SÉNÈQUE DE LA COLÈRE.
LIVRE I Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
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DE LA COLÈRE.
LIVRE I.
I. Tu as exigé de moi,[1] Novatus, que je traitasse par écrit des moyens de dompter la colère ; et c'est avec raison, ce me semble, que tu as craint particulièrement cette passion, de toutes la plus horrible et la plus effrénée. Les autres, en effet, ont un reste de calme et de sang-froid; celle-ci est tout emportée, tout à l'élan de son irritation; armes, sang et supplices, voilà les vœux de son inhumaine frénésie; sans souci d'elle-même, pourvu qu'elle nuise à son ennemi; se ruant sur les épées nues; avide de se venger, quand sa vengeance[2] même doit la perdre. Aussi quelques sages l’ont-ils définie une courte démence;[3] car, comme la démence, elle ne se maîtrise point, oublie toute bienséance, méconnaît toute affection, opiniâtre, acharnée à son but, sourde aux conseils et à la raison, elle que de vains motifs soulèvent, incapable de discerner le juste et le vrai, exacte image de ces ruines croulantes qui n'écrasent qu'en se brisant. Pour te convaincre que l'homme ainsi dominé n'a plus sa raison, observe l'attitude de toute sa personne : de même que la folie furieuse a pour infaillibles symptômes le visage audacieux et menaçant, le front sinistre, l'air farouche, la démarche précipitée, des mains qui se crispent, un teint bouleversé, et ces soupirs fréquents qu'elle pousse avec effort, tel paraît l'homme dans la colère.[4] Ses yeux s'enflamment, étincellent, toute sa face devient pourpre, tant le sang chassé de son cœur bout et monte avec violence; ses lèvres tremblent, ses dents se serrent, ses cheveux se dressent et se hérissent; sa respiration est comprimée et sifflante; on entend se tordre et craquer les articulations de ses membres; il gémit, il mugit ; sa parole s'embarrasse de sons entrecoupés; à tout instant ses mains se frappent, ses pieds battent la terre; toute son allure est désordonnée, tout son être exhale la menace : hideux et repoussant aspect de l'homme qui gonfle et dégrade sa noble figure. On doute alors si un tel vice n'est pas plus difforme encore que haïssable. Les autres peuvent se cacher, se nourrir en secret : la colère se fait jour, se produit sur le visage, et plus elle est forte, plus elle bouillonne et se manifeste. Ne vois-tu pas tous les animaux trahir leurs mouvements hostiles par des signes précurseurs? Tous leurs membres sortent du calme de leur attitude ordinaire, et leur instinct cruel s'exalte de plus en plus. Le sanglier écume, il aiguise ses défenses contre des corps durs ; le taureau frappe l'air de ses cornes et fait voler le sable sous ses pieds; le lion pousse de sourds rugissements; le cou du serpent se gonfle de courroux ; le chien atteint de la rage a un aspect sinistre. Il n’est point d'animal si terrible, si malfaisant de sa nature, qui ne montre, dès que la colère l'a saisi, un nouveau degré de férocité. Je n'ignore pas qu'en général les affections de l'âme ont peine à se déguiser : l'incontinence, la peur, l'audace, ont leurs indices et peuvent se pressentir ; car nulle pensée n'agite vivement l'intérieur de l'homme sans qu'une émotion quelconque paraisse sur son visage. Quel est donc ici le trait distinctif? Que si les autres passions se voient, celle-ci éclate. II. Si maintenant tu veux considérer ses effets destructeurs, jamais fléau ne coûta plus au genre humain. Tu verras des meurtres, des empoisonnements, le deuil des accusés infligé par eux aux accusateurs, des villes saccagées, des nations détruites tout entières, des chefs vendus à l'encan par les leurs, et les torches incendiaires dont les ravages, non contenus dans l'enceinte des cités, propagent au loin leurs tristes lueurs et les vengeances de l'ennemi. Vois ces villes si fameuses dont on retrouve à peine les fondements : c'est la colère qui les a renversées. Regarde ces solitudes vides durant plusieurs milles de toute habitation : c'est la colère qui les a dépeuplées. Regarde tous ces grands transmis à notre souvenir comme exemples d'un fatal destin. La colère frappe l'un dans son lit, égorge l'autre à la table sacrée du festin, immole un magistrat[5] en plein forum, à la face même des lois, veut que le père tende la gorge au poignard du fils, qu'une main servile verse le sang royal, qu'un citoyen étende ses membres sur une croix. Et encore ne parlé-je que de catastrophes individuelles. Que sera-ce si de ces victimes isolées tu veux porter les yeux sur des assemblées entières massacrées, sur la plèbe égorgée pêle-mêle par la soldatesque, sur des nations proscrites en masse et vouées à la mort ... comme se dérobant à notre tutelle ou dédaignant notre autorité. Et d'où viennent ces emportements du peuple contre des gladiateurs, de ce peuple injuste qui se croit insulte s'ils ne meurent pas de bonne grâce, qui se juge méprisé, et qui par son air, ses gestes, son acharnement, de spectateur se fait ennemi? Ce sentiment, quel qu'il soit, n'est certes pas la colère, mais il en approche. C'est celui de l'enfant qui, s'il est tombé, veut qu'on batte la terre, et souvent ne sait pas contre quoi il se fâche; seulement il est fâché, sans motif et sans avoir reçu de mal ; toutefois il lui semble qu'il en a reçu, il éprouve quelque envie de punir. Aussi prend-il le change aux coups qu'on fait semblant de frapper, des prières et des larmes feintes l'apaisent, et une vengeance imaginaire emporte une douleur qui ne l'est pas moins. III. « Souvent, dit-on, un homme s'irrite contre des gens qui ne l’ont pas offensé, mais qui doivent le faire : preuve que la colère ne vient pas uniquement de l'offense. » Il est vrai que le pressentiment du mal irrite ; mais c'est que l'intention même nous blesse, et que méditer l'injure, c'est déjà la commettre. On dit encore : « La colère n'est point un désir de punir, puisque fréquemment les plus faibles la ressentent contre les plus forts, sans prétendre à des représailles qu'ils n'espèrent même pas. » Mais d'abord nous entendons par colère le désir et non la faculté de punir ; or on désire même plus qu'on ne peut. D'ailleurs il n'est si humble mortel qui n'espère, avec quelque raison, tirer satisfaction de l'homme le plus haut placé : pour nuire nous sommes tous puissants. La définition d'Aristote ne s'éloigne pas fort de la nôtre ; car il dit que la colère est le désir de rendre mal pour mal. En quoi notre définition diffère-t-elle de la sienne? Il serait trop long de l'expliquer. On objecta à toutes deux que les brutes ont leur colère, et cela sans être attaquées ni vouloir se venger ou faire souffrir à leur tour ; car quoiqu'elles fassent du mal, le mal n'est joint leur but. Il faut répondre que l'animal, que tout, excepté l'homme, est étranger à la colère ; car, quoique ennemie de la raison, elle ne prend naissance que là où la raison a place. Les bêtes ont de l'impétuosité, de la rage, de la férocité, de la fougue; mais la colère n'est pas plus leur fait que la luxure, bien que pour certains plaisirs elles soient moins retenues que l'homme. N'ajoute pas foi au poète qui dit :
