RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE 

ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE PLATON

PLATON

République

LIVRE 1

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

texte grec

Oeuvres de Platon

Victor Cousin

autre traduction

Lois 12 tome VIII - tome IX République 2

 

 

Pour avoir le texte grec d'une page, cliquer sur le numéro de page (entre [].)

 





LIVRE CINQUIÈME,



l'athj^niejv.
Prêtez de nouveau l'oreille, vous tous qui avez entendu ce que j'ai dit au sujet des Dieux et de ceux dont nous tenons le jour. L'ame est , après les Dieux, ce que l'homme a de plus divin, et ce qui le touche de phis près. H y a deux par-
ties en nous : l'une , plus puissante et plus ex-
cellente , destinée à commander; l'autre, infé^
rieure et moins bonne, à laquelle il convient
d'obéir; or d faut honorer en nous ce qui a
droit de commander de préférence à ce qui doit
obéir. Ainsi j'ai raison d'ordonner que notre
ame ait la première place dans notre estime
après les Dieux et les êtres qui les suivent en
dignité. On croit rendre à cette âme tout l'hon-
neur qu'elle mérite; mais, dans le vrai, presque
personne ne le fait. Car l'honneur est un bien
divin, et rien de ce qui est mauvais n'est digne
qu'on l'honore. Par conséquent quiconque croit
relever son âme par des connaissances, de la ri-
chesse ou du pouvoir, et ne travaille pas à aug-



LIVRE IV. ;^55

mériter en elle la vertu , s'imagine qu'il l'honore,
mais il n'en est rien. Ainsi dès l'enfance tout
homme se persuade qu'il est en état de tout
connaître; il croit que les louanges qu'il prodi-
gue à son âme sont autant d'honneurs qu'il lui
rend , et il s'empresse de lui accorder la liberté
de faire tout ce qu'il lui plaît. Nous disons au
contraire que c'est nuire à son âme au lieu de
l'honorer, elle qui mérite, comme nous l'avons
dit , le premier rang après les Dieux. C'est une
illusion de croire honorer son âme en rejetant
toujours sur les autres ses fautes et la plupart
de ses défauts , même les plus considérables , et
en se croyant absolument innocent; loin de là,
on lui fait par là un très-grand mal. On ne l'ho-
nore point encore , lorsque, malgré les leçons et
les insinuations du législateur, on s'abandonne
aux plaisirs; mais plutôt on la déshonore, en la
remplissant de maux et de remords. On la dé-
grade aussi, loin de l'honorer, lorsqu'au lieu de
soutenir avec courage les fatigues, les douleurs
et les chagrins que la loi recommande de braver,
on y cède par lâcheté. On ne l'honore point
davantage , lorsqu'on se persuade que la vie
est le souverain bien; au contraire on la dés-
honore par là ; car quand l'ame regarde tout ce
qui se passe dans l'autre monde comme un mal.



256 LES LOIS.

on succombe à cette idée funeste; on n'a pas
le courage d'y résister, de raisonner avec soi-
même et de se convaincre qu'on ignore si le^ I
Dieux qui régnent dans ces régions invisibles
ne nous y gardent pas les biens les plus précieux
pour nous. C'est encore déshonorer Tame de la
manière la plus réelle et la plus complète, que de
préférer la beauté à la vertu; car cette pré-
férence donne au corps l'avantage sur l'ame;
ce qui est contre toute raison , puisque rien de
terrestre ne doit l'emporter sur ce qui vient du
ciel; et quiconque a une autre idée de son âme,
ignore combien est excellent le bien, qu'il né-
glige. On n'honore point non plus son âme par
des présens, lorsqu'on désire d'amasser des ri- ^
chesses par des voies peu honnêtes, et qu'on
n'est pas indigné contre soi-même de les avoir 1
acquises ainsi ; il s'en faut de beaucoup qu'on |
l'honore de cette manière, puisque c'est vendre
pour un peu d'or ce qui donne à l'ame sa di- i
gnité et son prix; en effet tout l'or qui est sur '
la terre et dans son sein ne mérite pas d'être
mis en balance avec ia vertu *. En un mot, qui- J
conque ne s'abstient point, autant qu'il dépend |
de lui , des choses que le législateur défend

* Allusion à l'Iliade, IX, /|Oi.



