir que soi, n'embrasser l'amitié que pour soi, méchant calcul : elle finira comme elle a commencé. On a voulu s'assurer d'un auxiliaire contre la captivité ; mais au premier bruit de chaînes plus d'ami. Ce sont amitiés du moment, comme dit le peuple. Choisi dans votre intérêt, je vous plais, tant que je vous sers. De là cette foule d'amis autour des fortunes florissantes ; abattues, quelle solitude[30] ! les amis fuient les lieux d'épreuve. De là tant de ces déloyaux exemples, de ces lâchetés qui vous abandonnent, de ces lâchetés qui vous trahissent. Il faut bien que le début et le dénouement se répondent. Qui s'est fait ami par intérêt sera séduit par quelque avantage contraire à cette amitié, si, en elle, une autre chose qu'elle l'attirait. Pourquoi est-ce que je prends un ami? afin d'avoir pour qui mourir, d'avoir qui suivre en exil, de qui sauver les jours, s'il le faut, aux dépens des miens. Cette autre union que tu me dépeins est un trafic, ce n'est pas l'amitié: où son profit l'appelle, il y va; le gain à faire, voilà son but. Nul doute qu'il y ait quelque ressemblance entre cette vertu et l'affection des amants : l'amour peut se définir la folie de l'amitié. Eh bien! éprouve-t-on jamais cette folie dans un but de lucre, par ambition, par vanité? C'est par son propre feu que l'amour, insoucieux de tout le reste, embrase les âmes pour la beauté physique, non sans espoir d'une mutuelle tendresse. Eh quoi! un principe plus noble produirait-il une affection honteuse? Il ne s'agit pas ici, dis-tu, de savoir si l'amitié est à rechercher pour elle-même ou dans quelque autre vue ; si c'est pour elle-même, celui-là peut s'approcher d'elle qui trouve son contentement en soi. » Et de quelle manière s'en approche-t-il? comme de la plus belle des vertus, sans que le lucre le séduise, ou que les vicissitudes de fortune l'épouvantent. On dégrade cette majestueuse amitié quand on ne veut d'elle que ses bonnes chances. Cette maxime : le sage se suffit, est mésinterprétée, cher Lucilius, par la plupart des hommes : ils repoussent de partout le sage et l'emprisonnent dans son unique individu. Or il faut bien pénétrer le sens et la portée de ce que cette maxime promet. Le sage se suffit quant au bonheur de la vie, mais non quant à la vie elle-même. Celle-ci a de nombreux besoins; il ne faut pour le bonheur qu'un esprit sain, élevé et contempteur de la Fortune. Je veux te faire part encore d'une distinction de Chrysippe : « Le sage, dit-il, ne manque de rien, et pourtant beaucoup de choses lui sont nécessaires : rien au contraire n'est nécessaire à l'insensé, qui ne sait faire emploi de rien, et tout lui manque. » Le sage a besoin de mains, d'yeux, de mille choses d'un usage journalier et indispensable, mais rien ne lui fait faute ; autrement il serait esclave de la nécessité : or il n'y a pas de nécessité pour le sage. Voilà comment, bien qu'il se suffise, il faut au sage des amis. Il les souhaite les plus nombreux possible, mais ce n'est pas pour vivre heureusement : il sera heureux même sans amis. Le vrai bonheur ne cherche pas à l'extérieur ses éléments : c'est en nous que nous le cultivons ; c'est de lui-même qu'il sort tout entier. On tombe à la merci de la Fortune, dès qu'on cherche au dehors quelque part de soi. « Quelle sera cependant l'existence du sage sans amis, abandonné, plongé dans les cachots, ou laissé seul chez un peuple barbare, ou retenu sur les mers par une longue traversée, ou exposé sur une plage déserte? » Il sera comme Jupiter qui, dans la dissolution du monde où se confondent en un seul chaos les dieux et la nature un moment expirante, se recueille absorbé dans ses propres pensées. Ainsi fait en quelque façon le sage : il se replie en soi, il se tient compagnie. Tant qu'il lui est permis de régler son sort à sa guise, il se suffit, et néanmoins prend femme ; il se suffit, et devient père, et il ne vivrait pas, s'il lui fallait vivre seul. Ce qui le porte à l'amitié, ce n'est nullement l'intérêt; c'est un entraînement de la nature, laquelle ainsi qu'à d'autres choses a attaché un charme à l'amitié. La solitude nous est aussi odieuse que la société de nos semblables nous est attrayante ; et comme la nature rapproche l'homme de l'homme, de même encore un instinct pressant l'invite à se chercher des amis. Mais tout attaché qu'il soit à ceux qu'il s'est fait, bien qu'il les mette sur la même ligne, souvent plus haut que lui, le sage n'en restreindra pas moins sa félicité dans son cœur et dira ce qu'a dit Stilpon qu'Epicure malmène dans une de ses lettres. Stilpon, à la prise de sa ville natale, avait perdu ses enfants, perdu sa femme, et de l'embrasement général il s'échappait seul et heureux pourtant, quand Démétrius, que nombre de villes détruites avaient fait surnommer Poliorcète, lui demanda s'il n'avait rien perdu? « Tous mes biens, répondit-il, sont avec moi. » Voilà l'homme fort, voilà le héros! Il a vaincu la victoire même de son ennemi. « Je n'ai rien perdu, » lui dit-il, et il le réduit à douter de sa conquête. « Tous mes biens sont avec moi », justice, fermeté, prudence et ce principe même qui ne compte comme bien rien de ce que peuvent ravir les hommes.[31] On admire certains animaux qui passent impunément au travers des feux; combien est plus admirable l'homme qui du milieu des glaives, des écroulements, des incendies, s'échappe sans blessure et sans perte! Tu vois qu'il en coûte moins de vaincre toute une nation qu'un seul homme. Ce mot de Stilpon est celui du stoïcien : lui aussi emporte ses richesses intactes à travers les villes embrasées ; car il se suffit à lui-même, il borne là sa félicité.

Ne crois pas qu'il n'y ait que nous qui ayons à la bouche de fières paroles; ce même censeur de Stilpon, Epicure a fait entendre un mot semblable que tu peux prendre comme cadeau, bien que ce jour-ci soit soldé. « Celui qui ne se trouve pas amplement riche, fût-il maître du monde, est toujours malheureux. » Ou, si la chose te semble mieux énoncée d'une autre manière, car il faut s'asservir moins aux paroles qu'au sens : « Celui-là est misérable qui ne se juge pas très heureux, commandât-il à l'univers. » Vérité vulgaire, comme tu vas le voir, dictée qu'elle est par la nature; tu trouveras dans un poète comique :

N’est pas heureux qui ne pense point l'être.

Qu'importe en effet quelle situation est la tienne, si elle te semble mauvaise? « Quoi! vas-tu m'objecter, ce riche engraissé d'infamie, qui a tant d'esclaves, mais bien plus de maîtres, pour être heureux n'a-t-il qu'à se proclamer tel? » Je réponds qu'il s'agit non de ses dires, mais de son sentiment, non de son sentiment d'un jour, mais de celui de tous les instants. N'ayons peur qu'un aussi rare trésor que le bonheur tombe aux mains d'un indigne. Hormis le sage, nul n'est content de ce qu'il est : toute déraison est travaillée du dégoût d'elle-même.

LETTRE X.

Utilité de la retraite. Vœux et prières des hommes.

Oui, je ne m'en dédis point : fuis les grandes compagnies, fuis les petites, fuis même celle d'un seul. Je ne sache personne avec qui je veuille te voir communiquer. Et vois quelle estime tu obtiens de moi : j'ose te confier à toi-même. Cratès,[32] dit-on, le disciple de ce même Stilpon dont j'ai fait mention dans ma dernière lettre, voyant un jeune homme se promener à l'écart, lui demanda ce qu'il faisait là tout seul : « Je m'entretiens, répondit l'autre, avec moi-même. — Prends garde, je te prie, et fais grande attention, reprit Cratès, de ne pas t'entretenir avec un méchant. » On surveille d'ordinaire l'homme en proie au désespoir ou à la frayeur, pour qu'il n'abuse pas de sa solitude ; et quiconque n'a plus sa raison ne doit pas être livré à lui-même. Car alors s'agitent les mauvais desseins, alors on trame la perte d'autrui ou la sienne propre ; alors les passions criminelles jettent leurs plans, et tout ce que par crainte ou par honte elle recelait en elle, l'âme le produit au dehors; l'audace s'aiguise, l'incontinence s'enflamme, l'irascibilité s'exalte. En un mot, le seul avantage de la solitude qui est de n'avoir point de complice, de ne point craindre les révélateurs, l'insensé le perd : lui-même se trahit. Vois donc ce que j'espère de toi, ou plutôt ce que je m'en promets; car qui dit espérance parle d'un bien douteux : je n'imagine pas avec qui j'aimerais mieux te voir qu'avec toi. Je rappelle en mon souvenir de quel grand cœur ont jailli certains de tes mots, de quelle force ils étaient remplis. Je m'en félicitai tout d'abord et me dis : « Cela n'est point venu du bout des lèvres; il y a un fond sous ces paroles. Ce n'est point là une âme de la foule, elle aspire à la véritable vie. » Que tes discours, que ta conduite ne fassent qu'un : garde que rien ne te fasse déchoir. Pour tes vœux d'autrefois, tiens-en quitte la divinité ; formes-en d'autres tout nouveaux : implore d'elle la sagesse, la santé de l'âme, et seulement ensuite celle du corps.[33] Ces souhaits-là, qui t'empêche de les renouveler souvent? Tu peux hardiment les faire : tu ne demanderas rien du bien d'autrui. — Mais, selon ma coutume, pour joindre à ma lettre quelque petit présent, voici une chose bien vraie que je trouve chez Athénodore:[34] « Tiens-toi pour affranchi de tout mauvais désir, quand tu en seras au point de ne demander rien au ciel que tu ne puisses lui demander à la face de tous. » Car aujourd'hui, ô comble du délire ! les plus honteuses prières se murmurent tout bas dans les temples; si quelqu'un prête l'oreille, on se tait ; et ce qu'on ne voudrait pas que l'homme sût, on le raconte aux immortels[35] ». Veille à ce qu'on ne te rappelle point cette maxime préservatrice : vis avec les hommes comme si Dieu te voyait; parle à Dieu comme si les hommes t'entendaient.

LETTRE XI.

Ce que peut la sagesse contre les défauts naturels. Il faut se choisir des modèles.

J'ai conversé avec ton ami : il est de bon naturel. Toute l'élévation de son âme, l'étendue de son esprit et même de ses progrès se sont montrées dans cette première entrevue. Il nous a donné l'avant-goût de ce qu'il réalisera : car il parlait sans préparation, pris à l'improviste. A mesure qu'il se remettait, il avait peine à se défaire d'un modeste embarras, d'heureux augure chez un jeune homme, tant elle venait du fond de l'âme cette pudeur qui colorait ses traits. L'habitude lui en restera, autant que je puis conjecturer, fût-il même aguerri et débarrassé de tous ses défauts ; fût-il sage, elle le suivra. Car aucune sagesse ne saurait enlever dans l'homme physique ou moral des imperfections originelles : ce qui est implanté en nous, ce qui naît avec nous, se modifie par l'art, mais ne peut s'extirper. J'ai vu les plus hardis mortels ne pouvoir paraître en public sans être pris d'une sueur soudaine, comme ceux que la fatigue ou une extrême chaleur accable. J'en ai vu à qui les genoux tremblaient au moment de prendre la parole ; il en est alors dont les dents s'entrechoquent, la langue balbutie, les lèvres demeurent collées l'une à l'autre. C'est de quoi les leçons ni l'usage ne guérissent jamais ; la nature manifeste là son empire et avertit même les plus forts de leur faiblesse. Outre cela, je connais encore ces subites rougeurs dont se couvrent les visages même les plus graves. Plus apparentes chez ceux qui sont jeunes comme ayant le sang plus chaud et le front moins exercé, elles ne laissent pas de se produire chez les hommes les plus consommés et chez les vieillards. Certaines gens ne sont jamais plus à craindre que lorsqu'ils ont rougi, comme s'ils avaient jeté dehors toute vergogne. Sylla devenait bien plus violent quand le sang lui était monté au visage. Nulle physionomie n'a été plus ouverte aux impressions que celle de Pompée:[36] il ne parut jamais devant plusieurs personnes sans rougir, surtout devant des assemblées. Même chose arriva à Fabianus,[37] introduit au sénat comme témoin, je me le rappelle ; et cette pudeur lui allait merveilleusement. C'était l'effet, non point d'un caractère timide, mais d'une situation nouvelle, dont l'inhabitude, sans déconcerter tout à fait, agit sur des natures faciles et physiquement prédisposées à s'émouvoir. Car si chez les unes le sang est plus calme ; vif et mobile chez d'autres, incontinent il se porte au visage. C'est, je le répète, ce que la sagesse n'empêchera jamais; autrement elle tiendrait la nature même sous sa loi, si elle enrayait toute imperfection. Celles qu'on tient du hasard de la naissance et du tempérament, lors même que l'âme a longtemps et péniblement lutté pour s'en affranchir, ne nous quittent plus. On ne les étouffe pas plus qu'on ne les fait naître. Les acteurs, qui sur la scène imitent les passions, qui expriment la crainte dans ses agitations les plus vives, et l'abattement dans tous ses symptômes, n'ont d'autre moyen pour simuler la honte que de baisser la tête, prendre un ton de voix humble, fixer sur la terre des yeux à demi fermés : il ne leur est pas donné de se faire rougir, phénomène qu'on n'empêche ni ne provoque. La sagesse ne promet ni ne fait rien pour le combattre ; il ne dépend que de lui-même : il paraît contre notre volonté, comme il disparaît sans elle.

Mais ma lettre réclame le trait qui doit la terminer. Reçois donc un utile et salutaire conseil que je veux que tu graves dans ton âme : « Il nous faut choisir un homme vertueux et l'avoir constamment devant nos yeux, afin de vivre comme en sa présence et d'agir en tout comme s'il nous voyait. » Voilà, cher Lucilius, un précepte d’Epicure; c'est un surveillant, un gouverneur qu'il nous impose, et avec raison. Que de fautes évitées, si au moment de les commettre on avait un témoin! Prenons pour guide de conscience un homme révéré par nous, dont l'autorité purifie nos pensées les plus secrètes. Heureux le personnage dont la présence, que dis-je? dont le souvenir même rend meilleur ! heureux qui le vénère assez pour qu'à ce seul souvenir il rentre dans le calme et dans l'ordre ! Qui rend aux vertus cet hommage le méritera bientôt lui-même. Oui, fais choix de Caton ou, s'il te paraît trop rigide, adopte la morale plus tempérée de Lélius : détermine-toi pour l'homme qui t'a plu par sa vie, par ses discours, par son visage même où son âme se montre au dehors : propose-toi le incessamment soit comme censeur, soit comme modèle. On a besoin, je le dis encore, d'un type auquel se conforment nos mœurs. A moins d'une règle, les penchants vicieux ne se redressent point.

LETTRE XII.

Avantages de la vieillesse. — Sur la mort volontaire.

De quelque côté que je me tourne, tout ce que je vois me démontre que je suis vieux.[38] J'étais allé à ma campagne, près de la ville, et je me plaignais des dépenses qu'entraînait le délabrement de ma maison. Le fermier me dit qu'il n'y avait point négligence de sa part, qu'il faisait tout ce qu'il devait, mais que le bâtiment était vieux. — Ce bâtiment s'est élevé sous ma main! que vais-je devenir, moi, si des murs de mon âge tombent déjà en poudre? J'étais piqué ; je saisis le premier sujet d'exhaler ma mauvaise humeur: « On voit bien, dis-je, que ces platanes sont négligés; ils n'ont plus de feuilles; quelles branches noueuses, rabougries ! quels troncs affreux et rongés de mousse! cela n'arriverait pas, si l'on prenait soin de les déchausser, de les arroser. » Lui de jurer par mon bon génie qu'il y fait tout ce qu'on y peut faire, qu'il n'omet aucun soin, mais qu'ils ont un peu d'âge. — Entre nous, c'est moi qui les avais plantés, qui avais vu leur premier feuillage. Me tournant vers l'entrée du logis : « Quel est, dis-je, ce vieux décrépit très bien placé là au seuil de ma porte, car il s'apprête à le passer pour toujours? où as-tu fait cette trouvaille? le beau plaisir d'aller enlever les morts du voisinage! — Vous ne me reconnaissez pas? dit l'autre. Je suis Felicio, à qui vous apportiez des jouets. Je suis le fils de Philositus, votre fermier; j'étais votre petit favori. — Le bonhomme radote complètement. Ce poupon-là, mon petit favori! au fait, il pourra l'être : voilà que les dents lui tombent.[39] »

Je dois à ma campagne d'y avoir vu de tous côtés ma vieillesse m'apparaître.[40] Faisons-lui bon accueil et aimons-la : elle est pleine de douceurs pour qui sait en user. Les fruits ont plus de saveur quand ils se passent ; l'enfance n'a tout son éclat qu'au moment où elle finit; pour les buveurs, la dernière rasade est la bonne, c'est le coup qui les noie, qui rend l'ivresse parfaite.[41] Ce qu'a de plus piquant toute volupté, elle le garde pour l'instant final. Le grand charme de la vie est à son déclin, je ne dis pas au bord de la tombe, bien que, même sur l'extrême limite, elle ait à mon gré ses plaisirs. Du moins a-t-elle pour jouissance l'avantage de n'en désirer aucune. Qu'il est doux d'avoir lassé les passions, de les avoir laissées en route ! « Mais il est triste d'avoir la mort devant les yeux! »·D'abord elle doit être autant devant les yeux du jeune homme que du vieillard : car elle ne nous appelle point par rang d'âge ; puis on n'est jamais tellement vieux qu'on ne puisse espérer sans présomption encore un jour.[42] Or un jour, c'est un degré de la vie : l'ensemble d'un âge d'homme se compose de divisions, de petits cercles enveloppés par de plus grands. Il en est un qui les embrasse et les comprend tous:[43] celui qui va de la naissance à la mort. Tel cercle laisse en dehors les années de l'adolescence ; tel autre enferme dans son tour l'enfance tout entière; vient ensuite l'année qui rassemble en elle tous les temps qui multipliés forment la vie. Une moindre circonférence borne le mois, une bien moindre encore le jour; mais le jour va, comme tout le reste, de son commencement à sa fin, de son aurore à son couchant. Aussi Héraclite, que l'obscurité de son style a fait surnommer le Ténébreux, dit que chaque jour ressemble à· tous : ce qu'on a interprété diversement. Les uns entendent qu'il est pareil quant aux heures, et ils disent vrai; car si un jour est un espace de vingt-quatre heures, nécessairement tous les jours entre eux sont pareils, parce que la nuit gagne ce que le jour perd. D'autres appliquent cette ressemblance à l'ensemble de tous les jours, la plus longue durée n'offrant que ce qu'on trouve en une seule journée, lumière et ténèbres. Dans les révolutions alternatives du ciel ce double phénomène se répète, mais n'est jamais autre, qu'il s'abrège ou qu'il se pro longe. Disposons donc chacune de nos journées comme si elle fermait la marche, comme si elle achevait et complétait notre vie.[44] Pacuvius qui, par une sorte de prescription, fit de la Syrie son domaine,[45] qui présidait lui-même aux libations et au banquet de ses funérailles, se faisait porter de la table au lit, aux applaudissements de ses amis de débauche, et l'on chantait en grec au son des instruments : Il a vécu ! il a vécu[46] l Il s'enterrait, cet homme, tous les jours. Ce qu'il faisait par dépravation, faisons-le dans un bon esprit ; et, en nous livrant au sommeil, disons, satisfaits et joyeux :

J'ai vécu, jusqu'au bout j'ai fourni ma carrière.[47]

Si Dieu nous accorde un lendemain, soyons heureux de le recevoir. On jouit pleinement et avec sécurité de soi-même, quand on attend le lendemain sans inquiétude. Qui dit le soir : « J'ai vécu, » peut dire le matin : « Je gagne une journée. »

Mais il est temps de clore ma lettre. « Quoi ! dis-tu, elle m'arrivera sans la moindre aubaine? » Ne crains rien : elle te portera quelque chose. Quelque chose, ai-je dit? beaucoup même. Car quoi de plus excellent que ce mot que je lui confie pour te le transmettre : « Il est dur de vivre sous le joug de la nécessité, mais il n'y a nulle nécessité d'y vivre? » et comment y en aurait-il? De toutes parts s'ouvrent à la liberté des voies nombreuses, courtes, faciles. Rendons grâce à Dieu : on ne peut retenir personne dans la vie : point de nécessités que l'homme ne puisse fouler aux pieds. « Il est d'Epicure, dis-tu, ce mot-là. Pourquoi donner ce qui n'est pas à toi? » Toute vérité est mon bien; et je ne cesserai de t'envoyer de l'Epicure à foison, pour que les gens qui jurent d'après un maître et considèrent non ce qu'on a pu dire, mais qui l'a dit, sachent que les bonnes pensées appartiennent à tous.

LETTRE XIII.

Sur la force d'âme qui convient au sage. — Ne pas trop craindre l'avenir.

Ton courage est grand, je le sais. Avant même de t'être armé de ces préceptes qui nous sauvent, qui triomphent des plus rudes atteintes, tu étais, en face de la Fortune, assez sûr de toi, bien plus sûr encore quand tu en es venu aux mains avec elle et que tu as mesuré tes forces. Et qui peut jamais se fier fermement aux siennes, s'il n'a vu mille difficultés surgir de toutes parts et quelquefois le serrer de près? Pour une âme énergique et qui ne pliera sous le bon plaisir de personne, voilà l'épreuve, la vraie pierre de touche. L'athlète ne saurait apporter au combat toute l'ardeur nécessaire, s'il n'a jamais reçu de contusions. Celui qui a vu couler son sang, dont les dents ont craqué sous le ceste, qui, renversé, a supporté le poids de l'adversaire étendu sur lui, que l'on a pu abattre sans abattre son courage, qui à chaque chute s'est relevé plus opiniâtre, celui-là descend plein d'espoir dans l'arène. Ainsi, pour suivre la similitude, souvent la Fortune t'a tenu sous elle; et, loin de te rendre, dégagé d'un seul bond tu l'as attendue plus fièrement : la vertu croît et gagne aux coups qu'on porte. Toutefois, si bon te semble, accepte de moi de nouveaux moyens de résistance. Il y a, ô Lucilius, plus de choses qui font peur qu'il n'y en a qui font mal, et nos peines sont plus souvent d'opinion que de réalité. Je te parle ici le langage non des stoïciens, mais de l'autre école, moins hardie. Car nous disons, nous, que tout ce qui arrache à l'homme la plainte ou le cri des douleurs, tout cela est futile et à dédaigner. Oublions ces doctrines si hautes et néanmoins si vraies : ce que je te recommande, c'est de ne pas te faire malheureux avant le temps ; car ces maux, dont l'imminence apparente te fait pâlir, peut-être ne seront jamais, à coup sûr ne sont point encore. Nos angoisses parfois vont plus loin, parfois viennent plus tôt qu'elles ne doivent; souvent elles naissent d'où elles ne devraient jamais naître. Elles sont ou excessives, ou chimériques, ou prématurées. Le premier de ces trois points étant controversé et le procès restant indécis, n'en parlons pas quant à présent. Ce que j'appellerais léger, tu le tiendrais pour insupportable; et je sais que des hommes rient sous les coups d'étrivières, que d'autres se lamentent pour un soufflet. Plus tard nous verrons si c'est d'elles-mêmes que ces choses tirent leur force ou de notre faiblesse. En attendant promets-moi, quand tu seras assiégé d'officieux qui te démontreront que tu es malheureux, de ne point juger sur leurs dires, mais sur ce que tu sentiras : consulte ta puissance de souffrir, appelles-en à toi-même qui te connais mieux que personne : « D'où me viennent ces condoléances? quelle peur agite ces gens? ils craignent jusqu'à la contagion de ma présence, comme si l'infortune se gagnait ! Y a-t-il ici quelque mal réel ; ou la chose ne serait-elle point plus décriée que funeste? » Adresse-toi cette question : « N'est-ce pas sans motif que je souffre, que je m'afflige ; ne fais-je point un mal de ce qui ne l'est pas? » — « Mais comment voir si ce sont chimères ou réalités qui causent mes angoisses? » Voici à cet égard la règle. Ou le présent fait notre supplice, ou c'est l'avenir, ou c'est l'un et l'autre. Le présent est facile à apprécier. Ton corps est-il libre, est-il sain, aucune disgrâce n'affecte-t-elle ton âme, nous verrons comment tout ira demain, pour aujourd'hui rien n'est à faire. « Mais demain arrivera. » Examine d'abord si des signes certains présagent la venue du mal, car presque toujours de simples soupçons nous abattent, dupes que nous sommes de cette renommée qui souvent défait des armées entières, à plus forte raison des combattants isolés. Oui, cher Lucilius, on capitule trop vite devant l'opinion : on ne va point reconnaître l'épouvantail, on n'explore rien, on ne sait que trembler et tourner le dos comme les soldats que la poussière soulevée par des troupeaux en fuite a chassés de leur camp, ou qu'un faux bruit semé sans garant frappe d'un commun effroi. Je ne sais comment le chimérique alarme toujours davantage : c'est que le vrai a sa mesure, et que l'incertain avenir reste livré aux conjectures et aux hyperboles de la peur. Aussi n'est-il rien de si désastreux, de si irrémédiable que les terreurs paniques: les autres ôtent la réflexion, celles-ci, jusqu'à la pensée. Appliquons donc ici toutes les forces de notre attention. Il est vraisemblable que tel mal arrivera, mais est-ce là une certitude? Que de choses surviennent sans être attendues, que de choses attendues ne se produisent jamais ! Dût-il même arriver, à quoi bon courir au-devant du chagrin? il se fera sentir assez tôt quand il sera venu : d'ici là promets-toi meilleure chance. Qu'y gagneras-tu? du temps. Mille incidents peuvent faire que le péril le plus prochain, le plus imminent, s'arrête ou se dissipe ou aille fondre sur une autre tête. Des incendies ont ouvert passage à la fuite ; il est des hommes que la chute d'une maison a mollement déposés à terre; des têtes déjà courbées sous le glaive l'ont vu s'éloigner, et le condamné a survécu à son bourreau. La mauvaise fortune aussi a son inconstance. Elle peut venir comme ne venir pas : jusqu'ici elle n'est pas venue : vois le côté plus doux des choses. Quelquefois, sans qu'il apparaisse aucun signe qui annonce le moindre malheur, l'imagination se crée des fantômes ; ou c'est une parole de signification douteuse qu'on interprète en mal, ou l'on s'exagère la portée d'une offense, songeant moins au degré d'irritation de son auteur qu'à tout ce que pourrait sa colère. Or la vie n'est plus d'aucun prix, nos misères n'ont plus de terme, si l'on craint tout ce qui en fait de maux est possible. Que ta prudence te vienne en aide, emploie ta force d'âme à repousser la peur du mal même le plus évident; sinon, combats une faiblesse par une autre, balance la crainte par l'espoir. Si certains que soient les motifs qui effraient, il est plus certain encore que la chose redoutée peut s'évanouir, comme celle qu'on espère peut nous décevoir. Pèse donc ton espoir et ta crainte, et si l'équilibre en somme est incertain, penche en ta faveur et crois ce qui te flatte le plus. As-tu plus de probabilités pour craindre, n'en incline pas moins dans l'autre sens et coupe court à tes perplexités. Représente-toi souvent combien la majeure partie des hommes, alors qu'ils n'éprouvent aucun mal, qu'il n'est pas même sûr s'ils en éprouveront, s'agitent et courent par tous chemins. C'est que nul ne sait se résister, une fois l'impulsion donnée, et ne réduit ses craintes à leur vraie valeur. Nul ne dit : « Voilà une autorité vaine, vaine de tout point : cet homme est fourbe ou crédule. » On se laisse aller aux rapports; où il y a doute, l'épouvante voit la certitude; on ne garde aucune mesure, soudain le soupçon grandit en terreur.

