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 PLATON

Φαίδων -  Phédon

(texte bilingue )
(texte grec uniquement)

ÉCHÉCRATE
I. — Étais-tu toi-même, Phédon, aux côtés de Socrate le jour où il but le poison dans sa prison, ou est-ce un autre qui t’a renseigné ?
PHÉDON
J’y étais moi-même, Échécrate.
ÉCHÉCRATE
Eh bien, que dit-il, à ses derniers moments, et comment mourut-il ? J’aurais plaisir à l’entendre. Car, parmi les citoyens de Phliunte, il n’y en a pas un seul à présent qui se rende à Athènes et depuis longtemps il n’est venu de là-bas aucun étranger à même de nous donner des nouvelles sûres à ce sujet, sauf qu’il est mort après avoir bu le poison. Pour le reste, on ne nous a rien appris.
PHÉDON
Pour le procès non plus, vous n’avez donc pas su comment il s’était passé ?
ÉCHÉCRATE
Si fait ; cela, on nous l’a rapporté, et nous avons été surpris de voir que, le procès fini, il soit mort si longtemps après. Qu’y a-t-il donc eu, Phédon ?
PHÉDON
C’est un hasard, Échécrate, qui en a été la cause. Il s’est trouvé que la veille du jugement, on avait couronné la poupe du vaisseau que les Athéniens envoient à Délos.
ÉCHÉCRATE
Qu’est-ce donc que ce vaisseau ?
PHÉDON
C’est, au dire des Athéniens, le vaisseau sur lequel Thésée partit autrefois, emmenant en Crète les sept garçons et les sept jeunes filles qu’il sauva en se sauvant lui-même. On raconte que les Athéniens avaient fait voeu à Apollon, si ces jeunes gens étaient sauvés, de députer chaque année à Délos une théorie. C’est justement cette théorie qu’ils ont toujours envoyée depuis lors, et qu’ils envoient encore aujourd’hui chaque année au dieu. Or dès que le pèlerinage commence, il y a chez eux une loi qui veut que la ville soit pure pendant ce temps et que le bourreau n’exécute personne avant que le navire parte pour Délos et soit revenu à Athènes. Or ceci demande parfois beaucoup de temps, quand il arrive que les vents arrêtent la navigation. La théorie commence lorsque le prêtre d’Apollon a couronné la poupe du vaisseau, ce qui eut lieu, je le répète, la veille du procès. Voilà pourquoi Socrate resta longtemps dans sa prison entre son procès et sa mort.
ÉCHÉCRATE
II. — Et maintenant, Phédon, que se passa-t-il à sa mort ? Qu’est-ce qui fut dit et fait ? Quels furent ceux de ses amis qui se trouvèrent à ses côtés ? Ou bien les autorités les empêchèrent-ils d’assister à sa fin et mourut-il seul et sans amis ?
PHÉDON
Non, il y en eut qui l’assistèrent, et même beaucoup.
ÉCHÉCRATE
Tâche donc de nous rapporter tout cela aussi exactement que possible, si tu n’as pas d’autre affaire.
PHÉDON
Non, je suis de loisir, et je vais essayer de vous le rapporter tout au long ; car je n’ai jamais tant de plaisir au monde qu’à évoquer le souvenir de Socrate, soit en en parlant moi-même, soit en écoutant un autre en parler.
ÉCHÉCRATE
Eh bien, sois sûr, Phédon, que ceux qui vont t’écouter sont dans les mêmes dispositions que toi. Essaye maintenant de nous faire un récit détaillé et aussi exact que tu pourras.
PHÉDON
En ce qui me concerne, les sentiments que sa présence éveillait en moi étaient vraiment extraordinaires. J’avais beau penser que j’assistais à la mort d’un ami, je ne ressentais pas de pitié ; car il me semblait heureux, Echécrate, à en juger par sa manière d’être et ses discours, tant il montrait d’intrépidité et de bravoure devant la mort, si bien que je me prenais à penser que, même en allant chez Hadès, il y allait avec la faveur des dieux et qu’arrivé là-bas, il y serait heureux autant qu’on peut l’être. Voilà pourquoi je ne me sentais pas du tout ému, comme il est naturel qu’on le soit, quand on assiste à une scène de deuil. Je ne ressentais pas non plus le plaisir d’assister à un entretien philosophique comme ceux dont nous avions l’habitude ; car c’est de philosophie que nous parlions. Mais j’étais dans un état d’esprit véritablement étrange, et j’éprouvais un mélange inouï de plaisir et de peine, à la pensée qu’il allait mourir dans un instant. Et tous ceux qui étaient présents étaient à peu près dans les mêmes dispositions que moi, tantôt riant, tantôt pleurant, et particulièrement l’un de nous, Apollodore. Tu connais l’homme, n’est-ce pas, et son humeur ?
ÉCHÉCRATE
Bien sûr.
PHÉDON
Eh bien, Apollodore s’abandonnait sans contrainte à ce double sentiment, et j’étais moi-même agité, ainsi que les autres.
ÉCHÉCRATE
Mais quels étaient, Phédon, ceux qui se trouvaient là ?
PHÉDON
Des gens du pays, il y avait cet Apollodore, puis Critobule et son père Criton, et avec eux Hermogène, Épigène, Eschine et Antisthène. Il y avait encore Ctèsippe de Paeanie, Ménexène et quelques autres du pays. Platon, je crois, était malade.
ÉCHÉCRATE
Y avait-il des étrangers ?
PHÉDON
Oui, Simmias de Thèbes avec Cébès et Phaidondès puis de Mégare, Euclide et Terpsion.
ÉCHÉCRATE
Et Aristippe et Cléombrote y étaient-ils ?
PHÉDON
Non pas ; on disait qu’ils étaient à Égine.
ÉCHÉCRATE
N’y en avait-il pas d’autre ?
PHÉDON
Voilà, je crois, à peu près ceux qui étaient présents.
ÉCHÉCRATE
Et maintenant, sur quoi dis-tu que roula l’entretien.

PHÉDON

III. — Je vais prendre les choses dès le début et tâcher de t’en faire un récit fidèle. Même avant ce jour-là, nous ne manquions jamais, moi et les autres, d’aller voir Socrate. Nous nous rassemblions le matin au tribunal où avait eu lieu le procès, car il était près de la prison. Nous attendions chaque matin qu’on ouvrît la prison, en conversant entre nous ; car on ne l’ouvrait pas de bonne heure. Quand elle s’ouvrait, nous entrions chez Socrate et nous passions généralement tout le jour avec lui. Or, ce jour-là, nous nous réunîmes de plus grand matin, car la veille, au soir, en sortant de la prison, nous avions appris que le vaisseau était arrivé de Délos Aussi nous nous étions donné le mot pour nous trouver d’aussi bon matin que possible à notre rendez-vous. Nous étions là, lorsque le portier qui avait l’habitude de répondre à notre appel sortit pour nous dire d’attendre et de ne pas entrer qu’il ne nous eût appelés lui-même ; « car les Onze, dit-il, font ôter ses fers à Socrate et donnent des ordres pour qu’il meure aujourd’hui. » Il ne resta d’ailleurs pas longtemps sans revenir et il nous dit d’entrer.
En entrant, nous trouvâmes Socrate qu’on venait de délier et Xanthippe, que tu connais, assise à côté de lui, avec leur jeune enfant dans les bras. Dès qu’elle nous aperçut, Xanthippe se mit à pousser des cris et à proférer des plaintes, comme les femmes ont coutume d’en faire. « Ah ! Socrate, dit-elle, c’est aujourd’hui la dernière fois que tes amis te parleront et que tu leur parleras. » Alors Socrate, tournant les yeux vers Criton : « Criton, dit-il, qu’on l’emmène à la maison. » Et des gens de Criton l’emmenèrent poussant des cris et se frappant la poitrine.
Quant à Socrate, il se mit sur son séant dans son lit, puis, repliant sa jambe, il se la frotta avec sa main et, tout en frottant, nous dit : « Quelle chose étrange, mes amis, paraît être ce qu’on appelle le plaisir ! et quel singulier rapport il a naturellement avec ce qui passe pour être son contraire, la douleur ! Ils refusent de se rencontrer ensemble chez l’homme ; mais qu’on poursuive l’un et qu’on l’attrape, on est presque toujours contraint d’attraper l’autre aussi, comme si, en dépit de leur dualité, ils étaient attachés à une seule tête. Je crois, poursuivit-il, que si Ésope avait remarqué cela, il en aurait composé une fable, où il aurait dit que Dieu, voulant réconcilier ces deux ennemis et n’y pouvant réussir, leur attacha la tête au même point, et que c’est la raison pour laquelle, là où l’un se présente, l’autre y vient à sa suite. C’est, je crois, ce qui m’arrive à moi aussi, puisqu’après la douleur que la chaîne me causait à la jambe, je sens venir le plaisir qui la suit. »
IV. — Alors Cébès prenant la parole : « Par Zeus, Socrate, dit-il, il est heureux que tu m’en aies fait souvenir ; car, à propos des poésies que tu as composées en mettant en musique les fables d’Ésope et un prélude pour Apollon, plusieurs personnes m’ont déjà demandé, et l’autre jour encore Évènos, quelle idée tu as eue, depuis que tu es ici, de composer des vers, toi qui jusque-là n’en avais point fait de ta vie. Si donc tu tiens à ce que je puisse répondre à Évènos, quand il me posera de nouveau la question, car je suis sûr qu’il n’y manquera pas, apprends-moi ce qu’il faut que je lui dise.
— Eh bien, Cébès, répondit Socrate, dis-lui la vérité, que ce n’est pas dans le dessein de rivaliser avec lui ni avec ses poèmes que j’ai composé les miens, car je savais bien que ce n’était pas chose aisée, mais que c’était pour éprouver le sens de certains songes et que, pour acquitter ma conscience, je voulais m’assurer si c’était bien ce genre de musique qu’ils me prescrivaient de cultiver. Voici en effet de quoi il s’agissait. Souvent, dans ma vie passée, j’ai eu la visite du même songe ; il apparaissait tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, mais il me disait toujours la même chose : « Socrate, fais oeuvre de poète et cultive la musique. » Et moi, jusqu’ici, je croyais que c’était précisément ce que je faisais qu’il m’encourageait et m’excitait à pratiquer, et que, comme on encourage les coureurs, le songe m’excitait, moi aussi, à poursuivre mon occupation, à pratiquer la musique ; car, pour moi, la philosophie est la musique la plus haute, et c’est à elle que je m’appliquais. Mais à présent que mon procès a eu lieu et que la fête du dieu a fait surseoir ma mort, j’ai cru que je devais, si peut-être le songe me prescrivait de me livrer à la musique ordinaire, ne pas lui désobéir et m’y appliquer ; car il est plus sûr de ne pas partir avant d’avoir déchargé ma conscience en composant des poèmes pour obéir au songe. C’est ainsi que j’ai d’abord fait oeuvre de poète en l’honneur du dieu dont on célébrait la fête. Après cela, je pensai qu’un poète qui veut l’être réellement devait composer des fictions et non des discours, et comme je ne me sentais pas ce talent, je pris les fictions qui étaient à ma portée et que je savais par coeur, celles d’Ésope, et je mis en vers les premières qui me vinrent à la mémoire.
V. — Voilà, Cébès, l’explication que je te charge de donner à Évènos, avec mes salutations, en ajoutant que, s’il est sage, il me suive le plus vite possible. Car je m’en vais, paraît-il, aujourd’hui : c’est l’ordre des Athéniens. »
Simmias se récria : « Quelle recommandation, Socrate, fais-tu là à Évènos ! J’ai souvent rencontré le personnage, et il est à peu près sûr, d’après ce que je sais de lui, qu’il ne mettra aucune bonne volonté à t’écouter.
— Hé quoi ! repartit Socrate, n’est-il pas philosophe, ton Évènos ?
— Je crois qu’il l’est, dit Simmias.
— Alors il y consentira, lui et tout homme qui participe à la philosophie comme il convient. Seulement il ne se fera sans doute pas violence à lui-même ; car on dit que cela n’est pas permis. »
Tout en disant cela, il s’assit, les jambes pendantes vers le sol, et garda cette posture pendant tout le reste de l’entretien.
Alors Cébès lui posa cette question : « Comment peux-tu dire, Socrate, qu’il n’est pas permis de se faire violence à soi-même et d’autre part que le philosophe est disposé à suivre celui qui meurt ?
— Hé quoi ! Cébès, n’avez-vous pas entendu, Simmias et toi, traiter de ces questions, vous qui avez vécu avec Philolaos ?
— Si, mais sans aucune précision, Socrate.
— Moi aussi, je n’en parle que par ouï dire ; néanmoins, ce que j’ai ainsi appris, rien n’empêche que je vous en fasse part. Peut-être même est-il on ne peut plus à propos, au moment de quitter, cette vie, d’enquêter sur ce voyage dans l’autre monde et de conter dans un mythe ce que nous croyons qu’il est. Comment mieux occuper le temps qui nous sépare du coucher du soleil ?
VI. — Dis-nous donc, Socrate, sur quoi l’on peut bien se fonder, quand on prétend que le suicide n’est pas permis. Pour ma part, pour en revenir à ta question de tout à l’heure, j’ai déjà entendu dire à Philolaos, quand il séjournait parmi nous, et à plusieurs autres aussi, qu’on n’a pas le droit de se tuer. Mais de précisions sur ce point, personne ne m’en a jamais donné aucune.
— Il ne faut pas te décourager, reprit Socrate, il se peut que l’on t’en donne. Mais peut-être te paraîtra-t-il étonnant que cette question seule entre toutes ne comporte qu’une solution et ne soit jamais laissée à la décision de l’homme, comme le sont les autres. Étant donné qu’il y a des gens pour qui, en certaines circonstances, la mort est préférable à la vie, il te paraît peut-être étonnant que ceux pour qui la mort est préférable ne puissent sans impiété se rendre à eux-mêmes ce bon office et qu’ils doivent attendre un bienfaiteur étranger. »
Alors Cébès, souriant doucement : « Que Zeus s’y reconnaisse, » dit-il dans le parler de son pays.
— « Cette opinion, ainsi présentée, peut paraître déraisonnable, reprit Socrate ; elle n’est pourtant pas sans raison. La doctrine qu’on enseigne en secret sur cette matière, que nous autres hommes nous sommes comme dans un poste, d’où l’on n’a pas le droit de s’échapper ni de s’enfuir, me paraît trop relevée et difficile à élucider ; mais on y trouve au moins une chose qui est bien dite, c’est que ce sont des dieux qui s’occupent de nous et que, nous autres hommes, nous sommes un des biens qui appartiennent aux dieux. Ne crois-tu pas que cela soit vrai ?
— Je le crois, dit Cébès.
— Toi-même, reprit Socrate, si l’un des êtres qui sont à toi se tuait lui-même, sans que tu lui eusses notifié que tu voulais qu’il mourût, ne lui en voudrais-tu pas, et ne le punirais-tu pas, si tu avais quelque moyen de le faire ?
— Certainement si, dit Cébès.
— Si l’on se place à ce point de vue, peut-être n’est-il pas déraisonnable de dire qu’il ne faut pas se tuer avant que Dieu nous en impose la nécessité, comme il le fait aujourd’hui pour moi.
VII. — Ceci du moins, dit Cébès, me paraît plausible. Mais ce que tu disais tout à l’heure, que les philosophes se résigneraient facilement à mourir, cela, Socrate, semble bien étrange, s’il est vrai, comme nous venons de le reconnaître, que c’est Dieu qui prend soin de nous et que nous sommes ses biens. Car que les hommes les plus sages quittent de gaieté de coeur ce service où ils sont sous la surveillance des meilleurs maîtres qui soient au monde, les dieux, c’est un acte dépourvu de raison, vu qu’ils n’espèrent pas, n’est-ce pas, se gouverner eux-mêmes mieux que les dieux, une fois qu’ils seront devenus libres. Sans doute un fou peut s’imaginer qu’il faut s’enfuir de chez son maître, sans réfléchir qu’il ne faut pas s’évader de chez un bon maître, mais, au contraire, autant que possible, rester près de lui : il s’enfuirait ainsi sans raison. Mais un homme sensé désirera toujours, j’imagine, rester auprès de celui qui est meilleur que lui. A ce compte, Socrate, c’est le contraire de ce que nous disions tout à l’heure qui est vraisemblable : c’est aux sages qu’il sied de se chagriner, quand vient la mort, aux insensés de s’en réjouir. »
Socrate, à ce qu’il me sembla, avait pris plaisir à entendre Cébès et à le voir si alerte d’esprit. Il tourna les yeux vers nous et dit : « Cébès est toujours en quête d’arguments, et il n’a garde d’admettre tout de suite ce qu’on lui dit.
— Eh mais, dit Simmias, je suis d’avis, moi aussi, Socrate, que, pour cette fois, le raisonnement de Cébès ne manque pas de justesse ; car dans quel but des hommes vraiment sages fuiraient-ils des maîtres qui valent mieux qu’eux et s’en sépareraient-ils le coeur léger ? Et je suis d’avis aussi que le discours de Cébès te visait, toi qui te résignes si aisément à nous quitter, nous et les dieux, qui sont, tu en conviens toi-même, d’excellents maîtres.
— Vous avez raison, dit Socrate, car je pense que vous voulez dire que je dois répondre à ces objections et plaider ma cause comme devant un tribunal.
— C’est cela même, dit Simmias.

VIII. — Eh bien, allons, dit-il, essayons de nous défendre et de vous persuader mieux que je n’ai fait mes juges. Assurément, Simmias et Cébès, poursuivit-il, si je ne croyais pas trouver dans l’autre monde, d’abord d’autres dieux sages et bons, puis des hommes meilleurs que ceux d’ici, j’aurais tort de n’être pas fâché de mourir. Mais soyez sûrs que j’espère aller chez des hommes de bien ; ceci, je ne l’affirme pas positivement ; mais pour ce qui est d’y trouver des dieux qui sont d’excellents maîtres, sachez que, si l’on peut affirmer des choses de cette nature, je puis affirmer celle-ci positivement. Et voilà pourquoi je ne suis pas si fâché de mourir, pourquoi, au contraire, j’ai le ferme espoir qu’il y a quelque chose après la mort, quelque chose qui, d’après les vieilles croyances, est beaucoup meilleur pour les bons que pour les méchants.
— Quoi donc, Socrate, dit Simmias, as-tu en tête de partir en gardant cette pensée pour toi seul ? Ne veux-tu pas nous en faire part ? Il me semble que c’est un bien qui nous est commun à nous aussi, et du même coup, si tu nous convaincs de ce que tu dis, ta défense sera faite.
— Eh bien, je vais essayer, dit-il. Mais auparavant voyons ce que Criton semble vouloir me dire depuis un moment.
— Ce que je veux dire, Socrate, dit Criton, c’est tout simplement ce que me répète depuis un bon moment celui qui doit te donner le poison, de t’avertir qu’il faut causer le moins possible. Il prétend qu’on s’échauffe trop à causer et qu’il faut se garder de cela quand on prend le poison ; qu’autrement on est parfois forcé d’en prendre deux ou trois potions, si l’on s’échauffe ainsi.
— Laisse-le dire, répondit Socrate ; il n’a qu’à préparer sa drogue de manière à pouvoir m’en donner deux fois et même trois fois, s’il le faut.
— Je me doutais bien de ta réponse, dit Criton ; mais il n’a pas cessé de me tracasser.
— Laisse-le dire, répéta Socrate. Mais il est temps que je vous rende compte, à vous qui êtes mes juges, des motifs qui me font croire qu’un homme qui a réellement passé sa vie à philosopher a raison d’avoir confiance au moment de mourir et d’espérer qu’il aura là-bas des biens infinis, dès qu’il aura terminé sa vie. Comment cela peut se réaliser, Simmias et Cébès, c’est ce que je vais essayer de vous expliquer.
IX. — Il semble bien que le vulgaire ne se doute pas qu’en s’occupant de philosophie comme il convient, on ne fait pas autre chose que de rechercher la mort et l’état qui la suit. S’il en est ainsi, tu reconnaîtras qu’il serait absurde de ne poursuivre durant toute sa vie d’autre but que celui-là et, quand la mort se présente, de se rebeller contre une chose qu’on poursuivait et pratiquait depuis longtemps. »
Sur quoi Simmias s’étant mis à rire : « Par Zeus, Socrate, dit-il, tu m’as fait rire, malgré le peu d’envie que j’en avais tout à l’heure. C’est que je suis persuadé que la plupart des gens, s’ils t’entendaient, croiraient que tu as parfaitement raison de parler ainsi des philosophes, et que les gens de chez nous conviendraient avec toi, et de bon coeur, que réellement les philosophes sont déjà morts et qu’on sait fort bien qu’ils n’ont que ce qu’ils méritent.
— Et ils diraient la vérité, Simmias, sauf en ceci : qu’on sait bien, car ils ne savent pas du tout en quel sens les vrais philosophes sont déjà morts, en quel sens ils méritent de mourir et de quelle mort. Mais parlons entre nous, et envoyons promener ces gens-là. Nous croyons, n’est-ce pas, que la mort est quelque chose ?
— Certainement, dit Simmias, qui prit alors la parole.
— Est-ce autre chose que la séparation de l’âme d’avec le corps ? On est mort, quand le corps, séparé de l’âme, reste seul, à part, avec lui-même, et quand l’âme, séparée du corps, reste seule, à part, avec elle-même. La mort n’est pas autre chose que cela, n’est-ce pas ?
— Non, c’est cela, dit Simmias.
— Vois à présent, mon bon, si tu seras du même avis que moi. Ce que je vais dire nous aidera, je pense, à connaître l’objet de notre examen. Te paraît-il qu’il soit d’un philosophe de rechercher ce qu’on appelle les plaisirs comme ceux du manger et du boire ?
— Pas du tout, Socrate, dit Simmias.
— Et ceux de l’amour ?
— Nullement.
— Et les soins du corps, crois-tu que notre philosophe en fera grand cas ? Crois-tu qu’il tienne à se distinguer par la beauté des habits et des chaussures et par les autres ornements du corps, ou qu’il dédaigne tout cela, à moins qu’une nécessité pressante ne le contraigne à en faire usage ?
— Je crois qu’il le dédaigne, dit-il s’il est véritablement philosophe.
— Il te paraît donc, en général, dit Socrate, que l’activité d’un tel homme ne s’applique pas au corps, qu’elle s’en écarte au contraire autant que possible et qu’elle se tourne vers l’âme.
— Oui.
— Voilà donc un premier point établi : dans les circonstances dont nous venons de parler, nous voyons que le philosophe s’applique à détacher le plus possible son âme du commerce du corps, et qu’il diffère en cela des autres hommes ?
— Manifestement.
— Et la plupart des hommes, Simmias, s’imaginent que, lorsqu’on ne prend pas plaisir à ces sortes de choses et qu’on n’en use pas, ce n’est pas la peine de vivre, et que l’on n’est pas loin d’être mort quand on ne se soucie pas du tout des jouissances corporelles.
— Rien de plus vrai que ce que tu dis.