LIVRE V. 257

comme honteuses et mauvaises, et ne s'attache
pas au contraire de tout son pouvoir à celles qui
lui sont proposées comme belles et bonnes , ne
voit pas qu'en tout cela il traite son âme , cet être
tout-à-fait divin , de la manière la plus ignomi-
nieuse et la plus outrageante. Presque personne
ne fait attention à la plus grande peine du
crime : c'est la ressemblance avec les méchans ,
et laversion que cette ressemblance nous in-
spire pour les gens de bien et les discours ver-
tueux, nous faisant rompre tout commerce avec
eux et rechercher la compagnie de nos sem-
blables, jusqu'à nous coller à eux en quelque
sorte : et lorsqu'on en est venu là, c'est une né-
cessité qu'on fasse et qu'on souffre ce qu'il est
naturel que les méchans fassent et disent entre
eux. Ce n'est point là la peine véritable ; car tout
ce qui est juste est beau, et la peine qui fait
partie de la justice est belle aussi ; c'est la ven-
geance qui suit l'injustice. L'éprouver et ne l'é-
prouver pas est également malheureux ; car dans
I un cas on est privé du seul remède qui puisse
nous guérir ; dans un autre, pour servir d'exem-
ple salutaire , on périt. Ce qui nous honore
véritablement, c'est d'embrasser ce qui est bien,
et de perfectionner ce qui ne l'est pas, mais
peut le devenir. Or il n'est rien dans l'homme
7. 17



258 LES LOIS.

qui ait naturellement plus de disposition que
l'ame à fuir le mal et à poursuivre le souverain
bien, et lorsqu'elle Ta atteint, à s'y attacher
pour toujours. C'est aussi pour cette raison
que je lui ai donné le second rang dans notre
estime. Quiconque voudra un peu réfléchir, trou-
vera que dans l'ordre naturel le corps mérite
la troisième place. Mais il faut examiner quels
sont ici les vrais honneurs et les discerner d'avec
les faux. Ce discernement appartient au législa-
teur, et voici, ce me semble, ce qu'il nous dé-
clare à ce sujet. Ce n'est ni la beauté, ni la force,
ni la vitesse, ni la taille avantageuse, ni même ,
comme la plupart pourraient se l'imaginer, la
santé, qui font le mérite du corps, non plus
assurément que les qualités contraires ; un juste
milieu entre toutes ces qualités opposées est bien
plus sûr , et plus propre à nous inspirer la mo-
dération : car les premières remplissent l'ame
d'enflure et de présomption ; et les secondes y
font naître des senti mens bas et serviles. De même
l'argent et les autres biens de fortune ne sont es-
timables que dans la même mesure. Les richesses
excessives sont pour les États et les particuliers
une source de séditions et d'inimitiés : l'extrémité
opposée conduit d'ordinaire à l'esclavage. Que
personne donc n'accumule des trésors en vue de



LIVRE V. 259

ses enfans , pour leur laisser après soi un riche
héritage : ce n'est ni leur avantage ni celui de
l'État. Une fortune médiocre qui n'expose pas
leur jeunesse à la flatterie, sans les laisser man-
quer du nécessaire , est ce qu'il y a de meilleur
et de plus convenable; car l'accord et l'harmo-
nie qu'elle met dans toute la vie en bannissent
le chagrin. Ce n'est point des monceaux d'or,
mais un grand fond de pudeur qu'il faut lais-
ser à ses enfans. On croit leur inspirer cette
vertu en les reprenant lorsqu'ils la blessent
dans leur conduite; mais cet avis qu'on leur
donne aujourd'hui, que la modestie sied bien à
un jeune homme en toutes rencontres , n'est pas
ce qu'il y a de plus efficace. Le sage législateur
s'y prendra tout autrement : il exhortera ceux
qui sont arrivés à l'âge mûr à respecter les jeu-
nes gens 5 et à être continuellement sur leurs
gardes pour ne rien dire et ne rien faire d'in-
décent en leur présence , parce que c'est une né-
cessité que la jeunesse apprenne à ne rougir de
rien lorsque la vieillesse lui en donne l'exem-
ple. La véritable éducation et de la jeunesse et
de tous les âges de la vie ne consiste point à
reprendre , mais à faire constamment ce qu'on
dirait aux autres en les reprenant. Celui qui
honore et respecte sa parenté et tous ceux qui ,



26o LES LOIS,

sortant du même sang que lui , participenl de
la protection des mêmes dieux pénates, celui-là
a lieu d*espérer que les dieux qui président à
la génération lui seront propices dans la procréa-
tion de ses enfans. A l'égard des amitiés et des
liaisons dans le commerce de la vie , la vraie
manière de se faire des amis est de relever et
d'estimer les services qu'on reçoit des autres plus
qu'ils ne les estiment eux-mêmes , et de rabais-
ser les services qu'on leur rend au-dessous du
prix qu*ils y mettent. Le plus grand citoyen est
celui qui pféfère à la victoire aux jeux olympi-
ques , ou aux autres combats guerriers ou paci-
fiques , l'honneur d'obéir aux lois de son pays,
et de s'en montrer pendant toute sa vie le plus
zélé serviteur. Soyons bien convaincus que rien
n'est plus sacré que les engagemens de l'hospi-
talité ; tout ce qui appartient aux étrangers est
sous la protection d'un dieu qi>i vengera plus
sévèrement les fautes commises envers eux
qu'envers un concitoyen ; car l'étranger étant
sans parens et sans amis , intéresse davantage les
hommes et les Dieux ; plus donc on a de pou-
voir pour le venger, plus on le fait avec ardeur.
Or ce pouvoir a été spécialement confié aux
démons et aux dieux préposés à la garde de
chaque homme , et qui marchent à la suite de