J'ai honte de te tenir un pareil langage et de t'appliquer d'aussi faibles palliatifs. Qu’un autre dise : c Peut-être cela n'arrivera-t-il pas! » Tu diras, toi : « Et quand cela arriverait? Nous verrons qui sera le plus fort. Peut-être sera-ce un heureux malheur, une mort qui honorera ma vie. » La ciguë a fait la grandeur de Socrate : arrache à Caton le glaive qui le rendit à la liberté, tu lui ravis une grande part de sa gloire.

Mais c'est trop longtemps t'exhorter; car toi, c'est d'un simple avis, non d'une exhortation que tu as besoin. Nous ne t'entraînons pas dans un sens qui répugne à ta nature : tu es né pour les choses dont nous parlons. Tu n'en dois que mieux développer et embellir ces heureux dons. Mais voici ma lettre finie : je n'ai plus qu'à lui imprimer son cachet, c'est-à-dire quelque belle sentence que je lui confierai pour toi. « L'une des misères de la déraison, c'est de toujours commencer à vivre. » Apprécie ce que ce mot signifie, ô Lucilius le plus sage des hommes, et tu verras combien est choquante la légèreté de ceux qui donnent chaque jour une base nouvelle à leur vie, qui ébauchent encore, près d'en sortir, de nouveaux projets. Regarde autour de toi chacun d'eux : tu rencontreras des vieillards qui plus que jamais se préparent à l'intrigue, aux lointains voyages, aux trafics. Quoi de plus pitoyable qu'un vieillard qui débute dans la vie[48] ! Je ne joindrais pas à cette pensée le nom de son auteur, si elle n'était assez peu connue et en dehors des recueils ordinaires d'Epicure, dont je me suis permis d'applaudir et d'adopter les mots.

LETTRE XIV.

Jusqu'à quel point il faut soigner le corps.

Je l'avoue, la nature a voulu que notre corps nous fût cher ; je l'avoue encore, elle nous en a commis la tutelle; je ne nie pas qu'on ne lui doive quelque indulgence : mais qu'il faille en être esclave, je le nie. On se prépare trop de tyrans dès qu'on s'en fait un de son corps, dès qu'on craint trop pour lui, dès qu'on rapporte tout à lui. Il faut se conduire dans la pensée que ce n'est pas pour le corps qu'on doit vivre, mais qu'on ne peut vivre sans le corps. Si nous lui sommes trop attachés, nous voilà agités de frayeurs, surchargés de soucis, en butte à mille déplaisirs. Le beau moral est bien peu de chose aux yeux de l'homme pour qui le physique est tout. Donnons au corps tous les soins qu'il exige, mais sachons, dès que l'ordonnera la raison, ou l'honneur, ou le devoir, le précipiter dans les flammes. Néanmoins, autant que possible, évitons tous genres de malaises, non pas seulement tous périls ; retirons-nous en lieu sûr, veillant sans cesse à écarter les choses que ce corps peut craindre. Elles sont, si je ne me trompe, de trois sortes. Il a peur de l'indigence, peur des maladies, peur des violences de plus puissant que lui. De tout cela rien ne nous frappe plus vivement que les menaces de la force, car c'est à grand bruit, c'est avec fracas qu'elles arrivent. Les maux naturels dont je viens de parler, l'indigence et les maladies, se glissent silencieusement : l'œil ni l'oreille n'en reçoivent nulle impression de terreur. L'autre fléau marche en grand appareil : le fer et les feux l'environnent et les chaînes et une meute de botes féroces qu'il lâche sur des hommes pour les éventrer. Figure-toi ici les cachots, et les croix, et les chevalets, et les crocs; et l'homme assis sur un fer aigu qui le traverse et lui sort par la bouche ; et ces membres écartelés par des chars poussés en sens divers; et cette tunique enduite et tissue de tout ce qui alimente la flamme;[49] et tout ce qu'a pu en outre imaginer la barbarie. Non : il n'est pas étonnant que nos plus grandes craintes nous viennent d'un ennemi dont les supplices sont si variés et les apprêts si formidables. Comme le bourreau terrine d'autant plus qu'il étale plus d'instruments de torture (car l'appareil triomphe de qui eût résisté aux douleurs) ; de même, parmi les choses qui subjuguent et domptent nos âmes, les plus puissantes sont celles qui ont de quoi parler aux yeux. Il y a des fléaux non moins graves, tels que la faim, la soif, les ulcères intérieurs,[50] la fièvre qui brûle les entrailles; mais ceux-là sont cachés : ils n'ont rien à montrer qui menace, qui soit pittoresque : les autres sont comme ces grandes armées dont l'aspect et les préparatifs seuls ont déjà vaincu.[51]

Veillons donc à n'offenser personne. C'est tantôt le peuple que nous devrons craindre ; tantôt, si la forme du gouvernement veut que la majeure partie des affaires se traite au Sénat, ce seront les hommes influents ; ce sera parfois un seul personnage investi des pouvoirs du peuple et qui a pouvoir sur le peuple. Avoir tous ces hommes pour amis est une trop grande affaire; c'est assez de ne pas les avoir pour ennemis.[52] Aussi le sage ne provoquera-t-il jamais le courroux des puissances ; il louvoiera, comme le navigateur devant l'orage.[53] Quand tu es allé en Sicile, tu as traversé le détroit. Ton téméraire pilote ne tint pas compte des menaces de l'Auster, de ce vent qui soulève les flots de ces parages et les roule en montagnes;[54] au lieu de chercher la côte à sa gauche, il se jeta sur celle où le voisinage de Charybde met aux prises les deux mers. Un plus avisé demande à ceux qui connaissent les lieux quel est ce bouillonnement, ce que pronostiquent les nuages, et il dirige sa course loin de ces bords tristement célèbres par leurs gouffres tournoyants. Ainsi agit le sage : il évite un pouvoir qui peut nuire, prenant garde avant tout de paraître l'éviter. Car c'est encore une condition de la sécurité que de ne pas trop faire voir qu'on la cherche : tu me fuis, donc tu me condamnes.

J'ai dit qu'il faut songer à se garantir du côté du vulgaire. D'abord n'ayons aucune de ses convoitises : les rixes s'élèvent entre concurrents. Ensuite ne possédons rien que la ruse ait grand profit à nous ravir; que ta personne offre le moins possible aux spoliateurs. Nul ne verse le sang pour le sang : ces monstres du moins sont bien rares; on tue par calcul plus souvent que par haine ; le brigand laisse passer l'homme qui n'a rien sur lui ; sur la route la plus infestée il y a paix pour le pauvre. Restent trois choses, qu'un ancien adage nous prescrit d'éviter : la haine, l'envie, le mépris. Comment y réussir? La sagesse seule nous le montrera. Il est difficile en effet de tenir un milieu : je risque de tomber dans le mépris par crainte de l'envie; et si je me fais scrupule d'écraser personne, on peut me croire fait pour être écrasé : beaucoup eurent sujet de trembler parce qu'ils pouvaient faire trembler les autres. A tout égard prenons nos sûretés : il n'en coûte pas moins d'être envié que méprisé.

Que la philosophie soit notre refuge. Son culte est comme un sacerdoce révéré des bons, révéré même de ceux qui ne sont méchants qu'à demi. L'éloquence du forum, tous ces prestiges de la parole qui remuent les masses ont leurs antagonistes ; la philosophie, pacifique et toute à son œuvre, ne donne point prise aux dédains, car tous les arts et les hommes, même les plus pervers, s'inclinent devant elle. Non, jamais la dépravation, jamais la ligue ennemie des vertus ne prévaudront tellement que le titre de philosophe ne demeure vénérable et saint. Qu'au reste notre manière de philosopher soit paisible et modeste. « Mais, diras-tu, te semble-t-elle modeste la philosophie de M. Caton qui veut repousser la guerre civile avec une harangue, qui se jette au milieu des fureurs et des armes des deux plus puissants citoyens, et tandis que les uns combattent Pompée, les autres César, attaque tous les deux à la fois? » On peut mettre en doute si alors le sage devait prendre en main les affaires publiques. Que prétends-tu, M. Caton? Il ne s'agit plus de la liberté : depuis longtemps c'en est fait d'elle. C'est à qui, de César ou de Pompée, appartiendra la république. Qu'as-tu à faire en cette triste lutte? Tu n'as point ici de rôle : on se bat pour le choix d'un maître. Que t'importe qui triomphera? Le moins méchant peut vaincre : mais le vainqueur sera forcément le plus coupable.[55] » Je ne prends ici Caton qu'au dénouement; mais les années même qui précédèrent n'étaient pas faites pour souffrir un sage, dans ce pillage de la république. Caton fit-il autre chose que frapper l'air de clameurs et s'épuiser en vaines paroles, lorsqu’enlevé par tout un peuple, jeté de mains en mains et couvert de crachats, il fut arraché du forum, ou qu'il se vit du Sénat traîné en prison? Mais nous examinerons plus tard si le sage doit intervenir en pure perte : en attendant je te renvoie à ces stoïciens qui, exclus des affaires publiques, ont embrassé la retraite pour cultiver l'art de vivre et donner au genre humain le code de ses droits, sans choquer en rien les puissances. Le sage ne doit point heurter les usages reçus ni attirer sur lui par l'étrangeté de sa vie les regards de tous. « Le voilà donc à l'abri des écueils, s'il suit cette ligne de conduite? » Je ne puis te garantir cela, pas plus qu'à un homme tempérant la santé, bien que la santé soit le fruit de la tempérance. Des vaisseaux périssent dans le port; mais que penses-tu qu'il arrive en pleine mer? Combien n'est-on pas plus près du danger quand on exécute et projette mille choses, si le repos même n'est pas une sauvegarde! L'innocent succombe quelquefois, qui le nie? mais le plus souvent c'est le coupable. L'honneur de l'art est sauf quand on reçoit le coup à travers la garde de son épée. En un mot, dans toute affaire c'est la prudence que le sage consulte, non le résultat. Les commencements dépendent de nous : l'événement est à la décision du sort, auquel je ne donne pas juridiction sur moi. « Mais les vexations qu'il apporte! mais les traverses! » Brigand qui tue n'est pas juge qui condamne.[56]

Maintenant tu tends la main vers ta stipende journalière. Tu l'auras pleine d'or pur; et puisque c'est d'or qu'il s'agit, voici le secret d'en user et d'en jouir avec plus de charme : « Celui-là jouit le plus des richesses, qui a le moins besoin d'elles. » — L'auteur? me diras-tu. — Vois combien j'ai l'âme bonne: je m'avise de louer ce qui n'est pas de nous. C'est d'Epicure, ou de Métrodore, ou de tel autre du même atelier. Et qu'importe qui l'a dit, s'il est dit pour tous? Qui a besoin des richesses craint de les perdre ; or une jouissance inquiète n'en est plus une : on veut ajouter à son bien, et en songeant à l'accroître on oublie d'en user. On reçoit des comptes, on fatigue le pavé du forum, on feuillette son livre d'échéances, de maître on se fait intendant.

LETTRE XV.

Des exercices du corps. — De la modération dans les désirs.

C'était chez nos pères un usage, observé encore de mon temps, d'ajouter au début d'une lettre : Si ta santé est bonne, je m'en réjouis; pour moi, je me porte bien. A juste titre aussi nous disons, nous : Si tu pratiques la bonne philosophie, je m'en réjouis. C'est là en effet la vraie santé, sans laquelle notre âme est malade et le corps lui-même, si robuste qu'il soit, n'a que les forces d'un furieux ou d'un frénétique. Soigne donc par privilège la santé de l'âme : que celle du corps vienne en second lieu ; et cette dernière te coûtera peu, si tu ne veux que te bien porter. Car il est absurde, cher Lucilius, et on ne peut plus messéant à un homme lettré, de tant s'occuper à exercer ses muscles, à épaissir son encolure, à fortifier ses flancs. Quand ta corpulence aurait pris le plus heureux accroissement, et tes muscles les plus belles saillies, tu n'égaleras jamais en vigueur et en poids les taureaux de nos sacrifices. Songe aussi qu'une trop lourde masse de chair étouffe l'esprit et entrave son agilité. Cela étant, il faut, autant qu'on peut, restreindre la sphère du corps et faire à l'âme la place plus large. Que d'inconvénients résultent de tant de soins donnés au corps! D'abord des exercices dont le travail absorbe les esprits et rend l'homme incapable d'attention forte et d'études suivies ; ensuite une trop copieuse nourriture qui émousse la pensée. Puis des esclaves de la pire espèce que vous acceptez pour maîtres, des hommes qui· partagent leur vie entre l'huile et le vin, dont la journée s'est passée à souhait, s'ils ont bien et dûment sué et, pour réparer le fluide perdu, multiplié ces rasades qui à jeun doivent pénétrer plus avant. Boire et suer, régime d'estomacs débilités.

Il est des exercices courts et faciles qui déraidissent le corps[57] sans trop distraire, et ménagent le temps, dont avant tout il faut tenir compte : la course, le balancement des mains chargées de quelque fardeau, le saut en hauteur ou bien en longueur, ou comme qui dirait la danse des prêtres saliens, ou plus trivialement le saut du foulon. Choisis lequel tu voudras de ces moyens : l'usage te le rendra facile. Mais quoi que tu fasses, reviens vite du corps à l'âme; nuit et jour tu dois l'exercer, on l'entretient sans grande peine. Cet exercice, ni froid ni chaleur ne l'empêchent, ni même la vieillesse. Cultive ce fonds que le temps ne fait qu'améliorer. Non que je te prescrive d'être sans cesse courbé sur un livre ou sur des tablettes : il faut quelque relâche à l'âme, de manière toutefois à ne pas démonter ses ressorts, mais à les détendre. La litière aussi donne au corps un ébranlement qui ne trouble point la pensée : elle permet de lire, de dicter, de parler, d'écouter, tous avantages que nous laisse même la promenade à pied. Ne dédaigne pas non plus la lecture à haute voix ; mais point de ces efforts d'organe qui montent toute l'échelle des tons pour baisser brusquement. Veux-tu même apprendre l'art de déclamer en marchant? Ouvre ta porte à ces gens auxquels la faim a fait inventer une science nouvelle : ils sauront régler ton allure, observeront le mouvement de tes lèvres et de tes mâchoires et pousseront la hardiesse aussi loin que ta patiente crédulité les laissera faire. Or voyons : faudra-t-il que tu débutes par crier et par développer toute la force de tes poumons? Il est si naturel de ne s'échauffer que graduellement, que même ceux qui plaident prennent d'abord le ton ordinaire avant de passer aux éclats de voix. Aucun ne s'écrie dès l'exorde : « A moi, concitoyens! » Ainsi, selon l'idée, l'impulsion du moment, soutiens le pour, le contre d'une controverse ou plus animée ou plus lente, prenant aussi conseil de tes poumons et de ta voix. Toujours mesurée, quand tu veux la recueillir et la rappeler qu'elle descende et ne tombe pas; qu'elle garde le diapason de l'âme sa régulatrice et ne s'emporte pas à l'ignorante et rustique manie de vociférer. Ce n'est pas d'exercer la voix qu'il s'agit, mais de s'exercer par elle.

Grâce à moi te voilà hors d'un grave embarras : un petit cadeau, un présent d'ami va s'ajouter à ce service.[58] Écoute cette sentence remarquable : « La vie de l'insensé n'est qu'ingratitude, qu'anxiété, qu'élancement vers l'avenir. » — « Qui a dit cela? » Le même que ci-devant. Or de quelle vie parle-t-il, selon toi; de quel insensé? de Baba? d'Ision[59]? Non ; il parle de nous, que d'aveugles désirs précipitent vers ce qui doit nous nuire, ou du moins ne nous rassasier jamais ; de nous qui, si nous pouvions l'être, serions satisfaits dès longtemps; de nous qui ne songeons pas combien il est doux de ne rien demander, combien il est beau de dire : « J'ai assez, je n'attends rien delà Fortune. » Ressouviens-toi mainte fois, cher Lucilius, de tout ce que tu as conquis d'avantages ; et en voyant combien d'hommes te précèdent, songe combien viennent après toi. Si tu ne veux être ingrat envers les dieux et ta destinée, songe à tant de rivaux que tu as devancés. Qu'as-tu à envier aux autres? Tu t'es dépassé toi-même. Fixe-toi une limite que tu ne puisses plus franchir, quand tu le voudrais : tu verras fuir quelque jour ces biens fallacieux, plus doux à espérer qu'à posséder. S'il y avait en eux de la substance, ils désaltéreraient quelquefois; mais plus on y puise, plus la soif s'en irrite. Il change vite, l'appareil séduisant du banquet. Et ce que roule dans ses voiles l'incertain avenir, pourquoi obtiendrais-je du sort qu'il me le donne, plutôt que de moi, de ne pas le demander? Et pourquoi le de-manderais-je, oublieux delà fragilité humaine? Pourquoi entasser de nouveaux sujets de labeurs? Voici que ce jour est mon dernier jour ! Ne le fût-il pas, il est si proche du dernier!

LETTRE XVI.

Utilité de la philosophie. — La nature et l'opinion.

Il est clair pour toi, Lucilius, je le sais, que nul ne peut mener une vie heureuse ou même supportable sans l'étude de la sagesse; que la première est le fruit d'une sagesse parfaite, la seconde, d'une sagesse seulement ébauchée. Mais cette conviction veut être affermie et enracinée plus avant par une méditation de tons les jours. L'œuvre est plus difficile de rester fidèle à ses plans que de les former vertueux. Il faut persévérer, il faut qu'un travail assidu accroisse tes forces, jusqu'à faire passer dans tes habitudes le bien que rêve ta volonté. Tu n'as donc pas besoin avec moi de protestations si prodigues de mots ni si longues : je vois que tes progrès sont grands. Tes lettres, je sais ce qui les inspire : elles n'ont ni feinte, ni fausses couleurs. Je dirai toutefois ma pensée : j'ai bon espoir de toi, mais pas encore confiance entière. Je veux que tu fasses comme moi : ne compte pas trop vite et trop aisément sur toi-même : secoue les divers replis de ton âme, scrute et observe. Avant toute chose vois si c'est spéculativement ou dans la vie pratique que tu as gagné. La philosophie n'est point un art d'éblouir le peuple, une science de parade : ce n'est pas dans les mots, c'est dans les choses qu'elle consiste. Elle n'est point faite pour servir de distraction et tuer le temps, pour ôter au désœuvrement ses dégoûts; elle forme l'âme, elle la façonne, règle la vie, guide les actions, montre ce qu'il faut pratiquer ou fuir, siège au gouvernail et dirige à travers les écueils notre course agitée. Sans elle point de sécurité : combien d'incidents, à toute heure, exigent des conseils qu'on ne peut demander qu'à elle ! « Mais, dira-t-on, que me sert la philosophie, s'il existe une fatalité? que sert-elle si un Dieu régit tout? que sert-elle si le hasard commande? Car changer l'immuable, je ne le puis, ni me prémunir contre l'incertain, qu'un Dieu ait devancé mon choix et décidé ce que je devrai faire, ou que la Fortune ne me laisse plus à choisir. » De ces opinions quelle que soit la vraie, qu'elles le soient même toutes, soyons philosophes : soit que les destins nous enchaînent à leur inexorable loi, soit qu'un Dieu, arbitre du monde, ait tout disposé à son gré, soit que les choses humaines flottent désordonnées sous l'impulsion du hasard, la philosophie sera notre égide. Elle déterminera en nous une obéissance volontaire à Dieu, une opiniâtre résistance à la Fortune ; elle t'enseignera à suivre l'un, à souffrir l'autre. Mais ce n'est pas le lieu d'entamer une discussion sur les droits qui nous restent sous l'empire d'une Providence ou d'une série de causes fatales qui lient et entraînent l'homme, ou quand le brusque et l'imprévu dominent seuls; je reviens à mon but qui est de t'avertir, de t'exhorter à ne point laisser ton mâle courage déchoir et se refroidir. Soutiens-le et sache le régler, et fais ta manière d'être de ce qui n'est qu'un heureux élan.[60]

Dès l'ouverture de cette lettre, si je te connais bien, tu l'auras parcourue de l'œil pour voir si elle apporte quelque petit cadeau. Cherche bien, tu le trouveras. N'en fais pas honneur à ma générosité : c'est encore du bien d'autrui que je suis libéral. Que dis-je? du bien d'autrui! Tout ce qui a été bien dit par quelque autre est à moi, par exemple ce mot d'Épicure:[61] « Si tu vis selon la nature, tu ne seras jamais pauvre; si selon l'opinion, jamais riche. » La nature désire bien peu, l'opinion voudrait l'infini. Qu'on rassemble sur toi tout ce que des milliers de riches ont pu posséder; que le sort, t'élevant au-dessus de la mesure des fortunes privées, te couvre de plafonds d'or, t'habille de pourpre, t'amène à ce point de raffinements et d'opulence que le sol disparaisse sous tes marbres, que tu puisses non seulement posséder, mais fouler en marchant des trésors, ajoutes-y statues et peintures et tout ce que tous les arts ont élaboré pour le luxe, tant de richesses ne t'apprendront qu'à désirer plus encore. Les vœux de la nature ont leurs bornes, ceux que la trompeuse opinion fait naître n'ont pas où s'arrêter ; car point de limites dans le faux. Qui suit la vraie route arrive à un but ; qui la perd s'égare indéfiniment. Retire-toi donc de l'illusoire, et quand tu voudras savoir si ton désir est naturel ou suggéré par l'aveugle passion, vois s'il a quelque part son point d'arrêt. Quand, parvenu déjà loin, toujours il lui reste à pousser au delà, sache qu'il est hors de la nature.

LETTRE XVII.

Tout quitter pour la philosophie. — Avantages de la pauvreté.

Loin de toi tout cet attirail, si tues sage, que dis-je? Si tu veux l'être, et porte-toi vers la raison à grande vitesse et de toutes tes forces. Si quelque lien t'arrête, ou dénoue-le ou tranche-le. Qui te retient? Tes intérêts domestiques, dis-tu ! Tu les veux régler de telle sorte que ton revenu te suffise sans travail, de peur que la pauvreté ne te pèse, ni toi à personne. — En disant cela, tu sembles ne pas connaître la force et la grandeur du bien où tu aspires : tu vois bien l'ensemble de la chose et à quel point la philosophie est utile ; mais les détails, tu ne les saisis pas encore d'un coup d'œil assez net ; tu ignores combien, en toute situation, elle offre de ressources et comment, pour parler avec Cicéron, dans les grandes crises elle nous prête assistance et intervient dans nos moindres embarras. Crois-moi, appelle-la dans tes conseils : elle te dissuadera de rester assis devant un comptoir : ce que tu cherches, n'est-ce pas, ce que tu veux gagner par tes retards, c'est de n'avoir point la pauvreté à craindre. Et s'il te faut la désirer! Pour combien d'hommes les richesses furent un obstacle à la philosophie ! La pauvreté va d'un pas libre, en toute sécurité. Quand le clairon sonne,[62] elle sait qu'on n'en veut pas à elle ; quand retentit le cri d'alarme, elle cherche par où fuir, et non ce qu'elle emportera. A-t-elle à s'embarquer? Elle n'excite pas grand bruit au port; et pour le cortège d'un seul homme le rivage n'est pas en tumulte; elle n'a point autour d'elle un peuple d'esclaves pour la nourriture desquels il faille souhaiter que les récoltes d'outre-mer donnent bien. Il est facile d'alimenter un petit nombre d'estomacs, bien réglés, et qui ne demandent rien qu'à être rassasiés. La faim est peu coûteuse, un palais blasé l'est beaucoup. Il suffit à la pauvreté que ses besoins pressants soient satisfaits.