Le sanglier farouche
a perdu sa colère ; Il appelle colère l'élan, la violence du choc. Or la brute ne sait pas plus se mettre en colère que pardonner. Les animaux, privés de la parole, sont exempts des passions de l'homme : ils ont seulement des impulsions qui y ressemblent. Autrement, qu'il y ait chez eux de l'amour, il y aura de la haine ; l'amitié supposera les inimitiés; et les dissensions, la concorde, choses, dont ils offrent aussi quelques traces ; mais du reste le bien et le mal appartiennent en propre au cœur humain. A l'homme seul furent donnés la prévoyance, le discernement, la pensée ; et non seulement nos vertus, mais nos vices même sont interdits aux animaux. Tout leur intérieur, comme leur dehors, diffère de nous. Ils ont cette faculté souveraine autrement dite principe moteur, tout comme une voix, mais inarticulée, embarrassée, incapable de former des mots; tout comme une langue, maïs enchaînée, mais non libre de se mouvoir en tous sens ; de même leur principe moteur a peu de pénétration, peu de développement. Ils perçoivent l'image, les formes des objets qui excitent leurs mouvements; mais cette perception est trouble et confuse. De là la véhémence de leurs transports, de leurs attaques, mais rien qui soit appréhension, souci, tristesse ni colère ; ils n'ont que les semblants de tout cela. Aussi leur ardeur tombe vite et passe à l'état opposé : après la plus violente fureur, après la frayeur la plus vive ils paissent tranquillement;[7] et aux frémissements, aux agitations désordonnées succèdent en moins de rien le repos et le sommeil. IV. J'ai suffisamment expliqué ce que c'est que la colère : elle diffère évidemment de l'irascibilité, ainsi que l'homme ivre, de l'ivrogne, et l'homme effrayé, du timide. L'homme en colère peut n'être pas irascible ; l'irascible peut quelquefois n'être pas en colère. Les Grecs distinguent ce vice en plusieurs espèces, sous divers noms que j'omettrai comme n'ayant pas chez nous leurs équivalents, bien que nous disions un homme amer, acerbe, aussi bien qu'un homme inflammable, furibond, criard, difficile, ombrageux, toutes variétés du même vice. Tu peux y joindre le caractère morose, genre, d'irascibilité affinée. Il y a des colères qui se soulagent par des cris ; il y en a dont la fréquence égalé l'obstination ; les unes vont droit à la violence et sont chiches de paroles ; les autres se répandent en injures et en discours pleins de fiel ; celles-ci ne vont pas au delà de la plainte et de l'aversion; celles-là sont profondes, terribles et concentrées. Il y a mille modifications du même mal, et ses formes sont infinies. V. J'ai cherché en quoi consiste la colère ; si tout autre animal que l'homme en est susceptible ; ce qui la distingue de l'irascibilité, et quelles formes elle affecte. Cherchons maintenant si elle est selon la nature, si elle est utile, si l'on en doit garder quelque chose. Est-elle selon la nature? Pour éclaircir ce doute, voyons seulement l'homme. Quoi de plus doux que lui tant qu'il reste fidèle à son caractère ; et quoi de plus cruel que la colère? Quoi de plus aimant que l'homme? Quoi de plus haineux que la colère? L'homme est fait pour assister l'homme ; la colère pour l'exterminer. Il cherche la société de ses semblables, elle brise avec eux; il veut être utile, elle veut nuire ; il vole au secours même d'inconnus, elle s'en prend aux amis les plus chers. L'homme est prêt même à s'immoler pour autrui ; la colère se jettera dans l'abîme, pourvu qu'elle y entraîne sa proie. Et peut-on méconnaître davantage la loi de la nature qu'en attribuant à la meilleure, à la plus parfaite de ses créatures un vice si barbare et si désastreux? La colère, nous l'avons dit, a soif de vengeance ; or qu'une telle passion soit inhérente au cœur de l'homme, qui est la mansuétude même, cela n'est nullement selon la nature. Les bons offices, la concorde, voilà en effet les bases de la vie sociale ; ce n'est point la terreur, c'est une mutuelle affection qui établit ce pacte, cette communauté de secours. « Mais quoi! le châtiment n'est-il pas parfois une nécessité? » Qui en doute? Mais il le faut impartial, raisonné : alors il ne nuit pas, il guérit en paraissant nuire. On expose au feu le javelot dont on veut corriger les courbures ; on le comprime entre plusieurs coins non pour le rompre, mais pour le redresser : de même s'améliorent nos vicieux penchants par la contrainte physique et morale. Ainsi d'abord, dans la maladie naissante, le médecin tente de modifier un peu le régime quotidien, de régler l'ordre du manger, du boire, des exercices, et de raffermir la santé en changeant seulement la manière de vivre. Puis vient la dose du manger, du boire, des exercices. L'ordre et la dose prescrits sont-ils sans effet, il supprime certaines choses et en réduit d'autres. Échoue-t-il encore, il interdit toute nourriture et débarrasse le corps par la diète. Si tous ces ménagements sont vains, il perce la veine, il porte le fer sur la partie affectée qui peut nuire aux membres voisins et propager la contagion : nul traitement ne lui semble trop dur si la guérison est à ce prix. Ainsi le dépositaire des lois, le chef de la cité devra, le plus longtemps possible, n'employer au traitement des âmes que des paroles et des paroles de douceur, qui les engagent au bien, qui leur insinuent l'amour de l'honnête et du juste, qui leur fassent sentir l'horreur du vice et le prix de la vertu. Son langage peu à peu deviendra plus sévère : il avertira encore en réprimandant, et ne recourra que comme dernier remède aux châtiments, alors même légers et révocables. Les derniers supplices ne s'infligeront qu'aux scélérats, du dernier degré ; et nul ne périra que sa mort ne soit un bien même pour lui. VI. Du médecin au magistrat, toute la différence est que le premier, s'il ne peut sauver nos jours, nous adoucit le passage redouté, et que le second chasse de la vie