LIVRE V. 261

Jupiter Hospitalier. C'est pourquoi, pour peu
qu'on soit attentif à ses propres intérêts, on ne
négligera riçn pour arriver au terme de la vie
sans avoir à se reprocher aucune faute envers
des étrangers. Mais de tous les manquemens
dont on peut se rendre coupable, tant à l'égard
des étrangers que des concitoyens , le plus grand
est celui qui concerne les supplians; car le même
dieu que le suppliant a pris à témoin des pro-
messes qu'on lui a faites , veille particulièrement
sur les outrages qu'il peut recevoir, et pas un
d'eux ne reste impuni.

Nous avons parlé dç ce qu'on doit à ses parens,
à soi-même , à sa patrie , à ses amis , à ses proches,
à ses concitoyens et aux étrangers. Passons main-
tenant à d'autres devoirs qui embellissent la vie
et ne tombent pas sous l'empire de la loi , mais
que l'opinion doit recommander pour rendre
plus facile l'observation des lois. C'est là ce qui
doit à présent nous occuper. La vérité est pour
les Dieux comme pour les hommes le premier de
tous les biens. Celui qui veut être heureux ne
saurait s'attacher trop tôt à elle , afin de passer
avec elle le plus long temps qu'il pourra : car
l'homme vrai inspire la confiance ; celui à qui
le mensonge volontaire plaît, est indigne de con-
fiance ; et celui qui ipent involontairement est un



262 LES LOIS.

insensé. Ni l'un ni l'autre de ces caractères ne
doit faire envie , parce que le fourbe et l'ignorant
n'ont point d'amis ; le temps les fait connaître
pour ce qu'ils sont; ils se préparent pour la
mauvaise saison de la vie, vers la fin de leurs
jours, une solitude affreuse : soit que leurs en-
fans et les personnes qui leur sont chères vivent
ou non, on peut les regarder comme abandon-
nés de tout le monde. Celui qui ne commet au-
cune injustice mérite qu'on l'honore; mais celui
qui ne souffre pas même que les autres soient
injustes, mérite deux fois autant et plus d'hon-
neur que le premier ; l'un n'est juste que pour
lui-même, l'autre l'est pour beaucoup d'autres,
pour tous ceux dont il révèle l'injustice aux
magistrats. A l'égard de celui qui se joint aux
magistrats pour châtier de tout son pouvoir les
méchans, je veux qu'on le tienne dans la cité
pour un grand citoyen et un modèle accompli
de vertu. Ce que je dis de la justice doit s'en-
tendre aussi de la tempérance, de la prudence et
des autres vertus qu'on peut non - seulement
posséder pour soi-même, mais encore inspirer
aux autres. Les plus grands honneurs seront
donc pour celui qui fera germer ces vertus dans
le cœur de ses concitoyens. On mettra au second
rang cehii qui , ayant la même volonté, n'aura



LIVRE V. 263

pas les mêmes talens pour réussir. Quant à
l'envieux qui refuserait de communiquer aux
autres, par amitié, les avantages qu'il possède, on
n'aura pour lui que du mépris, en prenant garde
cependant de passer du mépris de sa personne
à celui du bien qui est en lui , et en faisant au
contraire tous ses efforts pour l'acquérir. Qu'il
y ait entre tous les citoyens un combat de
vertu , mais sans jalousie. Celui qui s'efforce
de surpasser les autres sans les entraver par la
calomnie, augmente la prospérité de l'Etat; au
contraire, l'envieux qui compte moins sur ses
efforts que sur les obstacles qu'il oppose à ceux
de ses concurrens , a lui-même moins d'ardeur
et décourage les autres par les injustes censures
dont il les environne ; et privant ainsi l'État de
la noble ambition de la vertu , ravale autant
qu'il est en lui l'honneur de sa patrie. Il faut
savoir réunir beaucoup de douceur à une grande
force d'ame. Lorsque les vices des autres sont
montés à un tel excès qu'il est très-difficile
ou même impossible de les guérir , le seul
parti qui reste à prendre pour s'en garantir,
c'est d'en triompher en combattant et en re-
poussant leurs attaques , et de les punir avec
une sévérité inflexible ; or il est impossible
qu'une âme vienne à bout d'une telle entreprise



