Plotin, Ennéades, traduit par Bouillet

PLOTIN

 

PORPHYRE

 

TRAITÉ DE L'ÂME. (CONTRE BOETHUS)

Tome deuxième

Traduction française : M.-N. BOUILLET.

PORPHYRE Traité sur le Précepte Connais-toi toi-même. Fragments conservés par Stobée - JAMBLIQUE Traité de l'Ame. Fragments conservés par Stobée

 

 

 

 

TRAITE DE L'AME

PAR

PORPHYRE

CONTRE BOÉTHUS (01).

L'âme est immortelle parce qu'elle ressemble à Dieu.

I (02). Voici un argument qui parait excellente Platon pour démontrer l'immortalité de l'âme: c'est celui qui se tire des semblables (03). Si l'âme est semblable à l'être divin, immortel, invisible, indivisible, indissoluble, qui subsiste et demeure dans son incorruptibilité, comment n'appartiendrait-elle pas au genre qui est conforme à son modèle? En effet, quand, en présence de deux extrêmes évidemment contraires, tels que l'être raisonnable et l'être irraisonnable, on discute auquel des deux genres appartient un autre être, il n'y a qu'une seule démonstration qui soit possible : c'est de faire voir auquel des deux extrêmes cet être est semblable. Ainsi, quoique le genre humain dans le premier âge ne possède pas encore la raison, et que beaucoup d'individus commettent jusqu'à leur vieillesse des fautes qui impliquent absence de raison, cependant, comme le genre humain a beaucoup de traits de ressemblance avec l'être purement raisonnable, il a été regardé comme raisonnable 620 dès l'origine. Le genre que forment les dieux étant évidemment pur et iniiltéruble, tandis que les êtres terrestres et tangibles sont périssables, si l'on demande dans quel genre il faut classer l'âme, Platon pense que pour résoudre la question on doit examiner à qui l'âme est semblable. Or, comme elle ne ressemble en aucune manière à l'être périssable, dissoluble, étranger à l'intelligence et à la vie, et par suite tangible, sensible, qui naît et meurt; comme, au contraire, elle ressemble à l'être divin, immortel, invisible, intellectuel, essentiellement vivant, ayant de l'affinilé pour la vérité, possédant enfin tous les attributs qu'on découvre dans l'âme; il a paru impossible d'accorder à l'âme les autres caractères de similitude et de lui refuser en même temps la similitude d'essence, puisque les autres caractères de similitude sont précisément les conséquences mêmes de cette similitude d'essence (04). Si les êtres qui diffèrent de Dieu par leurs actes en diffèrent aussi par la constitution de leur essence, il en résulte que les êtres qui participent aux mêmes actes doivent posséder aussi une essence semblable : car c'est la qualité de l'esssence qui détermine la qualité des actes, puisque c'est de l'essence que les actes naissent et découlent.

II. Il faut une longue argumentation pour démontrer que l'âme est immortelle et à l'abri de la destruction (05). Mais, il n'est pas besoin d'une savante discussion pour établir que, de tout ce qui se trouve en nous, l'âme est ce qui a le plus de ressemblance avec Dieu, non seulement à cause de l'activité constante et infatigable qu'elle nous communique, mais encore à cause de l'intelligence qu'elle possède. C'est celle considération qui a fait dire au physicien de Crotone [Pythagore] que, l'âme étant immortelle, l'inertie est contraire à sa nature, comme elle l'est à celle des corps divins [des astres]. Que l'on examine une bonne fois l'essence de notre âme, l'intelligence qui domine en nous, qui nous suggère souvent des réflexions et des désirs d'une nature si relevée, et l'on sera convaincu de la ressemblance qu'a notre âme avec Dieu.

III. Si l'on fait voir clairement que l'âme est de toutes choses celle qui a le plus de ressemblance avec Dieu, qu'est-il besoin d'avoir recours aux autres arguments pour démontrer son immortalité? Ne suffit il pas de mettre en avant cette preuve, qui a une valeur toute particulière, pour convaincre les gens de bonne foi que l'âmee ne participerait pas aux actes qui conviennent à la divinité si 621 elle n'avait pas elle-même une nature divine? Que l'on considère l'âme en effet : elle est enfouie dans un corps mortel, dissoluble, dépourvu d'intelligence, qui n'est qu'un cadavre par lui-même, qui sans cesse tend à s'allérer, à se diviser et à périr; cependant elle le façonne et elle en tient les parties liées ensemble (06) ; elle montre qu'elle a une essence divine, quoiqu'elle soit gênée et entravée par cette enveloppe mortelle (07); que serait-ce donc si, par la pensée, on séparait cet or de la terre qui le couvre (08)? L'âme ne montrerait-elle pas alors clairement que son essence ne ressemble qu'à celle de Dieu? Par ce fait que, même dans son existence terrestre, elle participe à la nature de la divinité, qu'elle continue de l'imiter par ses actes, qu'elle n'est pas dissoute par l'enveloppe mortelle dans laquelle elle se trouve emprisonnée, ne fait-elle pas voir qu'elle est à l'abri de la destruction?