le coupable chargé d'infamie, aux yeux de tous, non qu'il se plaise au supplice de personne; le sage est loin de cette inhumaine barbarie; mais pour donner un exemple à tous, pour que ceux qui de leur vivant n'ont pas voulu être utiles à l'État le servent du moins par leur mort. Non, l'homme, de sa nature, n'est point avide de punir ; et la colère n'est point selon sa nature, car la colère ne veut que châtiment. Je citerai aussi l'argument de Platon, car pour quoi ne pas prendre chez autrui ce qui rentre dans nos idées? « Le juste, dit-il, ne lèse personne, la vengeance est une lésion : elle ne sied donc pas au juste, ni par conséquent la colère, car c'est à la colère que la vengeance convient. » Si le juste ne trouve point de charme à se venger, il n'en trouvera pas à une passion qui met sa joie dans la vengeance. La colère n'est donc pas conforme à la nature. VII. Mais, bien qu'elle ne le soit point, ne doit-on pas l'accueillir pour les services qu'elle a souvent rendus? Elle exalte les âmes et les aiguillonne ; et le courage guerrier ne fait rien de brillant sans elle, sans cette flamme qui vient d'elle, sans ce mobile qui étourdit l'homme et le lance plein d'audace à travers les périls. Aussi quelques-uns jugent-ils que le mieux est de modérer la colère sans l'étouffer, de retrancher ce qu'elle a de trop vif pour la restreindre à sa mesuré salutaire, et surtout de conserver ce principe, dont l'absence rend notre action languissante et relâche les ressorts de la vigueur morale. Mais d'abord il est plus facile d'expulser uni mauvais principe que de le gouverner, plus facile de ne pas l'admettre que de le modérer une fois admis. Dès qu'il s'est mis en possession, il est plus fort que le maître et ne souffre ni restriction ni limite. D'autre part, la raison elle-même, à laquelle vous livrez les rênes, n'a de puissance qu'autant qu'elle s'est isolée des passions ; mais souillée de leur alliance, elle ne peut plus les contenir quand elle eût pu les écarter. L'âme, une fois ébranlée, jetée hors de son siège, n'obéit plus qu'à l'impulsion qu'elle a reçue. Il est des choses qui, dès l'abord, dépendent de nous, et qui plus tard nous emportent par leur propre force et ne permettent plus de retour. L'homme qui s'élance au fond d'un abîme n'est plus maître de lui ; il ne peut s'arrêter ni ralentir sa chute:[8] un entraînement irrévocable a coupé court à toute prudence, à tout repentir, et il est impossible de ne pas arriver où on était libre de ne pas tendre. Ainsi l'âme qui s'est abandonnée à la colère, à l'amour, à une passion quelconque, perd les moyens d'enchaîner leur fougue. Il faut qu'elles la poussent jusqu'au bout, précipitée de tout son poids sur la pente rapide du vice. VIII. Le mieux est de dominer la première irritation, de l'étouffer dans.son germe, de se garder du moindre écart, puisque sitôt, qu'elle égare nos sens on a mille peines à se sauver d'elle car toute raison s'en est allée, dès que la passion vient à. s'introduire et qu'on lui, a volontairement donné le moindre droit. Elle agira pour tout le reste d'après son caprice, non d'après votre permission. C'est dès la frontière, je le répète, qu’il faut repousser l'ennemi ; s'il y pénètre et s'empare des portes de la place, recevra-t-il d'un captif l'ordre de s'arrêter? Notre âme alors n'est plus cette sentinelle qui observe au dehors la marche des passions pour, les empêcher de forcer les lignes du devoir : elle-même s'identifie avec la passion ; aussi ne peut-elle plus rappeler à elle la force tutélaire et préservatrice qu'elle vient de trahir et de paralyser. Car, comme je l'ai dit, la raison et la passion n'ont point leur siège distinct et séparé : elles ne sont autre chose qu'une modification de l'âme en bien ou en mal. Comment donc la raison, envahie et subjuguée par les vices, se relèvera-t-elle après sa défaite, ou corn ment se dégagera-t-elle d'une confusion où c'est l'alliage des mauvais principes qui domine? « Mais, dira-t-on, il est des hommes, qui, dans la colère, savent se contenir. » Est-ce de manière à ne rien faire de ce qu'elle leur dicte, ou lui obéissent-ils en quelque chose? S'ils ne lui cèdent, rien, reconnaissez qu'elle n'est pas nécessaire pour agir, vous qui l'invoquiez comme une puissance supérieure à la saison. Enfin, je vous le demande, est-elle plus forte ou plus, faible; que cette raison? Si elle est plus, forte, comment celle-ci pourra-t-elle lui prescrire des bornes, vu que d'ordinaire c'est le plus faible qui, obéit? Si elle est plus faible; la raison, sans elle, se suffit pour mettre afin son œuvre et n'a que faire d'un auxiliaire qui ne la vaut pas. « Mais on voit des gens irrites ne point sortir d'eux-mêmes et se contenir. » Comment? quand déjà la colère se dissipe et veut bien les quitter, mais non quand elle bouillonne : elle est alors souveraine. « Mais encore, ne laisse-t-on pas souvent, même dans la colère, partir sain et sauf l'ennemi que l'on hait? Ne s'abstient-on pas de lui faire du mal? » Sans doute, et par quel motif? Parce qu'une passion en repousse une autre, et que la peur ou la cupidité obtient de nous quelque concession ; ce n'est point là une paix dont la raison nous gratifie, c'est la trêve peu sûre et menaçante des passions. IX. Enfin la colère n'a en soi rien d'utile, rien qui stimule la bravoure militaire : jamais en effet la vertu n'est réduite à s'aider du vice ; elle est assez forte d'elle-même. A-t-elle besoin d'élan? Elle ne se courrouce point, elle se lève; selon qu'elle le juge nécessaire, elle tend ou relâche ses propres ressorts : tels sont les traits que lancent nos machines et auxquels le tireur est maître de donner plus ou moins de portée. « La colère, dit Aristote, est nécessaire : on ne peut forcer aucun obstacle sans elle, sans qu'elle remplisse notre âme et échauffe notre enthousiasme. Seulement il la faut prendre non comme capitaine, mais comme soldat. » Cela n'est pas vrai : par, si elle écoute la raison et qu'elle suive où celle-ci la mène, ce n'est plus la colère, qui n'est proprement qu'une révolte. Si elle résiste; si, quand on veut qu'elle s'arrête, ses féroces caprices la poussent en avant, elle est pour l'âme un instrument aussi peu utile que le soldat qui ne tient nul compte du signal de la retraite. Ainsi donc, si elle souffre qu'on règle ses écarts, il lui faut un autre nom, elle cesse d'être cette colère que je ne conçois que comme indomptable et sans frein; si elle secoue le joug, elle devient préjudiciable et ne peut plus compter comme secours. En un mot, ce ne sera plus la colère, ou elle sera dangereuse : car l'homme qui punit non par avidité de punir, mais par devoir, ne saurait passer pour un homme irrité. Le soldat utile est celui qui sait obéir à son chef, plus éclairé que lui. Mais les passions savent aussi mal obéir que commander; aussi jamais la raison n'acceptera ces auxiliaires violents, imprévoyants, auprès desquels son autorité n'est rien, et qu'elle ne comprimerait jamais qu'en leur opposant leurs sœurs et leurs pareilles, comme à la colère la peur, à l'indolence la colère, à la peur la cupidité.