X. — Et quand il s’agit de l’acquisition de la science, le corps est-il, oui ou non, un obstacle, si on l’associe à cette recherche ? Je m’explique par un exemple : la vue et l’ouïe offrent-elles aux hommes quelque certitude, ou est-il vrai, comme les poètes nous le chantent sans cesse, que nous n’entendons et ne voyons rien exactement ? Or si ces deux sens corporels ne sont pas exacts ni sûrs, les autres auront peine à l’être ; car ils sont tous inférieurs à ceux-là. N’est-ce pas ton avis ?
— Si, entièrement, dit Simmias.
— Quand donc, reprit Socrate, l’âme atteint-elle la vérité ? Quand elle entreprend de faire quelque recherche de concert avec le corps, nous voyons qu’il l’induit en erreur.
— C’est vrai.
— N’est-ce pas en raisonnant qu’elle prend, si jamais elle la prend, quelque connaissance des réalités ?
— Si.
— Mais l’âme ne raisonne jamais mieux que quand rien ne la trouble, ni l’ouïe, ni la vue, ni la douleur, ni quelque plaisir, mais qu’au contraire elle s’isole le plus complètement en elle-même, en envoyant promener le corps et qu’elle rompt, autant qu’elle peut, tout commerce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le réel.
— C’est juste.
— Ainsi donc, ici encore, l’âme du philosophe méprise profondément le corps, le fuit et cherche à s’isoler en elle-même ?
— Il me semble.
— Et maintenant, Simmias, que dirons-nous de ceci ? Admettons-nous qu’il y a quelque chose de juste en soi, ou qu’il n’y a rien ?
— Oui, par Zeus, nous l’admettons.
— Et aussi quelque chose de beau et de bon ?
— Sans doute.
— Or as-tu déjà vu aucune chose de ce genre avec tes yeux ?
— Pas du tout, dit-il.
— Alors, les as-tu saisies par quelque autre sens de ton corps ? Et je parle ici de toutes les choses de ce genre, comme la grandeur, la santé, la force, en un mot de l’essence de toutes les autres choses, c’est-à-dire de ce qu’elles sont en elles-mêmes. Est-ce au moyen du corps que l’on observe ce qu’il y a de plus vrai en elles ? ou plutôt n’est-il pas vrai que celui d’entre nous qui se sera le mieux et le plus minutieusement préparé à penser la chose qu’il étudie en elle-même, c’est celui-là qui s’approchera le plus de la connaissance des êtres ?
— Certainement.
— Et le moyen le plus pur de le faire, ne serait-ce pas d’aborder chaque chose, autant que possible, avec la pensée seule, sans admettre dans sa réflexion ni la vue ni quelque autre sens, sans en traîner aucun avec le raisonnement, d’user au contraire de la pensée toute seule et toute pure pour se mettre en chasse de chaque chose en elle-même et en sa pureté, après s’être autant que possible débarrassé de ses yeux et de ses oreilles et, si je puis dire, de son corps tout entier, parce qu’il trouble l’âme et ne lui permet pas d’arriver à la vérité et à l’intelligence, quand elle l’associe à ses opérations ? S’il est quelqu’un qui puisse atteindre l’être, n’est-ce pas, Simmias, celui qui en usera de la sorte ?
— C’est merveilleusement exact, Socrate, ce que tu dis là, répondit Simmias.
XI. — Il suit de toutes ces considérations, poursuivit-il, que les vrais philosophes doivent penser et se dire entre eux des choses comme celles-ci : Il semble que la mort est un raccourci qui nous mène au but, puisque, tant que nous aurons le corps associé à la raison dans notre recherche et que notre âme sera contaminée par un tel mal, nous n’atteindrons jamais complètement ce que nous désirons et nous disons que l’objet de nos désirs, c’est la vérité. Car le corps nous cause mille difficultés par la nécessité où nous sommes de le nourrir ; qu’avec cela des maladies surviennent, nous voilà entravés dans notre chasse au réel. Il nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de chimères de toute sorte, d’innombrables sottises, si bien que, comme on dit, il nous ôte vraiment et réellement toute possibilité de penser. Guerres, dissensions, batailles, c’est le corps seul et ses appétits qui en sont cause ; car on ne fait la guerre que pour amasser des richesses et nous sommes forcés d’en amasser à cause du corps, dont le service nous tient en esclavage. La conséquence de tout cela, c’est que nous n’avons pas de loisir à consacrer à la philosophie. Mais le pire de tout, c’est que, même s’il nous laisse quelque loisir et que nous nous mettions à examiner quelque chose, il intervient sans cesse dans nos recherches, y jette le trouble et la confusion et nous paralyse au point qu’il nous rend incapables de discerner la vérité. Il nous est donc effectivement démontré que, si nous voulons jamais avoir une pure connaissance de quelque chose, il nous faut nous séparer de lui et regarder avec l’âme seule les choses en elles-mêmes. Nous n’aurons, semble-t-il, ce que nous désirons et prétendons aimer, la sagesse, qu’après notre mort, ainsi que notre raisonnement le prouve, mais pendant notre vie, non pas. Si en effet il est impossible, pendant que nous sommes avec le corps, de rien connaître purement, de deux choses l’une : ou bien cette connaissance nous est absolument interdite, ou nous l’obtiendrons après la mort ; car alors l’âme sera seule elle-même, sans le corps, mais auparavant, non pas. Tant que nous serons en vie, le meilleur moyen, semble-t-il, d’approcher de la connaissance, c’est de n’avoir, autant que possible, aucun commerce ni communion avec le corps, sauf en cas d’absolue nécessité, de ne point nous laisser contaminer de sa nature, et de rester purs de ses souillures, jusqu’à ce que Dieu nous en délivre. Quand nous nous serons ainsi purifiés, en nous débarrassant de la folie du corps, nous serons vraisemblablement en contact avec les choses pures et nous connaîtrons par nous-mêmes tout ce qui est sans mélange, et c’est en cela sûrement que consiste le vrai ; pour l’impur, il ne lui est pas permis d’atteindre le pur. Voilà, j’imagine, Simmias, ce que doivent penser et se dire entre eux tous les vrais amis du savoir. N’es-tu pas de cet avis ?
— Absolument, dit Simmias.

XII. — Si cela est vrai, camarade, reprit Socrate, j’ai grand espoir qu’arrivé où je vais, j’y atteigne pleinement, si on le peut quelque part, ce qui a été l’objet essentiel de mes efforts pendant ma vie passée. Aussi le voyage qui m’est imposé aujourd’hui suscite en moi une bonne espérance, comme en tout homme qui croit que sa pensée est préparée, comme si elle avait été purifiée.
— Cela est certain, dit Simmias.
— Or purifier l’âme n’est-ce pas justement, comme nous le disions tantôt, la séparer le plus possible du corps et l’habituer à se recueillir et à se ramasser en elle-même de toutes les parties du corps, et à vivre, autant que possible, dans la vie présente et dans la vie future, seule avec elle-même, dégagée du corps comme d’une chaîne.
— Assurément, dit-il.
— Et cet affranchissement et cette séparation de l’âme d’avec le corps, n’est-ce pas cela qu’on appelle la mort ?
— C’est exactement cela, dit-il.
— Mais délivrer l’âme, n’est-ce pas, selon nous, à ce but que les vrais philosophes, et eux seuls, aspirent ardemment et constamment, et n’est--ce pas justement à cet affranchissement et à cette séparation de l’âme et du corps que s’exercent les philosophes ? Est-ce vrai ?
— Evidemment.
— Dès lors, comme je le disais en commençant, il serait ridicule qu’un homme qui, de son vivant, s’entraîne à vivre dans un état aussi voisin que possible de la mort, se révolte lorsque la mort se présente à lui.
— Ridicule, sans contredit.
— C’est donc un fait, Simmias, reprit Socrate, que les vrais philosophes s’exercent à mourir et qu’ils sont, de tous les hommes, ceux qui ont le moins peur de la mort. Réfléchis à ceci. Si en effet, ils sont de toute façon brouillés avec leur corps et désirent que leur âme soit seule avec elle-même, et, si d’autre part, ils ont peur et se révoltent quand ce moment arrive, n’est-ce pas une inconséquence grossière de leur part, de ne point aller volontiers en un endroit où ils ont l’espoir d’obtenir dès leur arrivée ce dont ils ont été épris toute leur vie, et ils étaient épris de la sagesse, et d’être délivrés d’un compagnon avec lequel ils étaient brouillés ? Hé quoi, on a vu beaucoup d’hommes qui, pour avoir perdu un mignon, une femme, un fils, se sont résolus d’eux-mêmes à les suivre dans l’Hadès, conduits par l’espoir d’y revoir ceux qu’ils regrettaient et de rester avec eux, et, quand il s’agit de la sagesse, l’homme qui en est réellement épris et qui a, lui aussi, la ferme conviction qu’il ne trouvera nulle part ailleurs que dans l’Hadès une sagesse qui vaille la peine qu’on en parle, se révoltera contre la mort et n’ira pas volontiers dans l’autre monde ! Il faut bien croire que si, camarade, s’il est réellement philosophe, car il aura la ferme conviction qu’il ne rencontrera nulle part la sagesse pure, sinon là-bas. Mais, s’il en est ainsi, ne serait-ce pas, comme je le disais tout à l’heure, une grossière inconséquence, qu’un tel homme eût peur de la mort ?
— Si, par Zeus, dit-il.
XIII. — Par conséquent, lorsque tu verras un homme se fâcher parce qu’il va mourir, tu as là une forte preuve qu’il n’aimait pas la sagesse, mais le corps, et l’on peut croire qu’il aimait aussi l’argent et les honneurs, l’un des deux, ou tous les deux ensemble.
— Certainement, dit-il, cela est comme tu le dis.
— Et ce qu’on appelle courage, Simmias, n’est-il pas aussi une marque caractéristique des vrais philosophes ?
— Sans aucun doute, répondit-il.
— Et la tempérance, ce qu’on appelle communément tempérance et qui consiste à ne pas se laisser troubler par les passions, mais à les dédaigner et à les régler, n’est-ce pas le fait de ceux-là seuls qui s’intéressent très peu au corps et vivent dans la philosophie ?
— Nécessairement, dit-il.
— Si, en effet, poursuivit Socrate, tu veux bien considérer le courage et la tempérance des autres hommes, tu les trouveras bien étranges.
— Comment cela, Socrate ?
— Tu sais, dit-il, que tous les autres hommes comptent la mort au nombre des grands maux ?
— Assurément, répondit Simmias.
— Or n’est-ce pas dans la crainte de maux plus grands que ceux d’entre eux qui ont du courage supportent la mort, quand ils ont à la supporter ?
— C’est exact.
— C’est donc par peur et par crainte qu’ils sont tous courageux, hormis les philosophes. Et pourtant il est absurde d’être brave par peur et par lâcheté.
— Assurément.
— N’en est-il pas de même pour ceux d’entre eux qui sont réglés ? C’est par une sorte de dérèglement qu’ils sont tempérants. Nous avons beau dire que c’est impossible, leur niaise tempérance n’en revient pas moins à cela. C’est parce qu’ils ont peur d’être privés d’autres plaisirs dont ils ont envie qu’ils s’abstiennent de certains plaisirs pour d’autres qui les maîtrisent. Ils appellent bien intempérance le fait d’être gouverné par les plaisirs, cela n’empêche pas que c’est parce qu’ils sont vaincus par certains plaisirs qu’ils en dominent d’autres. Et cela revient à ce que je disais tout à l’heure, que c’est en quelque manière par dérèglement qu’ils sont devenus tempérants.
— Il le semble en effet.
— Bienheureux Simmias, peut-être n’est-ce pas le vrai moyen d’acquérir la vertu, que d’échanger voluptés contre voluptés, peines contre peines, craintes contre craintes, les plus grandes contre les plus petites, comme si c’étaient des pièces de monnaie ; on peut croire, au contraire, que la seule bonne monnaie contre laquelle il faut échanger tout cela, c’est la sagesse, que c’est à ce prix et par ce moyen que se font les achats et les ventes réels, et que le courage, la tempérance, la justice, et, en général, la vraie vertu s’acquièrent avec la sagesse, peu importe qu’on y ajoute ou qu’on en écarte les plaisirs, les craintes et toutes les autres choses de ce genre. Si on les sépare de la sagesse et si on les échange les unes contre les autres, une telle vertu n’est plus qu’un trompe-l’œil, qui ne convient en réalité qu’à des esclaves et qui n’a rien de sain ni de vrai. La vérité est en fait une purification de toutes ces passions, et la tempérance, la justice, le courage et la sagesse elle-même sont une espèce de purification. Je m’imagine que ceux qui ont établi les mystères à notre intention n’étaient pas des hommes ordinaires, mais qu’en réalité ils ont voulu jadis nous faire entendre que tout homme, qui arrive dans l’Hadès sans être purifié et initié, restera couché dans la fange, mais que celui qui a été purifié et initié, dès son arrivée là-bas, habitera avec les dieux. Il y a en effet, comme disent ceux qui sont versés dans les initiations, « beaucoup de porteurs de férules, mais peu d’inspirés ». Et ceux-ci, à mon avis, ne sont autres que ceux qui ont été de vrais philosophes. Pour être, moi aussi, de ce nombre je n’ai, autant qu’il dépendait de moi, rien négligé de mon vivant, et aucun effort ne m’a coûté pour y parvenir. M’y suis-je appliqué comme il le fallait, ai-je quelque peu réussi ? Je vais savoir la vérité en arrivant là-bas, s’il plaît à Dieu, dans quelques heures. Telle est mon opinion.
Voilà, Simmias et Cébès, continua-t-il, ce que j’avais à dire pour me justifier. Vous voyez pour quelles raisons je ne m’afflige ni ne m’indigne de vous quitter, vous et mes maîtres d’ici, parce que je suis convaincu que là-bas, tout comme ici, je trouverai de bons maîtres et de bons camarades. C’est ce que le vulgaire ne croit pas. Maintenant si mon plaidoyer vous convainc mieux que je n’ai convaincu mes juges athéniens, je n’ai rien de plus à souhaiter. »

XIV. — Quand Socrate eut ainsi parlé, Cébès prit la parole et dit : « Tout cela, Socrate, me paraît bien dit ; mais en ce qui regarde l’âme, les hommes ont grand-peine à le croire. Ils se disent que peut-être, quand elle est séparée du corps, elle n’est plus nulle part et qu’elle se corrompt et se perd le jour même où l’homme meurt ; qu’aussitôt qu’elle se sépare et sort du corps, elle se disperse comme un souffle et une fumée ; qu’elle s’envole en tous sens et qu’elle n’est plus rien nulle part. Car, si elle était quelque part ramassée en elle-même et délivrée de ces maux dont tu as fait tout à l’heure le tableau, il y aurait une grande et belle espérance, Socrate, que ce que tu dis se réalise. Mais que l’âme existe après la mort de l’homme et qu’elle conserve une certaine activité et la pensée, cela demande à être confirmé et démontré à fond.
— C’est vrai, Cébès, dit Socrate. Qu’allons-nous faire alors ? Veux-tu que nous fassions de cette question un examen approfondi pour voir si c’est vraisemblable ou non ?
— Pour ma part, en tout cas, dit Cébès, j’aurais plaisir à entendre ce que tu penses sur cette matière.
— Pour cette fois, dit Socrate, je ne pense pas que, si quelqu’un nous entendait à présent, fût-ce un poète comique, il pût dire que je bavarde et que je parle de choses qui ne me regardent pas. Si donc tu es de cet avis, il faut examiner à fond la question.
XV. — Pour l’examiner, demandons-nous si les âmes des hommes qui sont morts sont dans l’Hadès ou non. Une ancienne tradition, qui me revient en mémoire, veut que les âmes existent là-bas, où elles sont venues d’ici, et qu’elles reviennent ici et naissent des morts. Et s’il en est ainsi, si les vivants renaissent des morts, il faut en conclure que nos âmes sont là-bas ; car elles ne sauraient renaître, si elles n’existaient pas, et leur existence nous sera suffisamment prouvée, si nous voyons clairement que les vivants ne naissent que des morts. Si cela n’est pas, il nous faudra chercher une autre preuve.
— Parfaitement, dit Cébès.
— Maintenant, reprit Socrate, ne borne pas ton enquête aux hommes, si tu veux découvrir plus aisément la vérité ; étends-la à tous les animaux et aux plantes, bref à tout ce qui a naissance et voyons, en considérant tout cela, s’il est vrai qu’aucune chose ne saurait naître que de son contraire, quand elle a un contraire, comme par exemple le beau qui a pour contraire le laid, le juste, l’injuste, et ainsi de mille autres choses. Voyons donc si c’est une nécessité que tout ce qui a un contraire ne naisse d’aucune autre chose que de ce contraire, par exemple, s’il faut de toute nécessité, quand une chose devient plus grande, qu’elle ait été plus petite avant de devenir plus grande.
— Oui.
— Et si elle devient plus petite, qu’elle ait été plus grande pour devenir ensuite plus petite.
— C’est bien cela, dit-il.
— Et de même le plus faible vient du plus fort, et le plus vite du plus lent.
— Cela est certain.
— Et si une chose devient pire, n’est-ce pas de meilleure qu’elle était, et si elle devient plus juste, de plus injuste ?
— Sans doute.
— Alors, dit Socrate, nous tenons pour suffisamment
prouvé que toutes les choses naissent de cette manière, c’est-à-dire de leurs contraires ?
— Oui.
— Autre question : n’y a-t-il pas ici, entre tous ces couples de contraires, une double naissance, l’une qui tire l’un des deux contraires de l’autre, et l’autre qui tire celui-ci du premier ? Entre une chose plus grande et une plus petite il y a accroissement et diminution et nous disons que l’une croît et que l’autre décroît.
— Oui, dit-il.
— N’en est-il pas de même de ce que nous appelons se décomposer et se combiner, se refroidir et s’échauffer, et ainsi de tout ? Et si parfois les mots nous font défaut, en fait du moins, c’est toujours une nécessité qu’il en soit ainsi, que les contraires naissent les uns des autres et qu’il y ait génération de l’un des deux à l’autre.
— Certainement, dit-il.
XVI. — Et la vie, reprit Socrate, n’a-t-elle pas aussi un contraire, comme la veille a pour contraire le sommeil ?
— Certainement, dit-il.
— Quel est-il ?
— La mort, répondit-il.
— Alors ces deux choses naissent l’une de l’autre, si elles sont contraires, et, comme elles sont deux, il y a deux naissances entre elles ?
— Sans doute.
— Pour l’un des deux couples que je viens de mentionner, c’est moi, dit Socrate, qui vais parler de lui et de ses générations ; c’est toi qui parleras de l’autre. Je rappelle donc que l’un est le sommeil et l’autre la veille, et que du sommeil naît la veille, et de la veille le sommeil, et que leurs naissances aboutissent pour l’une à s’endormir, pour l’autre à s’éveiller. Trouves-tu cela suffisamment clair ?
— Très clair.
— A ton tour maintenant, reprit Socrate, d’en dire
autant de la vie et de la mort. N’admets-tu pas que le contraire de la vie, ce soit la mort ?
— Si.
— Et qu’elles naissent l’une de l’autre ?
— Si.
— Alors, de la vie, que naît-il ?
— La mort, répondit-il.
— Et de la mort ? reprit Socrate.
— Il faut, dit-il, avouer que c’est la vie.
— C’est donc des morts, Cébès, que naît ce qui a vie, choses et animaux ?
— Apparemment, dit-il.
— Dès lors, reprit Socrate, nos âmes existent dans l’Hadès ?
— Il semble.
— Or, des deux générations de ces contraires, il y en a une qui est facile à voir ; car il est certainement facile de voir que l’on meurt, n’est-ce pas ?
— Assurément, dit-il.
— Que ferons-nous donc ? reprit Socrate. A cette génération n’opposerons-nous pas la génération contraire, et la nature est-elle boiteuse de ce côté-là ? ou faut-il opposer à mourir une génération contraire ?
— Il le faut absolument, dit-il.
— Quelle est cette génération ?
— C’est revivre.
— Dès lors, reprit Socrate, si revivre existe, revivre, c’est une génération qui va des morts aux vivants ?
— Oui.
— Nous convenons donc par là aussi que les vivants naissent des morts, tout comme les morts des vivants. Cela étant, j’ai cru y trouver une preuve suffisante que les âmes des morts existent forcément quelque part, d’où elles reviennent à la vie.
— Il me semble, Socrate, repartit Cébès, que c’est une conséquence forcée des principes dont nous sommes tombés d’accord.