(



264 LES LOIS,

sans un mâle courage. Mais pour ceux dont les
vices ne sont pas sans remède , il faut savoir
avant tout qu'aucun homme injuste ne l'est vo-
lontairement ; car personne ne consent à loger
chez soi les plus grands maux qui soient au
monde, bien moins encore dans la partie la
plus précieuse de lui - même ; et l'ame est ,
comme nous avons dit , ce qu'il y a véritable-
ment en nous de plus précieux; personne ne
peut donc volontairement y recevoir le plus
grand des maux et passer toute sa vie avec un
si mauvais hôte. Ainsi le méchant, et quiconque
a l'ame malade, est digne de pitié : mais il faut
surtout réserver cette pitié pour celui dont les
maux laissent quelque espoir de guérison; il J
faut à son égard réprimer sa colère, et ne point ^
se laisser aller à des emportemens et d'aigres
réprimandes qui ne conviennent qu'à une femme.
Si l'on doit donner libre carrière à son indigna-
tion, ce n'est que contre les méchans entiè-
rement livrés au vice et incapables d'amen-
dement. Voilà ce qui nous a fait dire que le
caractère de l'homme de bien devait être mêlé
de force et de douceur. Le plus grand mal de
l'homme est un défaut qu'on apporte en nais-
sant, que tout le monde se pardonne, et dont
par conséquent personne ne travaille à se dé-



I LIVRE V. 265

* faire: c'est ce qu'on appelle l'amour-propre ;
amour, dit-on, qui est naturel, légitime et
même nécessaire. Mais il n'en est pas moins
vrai que, lorsqu'il est excessif, il est la cause
ordinaire de toutes nos erreurs. Car l'amant
s'aveugle sur ce qu'il aime; il juge mal de ce
qui est juste, bon et beau , quand il croit de-
voir toujours préférer ses intérêts à ceux de
la vérité. Quiconque veut d evenir un grand
homme ne doit pas s'aimer lui-même et ce qui
tient à lui ; il ne doit aimer que le bien , soit en
lui-même, soit dans les autres. C'est encore par
cette illusion que tant de gens prennent leur
ignorance pour du savoir: on se persuade qu'on
sait tout, quoiqu'on ne sache pour ainsi dire
rien; on refuse de remettre aux soins d'autrui ce
qu'on ignore, et on tombe dans sa conduite en
mille fautes inévitables. Il est donc du devoir de
tout homme d'être en garde contre cet amour
désordonné de soi-même , et de ne pas rougir de
s'attachera ceux qui valent mieux que soi.

Il est encore dautres préceptes de moindre
conséquence, souvent répétés, également utiles
et dont il est bon de renouveler le souvenir ,
afin qu'à mesure qu'un discours s'écoule, un
autre prenne sa place, car la mémoire est la
source où se renouvelle sans cesse la sagesse.
7- ' '7*



266 LES LOIS.

Disons donc qu'il faut s'abstenir de tout excès
dans les ris et dans les larmes; que tous les ci-
toyens doivent s'avertir mutuellement de ren-*
fermer leurs transports de joie ou de chagrin, de
faire toujours bonne contenance, et dans les suc-
cès, quand notre bon démon l'emporte, et aussi
dans les revers , quand les démons contraire*
opposent à nos entreprises comme des monta-
gnes insurmontables; enfin de conserver la
ferme confiance que les Dieux leur accorderont
ce qu'ils ne manquent jamais d'accorder aux gens
de bien , l'adoucissement des maux qui les affli-
gent, le changement de leur condition présente
en une meilleure, tandis qu'au contraire les
biens qu'ils possèdent , loin d'être passagers ,
leur sont assurés à jamais. C'est en de telles es-
pérances et ressouvenances qu'il faut passer sa
vie , se les rappelant distinctement à soi-même
et aux autres en toute occasion, dans les mo-
mens sérieux comme dans ceux d'amusement.

Tel est l'idéal de perfection que l'homme doit
se proposer d'atteindre. Mais ces maximes sont
moins humaines que divines; il faut pourtant
parler un langage humain, puisque nous avons
affaire à des hommes, et non à des dieux. Le
plaisir, la peine, le désir, voilà presque toute j
l'humanité : ce sont là les ressorts auxquels est



LIYRE V. 267

suspendu tout animal mortel, et qui déter-
minent tous ses grands mouvemens. Ainsi lors-
qu'il s'agit de faire l'éloge de la vertu , il ne suf-
fit pas de montrer qu'elle est en soi ce qu'il y a
de plus honorable ; il faut encore faire voir que ,
si on veut en goûter, et qu'on ne l'abandonne
point dès ses premiers ans comme un trans-
fuge , elle l'emporte sur tout le reste par l'en-
droit même qui nous tient le plus au cœur :
savoir, qu'elle procure plus de plaisirs et moins
de peines durant tout le cours de la vie ; ce qu'on
ne tardera point à éprouver d'une manière sen-
sible , si on en veut faire l'essai comme il con-
vient. Mais comment convient-il de le faire? Il
faut pour cela consulter la raison , et examiner
avec elle si ce que je vais dire est conforme ou
non à notre nature. Dans la comparaison des
divers états relativement au plaisir ou à la peine,
voici les règles qu'il faut suivre. Nous voulons
du plaisir; nous ne préférons ni ne voulons de
la douleur : pour ce qui est de l'état mitoyen ,
nous lui préférons le plaisir, et nous le préfé-
rons à la douleur. Nous voulons tout état où
il y a beaucoup de plaisir et peu de peine;
nous ne voulons point de celui où la peine
l'emporte sur le plaisir. Ponr l'élat où les plaisirs
et les peines se contrebalanceraient, il est dif-