[9] X. Sauvons la vertu d'un tel malheur : que jamais la raison ne prenne les vices pour refuge. L'âme avec eux ne peut goûter de calme sincère ; nécessairement flottante et battue de tous les vents, prenant les auteurs de sa détresse pour pilotes, ne devant son courage qu'à la colère, son activité qu'aux instincts cupides, sa prudence qu'à la crainte, sous quelle tyrannie vivra-t-elle, si chaque passion fait d'elle son esclave? N'a-t-on pas honte de soumettre les vertus au patronage des vices? Ce n'est pas tout : la raison n'a plus de pouvoir dès qu'elle ne peut rien sans la passion, dès qu'elle s'apparie et s'assimile à elle. Où est la différence, quand la passion, livrée à elle seule, est aussi aveugle que la raison est impuissante sans la passion? Toutes deux sont égales du jour où l'une ne peut aller sans l'autre. Or, comment souffrir que la passion marche de pair avec la raison? « La colère est utile, dites-vous, si elle est modérée. » Dites mieux : si sa nature est d'être utile ; mais si elle est indocile à l'autorité et à la raison, qu'obtiendrez-vous en la modérant? Que, devenue moindre, elle nuise moins. Donc une passion que l'on modère n'est autre chose qu'un mal modéré. XI. Mais en face de l'ennemi la colère est nécessaire. » Moins que jamais : là il faut de l'ardeur, mais non déréglée, mais tempérée par la discipline. Qu'est-ce qui perd les Barbares, si supérieurs par la force du corps, si durs au travail, sinon cet emportement si préjudiciable à lui-même? Et le gladiateur : n'est-ce point l'art qui le protège, la colère qui l'expose aux coups? Qu'est-il enfin besoin de colère quand la raison atteint le même but? Crois-tu que le chasseur soit irrité contre les bêtes féroces? Pourtant il soutient leur choc, il les poursuit dans leur fuite : c'est la raison qui, sans la colère, fait tout cela. Tous ces milliers de Cimbres et de Teutons qui inondaient les Alpes, par quoi furent-ils anéantis au point que la renommée seule à défaut de messager, porta chez eux la désastreuse nouvelle? N'est-ce point parce que la colère leur tenait lieu de vaillance, la colère, qui parfois renverse et détruit tout sur son passage, mais qui plus souvent se perd elle-même? Quoi de plus intrépide que les Germains? Quoi de plus impétueux dans l'attaque? Quoi de plus passionné pour les armes au milieu desquelles ils naissent? C'est leur école, leur unique souci ; de tout le reste ils ne s'inquiètent point. Quoi de plus endurci à tout souffrir : car la plupart ne se pourvoient ni de vêtements, ni d'abris contre la rigueur perpétuelle du climat? De tels hommes pourtant sont taillés en pièces par les Espagnols et les Gaulois, par les troupes si peu belliqueuses d'Asie et de Syrie, avant même que la légion romaine se montre : ce qui rend leur défaite aisée n'est autre chose que leur emportement. Or maintenant, qu'à ces corps, qu'à ces âmes étrangères à la mollesse, au luxe, aux richesses, on donne une tactique, une discipline ; certes, pour ne pas dire plus, il nous faudra revenir aux mœurs de la vieille Rome. Par quel moyen Fabius releva-t-il les forces épuisées de la République? Il sut uniquement temporiser, différer, attendre ; toutes choses que l'homme irrité ne sait pas. C'en était fait de la patrie, alors sur le bord de l'abîme, si Fabius eût osé tout ce que lui dictait le ressentiment. Il-prit pour conseil la fortune de l'Empire ; et calcul fait de ses ressources, dont pas une ne pouvait périr sans ruiner toutes les autres, il remit à un temps meilleur l'indignation et la vengeance : uniquement attentif aux chances favorables, il dompta la colère avant de dompter Annibal. Et Scipion? n'a-t-il pas, laissant Annibal, l'armée punique, tout ce qui devait enflammer son courroux, transporté la guerre en Afrique et montré une lenteur qui passa chez les envieux pour amour du plaisir et lâcheté? Et l'autre Scipion? que de longs jours il a consumés au siège de Numance, dévorant son dépit comme général et comme citoyen, de voir cette ville plus lente à succomber que Carthage! Et cependant ses immenses circonvallations enfermaient l'ennemi et le réduisaient à périr de ses propres armes. XII. La colère n'est donc pas utile, même à la guerre et dans les combats. Elle dégénère trop vite en témérité ; elle veut pousser autrui dans le péril, et ne se garantit pas elle-même. Le courage vraiment sûr est celui qui s'observe beaucoup et longtemps, qui se couvre d'abord et n'avance qu'à pas lents et calculés.[10] «Eh quoi! l'homme juste ne s'emportera pas, s'il voit frapper son père, ou ravir sa mère! » Il ne s'emportera pas : il courra les délivrer et les défendre. A-t-on peur que, sans la colère, l'amour: filial ne soit un trop faible; mobile? Eh quoi! devrait-on dire aussi, l'homme juste, en voyant son père ou son fils sous le fer de l’opérateur, ne; pleurera pas, ne tombera pas en défaillance? Nous voyons cela chez les femmes, chaque fois que le moindre soupçon de danger les frappe. Le juste accomplit ses devoirs sans trouble et sans émoi : en agissant comme juste, il ne fait rien non plus qui soit indigne d'un homme de cœur. On veut frapper mon pères, je le défendrai ; on l'a frappé, je le vengerai, par devoir, non par ressentiment. Quand tu cites ces hypothèses, Théophraste, tu veux décrier une doctrine trop mâle pour toi; tu laisses là le juge pour t'adresser aux auditeurs. Parce que tous s'abandonnent à l'emportement dans des cas semblables, tu crois qu'ils décideront que ce qu'ils font on doit le faire, car presque toujours on tient pour légitimes les passions qu'on trouve en soi. D'honnêtes gens s'irritent quand on outrage leurs proches : mais ils font de même quand leur eau chaude n'est[11] pas servie à point, quand on leur casse un verre ou qu'on éclabousse leur chaussure. Ce n'est pas l'affection qui provoque ces colères, c'est la faiblesse : ainsi l'enfant pleure ses parents morts comme il pleurerait ses noix perdues. Qui