XVII. — J’ai de quoi te faire voir, Cébès, reprit Socrate, que nous n’avons pas eu tort non plus, à ce qu’il me semble, d’en tomber d’accord. Si en effet les naissances ne s’équilibraient pas d’un contraire à l’autre et tournaient pour ainsi dire en cercle, si au contraire elles se faisaient en ligne droite et uniquement d’un contraire à celui qui lui fait face, si elles ne revenaient pas vers l’autre et ne prenaient pas le sens inverse, tu te rends bien compte qu’à la fin toutes les choses auraient la même figure et tomberaient dans le même état et que la génération s’arrêterait.
— Comment dis-tu ? demanda-t-il.
— Il n’est pas du tout difficile, repartit Socrate, de comprendre ce que je dis. Si par exemple l’assoupissement existait seul, sans avoir pour lui faire équilibre le réveil né du sommeil, tu te rends compte qu’à la fin Endymion passerait inaperçu dans le monde endormi et ne ferait plus figure nulle part, puisque tout le reste serait dans le même état que lui et dormirait comme lui. Et si tout était mêlé ensemble sans se séparer jamais, le mot d’Anaxagore : « Tout était confondu ensemble », deviendrait bientôt vrai. De même, mon cher Cébès, si tout ce qui a part à la vie venait à mourir, et, une fois mort, restait en cet état, sans revenir à la vie, n’arriverait-il pas inévitablement qu’à la fin tout serait mort et qu’il n’y aurait plus rien de vivant ? Si en effet les choses vivantes naissaient d’autres choses que des mortes et qu’elles vinssent à mourir, le moyen que tout ne s’abîmât pas dans la mort ?
— Je n’en vois aucun, Socrate, dit Cébès, et tu me parais tout à fait dans le vrai.
— Effectivement, Cébès, reprit Socrate, rien n’est plus vrai, selon moi, et nous ne nous trompons pas en le reconnaissant. Il est certain qu’il y a un retour à la vie, que les vivants naissent des morts, que les âmes des morts existent [et que le sort des âmes bonnes est meilleur, celui des mauvaises pire].
XVIII. — Maintenant, dit Cébès, reprenant la parole, s’il est vrai, comme tu le dis souvent, que, pour nous, apprendre n’est pas autre chose que se ressouvenir, c’est une nouvelle preuve que nous devons forcément avoir appris dans un temps antérieur ce que nous nous rappelons à présent. Et cela serait impossible si notre âme n’avait pas existé quelque part avant de s’unir à notre forme humaine. Aussi peut-on conclure de là que l’âme est immortelle.
— Mais, Cébès, dit Simmias prenant la parole, comment démontre-t-on ce que tu avances là ? Fais-m’en souvenir, car en ce moment je ne me le rappelle guère.
— Une seule preuve suffit, dit Cébès, mais éclatante c’est que si l’on interroge les hommes, en posant bien les questions, ils découvrent d’eux-mêmes la vérité sur chaque chose, ce qu’ils seraient incapables de faire, s’ils n’avaient en eux-mêmes la science et la droite raison. Qu’on les mette après cela devant une figure géométrique ou quelque autre chose du même genre, l’épreuve révélera de la manière la plus claire qu’il en est bien ainsi.
— Si tu ne te rends pas, Simmias, dit Socrate, à cette démonstration, vois, si en prenant la question de ce biais, tu n’entreras pas dans notre sentiment. Tu as de la peine à croire, n’est-ce pas, que ce que nous appelons savoir soit une réminiscence ?
— Que j’aie peine à te croire, dit Simmias, non ; mais ce que je voudrais, c’est justement de savoir ce qu’est cette réminiscence dont nous parlons. Sur ce que Cébès a entrepris d’expliquer, la mémoire m’est revenue assez nettement et je suis persuadé ; néanmoins j’aimerais entendre à présent comment tu t’y es pris pour faire ta démonstration.
— Moi ? dit-il, voici comment. Nous sommes d’accord, n’est-ce pas, que pour se souvenir de quelque chose, il faut l’avoir su auparavant ?
— Tout à fait d’accord, dit-il.
— Le sommes-nous aussi sur ce point, que, lorsque la connaissance nous vient de cette façon-ci, c’est une réminiscence ? Voici ce que j’entends par cette façon-ci si un homme qui a vu, entendu ou perçu quelque chose d’une autre manière, non seulement a pris connaissance de cette chose, mais encore a songé à une autre qui ne relève pas de la même science, mais d’une science différente, est-ce que nous n’avons pas le droit de dire qu’il s’est ressouvenu de la chose à laquelle il a songé ?
— Comment cela ?
— Prenons un exemple : autre chose est la connaissance d’un homme, et autre chose la connaissance d’une lyre.
— Sans doute.
— Eh bien, ne sais-tu pas ce qui arrive aux amants, à la vue d’une lyre, d’un manteau ou de quelque autre chose dont leurs mignons ont l’habitude de se servir ? En même temps qu’ils reconnaissent la lyre, ils reçoivent dans leur esprit l’image de l’enfant à qui cette lyre appartient. Et cela, c’est une réminiscence, tout comme, quand on voit Simmias, on se souvient souvent de Cébès, et je pourrais citer des milliers d’exemples du même genre.
— Des milliers, oui, par Zeus, repartit Simmias.
— N’y a-t-il pas dans un tel cas, demanda Socrate, une sorte de réminiscence, surtout lorsqu’il s’agit de choses que le temps ou l’inattention a fait oublier ?
— Assurément si, dit-il.
— Mais, en voyant un cheval ou une lyre sur un tableau, ne peut-on pas se ressouvenir d’un homme, et, en voyant le portrait de Simmias, se ressouvenir de Cébès ?
— Certainement si.
— Et en voyant le portrait de Simmias, se ressouvenir de Simmias lui-même ?
— Certainement, on le peut, dit-il.
XIX. — De tout cela ne résulte-t-il pas que la réminiscence provient tantôt de choses semblables, tantôt de choses dissemblables ?
— Si.
— Et quand on se ressouvient de quelque chose à propos de choses semblables, n’est-il pas inévitable qu’une pensée se présente d’abord à l’esprit, celle de savoir si cette chose a, ou non, quelque défaut de ressemblance avec l’objet dont on s’est souvenu ?
— C’est inévitable, dit-il.
— Vois maintenant si ce que je vais dire est juste. Nous disons bien qu’il y a quelque chose d’égal, je n’entends pas parler d’un morceau de bois égal à un morceau de bois, ni d’une pierre égale à une pierre, ni de rien de pareil, mais d’une autre chose qui est par-delà toutes celles-là, de l’égalité elle-même. Dirons-nous qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas ?
— Oui, par Zeus, répondit Simmias, il faut dire qu’elle existe, et même merveilleusement.
— Savons-nous aussi ce qu’elle est ?
— Certainement, dit-il.
— D’où avons-nous tiré cette connaissance ? N’est-ce pas des choses dont nous parlions à l’instant ? N’est-ce pas en voyant des morceaux de bois, des pierres et certaines autres choses. égales, n’est-ce pas d’après ces choses que nous avons pensé à cette égalité, qui diffère d’elles ? ou bien crois-tu qu’elle n’en diffère pas ? Examine encore la question de ce biais. N’arrive-t-il pas quelquefois que des pierres égales, des morceaux de bois égaux paraissent, tout en étant les mêmes, tantôt égaux, tantôt non ?
— Certainement.
— Mais les choses égales en soi t’ont-elles jamais paru inégales et l’égalité, inégalité ?
— Jamais, Socrate.
— Ces objets égaux et l’égalité en soi, dit Socrate, ne sont donc pas la même chose ?
— Il ne me semble pas, Socrate.
— C’est pourtant de ces objets égaux, reprit-il, tout différents qu’ils sont de cette égalité, que tu as conçu et tiré la connaissance de celle-ci.
— C’est très vrai, dit-il.
— Et cela, qu’elle soit semblable ou dissemblable à ces objets ?
— Oui.
— C’est en effet absolument indifférent, reprit Socrate.
Du moment que la vue d’une chose te fait songer à une autre, soit semblable, soit dissemblable, il faut nécessairement que ce soit une réminiscence.
— Assurément.
— Mais dis-moi, reprit Socrate, que nous arrive-t-il en présence des morceaux de bois égaux et des objets égaux dont nous parlions tout à l’heure ? Nous paraissent-ils égaux comme l’égalité en soi, ou, dans leur ressemblance à l’égalité, lui sont-ils inférieurs en quelque chose ou en rien ?
— Ils lui sont inférieurs de beaucoup, dit-il.
— Alors nous sommes d’accord que lorsqu’un homme,
en voyant un objet, se dit : « Cette chose que je vois aspire à être telle qu’un autre objet réel, mais il lui manque pour cela quelque chose, et elle ne peut être telle que cet objet réel et elle lui reste inférieure, » nous sommes d’accord, dis-je, que celui qui a cette pensée doit forcément avoir connu auparavant l’objet auquel il dit que la chose ressemble, mais imparfaitement.
— Forcément.
— Eh bien, c’est ce qui nous est arrivé, n’est-ce pas, à propos des choses égales et de l’égalité en soi ?
— Exactement.
— Il faut donc que nous ayons eu connaissance de l’égalité avant le temps où, voyant pour la première fois des choses égales, nous nous sommes dit : « Toutes ces choses tendent à être telles que l’égalité, mais ne le sont qu’imparfaitement. »
— C’est juste.
— Nous sommes d’accord aussi sur ce point, c’est que cette pensée ne nous est venue et n’a pu nous venir que du fait d’avoir vu ou touché ou perçu la chose par quelque autre sens, car pour moi tous ces sens s’équivalent.
— Ils s’équivalent en effet, Socrate, pour ce que notre discussion veut démontrer.
— Mais alors c’est des sens que doit nous venir la notion que toutes les égalités sensibles tendent à cette égalité en soi, mais sans y réussir entièrement. N’est-ce pas ce que nous disons ?
— C’est cela.
— Ainsi donc, avant de commencer à voir, à entendre et à faire usage de nos autres sens, il faut que nous ayons pris connaissance de ce qu’est l’égalité en soi pour y rapporter les égalités que nous percevons par les sens et voir qu’elles aspirent toutes à être telles que cette égalité, mais lui sont inférieures.
— C’est une conséquence nécessaire de ce qui a été dit, Socrate.
— Donc, dès notre naissance, nous voyions, entendions et faisions usage des autres sens ?
— Certainement.
— Il faut donc, disons-nous, qu’avant cela nous ayons pris connaissance de l’égalité ?
— Oui.
— C’est donc, semble-t-il, avant notre naissance qu’il faut que nous l’ayons prise.
— Il le semble.
XX. — Conséquemment, si nous avons acquis cette connaissance avant de naître et si nous sommes nés avec elle, nous connaissions donc aussi avant de naître et en naissant non seulement l’égalité, le grand et le petit, mais encore toutes les notions de même nature ; car ce que nous disons ici ne s’applique pas plus à l’égalité qu’au beau en soi, au bon en soi, au juste, au saint et, je le répète, à tout ce que nous marquons du sceau de l’absolu, soit dans les questions, soit dans les réponses que suscite la discussion, de sorte qu’il faut nécessairement que nous ayons pris connaissance de toutes ces notions avant notre naissance.
— C’est vrai.
— Et si, après avoir pris cette connaissance, nous ne l’oubliions pas chaque fois, nous l’aurions toujours dès notre naissance et la garderions toujours pendant notre vie. Savoir en effet n’est pas autre chose que garder les connaissances une fois acquises et ne pas les perdre ; car ce que nous appelons oubli, n’est-ce pas, Simmias, la perte de la science ?
— C’est bien certainement cela, Socrate, dit-il.
— Mais si, je suppose, nous avons perdu en naissant les connaissances que nous avions acquises avant de naître, mais qu’en appliquant nos sens aux objets en question, nous ressaisissions ces connaissances que nous possédions précédemment, n’est-il pas vrai que ce que nous appelons apprendre, c’est ressaisir une science qui nous appartient ? Et en disant que cela, c’est se ressouvenir, n’emploierions-nous pas le mot juste ?
— Certainement si.
— Car nous avons vu qu’il est possible, en percevant une chose par la vue, ou par l’ouïe ou par quelque autre sens, que cette chose fasse penser à une autre qu’on avait oubliée et avec laquelle elle avait du rapport, sans lui ressembler ou en lui ressemblant. Par conséquent il faut, je le répète, de deux choses l’une, ou bien que nous soyons nés avec la connaissance des réalités en soi et que nous les gardions toute la vie, tous tant que nous sommes, ou bien que ceux dont nous disons qu’ils apprennent ne fassent pas autre chose que se souvenir, et que la science soit réminiscence.
— Cela est certainement juste, Socrate.

XXI. — Alors lequel des deux choisis-tu, Simmias ? Naissons-nous avec des connaissances, ou bien nous ressouvenons-nous ensuite des choses dont nous avions pris connaissance auparavant ?
— Je suis incapable, Socrate, de faire ce choix sur-le-champ.
— Eh bien, voici une question où tu peux faire un choix et dire ton avis : un homme qui sait peut-il rendre raison de ce qu’il sait, ou ne le peut-il pas ?
— Forcément, il le peut, Socrate, dit-il.
— Te paraît-il aussi que tous les hommes puissent rendre raison de ces réalités dont nous parlions tout à l’heure ?
— Je le voudrais bien, ma foi, dit Simmias ; mais j’ai plutôt peur que demain à cette heure-ci il n’y ait plus un homme au monde qui soit capable de s’en acquitter dignement.
— Tu ne crois donc pas, Simmias, dit Socrate, que tous les hommes connaissent ces réalités
— Pas du tout.
— Alors ils se ressouviennent de ce qu’ils ont appris jadis ?
— Nécessairement.
— En quel temps nos âmes ont-elles acquis la connaissance de ces réalités ? Ce n’est certes pas depuis que nous sommes sous forme d’hommes.
— Non, certainement.
— C’est donc avant.
— Oui.
— Par conséquent, Simmias, les âmes existaient déjà avant d’être sous la forme humaine, séparées du corps et en possession de la pensée ?
— A moins, Socrate, que nous ne recevions ces connaissances au moment de notre naissance ; car il nous reste encore ce temps-là.
— Fort bien, camarade. Mais en quel autre temps les perdons-nous ? Nous ne naissons pas avec elles, nous venons d’en convenir. Les perdons-nous au moment même où nous les recevons ; ou peux-tu indiquer un autre temps ?
— Pas du tout, Socrate ; par mégarde, j’ai dit une sottise.
XXII. — Voici donc où nous en sommes, Simmias, reprit Socrate : si ces choses que nous avons toujours à la bouche, le beau, le bien et toutes les essences de cette nature existent réellement, si nous rapportons tout ce qui vient des sens à ces choses qui nous ont paru exister avant nous et nous appartenir en propre, et, si nous le comparons à elles, il faut nécessairement que, comme elles existent, notre âme existe aussi et antérieurement à notre naissance ; si elles n’existent pas, notre raisonnement tombe à plat. N’en est-il pas ainsi et n’est-ce pas une égale nécessité et que ces choses existent et que nos âmes aient existé avant nous, et que, si celles-là n’existent pas, celles-ci n’existent pas non plus ?
— C’est merveilleusement exact, à mon avis, Socrate, dit Simmias : c’est vraiment la même nécessité et ton argumentation a recours fort à propos à l’étroite liaison qu’il y a entre l’existence de l’âme avant notre naissance et l’essence dont tu parles. Car je ne vois rien de plus clair que ceci, c’est que le beau, le bien et toutes les autres choses de même nature dont tu parlais tout à l’heure existent d’une existence aussi réelle que possible. Et, pour ma part, je suis satisfait de la démonstration.
— Mais Cébès ? dit Socrate : car il faut aussi convaincre Cébès.
— Je pense, dit Simmias, qu’il est satisfait aussi, quoiqu’il soit le plus obstiné des hommes à se méfier des raisonnements. Cependant je crois qu’il est suffisamment persuadé que notre âme existait avant notre naissance.
XXIII. — Mais qu’elle doive encore exister après notre mort, je ne vois pas, moi non plus, Socrate, poursuivit-il, que cela soit démontré. Il reste à réfuter cette opinion du vulgaire dont Cébès parlait tout à l’heure. Le vulgaire, en effet, craint qu’au moment où l’homme meurt, son âme ne se dissipe et que ce ne soit là pour elle la fin de l’existence. Car qui empêche qu’elle ne naisse, qu’elle ne se forme de quelque autre chose et qu’elle n’existe avant d’entrer dans un corps humain, et que, lorsqu’elle y est entrée, puis s’en est séparée, elle ne finisse alors et ne périsse comme lui ?
— Bien parlé, Simmias, dit Cébès. Il me paraît en effet que Socrate n’a prouvé que la moitié de ce qu’il fallait démontrer, c’est-à-dire que notre âme existait avant notre naissance. Mais il fallait prouver aussi qu’elle n’existera pas moins après notre mort qu’avant notre naissance, pour que la démonstration fut complète.
— Elle est complète dès à présent, Simmias et Cébès, repartit Socrate, si vous voulez bien joindre cette preuve-ci à celle que nous avons approuvée précédemment, que tout ce qui vit naît de ce qui est mort. Si, en effet, l’âme existe déjà avant nous et si, quand elle vient à la vie et naît, elle ne peut naître d’aucune autre chose que de la mort et de ce qui est mort, ne faut-il pas nécessairement aussi qu’elle existe encore après la mort, puisqu’elle doit revenir à la vie ? Ainsi la preuve que vous demandez a déjà été donnée.
XXIV. — Je vois bien cependant que Cébès et toi, vous seriez bien aises d’approfondir encore davantage la question, et que vous craignez, comme les enfants, qu’au moment où l’âme sort du corps, le vent ne l’emporte et ne la dissipe réellement, surtout lorsqu’à l’heure de la mort le temps n’est pas calme, mais qu’il souffle un grand vent. »
Sur quoi Cébès, se mettant à rire : «Prends que nous avons peur, Socrate, dit-il, et tâche de nous persuader, ou plutôt imagine-toi, non que nous ayons peur, mais que peut-être il y a en nous un enfant que ces choses-là effraient, et tâche de le persuader de ne pas craindre la mort comme un croquemitaine.
— Eh bien, dit Socrate, il faut lui chanter des incantations tous les jours jusqu’à ce qu’il soit exorcisé.
— Où trouver, Socrate, répliqua-t-il, un bon enchanteur contre ces frayeurs, quand toi, dit-il, tu nous abandonnes ?
— La Grèce est vaste, Cébès, répliqua-t-il, et il s’y trouve des hommes excellents ; nombreuses aussi sont les races des barbares. Il faut fouiller tous ces pays pour chercher cet enchanteur, sans épargner votre argent ni vos peines ; car il n’est rien pour quoi vous puissiez dépenser votre argent plus à propos. Mais il faut aussi le chercher vous-mêmes les uns chez les autres ; car il se peut que vous ne trouviez pas non plus facilement des gens plus capables que vous de pratiquer ces enchantements.
— C’est ce que nous ferons, dit Cébès. Mais revenons, s’il te plaît, au point d’où nous sommes partis.
— Oui, cela me plaît ; comment cela ne me plairait-il pas ?
— A merveille, dit-il.