a68 LES LOIS 1

ficile de décider si nous le voulons. Notre choix I
et notre volonté se déterminent ou demeurent
en suspens selon que les plaisirs et les peines
sont plus ou moins nombreux, plus ou moias
grands, plus ou moins vifs; eh un mot, selon
que l'équilibre subsiste entre eux ou non. Puis-
que tel est Tordre nécessaire des choses , il î
s'ensuit que dans tout état où les plaisirs et les
peines sont très-nombreux, très-grands, très-
vifs, si c'est le plaisir qui domine, nous vou-
lons cet état; si c'est la peine, nous ne le vou-
lons point: qu'au contraire dans tout état où les
plaisirs et les peines sont en petit nombre , faibles
et tranquilles , si les peines l'emportent, nous ne
le voulons point ; si les plaisirs ont le dessus ,
nous le voulons : enfin , que quand les plaisirs
et les peines se font équilibre, nous sommes
condamnés , comme nous le disions tout à
l'heure , à ne savoir que vouloir , notre volonté
ne se déterminant pour ou contre un parti
qu'autant que ce qui est l'objet de son amour ou
de son aversion y domine. A présent il faut faire
attention que tous les états possibles sont renfer-
més de toute nécessité dans les bornes que je viens
d'assigner ; et il ne s'agit que de voir pour lequel
on penche naturellement. Si quelqu'un s'avisait
de dire que ce qu'il souhaite est hors de ces linai- |



LIVRE V. 269

tes, il montrerait, en parlant ainsi, son ignorance
et son peu d'expérience touchant les divers états
de la vie. Mais parmi ces états divers, quel est
celui qu'il faut embrasser en connaissance de
cause et prendre pour soi-même comme la règle
de sa vie , avec la confiance d'avoir choisi le
parti le plus agréable et le plus cher, et en
même temps le plus honorable , de manière à
vivre aussi heureusement qu'un homme peut
se le promettre? Mettons -en quatre : un où
règne la tempérance, un second où règne la
raison, un troisième où règne le courage, un
quatrième qui a en partage la santé. A ces
états opposons- en quatre autres, où se trou-
vent la folie, la lâcheté, l'intempérance, les
maladies. Quiconque aura idée de la vie tem-
pérante , conviendra qu'elle est modérée en
tout, que ses plaisirs sont tranquilles et tranquil-
les ses peines , ses désirs modérés et ses amours
sans délire : qu'au contraire , dans la vie intem-
pérante, tout est excessif; que les plaisirs et les
peines y sont très-vifs, les désirs fougueux et
emportés, et les amours violens jusqu'à la fu-
reur : que , dans la première , les plaisirs l'em-
portent sur les peines , et dans la seconde les pei-
nes sur les plaisirs, soit pour la grandeur, soit
pour le nombre, soit pour la vivacité: qu'ainsi



270 LES LOIS.

la première , de sa nature , est nécessairement
plus agréable, la seconde plus fâcheuse, et que
celui qui veut être heureux ne peut volontai-
rement embrasser la vie déréglée. D'où il suit
évidemment , si ce que nous venons de dire est
vrai , que tout homme ne s'abandonne au dés-
ordre que malgré lui , et que c'est l'ignorance
ou la violence des passions , ou l'une et l'autre
à la fois, qui emportent la plupart des hommes
loin des règles que prescrit la tempérance. Il
en faut dire autant à l'égard de la santé et de
la maladie. Elles ont chacune leurs plaisirs et
leurs peines; mais dans la santé les plaisirs
surpassent les peines, et dans la maladie les
peines surpassent les plaisirs. Or ce qui déter-
mine noire choix , ce n'est pas le plus de peine;
au contraire , où il y en a moins , là nous jugeons
qu'est la vie la plus agréable. Ce qu'est la vie
tempérante vis-à-vis de celle de dérèglement, la
vie de l'homme éclairé et courageux Test relative-
ment à celle du lâche et du fou ; si elle a des
plaisirs et des peines moins vifs et moins nom-
breux que l'autre, elle l'emporte du côté du
plaisir, tandis que l'autre l'emporte du côté de la
peine. Par conséquent la vie du courageux vaut
mieux que celle du lâche, la vie de l'homme
éclairé mieux que celle de l'insensé , et nous