Pourquoi donc la refuserais-tu, cette commensale dont le régime devient celui de tout riche de bon sens? Qui veut cultiver librement son âme doit être pauvre ou vivre comme tel. Cette culture ne profite qu'au sectateur de la frugalité : or la frugalité, c'est une pauvreté volontaire. Défais-toi donc de ces vains prétextes : « Je n'ai pas encore ce qui me suffirait; que j'arrive à telle somme, et je me donne tout à la philosophie. » Eh! c'est cette philosophie qu'il faut avant tout acquérir; tu l'ajournes, tu la remets en dernier, elle par qui tu dois commencer. « Je veux amasser de quoi vivre ! » Apprends donc aussi comment il faut amasser. Si quelque chose t'empêche de bien vivre, qui t'empêche de bien mourir? Non : ni la pauvreté n'est faite pour nous enlever à la philosophie, ni l'indigence même. Ceux qui ont hâte d'arriver à elle devront endurer même la faim, qu'ont bien endurée des populations assiégées. Et quel autre prix voulaient-elles de leurs souffrances que de ne pas tomber à la merci du vainqueur? Combien est plus grande une conquête qui promet la liberté perpétuelle et le bonheur de ne craindre ni homme ni Dieu ! Oui, fût-ce par les tortures de la faim, c'est là qu'il faut marcher. Des armées se sont résignées à manquer de tout, à vivre de racines sauvages ; des choses dont le seul nom répugne les ont soutenues dans leur dénuement. Tout cela, elles l'ont souffert pour des maîtres, chose plus étonnante, étrangers ; et l'on hésiterait devant une pauvreté qui affranchit l'âme de ses passions furieuses? Ce n'est donc pas d'amasser qu'il s'agit d'abord; on peut, même sans provisions de route, arriver à la philosophie. Je te comprends : quand tu posséderas tout le reste, tu voudras bien avoir aussi la sagesse : ce sera comme le complément du matériel de ta vie, et pour ainsi dire un meuble de plus. Ah! plutôt, si peu que tu possèdes, fais-toi dès maintenant philosophe, car d'où sais-tu si tu n'as pas déjà trop? Si tu n'as rien, recherche la philosophie avant toute chose. « Mais je manquerai du nécessaire ! » Je dis d'abord non, cela ne saurait être, tant la nature demande peu ; et le sage s'accommode à la nature. Que si les nécessités les plus extrêmes fondent sur lui, il est prêt : il s'élance hors de la vie et cesse d'être à charge à lui-même. N'a-t-il pour sustenter cette vie que d'exiguës et étroites ressources. « Tant mieux, » se dira-t-il, et sans autre souci, sans se mettre en peine que du nécessaire, il payera sa dette à son estomac, couvrira ses épaules ; et en voyant les tracas des riches, et tant de rivaux dans cette course aux richesses, tranquille et satisfait il ne fera qu'en rire, il leur criera : « Pourquoi remettre si tard à jouir de vous-mêmes? Attendrez-vous les fruits de vos capitaux, les gains de vos spéculations, le testament d'un riche vieillard, quand vous pouvez sur l'heure devenir riches? La sagesse tient lieu de biens à l'homme : car les lui rendre superflus, c'est les lui donner.[63] » Ceci s'adresse à d'autres qu'à toi, qui es voisin de l'opulence. Change le siècle, tu auras trop; et dans tout siècle le nécessaire est le même.[64]

Je pourrais clore ici ma lettre, mais je t'ai gâté. Il n'est permis de saluer les rois parthes qu'avec un présent ; toi, l'on ne peut te dire adieu sans payer. Qu'ai-je sur moi? Empruntons à Epicure: « Que d'hommes pour qui la richesse conquise n'a pas été la fin, mais le changement de leur misère ! » Je n'en suis pas surpris : ce n'est point dans les choses qu'est le mal, c'est dans l'âme. Ce qui lui rendait la pauvreté si lourde fait que les richesses lui pèsent. Comme il est indifférent que l'homme qui souffre soit déposé sur un lit de bois ou sur un lit d'or : n'importe où tu l'as transféré, ses douleurs y passent avec lui; de même, place un esprit malade dans la richesse ou dans la pauvreté, partout son mal le suit.

LETTRE XVIII.

Les Saturnales à Rome. — Frugalité du sage

Nous voici en décembre, où plus que jamais Rome sue à se divertir; le plaisir sans frein est de droit public ; tout retentit des vastes apprêts de la fête, comme si rien ne distinguait les Saturnales des jours de travail. La différence a si bien disparu que, ce me semble, on n'a pas eu tort de dire : « Autrefois décembre durait un mois, à présent c'est toute l'année. » Si je t'avais ici, je causerais volontiers avec toi sur ce qu'à ton sens on doit faire : faut-il ne rien changer à nos habitudes de chaque jour ou, pour ne pas paraître faire opposition à l'usage général, faut-il égayer un peu nos soupers, et dépouiller la toge? Car, ce qui n'avait lieu jadis qu'au temps de troubles et de calamité publique, maintenant pour le plaisir, pour des jours de fête, le costume romain est mis bas. Si je te connais bien, tu ferais le rôle d'arbitre et ne nous voudrais ni tout à fait pareils à cette foule en bonnet phrygien, ni de tous points dissemblables; à moins peut-être qu'en ces jours plus que jamais il ne faille commander à son âme de s'abstenir seule du plaisir alors que tout un peuple s'y vautre. Elle obtient la plus sûre preuve de sa fermeté, lorsqu'elle ne se porte ni d'elle-même ni par entraînement vers les séductions attirantes de la volupté. S'il y a bien plus de force morale, au milieu d'un peuple ivre et vomissant, à garder sa faim et sa soif, il y a plus de mesure à ne se point isoler ni singulariser, sans toutefois se mêler à la foule, et à faire les mêmes choses, non de la même manière. On peut en effet célébrer un jour de fête sans orgie.

Au reste, je me plais tellement à éprouver la fermeté de ton âme que, comme de grands hommes l'ont prescrit, à mon tour je te prescrirai d'avoir de temps à autre certains jours où te bornant à la nourriture la plus modique et la plus commune, à un vêtement rude et grossier, tu puisses dire : « Voilà donc ce qui me faisait peur! » Qu'au temps de la sécurité l'âme se prépare aux crises difficiles; qu'elle s'aguerrisse contre les injures du sort au milieu même de ses faveurs.[65] En pleine paix, sans ennemis devant soi, le soldat prend sa course, fiche des palissades et se fatigue de travaux superflus pour suffire un jour aux nécessaires. Celui que tu ne veux pas voir trembler dans l'action, exerce-le avant l'action. Voilà comme ont fait les hommes qui, vivant en pauvres tous les mois de l'année, se réduisaient presque à la misère, pour ne plus craindre ce dont ils auraient fait souvent l'apprentissage. Ne crois pas qu'ici je te conseille ces repas à la Timon, ni ces cabanes du pauvre,[66] ni aucune de ces fantaisies raffinées, dont la richesse amuse son ennui.[67] Je veux pour toi un vrai grabat, un sayon, un pain dur et grossier. Soutiens ce régime trois et quatre jours, quelquefois plus : n'en fais pas un jeu, mais une épreuve. Alors, crois-moi, Lucilius, tu tressailliras de joie quand pour deux as tu seras rassasié, tu verras que pour être tranquille sur l'avenir on n'a nul besoin de la Fortune; car elle nous doit le nécessaire, même dans ses rigueurs. Ne te figure pas toutefois que tu auras fait merveille : tu auras fait ce que tant de milliers d'esclaves, tant de milliers de pauvres font. A quel titre donc te glorifier? C'est que tu l'auras fait sans contrainte, et qu'il te sera aussi facile de le souffrir toujours que de l'avoir essayé un moment. Exerçons-nous à cette escrime, et pour que le sort ne nous prenne pas au dépourvu, rendons-nous la pauvreté familière. Nous craindrons moins de perdre la richesse, si nous savons combien peu il est pénible d'être pauvre. Le grand maître en volupté, Epicure, avait ses jours marqués où il fraudait son appétit, afin de voir s'il lui manquerait quelque chose pour la parfaite plénitude de la jouissance, ou combien il lui manquerait, et si ce complément valait toute la peine qu'il aurait coûtée. C'est du moins ce qu'il dit dans les lettres qu'il écrivit, sous l'archonte Charinus, à Polyænos. Et il ajoute avec orgueil : « Moins d'un as suffit pour me nourrir; Métrodore n'est pas aussi avancé : il lui faut l'as entier. » Crois-tu qu'un tel régime puisse rassasier? — On y trouve même une jouissance, et une jouissance non point légère, d'un moment, et qu'il faille toujours étayer, mais stable et assurée. Ce n'est pas en soi une douce chose que l'eau claire et la bouillie, ou un morceau de pain d'orge; mais c'est un plaisir suprême d'en pouvoir retirer encore du plaisir et de s'être restreint à ce que ne saurait nous ravir le plus inique destin. On nourrit d'une main plus libérale le prisonnier ; ceux qu'on réserve pour la peine capitale sont traités avec moins d'épargne par l'homme qui les doit mettre à mort. Qu'elle est grande l'âme qui sait descendre spontanément au-dessous même de ce qu'auraient à craindre des condamnés au dernier supplice! Voilà désarmer d'avance la Fortune. Commence donc, cher Lucilius, à suivre la pratique de ces sages : prescris-toi certains jours pour quitter ton train ordinaire et t'accommoder de la plus mince façon de vivre ; commence, fraternise avec la pauvreté,

Ose mépriser l'or, ô mon hôtel et d'un dieu

Fais-toi le digne émule[68]

Nul autre ne peut l'être que le contempteur de l'or. Je ne t'en interdis pas la possession, mais je veux t'amener à le posséder sans alarmes ; et tu n'as, pour y parvenir, qu'un moyen : te convaincre que tu vivras heureux sans la richesse, et la voir toujours comme prête à t'échapper.

Mais il faut songer à plier ma lettre. « Auparavant, dis-tu, paye ta dette. » Je te renverrai à Épicure : c'est lui qui te soldera. « L'extrême colère engendre la folie. » Pour bien sentir cette grande vérité, il suffit d'avoir eu un esclave ou un ennemi.[69] C'est contre les hommes de tous rangs que cette fièvre s'allume : elle naît de l'amour, elle naît de la haine, au milieu des choses sérieuses comme parmi les jeux et les ris. Le point essentiel n'est pas la gravité de ses motifs, mais le caractère où elle entre. Ainsi peu importe qu'un feu soit plus ou moins actif; la matière où il tombe fait tout : il est des corps massifs que la plus vive flamme ne pénètre pas, comme il en est de tellement secs et combustibles qu'une étincelle même s'y nourrit jusqu'à former un incendie. Oui, cher Lucilius, l'extrême colère aboutit au délire ; et il faut la fuir moins encore pour garder la mesure que pour sauver notre raison.

LETTRE XIX.

Quitter les hauts emplois pour le repos

Je tressaille de joie chaque fois que je reçois de tes lettres : elles me remplissent d'un bon espoir ; ce ne sont plus des promesses, ce sont des garanties. Persévère, je t'en prie, je t'en conjure : car qu'ai-je de mieux à demander à un ami que de le prier pour lui-même ! Dérobe-toi, s'il est possible, au tracas des affaires ; sinon, romps avec elles. Voilà bien assez de jours gaspillés : commençons, vieux que nous sommes, à plier bagage. Sera-ce faire ombrage à personne? Nous avons vécu dans la tourmente, allons mourir au port.[70] Non que je te conseille la retraite comme moyen de renommée : il n'y faut mettre ni gloire ni mystère. Jamais en effet je ne te réduirai, tout en condamnant la folie des hommes, à chercher un antre et l'oubli : tâche que ton renoncement n'ait pas trop d'éclat, mais se laisse voir. D'autres, dont le choix à cet égard est libre et encore à faire, verront s'il leur convient de passer leur vie dans l'obscurité. Pour toi cela n'est plus possible : te voilà produit au grand jour par la vigueur de ton génie, par tes écrits si pleins de goût, par de nobles et illustres amitiés. La célébrité s'est emparée de toi; fusses-tu plongé et comme perdu dans la retraite la plus reculée, tes premières traces te décèleraient encore. Tu ne peux plus jouir des ténèbres; tu emporteras, n'importe où tu fuiras, presque tout l'éclat de ton passé. Tu peux prétendre au repos sans que personne t'en veuille, sans regrets ni remords de conscience. Que quitteras-tu dont l'abandon puisse être amer à ta pensée? Tes clients? Aucun ne te suit pour toi-même, tous pour quelque chose à tirer de toi. Tes amis? Jadis on recherchait l'amitié ; maintenant on court à la proie. Des vieillards qui ne te verront plus changeront leurs testaments? Tes flatteurs iront saluer d'autres seuils? Un grand bien ne saurait coûter peu. Calcule à quoi tu veux renoncer : à toi-même, ou à une portion de ce qui est à toi? Que ne te fut-il donné de vieillir dans la sphère modeste où tu pris naissance; et pourquoi la Fortune t'a-t-elle porté si haut? Tu as perdu de vue l'existence salutaire à l'âme, emporté par tes rapides avantages, gouvernement de province, intendance et tout ce que promettent ces titres; de plus grandes charges encore t'invitent, et après celles-là, d'autres. Quel sera le terme? Qu'attends-tu pour t'arrêter? Ce moment n'arrivera jamais. Il est, disons-nous, une série de causes dont la trame forme le destin ; ainsi s'étend la chaîne des désirs : ils naissent de la fin l'un de l’autre.[71] Telle est la vie où tu es plongé, que jamais d'elle-même elle ne terminera tes misères et ta servitude. Dérobe au joug ta tête meurtrie ; mieux vaudrait qu'elle fût tranchée une fois qu'incessamment courbée. Si tu reviens à la vie privée, tout y sera sur une moindre échelle, mais te satisfera pleinement, ce que ne font pas aujourd'hui les torrents de jouissances qui affluent chez toi de toutes parts. Préfères-tu donc, à une pauvreté qui rassasie, une abondance famélique? La prospérité est avide, et en butte à l'avidité d’autrui. Tant que rien ne t'aura suffi, toi-même tu ne suffiras point aux autres. « Comment sortir de cette position? » Comme tu pourras. Songe combien de hasards l'argent, combien de travaux les honneurs t'auront fait braver; ose enfin quelque chose pour le repos; sinon, condamné aux soucis des gouvernements de provinces, puis des magistratures urbaines, tu vieilliras dans le tracas, dans des tourmentes toujours nouvelles ; il n'est réserve ni douceur de mœurs assez heureuses pour y échapper. Qu'importe en effet que tu veuilles le repos? Ta fortune ne le veut pas. Et si tu lui permets de grandir encore? A quelques progrès qu'elle s'élève, il y aura progrès dans ta crainte. Je veux ici te rapporter un mot de Mécène qui, dans les tortures de la grandeur, poussa ce cri de vérité : « Oui, leur hauteur même foudroie les sommets. » Tu demandes dans quel livre il a dit cela? Dans celui qui a pour titre Prométhée. Il a voulu dire: « Les hauteurs ont leurs sommets foudroyés. » Est-il pouvoir au monde au prix duquel tu voulusses afficher une telle ivresse de style? Mécène avait du génie, il eût enrichi d'un grand modèle l'éloquence romaine, si sa haute fortune ne lui eût été sa force, disons le mot : sa virilité.[72] Voilà ce qui t'attend, si tu ne te hâtes de plier la voile et, ce qu'il a voulu trop tard, de raser le rivage.

J'aurais pu, moyennant cette sentence de Mécène, balancer mes comptes avec toi; mais tu me chercheras chicane, si je te connais bien ; ta ne voudras ton remboursement qu'en pièces de beau relief et de bon aloi. Selon l'usage, c'est sur Epicure que je dois tirer : « Examine bien, dit-il, avec qui tu dois manger et boire, avant de penser à ce que tu boiras et mangeras. Car manger la victime sans un ami, c'est vivre comme les lions et les loups. » Un ami! Tu ne l'obtiendras que dans la retraite : ailleurs, tu auras des convives triés et classés par le nomenclateur dans la foule qui vient te saluer. Il se méprend fort celui qui cherche des amis dans son antichambre et qui les éprouve à sa table. Il n'est pire malheur pour l'homme obsédé d'occupations et de richesses que de croire à l'amitié de gens qui n'ont point la sienne, ou à l'efficacité de ses bienfaits pour se la concilier ; souvent plus on nous doit, plus on nous hait. Une légère dette fait un débiteur, une lourde somme un ennemi.[73] « Eh quoi! les bienfaits n'engendrent pas l'amitié ! » Si fait, quand on peut choisir à qui l'on donne ; quand on les place, qu'on ne les sème point au hasard. Ainsi, tandis que tu travailles à t'appartenir complètement, mets toujours à profit ce conseil des sages : attache plus d'importance au caractère de l'obligé qu'à la nature de l'obligation.

LETTRE XX.

Même sujet. — Inconstance des hommes.

Si ta santé est bonne, et si tu te crois digne de devenir quelque jour ton maître, je m'en réjouis ; et ce sera ma gloire si j'ai pu te sauver de ce gouffre où tu flottais sans espoir d'en sortir. Mais je te prie d'une chose, cher Lucilius, et je t'y exhorte : ouvre à la philosophie les plus intimes parties de ton âme et prends pour mesure de tes progrès non tes discours ni tes écrits, mais l’affermissement de tes principes et la diminution de tes désirs. Prouve tes paroles par tes actes. Bien différent est le but de ces déclamateurs qui ne veulent que capter les suffrages d'une coterie, de ces ergoteurs qui amusent les oreilles de la jeunesse et des oisifs en voltigeant d'un sujet à l'autre avec une égale volubilité. La philosophie enseigne à faire non à parler : ce qu'elle exige, c'est que tous vivent d'après sa loi ; que ta vie ne démente point les discours et que la teinte de toutes nos actions soit une [74]. Voilà le premier devoir de la sagesse et son plus sûr indice : la concordance du langage avec la conduite, et que l'homme soit partout égal et semblable à lui-même. Qui remplira cette tâche? Peu d'hommes, mais enfin quelques-uns. La chose est difficile, et je ne dis point que le sage ira toujours du même pas : mais il tiendra la même route. Prends donc bien garde si ton costume ne contraste point avec ta demeure ; si, libéral pour toi-même, tu n'es point avare pour les tiens; si, frugal dans tes repas, tu ne bâtis point somptueusement. Une fois pour toutes, fais choix de la règle où l'ensemble de ta vie doit s'adapter. Tel se restreint dans son particulier qui s'étend et représente largement au dehors, vicieuse disparate, symptôme d'un esprit vacillant qui n'a point encore son assiette. Un autre motif que je vais donner d'une telle inconséquence et de cette bigarrure entre les actes et les volontés, c'est que nul ne se propose bien ce qu'il veut; ou, s'il le fait, il n'y persiste point et passe outre; puis changer ne suffit plus : il revient sur ses pas et retombe dans ce qu'il vient de fuir et de condamner.

Laissant donc de côté les anciennes définitions, et pour embrasser tout le système de la vie humaine, je puis me borner à dire : En quoi consiste la sagesse? A toujours vouloir ou ne vouloir pas la même chose. Il n'est pas besoin d'ajouter la brève condition : pourvu que nos vouloirs soient justes ; car la même chose ne peut toujours plaire au même homme, si elle n'est juste. Or le vulgaire ne sait ce qu'il veut qu'au moment où il le veut : nul n'a une bonne fois décidé ce qu'il voudra ou ne voudra pas. Nos jugements, d'un jour à l'autre, varient et se contredisent : chacun presque traite la vie comme un jeu de hasard. Tiens donc ferme à ton œuvre ébauchée, et peut-être atteindras-tu à la perfection ou à ce degré que toi seul sentiras ne pas être la perfection. Tu t'inquiètes de ce que deviendra la foule de tes familiers ! N'étant plus nourrie par toi, elle se nourrira elle-même ; et ce que tout seul tu ne démêlerais point, la pauvreté te l'apprendra. Elle retiendra près de toi les sûrs, les vrais amis, tandis que s'éloigneront tous ceux qui cherchaient en toi autre chose que toi. Et ne saurait-on aimer la pauvreté, même à ce seul titre qu'elle nous fait voir qui nous aime? Oh ! quand viendra le jour où nul ne mentira plus pour te faire honneur! Voici donc où doivent tendre tes réflexions, tes soins, tes souhaits, en quittant Dieu de tout le reste : vivre content de toi-même et des biens que tu puiseras en toi. Est-il un bonheur plus à ta portée? Descends à l'humble rang d'où la chute n'est plus possible,[75] et pour que tu le fasses de meilleur cœur, je rattacherai à mon texte le tribut de cette lettre que j'acquitte à l'instant. Dusses-tu m'en vouloir, c'est encore Epicure qui se charge de l'avancer pour moi : « Tes discours imposeront bien plus, crois-moi, prononcés de ton grabat et sous les haillons : ce ne seront pas des mots seulement, mais des exemples. » Moi du moins je suis bien autrement frappé de ce que dit notre Démétrius, quand je le vois nu et couché sur ce qui n'est pas même un chétif matelas : il n'est plus précepteur de la vérité, il en est le vivant témoin, « Quoi! ne suffît-il donc pas, quand on a les richesses, de les mépriser? » Pourquoi non? Celui-là aussi a l'âme grande qui, les voyant affluer autour de lui, frappé d'une longue surprise, ne peut que rire de ce qu'elles lui soient venues et entend dire qu'elles lui appartiennent plutôt qu'il ne s'en aperçoit. Il est beau de n'être pas gâté par la compagnie des richesses ; il y a de la grandeur à rester pauvre au milieu d'elles, mais plus de sécurité à ne les avoir pas. « Je ne sais, diras-tu, comment ce riche supportera la pauvreté, s'il y tombe. » Ni moi, comment ce pauvre, cet émule d'Epicure, s'il vient à tomber dans la richesse, la méprisera. C'est donc chez tous les deux l'âme qu'il faut apprécier : il faut démêler si l'un se complaît dans la pauvreté, si l'autre ne se complaît pas dans sa richesse. Autrement, faible preuve d'une résolution franche qu'un grabat ou des haillons, s'il n'est pas évident que c'est par choix, non par nécessité, qu'on s'y est réduit. Au reste il est d'une âme généreuse, sans y courir comme à un état meilleur, de s'y préparer comme à une chose facile. Oui, facile, cher Lucilius, agréable même quand on l'aborde après longue et mûre réflexion. Car là se trouve un bien sans lequel rien ne nous agrée, la sécurité. C'est pourquoi j'estime nécessaire, comme je t'ai écrit que de grands hommes l'ont fait, de prendre par intervalles quelques jours où, par une pauvreté fictive, on s'exerce à la véritable, ce qu'il faut pratiquer d'autant plus que la mollesse a détrempé tous nos ressorts, et nous fait tout juger dur et difficile. Ah! réveillons-nous de notre sommeil, aiguillonnons notre âme et lui rappelons quel fonds modique la nature constitue a l'homme. Nul n'est riche en naissant : quiconque vient à la lumière est tenu de se contenter de lait et d'un lambeau de toile. Et après de tels commencements, des royaumes sont pour nous trop étroits!

LETTRE XXI.

Vraie gloire du philosophe — Eloge d'Epicure.

Tu as fort à faire, penses-tu, contre les obstacles dont parle ta lettre? Ta plus grande affaire est avec toi-même, c'est toi qui te fais obstacle. Incertain de ce que tu veux, tu sais mieux approuver ce qui est honorable que le suivre : tu vois où réside la félicité, mais tu n'oses aller jusqu'à elle. Ce qui t'arrête, tu ne t'en rends pas bien compte ; je vais te le dire. Tu trouves grand le sacrifice que tu vas faire; et quand tu t'es donné pour but la sécurité à laquelle tu es près de passer, tu es retenu par tout cet éclat d'une vie qui va recevoir tes adieux, comme si de là tu devais tomber dans une obscure abjection. Erreur! Lucilius : de ta vie à la vie du sage on ne peut que monter. Comme la lumière se distingue de ses reflets, car elle émane d'un foyer certain qui lui est propre, et ceux-ci ont un éclat d'emprunt : ainsi la vie dont je parle diffère de la tienne. Ce qui brille en la tienne, c'est du dehors qu'elle l'a reçu ; la moindre interposition l'éclipsé et l'obscurcit soudain : la vie du sage resplendit de ses seuls rayons. De tes études en sagesse viendra ton vrai lustre, ton anoblissement.