XXV. — Il faut, reprit Socrate, nous poser à nous-mêmes une question comme celle-ci : A quelle sorte de choses appartient-il de souffrir cet accident qu’est la dispersion, et pour quelle sorte, de choses avons-nous à le craindre, pour quelle sorte, non ? Après cela, nous aurons encore à examiner à laquelle de ces deux sortes appartient l’âme et, d’après cela, à conclure ce que nous avons à espérer ou à craindre pour notre âme à nous.
— Cela est vrai, dit-il.
— Or, n’est-ce pas à ce qui a été composé et à ce que la nature compose qu’il appartient de se résoudre de la même manière qu’il a été composé, et s’il y a quelque chose qui ne soit pas composé, n’est-ce pas à cela seul plus qu’à toute autre chose qu’il appartient d’échapper à cet accident ?
— Il me semble qu’il en est ainsi, dit Cébès.
— Dès lors il est très vraisemblable que les choses qui sont toujours les mêmes et dans le même état ne sont pas les choses composées, et que les choses qui sont tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, et qui ne sont jamais les mêmes, celles-là sont les choses composées ?
— Je le crois pour ma part.
— Venons maintenant, reprit Socrate, aux choses dont nous parlions précédemment. L’essence elle-même, que dans nos demandes et nos réponses nous définissons par l’être véritable, est-elle toujours la même et de la même façon, ou tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? L’égal en soi, le beau en soi, chaque chose en soi, autrement dit l’être réel, admet-il jamais un changement, quel qu’il soit, ou chacune de ces réalités, étant uniforme et existant pour elle-même, est-elle toujours la même et de la même façon et n’admet-elle jamais nulle part en aucune façon aucune altération ?
— Elle reste nécessairement, Socrate, répondit Cébès, dans le même état et de la même façon.
— Mais que dirons-nous de la multitude des belles choses, comme les hommes, les chevaux, les vêtements ou toute autre chose de même nature, qui sont ou égales ou belles et portent toutes le même nom que les essences ? Restent-elles les mêmes, ou bien, tout au rebours des essences, ne peut-on dire qu’elles ne sont jamais les mêmes, ni par rapport à elles-mêmes, ni par rapport aux autres ?
— C’est ceci qui est vrai, dit Cébès : elles ne sont jamais les mêmes.
— Or ces choses, on peut les toucher, les voir et les saisir par les autres sens ; au contraire, celles qui sont toujours les mêmes on ne peut les saisir par aucun autre moyen que par un raisonnement de l’esprit, les choses de ce genre étant invisibles et hors de la vue.
— Ce que tu dis est parfaitement vrai, dit-il.
XXVI. — Maintenant veux-tu, continua Socrate, que nous posions deux espèces d’êtres, l’une visible, l’autre invisible ?
— Posons, dit-il.
— Et que l’invisible est toujours le même, et le visible jamais ?
— Posons-le aussi, dit-il.
— Dis-moi, maintenant, reprit Socrate, ne sommes-nous pas composés d’un corps et d’une âme ?
— Si, dit-il.
— A quelle espèce notre corps est-il, selon nous, plus conforme et plus étroitement apparenté ?
— Il est clair pour tout le monde, répondit-il, que c’est à l’espèce visible.
— Et l’âme est-elle visible ou invisible ?
— Elle n’est pas visible, Socrate, dit-il, du moins pour l’homme.
— Eh bien mais, quand nous parlons de ce qui est visible et de ce qui ne l’est pas, c’est eu égard à la nature humaine ; crois-tu donc qu’il s’agit d’une autre nature ?
— Non, c’est de la nature humaine.
— Et l’âme ? dirons-nous qu’on la voit ou qu’on ne la voit pas ?
— On ne la voit pas.
— Elle est donc invisible ?
— Oui.
— Par conséquent l’âme est plus conforme que le corps à l’espèce invisible, et le corps plus conforme à l’espèce visible ?
— De toute nécessité, Socrate.
XXVII. — Ne disions-nous pas aussi tantôt que, lorsque l’âme se sert du corps pour considérer quelque objet, soit par la vue, soit par l’ouïe, soit par quelque autre sens, car c’est se servir du corps que d’examiner quelque chose avec un sens, elle est alors attirée par le corps vers ce qui change ; elle s’égare elle-même, se trouble, est en proie au vertige, comme si elle était ivre, parce qu’elle est en contact avec des choses qui sont en cet état ?
— Certainement.
— Mais lorsqu’elle examine quelque chose seule et par elle-même, elle se porte là-bas vers les choses pures, éternelles, immortelles, immuables, et, comme elle est apparentée avec elles, elle se tient toujours avec elles, tant qu’elle est seule avec elle-même et qu’elle n’en est pas empêchée ; dès lors elle cesse de s’égarer et, en relation avec ces choses, elle reste toujours immuablement la même, à cause de son contact avec elles, et cet état de l’âme est ce qu’on appelle pensée.
— C’est parfaitement bien dit, et très vrai, Socrate, repartit Cébès.
— Maintenant, d’après ce que nous avons dit précédemment et ce que nous disons à présent, à laquelle des deux espèces te semble-t-il que l’âme est le plus ressemblante et plus proche parente ?
— Il me semble, Socrate, répondit-il, que personne, eût-il la tête la plus dure, ne pourrait disconvenir, après ton argumentation, que l’âme ne soit de toute façon plus semblable à ce qui est toujours le même qu’à ce qui ne l’est pas.
— Et le corps ?
— Il ressemble plus à l’autre espèce.
XXVIII. — Considère encore la question de cette façon. Quand l’âme et le corps sont ensemble, la nature prescrit à l’un d’être esclave et d’obéir, à l’autre de commander et d’être maîtresse. D’après cela aussi, lequel des deux te paraît ressembler à ce qui est divin et lequel à ce qui est mortel ? Mais peut-être ne crois-tu pas que ce qui est divin est naturellement fait pour commander et pour diriger, et ce qui est mortel pour obéir et pour être esclave ?
— Si, je le crois.
— Alors auquel des deux ressemble l’âme ?
— Il est évident, Socrate, que l’âme ressemble à ce qui est divin et le corps à ce qui est mortel.
— Examine à présent, Cébès, reprit Socrate, si, de tout ce que nous avons dit, il ne résulte pas que l’âme ressemble de très près à ce qui est divin, immortel, intelligible, simple, indissoluble, toujours le même et toujours semblable à lui-même, et que le corps ressemble parfaitement à ce qui est humain, mortel, non intelligible, multiforme, dissoluble et jamais pareil à soi-même. Pouvons-nous alléguer quelque chose contre ces raisons et prouver qu’il n’en est pas ainsi ?
— Non.
XXIX. — Alors, s’il en est ainsi, n’est-il pas naturel que le corps se dissolve rapidement et que l’âme au contraire soit absolument indissoluble ou à peu près ?
— Sans contredit.
— Or, tu peux observer, continua-t-il, que lorsque l’homme meurt, la partie de lui qui est visible, le corps, qui gît dans un lieu visible et que nous appelons cadavre, bien qu’il soit naturellement sujet à se dissoudre, à se désagréger et à s’évaporer, n’éprouve d’abord rien de tout cela et reste comme il est assez longtemps, très longtemps même, si l’on meurt avec un corps en bon état et dans une saison également favorable ; car, quand le corps est décharné et embaumé, comme on fait en Égypte, il demeure presque entier durant un temps infini, et même quand il est pourri, certaines de ses parties, les os, les tendons et tout ce qui est du même genre, sont néanmoins presque immortels. N’est-ce pas vrai ?
— Si.
— Peut-on dès lors soutenir que l’âme, qui s’en va dans un lieu qui est, comme elle, noble, pur, invisible, chez celui qui est vraiment l’Invisible, auprès d’un dieu sage et bon, lieu où tout à l’heure, s’il plaît à Dieu, mon âme doit se rendre aussi, que l’âme, dis-je, pourvue de telles qualités et d’une telle nature, se dissipe à tous les vents et périsse en sortant du corps, comme le disent la plupart des hommes ? Il s’en faut de beaucoup, chers Cébès et Simmias ; voici plutôt ce qui arrive. Si, en quittant le corps, elle est pure et n’entraîne rien du corps avec elle, parce que pendant la vie elle n’avait avec lui aucune communication volontaire et qu’au contraire elle le fuyait et se recueillait en elle-même, par un continuel exercice ; et l’âme qui s’exerce ainsi ne fait pas autre chose que philosopher au vrai sens du mot et s’entraîner réellement à mourir aisément, ou bien crois-tu que ce ne soit pas s’entraîner à la mort ?
— C’est exactement cela.
— Si donc elle est en cet état, l’âme s’en va vers ce qui est semblable à elle, vers ce qui est invisible, divin, immortel et sage, et quand elle y est arrivée, elle est heureuse, délivrée de l’erreur, de la folie, des craintes, des amours sauvages et de tous les autres maux de l’humanité, et, comme on le dit des initiés, elle passe véritablement avec les dieux le reste de son existence. Est-ce là ce que nous devons croire, Cébès, ou autre chose ?
— C’est cela, par Zeus, dit Cébès.

XXX. — Mais si, je suppose, l’âme est souillée et impure en quittant le corps, parce qu’elle était toujours avec lui, prenait soin de lui, l’aimait, se laissait charmer par lui, par ses désirs, au point de croire qu’il n’y a rien de vrai que ce qui est corporel, ce qu’on peut toucher, voir, boire, manger, employer aux plaisirs de l’amour, et si elle est habituée à haïr, à craindre et à éviter ce qui est obscur et invisible aux yeux, mais intelligible et saisissable à la philosophie, crois-tu qu’une âme en cet état sera seule en elle-même et sans mélange, quand elle quittera le corps ?
— Pas du tout, dit-il.
— Je crois au contraire qu’elle sera toute pénétrée. d’éléments corporels, qui ont crû avec elle par suite de son commerce et de sa communion avec le corps, dont elle ne se sépare jamais et dont elle prend grand soin.
— Cela est certain.
— Mais ces éléments, mon ami, tu dois bien penser qu’ils sont lourds, pesants, terreux et visibles. L’âme où ils se trouvent est alourdie et tirée en arrière vers le monde visible par la crainte de l’invisible et, comme on dit, de l’Hadès. Elle hante les monuments et les tombeaux, où l’on a même vu de ténébreux fantômes d’âmes, pareils aux spectres de ces âmes qui n’étaient pas pures en quittant le corps et qu’on peut voir, précisément, parce qu’elles participent du visible.
— Cela est vraisemblable, Socrate.
— Oui, vraiment, Cébès, et il est vraisemblable aussi que ce ne sont pas les âmes des bons, mais celles des méchants qui sont forcées d’errer dans ces lieux en punition de leur façon de vivre antérieure, qui était mauvaise. Et elles errent jusqu’au moment où leur amour de l’élément corporel auquel elles sont rivées les enchaîne de nouveau dans un corps.
XXXI. — Et alors elles sont, comme il est naturel, emprisonnées dans des natures qui correspondent à la conduite qu’elles ont eue pendant la vie.
— Quelles sont ces natures dont tu parles, Socrate ?
— Par exemple ceux qui se sont abandonnés à la gloutonnerie, à la violence, à l’ivrognerie sans retenue entrent naturellement dans des corps d’ânes et de bêtes analogues. Ne le crois-tu pas ?
— C’est en effet tout à fait naturel.
— Et ceux qui ont choisi l’injustice, la tyrannie, la rapine entrent dans des corps de loups, de faucons, de milans. En quelle autre place, à notre avis, pourraient aller des âmes de cette nature ?
— A coup sûr, dit Cébès, c’est dans ces corps-là qu’elles vont.
— Pour les autres aussi, reprit-il, il est facile de voir où chacun d’eux va, en accord avec ses propres habitudes.
— Oui, dit-il ; comment en serait-il autrement ?
— Ceux d’entre eux qui sont les plus heureux et qui vont à la meilleure place sont ceux qui ont pratiqué la vertu civile et sociale qu’on appelle tempérance et justice, et qui leur est venue par l’habitude et l’exercice, sans philosophie ni intelligence.
— Comment sont-ils les plus heureux ?
— Parce qu’il est naturel qu’ils reviennent dans une race sociale et douce comme eux, comme celle des abeilles, des guêpes, des fourmis, ou qu’ils rentrent dans la même race, la race humaine, où ils engendreront d’honnêtes gens.
— C’est naturel.
XXXII. — Mais pour entrer dans la race des dieux, cela n’est pas permis à qui n’a pas été philosophe et n’est point parti entièrement pur ; ce droit n’appartient qu’à l’ami du savoir. C’est pour cela, chers Simmias et Cébès, que les vrais philosophes se gardent de toutes les passions du corps, leur résistent et ne s’y abandonnent pas, et ce n’est pas parce qu’ils craignent la ruine de leur maison et la pauvreté comme le vulgaire, ami de l’argent, ni parce qu’ils redoutent le déshonneur et l’obscurité de la misère, comme ceux qui aiment le pouvoir et les honneurs, ce n’est pas pour ces raisons qu’ils s’en gardent.
— C’est qu’en effet, Socrate, dit Cébès, cela ne leur siérait pas.
— Non, vraiment, par Zeus, dit Socrate. Voilà pourquoi, Cébès, ceux qui ont quelque souci de leur âme et ne vivent pas dans le culte de leur corps tournent le dos à tous ces gens-là et ne tiennent pas le même chemin, parce que ces gens ne savent pas où ils vont ; mais persuadés eux-mêmes qu’il ne faut rien faire qui soit contraire à la philosophie, ni à l’affranchissement et à la purification qu’elle opère, ils prennent le chemin qu’elle leur indique et le suivent.
— Comment, Socrate ?
XXXIII. — Je vais te le dire, repartit Socrate. Les amis de la science, dit-il, savent que, quand la philosophie a pris la direction de leur âme, elle était véritablement enchaînée et soudée à leur corps et forcée de considérer les réalités au travers des corps comme au travers des barreaux d’un cachot, au lieu de le faire seule et par elle-même, et qu’elle se vautrait dans une ignorance absolue. Et ce qu’il y a de terrible dans cet emprisonnement, la philosophie l’a fort bien vu, c’est qu’il est l’oeuvre du désir, en sorte que c’est le prisonnier lui-même qui contribue le plus à serrer ses liens. Les amis de la science savent, dis-je, que la philosophie, qui a pris leur âme en cet état, l’encourage doucement, s’efforce de la délivrer, en lui montrant que, dans l’étude des réalités, le témoignage des yeux est plein d’illusions, plein d’illusions aussi celui des oreilles et des autres sens, en l’engageant à se séparer d’eux, tant qu’elle n’est pas forcée d’en faire usage, en l’exhortant à se recueillir et à se concentrer en elle-même et à ne se fier qu’à elle-même et à ce qu’elle a conçu elle-même par elle-même de chaque réalité en soi, et à croire qu’il n’y a rien de vrai dans ce qu’elle voit par d’autres moyens et qui varie suivant la variété des conditions où il se trouve, puisque les choses de ce genre sont sensibles et visibles, tandis que ce qu’elle voit par elle-même est intelligible et invisible.
— En conséquence, persuadée qu’il ne faut pas s’opposer à cette délivrance, l’âme du vrai philosophe se tient à l’écart des plaisirs, des passions, des chagrins, des craintes, autant qu’il lui est possible. Elle se rend compte en effet que, quand on est violemment agité par le plaisir, le chagrin, la crainte ou la passion, le mal qu’on en éprouve, parmi ceux auxquels on peut penser, comme la maladie ou les dépenses qu’entraînent les passions, n’est pas aussi grand qu’on le croit, mais qu’on est en proie au plus grand et au dernier des maux et qu’on n’y prête pas attention.
— Quel est ce mal, Socrate ? demanda Cébès.
— C’est que toute âme humaine, en proie à un plaisir ou à un chagrin violent, est forcée de croire que l’objet qui est la principale cause de ce qu’elle éprouve est très clair et très vrai, alors qu’il n’en est rien. Ces objets sont généralement des choses visibles, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Or n’est-ce pas quand elle est ainsi affectée que l’âme est le plus strictement enchaînée par le corps ?
— Comment cela ?
— Parce que chaque plaisir et chaque peine a pour ainsi dire un clou avec lequel il l’attache et la rive au corps, la rend semblable à lui et lui fait croire que ce que dit le corps est vrai. Or, du fait qu’elle partage l’opinion du corps et se complaît aux mêmes plaisirs, elle est forcée, je pense, de prendre les mêmes moeurs et la même manière de vivre, et par suite elle est incapable d’arriver jamais pure dans l’Hadès : elle est toujours contaminée par le corps quand elle en sort. Aussi retombe-t-elle promptement dans un autre corps, et elle y prend racine comme une semence jetée en terre, et par suite elle est privée du commerce de ce qui est divin, pur et simple.
— C’est très vrai, Socrate, dit Cébès.

XXXIV. — Voilà donc pour quelles raisons, Cébès, les véritables amis du savoir sont tempérants et courageux, et non pour les raisons que le vulgaire s’imagine. Est-ce que tu penserais comme lui ?
— Moi ? non certes.
— Et tu fais bien : c’est comme je le dis que raisonne l’âme du philosophe. Elle ne pense pas que la philosophie doive la délier pour qu’au moment où elle la délie, elle s’abandonne aux plaisirs et aux peines et se laisse enchaîner à nouveau et pour qu’elle s’adonne au travail sans fin de Pénélope défaisant sa toile. Au contraire, elle se ménage le calme du côté des passions, suit la raison et ne s’en écarte jamais, contemple ce qui est vrai, divin et ne relève pas de l’opinion, et s’en nourrit, convaincue que c’est ainsi qu’elle doit vivre, durant toute la vie, puis après la mort, s’en aller vers ce qui lui est apparenté et ce qui est de même nature qu’elle, délivrée des maux humains. Une âme ainsi nourrie, Simmias et Cébès, et qui a pratiqué ce détachement n’a pas du tout à craindre d’être mise en pièces en quittant le corps, et, dispersée par les vents, de s’envoler dans tous les sens et de n’être plus nulle part. »
XXXV. — Ces paroles de Socrate furent suivies d’un silence qui dura longtemps. Lui-même était visiblement absorbé par ce qui avait été dit au cours de l’entretien et la plupart d’entre nous l’étaient aussi. Cependant Cébès et Simmias s’entretenaient entre eux à voix basse. Socrate, s’en étant aperçu, s’adressa à tous les deux « Hé ! dit-il, peut-être trouvez-vous que ce que nous avons dit est insuffisant. Il reste en effet bien des doutes et des objections à examiner, si l’on veut approfondir comme il faut la question. Si c’est d’un autre sujet que vous vous occupez, je n’ai rien à dire. Mais si c’est à propos du nôtre que vous êtes embarrassés, n’hésitez pas à parler vous-mêmes et à vous expliquer, si vous pensez qu’il y a mieux à dire sur le sujet, et à votre tour, prenez-moi pour second, si vous croyez que je puisse vous aider à sortir d’embarras. »
A quoi Simmias répondit : « Je vais te dire la vérité, Socrate. Depuis un moment, chacun de nous, en proie au doute, pousse et engage l’autre à te poser une question, car nous avons grande envie de t’entendre, mais nous hésitons à te déranger, de peur que cela ne te soit désagréable dans ta situation. »
En entendant cela, Socrate se prit à rire doucement et dit : « Parbleu, Simmias, j’aurais vraiment de la peine à persuader aux autres hommes que je ne regarde pas ce qui m’arrive comme un malheur, quand je ne puis même pas vous en persuader vous-mêmes, et quand vous avez peur de me trouver d’humeur plus chagrine que dans ma vie passée. A ce que je vois, vous me croyez inférieur aux cygnes pour la divination. Quand ils sentent approcher l’heure de leur mort, les cygnes. chantent ce jour-là plus souvent et plus mélodieusement qu’ils ne l’ont jamais fait, parce qu’ils sont joyeux de s’en aller chez le dieu dont ils sont les serviteurs. Mais les hommes, par suite de leur crainte de la mort, vont jusqu’à calomnier les cygnes et disent qu’ils déplorent leur trépas par un chant de tristesse. Ils ne réfléchissent pas qu’aucun oiseau ne chante quand il a faim ou froid ou qu’il est en butte à quelque autre souffrance, non pas même le rossignol, l’hirondelle et la huppe, qui chantent, dit-on, pour lamenter leur douleur. Mais moi, je ne crois pas qu’ils chantent de tristesse, pas plus que les cygnes ; je pense, au contraire, qu’étant les oiseaux d’Apollon, ils sont devins et que c’est parce qu’il prévoient les biens dont on jouit dans l’Hadès, qu’ils chantent et se réjouissent ce jour-là plus qu’ils ne l’ont jamais fait pendant leur vie. Or je me persuade que je suis moi-même attaché au même service que les cygnes, que je suis consacré au même dieu, que je tiens de notre maître un don prophétique qui ne le cède pas au leur, et que je ne suis pas plus chagrin qu’eux de quitter la vie. C’est pourquoi, à cet égard, vous n’avez qu’à parler et à faire toutes les questions qu’il vous plaira, tant que les onze des Athéniens le permettront.
— Voilà qui est parfait, dit Simmias. Je vais donc te proposer mes doutes et Cébès à son tour te dira en quoi il n’approuve pas ce qui a été dit. Je crois, Socrate, et sans doute, toi aussi, qu’en pareille matière il est impossible ou extrêmement difficile de savoir la vérité dans la vie présente ; néanmoins ce serait faire preuve d’une extrême mollesse de ne pas soumettre ce qu’on en dit à une critique détaillée et de quitter prise avant de s’être fatigué à considérer la question dans tous les sens. Car on est réduit ici à l’alternative ou d’apprendre ou de découvrir ce qui en est, ou, si c’est impossible, de choisir, parmi les doctrines humaines, la meilleure et la plus difficile à réfuter et, s’embarquant sur elle comme sur un radeau, de se risquer à faire ainsi la traversée de la vie, à moins qu’on ne puisse la faire sûrement et avec moins de danger sur un véhicule plus solide, je veux dire sur une révélation divine. Ainsi, même en ce moment, je n’aurai pas de honte à te questionner, puisque aussi bien tu m’y invites, et je ne me reprocherai pas dans la suite de n’avoir pas dit aujourd’hui ce que je pense ; car pour moi, Socrate, quand je repasse ce qui a été dit, soit seul, soit avec Cébès, cela ne me paraît pas entièrement satisfaisant.
XXXVI. — Il se peut, camarade, reprit Socrate, que ton impression soit juste ; mais dis-moi ce qui ne te satisfait pas.
— C’est que, répondit Simmias, on pourrait dire la même chose de l’harmonie d’une lyre et de la lyre elle-même et de ses cordes, que l’harmonie est quelque chose d’invisible, d’incorporel, de parfaitement beau et de divin dans la lyre accordée, et que la lyre elle-même et ses cordes sont des corps, de la matière, des choses composées, terreuses, apparentées à la nature mortelle. Supposons maintenant qu’on brise la lyre ou que l’on en coupe ou casse les cordes, puis qu’on soutienne avec ta manière de raisonner que cette harmonie doit nécessairement exister encore et qu’elle n’est point détruite ; car il est impossible, quand les cordes sont brisées, que la lyre avec ses cordes qui sont de nature mortelle existe encore, et que l’harmonie, qui est de même nature et de même famille que le divin et l’immortel, soit détruite et qu’elle ait péri avant ce qui est mortel. Non, dirait-on, il est de toute nécessité que l’harmonie elle-même subsiste encore quelque part et que le bois et les cordes soient entièrement pourris avant qu’il lui arrive quoi que ce soit. Toi-même, Socrate, tu sais fort bien, je pense, que l’idée que nous nous faisons de l’âme revient à peu près à ceci de même que notre corps est tendu et maintenu par le chaud, le froid, le sec, l’humide et certaines choses du même genre, l’âme est un mélange et une harmonie de ces mêmes éléments, quand ils ont été combinés dans une mesure convenable et juste. Or, si l’âme est réellement une harmonie, il est clair que, lorsque le corps est relâché ou tendu démesurément par les maladies ou d’autres maux, il faut nécessairement que l’âme, en dépit de sa nature toute divine, périsse aussitôt comme les autres harmonies, qui sont dans les sons et dans tous les ouvrages des artisans, tandis que les restes de chaque corps durent fort longtemps, jusqu’à ce qu’ils soient brûlés ou réduits en putréfaction. Vois donc ce que nous pourrons répondre à cette argumentation, si l’on prétend que notre âme, étant un mélange des qualités du corps, périt la première dans ce qu’on appelle la mort.
XXXVII. — Socrate alors, promenant ses regards sur nous, comme il en avait l’habitude, sourit et dit : « Il est certain que l’objection de Simmias ne manque pas de justesse. Si donc l’un de vous a l’esprit plus agile que moi, qu’il réponde sur-le-champ, car Simmias paraît avoir porté un rude coup à l’argument. Il me semble pourtant qu’avant de lui répondre il faut encore entendre ce que Cébès de son côté reproche à l’argument ; nous gagnerons ainsi du temps pour réfléchir à ce que nous répondrons. Puis, quand nous les aurons entendus, nous passerons de leur côté, si nous trouvons qu’ils ont touché la note juste ; sinon, nous entreprendrons alors de défendre l’argument. Allons, Cébès, ajouta-t-il, dis-nous ce qui t’a troublé et provoqué ta défiance.
— Voici, dit Cébès. Il me paraît que la question en est encore au même point et sujette au même reproche que je lui faisais précédemment. Que notre âme ait existé déjà avant d’entrer dans cette forme humaine, je ne reviens pas sur ce point : il a été fort élégamment et, s’il n’y a pas d’outrecuidance à le dire, parfaitement bien démontré ; mais qu’elle subsiste encore quelque part, quand nous sommes morts, c’est de quoi je ne suis pas convaincu. Cependant je ne me rends pas à l’objection de Simmias, qui prétend que l’âme n’est pas plus forte et plus durable que le corps ; car je crois que, sous tous ces rapports, elle l’emporte infiniment sur lui. « Alors pourquoi, pourrait dire l’argument, es-tu encore incrédule, quand tu vois qu’après que l’homme est mort, la partie la plus faible de lui-même subsiste encore ? Ne crois-tu pas que la partie la plus forte doit subsister aussi dans le même temps ? » Vois si ma réplique à cette question a quelque force. M’est avis qu’il me faut, comme Simmias, recourir à une comparaison. Il me semble qu’en parlant de la sorte, c’est comme si l’on tenait sur un vieux tisserand qui serait mort le propos que voici
« Le bonhomme n’a point péri, il existe sain et sauf quelque part », et l’on montrerait comme preuve le vêtement qu’il portait et qu’il avait tissé lui-même, en faisant voir que ce vêtement est sain et sauf et qu’il n’a point péri. Et si quelqu’un refusait de se rendre à cette raison, on lui demanderait quel est le genre le plus durable, celui de l’homme ou de l’habit dont il se sert et qu’il porte, et, quand il aurait répondu que c’est le genre de l’homme qui est de beaucoup le plus durable, on croirait avoir démontré que l’homme est certainement sain et sauf, puisque ce qui était moins durable que lui n’a point péri.
Mais la réalité, Simmias, est, à mon avis, tout autre.
Fais attention, toi aussi, à ce que je dis. Le premier venu peut comprendre la sottise d’un pareil raisonnement. Car ce tisserand, après avoir usé un grand nombre de ces vêtements tissés par lui-même, est mort après eux, tout nombreux qu’ils étaient, mais, je pense, avant le dernier, et un homme n’est pas pour cela plus chétif ni plus faible qu’un habit. Cette image s’appliquerait bien, je pense, à l’âme et au corps, et il serait juste de dire d’eux que l’âme dure longtemps et que le corps est plus faible et moins durable ; car on pourrait dire que chaque âme use plusieurs corps, surtout si la vie dure de longues années ; si en effet le corps s’écoule et se dissout, pendant que l’homme vit encore, mais que l’âme retisse toujours ce qui est usé, il s’ensuit nécessairement que, quand l’âme vient à périr, elle porte le dernier vêtement qu’elle a tissé et que c’est le seul avant lequel elle meurt, tandis que, quand l’âme a péri, le corps montre tout de suite sa faiblesse naturelle et se dissout vite en pourrissant. Par conséquent nous ne sommes pas encore en droit d’avoir confiance, sur la foi de cet argument, qu’après notre mort notre âme subsiste encore quelque part.
Si en effet on accordait à celui qui soutient cette opinion plus encore que tu ne le fais toi-même, si on lui accordait non seulement que nos âmes ont existé dans le temps qui a précédé notre naissance, mais que rien n’empêche, même après notre mort, quelques-unes d’exister encore, de prolonger leur existence, de naître plusieurs fois et de mourir de nouveau, parce que l’âme est naturellement assez forte pour résister à plusieurs naissances ; si on accordait cela, mais qu’on refusât d’accorder qu’elle ne se fatigue pas dans ses nombreuses naissances et qu’elle ne finit point par périr tout à fait dans une de ses morts ; si l’on ajoutait que cette mort et cette dissolution du corps qui porte à l’âme le coup fatal, personne ne la connaît, car il est impossible à qui que ce soit d’entre nous d’en avoir le sentiment, en ce cas tout homme qui affronterait la mort avec confiance, serait un insensé, à moins de pouvoir démontrer que l’âme est absolument immortelle et impérissable. Autrement l’homme qui va mourir doit toujours craindre que son âme ne périsse radicalement au moment où elle se sépare du corps. »