LIVRE V. 271

pouvons conclure que la vie qui a en partage la
tempérance , le courage , la sagesse , la santé , est
plus agréable que celle où se trouvent Tintem-
pérance, la lâcheté, la folie et la maladie. Et,
pour parler généralement, la vie qui participe
aux bonnes qualités de l'ame ou du corps est
préférable, pour l'agrément, à celle qui tient
aux mauvaises dispositions de l'un ou de l'autre,
sans compter qu'elle a encore l'avantage du côté
de la beauté, de l'honnêteté, de la vertu et de
la gloire. Ainsi elle procure à celui qui l'em-
brasse plus de bonheur à tous égards que ne
fait la vie opposée. Bornons ici le prélude gé-
néral de nos lois.

Après le prélude , il est nécessaire que la loi
suive, ou, pour parler plus juste, le dessin et
l'esquisse de la loi. Comme donc, en toute es-
pèce de tissu , il ne se peut faire que le fil de la
trame et celui de la chaîne soient de même na-
ture, et que le fil de la chaîne est plus fort et
plus ferme , l'autre plus souple et plus propre à
céder jusqu'à un certain point , c'est aussi de
cette manière qu'il faut distinguer en politique
ceux qu'on doit élever aux premières charges ,
et ceux dont la conduite habituelle n'atteste
qu'une éducation médiocre. Il y a en effet , dans
tout gouvernement, deux choses fondamentales ;



m

272 LES LOIS.

Tune est l'établissement des magistratures; l'au-
tre , les lois selon lesquelles les magistrats doi-
vent gouverner.

Mais , avant d'en venir à ces deux poipts , il est
à propos de faire l'observation suivante. Aucun
berger, aucun pâtre, aucun homme qui élève
des chevaux ou autres animaux semblables , ne
consentira jamais à en prendre soin, qu'aupara-
vant il n'ait épuré chacun de ses troupeaux de la
manière convenable. Il commencera donc par sé-
parer les bétes saines et vigoureuses de celles qui
sont faibles et malades; et, reléguant celles-ci
parmi d'autres troupeaux , il donnera ses soins
aux autres , persuadé qu'à moins de cela la peine
qu'on prendrait pour cultiver des corps ou des
âmes mal constituées ou gâtées par une mau-
vaise éducation , serait vaine et superflue, et que
la partie malade ou vicieuse ne tarderait point à
corrompre la partie saine et entière , si on n'u-
sait de cette précaution. La chose est moins im-
portante à l'égard des animaux , et elle mérite
au plus que nous en parlions ici par manière
d'exemple ; mais lorsqu'il s'agit des hommes ,
le législateur ne saurait apporter trop d'atten-
tion à rechercher et à bien expliquer ce qui con-
cerne la manière d'épurer un État, et les autres
fonctions de son emploi. Voici ce qu'on peut



m-

LIVRE V. 273

dire à ce sujet. Parmi un grand nombre de
moyens d'opérer celte purification , les uns sont
plus doux, les autres plus violens. Le législateur
peut faire usage de ces derniers, qui sont les plus
efficaces, lorsqu'il est en même temps maître
absolu dans l'état. Mais s'il établit un nouveau
gouvernement et de nouvelles lois sans avoir
l'autorité suprême , ce sera beaucoup pour lui ,
si un traitement plus doux suffit. En politique
comme en médecine , les meilleurs remèdes sont
les plus douloureux. On y corrige les désordres
suivant les règles de la plus sévère justice , et le
châtiment se termine souvent à la mort ou à
l'exil. C'est ainsi qu'on a coutume de se défaire
des grands criminels qu'aucun autre remède n'a
pu guérir , et qui sont très-nuisibles au bien
public. La cure plus douce se pratique de cette
manière. On congédie avec les plus grandes dé-
monstrations de bienveillance ceux que l'indi-
gence réduirait à suivre des chefs qui s'offriraient
à eux, et qui, n'ayant rien, voudraient bien
s emparer des biens de ceux qui ont quelque
chose; on s'en défait, dis-je, comme d'une plaie
de l'état, en couvrant ce renvoi du prétexte
honnête de fonder ailleurs une colonie. C'est par
là que doit, d'une manière ou d'une autre, com-
mencer quiconque a entrepris de donner des lois à
7. 18