Rapportons ici un mot d'Epicure. Dans une lettre à Idoménée, que des vaines pompes de sa charge il rappelait à la fidèle et solide gloire, il disait à ce ministre d'un pouvoir inflexible, à cet homme qui tenait les rênes d'un grand empire : « Si c'est la gloire qui te touche, tu seras plus connu par ma correspondance que par toutes ces grandeurs que tu courtises, et pour lesquelles tu es courtisé. » Et n'a-t-il pas dit vrai? Qui connaîtrait Idoménée, si Epicure n'avait buriné ce nom dans ses lettres? Tous ces grands, ces satrapes et le grand roi lui-même duquel Idoménée empruntait son relief, un profond oubli les a dévorés.[76] Les lettres de Cicéron ne permettent pas que le nom d'Atticus périsse : il ne servait de rien à Atticus d'avoir eu pour gendre Agrippa, pour mari de sa petite-fille Tibère, Drusus César pour arrière-petit-fils ; au milieu de ces noms célèbres nul ne parlait de lui, si le grand orateur ne se l'était associé. L'océan des âges viendra s'amonceler sur nous ; quelques génies élèveront leurs têtes, et avant de mourir un jour ou l'autre dans le même silence, lutteront contre l'oubli et sauront longtemps se défendre.[77] Ce qu'Epicure a pu promettre à son ami, je te le promets à toi, Lucilius. J'aurai crédit chez la postérité : il m'est donné de faire durer les noms que j'emporte avec moi.[78] Notre Virgile a promis à deux jeunes hommes une mémoire impérissable et il tient parole :

Couple heureux! si mes vers sont faits pour l'avenir,

Jamais ne s'éteindra votre doux souvenir,

Tant que le Capitole à sa roche immortelle

Enchaînera le monde et la ville éternelle.[79]

Tous les hommes que la Fortune a poussés sur la scène, tons ceux qui furent les dépositaires et les bras du pouvoir ont vu leur crédit prospère, leurs palais hantés de flatteurs tant qu'eux-mêmes sont restés debout; après eux leur mémoire s'est promptement éteinte. Mais le génie! sa gloire croit sans cesse; et en outre de nos hommages que lui-même recueille, tout ce qui se rattache à sa mémoire est bienvenu.

Il ne faut pas qu'Idoménée soit gratuitement arrivé sous ma plume ; il payera le port de ma lettre. C'est à lui qu'Epicure adresse cette remarquable pensée, pour le dissuader d'enrichir Pythoclès par la voie ordinaire, toujours douteuse : « Si tu veux enrichir Pythoclès, n'ajoute point à son avoir, retranche à ses désirs. » Pensée trop claire pour qu'on l'interprète, trop bien rendue pour qu'on l'appuie de réflexions. Je ne te ferai qu'une observation : ne crois pas que ce mot soit dit seulement pour les richesses ; à quoi qu'on l'applique, il aura la même force. Veux-tu rendre Pythoclès honorable, n'ajoute point à ses honneurs, retranche à ses désirs. Veux-tu que Pythoclès jouisse perpétuellement, n'ajoute pas à ses jouissances, retranche à ses désirs. Veux-tu que Pythoclès arrive à la vieillesse et à une vie pleine, n'ajoute point à ses années, retranche à ses désirs. Ne crois pas que ces maximes appartiennent en propre à Epicure : elles sont à tout le monde. Ce qui se fait souvent au sénat doit se faire aussi, ce me semble, dans la philosophie. Quelqu'un ouvre-t-il un avis que je goûte en partie : « Divisez-le, lui dis-je, et je suis pour vous quant au point que j'approuve. » Si je cite volontiers toute noble parole d'Épicure, c'est surtout pour les gens qui se réfugient dans sa doctrine séduits par un coupable espoir, s'imaginant trouver là un voile à leurs vices:[80] je veux leur prouver que, n'importe le camp où ils passent, il leur faut vivre vertueusement. Lorsqu'ils approcheront de ces modestes jardins, de l'inscription qui les annonce : « Passant, tu feras bien de rester ici; ici le suprême bonheur est la volupté! » il sera obligeant le gardien de cette demeure, hospitalier, affable : c'est avec de la bouillie qu'il te recevra; l'eau te sera largement versée, et il te demandera si tu te trouves bien traité. « Ces jardins, dira-t-il, n'excitent pas la faim, ils l'apaisent; ils n'allument pas une soif plus grande que les moyens de la satisfaire : ils l'éteignent par un calmant naturel et qui ne coûte rien. Voilà dans quelle volupté j'ai vieilli. » Je ne parle ici que de ces désirs qui n'admettent point de palliatif, auxquels il faut quelque concession pour qu'ils cessent. Pour ceux qui sortent de la règle, qu'on peut remettre à plus tard, ou corriger et étouffer, je ne dirai qu'un mot : cette volupté, bien que dans la nature, n'est point dans la nécessité ; tu ne lui dois rien : si tu lui fais quelque sacrifice, il sera bénévole. L'estomac est sourd aux remontrances : il réclame, il exige son dû; ce n'est pas toutefois un intraitable créancier; pour peu de chose il nous tient quittes : qu'on lui donne seulement ce qu'en doit, non tout ce qu'on peut.

LETTRE XXII.

Manière de donner les conseils. —Quitter les affaires. — Peur de la mort.

Tu sens déjà mieux le besoin de te dérober aux brillantes misères de ta charge ; mais comment y parvenir? Tu le demandes : il est des avis qu'on ne donne que sur· place. Un médecin ne saurait préciser par lettres l'heure du repas ou du bain; il faut qu'il tâte le pouls du malade. Un vieux proverbe dit : « Le gladiateur prend conseil sur l'arène. » Le visage de l'adversaire, un mouvement de main, la moindre inclinaison du corps avertissent sa vigilance. Sur les usages et les devoirs on peut d'une manière générale ou mander ou écrire : tels sont les conseils qu'on adresse aux absents et même à la postérité ; mais l'à-propos, la façon d'agir ne se prescrivent jamais à distance : c'est en face des choses même qu'il faut délibérer. Il faut plus qu'être là, il faut être alerte pour ne pas manquer l'occasion fugitive? Sois-y donc des plus attentifs : paraît-elle, saisis-la; prends tout ton élan, applique toutes tes forces à te dépouiller de tes devoirs de convention. Et ici écoute bien le jugement que je porte, vois le dilemme : ou change de vie, ou renonce à vivre. Mais je pense aussi qu'il faut prendre la voie la plus douce, que, mal à propos engagé, tu dois dénouer plutôt que rompre, sauf toutefois, si dénouer-est impossible, à rompre net. Y a-t-il homme si timide qui aime mieux rester toujours suspendu sur l'abîme que tomber une fois?[81] En attendant, comme premier point, ne t'engage pas plus avant; borne-toi aux embarras où tu es descendu, dirai-je, comme tu aimes mieux le faire croire, où tu es tombé? Pourquoi tenterais-tu d'aller plus avant? Tu n'aurais plus d'excuse, et visiblement ta servitude serait volontaire. Rien de plus faux que ces phrases banales : « Je n'ai pu faire autrement; quand je n'aurais pas voulu, j'étais forcé. » Nul n'est forcé de suivre la Fortune à la course il est déjà beau, sinon de lui résister, du moins de faire halte, de ne point presser le mouvement qui nous emporte.

T’offenseras-tu si, non content de me présenter à ton conseil, j'y appelle des sages assurément plus éclairés que moi, auxquels je soumets tous mes sujets de délibération? Lis sur cette question une lettre d'Epicure à Idoménée qu'il prie « de fuir en toute hâte et de toutes ses forces, avant qu'une puissance majeure n'intervienne qui lui en ôte la faculté. » Au reste il ajoute : « Ne tente rien qu'à propos et en temps utile: mais cette heure longtemps épiée une fois venue, prends ton élan. » Il se veut pas qu'on s'endorme quand on songe à fuir, et du pas le plus difficile il espère une sortie heureuse, à moins qu'on ne se presse avant le temps, ou qu'on ne se ralentisse au moment d'agir. Maintenant, je pense, tu veux l'avis des stoïciens. Nul n'est en droit de les taxer auprès de toi de témérité : leur prudence surpasse encore leur courage. Peut-être attends-tu qu'ils te disent : « Il est honteux de plier sous le faix; une fois aux prises avec le devoir accepté par toi, ne cède pas. Ce n'est pas l'homme de cœur et d'action qui fuit la fatigue : loin de là, son courage croît par les difficultés. » Ainsi te diront-ils, si « un digne motif soutient ta persévérance, si tu n'as à faire ou à supporter rien dont rougisse l'honnête homme ; » car celui-ci ne s'userait point en d'ignobles et déshonorantes fonctions, et ne resterait point aux affaires pour les affaires mêmes.[82] Il ne fera même pas ce que tu penses qu'il ferait; embarqué dans les grands emplois, il n'en souffrira pas perpétuellement les tourmentes. Voyant sur quels bas-fonds il roule sans avancer, tant d'incertitudes, tant d'écueils, il reculera, mais sans tourner le dos, il regagnera peu à peu le rivage. Or il est facile, cher Lucilius, d'échapper aux affaires quand on compte pour rien ce qu'elles rapportent. Car voilà ce qui nous arrête et nous retient : « Eh quoi ! renoncer à de si belles chances ! au moment de recueillir, m'éloigner! plus personne à mes côtés! point de cortège à ma litière! mon antichambre déserte! » Oui, c'est de tout cela qu'on a peine à s'arracher : on aime les fruits de ses misères, en maudissant ces misères mêmes. On se plaint de l'ambition comme on ferait d'une maîtresse ; et, à scruter nos vrais sentiments, ce n'est point haine, c'est [bouderie. Sonde bien ces gens qui déplorent ce qu'ils ont convoité et qui parlent de fuir ce dont ils ne peuvent se passer : tu les verras volontairement, obstinément rester dans ce qu'ils nomment leur gêne et leur supplice. Oui, Lucilius, l'homme se cramponne à la servitude plus souvent qu'elle ne s'impose à lui ; mais si tu es résolu à déposer ta chaîne, et franchement ami de l'indépendance, si tu ne réclames de délai que pour t'épargner des regrets sans fin et rompre heureusement, toute la cohorte stoïcienne pourrait-elle ne pas t'applaudir? Tous les Zénons, tous les Chrysippes ne te donneront que des conseils modérés, honorables, dignes de toi.[83] Mais si tes tergiversations tendent à bien t'assurer de tout ce que tu emporteras avec toi, et de combien d'argent comptant tu approvisionneras ton loisir, jamais tu ne trouveras à faire retraite. Nul nageur n'échappe avec ses bagages. Aborde au port d'une meilleure vie: les dieux te sont propices, mais non point comme à ceux auxquels, avec un visage riant et serein, ils accordent de magnifiques infortunes, faveurs cuisantes et douloureuses, que justifient seuls les vœux qui les ont arrachées.[84]

Déjà j'imprimais le sceau sur ma lettre ; il faut la rouvrir pour qu'elle n'arrive pas sans le petit présent d'usage et qu'elle porte avec elle quelque mémorable parole. En voici précisément une dont je ne puis dire si elle est plus vraie qu'éloquente; de qui? demandes-tu; d'Epicure; j'en suis encore à faire les honneurs du bien d'autrui : « Il n'est personne qui ne sorte de la vie tel que s'il venait d'y entrer. » Prends le premier passant, jeune, vieux, entre les deux âges, tu trouveras chez tous même frayeur de la mort, même ignorance de la vie. Ils n'ont rien mené à fin : ils ont tout reporté sur l'avenir. Rien ne me paraît plus piquant dans le mot d'Epicure que ce reproche d'enfance fait aux vieillards : « Nous ne sortons pas de la vie, dit-il, autres que nous n'y sommes entrés ; » et il est au dessous du vrai : nous en sortons pires. C'est notre faute, ce n'est point celle de la nature. Elle a droit de se plaindre et de nous dire : » Pourquoi murmurer? Je vous ai engendrés purs de passions, purs de craintes, de superstition, de perfidie, de tous les poisons de l'âme : tels vous êtes venus, partez de même. Il a cueilli les fruits de la sagesse, celui qui meurt comme je l'ai fait naître, sans rien appréhender. » Mais nous, tous nos sens frémissent quand la crise approche; le cœur nous manque, nos traits pâlissent, d'inutiles pleurs tombent de nos yeux. Ο honte! les angoisses nous assiègent au seuil même de la sécurité. Et pourquoi? C'est que vides de tous biens, le regret de la vie nous travaille encore ; c'est que la vie n'a laissé rien d'elle auprès de nous : elle a passé, elle s'est écoulée tout entière. Nul ne s'inquiète de bien vivre ; on cherche à vivre longtemps ; tandis que bien vivre est loisible à tous, et vivre longtemps à personne.

LETTRE XXIII.

La philosophie, source des véritables jouissances.

Tu attends que je te mande à quel point l'hiver en a usé doucement avec nous, cet hiver court et tempéré ; si le printemps est avare de beaux jours; si le froid ne dément pas la saison, et autres futiles propos de gens qui cherchent à parler. Eh bien non : j'entends que toi et moi nous profitions de ce que je vais t'écrire. Et que sera-ce, sinon des encouragements à la sagesse? Mais la base de la sagesse, quelle est-elle? De ne pas te réjouir de choses vaines. Voilà la base, qu'ai-je dit? voilà le comble de la sagesse. Voilà où est monté l'homme qui sait où placer sa joie et ne remet point son bonheur à la discrétion d'autrui. Il est soucieux et incertain de lui-même si un espoir quelconque le pousse en avant, la chose fût-elle sous sa main, peu difficile à saisir, et n'eût-il jamais espéré en vain. Avant tout, ô Lucilius, apprends de quoi il faut te réjouir. Te figures-tu que je t'enlève bien des satisfactions, moi qui t'interdis les dons du hasard, moi qui crois devoir te défendre l'espérance, la plus aimable des enchanteresses? Ah! bien au contraire : je veux que jamais la joie ne t'abandonne. Je veux qu'elle naisse sous ton toit, c'est-à-dire en toi-même. Les vulgaires hilarités ne remplissent pas le cœur : elles ne dérident que le front, la surface;[85] à moins que pour toi l'homme heureux ne soit l'homme qui rit. A l'âme seule appartient l'allégresse, l'assurance, le courage qui domine le sort. Crois-moi, c'est quelque chose de sérieux que la véritable joie.[86] Penses-tu qu'un seul de ces hommes à face épanouie et, comme disent nos efféminés, à l'œil riant, sache mépriser la mort, ouvrir sa porte à la pauvreté, tenir en bride ses goûts sensuels et s'aguerrir à la souffrance? L'âme qui s'exerce à tout cela jouit d'un contentement profond, mais qui chatouille peu les sens. Voilà celui dont je veux te voir possesseur : il ne tarira plus, dès que tu en auras trouvé la source. Les mines les plus pauvres se trouvent à la surface du sol; les plus riches cachent leurs filons à une grande profondeur, sauf à récompenser bien mieux ceux qui les fouillent assidûment. Ainsi ce qui charme la foule ne présente qu'une écorce et qu'un vernis de satisfaction, et toutes les joies de l'extérieur manquent de base; mais la joie dont je parle, où je m'efforce de te conduire, est substantielle et garde intérieurement ses plus riches trésors. Prends, je t'en conjure, ô mon cher Lucilius, la seule voie qui te puisse mener au bonheur; jette au loin, foule aux pieds toute pompe du dehors, tout ce que te promettent les hommes, aspire au vrai bien et sois heureux de ton propre fonds. Or ce fonds quel est-il? Toi-même et la meilleure partie de toi. Quant à ce corps fragile, bien que rien ne puisse s'opérer sans lui, regarde-le comme nécessaire, mais n'en fais point grand cas. De lui ne viennent que plaisirs faux, passagers, suivis de repentirs et qui, si une grande modération ne les tempère, tournent à la douleur. Oui : le plaisir est sur une pente rapide, il glisse vers la souffrance s'il ne se tient sur la limite ; et s'y tenir est difficile à qui se croit dans le bon chemin. La soif du vrai bien, si vive qu'elle soit, est sans risque. Tu veux savoir en quoi il consiste, quels en sont les éléments? Les voici : une bonne conscience, d'honnêtes résolutions, des actions droites, le mépris des dons du hasard, la marche paisible et non interrompue d'une vie qui suit toujours la même ligne. Ces hommes qui s'élancent de projets en projets ou qui même, sans élan spontané, s'y laissent pousser comme par le hasard, comment auraient-ils un sort fixe et durable, eux, flottants et mobiles? Peu de gens, soit au dehors soit au dedans d'eux-mêmes, s'ordonnent selon les plans de la raison : la multitude, comme ces objets qui suivent le courant des fleuves, ne marche pas, mais est entraînée. Les uns sont retenus sur une onde paisible qui les berce mollement; d'autres cèdent à des flots plus rapides; ceux-ci s'en vont, d'un cours languissant, à la rive la plus proche où ils sont déposés ; d'impétueux courants rejettent ceux-là dans la haute mer. A nous donc à déterminer ce que nous voulons, et à savoir y persévérer.

C'est ici le lieu d'acquitter ma dette. Et je puis te renvoyer le mot de ton cher Epicure comme affranchissement de cette lettre : « Il est fâcheux d'en être toujours au début de sa vie, » ou, si ce tour est plus expressif : « C'est vivre mal que de toujours commencer à vivre. » Comment cela? dis-tu; car le mot demande explication. — C'est qu'alors la vie est toujours inachevée; or qui peut se tenir prêt à mourir, s'il ne fait que la commencer? Il faut agir de telle sorte qu'on ait toujours assez vécu : et nul ne s'en flatte au moment où il ébauche son existence. Ne t'imagine point que peu d'hommes soient dans ce cas : c'est le sort de presque tous. Certains commencent à vivre au moment où il faut cesser. Cela t'étonne? Je vais t'étonner davantage : d'autres ont cessé de vivre avant d'avoir commencé.

LETTRE XXIV.

Craintes de l'avenir et de la mort. — Suicides par dégoût de la vie.

Tu es inquiet, à ce que tu m'écris, sur l'issue d'un procès qu'un ennemi furieux te suscite, et tu comptes que je t'engagerai à mieux augurer de ta cause et à reposer ta pensée sur la chance qui te flatte le plus. Car est-il besoin d'aller au-devant de maux qui se feront sentir assez vite, d'anticiper sur leur venue et de perdre le présent par crainte de l'avenir? Il y a certainement folie, parce qu'on sera un jour malheureux, de l'être dès à présent;[87] mais je veux te mener à la sécurité par une autre voie. Veux-tu dépouiller toute sollicitude? quelque événement que tu appréhendes, tiens-le pour indubitable ; petit ou grand, mesure-le par la réflexion et fais le tarif de tes craintes, tu verras certes que la cause est bien frivole ou bien passagère. Si pour t'enhardir il faut des exemples, ils ne seront pas longs à recueillir : chaque siècle a eu les siens. Sur quelque époque de l'histoire ou nationale ou étrangère que tu portes tes souvenirs, tu trouveras des caractères grands par l'étude, ou par l'élan de leur nature. Peut-il t'arriver, si l'on te condamne, une peine plus cruelle que d'être envoyé en exil, ou conduit à la prison? Peut-on craindre pis que le bûcher, qu'une mort violente? Représente-toi chacune de ces épreuves, puis évoque ceux qui les bravèrent : tu auras moins à chercher qu'à choisir. Rutilius reçut sa condamnation en homme qui n'y voyait de déplorable que l'injustice de l'acte. Métellus supporta l'exil avec fermeté, Rutilius avec une sorte de joie. L'un fit à la République la concession de son retour ; l'autre refusa le sien à Sylla auquel alors on ne refusait·rien. Socrate disserta dans sa prison ; il pouvait fuir, on lui offrait de le sauver, il ne le voulut pas et resta, pour ôter aux hommes leurs deux grandes terreurs, qui sont la mort et la prison. Mucius plongea sa main dans les feux. Le supplice du feu est cruel, combien plus cruel pour qui se fait tout ensemble le bourreau et le patient! Voilà un homme étranger à la science, qui n'est armé d'aucun précepte contre la mort ou la souffrance et qui, fort de son seul courage de soldat, se punit lui-même d'avoir manqué son entreprise.[88] Il regarde sa main se fondre au brasier de Porsenna, et il tient ferme, et il ne retire ces os dépouillés et cette chair fluide que quand le réchaud lui est enlevé par l'ennemi. Il eût pu agir dans ce camp avec plus de bonheur, non avec plus d'héroïsme. Vois combien le courage est plus ardent à voler au-devant des épreuves que la barbarie à les lui imposer. Il fut plus aisé, à Porsenna de pardonner à Mucius son projet homicide qu'à Mucius de se pardonner son insuccès.

« On est rebattu, vas-tu dire, dans toutes les écoles de ces histoires-là. Puis quand viendra l'article du mépris de la mort, tu nous raconteras Caton. » Et pourquoi ne raconterais-je pas la dernière veillée du grand homme lisant le livre de Platon, son épée sous son chevet, double ressource dont il s'était muni pour les cas extrêmes? l'une lui donnait la volonté, l'autre le moyen de mourir. Donc ayant mis aux affaires de la République tout l'ordre qu'on peut mettre à des débris et à des ruines, il crut ne devoir laisser à personne la faculté de tuer Caton ou l'honneur de le sauver, et, tirant cette épée qu'il avait jusqu'à ce jour conservée pure de sang humain, il s'écria : « Tu n'as rien gagné, ô Fortune, à traverser toutes mes entreprises ; jusqu'ici ce n'est pas pour mon indépendance, c'est pour celle de tous que j'ai combattu. Ce que j'ai voulu si opiniâtrement, ce n'était pas de me rendre libre, mais de vivre au milieu d'hommes libres : maintenant que le salut du monde est désespéré, Caton va assurer le sien. » Et il pesa de tout son corps sur la pointe meurtrière. La plaie bandée par les médecins, il a perdu de son sang et de ses forces, mais point de son courage; ce n'est plus à César seul, c'est à lui-même qu'il en veut; il plonge ses mains désarmées dans sa blessure, et son âme généreuse, impatiente de tout despotisme, il ne la fait pas sortir, il la jette dehors.

Je n'entasse point ici les exemples comme exercice d'imagination, mais pour t'aguerrir contre ce qui paraît le plus terrible à l'homme. Plus aisément réussirai-je, si je te montre que les gens de cœur ne sont pas les seuls qui subirent avec indifférence cette crise où s'exhale notre dernier souffle ; que des hommes d'ailleurs pusillanimes ont égalé en cela les plus intrépides. Témoin le beau-père de Pompée, Scipion, qui, rejeté sur l'Afrique par un vent contraire, et voyant son navire au pouvoir de l'ennemi, se perça de part en part avec son épée, et à cette demande : « Où est le général? » répondit : « Le général est en lieu sûr. » Ce mot a fait de lui l'égal de ses pères, et n'a point permis que la gloire prédestinée aux Scipions en Afrique s'interrompit en sa personne. Il était beau de vaincre Cartilage ; vaincre la mort fut sublime. Le général est en lieu sûr! Un général, et le général de Caton, devait-il mourir autrement?[89] Je ne te renvoie point aux récits de l'histoire et ne relèverai pas de siècle en siècle la liste si longue des contempteurs de la mort : jette les yeux sur notre époque même, accusée par nous de mollesse et de sensualité, tu verras des hommes de tout rang, de toute condition, de tout âge, qui ont coupé court au malheur par le suicide. Crois-moi, Lucilius, loin que le trépas soit à craindre, nous lui devons de ne plus craindre rien. Entends donc sans alarme les menaces de ton ennemi; et quoique ta conscience te rassure, comme parfois, en dehors de la cause, bien des influences prévalent, tout en espérant pleine justice, prépare-toi à la plus criante iniquité. Mais avant tout souviens-toi d'ôter aux choses leur fracas, de voir ce que chacune est en soi : tu n'y trouveras d'effrayant que ta propre terreur. Ce que tu vois arriver aux petits enfants, nous l'éprouvons, grands enfants que nous sommes : ils ont peur des personnes qu'ils aiment, auxquelles ils sont faits, qui jouent avec eux, s'ils les voient masquées.[90] Ce n'est pas seulement aux hommes, c'est aux choses qu'il faut enlever tout masque et rendre leur vrai visage. Pourquoi ces glaives et ces feux dont tu me menaces et ton cortège de bourreaux frémissants? Ecarte cet attirail qui te caché et qui terrifie l'insensé. Tu n'es que la mort ; et hier mon esclave, ma servante te bravaient.[91] Quoi! encore tes fouets, tes chevalets que tu m'étales en grand appareil, et tes instruments de torture adaptés chacun à chaque jointure de mes membres, et tes milliers d'autres machines pour déchirer l'homme en détail! Laisse là ces épouvantails, fais taire ces gémissements, ces accents de douleur, l'horreur de ces cris qu'arrachent les supplices. Tout cela n'est que la douleur dont tel goutteux ne se met pas en peine, qu'un mauvais estomac endure au sein des orgies, que supporte une faible femme dans l'enfantement. Douleur légère si je la puis souffrir, qui passe vite si je ne le puis pas.