s'emporte pour la cause des siens est non pas dévoué, mais peu ferme. Ce qui est beau, ce qui est noble, c'est de courir défendre ses parents, ses enfants; ses amis, ses concitoyens, à la seule voix du devoir, avec volonté, jugement, prévoyance, sans emportement, ni fureur. Car point de passion plus avide de vengeance que la colère, et qui par là même y soit plus inhabile, tant elle se précipite follement, comme presque toutes les passions, qui font elles-mêmes obstacle au succès qu'elles poursuivent. Avouons donc qu'en paix comme en guerre elle ne fut jamais bonne à rien. Elle rend la paix semblable à la guerre : devant l’ennemi, elle oublie, que les armes sont journalières ; et elle tombe à la merci des autres, faute de s'être possédée elle-même. D'ailleurs, ce n'est pas une raison d'adopter le vice et de l'employer, parce qu'il a produit parfois quelque bien ; car il est aussi des maux que la fièvre emporté : ne vaut-il pas mieux toutefois ne l'avoir jamais eue? Détestable remède que de devoir la santé à la maladie! De même quand la colère, dans des cas imprévus, nous aurait servis, comme peuvent faire le poison, un saut dans l'abîme, un naufrage, ne la croyons pas pour cela essentiellement salutaire : car beaucoup de gens ont dû leur santé à ce qui fait périr les autres. XIII. D'ailleurs tout bien, digne de passer pour tel, est d'autant meilleur et plus désirable qu'il est plus grand. Si la justice est un bien, personne ne dira qu'elle gagnerait à ce qu'on y retranchât quelque chose ; si c'est un bien que le courage, nul ne souhaitera qu'on en diminue rien : à ce compte, plus la colère serait grande, meilleure elle serait. Qui, en effet, refuserait l'accroissement d'un bien? Or l'accroissement de la colère est un danger ; c'est donc un danger qu'elle existe. On ne peut appeler bien ce qui, en se développant, devient mal. « La colère, dit-on, est utile, en réveillant l'ardeur guerrière. » Il en sera donc de même de l'ivresse ; elle pousse à l'audace et à la provocation ; et beaucoup ont été plus braves au combat pour avoir eu moins de sobriété. Ainsi encore la frénésie et la démence seraient nécessaires au déploiement de nos forces ; car le délire les double souvent. Eh quoi! la peur n'a-t-elle pas, par un effet contraire, fait naître l'audace, et la crainte de la mort, poussé au combat les plus lâches? Mais la colère, l'ivresse, la crainte et tout sentiment analogue sont des stimulants honteux et précaires ; ils ne fortifient point la vertu, qui n'a que faire du vice; seulement parfois ils réveillent quelque peu un cœur mou et pusillanime. La colère ne rend plus courageux que celui qui sans elle serait sans courage : elle vient non pas aider une vertu, mais la remplacer. Eh! si la colère était un bien, ne serait-elle pas l'apanage des hommes les plus parfaits? Or, les esprits les plus irascibles sont les enfants, les vieillards, les malades; et tout être faible par nature est quinteux. XIV. « Il est impossible, dit Théophraste, que l'homme de bien ne s'irrite pas contre les méchants. » De cette façon, plus on a de vertu, plus on sera irascible? Vois, au contraire, si l'on n'en sera pas plus calme, plus libre de passions et de haine pour qui que ce soit. Pourquoi haïrait-on ceux qui font le mal, puisque c'est l'erreur qui les y pousse?[12] Il n'est point d'un homme sage de maudire ceux qui se trompent : il se maudirait le premier. Qu'il se rappelle combien il enfreint souvent la règle, combien de ses actes auraient besoin de pardon; et bientôt il s'irritera contre lui-même. En effet, un juge équitable ne décide pas dans sa cause autrement que dans celle d'autrui.[13] Non, il ne se rencontre personne qui ait droit de s'absoudre soi-même ; et qui se proclamé innocent consulte plutôt le témoignage des hommes que sa conscience.[14] Combien n'est-il pas plus humain d'avoir pour ceux qui pèchent des sentiments doux, paternels, de ne pas leur courir sus, mais de les rappeler! Je m'égare dans vos champs par ignorance de la route : ne vaut-il pas mieux me remettre dans la voie que de m'expulser? Employons, pour corriger les fautes, les remontrances, puis la force, la douceur puis la sévérité; et rendons l'homme meilleur tant pour lui que pour les autres, sinon sans rigueur, du moins sans emportement. Se fâche-t-on contre l'homme qu'on veut guérir? XV. « Mais ils sont incorrigibles ; rien de traitable en eux, ou qui donne espoir d'amendement. » Eh bien, rayez de l'humaine association ceux qui gangrèneraient ce qu'ils touchent : coupez court à leurs crimes par la seule voie possible, mais toujours sans haine. Quel motif aurais-je de haïr l'homme à qui je rends le plus grand des services, en l'arrachant à lui-même? A-t-on de la haine contre le membre qu'on se fait amputer? Ce n'est point là du ressentiment, c'est une cure où se mêle la pitié. On abat les chiens hydrophobes; on tue les taureaux farouches et indomptables ; on égorge les brebis malades, de peur qu'elles n'infectent le troupeau ; on étouffe les monstres à leur naissance ; on noie même les enfants estropiés ou difformes. Ce n'est pas la colère, c'est la raison qui veut qu'on retranche de ce qui est sain ce qui ne l'est pas. Rien ne sied moins que la colère à l'homme qui punit, le châtiment ayant d'autant plus d'efficacité lorsqu'il est imposé par la raison. C'est pour cela que Socrate disait à son esclave : « Comme je te battrais, si je n'étais en colère! » Il remit la correction de l'esclave à un moment plus calme, et en attendant se fit la leçon à lui-même. Chez qui la passion serait-elle modérée, quand Socrate n'osa pas se fier à sa colère? Pour réprimer l'erreur ou le crime, il ne faut donc pas un vengeur irrité : car la colère est un délit de l'âme et l'on ne doit pas corriger une faute par une autre. XVI. « Quoi! je ne me courroucerai pas contre un voleur, contre un empoisonneur! » Non, pas plus que je ne me courrouce contre moi-même quand je me tire du sang. Toute espèce de châtiment est un remède, et je l'applique comme tel. Toi qui ne fais encore que débuter dans le mal, dont les chutes, quoique fréquentes, ne sont pas graves, j'essayerai, pour te ramener, d'abord les remontrances secrètes, ensuite la réprimande publique. Toi qui es allé trop loin pour que des paroles puissent te sauver, tu seras contenu par l'ignominie. A toi, il faut un stigmate plus fort, plus pénétrant : on t'enverra en exil, sur des bords ignorés. Ta corruption invétérée exige-t-elle des remèdes encore plus énergiques, les fers et la prison publiera, t'attendent. Mais toi, dont le moral est désespéré et la vie un tissu de crimes, poussé que tu es non par de ces motifs qui ne manqueront jamais au méchant, mais par une cause pour toi assez puissante, le plaisir de mal faire, tu as bu l'iniquité jusqu'à la lie, et tes entrailles en sont tellement infectées, qu'il faudrait te les arracher pour l'en faire sortir. Malheureux! qu'il y a longtemps que tu cherches la mort! eh bien, tu vas nous rendre grâces : nous te sauverons du vertige dont tu es la proie : après t'être vautré dans le mal pour ton supplice comme pour celui des autres, il n'est plus pour toi qu'un seul bien possible, la mort, que nous t'allons donner sur le champ.