XXXVIII. — Leurs discours produisirent sur nous une impression désagréable, comme nous l’avouâmes plus tard entre nous : fortement convaincus par le raisonnement antérieur, nous nous sentions de nouveau troublés par eux et précipités dans le doute, à l’égard non seulement de ce qui avait été dit jusqu’ici, mais encore de ce qu’on allait dire ensuite ; nous avions peur d’être de mauvais juges, ou que les choses elles-mêmes ne pussent être prouvées.
ÉCHÉCRATE
Par les dieux, Phédon, je vous excuse ; car moi-même, après t’avoir entendu, je me prends à me dire : « En quel, argument aurons-nous foi désormais, quand celui de Socrate, qui était si convaincant, est à présent tombé dans le discrédit ? » En effet, cette opinion que notre âme est une espèce d’harmonie a toujours eu et a encore aujourd’hui une merveilleuse prise sur moi, et l’exposé qu’on en a fait m’a fait souvenir que, moi aussi, j’avais jusqu’à présent été de cet avis. C’est donc à recommencer pour moi et j’ai grand besoin d’une nouvelle preuve pour me persuader que l’âme du mort ne meurt pas avec lui. Dis-moi donc, au nom de Zeus, comment Socrate poursuivit la dispute, si lui aussi, comme tu le dis de vous, parut, ou non, contrarié ; s’il se porta doucement au secours de son argument ; enfin si le secours qu’il lui porta fut efficace ou insuffisant. Raconte-nous tout en détail aussi exactement que tu le pourras.
PHÉDON
Je puis dire, Échécrate, que Socrate m’a souvent étonné ; mais je ne l’ai jamais plus admiré qu’en cette circonstance où j’étais à ses côtés. Qu’il eût de quoi répondre, il n’y avait sans doute là rien de surprenant de la part d’un homme comme lui ; mais ce que moi j’admirai le plus, c’est la bonne grâce, la bienveillance, la déférence avec lesquelles il accueillit les objections de ces jeunes gens, puis la sagacité avec laquelle il se rendit compte de l’impression qu’elles avaient faite sur nous, et ensuite l’habileté avec laquelle il guérit nos inquiétudes et, nous rappelant comme des fuyards et des vaincus, nous ramena face à l’argument pour le suivre et l’examiner avec lui.
ÉCHÉCRATE
Comment s’y prit-il ?
PHÉDON
Je vais te le dire. J’étais assis à sa droite, près de son lit, sur un siège bas, et lui à une place beaucoup plus élevée que la mienne. Il me caressa la tête et prenant dans sa main les cheveux qui pendaient sur mon cou, car c’était son habitude de jouer avec mes cheveux, quand il en avait l’occasion : « Demain, Phédon, dit-il, tu feras sans doute couper ces beaux cheveux-là ?
— Apparemment, Socrate, répondis-je.
— Non pas, si tu m’en crois.
— Alors, que veux-tu que je fasse ? demandai-je.
— C’est aujourd’hui, dit-il, que je ferai couper les miens et toi les tiens, si notre argument meurt et que nous ne puissions pas le ramener à la vie. Moi, si j’étais toi et si l’argument m’échappait, je ferais le serment, comme les Argiens, de ne pas laisser pousser mes cheveux avant d’avoir repris les armes et vaincu le raisonnement de Simmias et de Cébès.
— Mais contre deux, Héraclès lui-même, dit-on, n’est pas de force.
— Eh bien, reprit-il, suppose que je suis Ioléos et appelle-moi à l’aide, tandis qu’il fait encore jour.
— Je t’y appelle donc, non comme Héraclès, mais comme Ioléos appelant Héraclès.
— Peu importe, dit-il.
XXXIX. — Mais avant tout mettons-nous en garde contre un danger.
— Lequel ? dis-je.
— C’est, dit-il, de devenir misologues, comme on devient misanthrope ; car il ne peut rien arriver de pire à un homme que de prendre en haine les raisonnements. Et la misologie vient de la même source que la misanthropie. Or la misanthropie se glisse dans l’âme quand, faute de connaissance, on a mis une confiance excessive en quelqu’un que l’on croyait vrai, sain et digne de foi, et que, peu de temps après, on découvre qu’il est méchant et faux, et qu’on fait ensuite la même expérience sur un autre. Quand cette expérience s’est renouvelée souvent, en particulier sur ceux qu’on regardait comme ses plus intimes amis et ses meilleurs camarades, on finit, à force d’être choqué, par prendre tout le monde en aversion et par croire qu’il n’y a absolument rien de sain chez personne. N’as-tu pas remarqué toi-même que c’est ce qui arrive ?
— Si, dis-je.
— N’est-ce pas une honte ; reprit-il. N’est-il pas clair que, lorsqu’un tel homme entre en rapport avec les hommes, il n’a aucune connaissance de l’humanité ; car s’il en avait eu quelque connaissance, en traitant avec eux, il aurait jugé les choses comme elles sont, c’est-à-dire que les gens tout à fait bons et les gens tout à fait méchants sont en petit nombre les uns et les autres, et ceux qui tiennent le milieu en très grand nombre.
— Comment l’entends-tu ? demandai-je.
— Comme on l’entend, dit-il, des hommes extrêmement petits et des hommes extrêmement grands. Crois-tu qu’il y ait quelque chose de plus rare que de trouver un homme extrêmement grand ou petit, et de même chez un chien ou en toute autre chose ? ou encore un homme extrêmement lent ou rapide, beau ou laid, blanc ou noir ? N’as-tu pas remarqué qu’en tout cela les extrêmes sont rares et peu nombreux et que les entre-deux abondent et sont en grand nombre ?
— Si, dis-je.
— Ne crois-tu pas, ajouta-t-il, que, si l’on proposait un concours de méchanceté, ici encore on verrait que les premiers seraient en fort petit nombre ?
— C’est vraisemblable, dis-je.
— Oui, c’est vraisemblable, reprit Socrate ; mais ce n’est pas en cela que les raisonnements ressemblent aux hommes — c’est toi qui tout à l’heure m’as jeté sur ce sujet et je t’ai suivi — ; mais voici où est la ressemblance. Quand on a cru, sans connaître l’art de raisonner, qu’un raisonnement est vrai, il peut se faire que peu après on le trouve faux, alors qu’il l’est parfois et parfois ne l’est pas, et l’expérience peut se renouveler sur un autre et un autre encore. Il arrive notamment, tu le sais, que ceux qui ont passé leur temps à controverser finissent par s’imaginer qu’ils sont devenus très sages et que, seuls, ils ont découvert qu’il n’y a rien de sain ni de sûr ni dans aucune chose ni dans aucun raisonnement, mais que tout est dans un flux et un reflux continuels, absolument comme dans l’Euripe, et que rien ne demeure un moment dans le même état.
— C’est parfaitement vrai, dis-je.
— Alors, Phédon, reprit-il, s’il est vrai qu’il y ait des raisonnements vrais, solides et susceptibles d’être compris, ne serait-ce pas une triste chose de voir un homme qui, pour avoir entendu des raisonnements qui, tout en restant les mêmes, paraissent tantôt vrais, tantôt faux, au lieu de s’accuser lui-même et son incapacité, en viendrait par dépit à rejeter la faute sur les raisonnements, au lieu de s’en prendre à lui-même, et dès lors continuerait toute sa vie à haïr et ravaler les raisonnements et serait ainsi privé de la vérité et de la connaissance de la réalité ?
— Oui, par Zeus, dis-je, ce serait une triste chose.
XL. — Prenons donc garde avant tout, reprit-il, que ce malheur ne nous arrive. Ne laissons pas entrer dans notre âme cette idée qu’il pourrait n’y avoir rien de sain dans les raisonnements ; persuadons-nous bien plutôt que c’est nous qui ne sommes pas encore sains et qu’il faut nous appliquer virilement à le devenir, toi et les autres, en vue de tout le temps qui vous reste à vivre, et moi en vue de la mort seule ; car, au sujet même de la mort, je crains bien en ce moment de n’avoir pas l’esprit philosophique, et d’être contentieux comme les gens dénués de toute culture. Quand ces gens-là débattent quelque question, ils ne s’inquiètent pas de savoir ce que sont les choses dont ils parlent ; ils n’ont d’autre visée que de faire accepter à la compagnie la thèse qu’ils ont mise en avant. Dans le cas présent, je ne vois entre eux et moi qu’une seule différence, c’est que mes efforts ne viseront pas à faire croire à la compagnie que ce que je dis est vrai — ce n’est là pour moi que l’accessoire — mais à me le faire croire autant que possible à moi-même. Voici, cher camarade, quel est mon calcul ; vois combien il est intéressé : si ce que j’avance est vrai, combien il m’est avantageux de m’en persuader ! si au contraire il n’y a rien après la mort, je serai moins tenté, pendant le temps qui m’en sépare, d’ennuyer la compagnie de mes lamentations. Au reste, cette ignorance ne durera pas longtemps, car ce serait un mal ; mais elle finira bientôt. C’est dans cette disposition d’esprit, Simmias et Cébès, que j’aborde la discussion. Pour vous, si vous m’en croyez, faites peu d’attention à Socrate, mais beaucoup plus à la vérité : si vous trouvez que je dis quelque chose de vrai, convenez-en ; sinon, résistez de toutes vos forces et prenez garde que par excès de zèle je n’abuse à la fois vous et moi-même, et ne m’en aille en laissant, comme l’abeille, mon aiguillon en vous.
XLI. — Maintenant à l’oeuvre ! poursuivit-il. Rappelez-moi d’abord ce que vous avez dit, si vous voyez que je ne m’en souviens pas. Simmias, si je ne me trompe, a des doutes et craint que l’âme, quoique plus divine et plus belle que le corps, ne périsse la première, puisqu’elle est une espèce d’harmonie. Quant à Cébès, il m’a paru qu’il m’accordait que l’âme est plus durable que le corps, mais il a dit que personne ne sait si l’âme, après avoir usé un grand nombre de corps en maintes incarnations, ne périt pas elle-même quand elle a quitté le dernier, et si ce n’est pas justement en la destruction de l’âme que consiste la mort, puisque le corps ne cesse pas un moment de périr. N’est-ce pas exactement cela, Simmias et Cébès, que nous avons à examiner ?
— Ils convinrent tous les deux que c’était bien cela.
— Est-ce que, continua-t-il, vous rejetez tous les arguments précédents, ou seulement les uns, et pas les autres ?
— Les uns, oui, dirent-ils tous deux, les autres non.
— Maintenant, reprit-il, que pensez-vous de celui où nous disions qu’apprendre, c’est se souvenir, et que, s’il en est ainsi, il faut nécessairement que notre âme ait existé quelque part ailleurs, avant d’être enchaînée dans le corps ?
— Pour moi, dit Cébès, il m’a merveilleusement persuadé alors, et, à présent encore, j’y suis attaché, autant qu’on peut l’être à un argument.
— Moi aussi, dit Simmias, je suis du même sentiment et je serais bien surpris si j’en changeais jamais sur ce point. »
Alors Socrate : « Eh bien, dit-il, étranger de Thèbes, il faut que tu en changes, si tu persistes dans ton opinion que l’harmonie est une chose composée et que l’âme est une espèce d’harmonie qui résulte des éléments tendus comme des cordes dans le corps ; car tu ne peux pas, je pense, t’approuver toi-même, si tu dis qu’il existait une harmonie composée avant les choses dont elle devait être formée. Le peux-tu ?
— En aucune manière, Socrate, dit-il.
— Ne t’aperçois-tu pas, reprit-il, que c’est justement ce que tu dis, quand tu affirmes que l’âme existait déjà avant d’entrer dans une forme et un corps d’homme et en même temps qu’elle est composée d’éléments qui n’existent pas encore. Car l’harmonie ne ressemble pas à l’âme à laquelle tu la compares ; mais la lyre, les cordes et les sons encore discordants existent les premiers ; l’harmonie ne vient qu’après tout le reste et périt la première. Comment accorder ce langage avec ta première assertion ?
— C’est impossible, dit Simmias.
— Pourtant, reprit Socrate, s’il convient d’accorder ce qu’on dit, c’est bien quand on parle d’harmonie.
— Oui, en effet, dit Simmias.
— Or, reprit Socrate, il n’y a pas d’accord en ce que tu dis. Mais vois un peu laquelle des deux assertions tu préfères, celle que la science est réminiscence, ou celle que l’âme est une harmonie.
— C’est la première, Socrate, et de beaucoup, car l’idée de la deuxième m’est venue sans démonstration elle m’a paru vraisemblable et spécieuse, et c’est pour cette raison que la plupart des hommes la tiennent pour juste. Pour moi, j’ai conscience que les arguments qui fondent leurs démonstrations sur des vraisemblances sont des imposteurs, et que si l’on n’est pas en garde contre eux, ils vous abusent bel et bien, et en géométrie et en toute autre matière. Au contraire, l’argument relatif à la réminiscence et à la science a été établi sur une hypothèse qui mérite d’être admise. On a dit en effet que notre âme existait déjà avant d’entrer dans un corps de la même manière qu’existe son essence, désignée sous le nom de « ce qui est », et cette essence j’ai eu, j’en suis persuadé, parfaitement raison d’admettre qu’elle existe. Ces raisons me forcent, à ce qu’il me semble, à n’approuver ni moi ni personne qui soutiendrait que l’âme est une harmonie.
XLII. — Mais considérons la question, Simmias, dit Socrate, d’une autre façon. Crois-tu qu’il convienne à une harmonie ou à quelque autre composition de se comporter d’une autre manière que les éléments dont elle est composée ?
— Pas du tout.
— Il ne lui convient pas non plus, je pense, de rien faire ni de rien souffrir en dehors de ce que font et supportent ces éléments ?
— Il en convint.
— Il ne convient donc as que l’harmonie conduise les éléments dont elle a été formée, mais qu’elle les suive.
— Il fut de cet avis.
— Il s’en faut donc de beaucoup que l’harmonie ait des mouvements, des sons ou quoi que ce soit de contraire aux parties qui la composent.
— De beaucoup, certainement, dit-il.
— Mais quoi ? chaque harmonie n’est-elle pas naturellement harmonie selon qu’elle a été harmonisée ?
— Je ne comprends pas, dit-il.
— N’est-il pas vrai, reprit Socrate, que, si elle a été mieux harmonisée et dans une proportion plus grande, si la chose est possible, elle est davantage harmonie et plus grande harmonie ; que si, au contraire, elle a été moins bien harmonisée et dans une moindre proportion, elle est moins harmonie et harmonie plus petite ?
— C’est très juste.
— Et maintenant, en est-il ainsi de l’âme ? Une âme peut-elle être, si peu que ce soit, plus âme et dans une plus grande proportion qu’une autre âme, ou être moins et dans une moindre proportion ce qu’est précisément une âme ?
— Pas le moins du monde, dit-il.
— Poursuivons donc, par Zeus, reprit Socrate. On dit d’une âme qu’elle a de l’intelligence et de la vertu et qu’elle est bonne, d’une autre qu’elle a de la sottise et de la méchanceté et qu’elle est mauvaise. A-t-on raison de le dire ?
— Certainement on a raison.
— Dès lors, si l’on admet que l’âme est une harmonie, que dira-t-on que sont ces qualités qui existent dans l’âme, j’entends la vertu et le vice ? Dira-t-on que c’est encore une autre sorte d’harmonie ou un défaut d’harmonie ? que l’une de ces âmes a été harmonisée, la bonne, et qu’elle contient en elle, qui est déjà une harmonie, une harmonie supplémentaire, et que l’autre est elle-même dépourvue d’harmonie et n’en a pas une autre en elle ?
— Je ne saurais le dire, moi, mais il est évident que c’est à peu près ce que dirait l’auteur de cette théorie.
— Mais, reprit Socrate, nous sommes déjà tombés d’accord qu’une âme ne saurait absolument être plus ou moins qu’une autre âme, ce qui revient à dire qu’une harmonie ne saurait absolument être ni plus grande ni plus étendue qu’une autre harmonie. N’est-ce pas cela ?
— Si.
— Et que cette harmonie n’étant en rien ni plus ni moins harmonie, n’est ni plus ni moins harmonisée. Est-ce exact ?
— Oui.
— Or cette harmonie, qui n’est ni plus ni moins harmonisée, a-t-elle en quoi que ce soit plus de part à l’harmonie, on en participe-t-elle également ?
— Oui, également.
— Par conséquent l’âme, puisqu’une âme n’est ni plus ni moins que ce qu’est l’âme elle-même, n’est pas, non plus, ni plus ni moins harmonisée.
— Non.
— Dans ces conditions, elle ne saurait avoir plus de part ni à la dissonance ni à l’harmonie.
— Non, en effet.
— Dans ces conditions encore, est-ce qu’une âme peut avoir plus de part qu’une autre au vice ou à la vertu, s’il est vrai que le vice soit dissonance et la vertu harmonie ?
— Elle ne le peut en aucune façon.
— Bien mieux, Simmias, à parler exactement, aucune âme n’aura part au vice, si elle est une harmonie ; car il est hors de doute qu’une harmonie, si elle est pleinement ce qu’est une harmonie, n’aura jamais part à la dissonance.
— Certainement non.
— Ni l’âme non plus, n’est-ce pas, si elle est pleinement une âme, n’aura de part au vice ?
— Comment en effet le pourrait-elle, d’après ce que nous avons dit ?
— En vertu de ce raisonnement, nous tiendrons donc toutes les âmes de tous les êtres vivants pour également bonnes, si les âmes sont également ce qu’elles sont naturellement, je veux dire des âmes.
— Il me le semble, Socrate, dit-il.
— Te semble-t-il aussi, demanda Socrate, que ce soit bien parler, et que notre argumentation fût arrivée à cette conclusion, si l’hypothèse que l’âme est une harmonie était juste ?
— Pas du tout, dit-il.
XLIII. — Autre chose, reprit Socrate. De toutes les parties de l’homme, en connais-tu quelque autre qui commande, en dehors de l’âme, surtout quand elle est sage ?
— Moi, non.
— Crois-tu qu’elle cède aux affections du corps ou qu’elle leur résiste ? Voici ce que je veux dire : si, par exemple, le corps a chaud et soif, elle le tire en arrière, pour qu’il ne boive pas ; s’il a faim, pour qu’il ne mange pas, et dans mille autres circonstances nous voyons l’âme s’opposer aux passions du corps. N’est-ce pas vrai ?
— Tout à fait vrai.
— D’un autre côté, ne sommes-nous pas tombés d’accord précédemment que l’âme, si elle’ était une harmonie, ne saurait être en dissonance avec les tensions, les relâchements, les vibrations et autres états des éléments qui la composent, mais qu’elle les suivrait et ne saurait jamais les commander ?
— Nous en sommes tombés d’accord, dit-il ; comment faire autrement ?
— Eh bien, ne voyons-nous pas à présent qu’elle fait tout le contraire, qu’elle dirige tous ces éléments dont on prétend qu’elle est formée, qu’elle les contrarie presque en tout pendant toute la vie et qu’elle les maîtrise de toutes façons, infligeant aux uns des châtiments plus pénibles et plus douloureux, ceux de la gymnastique et de la médecine, aux autres des traitements plus doux, menaçant ceux-ci, admonestant ceux-là, et parlant aux passions, aux colères, aux craintes, comme si, différente d’elles, elle parlait à des êtres différents ? C’est ainsi qu’Homère a représenté la chose dans l’Odyssée, où il dit qu’Ulysse, Se frappant la poitrine, gourmanda son coeur en ces termes :
« Supporte-le, mon coeur ; tu as déjà supporté des choses plus révoltantes. »
Crois-tu qu’en composant ces vers, il pensât que l’âme était une harmonie, faite pour se laisser conduire par les affections du corps ? Ne pensait-il pas plutôt qu’elle était faite pour les conduire et les maîtriser, et qu’elle était elle-même une chose beaucoup trop divine pour être une harmonie ?
— Par Zeus, Socrate, c’est bien mon avis.
— Ainsi donc, mon excellent ami, il ne nous sied en aucune manière de dire que l’âme est une espèce d’harmonie ; car nous ne serions d’accord, tu le vois, ni avec Homère, ce poète divin, ni avec nous-mêmes.
— C’est vrai, dit-il.
XLIV. — C’en est fait, reprit Socrate : Harmonie la thébaine nous est devenue, ce semble, assez propice ; mais Cadmos, Cébès, continua-t-il, comment le gagner et par quel argument ?
— Je suis sûr que tu le trouveras, dit Cébès ; en tout cas, ton argumentation contre l’harmonie a merveilleusement dépassé mon attente. Quand Simmias te proposait ses difficultés, je doutais fort qu’on pût réfuter sa théorie ; aussi ai-je été étrangement surpris de la voir céder tout de suite au premier choc de la tienne. Je ne serais pas étonné que celle de Cadmos ait le même sort.
— Mon bon ami, repartit Socrate, n’exagère pas, de peur que quelque mauvais oeil ne mette en déroute le discours qui va venir. Mais cela, c’est l’affaire des dieux. Pour nous, attaquons de près, comme dit Homère, pour éprouver ce que vaut la théorie. Ce que tu cherches se résume en ceci. Tu veux qu’on démontre que notre âme est impérissable et immortelle, pour qu’un philosophe qui va mourir puisse être rassuré et croire qu’après sa mort il sera plus heureux là-bas que s’il mourait après avoir mené un autre genre de vie, sans montrer en cela une audace déraisonnable et folle. On démontre bien que l’âme est quelque chose de fort et de semblable à la divinité et qu’elle a existé avant que nous fussions des hommes ; mais cela n’empêche pas, dis-tu, que tout cela ne prouve rien pour l’immortalité ; cela prouve seulement que l’âme est quelque chose de durable, qu’elle a existé quelque part avant nous durant un temps illimité, qu’elle savait et faisait beaucoup de choses, sans être immortelle pour cela, et que le fait même d’entrer dans un corps humain est pour elle le commencement de sa perte et une sorte de maladie, qu’elle se fatigue à vivre de cette vie humaine et qu’elle périt à la fin dans ce qu’on appelle la mort. Il n’importe en rien, dis-tu, qu’elle entre dans un corps une ou plusieurs fois, au moins pour ce que nous craignons tous ; car on a raison de craindre, à moins d’être insensé, quand on ne sait pas si elle est immortelle et qu’on ne peut le démontrer. Voilà à peu près, je crois, ce que tu soutiens, Cébès, et c’est à dessein que j’y reviens plusieurs fois, pour que rien ne nous échappe et que tu puisses, si tu veux, y ajouter ou en retrancher quelque chose.
— Moi, dit Cébès, je n’ai, pour le moment, rien à retrancher, ni à ajouter : c’est bien là ce que je soutiens. »
XLV. — Là-dessus, Socrate fit une longue pause, occupé à réfléchir par devers lui. Enfin il reprit : « Ce n’est pas une petite affaire que tu demandes là, Cébès ; car elle exige une investigation complète sur la cause de la génération et de la corruption. Je vais te raconter, si tu veux, mes propres expériences en ces matières ; si, parmi les choses que je vais dire, il en est qui te paraissent utiles, tu les emploieras pour nous persuader tes sentiments.
— Certainement, je le veux, dit Cébès.
— Écoute donc mon exposé. Dans ma jeunesse, Cébès, dit-il, j’avais conçu un merveilleux désir de cette science qu’on appelle la physique. Il me semblait que c’était une chose magnifique de connaître la cause de chaque chose, ce qui la fait être, ce qui la fait périr, ce qui la fait exister. Et souvent je me suis mis la cervelle à la torture pour étudier des questions comme celles-ci : Est-ce lorsque le chaud et le froid ont subi une sorte de fermentation que, comme le disaient quelques-uns, les êtres vivants se forment ? Est-ce le sang qui fait la pensée, ou l’air, ou le feu, ou aucun de ces éléments, et n’est-ce pas le cerveau qui nous donne les sensations de l’ouïe, de la vue et de l’odorat ? N’est-ce pas de ces sensations que naissent la mémoire et l’opinion, et n’est-ce pas de la mémoire et de l’opinion, une fois devenues calmes, que naît la science ? Je cherchais aussi à connaître les causes de corruption de tout cela ainsi que les phénomènes célestes et terrestres. Mais à la fin je découvris que pour ce genre de recherche j’étais aussi mal doué qu’on peut l’être. Et je vais t’en donner une preuve sensible. Il y a des choses qu’auparavant je savais clairement, il me le semblait du moins à moi-même et aux autres. Eh bien, cette étude me rendit aveugle au point que je désappris même ce que j’avais cru savoir jusque-là sur beaucoup de choses et en particulier sur la croissance de l’homme. Avant ce moment, je croyais qu’il était évident pour tout le monde qu’il croissait par le manger et le boire ; que, lorsque, par la nourriture, des chairs s’étaient ajoutées aux chairs, des os aux os, et de même aux autres parties les choses appropriées à chacune d’elles, alors la masse qui était petite devenait ensuite volumineuse et que c’était ainsi que l’homme, de petit, devenait grand. Voilà ce que je pensais alors. Cela ne te paraît-il pas raisonnable ?
— Si, répondit Cébès.
— Examine encore ceci. Je croyais qu’il était suffisant de savoir, en voyant un homme grand, debout à côté d’un homme petit, qu’il le dépassait juste de la tête, et ainsi d’un cheval auprès d’un autre cheval, et que, pour prendre des exemples encore plus clairs que les précédents, le nombre dix me paraissait être plus grand que le nombre huit, parce que le nombre deux s’ajoutait à huit, et la double coudée plus grande que la coudée, parce qu’elle la dépassait de la moitié.
— Et maintenant, demanda Cébès, qu’en penses-tu ?
— Je suis loin, par Zeus, répondit Socrate, de croire que je connais la cause de l’une quelconque de ces choses ; car je n’arrive même pas à reconnaître, quand à un on a ajouté un, si c’est l’un auquel on a ajouté qui est devenu deux, ou si c’est celui qui a été ajouté et celui auquel on l’a ajouté qui sont devenus deux par l’addition de l’un à l’autre. Car c’est pour moi un sujet d’étonnement de voir que, lorsque chacun d’eux était à part de l’autre, chacun était naturellement un et n’était pas deux alors, et que, quand ils se sont rapprochés l’un de l’autre, ils sont devenus deux pour cette raison que la réunion les a mis l’un près de l’autre. Je ne peux pas davantage me persuader que, si l’on coupe l’unité en deux, ce fait de la division ait été aussi la cause qu’elle est devenue deux ; car voilà une cause contraire à celle qui tout à l’heure nous donnait deux ; tout à l’heure, c’est parce qu’ils étaient réunis l’un près de l’autre et ajoutés l’un à l’autre, et maintenant c’est parce que l’un est ôté et séparé de l’autre. Je ne puis plus croire non plus que je sais par quoi un est engendré, ni en un mot par quoi n’importe quelle autre chose naît, périt ou existe ; c’est l’effet de ma première méthode ; mais je me hasarde à en embrasser moi-même une autre et je repousse absolument la première.
XLVI. — Mais un jour, ayant entendu quelqu’un lire dans un livre, dont l’auteur était, disait-il, Anaxagore, que c’est l’esprit qui est l’organisateur et la cause de toutes choses, l’idée de cette cause me ravit et il me sembla qu’il était en quelque sorte parfait que l’esprit fût la cause de tout. S’il en est ainsi, me dis-je, l’esprit ordonnateur dispose tout et place chaque objet de la façon la meilleure. Si donc on veut découvrir la cause qui fait que chaque chose naît, périt ou existe, il faut trouver quelle est pour elle la meilleure manière d’exister ou de supporter ou de faire quoi que ce soit. En vertu de ce raisonnement, l’homme n’a pas autre chose à examiner, dans ce qui se rapporte à lui et dans tout le reste, que ce qui est le meilleur et le plus parfait, avec quoi il connaîtra nécessairement aussi le pire, car les deux choses relèvent de la même science. En faisant ces réflexions, je me réjouissais d’avoir trouvé dans la personne d’Anaxagore un maître selon mon coeur pour m’enseigner la cause des êtres. Je pensais qu’il me dirait d’abord si la terre est plate ou ronde et après cela qu’il m’expliquerait la cause et la nécessité de cette forme, en partant du principe du mieux, et en prouvant que le mieux pour elle, c’est d’avoir cette forme, et s’il disait que la terre est au centre du monde, qu’il me ferait voir qu’il était meilleur qu’elle fût au centre. S’il me démontrait cela, j’étais prêt à ne plus demander d’autre espèce de cause. De même au sujet du soleil, de la lune et des autres astres, j’étais disposé à faire les mêmes questions, pour savoir, en ce qui concerne leurs vitesses relatives, leurs changements de direction et les autres accidents auxquels ils sont sujets, en quoi il est meilleur que chacun fasse ce qu’il fait et souffre ce qu’il souffre. Je n’aurais jamais pensé qu’après avoir affirmé que les choses ont été ordonnées par l’esprit, il pût leur attribuer une autre cause que celle-ci : c’est le mieux qu’elles soient comme elles sont. Aussi je pensais qu’en assignant leur cause à chacune de ces choses en particulier et à toutes en commun, il expliquerait en détail ce qui est le meilleur pour chacune et ce qui est le bien commun à toutes. Et je n’aurais pas donné pour beaucoup mes espérances ; mais prenant ses livres en toute hâte, je les lus aussi vite que possible, afin de savoir aussi vite que possible le meilleur et le pire.
XLVII. — Mais je ne tardai pas, camarade, à tomber du haut de cette merveilleuse espérance. Car, avançant dans ma lecture, je vois un homme qui ne fait aucun usage de l’intelligence et qui, au lieu d’assigner des causes réelles à l’ordonnance du monde, prend pour des causes l’air, l’éther, l’eau et quantité d’autres choses étranges. Il me sembla que c’était exactement comme si l’on disait que Socrate fait par intelligence tout ce qu’il fait et qu’ensuite, essayant de dire la cause de chacune de mes actions, on soutînt d’abord que, si je suis assis en cet endroit, c’est parce que mon corps est composé d’os et de muscles, que les os sont durs et ont des joints qui les séparent, et que les muscles, qui ont la propriété de se tendre et de se détendre, enveloppent les os avec les chairs et la peau qui les renferme, que, les os oscillant dans leurs jointures, les muscles, en se relâchant et se tendant, me rendent capable de plier mes membres en ce moment et que c’est la cause pour laquelle je suis assis ici les jambes pliées. C’est encore comme si, au sujet de mon entretien avec vous, il y assignait des causes comme la voix, l’air, l’ouïe et cent autres pareilles, sans songer à donner les véritables causes, à savoir que, les Athéniens ayant décidé qu’il était mieux de me condamner, j’ai moi aussi, pour cette raison, décidé qu’il était meilleur pour moi d’être assis en cet endroit et plus juste de rester ici et de subir la peine qu’ils m’ont imposée. Car, par le chien, il y a beau temps, je crois, que ces muscles et ces os seraient à Mégare ou en Béotie, emportés par l’idée du meilleur, si je ne jugeais pas plus juste et plus beau, au lieu de m’évader et de fuir comme un esclave, de payer à l’État la peine qu’il ordonne.
Mais appeler causes de pareilles choses, c’est par trop extravagant. Que l’on dise que, si je ne possédais pas des choses comme les os, les tendons et les autres que je possède, je ne serais pas capable de faire ce que j’aurais résolu, on dira la vérité ; mais dire que c’est à cause de cela que je fais ce que je fais et qu’ainsi je le fais par l’intelligence, et non par le choix du meilleur, c’est faire preuve d’une extrême négligence dans ses expressions. C’est montrer qu’on est incapable de discerner qu’autre chose est la cause véritable, autre chose ce sans quoi la cause ne saurait être cause. C’est précisément ce que je vois faire à la plupart des hommes, qui, tâtonnant comme dans les ténèbres, se servent d’un mot impropre pour désigner cela comme la cause. Voilà pourquoi l’un, enveloppant la terre d’un tourbillon, la fait maintenir en place par le ciel, et qu’un autre la conçoit comme une large huche, à laquelle il donne l’air comme support. Quant à la puissance qui fait que les choses sont actuellement disposées le mieux qu’il est possible, ils ne la cherchent pas, ils ne pensent pas qu’elle possède une sorte de force divine ; mais ils croient pouvoir découvrir un Atlas plus fort, plus immortel qu’elle, et qui maintienne mieux l’ensemble des choses, et ils ne songent jamais qu’en réalité c’est le bien et la nécessité qui lient et maintiennent les choses. Quant à moi, pour connaître une telle cause et savoir ce qu’elle est, je me ferais avec allégresse le disciple de tous les maîtres possibles. Mais comme elle se dérobait et que j’étais impuissant à la trouver moi-même et à l’apprendre d’autrui, j’ai changé de direction pour la chercher. Comment je m’y suis pris, veux-tu, Cébès, dit-il, que je t’en fasse un récit ?
— Si je le veux ! plus que tout au monde, s’écria Cébès.
XLVIII. — Quand je fus las d’étudier les choses, reprit Socrate, je crus devoir prendre garde à ne pas éprouver ce qui arrive à ceux qui regardent et observent le soleil pendant une éclipse ; car ils perdent quelquefois la vue s’ils ne regardent pas son image dans l’eau ou dans un milieu semblable. L’idée d’un tel accident me vint à l’esprit et je craignis que mon âme ne devînt complètement aveugle, si je regardais les choses avec mes yeux et si j’essayais de les saisir avec un de mes sens. Je crus alors que je devais recourir aux principes et regarder en eux la vérité des choses. Mais peut-être ma comparaison n’est-elle pas exacte de tout point ; car je n’accorde pas sans réserve qu’en examinant les choses dans leurs principes, on les examine plutôt dans des images que quand on les regarde dans leur réalité. Quoi qu’il en soit, voilà le chemin que j’ai pris. Je pose en chaque cas un principe, celui que je juge le plus solide, et tout ce qui me paraît s’y accorder, qu’il s’agisse de causes ou de toute autre chose, je l’admets comme vrai, et, comme faux, tout ce qui ne s’y accorde pas. Mais je veux te rendre ma pensée plus sensible, car je pense que tu ne m’entends pas encore.
— Non, par Zeus, dit Cébès, pas trop bien.
XLIX. — Pourtant, reprit Socrate, il n’y a dans ce que je dis rien de neuf : c’est ce que je n’ai jamais cessé de dire, et en d’autres occasions et tantôt, dans notre entretien. Je vais essayer de te montrer la nature de la cause que j’ai étudiée, en revenant à ces idées que j’ai tant rebattues. Je partirai de là, admettant qu’il y a quelque chose de beau, de bon, de grand en soi et ainsi du reste. Si tu m’accordes cela et si tu conviens que ces choses en soi existent, j’espère alors que je trouverai et te ferai voir la cause qui fait que l’âme est immortelle.
— Sois sûr que je te l’accorde, dit Cébès, et achève vite ta démonstration.
— Examine à présent ce qui s’ensuit, dit Socrate, pour voir si tu partages mon opinion. Il me paraît que, s’il existe quelque chose de beau en dehors du beau en soi, cette chose n’est belle que parce qu’elle participe de ce beau en soi, et je dis qu’il en est de même de toutes choses. M’accordes-tu ce genre de cause ?
— Je te l’accorde, dit-il.
— Maintenant, continua Socrate, je ne conçois plus et je ne puis m’expliquer les autres causes, ces savantes causes qu’on nous donne. Mais si l’on vient me dire que ce qui fait qu’une chose est belle, c’est ou sa brillante couleur, ou sa forme ou quelque autre chose de ce genre, je laisse là toutes ces raisons, qui ne font toutes que me troubler, et je m’en tiens simplement, bonnement et peut-être naïvement à ceci, que rien ne la rend belle que la présence ou la communication de cette beauté en soi ou toute autre voie ou moyen par lequel cette beauté s’y ajoute ; car sur cette communication je n’affirme plus rien de positif, je dis seulement que c’est par le beau que toutes les belles choses deviennent belles. C’est là, je crois, la réponse la plus sûre que je puisse faire à moi-même et aux autres. En me tenant à ce principe, je suis persuadé que je ne ferai jamais de faux pas et que je puis, en toute sûreté, et tout autre comme moi, répondre que c’est par la beauté que les belles choses sont belles. Ne le crois-tu pas aussi ?
— Je le crois.
— Et que de même c’est par la grandeur que les choses grandes sont grandes et que les plus grandes sont plus grandes, et par la petitesse que les plus petites sont plus petites ?
— Oui.
— Tu n’approuverais donc pas non plus celui qui dirait qu’un homme est plus grand qu’un autre de la tête et que le plus petit est plus petit d’autant ; mais tu protesterais que toi, tu te bornes à dire ceci, c’est que tout objet plus grand qu’un autre ne l’est par rien d’autre que la grandeur et que c’est cela, la grandeur, qui le rend plus grand, et que le plus petit n’est plus petit par rien d’autre que la petitesse et que c’est pour cela, la petitesse, qu’il est plus petit. Car tu appréhenderais, je pense, qu’en disant qu’un homme est plus grand ou plus petit de la tête, tu ne tombes sur un contradicteur qui t’objecterait d’abord que c’est par la même chose que le plus grand est plus grand et le plus petit plus petit et ensuite que c’est par la tête, qui est petite, que le plus grand est plus grand, et que c’est un prodige qu’un homme soit grand par quelque chose de petit. Ne craindrais-tu pas ces objections ?
— Si, dit Cébès en riant.
— Tu craindrais donc, reprit Socrate, de dire que dix est plus grand de deux que huit et que c’est par cette raison qu’il le dépasse, et non par la quantité et à cause de la quantité ; ou bien encore qu’un objet de deux coudées est plus grand par la moitié qu’un objet d’une coudée, et non par la grandeur ? Car il y a en cela le même sujet de craindre.
— Sans doute, dit-il.
— Et si à un on ajoutait un, ne te garderais-tu pas de dire que c’est l’addition qui est cause qu’il est devenu deux ou que, si l’on a coupé un en deux, c’est la division ?
Et ne protesterais-tu pas tout haut que tu es sûr qu’une chose ne peut naître que d’une participation à l’essence propre de la chose dont elle participe, et qu’en ces deux cas, tu ne vois pas d’autre cause de la naissance du deux que sa participation à la dualité, que c’est à cette dualité que doit participer tout ce qui doit être deux, et à l’unité ce qui doit être un. Mais ces divisions, ces additions et autres subtilités du même genre, tu t’en désintéresserais et laisserais le soin de répondre à de plus savants ton que toi.
Pour toi, tu aurais, comme on dit, peur de ton ombre et de ton inexpérience ; tu t’en tiendrais au solide principe que nous avons établi, et tu répondrais comme j’ai dit. Si quelqu’un attaquait le principe lui-même, tu ne t’en inquiéterais pas et tu ne lui répondrais pas avant d’avoir examiné les conséquences qui découlent du principe et vu si elles s’accordent ou ne s’accordent pas entre elles. Et si tu étais obligé de rendre raison un principe lui-même, tu le ferais de même, en posant autre principe plus général, celui qui paraîtrait le meilleur, et ainsi de suite jusqu’à ce que en eusses atteint un qui fût satisfaisant. Mais tu ne t’embrouillerais pas comme les controversistes, en parlant à la fois du principe et des conséquences qui en découlent, si tu voulais découvrir quelque réalité ; car il n’est peut-être pas un d’eux qui parle ou s’inquiète de la réalité ; ils brouillent tout, et cependant, grâce à leur science, ils n’en réussissent pas moins à se plaire à eux-mêmes. Mais toi, si tu es philosophe, je pense que tu feras comme je dis.
— Rien de plus vrai que ce que tu avances, dirent en même temps Simmias et Cébès.
ÉCHÉCRATE
Par Zeus, Phédon, c’est bien ce qu’ils devaient répondre ; car Socrate me semble avoir fait un exposé qui est merveilleusement clair, même pour un homme de peu d’esprit.
PHÉDON
Cela est certain, Échécrate, et tous ceux qui étaient là furent de cet avis.
ÉCHÉCRATE
C’est aussi le nôtre, à nous qui n’étions pas là, mais qui t’écoutons à cette heure. Mais qu’est-ce qui fut dit après cela ?
PHÉDON
Autant que je m’en souviens, quand on lui eut accordé cela et qu’on fut tombé d’accord sur l’existence réelle de chacune des formes, et que c’est de la participation que les autres choses ont avec elles qu’elles tirent leur dénomination, alors il posa cette question « Si tu admets ce que je viens d’avancer, est-ce que, lorsque tu dis que Simmias est plus grand que Socrate, mais plus petit que Phédon, tu ne dis pas alors qu’il y a dans Simmias deux choses à la fois, de la grandeur et de la petitesse ?
— Si.
— Mais alors, reprit Socrate, tu conviens qu’en disant que Simmias surpasse Socrate, cette proposition, telle qu’elle est exprimée par ces mots, n’est pas exacte ; car Simmias n’est pas tel de nature qu’il le dépasse par là même qu’il est Simmias, mais il le dépasse par la grandeur qu’il tient du hasard, et il ne surpasse pas non plus Socrate à cause que Socrate est Socrate, mais parce que Socrate a de la petitesse par comparaison à la grandeur de Simmias.
— C’est vrai.
— De même il n’est pas dépassé par Phédon parce que Phédon est Phédon, mais parce que Phédon a de la grandeur par comparaison à la petitesse de Simmias.
— C’est exact.
— Ainsi donc Simmias est appelé à la fois petit et grand, et il est entre les deux, laissant dépasser sa petitesse par la grandeur de l’un, et reconnaissant à l’autre une grandeur qui dépasse sa petitesse. J’ai bien l’air, ajouta-t-il en souriant, de parler comme si je rédigeais un contrat ; mais enfin la chose est ainsi.
— Il en tomba d’accord.
— Si j’insiste là-dessus, c’est que je voudrais te faire partager mon opinion. Car il me semble à moi que non seulement la grandeur en elle-même ne veut jamais être à la fois grande et petite, mais encore que la grandeur qui est en nous n’admet jamais la petitesse et ne veut pas être dépassée. Mais de deux choses l’une, ou bien elle fuit et se retire, quand son contraire, la petitesse, s’avance vers elle, ou bien, quand celui-ci s’est approché, elle périt. Elle ne veut pas, en admettant et recevant la petitesse, devenir autre chose que ce qu’elle était. C’est ainsi que moi, ayant reçu et admis la petitesse sans cesser d’être ce que je suis, je suis le même homme petit ; mais la grandeur, étant grande, ne s’est jamais résolue à être petite. De même la petitesse qui est en nous se refuse toujours à devenir et à être grande, et aucun des autres contraires, étant encore ce qu’il était, ne veut en même temps devenir ni être son contraire, mais ou bien il se retire, ou il périt quand l’autre arrive.
— C’est exactement ce qui m’en semble, dit Cébès. »
LI. — A ces mots, quelqu’un de la compagnie — qui c’était, je ne m’en souviens pas exactement — prit la parole : « Au nom des dieux, n’avez-vous pas admis précédemment juste le contraire de ce que vous soutenez à présent, que le plus grand naît du plus petit et le plus petit du plus grand, et que c’est précisément ainsi qu’a lieu la naissance des contraires : ils sortent des contraires ? Or à présent il me semble que vous soutenez que cela ne saurait jamais arriver. »