^74 LES LOIS,

un État. Mais le cas où nous nous trouvons a
quelque chose de plus embarrassant. Nous ne
pouvons envoyer nulle part de colonie , ni faire
aucun triage , aucun choix de citoyens. Ceux qui «j
doivent peupler notre nouvelle ville peuvent se
comparer à différens ruisseaux formés , les uns
par des sources , les autres par des torrens , qui
vont tous se jeter dans un grand lac ; et notre
devoir est de mettre tout en œuvre afin que
l'assemblage de ces eaux soit le plus pur qu'il se
pourra , partie en pompant l'eau de ces ruisseaux ,
partie en la faisant dériver et en la détournant.
11 y a , comme vous voyez , bien des travaux et
des dangers attachés à tout établissement po-
litique. Mais comme l'exécution ne s'en fait ici
qu'en paroles et nullement en réalité , nous n'a-
vons qu'à supposer que notre choix est fait,
et qu'il est aussi pur que nous pouvons le
souhaiter, par les précautions que nous avons
prises pour fermer l'entrée de noire ville aux
méchans qui auraient voulu s'y introduire pour
s'emparer du gouvernement, après nous être
suffisamment assurés de leur caractère par de
longues épreuves et avoir essayé en vain de les
rendre meilleurs; comme aussi par l'accueil fa-
vorable et prévenant que nous aurons fait aux
gens de bien.



LIVRE V. 275

Ne passons pas sous silence un grand avan-
tage qui se rencontre par hasard dans notre éta-
blissement , et qu'eut aussi , comme nous l'avons
remarqué, celui des Héraclides ; c'est que nous
sommes à l'abri des querelles toujours violentes
et dangereuses qui s'élèvent à l'occasion du par-
tage des terres, de l'abolition des dettes et de la
propriété. Tout État réduit à faire des lois à cet
égard est dans l'impossibilité de laisser aucun des
anciens règlemens sans y toucher , et en même
temps dans l'impossibilité d'y toucher en quelque
sorte; de façon qu'il ne reste, pour ainsi parler,
que des souhaits à faire, et qu'il faut seidement
ménager de légers changemens à la longue et avec
des précautions infinies. Ces changemens dépen-
dent entièrement des riches, qui , outre des biens
immenses , ont encore une foule de débiteurs ,
lorsqu'ils ont la sagesse d'innover sans cesse
pour éviter une commotion violente, et quand,
par esprit de modération, ils consentent à par-
tager leurs richesses avec ceux qui manquent de
tout, sacrifiant une partie pour assurer l'autre,
et que, bornant leur fortume à une honnête
médiocrité , ils se persuadent que ce n'est point
en diminuant sa fortune qu'on s'appauvrit , mais
en augmentant ses désirs. Cette disposition d'es-
prit dans les riches est la principale ressource

18.



276 LES LOIS.

d'un État, et c'est sur elle , comme sur une base
solide, qu'on peut élever le système politique
convenable en pareille circonstance ; au lieu
que si ce changement se fait d une manière
vicieuse , il serait très - difficile qu'aucun sys-
tème de gouvernement pût réussir ensuite.
Nous avons , disions-nous , évité cet inconvé-
nient , ou , pour mieux dire , si nous ne l'a-
vons pas évité , nous avons indiqué le moyen
unique de le faire, qui est de ne point chercher
à s'enrichir par amour de la justice. Je ne con-
nais aucune autre voie, ni large ni étroite, par
laquelle on puisse l'éviter. Regardons cette dis-
position comme le rempaj^t le plus assuré de notre
ville. En effet il faut que les possessions des ci-
toyens soient à l'abri de tout reproche; ou, s'ils
ont à ce sujet d'anciennes raisons de se plaindre
les uns des autres, pour peu qu'ils aient de sens
et de prudence, ils n'iront pas plus avant et ne
s'occuperont point d'autre chose qu'ils n'aient
remédié à ce point. Mais pour ceux à qui Dieu
a donné, comme à nous, de fonder une ville
nouvelle , exempte de tout sujet de discorde
entre les habitans , ce serait de leur part l'effet
d'une ignorance et d'une méchanceté plus qu'hu-
maine , de se susciter à eux-mêmes des inimitiés
dans le partage des terres et des habitations.



LIVRE V. 277

Mais comment s'y prendre pour faire un juste
partage ? Il est nécessaire , en premier lieu , de
déterminer le nombre des citoyens, ensuite de
les distribuer en différentes classes, après être
convenu du nombre et de la nature de ces clas-
ses ; enfin il faut diviser la terre et les habita-
tions en portions égales autant qu'il se pourra.
Il n'y a point d'autre moyen de régler au juste
combien notre cité doit avoir de citoyens, que
d'avoir égard à l'étendue de son territoire et aux
villes circonvoisines. Pourvu que le territoire
suffise à Tentretien d'une certaine quantité
d'habitans modérés dans leurs désirs, il est assez
grand , et il ne faut pas l'étendre au-delà. Pour
la quantité d'habitans , elle doit être telle qu'ils
puissent, en cas d'attaque, se défendre contre les
habitans des cités voisines, et qu'ils ne soient
pas tout-à-fait hors d'état de les secourir si ceux-
ci étaient attaqués par d'autres. Nous fixerons
ce nombre de parole et d'effet, quand nous au-
rons vu quel est le territoire de notre ville et
quelles sont les forces de ses voisins. Pour le
présent , nous ne le déterminerons que par forme
d'exemple et de modèle, afin de n'être point ar-
rêtés dans l'exposition de notre plan de législation.
Que les citoyens entre lesquels se fera le partage
des terres, et qui combattront pour la défense de