[15] — Pourquoi m'emporterais-je contre lui à l'heure où je lui rends le plus grand service? Il est des cas où la pitié la mieux entendue est d'ôter la vie. Si, homme d'expérience et de savoir, j'entrais dans une infirmerie ou dans la maison d'un riche, je ne prescrirais pas le même traitement pour des affections différentes Je vois dans les âmes une grande variété de vices, et c'est toute une cité qu'on m'appelle à guérir : à chaque maladie je dois chercher son spécifique. Ici réussira la honte ; là le bannissement ; ailleurs la douleur physique; plus loin la perte des biens, de la vie. Si, comme juge, je dois revêtir la robe de sinistre aspect,[16] s'il y a lieu de convoquer le peuple au son de la trompette, je monterai au tribunal non point en furieux ou en ennemi, mais avec le visage de la loi; ses paroles solennelles seront répétées par moi d'une voix plutôt calme et grave qu'emportée; et si je commande l'exécution, je serai sévère, mais point irrité. Et si je fais tomber sous la hache une tête coupable, ou coudre le sac du parricide, ou supplicier un soldat, ou monter sur la roche Tarpéienne un traître, un ennemi public, ce sera sans colère, mon visage ni mon âme ne seront pas autres que lorsque je frappe un reptile ou un animal venimeux. « On a besoin de colère pour punir. » Qu'est-ce à dire? la loi te semble-t-elle irritée contre des hommes qu'elle ne connaît pas, qu'elle n'a pas vus, qu'elle espère ne voir jamais? Prenons donc, les mêmes sentiments qu'elle : elle ne se courrouce point, elle prononce. Si c'est une convenance pour le juste de se courroucer contre le crime, il devra donc aussi porter envie aux succès des méchants. Car quoi de plus révoltant que de voir fleurir et abuser des faveurs du sort des hommes pour qui le sort ne saurait assez inventer de maux? Mais leurs avantages excitent aussi peu son envie que leurs crimes sa colère. Un bon juge condamne ce que la loi réprouve : il ne hait point. « Comment! s'écrie-t-on, les plus palpables injustices ne heurteront pas l'âme du sage, ne le tireront pas de son calme? » Je le confesse, il éprouvera une légère, une faible émotion. Car, disait Zénon, dans l'âme du sage lui-même, la plaie fût-elle guérie, la cicatrice demeure. Oui, des semblants, des ombres de passions viendront l'effleurer; des passions réelles, jamais. Aristote prétend que certaines passions, pour qui en use bien, sont des armes; ce qui serait vrai si, comme les instruments de guerre, on les pouvait prendre et quitter à volonté. Les armes qu'Aristote prête à la vertu frappent toutes seules et d'elles-mêmes sans attendre qu'on les saisisse : nous sommes leurs instruments, elles ne sont point le nôtre. Nous n'avons nul besoin d'aides étrangers : la nature nous a suffisamment munis par la raison. Elle nous a donné là une arme solide, inaltérable, docile, qui n'est pas à double tranchant et ne peut être renvoyée contre son maître. S'agit-il non seulement de prévoir, mais d'exécuter, la raison seule et par elle-même suffit.[17] Quoi de moins sensé que de la faire recourir, elle, à la colère, l'immuable à l'incertain, la fidélité à la trahison, la santé à la maladie? Et si je prouve que dans les actes aussi qui seuls semblent nécessiter l'intervention de la colère la raison par elle-même apporte bien plus d'énergie? Dès qu'en effet elle a décidé que telle chose doit s'accomplir, elle y persiste: ne pouvant, pour changer, trouver mieux qu'elle-même, elle s'arrête à sa résolution première. La colère a souvent reculé devant la pitié, car sa force n'a nulle consistance, c'est une vaine bouffissure : violente dans son origine, elle est pareille à ces vents de terre qu'enfantent les fleuves et les marais; ils ont de la fougue et ne tiennent pas. Elle débute par de vifs élans, puis s'affaisse, lassée avant l'heure : ne respirant d'abord que cruauté, que supplices inouïs, lorsqu'il faut sévir, elle ne sait plus que mollir et céder. La passion tombe vite; la raison est toujours égale. Et même, la colère vînt-elle à persévérer, souvent, bien que de nombreux coupables aient mérité la mort, à la vue du sang de deux ou trois victimes elle cesse de frapper. Ses premiers coups sont terribles, comme le venin des serpents, au sortir de leur gîte, est dangereux; mais leurs morsures, en se répétant, épuisent bientôt leur malignité. Ainsi il n'y a point parité de peines où il y a parité de crimes : et souvent la peine la plus grave est pour la moindre faute en butte à la première fougue. Inégale dans toute son allure, la passion va plus loin qu'il ne faut ou s'arrête en deçà. Elle se complaît dans ses excès, jugé d'après son caprice, sans vouloir entendre, sans laisser place à la défense, s'attachant aux idées dont elle s'est saisie, et ne souffrant point qu'on lui ôte ses préventions, si absurdes qu'elles soient. La raison, accorde à chaque partie le lieu, le temps convenables ; elle-même elle prend délai pour avoir toute latitude dans la discussion de la vérité : la colère décide à la hâte. La raison veut qu'on prononce selon la justice; elle, au contraire, veut qu'on trouve juste ce qu'elle a prononcé. La raison n'envisage que le fond même de la question; la colère s'émeut pour des motifs puérils autant qu'étrangers à la cause. Un air assuré, une voix ferme, un langage franc, une mise recherchée, un cortège imposant, la faveur populaire vont l'exaspérer. Souvent, en haine du défenseur, elle condamne l'accusé : vainement la vérité éclate à ses yeux ; elle aime et soutient son erreur; elle ne veut pas qu'on la lui démontre; et s'obstiner dans une fausse voie lui paraît plus beau que se repentir. Cn. Pison, notre contemporain, fut un homme irréprochable à beaucoup d'égards, mais esprit faux, et qui prenait l'inflexibilité pour de la fermeté. Dans un moment de colère, il avait condamné à mort