En l’entendant, Socrate tourna la tête et dit : « Tu es un brave, de nous avoir rappelé cela. Cependant tu ne saisis pas la différence qu’il y a entre ce que nous disons maintenant et ce que nous avons dit tantôt. Tantôt nous avons dit qu’une chose contraire naît de celle qui lui est contraire ; mais à présent nous disons que le contraire lui-même ne saurait jamais être contraire à lui-même, ni le contraire qui est en nous, ni celui qui est dans la nature. C’est que tantôt, mon ami, nous parlions des choses qui ont des contraires, choses que nous désignons par le nom de ces contraires, tandis qu’à présent il est question de ces contraires mêmes, de l’immanence desquels les choses tirent leur nom : c’est ces contraires en soi qui, selon nous, ne consentiraient jamais à naître les uns des autres... »
Et ce disant, il regarda Cébès et lui dit : « N’as-tu pas été troublé toi aussi, Cébès, par l’objection de notre ami ?
— Non, dit Cébès, ce n’est pas mon cas. Cependant je ne veux pas dire que je ne sois souvent troublé.
— Alors, reprit Socrate, nous sommes absolument d’accord sur ce point, que jamais un contraire ne sera contraire à lui-même ?
— Absolument, dit-il.
LII. — Examine-moi encore ceci, poursuivit Socrate, et vois si tu seras de mon avis. Y a-t-il quelque chose que tu appelles chaud et quelque chose que tu appelles froid ?
— Oui.
— Sont-ce les mêmes choses que la neige et le feu ?
— Non, par Zeus.
— Alors le chaud est autre chose que le feu, et le froid autre chose que la neige ?
— Oui.
— Alors tu es bien, je pense, de cet avis, que jamais la neige, étant neige, si elle a, pour reprendre notre expression de tout à l’heure, reçu le chaud, ne sera plus ce qu’elle était, à la fois neige et chaude, mais, à l’approche du chaud, ou bien elle lui cédera la place, ou bien elle périra.
— Certainement.
— Et de même le feu, si le froid s’approche de lui, ou se retirera ou bien périra ; mais jamais il ne se résoudra, ayant reçu le froid, à être encore ce qu’il était, à la fois feu et froid.
— C’est vrai, dit-il.
— Il arrive donc, reprit Socrate, que dans quelques cas du même genre, non seulement l’idée abstraite elle-même ait droit à porter le même nom éternellement, mais qu’il en soit de même pour une autre chose qui n’est pas cette idée, mais qui a toujours, tant qu’elle existe, la forme de cette idée. Voici des exemples qui rendront peut-être ma pensée plus claire. Il faut que l’impair garde toujours ce nom qui sert à le désigner à présent, n’est-ce pas ?
— Certainement.
— Or est-il la seule chose qui ait ce nom ? car c’est cela que je demande ; ou y en a-t-il quelque autre qui, sans être ce qu’est l’impair, doit cependant toujours porter elle-même le nom d’impair en plus de son propre nom, parce que sa nature est telle qu’elle n’est jamais séparée de l’impair ? C’est le cas, dis-je, pour le nombre trois et pour beaucoup d’autres choses. Arrêtons-nous au nombre trois. Ne te semble-t-il pas qu’il doit toujours être appelé à la fois du nom qui lui est propre et du nom de l’impair, bien que l’impair ne soit pas la même chose que le nombre trois ? Cependant le nombre trois, le nombre cinq et une moitié tout entière de la numération sont constitués de telle sorte que chacun de ces nombres, sans être ce qu’est l’impair, est toujours impair. Il en est de même du deux, du quatre et de toute l’autre série des nombres ; chacun d’eux, sans être ce qu’est le pair, n’en est pas moins toujours pair. En conviens-tu, ou non ?
— Comment n’en conviendrais-je pas ? dit-il.
— Maintenant fais attention à ce que je veux démontrer. Le voici : il est évident que non seulement ces contraires abstraits s’excluent les uns les autres, mais encore que toutes les choses qui, sans être contraires les unes aux autres, contiennent toujours des contraires, que ces choses-là, dis-je, ne semblent pas non plus recevoir l’idée contraire à celle qui est en elles et qu’à son approche, ou elles périssent, ou elles cèdent la place. Ne dirons-nous pas que le nombre trois périra et souffrira tout au monde plutôt que de se résigner à devenir pair, en restant trois ?
— C’est certain, dit Cébès.
— Et pourtant, reprit Socrate, deux n’est pas contraire à trois.
— Non, en effet.
— Ce ne sont donc pas seulement les formes contraires qui ne supportent pas l’approche les unes des autres ; il y a d’autres choses encore qui ne supportent pas l’approche de leurs contraires.
— C’est parfaitement vrai, dit-il.
LIII. — Veux-tu maintenant, reprit Socrate, que, si nous en sommes capables, nous déterminions de quelle nature sont ces choses ?
— Oui, je le veux.
— Eh bien, Cébès, poursuivit-il, ne sera-ce pas celles qui forcent la chose dont elles ont pris possession non seulement à prendre leur forme, mais encore celle de quelque chose qui lui est toujours contraire ?
— Comment dis-tu ?
— Comme nous disions tout à l’heure. Tu comprends bien, je pense, que toutes les choses où le nombre trois est l’élément dominant, doivent être non seulement trois, mais encore impaires ?
— Certainement.
— Eh bien, je dis que, dans une chose telle que celle-là, il ne peut jamais entrer d’idée contraire à la forme qui la constitue.
— Jamais en effet.
— Or ce qui la constitue, c’est la forme de l’impair ?
— Oui.
— Et l’idée contraire à cette chose est celle du pair ?
— Oui.
— Alors l’idée du pair n’entrera jamais dans le trois ?
— Non, assurément.
— Trois n’a donc point part au pair.
— Il n’en a point.
— Alors trois est sans rapport au pair ?
— Oui.
— Voilà donc ce que je voulais déterminer, c’est-à-dire quelles sont les choses qui, sans être contraires à une autre, refusent néanmoins de l’admettre. C’est ainsi que, dans le cas présent, le nombre trois, bien qu’il ne soit pas contraire au pair, ne l’admet pas davantage pour cela ; car il lui oppose toujours son contraire, comme le deux à l’impair, le feu au froid et une foule d’autres choses encore. Vois donc si tu acceptes cette définition : non seulement le contraire n’admet pas son contraire, mais ce qui apporte quelque chose de contraire à ce qu’il approche n’admet jamais le contraire de ce qu’il apporte lui-même. Penses-y encore ; car il n’est pas mal d’entendre cela plusieurs fois. Le nombre cinq n’admettra pas l’idée du pair, ni le nombre dix, qui en est le double, celle de l’impair. Il est vrai que ce double lui-même est le contraire d’autre chose, et cependant il n’admettra pas l’idée de l’impair, non plus que la moitié, le sesquialtère ni les autres fractions du même genre, ni non plus le tiers et toutes les parties analogues n’admettent l’idée du tout, si du moins tu me suis et demeures d’accord avec moi.
— Je suis, dit-il, entièrement d’accord avec toi, et je te suis.
LIV. — Reprenons les choses au commencement, dit Socrate, et garde-toi de me répondre avec les mots mêmes de ma question, mais suis l’exemple que je vais te donner. Je dis donc qu’outre la manière de répondre dont j’ai parlé d’abord, la manière sûre, j’en vois une autre également sûre à la lumière de ce qui vient d’être dit.
Si en effet tu me demandais : Qu’est-ce qui doit se trouver dans le corps pour qu’il soit chaud ? je ne te ferais pas la réponse sûre, celle de l’ignorant, que c’est la chaleur, mais une réponse plus savante, tirée de ce que nous venons de dire, que c’est le feu. De même, si tu me demandais Qu’est-ce qui doit se trouver dans le corps pour qu’il soit malade, je ne te dirais pas la maladie, mais la fièvre ; et si tu me demandais : Qu’est-ce qui doit se trouver dans un nombre pour qu’il soit impair, je ne dirais pas l’imparité, mais l’unité, et ainsi du reste. Mais vois si à présent tu saisis bien ce que je veux dire.
— Oui, très bien, dit-il.
— Maintenant, continua Socrate, réponds. Que faut-il qui se trouve en un corps pour qu’il soit vivant ?
— Une âme, dit-il.
— En est-il toujours ainsi ?
— Sans doute, fit-il.
— Ainsi, quoi qu’elle occupe, l’âme y vient toujours en y apportant la vie ?
— Oui certainement, dit-il.
— Or y a-t-il quelque chose de contraire à la vie, ou n’y a-t-il rien ?
— Il y a quelque chose, dit-il.
— Quoi ?
— La mort.
— Donc il n’est pas à craindre qu’elle reçoive jamais le contraire de ce qu’elle apporte toujours ; cela suit de nos prémisses.
— Assurément, dit Cébès.
LV. — Mais ce qui n’admet pas l’idée du pair, comment l’avons-nous appelé tout à l’heure ?
— Non-pair, dit-il.
— Et ce qui ne reçoit pas le juste, et ce qui ne reçoit pas le musical ?
— Le non-musical, dit-il, et l’injuste.
— Fort bien ; mais ce qui ne reçoit pas la mort, comment l’appelons-nous ?
— Immortel, dit-il.
— Or l’âme ne reçoit pas la mort ?
— Non.
— L’âme est donc immortelle ?
— Elle est immortelle.
— Fort bien, dit-il. Pouvons-nous dire que cela est démontré ? Qu’en penses-tu ?
— Oui, et même fort bien, Socrate.
— Mais voyons, Cébès, reprit Socrate, si c’était une nécessité pour l’impair d’être impérissable, le trois ne serait-il pas impérissable aussi ?
— Sans doute.
— Et si le non-chaud aussi était nécessairement impérissable, toutes les fois qu’on approcherait du chaud de la neige, est-ce que la neige ne se retirerait pas intacte et sans fondre ? Car elle ne périrait pas, et elle n’attendrait pas non plus et ne recevrait pas la chaleur.
— C’est vrai, dit-il.
— Il en est de même, je pense, de ce qui ne peut être rafraîchi. Si cela était impérissable, quand quelque chose de froid s’approcherait du feu, jamais le feu ne s’éteindrait ni ne périrait, mais il se retirerait sain et sauf.
— Nécessairement, fit-il.
— Ne faut-il pas nécessairement aussi dire la même chose de ce qui est immortel ? Si ce qui est immortel est aussi impérissable, il est impossible que l’âme, quand la mort vient à elle, puisse périr ; car d’après ce que nous avons dit, elle ne recevra pas la mort et ne sera jamais morte, pas plus que le trois, disions-nous, ni l’impair non plus, ne sera pair, ni le feu, ni non plus la chaleur qui est dans le feu ne deviendra froideur. Mais qu’est-ce qui empêche, dira-t-on, que l’impair, quoique, nous en sommes convenus, il ne devienne pas pair à l’approche du pair, ne périsse et d’impair ne devienne pair ? A cette objection nous ne pourrions répondre qu’il ne périt pas ; car le non-pair n’est pas impérissable. Autrement, si nous avions reconnu qu’il l’est, il nous serait facile de riposter qu’à l’approche du pair, l’impair et le trois se retirent, et nous ferions la même réponse au sujet du feu, du chaud, et du reste, n’est-ce pas ?
— Certainement.
— Par conséquent, au sujet de l’immortel, qui nous occupe à présent, si nous tombons d’accord qu’il est aussi impérissable, l’âme sera non seulement immortelle, mais encore impérissable. Sinon, il nous faudra d’autres preuves.
— Pour cela, dit-il, nous n’en avons nullement besoin ; car on aurait peine à trouver quelque chose d’impérissable si ce qui est immortel, étant éternel, admettait la destruction.
LVI. — Mais quant à Dieu, dit Socrate, à la forme même de la vie et à tout ce qu’il peut y avoir encore d’immortel, tout le monde conviendra, je pense, qu’ils ne périssent jamais.
— Oui, par Zeus, tout le monde, dit-il, et les dieux tous les premiers.
— Or, puisque l’immortel est aussi impérissable, est-ce que l’âme, si elle est immortelle, n’est pas aussi impérissable ?
— Elle l’est de toute nécessité.
— En conséquence, lorsque la mort approche de l’homme, ce qu’il y a de mortel en lui meurt, à ce qu’il paraît, mais ce qu’il y a d’immortel se retire sain et sauf et incorruptible et cède la place à la mort.
— C’est évident.
— Il est donc absolument certain, Cébès, reprit Socrate, que l’âme est immortelle et impérissable, et nos âmes existeront réellement dans l’Hadès.
— Pour ma part, Socrate, dit Simmias, je n’ai rien à dire là contre et aucun motif de me défier de tes arguments. Mais si Simmias ou quelque autre a quelque chose à dire, ils feront bien de ne pas se taire, car je ne vois pas quelle autre occasion que celle-ci ils pourraient attendre, s’ils veulent, ou parler, ou entendre parler sur ces matières.
— Moi non plus, dit Simmias, je n’ai plus de raison de me défier, après ce qui vient d’être dit. Cependant la grandeur du sujet en question et la piètre opinion que j’ai de la faiblesse humaine font que je ne puis m’empêcher de garder encore par devers moi quelque défiance à l’égard de la thèse exposée par Socrate.
— Non seulement ce que tu dis là, Simmias, repartit Socrate, est fort bien dit, mais quelque sûres que soient nos premières hypothèses, il n’en faut pas moins les soumettre à un examen plus approfondi, et quand vous les aurez bien analysées, vous suivrez, je pense, le raisonnement, autant qu’il est possible à l’homme de le faire, et quand vous serez sûrs de le suivre, vous n’aurez pas à chercher au-delà.
— C’est vrai, dit-il.
LVII. — Mais voici une chose, mes amis, poursuivit Socrate, qu’il est juste de se mettre dans l’esprit, c’est que, si l’âme est immortelle, il faut en prendre soin, non seulement pour le temps que dure ce que nous appelons vivre, mais pour tout le temps à venir, et il semble à présent qu’on s’expose à un terrible danger, si on la néglige. Si en effet la mort nous délivrait de tout, quelle aubaine ce serait pour les méchants d’être en mourant débarrassés tout à la fois de leur corps et de leur méchanceté en même temps que de leur âme ! Mais maintenant que nous savons que l’âme est immortelle, il n’y a pas pour elle d’autre moyen d’échapper à ses maux et de se sauver que de devenir la meilleure et la plus sage possible ; car, en descendant chez Hadès, elle ne garde avec elle que l’instruction et l’éducation, qui sont, dit-on, ce qui sert ou nuit le plus au mort, dès le moment où il part pour l’autre monde.
On dit en effet qu’après la mort, le démon que le sort a attaché à chaque homme durant sa vie se met en devoir de le conduire dans un lieu où les morts sont rassemblés pour subir leur jugement, après quoi ils se rendent dans l’Hadès avec ce guide qui a mission d’emmener ceux d’ici-bas dans l’autre monde. Lorsqu’ils y ont eu le sort qu’ils méritaient et qu’ils y sont restés le temps prescrit, un autre guide les ramène ici, après de nombreuses et longues périodes de temps. Mais le voyage n’est pas ce que dit le Télèphe d’Eschyle. Il affirme, lui, que la route de l’Hadès est simple ; moi, je pense qu’elle n’est ni simple, ni unique ; autrement, on n’aurait pas besoin de guides, puisqu’on ne pourrait se fourvoyer dans aucun sens, s’il n’y avait qu’une route. Il me paraît, au contraire, qu’il y a beaucoup de bifurcations et de détours, ce que je conjecture d’après les cérémonies pieuses et les rites pratiqués sur la terre. Quoi qu’il en soit, l’âme réglée et sage suit son guide et n’ignore pas ce qui l’attend ; mais celle qui est passionnément attachée au corps, comme je l’ai dit précédemment, reste longtemps éprise de ce corps et du monde visible ; ce n’est qu’après une longue résistance et beaucoup de souffrances, qu’elle est entraînée par force et à grand-peine par le démon qui en est chargé. Arrivée à l’endroit où sont les autres, l’âme impure et qui a fait le mal, qui a commis des meurtres injustes ou d’autres crimes du même genre, frères de ceux-là et tels qu’en commettent les âmes de même famille qu’elle, voit tout le monde la fuir et se détourner d’elle ; personne ne veut ni l’accompagner ni la guider ; elle erre seule, en proie à un grand embarras, jusqu’à ce que certains temps soient écoulés, après lesquels la nécessité l’entraîne dans le séjour qui lui convient. Au contraire, celle qui a vécu toute sa vie dans la pureté et la tempérance et qui a eu le bonheur d’être accompagnée et guidée par les dieux a trouvé tout de suite la résidence qui lui est réservée.
La terre compte un grand nombre de régions merveilleuses et elle-même n’est pas telle ni si grande que se le figurent ceux qui ont coutume de discourir sur sa nature, d’après ce que j’ai entendu dire à quelqu’un qui m’a convaincu.