Médite ces vérités mille fois entendues, mille fois répétées par toi : mais les as-tu franchement entendues, franchement répétées? que les effets le prouvent. Car le plus honteux reproche est celui qu'on nous fait d'avoir une philosophie de paroles, non d'actions. Eh quoi! sais-tu d'aujourd'hui seulement que la mort, que l'exil, que la douleur planent sur toi? C'est pour tout cela que tu es né. Pensons que tout ce qui peut arriver arrivera : ce que je te recommande là, je suis sûr que tu l'as fait. Jeté recommanderai maintenant de ne point abîmer ton âme dans les soucis de ce procès; elle s'émousserait et aurait moins de vigueur au moment de se relever. Oublie ta came pour celle où sont engagés tous les hommes, dis : « Je n'ai qu'un corps, mortel et fragile; les sévices ou la violence de plus puissant que moi ne sont pas les seules douleurs qui le menacent; ses plaisirs même se changent en tourments. Ses repas lui apportent l'indigestion; l'ivresse, des engourdissements, des tremblements de nerfs; l'incontinence lui contourne les pieds, les mains, toutes les articulations. Deviendrai-je pauvre? je serai du grand nombre. Exilé? je me croirai né où l'on m'enverra. On me garrottera? eh quoi! suis-je maintenant sans entraves? Ce corps est le bloc pesant où la nature m'a rivé. Je mourrai? je cesserai, veux-tu dire, d'être en butte à la maladie, en butte aux geôliers, en butte à la mort. »

Il serait trop fade de reprendre ici le refrain usé d'Epicure. Que la crainte des enfers est chimérique, qu'il n'y a point d'Ixion tournant sur sa roue, point de Sisyphe poussant de ses épaules un roc jusqu'au haut d'une montagne, point d'entrailles qui puissent renaître et se voir rongées quotidiennement.[92] » Nul n'est assez enfant pour craindre un Cerbère, un royaume des ombres, et ces âmes squelettes marchant tout d'une pièce avec leurs ossements décharnés. La mort anéantit ou affranchit l'homme. Affranchi, la meilleure partie de son être demeure : son fardeau lui est enlevé ; anéanti, rien de lui ne reste : biens et maux, tout a disparu. Souffre qu'ici je rappelle un de tes vers, en invitant d'abord à reconnaître que tu l'as écrit pour toi-même aussi bien que pour les autres ; car s'il est honteux de dire une chose et de penser le contraire, combien ne l’est-il pas plus d'écrire autrement qu'on ne pense? Je me souviens qu'un jour tu développais cette idée que l'homme ne tombe pas tout d'un coup dans la mort, qu'il s'y achemine pas à pas, que nous mourons chaque jour, car chaque jour nous dérobe une portion de vie,[93] et alors même que nous croissons, la somme de nos années décroît. La première enfance nous a échappé, puis le second âge, puis l'adolescence ; y compris hier, tout le temps écoulé n'est plus, et ce jour même que nous vivons nous le disputons pied à pied au néant. Comme ce n'est pas la dernière goutte d'eau qui vide la clepsydre, mais tout ce qui a fui précédemment, ainsi l'heure dernière, où nous cessons d'être, ne fait pas la mort à elle seule, mais seule elle la consomme. Alors nous arrivons au terme, mais dès longtemps nous y marchions. Ce qu'ayant esquissé, avec ta verve ordinaire et ces grands traits qui jamais toutefois ne pénètrent mieux que quand tu prêtes à la vérité ton langage, la mort c'est, disais-tu :

L'œuvre de tous nos jours, qu'un dernier jour achève.

Relis-toi plutôt que ma lettre, et il te sera démontré que cette crise redoutée par nous est notre dernière mort, mais n'est pas la seule.

Je vois où se portent tes yeux : tu cherches ce que j'ai enchâssé dans cette lettre, de quel homme j'y cite une parole généreuse, un utile précepte. La matière même que je viens de toucher me fournira mon envoi. Epicure ne gourmande pas moins ceux qui souhaitent de mourir que ceux qui en ont peur. « Il est ridicule, dit-il, de courir à la mort par dégoût de la vie, quand c'est notre manière de vivre qui nous fait courir à la mort. » Ailleurs encore : « Quoi de plus ridicule que d'invoquer la mort, quand tu as détruit le repos de ta vie par la crainte de mourir! » Et ceci, frappé au même coin : « Telle est l'imprévoyance des hommes ou plutôt leur démence, que l'effroi de la mort pousse certaines gens à se la donner.[94] » Quelle que soit celle de ces paroles que tu veuilles méditer, tu y puiseras force et courage pour subir la mort ou porter la vie. Car c'est double courage et double force qu'il nous faut pour ne pas trop aimer l'une, ni trop abhorrer l'autre. Lors même que la raison conseille d'en finir avec l'existence, ce n'est pas à la légère ni d'un mouvement brusque qu'il faut s'élancer. L'homme de cœur, le sage doit non pas s'enfuir de la vie, mais prendre congé. Et surtout gardons-nous d'une maladie qui s'est emparée de bien des gens, la passion du suicide. Car entre autres manies, cher Lucilius, il y a vers la mort volontaire une tendance irréfléchie de l'âme qui souvent saisit les caractères les plus généreux, les plus indomptables, comme aussi les plus lâches et les plus abattus : ceux-là parce qu'ils méprisent la vie, ceux-ci parce qu'elle les écrase. Il en est que gagne la satiété de faire et de voir les mêmes choses : vivre leur est non pas odieux, mais fastidieux : on glisse sur cette pente, poussé par la philosophie elle-même, quand on se dit : « Quoi ! toujours les mêmes impressions! toujours me réveiller, dormir, me rassasier, avoir faim, avoir froid, avoir chaud; rien qui finisse jamais! Tout cela fait cercle et s'enchaîne, se fuit et se succède. La nuit chasse le jour, et le jour la nuit ; l'été se perd dans l'automne, l'automne est pressé par l'hiver que le printemps vient désarmer : tout ne passe que pour revenir. Rien de nouveau à faire, rien de nouveau à voir. De cette routine aussi naît à la fin le dégoût. » Pour plusieurs, ce n'est pas que la vie leur semble amère, c'est qu'ils ont trop de la vie.[95]

LETTRE XXV.

Dangers de la solitude. — Se choisir un modèle de vie.

A l'égard de nos deux amis, deux routes diverses sont à prendre. Il y a dans l'un de vicieux penchants à réformer, dans l'autre il les faut rompre. J'userai avec celui-ci d'une liberté entière : je ne l'aime pas, si je crains de le heurter. « Comment! vas-tu dire; tenir en tutelle un pupille de quarante ans, y songes-tu? Considère son âge qui n'est plus souple ni maniable : le repétrir est impossible ; on ne façonne que ce qui est tendre. » J'ignore à quel point je réussirai, mais j'aime mieux manquer de succès que de confiance. Ne désespère pas de guérir le malade même qui l'est depuis le plus long temps, si tu tiens ferme contre tout écart de régime, si tu le forces, malgré mainte répugnance, à faire et à se laisser faire. Quant au premier des deux, il me laisse peu de motifs de confiance, sauf qu'il rougit encore de ses fautes. Il faut entretenir ce reste de pudeur : tant qu'elle survivra dans cette âme, il y aura lieu de bien augurer. Le second, plus endurci, veut plus de ménagement, je crois, de peur qu'il ne vienne à désespérer de lui-même; et jamais instants ne furent plus propices que ces intervalles de raison où il a l'air d'un homme guéri. Ces intermittences en ont imposé à d'autres ; moi je n'en suis pas dupe : je m'attends au retour de la fièvre avec redoublements, car je sais qu'elle sommeille et qu'elle n'a pas fui. Je donnerai quelques jours à son traitement, j'essayerai si l'on peut ou non faire quelque chose.

Toi, continue à te montrer homme de décision et réduis tes bagages. De toutes ces choses qui forment notre avoir nulle n'est indispensable. Retournons aux lois de la nature : la vraie richesse est sous notre main. Ce qu'il faut à l'homme ne coûte rien ou presque rien. Du pain, de l'eau, voilà ce qu'exige la nature ; nul n'est pauvre pour ces deux choses, c et qui borne là ses désirs peut disputer de félicité avec Jupiter lui-même, » comme dit Epicure dont tu peux lire la recommandation ci-incluse : « Agis en tout comme si Epicure te regardait. » Il est utile sans doute de s'être imposé un surveillant, d'avoir un modèle à contempler, qui intervienne et se fasse sentir dans toutes tes pensées. Il est bien plus admirable encore de vivre comme un la présence continuelle et sous les yeux de quelque homme de bien; mais, selon moi, c'est assez déjà d'agir en tout ce que l'on fait comme sous les yeux d'un témoin quelconque. La solitude encourage à tout ce qui est mal. Quand tu auras fait assez de progrès pour te pouvoir révérer toi-même, libre à toi de congédier ton directeur : jusque-là il te faut quelque autorité qui te maintienne.[96] Que ce soit ou Caton, ou Scipion, ou Lælius, ou tout autre dont la présence au milieu des gens les plus perdus de vices couperait court aux désordres; mais travaille à former en toi l'homme en face duquel tu n'oserais mal faire. Quand tu en seras là, quand tu commenceras à être toi-même en quelque honneur auprès de toi, je t'accorderai peu à peu comme droit ce dont Epicure a fait un conseil : « Sois plus que jamais seul avec toi-même, quand tu seras forcé d'être avec la foule.[97] »

Il faut te faire autre que le grand nombre. Jusqu'à ce que tu puisses sans risque te recueillir ainsi, regarde tous ces hommes : pas un qui ne gagne plus à être avec autrui qu'avec soi. « Sois plus que jamais seul avec toi-même quand tu seras forcé d'être avec la foule ; » oui, si tu es homme de bien, si tu es calme, tempérant: sinon, cherche dans la foule un asile contre toi-même. Seul, tu es trop près d'un méchant.[98]

LETTRE XXVI.

Eloge de la vieillesse.

Naguère je te disais que j'étais en présence de la vieillesse : j'ai déjà peur de l'avoir laissée derrière moi. Ce n'est déjà plus le nom qui convient à mon âge ou du moins à mon être physique ; car on appelle vieillesse l'époque de la lassitude, non celle où la force est brisée. Compte-moi parmi les décrépits, parmi ceux qui touchent à leur fin. Toutefois, entre nous, je me rends grâce; au moral je ne sens point l'injure des ans, bien que mon corps la ressente ; je n'ai de vieilli que mes vices et leurs organes. Mon âme, dans toute sa force, et ravie de n'avoir plus grand démêlé avec le corps, a déposé une bonne partie de son fardeau : elle est allègre et me conteste ma vieillesse : c'est pour elle la fleur de l'âge. Croyons-la donc; qu'elle jouisse de son beau moment.

Entrons dans l'examen de ce phénomène : distinguons, dans ce calme et cette retenue de mœurs, ce que je dois à la sagesse, ce que je dois à l'âge; rendons-nous bien compte de ce que je ne puis plus comme de ce que je ne veux plus faire, et si je puis encore certaines choses que je ne veux pas. Car pour ce que je[99] ne puis plus, je m'applaudis de mon impuissance. Quel motif de plainte en effet, quel désagrément y a-t-il, si ce qui doit cesser est tombé de soi-même? « Le pire désagrément, dis-tu, c'est de décroître, de dépérir et, à proprement parler, de se voir fondre. Au lieu d'un choc soudain qui nous terrasse, c'est l'âge qui nous mine ; et chaque jour nous vole quelque chose de nos forces. » Peut-on mieux sortir de la vie que quand la nature en dénoue la chaîne et nous laisse glisser vers le terme? Non que ce soit un mal d'être enlevé d'une façon brusque et imprévue ; mais c'est une allure commode de se sentir doucement emmené.

Pour moi, comme si je touchais au moment de l'épreuve, et que le jour qui doit juger toutes mes années[100] fût déjà venu, je m'examine et dis à part moi : « Non, jusqu'ici tes actes ni tes paroles n'ont rien prouvé. Légers et trompeurs garants de ta valeur morale, trop d'illusions les enveloppèrent : tes vrais progrès, la mort me les certifiera. » Je me dispose donc, sans le craindre, à ce jour où, dépouillant tout fard et tout subterfuge, je vais, juge de moi-même, savoir si mon courage est de paroles ou de sentiment; s'il n'y avait que feintes et mots de théâtre dans tous ces défis dont j'apostrophais la Fortune. Arrière l'opinion des hommes, toujours problématique et partagée en deux camps. Arrière ces études cultivées durant toute ta vie : la mort va prononcer sur toi. Il faut le dire : ni discussions philosophiques, ni entretiens littéraires, ni mots empruntés aux maximes des sages, ni langage érudit ne montrent la vraie force de l'âme : souvent les plus timides parlent avec le plus d'audace. On saura quels combats tu auras rendus, quand tu rendras[101] le dernier souffle. « J'accepte la condition et n'ai point peur de comparaître.[102] » Voilà ce que je me dis ; prends que je te l'ai dit à toi-même. Tu es plus jeune? Qu'importe? La mort ne compte pas les années. Ne sachant pas où elle t'attend, c'est, partout que tu dois l'attendre.

Je voulais finir ma lettre, et ma main s'apprêtait à la fermer, mais il faut que le rite s'accomplisse jusqu’au bout et que ma missive ait de quoi faire sa route. Quand je ne te dirais pas d'où je tirerai mon emprunt, tu sais dans quel coffre je puise. Attends quelque peu, et je te payerai sur mes fonds ; d'ici là j'ai pour prêteur Epicure : « Cherche bien, dit-il, lequel est plus commode, que la mort vienne à nous, ou nous à elle. » Sa pensée est claire : il est beau de s'étudier à mourir. Tu jugeras superflu peut-être d'apprendre un secret qui ne sert qu'une fois ; c'est pour cela même qu'on doit l'approfondir : il faut apprendre constamment ce qu'on ne peut s'assurer de bien savoir. Etudie-toi à mourir ! c'est me dire : « Étudie-toi à être libre. » Qui sait mourir ne sait plus être esclave : il se place au-dessus ou du moins hors de tout pouvoir. Que lui font les prisons, les gardes, les barreaux? Il a toujours une porte libre. Une seule chaîne nous retient captifs, l'amour de la vie.[103] Il faut non pas le répudier, mais tellement le restreindre qu'au besoin rien ne nous arrête et ne nous empêche de faire résolument et sur l'heure ce que tôt ou tard il faut faire.

LETTRE XXVII.

Il n'est de bonheur que dans la vertu. — Ridicules de Sabinus.

Ces avis que je te donne, tu demandes si moi-même je me les suis donnés. Me suis-je corrigé, moi, pour avoir le droit et le loisir de réformer autrui? — Je n'ai pas la présomption, malade que je suis, d'aller me mêlant de la cure des autres; mais couché comme toi dans la salle de douleurs, je t'entretiens de nos infirmités communes et te communique mes recettes. Écoute-moi donc comme si je me parlais à moi-même : je t'initie aux secrets de mon âme et t'appelle en tiers à mon interrogatoire. « Fais le calcul de tes années, m'écrié-je, et rougis de vouloir encore ce que tu voulais enfant, de faire les mêmes projets. Ose enfin t'être utile avant de mourir ; que tes vices meurent avant toi. Congédie ces plaisirs désordonnés que tu expieras chèrement : ils ne sont pas venus qu'ils nuisent déjà, ils sont partis qu'ils nuisent encore. Tout comme les angoisses du crime, ne l'eût-on pas pris sur le fait, ne passent point avec le crime même, ainsi aux plaisirs déshonnêtes survit encore le repentir. Ils ne sont point solides, point fidèles, et, lors même qu'ils ne nous nuisent pas, ils nous délaissent. Ah! plutôt cherche autour de toi quelque bien qui dure; et en est-il d'autre que celui que l'âme tire d'elle-même? La vertu seule donne une joie constante et libre de crainte : les obstacles qui lui surviennent sont des nuages qui glissent au-dessous d'elle et n'éclipsent jamais sa lumière. Quand te sera-t-il donné d'atteindre à cette félicité? Tu n'as point encore ralenti le pas, mais hâte-toi.[104] Il te reste beaucoup à faire, et il te faut y consacrer tes veilles, tes travaux, et payer de ta personne, si tu veux réussir. Ce n'est pas chose qui se laisse faire par délégués. Ailleurs, en littérature, les substituts sont admis. Il y eut de nos jours un Calvisius Sabinus, [105]un richard, qui avec la fortune d'un affranchi en avait le caractère. Je ne vis jamais homme d'une richesse plus impertinente. Sa mémoire était si mauvaise qu'il oubliait tantôt le nom d'Ulysse, tantôt celui d'Achille, tantôt celui de Priam, gens qu'il prétendait connaître comme l'enfant son pédagogue. Jamais vieux nomenclateur, forgeant les noms au lieu de les dire, ne qualifia tout de travers ses tribus de visiteurs, comme celui-ci les Troyens et les Grecs. Avec cela se donnant des airs d'érudit; et voici quel moyen expéditif il imagina. Il acheta à poids d'or des esclaves dont l'un savait par cœur Homère, l'autre Hésiode, neuf autres eurent les lyriques pour département. J'ai dit à poids d'or, et que cela ne te surprenne : ne les trouvant pas tout faits, il les avait commandés. Quand sa troupe fut toute recrutée, il se mit à harceler ses convives. Il la tenait postée à ses pieds pour qu'elle lui fournit de temps en temps des citations de vers, mais souvent il restait court au milieu d'un mot. Satellius Quadratus, l'un de ces rongeurs qui vivent de la sottise des riches, par conséquent leurs rieurs et, à ce double titre, aussi leurs railleurs, l'engageait à prendre des grammairiens pour lui ramasser les paroles. « Mais, dit Sabinus, ceux-ci me coûtent déjà cent mille sesterces pièce! —Vous auriez eu à moins, reprit l'autre, autant d'étuis à manuscrits. » Néanmoins notre homme s'était mis en tête qu'il savait ce que savaient tous ses gens. Le même Satellius lui conseillait de s'exercer à la lutte, lui maladif, pâle, tout grêle: « Et le moyen? objecta Sabinus; à peine ai-je le souffle. — Ne dites point cela, je vous prie; voyez tous ces robustes valets : leur vigueur n'est-elle pas à vous? »

Le bon sens ne se prête, ni ne s'achète; et, je pense, il serait à vendre qu'il n'aurait point d'acheteur. La folie en trouve tous les jours.

Reçois maintenant ce que je te dois, et je prends congé. « C'est une richesse que la pauvreté qui se règle sur la loi de la nature.[106] » Voilà ce que répète Epicure de mille et mille manières; mais on ne saurait assez redire ce qu'on ne peut assez retenir.[107] Aux uns il suffit d'indiquer les remèdes; à d'autres il faut les faire prendre de force.

LETTRE XXVIII.

Inutilité des voyages pour guérir l'esprit.

Il n'est arrivé, penses-tu, qu'à toi seul, et tu t'en étonnes comme d'une chose étrange, qu'un voyage si long et des pays si variés n'aient pu dissiper la tristesse et l'abattement de ton esprit. C'est d'âme qu'il faut changer, non de climat.[108] Vainement tu as franchi la vaste mer; vainement, comme dit notre Virgile.

Terre et cités ont fui loin de tes yeux,[109]

tes vices te suivront, n'importe où tu aborderas. A un homme qui faisait la même plainte Socrate répondit : « Pourquoi t'étonner que tes courses lointaines ne te servent de rien? C'est toujours toi que tu promènes. Tu as en croupe l'ennemi qui t'a chassé. » Quel bien la nouveauté des sites peut-elle faire en soi, et le spectacle des villes ou des campagnes? Tu es ballotté, hélas! en pure perte. Tu veux savoir pourquoi rien ne te soulage dans ta triste fuite ! Tu fuis avec toi. Dépose le fardeau de ton âme : jusque-là point de lieu qui te plaise. Ton état, songes-y, est celui de la prêtresse que Virgile introduit déjà exaltée et sous l'aiguillon, et toute remplie d'un souffle étranger:

La prêtresse s'agite et tente, mais en vain,

De secouer le dieu qui fatigue son sein.[110]

Tu cours çà et là pour rejeter le faix qui te pèse; et l'agitation même le rend plus insupportable. Ainsi sur un navire une charge immobile est moins lourde : celle qui roule par mouvements inégaux fait plus tôt chavirer le côté où elle porte. Tous tes efforts tournent contre toi, et chaque déplacement te nuit : tu secoues un malade.[111] Mais, le mal extirpé, toute migration ne te sera plus qu'agréable. Qu'on t'exile alors aux extrémités de la terre ; n'importe en quel coin de pays barbare on l’aura cantonné, tout séjour te sera hospitalier. Le point est de savoir quel tu arriveras, non sur quels bords : et c'est pourquoi notre âme ne doit s'attacher exclusivement à aucun lieu. Il faut vivre dans cette conviction : « Je ne suis pas né pour un seul coin du globe; ma patrie c'est le monde entier. » Cela nettement conçu, tu ne serais plus surpris de ne point trouver d'allégement dans la diversité des pays où te pousse incessamment l'ennui de ce que tu vis d'abord ; le premier endroit t'aurait su plaire, si tu voyais en tous une patrie. Mais tu ne voyages pas, tu te fais errant et passif, et d'un lieu tu passes à un autre quand l'objet tant cherché par toi, le bonheur, est placé partout. Y a-t-il quelque part si broyant pêle-mêle qu'au forum? Là encore on peut vivre en paix, si l'on est contraint d'y loger. Mais si le choix m'est laisse libre, je fuirai bien loin l'aspect même et le voisinage du forum. Comme en effet les lieux malsains attaquent le plus ferme tempérament; ainsi pour l'âme bien constituée, mais qui n'a point encore atteint ou recouvré toute sa vigueur, il est des choses peu salubres.[112] Je ne pense point comme ceux qui s'élancent au milieu de la tourmente et qui, épris d'une vie tumultueuse, luttent quotidiennement d'un si grand courage contre les affaires et leurs difficultés. Le sage supporte ces choses, il ne, les cherche pas : il préfère la paix à la mêlée. On ne gagne guère à s'être affranchi de ses vices, s'il faut guerroyer avec ceux d'autrui. « Trente tyrans, dis-tu, tenaient Socrate bloqué de toute part, et ils n'ont pu briser son courage. » Qu'importe le nombre des maîtres? Il n'y a qu'une servitude; et qui la brave, quelle que soit la foule des tyrans, est libre.

Il est temps de finir ma lettre, mais pas avant le port payé. « Le commencement du salut, c'est la connaissance de sa faute. » Excellente parole d'Epicure, à mon sens. Car si j'ignore que je fais mal, je ne désire pas me corriger; et il faut se prendre en faute avant de s'amender. Certaines gens font gloire de leurs vices. Crois-tu qu'on songe le moins du monde à se guérir, quand on érige ses infirmités en vertus? Donc, autant que tu pourras, prends-toi sur le fait: informe contre toi-même; remplis d'abord l'office d'accusateur, puis déjuge, enfin d'intercesseur, et sois quelquefois sans pitié.

LETTRE XXIX.

Des avis indiscrets. — Que le sage plaise à lui-même, non à la foule.

Tu me questionnes sur notre ami Marcellinus et tu veux savoir ce qu'il fait. Rarement il vient nous voir, et rien ne l'en empêche que la crainte d'entendre la vérité. De ce côté-là il est en sûreté : car la vérité ne doit se dire qu'a ceux qui veulent l'entendre. Aussi Diogène, et avec lui les autres cyniques qui usaient indistinctement de leur franc parler et faisaient des remontrances à tout venant, nous laissent en doute s'ils eurent raison d'agir ainsi. Que penser d'un homme qui réprimanderait un sourd, un muet de naissance ou par maladie? « Pourquoi, dis-tu, être avare de paroles? Elles ne coûtent rien. Je ne puis savoir si je rends service à l'homme que j'avertis : mais je sais que je rendrai service à quelqu'un, si j'en avertis plusieurs. Semons à pleine main : il ne se peut faire qu'on ne réussisse quelquefois quand on multiplie les essais. » Voilà, Lucilius, ce qu'à mon sens une âme élevée ne doit pas faire : elle énerverait son crédit et n'aurait plus assez d'influence sur ceux qu'en se prodiguant moins elle pourrait corriger. Ce n'est pas de temps à autre qu'un archer doit frapper le but, mais de temps à autre il le peut manquer. Il n'y a point d'art quand c'est le hasard qui amène le succès. La sagesse est un art : elle doit tendre au certain, choisir les âmes capables de progrès, quitter celles dont elle désespère, mais ne les pas quitter trop vite, et lors même qu'elle perd l'espérance, tenter les suprêmes remèdes. Marcellinus, pour moi, n'est pas encore désespéré. On peut le sauver encore, à condition qu'on lui tende promptement la main. On risque, il est vrai, si on la lui tend, de se voir entraîné : car il y a dans cet homme une grande vigueur d'esprit, mais avec tendance vers le mal. Néanmoins je courrai ce risque : j'oserai lui dévoiler ses plaies. Il fera comme toujours, il s'armera de ces plaisanteries qui feraient rire l'affliction même ; il se moquera de lui d'abord, puis de nous : tout ce que j'ai à lui dire il le dira d'avance. Il fouillera dans nos écoles et objectera aux philosophes leurs salaires, leurs maîtresses, leur bonne chère, me montrera l'un en commerce adultère, l'autre à la taverne, un autre à la cour.[113] Il me montrera le jovial philosophe Ariston[114] dissertant en litière (car il s'était réservé ce moment pour produire sa doctrine), Ariston, sur la secte duquel on interrogeait Scaurus qui répondit : « A coup sûr il n'est pas péripatéticien.[115] » Et Julius Græcinus, homme de mérite, sollicité de faire connaître son sentiment sur ce même philosophe : « Je ne sais qu'en dire, car j'ignore ce qu'il sait faire à pied ; » comme s'il s'agissait d'un gladiateur qui combat sur un char. Puis il me jettera à la tête ces charlatans qui, pour l'honneur de la philosophie, eussent mieux fait de la laisser là que d'en trafiquer. N'importe: je suis résolu à essuyer ses brocards. Qu'il me fasse rire : peut-être le ferai-je pleurer ; ou, s'il persévère dans son rire, je me réjouirai, autant qu'on peut le faire auprès d'un malade, qu'il ait gagné une folie gaie. Mais cette gaieté-là ne tient guère; observe bien: tu verras les mêmes hommes passer à très peu d'intervalle de leurs accès de rire à des accès de rage. Je me suis proposé d'entreprendre Marcellinus et de lui faire voir qu'il valait beaucoup mieux, quand bien des gens l’estimaient moins. Si je n'extirpe point ses vices, j'arrêterai leurs progrès; ils ne cesseront pas, mais auront leurs intermittences; peut-être même cesseront-ils, si ces intermittences passent en habitude. Ce résultat n'est pas à dédaigner, car aux affections graves d'heureux moments de relâche tiennent lieu de santé. Tandis que je me prépare à cette cure, toi qui as force et intelligence, qui sais d'où et jusqu'où tu es parvenu, qui par là pressens à quelle hauteur tu dois monter encore, achève de régler tes mœurs, de relever ton courage, tiens bon contre les terreurs de la vie et ne considère pas le nombre de ceux qui t'inspirent la crainte. Ne serait-ce pas folie, dis-moi, de craindre la foule en un lieu où l'on ne passe qu'un à la fois? De même il n'y a point accès en toi pour plus d'un meurtrier, bien que plusieurs te menacent. Ainsi la nature l'a réglé : un seul homme pourra t'arracher la vie, tout comme un seul te l'a donnée.