un soldat comme meurtrier de son camarade parti en congé avec lui et qu'il ne pouvait représenter. L'infortuné demande un sursis pour aller aux recherches, il est refusé. On le conduit, d'après la sentence, hors des lignes du camp ; et déjà il tendait la tête, quand soudain reparut celui qu'on croyait assassiné. Alors le centurion préposé au supplice ordonne à l'exécuteur de remettre son glaive dans le fourreau, et ramène le condamné à Pison. Il vient rendre au juge le service qu'a rendu le sort au soldat : tous deux seront innocents. Une foule immense escorte les deux frères d'armes, qui se tiennent l'un l'autre embrassés : l'armée est au comble de la joie. Pison s'élance en fureur sur son tribunal; il voue à la fois au supplice et le soldat non coupable du meurtre et celui qui n'avait pas été assassiné. Quoi de plus indigne? parce que l'un était justifié, tous deux périssaient. Et Pison ajoute une troisième victime : le centurion lui-même, pour avoir ramené un condamné, est envoyé à la mort. Placés hors du camp, tous trois vont périr : car le premier est innocent. Oh! que la colère est ingénieuse à se forger des motifs de sévir! « Toi, je te condamne, parce que tu l'es déjà; toi, parce que tu es cause de la condamnation d'un camarade; et toi, parce que, chargé d'exécuter l'arrêt, tu n'as pas obéi à ton général. » Il trouva moyen de créer trois crimes, faute d'en trouver un. La colère, ai-je dit, a cela de funeste qu'elle ne veut pas qu'on la dirige. Elle s'indigne contre la vérité même, si la vérité se manifeste contre son gré : ses cris forcenés, la tumultueuse agitation de toute sa personne trahissent son acharnement contre l'homme qu'elle poursuit, qu'elle accable d'outrages et de malédictions. Ainsi n'agit pas la raison, qui pourtant, s'il le faut, ira, calme et silencieuse, renverser de fond en comble des maisons entières, anéantir avec femmes et enfants certaines familles, pestes de l'État, abattre même leurs demeures et les raser jusqu'au sol, abolir enfin des noms hostiles à la liberté; tout cela sans grincer les dents, sans secouer violemment la tête, ni compromettre en rien le caractère du juge, dont la dignité calme est plus que jamais un devoir quand c'est une peine grave qu'il applique. « A quoi bon, dit Hiéronyme,[18] quand tu veux frapper quelqu'un, commencer par te mordre les lèvres? » Et s'il eût vu un proconsul s'élancer de son tribunal, arracher au licteur les faisceaux, et déchirer ses propres vêtements parce que ceux de la victime tardaient à l'être! Que sert de renverser la table, de briser les coupes contre terre, de heurter du front les colonnes, de s'arracher les cheveux, de se frapper la cuisse ou la poitrine? Que penser d'une passion qui, ne pouvant se jeter assez tôt sur autrui, se tourne contre elle-même! Aussi les assistants la retiennent et la prient de s'épargner, scènes que n'offre jamais quiconque, libre de colère, inflige à chacun la peine qu'il mérite. Souvent il renvoie l'homme qu'il vient de prendre en faute, si son repentir est de bon augure pour la suite, s'il est visible que le mal ne vient pas du fond de l'âme, mais s'arrête, comme on dit, à la surface. Cette impunité-là n'est funeste ni à celui qui l'obtient, ni à celui qui l'accorde. Quelquefois un grand crime sera moins puni qu'un plus léger, si dans l'un il y a manquement et non scélératesse, et dans l'autre astuce profonde, hypocrisie invétérée, le même délit n'appellera pas la même répression sur l'homme coupable par inadvertance et sur celui qui a prémédité l'infraction. Il faut que le juge sache et ne perde jamais de vue, dans toute application de peines, qu'il s'agit ou de corriger les méchants ou d'en purger la terre : dans les deux cas ce n'est point le passé, c'est l'avenir qu'il envisagera. Car, comme le dit Platon, le sage punit, non parce qu'on a péché, mais pour qu'on ne pèche plus; le passé est irrévocable, l'avenir se provient. Veut-il prouver par des exemples que tout criminel finit mal, il fait mourir ces hommes publiquement, non pas tant pour qu'ils périssent, que pour qu'ils servent aux autres d'effrayante leçon. » Tu vois combien l'homme chargé de peser et d'apprécier ces choses doit être libre de tout ce qui trouble l'âme pour exercer un pouvoir qui demande les plus religieux scrupules, qui donne droit de vie et de mort. Il est mal de mettre le glaive aux mains d'un furieux.[19] Gardons-nous aussi de penser que la colère contribue en rien à la grandeur d'âme, car la grandeur n'est point là, je n'y vois que bouffissure : ainsi dans les corps hydropiques, que distend une humeur viciée, la maladie n'est pas de l'embonpoint, c'est une enflure funeste. Tout esprit que sa dépravation même emporte au delà des saines pensées de l'humanité s'imagine que je ne sais quoi de noble et de sublime l'inspire : mais il n'y a là-dessous rien de solide; l'édifice sans base est prompt à crouler. La colère n'a rien où s'appuyer; rien de ferme ou qui soit durable ne lui donne naissance : ce n'est que vent et que fumée; elle diffère autant de la grandeur d'âme que la témérité du courage, la présomption de la confiance, l'humeur farouche de l'austérité, la cruauté de la sévérité. Il y a loin, je le répète, d'une âme élevée à une âme orgueilleuse. La colère n'a jamais de grandes, de généreuses inspirations. Je vois, au contraire, dans cette susceptibilité habituelle, les symptômes d'une âme énervée, malheureuse, qui sent sa faiblesse. Le malade couvert d’ulcères gémit au moindre contact : ainsi la colère est surtout le vice des femmes et des enfants. « Mais des hommes même y sont sujets! » C'est que des hommes aussi ont le caractère des enfants et des femmes. Eh! n'y a-t-il pas de ces paroles, jetées dans la colère, qui semblent le cri d'une âme grande quand on ignore la vraie grandeur? Tel est ce mot sinistre, exécrable : Qu'on me haïsse, pourvu qu'on me craigne;[20] mot qui sent bien le siècle de Sylla. Je ne sais ce qu'il y a de pis dans ce double vœu : la haine ou la terreur publique. Qu'on me haïsse! Il voit dans l'avenir les malédictions, les embûches, l'assassinat; quel contrepoids y met-il? que les dieux le punissent d'avoir trouvé à la haine un si digne remède! Qu'on le haïsse! qu'est-ce à dire? pourvu qu'on t'obéisse? Non, Pourvu qu'on t'estime? Non; pourvu que l'on tremble Je ne voudrais pas de l'amour à ce prix. Pense-t-on que ce mot soit parti d'une grande âme? Quelle erreur! Elle n'était point grande, cette âme; elle était féroce. Ne crois pas au langage de la colère ; elle