LVIII. — Alors Simmias prit la parole : « Que dis-tu là, Socrate ? Au sujet de la terre j’ai entendu dire, moi aussi, bien des choses, mais qui ne sont pas celles dont tu es convaincu ; aussi j’aurais plaisir à t’entendre.
— Pour exposer ce qui en est, Simmias, je ne crois pas qu’on ait besoin de l’art de Glaucos ; mais d’en prouver la vérité, la difficulté me paraît excéder l’art de Glaucos. Peut-être même n’en suis-je pas capable, et à supposer même que je le sois, le temps qui me reste à vivre ne suffirait sans doute pas à une si longue exposition. Néanmoins rien ne m’empêche de dire quelle idée on m’a donnée de la forme et des différents lieux de la terre.
— Eh bien, dit Simmias, je n’en demande pas davantage.
— Eh bien donc, reprit-il, je suis persuadé pour ma part que tout d’abord, si la terre est de forme sphérique et placée au milieu du ciel, elle n’a besoin, pour ne pas tomber, ni d’air ni d’aucune autre pression du même genre, mais que l’homogénéité parfaite du ciel seul et l’équilibre de la terre seule suffisent à la maintenir ; car une chose en équilibre, placée au milieu d’un élément homogène, ne pourra ni peu ni prou pencher d’aucun côté et dans cette situation elle restera fixe. Voilà, ajouta-t-il, le premier point dont je suis convaincu.
— Et avec raison, dit Simmias.
— En outre, dit-il, je suis persuadé que la terre est immense et que nous, qui l’habitons du Phase aux colonnes d’Héraclès, nous n’en occupons qu’une petite partie, répandus autour de la mer, comme des fourmis ou des grenouilles autour d’un étang, et que beaucoup d’autres peuples habitent ailleurs en beaucoup d’endroits semblables ; car il y a partout sur la terre beaucoup de creux de formes et de grandeurs variées, où l’eau, le brouillard et l’air se sont déversés ensemble. Mais la terre pure elle-même est située dans le ciel pur où sont les astres, que la plupart de ceux qui ont l’habitude de discourir sur ces matières appellent l’éther. C’est l’éther qui laisse déposer l’eau, le brouillard et l’air qui s’amassent toujours dans les creux de la terre. Quant à nous, nous ne nous doutons pas que nous habitons dans ces creux, nous croyons habiter en haut de la terre, comme si quelqu’un vivant au milieu du fond de l’Océan se croyait logé à la surface de la mer et, voyant le soleil et les astres à travers l’eau, prenait la mer pour le ciel, mais, retenu par sa pesanteur et sa faiblesse, ne serait jamais parvenu en haut de la mer et n’aurait jamais vu, en émergeant et levant la tête vers le lieu que nous habitons, combien il est plus pur et plus beau que le sien et ne l’aurait jamais appris de quelqu’un qui l’aurait vu. C’est justement l’état où nous sommes nous-mêmes. Confinés dans un creux de la terre, nous croyons en habiter le haut, nous prenons l’air pour le ciel et nous croyons que c’est le véritable ciel où les astres se meuvent. C’est bien là notre état : notre faiblesse et notre lenteur nous empêchent de nous élever à la limite de l’air ; car si quelqu’un pouvait arriver en haut de l’air, ou s’y envoler sur des ailes, il serait comme les poissons de chez nous qui, en levant la tête hors de la mer, voient notre monde ; il pourrait lui aussi, en levant la tête, se donner le spectacle du monde supérieur ; et si la nature lui avait donné la force de soutenir cette contemplation, il reconnaîtrait que c’est là le véritable ciel, la vraie lumière et la véritable terre. Car notre terre à nous, les pierres et le lieu tout entier que nous habitons sont corrompus et rongés, comme les objets qui sont dans la mer le sont par la salure, et il ne pousse dans la mer rien qui vaille la peine d’être mentionné, et l’on n’y trouve pour ainsi dire rien de parfait ; ce ne sont que cavernes, sable, boue infinie et bourbiers là où il y a aussi de la terre, bref rien qui mérite en quoi que ce soit d’être comparé aux beautés de notre monde. Mais le monde d’en haut paraît l’emporter bien davantage encore sur le nôtre. Si je puis recourir au mythe pour vous décrire ce qu’est la terre placée sous le ciel, écoutez-moi, cela en vaut la peine.
— Oui, Socrate, dit Simmias, nous écouterons ton mythe avec plaisir.
LIX. — Pour commencer, camarade, reprit Socrate, on dit que cette terre-là, vue d’en haut, offre l’aspect d’un ballon à douze bandes de cuir ; elle est divisée en pièces de couleurs variées, dont les couleurs connues chez nous, celles qu’emploient les peintres, sont comme des échantillons. Mais, là-haut, toute la terre est diaprée de ces couleurs et de couleurs encore bien plus éclatantes et plus pures que les nôtres : telle partie de cette terre est pourprée et admirable de beauté, telle autre dorée, telle autre, qui est blanche, est plus brillante que le gypse et la neige, et il en est de même des autres couleurs dont elle est parée, et qui sont plus nombreuses et plus belles que celles que nous avons pu voir. Et en effet ces creux mêmes de la terre, étant remplis d’eau et d’air, ont une couleur particulière qui resplendit dans la variété des autres, en sorte que la terre se montre sous un aspect continuellement varié. A la qualité de cette terre répond celle de ses productions, arbres, fleurs et fruits. La même proportion s’observe dans les montagnes, dont les roches sont plus polies, plus transparentes et plus belles de couleur. Les petites pierres d’ici, tant prisées, les cornalines, les jaspes, les émeraudes et toutes les autres de même nature n’en sont que des parcelles ; mais, là-bas, toutes les pierres sont précieuses et encore plus belles. Et la cause en est que les pierres de ces régions sont pures et ne sont pas rongées ni gâtées comme les nôtres par la putréfaction et la salure dues aux sédiments qui sont déversés ici, et qui apportent aux pierres, au sol et aux animaux et aux plantes la laideur et les maladies. Quant à la terre elle-même, outre tous ces joyaux, elle est encore ornée d’or, d’argent et des autres métaux précieux. Ils sont exposés à la vue, considérables en nombre et en dimension, et répandus partout, en sorte que cette terre offre un spectacle fait pour des spectateurs bienheureux.
Elle porte beaucoup d’animaux et des hommes, dont les uns habitent le milieu des terres, les autres au bord de l’air, comme nous au bord de la mer, d’autres dans des îles entourés par l’air, près du continent. En un mot, l’air est pour eux ce que l’eau et la mer sont ici pour notre usage, et ce que l’air est pour nous, c’est l’éther qui l’est pour eux. Leurs saisons sont si bien tempérées qu’ils ne connaissent pas les maladies et vivent beaucoup plus longtemps que ceux d’ici. Pour la vue, l’ouïe, la sagesse et tous les attributs de ce genre, ils nous dépassent d’autant que l’air l’emporte en pureté sur l’eau, et l’éther sur l’air. Ils ont aussi des bois sacrés et des temples que les dieux habitent réellement, et des voix, des prophéties, des visions de dieux, et c’est ainsi qu’ils communiquent avec eux. Ils voient aussi le soleil, la lune et les astres tels qu’ils sont, et le reste de leur bonheur est en proportion de tous ces avantages.
LX. — Telle est la nature de la terre en son ensemble et des objets qui s’y trouvent. Quant aux régions enfermées dans ses cavités, disposées en cercle dans tout son pourtour, elles sont nombreuses et tantôt plus profondes et plus ouvertes que la région que nous habitons, tantôt plus profondes, mais avec une ouverture plus étroite que chez nous, parfois aussi moins profondes et plus larges que notre pays. Mais toutes ces régions communiquent entre elles en beaucoup d’endroits par des percées souterraines, tantôt plus étroites, tantôt plus larges, et par des conduits à travers lesquels une grosse quantité d’eau coule de l’une à l’autre, comme dans des bassins. Il y a aussi sous terre des fleuves intarissables d’une grandeur incroyable qui roulent des eaux chaudes et froides, beaucoup de feu et de grandes rivières de feu ; il y en a beaucoup aussi qui charrient une boue liquide, tantôt plus pure, tantôt plus épaisse, comme en Sicile les torrents de boue qui précèdent la lave et comme la lave elle-même. Les diverses régions se remplissent de ces eaux, selon que l’écoulement se fait vers l’une ou l’autre, chaque fois qu’il se produit. Toutes ces eaux se meuvent vers le haut et vers le bas, comme un balancier placé dans l’intérieur de la terre. Voici par quelle disposition naturelle se produit cette oscillation. Parmi les gouffres de la terre il en est un particulièrement grand qui traverse toute la terre de part en part. C’est celui dont parle Homère, quand il dit :
« Bien loin, dans l’abîme le plus profond qui soit sous la terre, » et que lui-même, à d’autres endroits, et beaucoup d’autres poètes ont appelé le Tartare. C’est en effet dans ce gouffre que se jettent tous les fleuves, et c’est de lui qu’ils sortent de nouveau, et chacun d’eux tient de la nature de la terre à travers laquelle il coule. Ce qui fait que tous les fleuves sortent de ce gouffre et y reviennent, c’est que leurs eaux ne trouvent là ni fond ni appui ; alors elles oscillent et ondulent vers le haut et le bas. L’air et le vent qui les enveloppe font de même ; car ils les accompagnent, soit lorsqu’elles se précipitent vers l’autre côté de la terre, soit de ce côté-ci, et de même que, lorsqu’on respire, le souffle ne cesse pas de courir, tantôt expiré, tantôt aspiré, ainsi aussi là-bas le souffle qui oscille avec l’eau produit des vents terribles et irrésistibles en entrant et en sortant. Quand l’eau se retire dans le lieu que nous appelons le bas, elle afflue à travers la terre dans les courants qui sont de ce côté-là et les remplit, à la façon d’un irrigateur ; lorsque au contraire elle abandonne ces lieux et se lance vers les nôtres, elle remplit à nouveau les courants de ce côté-ci. Une fois remplis, ils coulent par les canaux à travers la terre et se rendent chacun respectivement aux endroits où ils trouvent leur chemin frayé, pour y former des mers, des lacs, des fleuves et des sources. De là, pénétrant de nouveau sous la terre, et parcourant, les uns des régions plus vastes et plus nombreuses, les autres des espaces moins nombreux et moins grands, ils se jettent de nouveau dans le Tartare ; les uns s’y écoulent beaucoup plus bas que le point où ils ont été puisés, les autres à peu de distance au-dessous, mais tous plus bas qu’ils ne sont partis. Certains y rentrent à l’opposite du point d’où ils sont sortis, certains du même côté ; il y en a aussi qui ont un cours tout à fait circulaire et qui, après s’être enroulés une ou plusieurs fois autour de la terre, comme des serpents, descendent aussi bas que possible pour se rejeter dans le Tartare. Ils peuvent descendre dans l’une ou l’autre direction jusqu’au centre, mais pas au-delà, car de chaque côté du centre une pente escarpée s’oppose aux courants de l’un et l’autre hémisphère.
LXI. — Ces courants sont nombreux et considérables et il y en a de toutes sortes ; mais dans le nombre, on en distingue quatre dont le plus grand et le plus éloigné du centre est l’Océan, dont le cours encercle le globe. A l’opposite et en sens contraire de l’Océan coule l’Achéron, qui traverse des déserts et qui, coulant aussi sous terre, parvient au marais Crois-tu, où se rendent les âmes de la plupart des morts. Après y être resté un temps marqué par le destin, les unes plus longtemps, les autres moins, elles sont renvoyées pour renaître parmi les vivants. Un troisième fleuve sort entre ces deux-là et, tout près de sa source, se jette dans un lieu vaste, brûlé d’un feu violent ; il y forme un lac plus grand que notre mer, bouillonnant d’eau et de boue ; il sort de là par des méandres troubles et fangeux, s’enroule autour de la terre et gagne d’autres lieux jusqu’à ce qu’il arrive à l’extrémité du marais Achérousiade, mais sans se mêler à son eau ; enfin après avoir formé mainte spirale sous terre, il se jette dans le Tartare en un point plus bas que l’Achérousiade. C’est le fleuve qu’on nomme Pyriphlégéthon, dont les courants de lave lancent des éclats en divers points de la surface de la terre. En face de celui-ci, le quatrième fleuve débouche d’abord dans un lieu qu’on dit terrifiant et sauvage, qui est tout entier revêtu d’une coloration bleu sombre. On l’appelle Stygien et Styx le lac que forme le fleuve en s’y déversant. Après être tombé dans ce lac et avoir pris dans son eau des propriétés redoutables, il s’enfonce sous la terre et s’avance en spirales dans la direction contraire à celle du Pyriphlégéthon, qu’il rencontre du côté opposé dans le lac Achérousiade. Il ne mêle pas non plus son eau à aucune autre, et lui aussi, après un trajet circulaire, se jette dans le Tartare, à l’opposite du Pyriphlégéthon ; son nom, au dire des poètes, est Cocyte.