IV. L'âme paraît divine par la ressemblance qu'elle a avec l'être qui est indivisible; et mortelle, par ses points de contact avec la nature périssable. Selon qu'elle descend ou qu'elle remonte, elle a l'air d'être mortelle ou immortelle. D'un côté, il y a l'homme qui n'a d'autre occupation que la bonne chère, comme les brutes. D'un autre côté, il y a l'homme qui, par son talent, sauve le navire dans la tempête, ou rend la santé à ses semblables, ou découvre la vérité, ou trouve la méthode qui convient à la science, ou invente des signaux de feu, ou tire des horoscopes, ou, par des machines, imite les œuvres du créateur. L'homme n'a-t-il pas en effet imaginé de représenter ici-bas le cours des sept planètes, en imitant par des mouvements mécaniques les phénomènes célestes (09)? Que n'a pas inventé l'homme en manifestant l'intelligence divine qu'il renferme en lui-même? Certes, celle-ci prouve bien par ses conceptions hardies qu'elle est véritablement olympienne, divine, et tout à fait étrangère à la condition mortelle ; cependant, par suite de son attachement pour les choses terrestres, attachement qui le rend incapable de reconnaître cette intelligence, le vulgaire, la jugeant d'après les apparences extérieures, s'est persuadé qu'elle est mortelle. Les gens de cette espèce n'ont en effet qu'un moyen de se consoler de leur abrutissement, c'est de se fonder sur les apparences extérieures pour attribuer aux autres la même bassesse, et de se persuader ainsi que tous les hommes sont semblables à l'intérieur comme à l'extérieur.

623 Réfutation des Péripatéticiens.

V (10). Quant à celui qui enseigne que l'âme est une entéléchie, et qu'étant elle-même complètement immobile, elle est cependant le principe des mouvements (11), qu'il explique d'où proviennent les extases [ἐνθουσιασμοί) (12) de l'être vivant (13), quand il ne saisit plus rien de ce qu'il voit ni de ce qu'il dit, que son âme a l'intuition de l'avenir et de ce qui n'est pas présent, et qu'elle s'applique à l'identique [à l'intelligible] (14); qu'il dise également d'où proviennent dans l'être vivant les délibérations, les réflexions et les volontés de l'âme, en tant qu'elle est l'âme de l'être vivant (15) : car ce sont là des mouvements de l'âme et non du corps (16).

VI. Comparer la nature de l'âme à la pesanteur ou aux qualités corporelles uniformes et immobiles (17), qualités qui modifient le sujet et déterminent sa nature, c'est le propre d'un homme qui volontairement ou involontairement ne comprend rien à la dignité de l'âme, qui ne voit point que le corps de l'être vivant n'est devenu vivant que par la présence de l'âme, comme c'est par la présence du feu près duquel elle se trouve placée que l'eau devient chaude, comme c'est par le lever du soleil qu'est illuminé l'air qui est naturellement obscur quand il n'est pas ainsi illuminé (18). Mais la chaleur de l'eau n'est pas la chaleur du feu ni le feu lui-même; la lumière qui se répand dans l'air n'est pas non plus la lumière propre à l'essence du soleil : de même, l'animation du corps (ἐμψυχία) (19), laquelle joue un rôle analogue à celui de la pesanteur et de la qualité qui réside dans le corps, n'est point l'âme qui est descendue dans le corps et de laquelle le corps reçoit une espèce de souffle vital (20).

623 VII. Ce que d'autres philosophes ont dit sur l'âme me paraît honteux. N'est-il pas honteux en effet de dire que l'âme est l'entéléchie d'un corps naturel organisé? N'est-il pas également honteux de faire consister l'âme dans un feu, intelligent (21) ou dans un souffle qui a un certain caractère, souffle qui a été exposé au froid de l'air et trempé en quelque sorte par son contact (22); de supposer qu'elle est une agrégation d'atomes (23); en général, d'enseigner qu'elle est engendrée par le corps (24)? (Opinion qui a été déclarée impie même dans les lois des impies (25).) Toutes ces opinions sont donc honteuses. Il n'en est point de même de celle qui déflnit l'âme une substance qui se meut elle-même (26).