fait beaucoup de bruit, elle menace, et n'en est pas moins profondément pusillanime. N'ajoute pas foi non plus à l'éloquent Tite Live, quand il dit : Grand homme plutôt qu'homme de bien! Ces deux qualités sont inséparables : ou l'on sera bon aussi, ou l'on ne sera pas même grand;[21] car je ne conçois la grandeur que dans une âme inébranlable qui intérieurement, et du faîte à la base, soit également ferme, telle enfin qu'elle ne puisse s'allier avec un génie malfaisant. La terreur, le fracas, la destruction, peuvent être l'œuvre du méchant ; mais la grandeur, dont le fondement, dont la force est dans la bonté, il ne l'aura pas; seulement son langage, ses muscles tendus, tout l'appareil qui l'entoure, prendront un faux air de grandeur. Il lui échappera telle parole d'un haut courage en apparence. Ainsi Caligula, furieux de ce que le ciel tonnait sur ses pantomimes, dont il était plus encore l'émule passionné que le spectateur, et de ce que sa séquelle de gladiateurs avait peur de ces foudres qui certes oubliaient alors de punir, défia Jupiter à un combat désespéré en vociférant ce vers d'Homère : Ou tu m'enlèveras, ou je t'enlèverai.[22] Quelle démence était-ce là? s'imaginer ou que le dieu ne pouvait lui nuire, ou qu'il nuirait au dieu! Pour moi, je pense que son blasphème n'a pas peu contribué à l'explosion du complot formé contre lui. Ce fut en effet, aux yeux de tous, le terme de la patience que d'avoir à supporter celui qui ne pouvait supporter Jupiter. Ainsi donc, dans la colère, même quand elle paraît le plus véhémente, qu'elle affronte les dieux et les hommes, il n'y s rien de grand, rien de noble ; ou si quelques esprits y voient la marque d'une grande âme, qu'ils la voient aussi dans le luxe. Le luxe veut marcher sur l'ivoire, se vêtir de pourpre, avoir des lambris dorés, transporter les terres, emprisonner les mers, précipiter des fleuves en cascades, suspendre des bosquets sur ses toits.[23] Qu'on voie aussi de la grandeur dans l'avarice : elle couche sur des monceaux d'or et d'argent, cultive des champs qui de fait s'appellent des provinces, et livre à chacun de ses fermiers de plus vastes départements que le sort n'en assignait aux consuls. Qu'on voie aussi de la grandeur dans la luxure : elle franchit les mers, fait des troupeaux d'eunuques, et, bravant la mort, prostitue l'épouse sous le glaive de l'époux Qu'on voie de la grandeur dans l'ambition peu satisfaite d'honneurs annuels, elle veut, s'il est possible, couvrir nos fastes d'un seul nom, répartir ses titres sur le monde entier. Peu importe à quel point toutes ces passions se développent et s'étendent : elles sont toujours étroites, misérables et basses. La vertu seule est élevée, sublime; et il n'y a de grand que ce qui en même temps est calme. [1] Novatus. Celui des frères de Sénèque qui, par suite d'adoption, prit le nom de Junius Gallio, et au tribunal duquel saint Paul fut amené par les Juifs. [2] Voir liv. II, xxxvi. Ruat vel in me, dummodo in fratrem runt. (Seneq. Thyeste, v. 190).
Tombe sur moi le ciel
pourvu que je me venge! Felix jacet, quicumque quos odit premit. (Senec. Hereul. Œteus.) Et qui tue en mourant doit mourir satisfait. (Rotrou.) [3] Μανίαν ὀλογοχρόνιον. Themistius. Iratum ab insano non nisi tempore distare. Cato major. Ira furor brevis est. Horace. [4] Imité par saint Basile dans son homélie sur le même sujet. [5] Allusion au préteur Asellio, tué au temple de Castor par les usuriers contre lesquels il avait porté de sévères édits. [6] Ovide Métam., VII, 645. [7] Le tigre déchire sa proie et dort.... (Génie du Christianisme, sur la Conscience.) [8] Voir Cic. Tusculan., VI, xviii. [9] « Toutes les passions sont sœurs : une seule suffit pour en exciter mille ; et les combattre l'une par l'autre n'est qu'un moyen de rendre le cœur plus sensible à toutes. Le seul instrument qui sert à les purger c'est la raison. » (Rousseau, sur les Spectacles.) [10] La valeur n'est valeur qu'autant qu'elle est tranquille. (Piron, Métromanie, acte III, scène iii.) « La vaillance n'a pas besoin de cholère, parce qu'elle est trempée de raison et de jugement, là où l'ire et la fureur sont fragiles, pourries et aisées a briser. C'est pourquoi les Lacédémoniens ostent avec-que le son des fleustes la cholère à leurs gens, quand ils vont combattre, et devant le combat ils sacrifient aux Muses, à cette fin que la raison leur demeure.» (Plutarq., de la Cholère, trad. d'Amyot.) [11] Les Romains faisaient grand usage d'eau chaude dans leurs repas, et la buvaient soit pure, soit mêlée avec du vin et du miel. [12] C'est le mot du Christ : Pardonnez-leur, mon père, ils ne savent ce qu'ils font. Voir aussi Sénèque, des Bienfaits, V, xvii; et Platon, des Lois, V. [13] « Double poids et double mesure sont deux choses abominables devant Dieu. Quel homme peut dire : « Mon cœur est pur, je suis net du péché? » (Prov. de Salomon.) [14] . « Si nous disons que nous n'avons point de péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous.» (Saint Jean, Ép. I, viii.) [15] Plusieurs de ceux qui avaient conspiré la mort de Néron, dit Suétone, s'en vantaient même auprès de lui en disant qu'ils ne pouvaient mieux servir un homme souillé de tous les forfaits qu'en lui donnant la mort. (Voir aussi Dion, LXII, xxiv. Tacite, Ann., XV, lxviii et surtout Sénèque, des Bienfaits, VII, xx.) [16] Perversa, endossée à l'envers, en signe d'affliction. [17] Voir un parallèle semblable dans Pope, Essai sur l'homme, II, ii. Cf. Cicér., des Devoirs, I, xxv. [18] Philosophe péripatéticien, né à Rhodes, vécut sous Ptolémée Philadelphe, vers la 127e olympiade, an 272 avant Jésus-Christ. Souvent cité par Plutarque, Traité de la Colère. Tous ses ouvrages sont perdus. [19] Eripere telum, non dare, irato decet. (P. Syrus.) [20] Ce mot est mis dans la bouche d'Atrée par le poète tragique Accius, né l'an de Rome 584, mort après les proscriptions de Sylla. « Quand c'est Atrée qui dit cela, observe Cicéron, on applaudit, car le mot est digne du personnage ; comme cet autre vers :
Oui, le père
aux enfants servira de tombeau, »
Heureux ou
malheureux, il suffit qu'on me craigne.
[21]
Un esprit corrompu ne fut jamais sublime.
La gloire ne
peut être où la vertu n'est pas. [22] Iliade, XXIII, 724. [23] Voir la lettre xxxii. Et Pline : In tecta jam silvæ scandunt. Hist., XV, xiv. Et Sénèque le père, Controv., ix : « Ces forêts plantées sur nos maisons qu'elles pourrissent : ombre et fumée plutôt que verdure!» |
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