LXII. — Telle est la disposition de ces fleuves. Quand les morts sont arrivés à l’endroit où leur démon respectif les amène, ils sont d’abord jugés, aussi bien ceux qui ont mené une vie honnête et pieuse que ceux qui ont mal vécu. Ceux qui sont reconnus pour avoir tenu l’entre-deux dans leur conduite, se dirigent vers l’Achéron, s’embarquent en des nacelles qui les attendent et les portent au marais Achérousiade. Ils y habitent et s’y purifient ; s’ils ont commis des injustices, ils en portent la peine et sont absous ; s’ils ont fait de bonnes actions, ils en obtiennent la récompense, chacun suivant son mérite. Ceux qui sont regardés comme incurables à cause de l’énormité de leurs crimes, qui ont commis de nombreux et graves sacrilèges, de nombreux homicides contre la justice et la loi, ou tout autre forfait du même genre, à ceux-là leur lot c’est d’être précipités dans le Tartare, d’où ils ne sortent jamais. Ceux qui sont reconnus pour avoir commis des fautes expiables, quoique grandes, par exemple ceux qui, dans un accès de colère, se sont livrés à des voies de fait contre leur père ou leur mère et qui ont passé le reste de leur vie dans le repentir, ou qui ont commis un meurtre dans des conditions similaires, ceux-là doivent nécessairement être précipités dans le Tartare ; mais lorsque après y être tombés, ils y ont passé un an, le flot les rejette, les meurtriers dans le Cocyte, ceux qui ont porté la main sur leur père ou leur mère dans le Pyriphlégéthon. Quand le courant les a portés au bord du marais Achérousiade, ils appellent à grands cris, les uns ceux qu’ils ont tués, les autres ceux qu’ils ont violentés, puis ils les supplient et les conjurent de leur permettre de déboucher dans le marais et de les recevoir. S’ils les fléchissent, ils y entrent et voient la fin de leurs maux, sinon, ils sont de nouveau emportés dans le Tartare, et de là dans les fleuves, et leur punition continue jusqu’à ce qu’ils aient fléchi ceux qu’ils ont maltraités ; car telle est la peine qui leur a été infligée par les juges. Enfin ceux qui se sont distingués par la sainteté de leur vie et qui sont reconnus pour tels, ceux-là sont exemptés de ces séjours souterrains et délivrés de cet emprisonnement ; ils montent dans une demeure pure et habitent sur la terre. Et parmi ceux-là mêmes, ceux qui se sont entièrement purifiés par la philosophie vivent à l’avenir absolument sans corps et vont dans des demeures encore plus belles que les autres. Mais il n’est pas facile de les décrire et le temps qui me reste à cette heure n’y suffirait pas.
Ce que je viens d’exposer, Simmias, nous oblige à tout faire pour acquérir la vertu et la sagesse pendant cette vie ; car le prix est beau et l’espérance est grande.
LXIII. — Soutenir que ces choses-là sont comme je les ai décrites ne convient pas à un homme sensé ; cependant, qu’il en soit ainsi ou à peu près ainsi en ce qui concerne nos âmes et leurs habitacles, il me paraît, puisque nous avons reconnu que l’âme est immortelle, qu’il n’est pas outrecuidant de le soutenir, et, quand on le croit, que cela vaut la peine d’en courir le risque, car le risque est beau ; et il faut se répéter cela à soi-même, comme des paroles magiques. Voilà pourquoi j’ai insisté si longtemps sur ce mythe. Ces raisons doivent rassurer sur son âme l’homme qui pendant sa vie a rejeté les plaisirs et les ornements du corps, parce qu’il les jugeait étrangers à lui-même et plus propres à faire du mal que du bien, et qui s’est adonné aux plaisirs de la science, et qui, après avoir orné son âme, non d’une parure étrangère, mais de celle qui lui est propre, j’entends la tempérance, la justice, le courage, la liberté, la vérité, attend en cet état son départ pour l’Hadès, prêt à partir quand le destin l’appellera. Vous, Simmias et Cébès, et les autres, ajouta-t-il, vous ferez plus tard ce voyage, chacun à votre tour et à votre temps ; pour moi, c’est en cet instant que la destinée m’appelle, comme dirait un héros de tragédie. C’est en effet à peu près l’heure pour moi d’aller au bain ; car je crois qu’il vaut mieux prendre le bain avant de boire le poison et épargner aux femmes la peine de laver un cadavre. »

LXIV. — Quand Socrate eut fini de parler, Criton dit : « C’est bien ; mais quelle recommandation nous fais-tu, aux autres et à moi, au sujet de tes enfants ou de toute autre chose, et que pourrions-nous faire de mieux pour te rendre service ?
— Rien de neuf, Criton, repartit Socrate, mais ce que je vous répète sans cesse : ayez soin de vous-mêmes et, quoi que vous fassiez, vous me rendrez service, à moi, aux miens et à vous-mêmes, alors même que vous n’en conviendriez pas sur le moment ; mais si vous vous négligez vous-mêmes et si vous ne voulez pas vous conduire en suivant comme à la trace ce que je viens de dire et ce que je vous ai dit précédemment, vous aurez beau prodiguer aujourd’hui les plus solennelles promesses, vous n’en serez pas plus avancés.
— Nous mettrons donc tout notre zèle, dit Criton, à suivre ton conseil. Mais comment devons-nous t’ensevelir ?
— Comme vous voudrez, dit-il, si toutefois vous pouvez me saisir et que je ne vous échappe pas. »
Puis, souriant doucement et tournant en même temps les yeux vers nous, il ajouta : « Je n’arrive pas, mes amis, à persuader à Criton que je suis le Socrate qui s’entretient en ce moment avec vous et qui ordonne chacun de ses arguments. Il s’imagine que je suis celui qu’il verra mort tout à l’heure, et il demande comment il devra m’ensevelir. Tout ce long discours que j’ai fait tout à l’heure pour prouver que, quand j’aurai bu le poison, je ne resterai plus près de vous, mais que je m’en irai vers les félicités des bienheureux, il le regarde, je crois, comme un parlage destiné à vous consoler et à me consoler moi-même. Soyez donc mes cautions auprès de Criton, ajouta-t-il ; donnez-lui la garantie contraire à celle qu’il a donnée à mes juges. Il s’est porté garant que je resterais ; vous, au contraire, garantissez-lui que je ne resterai pas, quand je serai mort, mais que je m’en irai d’ici, afin qu’il prenne les choses plus doucement et qu’en voyant brûler ou enterrer mon corps, il ne s’afflige pas pour moi, comme si je souffrais des maux effroyables, et qu’il n’aille pas dire à mes funérailles qu’il expose, qu’il emporte ou qu’il enterre Socrate. Sache bien en effet, excellent Criton, lui dit-il, qu’un langage impropre n’est pas seulement défectueux en soi, mais qu’il fait encore du mal aux âmes. Aie donc confiance et dis que c’est mon corps que tu ensevelis, et ensevelis-le comme il te plaira et de la manière qui te paraîtra la plus conforme à l’usage. »

LXV. — Quand il eut dit cela, il se leva et passa dans une autre pièce pour prendre son bain. Criton le suivit ; quant à nous, Socrate nous pria de l’attendre. Nous l’attendîmes donc, tantôt en nous entretenant de ce qu’il avait dit et le soumettant à un nouvel examen, tantôt en parlant du grand malheur qui nous frappait. Nous nous sentions véritablement privés d’un père et réduits à vivre désormais comme des orphelins. Quand il eut pris son bain, on lui amena ses enfants — il avait deux fils encore petits et un grand — et ses parentes arrivèrent aussi. Il s’entretint avec elles en présence de Criton, leur fit ses recommandations, puis il dit aux femmes et à ses enfants de se retirer et lui-même revint nous trouver. Le soleil était près de son coucher ; car Socrate était resté longtemps à l’intérieur. Après cela l’entretien se borna à quelques paroles ; car le serviteur des Onze se présenta et s’approchant de lui : « Socrate, dit-il, je ne me plaindrai pas de toi comme des autres, qui se fâchent contre moi et me maudissent, quand, sur l’injonction des magistrats, je viens leur dire de boire le poison. Pour toi, j’ai eu mainte occasion, depuis que tu es ici, de reconnaître en toi l’homme le plus généreux, le plus doux et le meilleur qui soit jamais entré dans cette maison, et maintenant encore je suis sûr que tu n’es pas fâché contre moi, mais contre les auteurs de ta condamnation, que tu connais bien. A présent donc, car tu sais ce que je suis venu t’annoncer, adieu ; tâche de supporter le plus aisément possible ce qui est inévitable. » Et en même temps il se retourna, fondant en larmes, pour se retirer. Alors Socrate levant les yeux vers lui : « Adieu à toi aussi, dit-il ; je ferai ce que tu dis. » Puis s’adressant à nous, il ajouta : « Quelle honnêteté dans cet homme ! Durant tout le temps que j’ai été ici, il est venu me voir et causer de temps à autre avec moi. C’était le meilleur des hommes, et maintenant encore avec quelle générosité il me pleure ! Mais allons, Criton, obéissons-lui ; qu’on m’apporte le poison, s’il est broyé, sinon qu’on le broie. »
Criton lui répondit : « Mais je crois, Socrate, que le soleil est encore sur les montagnes et qu’il n’est pas encore couché. D’ailleurs je sais que bien d’autres ne boivent le poison que longtemps après que l’ordre leur en a été donné, après avoir dîné et bu copieusement, que quelques-uns même ont joui des faveurs de ceux qu’ils aimaient. Ne te presse donc pas ; tu as encore du temps.
— Il est naturel, repartit Socrate, que les gens dont tu parles se conduisent ainsi, car ils croient que c’est autant de gagné. Quant à moi, il est naturel aussi que je n’en fasse rien ; car je n’ai, je crois, rien à gagner à boire un peu plus tard : je ne ferais que me rendre ridicule à mes propres yeux en m’accrochant à la vie et en épargnant une chose que je n’ai déjà plus. Mais allons, dit-il, écoute-moi et ne me contrarie pas. »
LXVI. — A ces mots, Criton fit signe à son, esclave, qui se tenait près de lui. L’esclave sortit et, après être resté un bon moment, rentra avec celui qui devait donner le poison, qu’il portait tout broyé dans une coupe. En voyant cet homme, Socrate dit : « Eh bien, mon brave, comme tu es au courant de ces choses, dis-moi ce que j’ai à faire. — Pas autre chose, répondit-il, que de te promener, quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes s’alourdir, et alors de te coucher ; le poison agira ainsi de lui-même. » En même temps il lui tendit la coupe. Socrate la prit avec une sérénité parfaite, Échécrate, sans trembler, sans changer de couleur ni de visage ; mais regardant l’homme en dessous de ce regard de taureau qui lui était habituel : « Que dirais-tu, demanda-t-il, si je versais un peu de ce breuvage en libation à quelque dieu ? Est-ce permis ou non ? — Nous n’en broyons, Socrate, dit l’homme, que juste ce qu’il en faut boire. — J’entends, dit-il. Mais on peut du moins et l’on doit même prier les dieux pour qu’ils favorisent le passage de ce monde à l’autre ; c’est ce que je leur demande moi-même et puissent-ils m’exaucer ! » Tout en disant cela, il portait la coupe à ses lèvres, et il la vida jusqu’à la dernière goutte avec une aisance et un calme parfaits.
Jusque-là nous avions eu presque tous assez de force pour retenir nos larmes ; mais en le voyant boire, et quand il eut bu, nous n’en fûmes plus les maîtres. Moi-même, j’eus beau me contraindre ; mes larmes s’échappèrent à flots ; alors je me voilai la tête et je pleurai sur moi-même ; car ce n’était pas son malheur, mais le mien que je déplorais, en songeant de quel ami j’étais privé. Avant moi déjà, Criton n’avait pu contenir ses larmes et il s’était levé de sa place. Pour Apollodore, qui déjà auparavant n’avait pas un instant cessé de pleurer, il se mit alors à hurler et ses pleurs et ses plaintes fendirent le coeur à tous les assistants, excepté Socrate lui-même. « Que faites-vous là, s’écria-t-il, étranges amis ? Si j’ai renvoyé les femmes, c’était surtout pour éviter ces lamentations déplacées ; car j’ai toujours entendu dire qu’il fallait mourir sur des paroles de bon augure. Soyez donc calmes et fermes. » En entendant ces reproches, nous rougîmes et nous retînmes de pleurer.
Quant à lui, après avoir marché, il dit que ses jambes s’alourdissaient et il se coucha sur le dos, comme l’homme le lui avait recommandé. Celui qui lui avait donné le poison, le tâtant de la main, examinait de temps à autre ses pieds et ses jambes ; ensuite, lui ayant fortement pincé le pied, il lui demanda s’il sentait quelque chose. Socrate répondit que non. Il lui pinça ensuite le bas des jambes et, portant les mains plus haut, il nous faisait voir ainsi que le corps se glaçait et se raidissait. Et le touchant encore, il déclara que, quand le froid aurait gagné le coeur, Socrate s’en irait. Déjà la région du bas-ventre était à peu prés refroidie, lorsque, levant son voile, car il s’était voilé la tête, Socrate dit, et ce fut sa dernière parole : « Criton, nous devons un coq à Asclépios ; payez-le, ne l’oubliez pas. — Oui, ce sera fait, dit Criton, mais vois si tu as quelque autre chose à nous dire. » A cette question il ne répondit plus ; mais quelques instants après il eut un sursaut. L’homme le découvrit : il avait les yeux fixes. En voyant cela, Criton lui ferma la bouche et les yeux.
LXVII. — Telle fut la fin de notre ami, Échécrate, d’un homme qui, nous pouvons le dire, fut, parmi les hommes de ce temps que nous avons connus, le meilleur et aussi le plus sage et le plus juste.