Réfutation des Stoïciens.

VIII (27). Ils osent appeler Dieu un feu intelligent (πῦρ νοερόν) (28), et supposer en même temps qu'il est éternel. Ils disent que ce feu détruit et dévore tout comme le feu que nous connaissons, et ils combattent Arislole parce qu'il ne veut pas admettre que l'éther soit composé d'un feu semblable au nôtre. Quand on leur demande comment ce feu subsiste, puisqu'ils le font complètement semblable au nôtre, ils prétendent qu'on doit les croire sur parole, et, à la croyance irrationnelle que le feu est éternel, ils ajoutent encore cette hypothèse que le corps éthéré s'éteint et se rallume par 624 parties (29). Mais qu'est-il besoin de nous étendre davantage, d'une part sur le défaut de jugement que ces philosophes montrent dans leur propre système, et d'autre part sur leur ignorance et leur mépris de la doctrine des anciens?

Appréciation des diverses preuves de l'immortalité de l'âme.

IX (30). Les preuves tirées soit des conceptions intellectuelles (ἐννοίαι) (31), soit de l'histoire (32), démontrent incontestablement que l'âme est immortelle, tandis que les arguments empruntés aux philosophes semblent faciles à renverser à cause de cette facilité d'éloculion que tous déploient dans la controverse. Quelle est en effet la démonstration qui ne soit contestée par les sectateurs d'une autre école, puisque certains philosophes [les Pyrrhoniens] ont prétendu qu'il faut suspendre son assentiment, même pour les choses qui paraissent évidentes?



 

(01Boéthus est un philosophe stoïcien mentionné par Diogène Laërce, VII, § 143,149.

(02Ce fragment est tiré d'Eusebe, Préparation évangélique, XI,  28.

(03Cet argument, appelé par les Néoplatoniciens l'argument de la similitude, parce qu'il est fondé sur l'analogie qu'a l'essence de l'âme avec l'essence indissoluble, était considéré par tous les interprètes du Phédon comme le seul argument vraiment démonstratif. Voici comment il est résumé par Olympiodore : « On trouve dans l'homme l'âme et le corps. Or, de l'âme et du corps, c'est évidemment l'âme qui se rapporte le plus à l'essence identique à elle-même, permanente, indissoluble, etc., parce que l'âme est invisible, douée de pensée et qu'elle gouverne le corps. En effet, l'invisibilité, la pensée et le commandement conviennent plus à l'indissoluble que leurs contraires. L'âme, sous ce triple rapport, se rapproche donc plus que le corps de l'indissoluble ; elle est donc plus indissoluble que le corps, et par conséquent plus durable. » (Comm. sur le Phédon, dans Cousin, Fragments de Philosophie ancienne, p. 421).

(04) Voy. Plotin, Enn. IV, liv. vii, § 10; t. ii, p. 467

(05)   Porphyre fait in allusion à l'argument des contraires, qui a excité dans l'antiquité une si vive et si longue controverse. Voy. M. Cousin, Fragments de Phil. anc., p. 410.

(06) Voy. Plotin, Enn. IV, liv. vii, § 3.n° 5.

(07) Voy. Plotin, Enn. IV, liv. vii, §1.

(08) Voy. Plotin, Enn. IV, liv. vii, § 10 fin.

(09)   Porphyre fait ici allusion à la sphère d'Archimède.

(10) Eusèbe, Prëp. évang., XV, 11.

(11) Voy. ci-après Jamblique, De l'Âme, § viiii.

(12)  Voy. ci-après, p. 640

(13) C'est l'homme considéré comme composé d'une âme et d'un corps

(14 Voy. le fragment d'Ammonius Saccas dans le tome I, p. xcvi. Voy. aussi Plotin, Enn. IV, liv. vii,  § 8, p. 463.

(15 Viger propose à tort de retrancher ces mots que réclame la suite des idées.

(16)  Voy. Plotin, Enn. IV.liv. vii, § 6, p. 445.

(17)  Ibid. , § 4 n° 7, p. 442

(18)  Voy. Enn. IV, liv. iv, § 29, p. 377-379; liv. v, § 7, p. 423.

(19) La puissance végétative présente dans tout le corps y fait pénétrer partout un vestige de l'âme. (Enn. IV, liv. iv, § 28 ; t. Il, p. 373.)