Si tu avais quelque discrétion, tu me ferais remise de mon dernier tribut : moi du moins je ne lésinerai pas sur un reliquat d'intérêt, et ce que je te dois le voici : « Jamais je n'ai voulu plaire au peuple; ce que je sais n'est pas de son goût; et ce qui serait de son goût, je ne le sais pas. » Qui a dit cela? demandes-tu; comme si tu ne connaissais plus qui je charge de « payer pour moi! C'est Epicure. Mais tous te crieront la même chose dans toutes les écoles : péripatéticiens, académiciens, stoïciens, cyniques. Est-il un homme, si la vertu lui plaît, qui paisse plaire au peuple? C'est par de méchantes voies que s'obtient sa faveur : il faut se rendre semblable à lui : il ne t'approuve pas, s'il ne se reconnaît en toi. Or le plus important de beaucoup est le jugement de ta conscience, non l'opinion d'autrui. On ne se concilie que par de honteux moyens l'amour de ceux qui ont perdu toute honte. Mais quel bien devras-tu à cette philosophie tant vantée, si préférable à tous les arts et à toutes les choses de la vie? Tu lui devras d'aimer mieux plaire à toi-même qu'à la foule, de peser les suffrages, non de les compter, de vivre sans crainte devant les dieux comme devant les hommes, de vaincre tes maux ou d'y mettre fin. Oui, si j'entendais autour de toi les acclamations du vulgaire, si ton apparition provoquait les cris de joie, les battements de mains, l'accueil bruyant qu'on décerne à des pantomimes, si les enfants et les femmes chantaient tes louanges par la ville, pourrais-je n'avoir pas pitié de toi quand je sais quelle voie mène à cette popularité?[116]

LETTRE XXX.

Attendre la mort de pied ferme, à l'exemple de Bassus.

Je viens de voir Bassus Aufidius,[117] excellent homme, battu en brèche par le temps contre lequel il lutte avec vigueur ; mais la charge devient trop forte pour qu'il se puisse relever ; la vieillesse est venue l'assaillir tout entière et de tout son poids. Tu sais qu'il fut toujours d'une complexion débile et appauvrie : longtemps il l'a maintenue et, pour dire plus vrai, rajustée : elle vient de manquer tout à coup. Quand l'eau s'infiltre dans un navire par une ou deux voies, on y remédie; mais s'il s'entrouvre et cède en plusieurs endroits, si ses flancs éclatent de toutes parts, tout secours devient impossible : ainsi un corps vieillissant trouve des supports momentanés pour étayer sa décadence ; mais si le ruineux édifice se disjoint dans toute sa charpente ; si, quand on le soutient d'un côté, un autre se détache, il faut chercher par où faire retraite. Notre Bassus n'en garde pas moins tout l'enjouement de son esprit. C'est à la philosophie qu'il le doit : en présence de la mort il est gai : quel que soit son état physique, il est courageux et serein, et ne s'abandonne pas quand ses organes l'abandonnent. Un bon pilote tient encore la mer avec sa voile déchirée; dégarni même de ses agrès, il radoube encore ces débris pour de nouvelles courses. Ainsi fait notre Bassus : il voit venir sa fin avec une sécurité d'esprit et de visage qui, s'il regardait de même celle d'autrui, passerait pour insensibilité. C'est une grande chose, Lucilius, et qui demande un long apprentissage, que de savoir, quand arrive l'heure inévitable, partir sans murmure. Aux autres causes de trépas se mêle encore de l'espérance. Une maladie cesse, un incendie se laisse éteindre ; un écroulement qui semblait devoir nous écraser, nous porte mollement jusqu'à terre ; le flot qui nous engloutissait nous rejette par cette même force d'absorption sains et saufs sur la rive ; le soldat a baissé son glaive devant la tête qu'il allait trancher; mais plus d'espoir pour l'homme que la vieillesse traîne à la mort : auprès d'elle seule point d'intercession possible. C'est la plus douce mais aussi la plus longue façon de mourir. Bassus me semblait suivre ses propres obsèques et s'enterrer, et comme se survivre, et agir en sage qui se regrette sans faiblesse. Car la mort est son texte ordinaire; et il met tous ses soins à nous persuader que s'il y a du dommage ou de la crainte à éprouver dans cette affaire, c'est la faute du mourant, non de la mort; qu'il n'y a en elle rien de fâcheux, pas plus qu'après elle. Or on est aussi fou de craindre un dommage qui n'aura pas lieu qu'un coup qu'on ne sentira point. Peut-on croire qu'il nous arrivera de sentir ce par quoi nous ne sentons plus? « Oui, dit-il, la mort est tellement exempte de tout mal, qu'elle l'est même de toute crainte de mal. »

Ces vérités, je le sais, se sont dites souvent, se rediront souvent encore ; mais elles ne m'ont jamais tant profité ni dans les livres, ni dans la bouche de gens qui blâmaient la crainte d'un mal dont ils se voyaient loin. Combien plus d'autorité prennent sur moi les discours d'un homme parlant de sa fin toute prochaine ! Et pour dire ce que je pense, je crois qu'on est plus ferme dans l'agonie qu'aux premières approches de la mort. Présente, elle donne aux âmes les moins exercées le courage de ne plus éviter l'inévitable. Ainsi le gladiateur qui dans toute la lutte fut le plus timide, tend la gorge à l'adversaire et y dirige le fer incertain. Mais l'idée d'un trépas voisin, infaillible surtout, exige un courage aussi soutenu qu'énergique ; or il est rare et ne peut s'obtenir que du sage. Aussi avec quelle avidité je l'écoutais m'énoncer en quelque sorte son arrêt sur la mort et me révéler un mystère qu'il avait sondé de plus près! Il aurait sur toi, j'imagine, plus de créance et plus de poids, le récit d'un homme revenu à la vie pour t'affirmer sur son expérience que la mort n'est nullement un mal. Quant aux approches de cette mort et aux angoisses qu'elle apporte, qui peut mieux te les décrire que ceux qui furent avec elle en présence, qui la virent venir et lui ouvrirent leur porte? Tu peux mettre Bassus de ce nombre : il a voulu nous désabuser. Craindre le trépas, nous dit-il, est aussi absurde qu'il le serait de craindre la vieillesse. Tout comme la vieillesse succède à un âge plus jeune, ainsi la mort à la vieillesse. C'est n'avoir pas voulu vivre que de ne vouloir pas mourir. La vie, en effet, nous fut donnée sous la condition de la mort : elle nous y achemine. Craindre de mourir est donc une folie : car on doit attendre le certain, le douteux seul s'appréhende. La mort est une égale et invincible nécessité pour tous. Qui peut se plaindre d'une fatalité dont nul n'est exempt?[118] La base première de l'équité c'est l'égalité.[119] Mais il est superflu de justifier ici la nature qui n'a imposé à l'homme d'autre loi que la loi qu'elle subit elle-même. Tout ce qu'elle a formé elle le décompose, et le décompose pour former de nouveau. Mais l'homme assez heureux pour se voir doucement congédié par la vieillesse qui, au lieu de l'arracher tout d'un coup à la vie, l'en retire pas à pas, ne doit-il pas des actions de grâce à tous les dieux pour l'avoir conduit rassasié de jours jusques au repos si nécessaire à l'humanité, si agréable a la fatigue? Tu vois des gens souhaiter la mort avec plus d'ardeur que les autres ne demandent la vie. Je ne sais lesquels à mon sens nous encouragent le plus, de ceux qui sollicitent la mort on de ceux qui l'attendent gaiement et en paix; chez les premiers, en effet, c'est parfois un transport furieux, un dépit soudain ; chez les seconds c'est le calme d'une décision ferme. On peut courir à la mort dans un accès de fureur contre elle ; mais nul ne l'accueille d'un front serein que celui qui, de longue main, s'y est disposé. Je l'avoue donc : j'ai multiplie mes visites chez cet homme qui m'est cher, et je l'ai fait pour plus d'un motif; je voulais savoir si chaque fois je le trouverais le même, si avec ses forces physiques ne baisserait pas sa vigueur d'âme ; mais elle croissait visiblement, tout comme l'allégresse du coureur qui touche au septième stade et à la palme. Il disait, fidèle aux dogmes d'Epicure : « D'abord, j'ai l'espoir que le dernier soupir n'a rien de douloureux; sinon, le mal est du moins un peu allégé par sa brièveté même : car point de longue douleur qui soit grande. Et puis je me représenterai, dans cette séparation même de l'âme et du corps, que si elle n'a pas lieu sans souffrance, après celle-là nulle autre douleur n'est possible. Ce dont je ne doute pas, au reste, c'est que l'âme du vieillard est sur le bord de ses lèvres, et qu'il se lui faut pas grand effort pour s'arracher de sa prison. Le feu qui s'est pris à une matière solide ne peut être éteint que par l'eau et quelquefois par l'écroulement de ce qu'il dévore ; celui qui n'a plus d'aliments tombe de lui-même. »

C'est avec charme, Lucilius, que j'écoute ces paroles, non comme nouvelles, mais comme me mettant en présence de la crise réelle. — Quoi ! n'ai-je donc pas été témoin d'une foule de trépas volontaires? — Oui, je l'ai été ; mais il a bien plus d'autorité sur moi l'homme qui se présente à la mort sans haine de la vie, l'homme qui l'accueille sans l'aller chercher. « Si nous la ressentons comme un tourment, disait-il, c'est notre faute: nous prenons l'alarme dès que nous la croyons proche de nous. Eh ! de qui n'est-elle pas proche? Partout et toujours elle est là. Considérons donc, poursuivait-il, alors qu'une cause de mort quelconque semble venir à nous, combien d'autres sont plus voisines que nous ne craignons pas ! » Un homme était menacé de la mort par son ennemi : une indigestion la prévint. Si nous voulons démêler les motifs de nos frayeurs, nous les trouverons tout autres qu'ils ne semblent. Ce n'est pas la mort que l'on craint, c'est l'idée qu'on s'en fait ; car, par rapport à elle, nous sommes toujours à même distance. Oui, si elle est à craindre, elle l'est à chaque instant, car quel instant est privilégié contre elle?

Mais je dois appréhender que de si longues lettres ne te semblent plus haïssables que la mort : c'est pourquoi je finis. Toi seulement, songe toujours à cette dernière heure pour ne la craindre jamais.

LETTRE XXXI.

Dédaigner les vœux même de nos amis et l'opinion du vulgaire.

Je reconnais mon Lucilius : il commence à se montrer tel qu'il l'avait promis. Suis cet élan de l'âme vers tout ce qui fait sa richesse, en foulant aux pieds ce que le vulgaire appelle biens. Je ne te souhaite ni plus grand ni meilleur que tu n'aspirais à l'être. Tes plans furent jetés sur de larges assises ; remplis seulement la tâche que tu t'es faite, et mets en œuvre les matériaux que tu portes avec toi. En deux mots, tu feras sagement si tu te bouches les oreilles, non pas avec de la cire, c'est trop peu; il faut quelque chose de plus ferme et de plus compacte que ce qu'Ulysse employa, dit-on, pour son équipage. Cette voix qu'il redoutait était séduisante, mais n'était pas celle de tout un peuple : la voix qu'il te faut redouter, ce n'est pas d'un seul écueil, c'est de tous les points du globe qu'elle t'assiège et retentit. Tu dois côtoyer plus d'une plage suspecte où la volupté tend ses pièges ; toute cité est à fuir : sois sourd pour ceux qui t'aiment le plus. Ils forment du meilleur cœur les plus funestes vœux; et si tu veux être heureux, prie les dieux qu'ils ne t'envoient rien de ce qu'on te souhaite. Ce ne sont pas des biens que toutes ces choses dont on voudrait te voir comblé : il n'est qu'un bien qui donne et consolide la vie heureuse : être sûr de soi. Or celui-là ne peut nous échoir, si nous ne méprisons la fatigue et ne la mettons au rang de ce qui n'est ni bien ni mal. Car il ne peut se faire qu'une chose soit tantôt mauvaise, tantôt bonne, tantôt légère et supportable, tantôt horrible à envisager. Ce n'est pas la fatigue qui est un bien; où donc est le bien? Dans le mépris de la fatigue. Aussi blâmerai-je toute activité sans but; quant aux hommes qui se portent vers l'honnête, plus ils font effort, sans se laisser ni vaincre ni arrêter en leur chemin, plus je les admire et leur crie : « Redoublez de courage, faites provision de souffle et franchissez la montagne, s'il se peut, tout d'une haleine. La fatigue est l'aliment des fortes âmes. » Ne va donc pas, dans les vœux jadis formés par tes parents, choisir ce que tu voudras obtenir et souhaiter pour toi : et, après tout, un homme qui a traversé de si hauts postes doit rougir d'importuner encore les dieux. Qu'est-il besoin de vœux? Fais-toi heureux toi-même ; et tu le seras, si tu reconnais pour vrais biens ceux qu'accompagne la vertu, et pour déshonnête tout ce à quoi la méchanceté s'allie. De même que sans un mélange de lumière il n'est rien de brillant, et rien de sombre s'il ne porte en soi ses ténèbres ou n'attire quelque obscurité ; de même que sans l'auxiliaire du feu il n'est point de chaleur, et sans l'air point de froid; ainsi l'honnête ou le honteux naissent de l'alliance de la vertu ou de la méchanceté.

Qu'est-ce donc que le bien? La science. Qu'est-ce que le mal? L'ignorance. L'homme éclairé dans l'art de vivre sait rejeter ou choisir, selon le temps. Mais il ne craint point ce qu'il rejette, il n'admire point ce qu'il choisit, s'il a l'âme grande et invincible. Je ne veux pas que la tienne fléchisse et s'abatte. Ne pas refuser le travail est trop peu : implore-le. « Mais quel est le travail frivole et superflu? » Celui où t'appellent des motifs peu nobles. Il n'est pas mauvais par lui-même, pas plus que le travail consacré à de nobles choses, parce que c'est là proprement la patience de l'âme qui s'excite aux rudes et difficiles entreprises, qui se dit : « Pourquoi languir? Est-ce à un homme à craindre les sueurs? » Joins à l'amour du travail, pour que la vertu soit parfaite, une égalité de vie soutenue et conforme en tout à elle-même, accord impossible sans le bienfait de la science, sans la connaissance des choses divines et humaines. Voilà le souverain bien : sache le conquérir, et tu deviens le compagnon des dieux, non plus leur suppliant, « Comment, dis-tu, parvenir aussi haut?» Ce n'est ni par l'Apennin ou l'Olympe, ni par les déserts de Candavie; point de Syrtes, ni de Scylla, ni de Charybde à affronter, bien que tu aies traversé tout cela au prix d'une chétive mission. Elle est sûre, elle est pleine de charmes, la route pour laquelle t'a approvisionné la nature. Soutenu de ses dons, si tu n'y es pas infidèle, tu t'élèveras au niveau de Dieu. Or ce niveau, ce n'est pas l'argent qui t'y place : Dieu ne possède rien ; ce n'est pas la prétexte : Dieu est nu;[120] ce n'est ni la renommée, ni l'ostentation de tes mérites, ni ta gloire au loin répandue chez les peuples : nul ne connaît Dieu, beaucoup en pensent mal et impunément; ce n'est pas non plus cet essaim d'esclaves qui vont portant ta litière par la ville et dans tes voyages : ce Dieu, le plus grand et le plus puissant des êtres, porte lui-même l'univers. Ni la beauté ni la force ne sauraient faire ton bonheur : ni l'un ni l'autre ne résiste au temps. Il faut chercher ce qui ne se détériore pas de jour en jour, ce à quoi rien ne fait obstacle. Que sera-ce donc? L'âme, mais l'âme dans sa droiture, sa bonté, sa grandeur. Peux-tu voir en elle autre chose qu'un Dieu qui s'est fait l'hôte d'un corps mortel?[121] Cette âme peut tomber dans un chevalier romain, comme dans un affranchi, comme dans un esclave. Qu'est-ce, en effet, qu'un chevalier, un affranchi, un esclave? Qualifications créées par l'orgueil ou l'usurpation. On peut s'élever vers le ciel du lieu le plus infime : eh bien,

Qu’un élan généreux

Te transforme à ton tour en digne fils des dieux.[122]

Mais se transformer ce n'est point reluire d'or et d'argent : on ne peut avec cette matière reproduire la ressemblance divine:[123] songe qu'au temps où ils nous furent propices les dieux étaient d'argile.[124]

LETTRE XXXII.

Compléter sa vie avant de mourir.

Je m'informe de toi et je demande à tous ceux qui viennent de tes parages ce que tu fais, où et avec qui tu demeures. Tu ne saurais me payer de mots : je suis avec toi. C'est à toi de vivre comme si j'allais apprendre tous tes actes ou plutôt les voir. Veux-tu savoir, dans tout ce qu'on me dit de toi, ce qui me charme le plus? Que l'on ne m'en dit rien, que la plupart de ceux que j'interroge ignorent ce que tu fais. Voilà qui est salutaire, de ne pas vivre avec qui ne nous ressemble point et a des goûts différents des nôtres. Oui, j'ai la confiance qu'on ne pourra te faire dévier et que tu persisteras dans tes plans, en dépit des sollicitations qui t'assiègent en foule. Que te dirai-je? Je ne crains pas que l'on te change, mais qu'on embarrasse ta marche. C'est beaucoup nuire déjà que d'arrêter : cette vie est si courte! et notre inconstance l'abrège encore en nous la faisant recommencer sans cesse. Nous la morcelons en trop de parcelles, nous la déchiquetons. Hâte-toi donc, cher Lucilius, et songe combien tu redoublerais de vitesse, si tu avais l'ennemi à dos, si tu soupçonnais l'approche d'une cavalerie lancée sur les pas des fuyards. Tu en es là; on te serre de près; fuis plus vite et trompe l'ennemi. Ne t'arrête qu'en lieu sûr, et considère souvent que c'est une belle chose à l'homme de compléter sa vie avant de mourir, puis d'attendre en sécurité ce qui lui reste de jours à vivre, fort de sa propre force et en possession d'une existence heureuse qui ne gagne pas en bonheur à être plus longue. Oh! quand verras-tu l'heureux temps où tu sentiras que le temps ne t'importe plus, où tranquille et sans trouble, insoucieux du lendemain, tu auras à satiété joui de tout ton être! Veux-tu savoir ce qui rend les hommes avides de l'avenir? C'est que pas un ne s'est appartenu. Tes parents à coup sûr ont fait pour toi d'autres vœux que le mien ; car au rebours de leurs souhaits, je veux te voir mépriser tout ce qu'ils voulaient accumuler sur toi. Leurs désirs dépouillaient quantité d'hommes pour t'enrichir : tout ce qu'ils transportaient à leur fils, c'est à d'autres qu'on l'aurait pris. Je te souhaite la disposition de toi-même, et que ton âme agitée de vagues fantaisies puisse enfin se rasseoir et se fixer, qu'elle sache se plaire, et qu'arrivée à l'intelligence des vrais biens, intelligence que suit aussitôt la possession, elle n'ait pas besoin d'un surcroît d'années. Il a enfin franchi les épreuves de la nécessité, il est émancipé, il est libre celui qui vit encore après que sa vie est achevée.

LETTRE XXXIII.

Sur les sentences des philosophes. Penser à son tour par soi-même.

Tu désires que, pour appendice à mes lettres, je te donne comme précédemment un choix de sentences de nos grands maîtres. Ce n'est pas de bleuets qu'ils se sont occupés : tout le tissu de leur œuvre est d'une beauté mâle; c'est la preuve d'un génie inégal de ne briller que par saillies. On n'admire point un arbre isolé quand la forêt s'élève toute à la même hauteur.[125] Ces sortes de sentences abondent dans les poètes, abondent dans les historiens. Je ne veux donc pas que tu en fasses honneur à Epicure : elles sont à tout le monde et notamment à notre école. Mais chez lui on les remarque mieux parce qu'elles y apparaissent à intervalles rares, qu'elles sont inattendues, et que de fermes paroles étonnent venant d'un homme qui fait profession de mollesse. Car c'est ainsi que presque tous le jugent ; pour moi Epicure est un homme de cœur, bien qu'il ait des manches à sa robe.[126] Le courage et l'action, et le génie de la guerre peuvent se trouver chez les Perses comme chez les peuples à toge relevée. N'exige donc plus de ces traits détachés et pris çà et là : il y a chez nous continuité de ce qui fait exception chez les autres. Aussi n'avons-nous point d'étalage qui frappe les yeux; nous n'abusons point l'acheteur pour ne lui offrir, une fois entré, rien de plus que la montre suspendue au dehors. Nous laissons chacun prendre à son choix ses échantillons. Quand nous voudrions, dans cette multitude de pensées heureuses, en trier quelques-unes, à qui les attribuerions-nous? A Zénon, à Cléanthe, à Chrysippe, à Panætius, à Posidonius. Nous ne sommes pas sujets d'un roi : chacun relève de soi seul. Chez nos rivaux, tout ce qu'a dit Hermachus; tout ce qu'a dit Métrodore s'impute au même maître. Tout ce qui fut traité par le moindre disciple sous la tente épicurienne l'a été par l'inspiration et sous les auspices du chef. Nous ne pouvons, je le répète, quand nous l'essaierions, extraire rien d'un si grand nombre de beautés toutes égales.

Pauvre est celui dont le troupeau se compte.[127]

N'importe où tu jetterais les yeux, tu tomberais sur des traits dignes de remarque, s'ils ne se lisaient pêle-mêle avec d'autres semblables. Ainsi ne compte plus pouvoir en l'effleurant goûter le génie des grands hommes : il faut le sonder dans toute sa profondeur, le manier tout entier. Ils font une œuvre de conscience : chaque fil tient sa place dans la contexture du dessin : ôtes-en un seul, toute l'ordonnance est détruite. Je ne te défends point d'analyser tel ou tel membre, mais que ce soit sur l'homme lui-même. Une belle femme n'est point celle dont on vante le bras ou la jambe, mais bien celle chez qui les perfections de l'ensemble absorbent l'admiration que mériteraient les détails. Si toutefois tu l'exiges, je ne serai pas chiche avec toi, je te servirai à pleine main. La matière est riche et s'offre à chaque pas : on n'a qu'à prendre, sans choisir. Là tout coule non pas goutte à goutte, mais à flots : tout est continu, tout se lie. Je ne doute pas qu'un tel recueil ne profite beaucoup aux âmes encore novices et aux auditeurs non initiés, vu qu'on retient plus aisément des préceptes concis et comme enfermés dans un vers. Si l'on fait apprendre même aux enfants des sentences et de ces apophtegmes que les grecs appellent χριὰς, c'est que tout cela est à portée de leur naissante intelligence qui ne peut rien saisir au delà dont l'utilité soit certaine.

Il est peu digne d'un homme d'aller cueillant de menues fleurs, de s'appuyer d'un petit nombre d'adages rebattus, de se guinder sur des citations. Qu'il s'appuie sur lui-même, que ce soit lui qui parle, non ses souvenirs. Honte au vieillard et à l'homme arrivé en vue de la vieillesse qui n'a pour sagesse que de remémorer celle d'autrui. Zénon a dit ceci ; — Et toi? Cléanthe a dit cela; — Et toi? Ne t'ébranleras-tu jamais qu'à la voix d'un autre? Chef à ton tour, dis-nous des choses qui se retiennent, tire de ton propre fonds. Oui, tous ces hommes, jamais autorités, toujours interprètes, tapis à l'ombre d'un grand nom,[128] selon moi n'ont rien de généreux dans l'âme, n'osant jamais faire une fois ce qu'ils ont appris mille. Ils ont exercé sur l'œuvre d'autrui leur mémoire; mais autre chose est le souvenir, autre chose la science. Se souvenir, c'est garder le dépôt commis à la mémoire; savoir, au contraire, c'est l'avoir fait sien, ne pas être en face de son modèle un écho, ni tourner chaque fois les yeux vers le maître.[129] Tu me cites Zénon, puis Cléanthe. Eh ! mets donc quelque différence entre toi et le livre. Quoi ! toujours disciple! il est temps que tu fasses la leçon. Ai-je besoin qu'on me récite ce que je puis lire? — Mais la parole fait beaucoup. — Non pas certes quand je la prête aux phrases qui ne sont pas de moi et que je joue le rôle de greffier. Ajoute que ces hommes, toujours en tutelle, d'abord suivent les anciens dans une étude où pas un ne s'est risqué, qui ne s'écartât du devancier, étude où l'on cherche encore la vraie voie; or jamais on ne la trouvera si l'on se borne aux découvertes connues. Et d'ailleurs qui se fait suivant ne découvre, ne cherche même plus rien, c Pourquoi donc n'irais-je pas sur les traces de mes prédécesseurs? » Oui, prenons la route frayée; mais si j'en trouve une plus proche et plus unie, je me l'ouvrirai. Ceux qui avant nous ont remué le sol de la science ne sont pas nos maîtres, mais nos guides. Ouverte à tous, la vérité n'a point jusqu'ici d'occupant : elle garde pour nos neveux une grande part de son domaine.[130]

LETTRE XXXIV.

Encouragements à Lucilius.