(20) Dans sa Paraphrase du Traite de l'Âme (fol 70), Thémistius cite, en la combattant, cette théorie de Porphyre: « Mais, dit-il, quand !a mixtion du corps périt, l'âme ne périt pas avec elle: la seule chose qui puisse, c'est l'animation que l'âme donne au corps, dont elle est séparable et auquel elle communique la vie par une espèce d'illumination, comme le soleil illumine l'air. » Selon Tbémistius, l'âme est inséparable du corps et meurt avec lui

(21 C'est la définition d'Héraclite et des Stoïciens. Voy Plotin, Enn. lV, liv. vii,  § 4, p. 441.

(22 C'est la doctrine de Chrysippe. Voy. Plotin, ibid., § 4 et 8, p. 441, 457 458.

(23C'est la doctrine de Démocrite et d'Épicure. Voy. Plotin, ibid., § 3, p. 438.

(24 Voy. Plotin, ibid., § 3 et 8, p. 439 el 460.

(25 Nous pensons que Porphyre fait ici allusion à un passage de sa Philosophie des oracles. Énée de Gaza lui attribue une expression presque identique. Voy. ci-après p. 686.

(26) Voy. Plotin, Enn. IV, liv. vii, § 9, p. 466.

(27Eusèbe, Prêp. évang., XV, 16.

(28) Voy. Plotin, Enn. IV, liv. vii. § 4 ; t. Il, p. 441. Porphyre semble s'être ici inspiré aussi de Longin, qui fut son premier maître : « Qui ne s'indignerait à bon droit que Zénon et Cléanthe aient traité l'âme avec assez peu de respect pour soutenir qu'elle n'est qu'une exhalaison d'un corps solide? Qu'y a-t-il de commun, grands Dieux, entre une exhalaison et l'âme? Et comment pouvaient-ils, assimilant ainsi à ce phénomène physique notre âme et celle des animaux, conserver, les imaginations, les souvenirs constants, les désirs et les volontés qui ont pour but l'inlelligence des choses? Est-ce que les Dieux aussi et ce Dieu suprême qui pénètre tout de sa vie, les choses terrestres et les choses célestes, seront considérés comme une exhalaison, une fumée, une vaine apparence? etc. » (Longin, dans Eusèbe, Prép.Evang., XV, 21)

(29) « Boéthus, Posidonius  et Panétius, qui se distinguèrent dans l'École stoïcienne par leur inspiration, abandonnèrent la doctrine de l'embrasement et de la palingénésie pour adopter la doctrine plus divine de l'indestructibililé du monde. »  (Philon, De l'Indestructibilité du monde.)

(30) Eusèbe, Préparation évangéligue, XIV, 10

(31 Voy. ci-dessus, § ii, iii, v.

(32) Voy. Plotin, Enn. IV, liv vii, § 15. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles Porphyre avait composé sa Philosophie des oracles. Simplicius fait sur ce sujet des réflexions pleines de justesse : « Faut-il nous abstenir complètement de consulter les devins sur ce qui dépend de nous, pour savoir, par exemple, si nous devons admettre que l'âme est mortelle ou immortelle, si nous devons prendre pour maître tel ou tel philosophe? car plusieurs des anciens paraissent avoir consulté les oracles sur la nature, quoique nous disions qu'il dépend de nous et qu'il est en notre pouvoir de nous former une opinion sur ce sujet. Selon nous, toutes les lois qu'une chose peut être prouvée d'une manière rationnelle, il vaut mieux l'apprendre par raison démonstrative : car, si la démonstration est tirée de la cause, nous aurons une connaissance scientifique. Or, que Dieu nous assure que l'âme est immortelle, cela nous donne bien la foi, mais ne nous donne point la science. Que Dieu daigne apprendre à quelqu'un les causes et lui donner la science, c'est de sa part une autre espèce de bonté; mais elle n'a rien de commun avec la divination : car celle-ci se borne à prédire les issues des actions lorsqu'elles sont incertaines et que toute notre intelligence ne saurait les prévoir. C'est pourquoi, s'il y a eu des hommes qui aient consulté les oracles sur la nature, ils ont été peu nombreux; ce n'étaient point d'ailleurs des philosophes distingués, mais des gens plus accoutumés à croire qu'à savoir. La volonté de Dieu parait être que l'âme, se mouvant par elle-même, trouve aussi par elle-même la vértlé. (Comm. sur le Manuel d'Épictète, § xxxii.)