Je grandis, je triomphe, et secouant les glaces de l'âge je me sens réchauffé chaque fois que ta conduite et tes lettres m'apprennent combien tu t'es dépassé toi-même, car dès longtemps tu as laissé la foule derrière toi. Si l'agriculteur est charmé quand ses arbres se couronnent de fruits; si le berger prend plaisir à voir multiplier son troupeau ; s'il n'est personne qui n'envisage comme siens les progrès physiques de l'enfant qu'il a nourri, que penses-tu qu'éprouve l'homme qui a fait l'éducation d'une âme, qui l'a façonnée tendre encore et qui la voit tout d'un coup grande et forte? Eh bien! je te revendique, moi : tu es mon ouvrage. Aux dispositions que je t'ai reconnues, j'ai mis sur toi la main, t'encourageant, te pressant de l'aiguillon : et impatient de toute lenteur, je t'ai poussé sans relâche ; je le fais encore aujourd'hui, mais déjà j'exhorte un homme en pleine course, qui me renvoie les mêmes exhortations. Tu me demandes ce que je veux de plus? Il y a beaucoup d'accompli. De même, en effet, qu'avoir commencé c'est avoir fait moitié de la tâche entière,[131] comme on dit ; en morale aussi pareille chose a lieu, et un grand point pour être bon est de vouloir le devenir. Et sais-tu qui j'appelle bon? Celui qui l'est d'une manière parfaite, absolue, celui que nulle violence, nulle nécessité ne rendrait méchant. Voilà l'homme que je prévois en toi, si tu persévères et redoubles d'efforts, si tu parviens a ce que tes actions comme tes paroles s'accordent toutes et se répondent, frappées au même coin. Elle n'est pas dans la droite ligne l'Ame dont les actes ne concordent pas.

LETTRE XXXV.

Il n'y a d'amitié qu'entre les gens de bien.

Quand je t'invite si fortement à l'étude, c'est dans mon intérêt que je parle. Je veux posséder un ami, et ce bonheur me sera refusé, si tu ne poursuis l'œuvre commencée de ta culture morale : tu ne fais encore que m'aimer, tu n'es pas mon ami. « Quoi! sont-ce là deux choses différentes? » Oui, et même dissemblables. Qui est notre ami nous aime ; qui nous aime n'est pas toujours notre ami. Aussi l'amitié est toujours utile, et l'amour quelquefois peut nuire. Quand tu n'aurais pas d'autre but, étudie pour apprendre à aimer. Hâte-toi donc, puisque tes progrès sont pour moi; qu'un autre n'en ait pas l'aubaine. Sans doute je la recueille déjà en rêvant que nous ne formerons qu'une âme, et que toute la vigueur que mon âge a perdue, le tien, qui pourtant n'est pas loin du mien, pourra me la rendre ; mais je veux une jouissance plus effective. La joie que procurent, quoiqu’absents, ceux qu'on aime, est légère et passe vite. Leur aspect, leur présence, leur entretien offrent quelque chose de plus vif, de mieux senti, quand surtout l'ami qu'on veut voir, on le voit tel qu'on le veut. Apporte-moi donc ton plus riche présent, qui est toi-même ; et pour te décider plus vite, songe que tu es mortel, que je suis vieux. Sois pressé de te rendre à moi, mais à toi d'abord. Perfectionne-toi, surtout dans l'art de ne point changer. Quand tu voudras avoir la mesure de tes progrès, examine si tes désirs d'aujourd'hui sont ceux d'hier. Le changement de volonté dénote une âme flottante qu'on signale dans telle direction, puis dans telle autre, comme le vent l'y porte. Plus de courses vagues, quand l'âme est fixe et bien assise. Telle devient celle du sage accompli, et, dans certaine mesure, de l'homme en progrès, du demi-sage. Or en quoi diffère l'un de l'autre? Celui-ci, bien qu'ébranlé, ne bouge pas : il chancelle sur place ; l'autre n'est pas même ébranlé.

LETTRE XXXVI.

Avantages du repos. — Dédaigner les vœux du vulgaire. Mépriser la mort.

Exhorte ton ami à mépriser courageusement ceux qui lui reprochent d'avoir cherché l'ombre et la retraite, et déserté ses hautes fonctions, et, quand il pouvait s'élever encore, d'avoir préféré le repos à tout. Il a bien pourvu à ses intérêts ; il le leur prouvera tous les jours. Les personnages qu'on envie ne feront, comme toujours, que passer : on écrasera les uns, les autres tomberont. La prospérité ne comporte point le repos; elle s'enfièvre elle-même, elle dérange le cerveau de plus d'une manière. Elle souffle à chacun sa folie, à l'un la passion du pouvoir, à l'autre celle du plaisir, gonfle ceux-là, amollit ceux-ci et leur ôte tout ressort. « Mais tel supporte bien la prospérité ! » Oui, comme on supporte le vin. N'en crois donc point les propos des hommes : celui-là n'est point heureux qu'assiège un monde de flatteurs; on court a lui en foule comme à une source où l'on ne puise qu'en la troublant. On traite ton uni d'esprit futile et paresseux! Tu le sais, certaines gens parlent au rebours de la vérité, et il faut prendre le contre-pied de ce qu'ils disent. Ils l'appelaient heureux : eh bien l'était-il? Je ne m'inquiète même pas de ce que quelques-uns le trouvent d'humeur trop farouche et maussade. Ariston disait: « J'aime mieux un jeune homme trop sérieux que trop gai et aimable pour tout le monde. Un vin rude et âpre en sa nouveauté finit par se faire bon ; celui qui flatte dans la cuve même ne supporte point l'âge. » Laisse ton ami passer pour mélancolique et ennemi de son avancement; cette mélancolie avec le temps doit tourner à bien. Qu'il persiste seulement à cultiver la vertu, à s'abreuver d'études libérales, de ces études dont il ne suffit pas de prendre une teinte, mais qui doivent pénétrer tout l'homme. La saison d'apprendre est venue. Qu'est-ce à dire? En est-il une qui soit exempte de ce devoir? Non certes: mais s'il est beau d'étudier à tout âge, il ne l'est pas d'en être toujours aux premières leçons. Quel objet de honte et de risée qu'un vieillard encore à l'abécé de la vie[132] ! Jeune, il faut acquérir, pour jouir quand on sera vieux.

Tu auras beaucoup fait pour toi-même, si tu rends ton ami le meilleur possible. Les plus belles grâces à faire comme à désirer, les grâces de premier choix, comme on dit, sont celles qu'il est aussi utile de donner que de recevoir. Enfin ton ami n'est plus libre ; il s'est obligé, et l'on doit moins rougir de manquer à un préteur qu'à une promesse de vertu. Pour solder sa dette d'argent il faut au commerçant une traversée heureuse, à l'agriculteur la fécondité du sol qu'il cultive, la faveur du ciel : l'autre engagement s'acquitte par la seule volonté. La Fortune n'a pas droit sur les dispositions morales. Qu'il les règle donc de façon que son âme, dans un calme absolu, arrive à cet état parfait qui, n'importe ce qu'on nous enlève ou nous donne, ne s'en ressent pas et demeure toujours au même point, quoi que deviennent les événements. Qu'on lui prodigue de vulgaires biens, elle est supérieure à tout cela; que le sort lui dérobe tout ou partie de ces choses, elle n'en est pas amoindrie. Si le possesseur de cette âme était né chez les Parthes, dès le berceau il tendrait déjà l'arc; si dans la Germanie, sa main enfantine brandirait la framée. Contemporain de nos aïeux, il eût appris à dompter un cheval et à frapper de près l'ennemi. Voilà pour chacun ce que l'éducation nationale a d'influence et d'autorité.

Quel sera donc l'objet de son étude? Ce qui est de bon usage contre toute espèce d'armes et d'ennemis : le mépris de la mort. Que la mort ait en elle quelque chose de terrible, qui effarouche cet amour de soi que la nature a mis dans nos âmes, nul n'en doute ; autrement il ne serait pas nécessaire de se préparer et de s'enhardir à une chose où un instinct volontaire nous porterait, comme est porté tout homme à sa propre conservation. Il ne faut pas de leçons pour se résoudre à coucher au besoin sur des roses ; il en faut pour s'endurcir aux tortures et n'y point subordonner sa foi; pour savoir, au besoin, debout, blessé quelquefois, veiller au bord des retranchements et ne pas même s'appuyer sur sa lance, car la sentinelle inclinée sur quelque support peut être surprise par des intervalles de sommeil. La mort n'apporte aucun malaise; pour sentir du malaise, il faudrait vivre encore. Que si la soif d'un long âge te possède si fort, songe que de tous ces êtres qui disparaissent pour rentrer au sein de la nature d'où ils sont sortis, d'où bientôt il· sortiront encore, nul ne s'anéantit. Tout cela change et ne meurt point. La mort même, que l'homme repousse arec épouvante, interrompt sans la briser son existence. Viendra le jour qui de nouveau nous rendra la lumière, que tant d'hommes refuseraient si ce jour ne leur ôtait aussi le souvenir. Mais plus tard j'expliquerai mieux[133] comment tout ce qui semble périr ne fait que se modifier. On doit partir de bonne grâce quand c'est pour revenir. Vois tourner sur lui-même le cercle de la création : tu reconnaîtras que rien en ce monde ne s'éteint, mais que tout descend et remonte alternativement. L'été s'enfuit, mais l'année suivante le ramène, l'hiver détrôné reparait avec les mois où il préside; la huit engloutit le-soleil et sera tout à l'heure chassée par le jour. Ces étoiles qui achèvent leur cours retrouveront tout ce qu'elles laissent derrière elles; une partie du ciel se lève incessamment tandis que l'autre se précipite. Terminons enfin en ajoutant cette seule réflexion, que ni l'enfant, soit au berceau, soit même plus tard, ni l'homme privé d'intelligence ne craignent la mort; et qu'il serait bien honteux que la raison ne nous donnât point cette sécurité ou l'imbécillité d'esprit sait nous conduire.

LETTRE XXXVII.

Le serment de l'homme vertueux comparé à celui du gladiateur.

Le plus solennel engagement de bien faire, tu l'as pris : tu m'as promis un homme vertueux. Tu es enrôlé par serment. Il serait dérisoire de te dire que cette milice est douce et facile : je ne veux pas que tu prennes le change. Ta glorieuse obligation est la même quant à la formule que celle du vil gladiateur : souffrir le feu, les fers, le glaive homicide. Ceux qui louent leurs bras pour l'arène, qui mangent et boivent pour avoir plus de sang à donner, se lient de façon qu'on puisse même les contraindre à souffrir tout cela; toi, tu entends le souffrir volontairement et de grand cœur. Ils ont droit de rendre les armes, de tenter la pitié du peuple ; toi, tu ne rendras point les tiennes et ne demanderas point la vie : tu dois mourir debout et invaincu. Que sert en effet de gagner quelques jours, quelques années ! Point de congé pour qui est entré dans la vie. « Comment donc, diras-tu, me dégager? » Tu ne peux fuir les nécessités d'ici-bas ; mais en triompher, tu le peux. Ouvre-toi un passage, pour te l'ouvrir tu auras la philosophie. Livre-toi à elle, si tu veux avoir la vie sauve, la sécurité, le bonheur, et, pour tout dire, le premier des biens, la liberté : tu n'arriveras là que par elle. La vie sans elle est ignoble, abjecte, sordide, servile, soumise à une foule de passions et de passions impitoyables. Ces insupportables tyrans qui l'oppriment parfois tour à tour, parfois tous ensemble, la sagesse t'en affranchit, car elle seule est la liberté. Une seule route y mène, et tout droit : point d'écarts à craindre; va d'un pas résolu. Veux-tu te soumettre toutes choses, soumets-toi à la raison. Que d'hommes tu gouverneras, si la raison te gouverne !·Tu sauras d'elle ce que tu devras entreprendre et par quels moyens : tu ne tomberas pas tout neuf au milieu des difficultés. Me citera-t-on personne qui sache de quelle manière il a commencé à vouloir ce qu'il veut? Aucune réflexion ne l'y a conduit : c'est de prime saut qu'il s'y est jeté. Nous courons nous heurter contre la Fortune aussi souvent qu'elle contre nous. Il est honteux d'être emporté au lieu de se conduire, et tout à coup, au milieu du tourbillon, de se demander avec stupeur : « Comment suis-je venu ici? »

LETTRE XXXVIII.

Les courts préceptes de la philosophie préférables aux longs discours.

Tu as raison de vouloir que notre commerce de lettres soit fréquent. Rien ne profite comme ces entretiens qui s'infiltrent dans l'âme goutte à goutte; dans les dissertations préparées et à grands développements qui ont la foule pour auditoire, il y a quelque chose de plus retentissant, mais de moins intime. La philosophie, c'est le bon conseil ; et nul conseil ne se donne avec de grands éclats de voix. Quelquefois on peut employer ces sortes de harangues, passe-moi l'expression, quand l'homme qui hésite a besoin d'entraînement; s'agit-il au contraire non de l'engager à s'instruire, mais de l'instruire en effet, il faut prendre, comme nous, un ton moins relevé. Tout pénètre et se grave ainsi plus facilement; car l'essentiel ce n'est pas le nombre des paroles, c'est leur efficacité. Répandons-les comme une semence qui, bien que toute menue, en tombant sur un sol propice y développe ses vertus et du moindre germe parvient aux plus vastes accroissements. Ainsi fait la raison : ses principes, de mince portée au premier aspect, grandissent en agissant. Ce qu'elle dit se réduit à peu; mais ce peu, reçu par une âme bien préparée, se fortifie et croît bien vite. Oui, il en est de ses préceptes comme de tout germe : ils fructifient merveilleusement, si petite place qu'ils tiennent ; il ne faut, ai-je dit, que d'heureuses dispositions pour les saisir et les absorber. L'âme, en retour, produira d'elle-même à souhait et rendra plus qu'elle n'aura reçu.

LETTRE XXXIX.

Aimer mieux la médiocrité que l'excès.

Les résumés que tu désires, je les rédigerai certainement avec le plus de méthode et de concision possible; mais vois s'il n'y aurait pas plus d'avantage dans la forme ordinaire que dans celle qu'on nomme aujourd'hui vulgairement breviarium, et qui jadis, quand nous parlions latin, s'appelait summarium. La première importe plus à qui étudie, la seconde à qui sait; car l'une enseigne, l'autre rappelle. Mais je te donnerai de toutes deux en suffisance. Tu n'as que faire d'exiger telle ou telle autorité : les inconnus seuls donnent des répondants. J'écrirai donc ce que tu veux, mais à ma façon. En attendant tu as nombre d'auteurs où je ne sais si tu trouveras assez de méthode. Prends en main le catalogue des philosophes : cela seul te réveillera forcément quand tu verras combien d'hommes ont travaillé pour toi : tu désireras compter à ton tour parmi eux. Car le premier mérite d'une âme noble c'est l'élan qui la porte au bien. Nul homme doué de sentiments élevés ne trouve du charme dans l'ignoble et le bas : l'idée du grand l'attire et l'exalte. De même que la flamme s'élève droite sans qu'on puisse la faire ramper ou l'abattre, non plus que la tenir immobile;[134] ainsi l'âme humaine ne repose jamais, d'autant plus remuante et active qu'elle a plus de vigueur. Mais heureux qui a tourné cet élan vers le bien ! il se placera hors de la juridiction et du domaine de la Fortune, se modérera dans les succès, brisera l'aiguillon du malheur, et dédaignera ce qu'admireront les autres. Il est d'une âme grande de mépriser les grandeurs, et d'aimer mieux la médiocrité que l'excès : la médiocrité seule est utile et fait vivre l'homme ; l'excès nuit par son superflu même. Ainsi versent les épis trop pressés ; ainsi la branche surchargée de fruits se rompra; ainsi l'exubérance n'arrive point à maturité.[135] Il en est de même des esprits ; une prospérité sans mesure les brise : ils n'en usent qu'au préjudice d'autrui comme au leur. Fut-on jamais plus malmené par un ennemi que certains hommes par leurs plaisirs, par ces tyranniques et folles débauches qui ne leur laissent quelque droit à la pitié que parce qu'ils subissent ce qu'ils ont fait subir? Et il faut bien qu'ils soient victimes de leur frénésie : nécessairement la passion n'admet plus de limites, dès qu'elle a franchi celles de la nature. La nature a son point d'arrêt : les chimères et les fantaisies de la passion vont à l'infini. Le nécessaire a pour mesure l'utile : mais le superflu, où le réduire? Aussi se noient-ils dans ces voluptés, qui sont pour eux des habitudes et dont ils ne se peuvent passer, d'autant plus misérables que le superflu leur est devenu nécessaire. Esclaves des plaisirs, ils n'en jouissent pas, et, pour dernier malheur, ils sont amoureux de leurs maux.[136] Oui, c'est le comble de l'infortune que de se vouer à la turpitude non plus par l'attrait d'un moment, mais par goût ; plus de remède possible, quand nos vices d'autrefois sont nos mœurs d'à présent.

LETTRE XL.

Le vrai philosophe parle autrement que le rhéteur.

Je te sais gré de m'écrire fréquemment, car c'est la seule manière dont tu puisses te montrer à moi. Jamais je ne reçois de tes lettres qu'à l'instant même nous ne soyons réunis. Si les portraits de nos amis absents nous intéressent par les souvenirs qu'ils renouvellent, si cette consolation vaine et illusoire adoucit les regrets de la séparation, combien une lettre nous charme davantage en nous apportant de si loin des traces vivantes d'un être chéri, des caractères qui respirent en effet! Ce que leur présence avait de plus doux se retrouve et se reconnaît sur ces feuilles où une main amie s'est empreinte.[137]

Tu m'écris que tu as entendu le philosophe Sérapion, lorsqu'il aborda dans tes parages ; que sa manière consiste en un rapide torrent de paroles; que ses expressions ne se succèdent pas, mais se poussent et se précipitent, et qu'elles lui viennent en trop grand nombre pour qu'un seul gosier y suffise. Je n'approuve pas cela dans un philosophe, dont le parler même, comme la conduite, doit être mesuré, ce qui ne va point avec une précipitation trop hâtive. Aussi ces paroles pressées qui s'épanchent ininterrompues comme des flocons de neige sont par Homère attribuées à l'orateur ; mais l'éloquence du vieux Nestor coule avec lenteur et plus douce que le miel. Tiens pour certain que cette véhémence si prompte et si abondante sied mieux à un déclamateur ambulant qu'à un homme qui traite une œuvre grande et sérieuse, qu'à un professeur de sagesse. J'aime aussi peu les phrases qui filtrent goutte à goutte que celles qui vont au pas de course; l'oreille ne veut ni attendre, ni être assourdie. La disette et la maigreur du débit rendent l'auditeur moins attentif, ennuyé qu'il est d'une lenteur brisée encore par des repos : toutefois ce qu'il faut attendre s'imprime plus aisément que ce qui ne fait qu'effleurer. Enfin, le maître, comme on dit, transmet ses préceptes aux disciples : on ne transmet pas ce qui fuit. Ajoute que l'éloquence qui se consacre à la vérité, doit être simple et sans apprêt, tandis que la faconde populaire n'a rien de vrai. Elle veut remuer la foule, et entraîner tout d'un élan un auditoire sans expérience : elle ne se laisse pas examiner, elle est déjà loin. Or comment modérer les autres, quand on ne peut se modérer? D'ailleurs le discours qui s'emploie à la guérison des âmes doit pénétrer tout l'homme : les remèdes ne profitent que s'ils séjournent quelque temps. Et que de vide et de néant dans ces phrases! plus de son que de poids. Apprivoisez les monstres qui m'épouvantent, calmez les passions qui m'irritent, dissipez mes erreurs, refrénez mon luxe, gourmandez ma cupidité. Rien de tout cela peut-il se faire à la course? Un médecin peut-il guérir ses malades en passant? Et puis, on ne trouve même aucun plaisir dans ce cliquetis de mots précipités sans choix. Comme la plupart des tours de force qu'on croirait ne pouvoir se faire et qu'il suffit de voir une fois, c'est bien assez d'entendre un moment ces baladins de la parole. Car que voudrait-on apprendre ou imiter d'eux? Que juger de leur âme quand leur discours désordonné s'emporte jusqu'à ne plus pouvoir s'arrêter? L'homme qui court sur une pente rapide ne se retient pas où il veut ; entraîné par sa vitesse et le poids de son corps, il dépasse le point qu'il s'était marqué. Ainsi cette volubilité de diction n'est plus maîtresse d'elle-même ni assez digne du philosophe qui doit placer ses paroles, non les jeter au vent, qui doit s'avancer pas à pas. « Quoi donc ! ne devra-t-il jamais s'élever? » Pourquoi non? mais que ce soit sans compromettre sa dignité morale, que lui ferait perdre cette violente exagération de force. Sa force sera grande, et modérée toutefois, comme un fleuve au cours continu, non comme un torrent. A peine permettrai-je à un orateur une telle vélocité de langue dont on ne saurait ni rappeler ni régler l'essor. Comment en effet le juge, souvent inhabile et novice, le suivrait-il? L'orateur, fût-il emporté par le besoin de faire effet, ou par[138] une émotion qu'il ne maîtrise plus, ne doit décocher dans sa course que ce que l'oreille peut recueillir.

Tu feras donc sagement de ne pas voir ces hommes qui cherchent à dire beaucoup, non à bien dire, et d'aimer mieux, à langueur, entendre même un P. Vinicius.[139] Quel Vinicius? dis-tu. — Celui dont on demandait comment il portait la parole : « Il la traîne ; » répondit Asellius. Géminus Varius disait en effet de lui: « Vous lui trouvez du talent, je ne sais pourquoi ; il ne peut coudre trois mots ensemble. » Oui, si tu dois parler, parle plutôt comme Vinicius, dût-il arriver quelque impertinent pareil à celui qui l'entendant arracher ses mots l'un après l'autre, comme s'il dictait au lieu de disserter, lui cria : « Parle ou tais-toi une fois pour toutes. » Quant à la précipitation de Q. Hatérius,[140] orateur en son temps très célèbre, je veux qu'un homme sensé s'en garde le plus qu'il pourra. Hatérius n'hésitait jamais, jamais ne s'interrompait : il commençait et finissait tout d'une traite.

Je suis d'avis pourtant que, selon les nations, certaines méthodes conviennent plus ou moins. Ce que je blâme se passerait aux Grecs ; nous, même en écrivant, nous avons l'habitude de séparer nos mots. Notre Cicéron lui-même, de qui l'éloquence romaine reçut son élan, eut pour allure le pas. Nos orateurs s'observent mieux que les autres, ils sentent ce qu'ils valent et donnent le temps de le sentir. Fabianus,[141] aussi distingué par ses vertus et son savoir que par son éloquence, mérite qui vient en troisième ordre, discutait avec aisance plutôt qu'avec promptitude : c'était facilité, pouvait-on dire, ce n'était pas volubilité; voilà ce que j'admets dans un sage. Je n'exige pas que ses périodes sortent de sa bouche sans nul embarras : j'aimerais mieux même un peu d'effort qu'un jet spontané. Je voudrais d'autant plus te faire peur du travers dont je parle qu'il ne se gagne point sans qu'on ait perdu le respect de soi-même. Il faut pour cela se faire un front d'airain et ne pas s'écouter : car dans cette course irréfléchie, que de choses on voudrait ressaisir! Non, te dis-je, on n'obtient ce triste avantage qu'aux dépens de sa dignité. D'ailleurs il est besoin pour cela qu'on s'exerce tous les jours, et que des choses on transporte son étude aux mots. Or, quand les mots te viendraient d'eux-mêmes et couleraient de source, et sans nul travail de ta part, tu dois néanmoins en régler le cours ; et comme une démarche modeste sied à l'homme sage, il lui faut un langage concis, point aventureux. Ainsi, pour conclusion dernière, je te recommande d'être lent à parler.


 

[1] « Vous vous escoulez, vous vous respandez; appilez-vous, soustenez-vous; on vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous. » (Montaigne, III, ix.)

[2] Voir lettres xxiv et clx. Consol. à Marcia, xx. Quest. natur., vii, xxxii. « Non, ce n'est pas vous qui avez vingt ou trente ans, c'est la mort qui a déjà vingt, trente ans d'avance sur vous, trente ans de grâce, mais qui vous ont rapproché d'autant du terme où la mort doit vous achever. » (Bridaine.)

[3] Voy. Lettre cviii.

[4] Voy. Lettre lxxxiv.

[5] Tantum distat studium a lectione, quantum amicitia ab hospitio, socialis affectio a fortuita salutatione. (Saint Bernard, de Vit. solit.)

« Un lecteur en use avec les livres comme un citoyen avec les hommes. On ne vit pas avec tous ses contemporains, on choisit quelques amis. » (Volt., Conseils à un journaliste.)

[6] « Qui vit content de peu possède toute chose. » (Boileau.)

[7] « S'il est vrai que l'on soit pauvre par toutes les choses que l'on désire, l'ambitieux et l'avare languissent dans une extrême pauvreté. » (La Bruyère, des Biens de fortune.)

[8] Est enim consuetudinis meæ ut eligam ante, post diligam (Sid. Apoll., V, Ep. ii.)

Que ta main serre en paix le nœud qu'elle a formé :

Sois tout à ton ami dès que tu l'as nommé.

(Colardeau, iie Nuit d'Young.)

[9] « Le soupçon congédie la bonne foi, » disent les Italiens. « Il suffit souvent d'être soupçonné comme un ennemi pour le devenir : la dépense en est toute faite, on n'a plus rien à ménager. » (Sévigné, lettre lxxxix.)

Quiconque est soupçonneux invite à le trahir. (Volt., Zaïre.)

Et si par un jaloux je me voyais contrainte,

J'aurais fort grande pente à confirmer sa crainte.

(Molière, École des maris.)

[10] « Avec mon ami, disait un philosophe grec, je ne suis pas seul et nous ne sommes pas deux. »

[11] Quand l'homme, si longtemps inutile, inconnu,

A son cinquième lustre est enfin parvenu,

Il dépouille dès lors son âme puérile;

Une fois revêtu de la robe virile,

Citoyen d'un État qu'il a droit de régir,

Il est mûr pour penser et ferme pour agir.

(1830. Sat. de Barthélémy.}

[12] Redoutant le néant, et lasse de souffrir,

Hélas ! tu crains de vivre et trembles de mourir !

(Lamartine, Méditat. XV.)

[13] Pourquoi perdre à regret la lumière reçue

Qu'on ne peut regretter après qu'on l'a perdue?

(Cyrano, Agripp.)

[14] C'est aussi le mot d'Henri IV. Voy. Montaigne, I, xxiii.

Qui méprise la vie est maître de la sienne. (Cinna, sc. ii.)

Qui ne craint point la mort est sûr de la donner.

(Volt., Oreste, III, sc. viii.)

[15] Il faut être branche du même arbre, mais ne pas porter les mêmes opinions. » (M. Antonin.) « On vit à peu près comme les autres, sans affectation, sans apparence d'austérité, d'une manière sociale et aisée, mais avec une sujétion perpétuelle à tous ses devoirs. » (Fénelon, Instruct. et avis.)

[16] Imité par Destouches (L’homme singulier, act. III, sc. vii).

[17] On a dit : Sperare timere est. « Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au delà; la crainte, le désir, l'espérance, nous eslancent vers l'avenir et nous desrobbent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui· sera, voire quand nous ne serons plus. » (Montaigne, I, c. iii.)

[18] Voy. lettre xxiv : « L'autre a souvent la pierre en l'âme avant qu'il l'ait aux reins; comme s'il n'estoit point assez à temps de souffrir le mal lorsqu'il y sera, il l'anticipe par fantaisie et luy court au devant. » (Montaigne, II, xii.)

[19] « Le tout ne vaut pas la moitié. » (Hésiode, Théog.) « Nul plaisir n'a saveur pour moy, sans communication : il ne me vient pas seulement une gaillarde pensée en l'âme qu'il ne me fasche de l'avoir produite seul et n'ayant à qui l'offrir.» (Montaigne, III, ix.)

Nihil est homini amicum, sine homine amico. (Saint Augustin, ad Prob., épître cxxx.)

L'allégresse du cœur s'augmente à la répandre ;

Et goûtât-on cent fois un bonheur tout parfait,

On n'en est pas content si quelqu'un ne le sait,

(Molière, École des femmes, IV, sc. vi.)

Eh! jouit-on des biens que l'on n'ose répandre?

Donner c'est acquérir, enseigner c'est apprendre.

(Colardeau, iie· Nuit d’Young.)

[20] Savoir : Platon par la vue, les autres par l'histoire des mœurs de Socrate. Ainsi tomberait l'anachronisme dont on accuse ici Sénèque, sur ce que Socrate était mort avant la naissance d'Aristote.

[21] Voir Le repos du sage, au débat, et la note.

[22] Comparez à ce beau passage les molles et indécises paroles de Cicéron : « Les spectacles de gladiateurs semblent à quelques personnes une chose cruelle et inhumaine ; et je ne sais s'ils n'ont pas raison, vu ceux qu'on nous donne aujourd'hui. » (Tusc., II, xvii.) On a dit qu'il était réservé au christianisme de réclamer contre ces spectacles. Sénèque avait pris l'initiative, et même Pétrone, son contemporain, au début du poème de la Guerre civile.

[23] Dernière et inutile flatterie à l'adresse de Néron.

[24] Le public à vos vers applaudit :

C’est quelque chose;

Mais la gloire ne compte pas toujours les voix;

Elle les pèse quelquefois.

Ayez celle d'Harlay, lui seul est un théâtre.

(La Fontaine, Lettre à M. de Harlay.)

Mille suffrages !

Mais en faut-il tant à mes vers?

Mes amis me sont l'univers. (Gresset, Ep. à ma muse.)

[25] Je dérobe au sommeil, image de la mort,

Ce que je puis du temps qu'elle laisse à mon sort;

Près du terme fatal prescrit par la nature

Et qui me fait du pied toucher la sépulture,

Près des derniers instants dont il presse le cours,

Ce que j'ôte à mes nuits je l'ajoute à mes jours.

Sur mon couchant enfin ma débile paupière

Me ménage avec soin ce reste de lumière.

(Rotrou, Venceslas, IV, sc. iv.)

[26] Aut saltem rectis aut semel fruere : texte corrompu. D'autres lisent ruere. Je propose : aut saltem actis aut temet fruere.

[27] Servitus dei vera libertas, est le dogme de Jansénius. Servire deo libertas est, dit Sénèque (de la Providence); et Cicéron, pro Cluent., lv : « Nous sommes tous esclaves des lois, afin de pouvoir être libres. »

[28] Publius Syrus. Voy. Consol. à Marcia, ix et la note.

[29] Habes amicos, quia amicus ipse et. (Pline, Panég., lxxxv.)

Je t'apprendrai, si tu veux, en peu d'heures

Le beau secret du breuvage amoureux :

Aime les tiens, tu seras aimé d'eux ;

Je ne sais point de recettes meilleures. (Pibrac, Quatrains.)

[30] Place-t-on un nouveau ministre?

Il faut pour ses flatteurs agrandir son palais.

Des grâces, des trésors n'a-t-il plus le registre ?

Une solitude sinistre

Fait déserter jusques à ses valets.

La foule se presse où l'on donne,

Mais où l'on a donné, l'on ne voit plus personne.

(Lamothe, Fables, liv. I.)

[31] Voy. le même trait de Stilpon : Confiance du sage, v et vi.

[32] Philosophe cynique, né à Thèbes, disciple de Stilpon et le premier maître de Zénon, vers l'an 336 av. J. C.

[33] « Demande à Dieu la conversion de ton cœur, expose-lui toutefois avec confiance tes nécessités même corporelles. » (Bossuet, Culte dû à Dieu.)

[34] Sur Athénodore, voyez Consol. à Marcia, iv.

[35] « L'un dit : Vous seriez mon sauveur, si vous vouliez me tirer de la pauvreté ; je ne vous le promets pas. Combien lui disent en secret : Que je puisse contenter ma passion; je ne le veux pas. Que je puisse seulement venger cette injure; je vous le défends. » (Bossuet. Sermon sur la Nativité.)

[36] Oris probi, animo inverecundo, figure honnête, cœur sans vergogne. (Sall., Fragm.) Voir, sur cette figure de Pompée, Pline l'Anc., VII, xii; Velleius, II, xxix.

[37] Sur Fabianus, voyez Brièveté de la rie, xii ; Consol. à Marcia, xxiii. Sénèq., Rhét. Controv. ii, préface.

[38] Voy. Sénèque sur sa vieillesse. Lettres xv, xxvi, xlix.

[39] La même plaisanterie, dans Plaute, est appliquée aussi à un vieillard. Voir aussi Lettre lxxxiii.

[40] Pétrarque a imité en beaux vers latins tout le morceau qui précède. (Epist, xviii, liv. II.)

[41] Une chose qui meurt, mes amis, a souvent

De charmantes caresses.

Dans le vin que je bois, ce que j'aime le mieux

C'est la dernière goutte.

L'enivrante saveur du breuvage joyeux

Souvent s'y cache toute.

(Vict. Hugo, Chants du crépuscule, xxxiii.)

[42] J'en puis jouir demain et quelques jours encore.

(La Fontaine, Le vieillard et les jeunes hommes.)

[43] Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps;

Qu'on le partage en jours, en heures, en moments,

Il n'en est point qu'il ne comprenne

Dans le fatal tribut : tous sont de son domaine.

(La Fontaine, La mort et le mourant.)

[44] Omnem crede diem tibi diluxisse tupremum. (Horace, I, Ép. iv.)

Crois voir dans chaque jour luire ton jour suprême.

[45] C'est-à-dire qu'il fut longtemps gouverneur de Syrie, par la volonté de Tibère, qui aimait à laisser vieillir dans les emplois ceux qu'il en avait investis. (Tac, Ann., II, lxxix, et Suét., Tiber., xlii, sur ce même Pacuvius.)

[46] Voir Brièveté de la vie et la note.

[47] Enéid., IV, 654.

[48] Voy. lettres xxii, xxxvi. Nil turpius quant vivere incipiens senex. (P. Syrus.)

[49] Souvenir du supplice des chrétiens sous Néron.

[50] Præcordiorum suppurationes alias suspirationes

[51] Primi in omnibus præliis oculi vincuntur. (Tacite, de Mor. German., xliii.)

[52] C'est le mot de Beaumarchais : « Un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal. »

[53] Je ne connais roi, prince ni princesse;

Et si tout bas je forme des souhaits,

C'est que d'iceux ne sois connu jamais.

Je les respecte; ils sont dieux sur la terre;

Mais ne les faut de trop près regarder;

Sage mortel doit toujours se garder

De ces gens-là qui portent le tonnerre.

(Voltaire, la Bastille.)

[54] Vertices, d'autres mss. vortices.

[55] Imité par Tacite : « Mais un Othon, un Vitellius! Toutes prières seraient impies, tous vœux sacrilèges entre des rivaux dont le combat n'aboutirait qu'à montrer le plus méchant dans le vainqueur. » (Hist., I, l.)

Je punis un méchant Et sa mort aujourd'hui

Vous rendra plus coupable et plus méchant que lui. (Racine. Frères ennemis.)

[56] Non dominatur latro, quum occidit : texte Lemaire ; tous les mss. : Non damnatur latro.... Je lis : Non damnat latro.

[57] Corpus laxent, alias lassent.

[58] Unus gradus, Lemaire. Un mss. : munus gratum

[59] On ne sait quels sont ces personnages ridicules.

[60] Voy. De la clémence, II, i, et la note.

[61] Voy. lettre xii. Quod verum est, meum est. « Je prends mon bien partout où je le trouve, » disait Molière.

[62] Quand le glaive est tiré, quand la .trompette sonne,

Les haillons bravent tout et le riche frissonne. (Pétrone, iv.)

[63] C'est posséder les biens que savoir s'en passer. (Regnard, Le Joueur)

[64] Id est omni sæculo quod sat est : texte Lemaire. Les mss. sont altérés ici. Fickert en tirait : idem autem est.... Je lis : idem est.

[65] Voy. Horace, II, Sat. ii.

De loin contre forage un nautonnier s'apprête ;

Avec le vent en poupe il songe à la tempête.

(Piron, Ecole des pères, note III.)

[66] Voy. Lettre c. Tels étaient naguère encore dans nos jardins ces ermitages construits de bois non écorcé et de mousse, à peu de distance du château.

[67] Plerumque gratæ divitibus vices.

Mundæque parvo sub laro pauperum

Cœnæ, sine aulæis et ostro,

Sollicitam explicuere frontem. (Horat., IIL, Ode xxix.)

[68] Enéide, VIII, 364.

[69] Voy. de la Colère, III, n. Tous les rangs, omnes personas, vrai sens ici de persona.

[70] Admirablement imité par Racan !

Tircis, il faut songer à faire la retraite;

La course de nos jours est près qu'à demi faite·:

L'âge insensiblement nous conduit à la mort.

Nous avons assez vu sur la mer de ce monde

Errer au gré des vents notre nef vagabonde,

Il est temps de jouir des délices du port.

[71] Voy. Brièveté de la vie, xvii. Spes spem excitat. « Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l'une est presque toujours l'établissement d'une autre. » (La Rochefoucauld., Max. x.)

[72] Voy. sur Mécène la Providence, ix ; Lettres xcii et cxiv.

[73] Voir Lettres, xix, lxxxi, et des Bienfaits, VI, xxxiv, et Tacite, Ann., IV, xviii.

[74] Voir. Lettres x et cviii, et Cic. Tusc. II, IV. Je lis avec Fickert et un ms.: ut unus sit omnium actionum color. Lemaire : ut ipsa inter se vita unius, sine actionum dissensione, coloris sit.

[75] Charles Ier, condamné à mort, se consolait en répétant ce vers d'Alain Delisle :

Qui decumbit humi non habet unde cadat.

Couché par terre on n'a plus d'où tomber.

[76] « Il faut l'avouer, le présent est pour les riches, l'avenir pour les vertueux et les habiles. Homère est encore, et sera toujours : les receveurs de droits, les publicains ne sont plus, ont-ils été? etc. » (La Bruyère, Biens de fortune.)

[77] Tu sais de quel linceul le temps couvre, les hommes ;

Tu sais que tôt ou tard dans l'ombre de l'oubli

Siècles, peuples, héros, tout dort enseveli;

Qu'à cette épaisse nuit qui descend d'âge en âge

A peine un nom par siècle obscurément surnage,

Que le reste, éclairé d'un moins haut souvenir,

Disparaît par étage a l'œil de l'avenir.

(Lamartine, Souven. d’enf.)

[78] Voy. Properce, III, Éleg. l.

Je pourrais sauver la gloire

Des yeux qui me semblent doux,

Et dans mille ans faire croire

Ce qu'il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle ;

Où j'aurai quelque crédit,

Vous ne passerez pour belle

Qu'autant que je l'aurai dit (Corneille, Stances.)

Et Lamartine, IIIe Méditat. :

Heureuse la beauté que le poète adore!

Heureux le nom qu'il a chanté!...

[79] Nisus et Euryale. Enéide, IX, 446.

[80] Voy. La Vie heureuse, xii, xiii: et Cic. in Pisonem, xxviii.

[81] Voy. Montaigne, II, c. xxxii, où il donne, la substance de cette lettre de Sénèque.

[82] « Ils ne cherchent la besogne que pour embesognement. » (Montaigne, III, x)

[83] Deux mss. : et tua. Alias et tuta; Lemaire : et vera.

[84] Evertere domos· magnas optantibus ipsis

Di faciles. (Juvénal, Sat. des vœux.)

[85] « Les joyes artificielles durent peu : pour être longues et asseurées, il faut qu'elles viennent de source, et que la nature soit contente. Il faut que le contentement ait sa racine dans le cœur : autrement ce n'est que fard sur le visage; le moindre accident l'efface, et l'apparence tombe au premier rayon de la vérité. Aussi ces sortes de joyes sont-elles mises aux enfers par notre Virgile qui les appelle de mauvaises joyes. » (Balzac, Socr. chrit., disc. viii.)

« Le vrai contentement n'est ni gai, ni folâtre....etc.» (J.-J. Rouss., Emile, liv. IV.)

[86] « Cette joie dont je parle est sévère, chaste, sérieuse, solitaire. » (Bossuet, 4e Serm. sur la circonc.)

[87] Voy. Lettres v, xiii, lxxiv, lxxviii. Montaigne, III, xii. Massillon, Mystères. Soumiss. à la vol. de Dieu.

Je ne suis point de moi si mortel ennemi

Que je m'aille affliger sans sujet ni demi.

Pourquoi subtiliser et faire le capable

A chercher des raisons pour être misérable?

Sur des soupçons en l'air je m'irais alarmer !

Laissons venir la fête avant de la chômer.

(Molière, Dépit amour., I, sc. i.)

[88] Voilà pour me punir d'avoir manqué ta chute,

Et comme je prononce et comme j'exécute.

(Th. Corn., Max., tragédie.)

[89] Florus, pour raconter la mort de Caton et celle de Métellus Scipion, a presque copié Sénèque.

[90] « Ce n'est pas nous qui craignons la mort, mais il pourrait bien y avoir en nous un enfant qui la craignit; tâchons donc de lui apprendre à ne pas en avoir peur comme d'un masque difforme. » (Plat., Phédon. Voy. Montaigne, Apolog. de Raymond.)

« Les enfants qui s'effrayent du visage qu'ils ont barbouillé sont des enfants; mais le moyen que ce qui est si faible étant enfant soit bien fort étant plus âgé? On ne fait que changer de faiblesse. » (Pascal, Pens., IIe part, xvii. Voy. aussi Bacon, de Morte.)

[91] Mourir n'est rien, c'est achever de naître.

Un esclave hier mourut pour divertir son maître.

(Cyrano, Agrippine, trag.)

[92] Voy. Consol. à Marcia, xx, et Lettres i, iv, viii, cxx.

[93] « Nous mourons tous les jours ; chaque instant nous dérobe une portion de notre vie et nous avance d'un pas vers le tombeau, etc. » (Massill., Grand carême. Sur la mort.)

« As-tu remarqué par quelle gradation tu as passé successivement, du berceau à l'enfance, puis à l'adolescence, puis à l'âge mûr, de la enfin à la vieillesse ? Nous mourons et nous changeons à toute heure, et cependant nous vivons comme si nous étions immortels. Le temps même que j'emploie ici à dicter, il faut le retrancher de mes jours. Nous nous écrivons souvent, mon cher Héliodore; nos lettres passent les mers, et à mesure que le vaisseau fuit, notre vie s'écoule : chaque flot en emporte un moment. » (Saint Jérôme, Lettr. à Héliodore.) Voy. Buffon, de la Vieillesse, et Deshoulières, Réflex. diverses.

[94] Songeons-y bien, Romains, cette chaleur mouvante

Est peut-être en plusieurs l'instinct de l'épouvante.

Souvent de la terreur les courages pressés

Vont au-devant des maux dont ils sont menacés;

Ne pouvant de l'effroi longtemps souffrir l'atteinte.

Ils hâtent les périls pour accourcir leur crainte.

(Brébeuf, Pharsale.)

Et Quinte-Curce, V, xxv, et Pline le Jeune, I, Lettre xxii.

[95] Voy. Lucrèce, III, vers 949 et 1092. Delille, Imagin., III. Young, 5e Nuit. Baour, 4e Veillée. Saint Lambert, Saisons, ch. iv, Début.

Qu'ai-je à présent à faire dans le monde?

A voir lever et coucher le soleil?

Je l'ai tant vu sortir du sein de l'onde,

Je l'ai tant vu s'y plonger tout vermeil,

Que quelque grand et quelque magnifique

Que soit toujours un spectacle si beau,

Il n'a plus rien désormais qui me pique ;

Il me faudrait un opéra nouveau....

Quant à passer du repos au réveil,

Puis ne rien faire, et redormir encore

En attendant le retour de l'aurore.

Autant vaudrait dormir d'un long sommeil.

(Régnier-Desmarais.)

[96] « Retirez-vous en vous, mais préparez-vous premièrement à vous y recevoir : ce serait folie de vous fier à vous-mesme, si vous ne sçavez vous gouverner. Il y a moyen dé faillir en la solitude comme en compaignie.» (Montaigne, I, xxxviii.)

[97] « Scipion l'Africain aimait à répéter qu'il ne faisait jamais mieux que lorsqu'il ne faisait rien, et qu'il n'était jamais moins seul que dans la solitude.» (Cic, Republ., I, xvii.) Magna civitas, magna solitudo. (Bacon, de Amicit.) « Je me mêlais à la foule, vaste désert d'hommes. » (Chateaubr., René.)

[98] Voy. Lettre x.

[99] Texte altéré. Je lis comme Rubkopf : possim-ne aliquid quod nolim. Nam si quid non possum....

[100] Alius de alio judicat dies, tamen supremus de omnibus. (Pline, Hist, nat., VII, xl.) « A ce dernier rôle de nous il n'y a plus à feindre ; il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot. » (Montaigne.) « C'est le maistre jour, c'est le jour juge de tous les autres. » (Id., I, xviii.) Voir Lettre cii de Sénèque.

[101] Quia egeris apparebit quum animam ages.

[102] Paroles admirables quand on songe à la mort de l'auteur.

[103] « La crainte de la mort est une anse par où l'homme est saisi et contraint d'obéir au plus fort. » (Arrien.) Nimium timemus exsilium, paupertatem, mortem, écrivait Brutus à Cicéron.

[104] Les mss. et Lemaire : festinatur. Je lis avec Rubkopf : festinetur.

[105] Ce Calvisius Sabinus est un des types comiques qui ont fourni à Pétrone certains traits de la physionomie de son Trimalchion. (Satyricon, c. lix et passim.)

[106] De mon peu de besoins je forme mon trésor. (Delille, Imagin.)

[107] « Comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de le leur reprocher; ils seraient peut-être pires, s'ils venaient à manquer de censeurs ou de critiques : c'est ce qui fait que l'on prêche et que l'on écrit. » (La Bruyère, ch. i.)

[108] Cœlum, non animum mutant, qui trans mare currunt. (Horace)

[109] Enéide, III, 71.

[110] Enéide, VI, 78.

[111] Voy. Lettres ii et civ.

[112] Voy. Lettre li.

[113] « Je ne sçay quels livres, disait la courtisane Laïs, quelle sapience, quelle philosophie, mais ces gens-li battent aussi souvent à ma porte qu'aucuns autres. » (Montaigne, III, ix.)

[114] Contemporain de Sénèque. Ne pas le confondre avec Ariston de Chio, disciple de Zénon.

[115] Ou promeneur à pied, surnom de disciples d'Aristote qui donnait ses leçons en se promenant.

[116] « Malheur à vous quand les hommes vous loueront! » (Saint Luc, VI, xxvi.)

[117] Bassus Aufidius vivait sous Tibère et avait fait l'histoire des Guerres civiles de Rome et des Guerres de Germanie. Ces livres sont perdus. Sénèque le rhéteur cite un beau fragment de lui sur la mort de Cicéron.

[118] « Si de tous les hommes les uns mouraient, les autres non, ce serait une désolante affliction que de mourir. » (La Bruyère, de l’Homme.)

[119] « L'égalité est la première pièce de l'équité. » ( Montaigne) « L'égalité est l'esprit de la justice. » (Sentent., xv.)

[120] « Combien tous les arguments sont-ils éloignés de la force de ces deux mots : J.-C. est pauvre, un Dieu est pauvre. » (Bossuet, Serm. sur la Nativ.)

[121] « Vous êtes le temple de Dieu, et l’esprit de Dieu habite en vous. » (Saint Paul, I Corinth., xii, 27.)

[122] Enéid., VIII, 364.

[123] « Nous ne devons pas estimer la chose divine semblable à l'or, à l'argent, à la pierre, & la matière façonnée par l'art. » (Act. Apost., XVII, xxix.)

[124] Voy. Consol. à Marcia, x, et la note.

[125] « A ces bonnes gens, il ne fallait point, d'aiguë et subtile rencontre : leur langage est tout plein, et gros d'une vigueur naturelle et constante : ils sont tout épigramme, non la queue seulement, mais la teste, l'estomach et les pieds. Tout y marche d'une pareille teneur. » (Montaigne, III, v.)

[126] Chez les Romaine, les femmes seules avaient les bras couverts. La toge des hommes leur laissait les bras nus.

[127] Ovide., Métam., XIII, 824.

[128] « Qu'ils s'eschaudent à injurier Sénèque en met. Il faut musser (masquer) ma faiblesse sous ces grands crédits. » (Montaigne, II, x.)

[129] « Sçavoir par cœur n'est pas sçavoir ; c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa Mémoire. Ce qu'on sçait droitement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers le livre. Fascheuse suffisance, qu'une suffisance pure livresque ! « (M., I, xxv.)

[130] Voy. Quest. natur., VII, ch. dernier.

[131] Dimidium fasti, qui cæpit, habet: sapere aude. (Horat., I, Εp., ii.)

[132] Montaigne a dit : « un vieillard abécédaire. » II, xxviii.

[133] Lettre lxxi, et liv. VIII Des bienfaits.

[134] Nul sort n’abaisse une grande âme :

Éole en vain courbe la flamme

Prompte à revoler vers les cieux. (Lebrun, Odes, I, xxi.)

Mon âme jamais ne sommeille;

Elle est cette flamme qui veille

Au sanctuaire de Vesta. (Lebrun, Epilogue.)

[135] Il est certain tempérament

Que le maître de la nature

Veut que l'on garde en tout. Le fait-on ? Nullement.

Soit en bien, soit en mal, Cela n'arrive guère.

Le blé, riche présent de la blonde Cérès,

Trop touffu bien souvent épuise les guérets :

En superfluités s'épandant d'ordinaire

Et poussant trop abondamment,

Il ôte à son fruit l'aliment.

L'arbre n'en fait pas moins : tant le luxe sait plaire! (La Font., liv. IX, Fable ii.)

[136] Quid miserius misero non miserante se ipsum ? (Saint August., libre arbitre.)

[137] Quoi que vous écriviez ou d'heureux ou de triste,

Pour nous avoir écrit vous vous ferez bénir;

Écrire à ses amis c'est s'en ressouvenir.

Ah ! si le vain portrait de celui que l'on aime

Émeut en son absence et n'est pas sans douceur,

L'épître d'un ami c'est cet ami lui-même :

Les lettres, Abailard, sont le portrait du cœur.

(Lett. d’Héloïse, trad. par de Lesser.)

[138] Au lieu de : affectus impetus sui, je lie, avec Muret et Gruter : impotens sui, tantum.... d'une seule et même phrase.

[139] Déclamateur de profession, comme Asellius et Gémin. Varius. Ne pas le confondre avec L. Vinicius son frère dont Auguste disait : Il a de l'esprit argent comptant. « Ingenium in numerato habet. »

[140] Voir sur Hatérius, Tacite, Ann., IV, lxi, et Cic., Brutus, xxii. « Seul de tous les Romains que j'ai connus de mon temps, il a transporté dans la langue latine la facilité grecque. Il avait une telle vélocité de discours qu'elle arrivait à être un défaut. Aussi Auguste dit-il fort justement : « Ce cher Hatérius a besoin d'être enrayé. » (Sénèque Rhét., Controv. excerpt., liv. IV, Préf.)

[141] Sur Fabianus, voir Lettre c et note.