278 LES LOIS.

la part qui leur sera échue , soient donc au nom-^
bre de cinq mille quarante ; j'ai mes raisons
pour choisir ce nombre. Qu'on divise en autant
de portions la terre et les habitations, en sorte
qu'il y en ait autant que de têtes. Qu'on partage
ensuite ce nombre en deux , puis en trois ; on
peut le diviser aussi par quatre , par cinq , et
ainsi de suite jusqu'à dix. Il faut en effet, par
rapport aux nombres, que tout législateur sache
au moins quel est celui dont les états peuvent
tirer les plus grands avantages. Or c'est celui
qui a le plus de diviseurs, et surtout de divi-
seurs qui se suivent. Le nombre infini seul est j
susceptible de toutes sortes de divisions. Pour f
le nombre de cinq mille quarante, il n'a pas
plus de cinquante-neuf diviseurs , mais il en a dix
qui se suivent en commençant par l'unité ; ce qui
est d'une grande commodité, soit pour la guerre ,
soit pour la paix , par rapport aux diverses es-
pèces de conventions et de sociétés , aux contri-
butions et aux distributions. C'est à ceux que la
loi chargera de cette étude, d'acquérir à loisir une
connaissance exacte de ces sortes de propriétés
numériques. La chose au reste est telle que je
viens de dire: et il est nécessaire, pour les rai-
sons que j'ai marquées, que le fondateur d'un
État soit instruit sur cet objet. Soit qu'on bâ-



LlYRE V. 279

tisse une cité nouvelle , soit qu'on en rétablisse
une ancienne tombée en décadence , il ne faut
point , si l'on a du bon sens , que relativement
aux dieux et aux temples à élever dans la ville
en leur honneur, quels que soient les dieux ou
les démons sous l'invocation desquels on veuille
les placer , on fasse aucune innovation con-
traire à ce qui aura été réglé par l'oracle de Del-
phes , de Dodone , de Jupiter Ammon , ou par
d'anciennes traditions, sur quelque fondement
qu'elles soient appuyées , comme sur des appa-
ritions ou des inspirations. Dès qu'en consé-
quence de ces sortes de croyances, il y a eu des
sacrifices institués avec des cérémonies , soit
que ces cérémonies aient pris naissance dans
le pays , soit qu'on les ait empruntées des Tyr-
rhéniens , de Cypre ou de quelque autre endroit ,
et que sur ces traditions on a consacré des ora-
cles, érigé des statues, des autels, des temples,
et planté des bois sacrés, il n'est plus permis
au législateur d'y toucher le moins du monde.
De plus, il faudra que chaque classe de ci-
toyens ait sa divinité , son démon , ou son héros
particulier : et dans le partage des terres le pre-
mier soin du législateur sera de mettre en réserve
l'emplacement nécessaire aux bois qu'on leur
consacre et de fixer tout ce qui convient à leur



2So LES LOIS.

culte , afin que dans les temps marqués chaque
classe de citoyens y tienne des assemblées, qui
leur procurent toutes sortes de facilités pour
leurs besoins mutuels; et que dans les festins
qui accompagneront les sacrifices, ils se donnent
les uns aux autres des témoignages de bienveil-
lance et contractent entre eux des connaissan-
ces et des liaisons. Rien n'est plus avantageux à
un état que ce commerce de familiarité entre les
citoyens; parce que partout où la lumière n'é-
claire point les mœurs des particuliers, et où ils
sont dans les ténèbres les uns par rapport aux
autres, il n'est pas possible qu'on rende à cha-
cun les honneurs et la justice qu'il mérite, ni que
les charges soient données au plus digne de les
remplir. Ainsi , toute comparaison faite , il n'est
rien à quoi tout citoyen doive s'appliquer da-
vantage , qu'à se montrer à tous sans aucun dé-
guisement, toujours simple et vrai, et à ne
point se laisser tromper par la dissimulation des
autres.

La manière dont nous allons entrer mainte-
nant dans nos lois étant aussi extraordinaire que
l'entrée au jeu de dez par le coup sacré * , elle

* On appelait coup sacré le dernier coup, celui^qiie Ton
tentait en désespoir de cause , et quand la partie était à



LIVRE IV. iiSi

causera peut-être d'abord quelque surprise à
ceux qui nous entendront. Cependant après y
avoir réfléchi et en avoir fait l'essai, ils verront
que si le gouvernement que nous allons établir
n'est point le meilleur de tous, il né le cède
qu'à un seul. Peut-être aussi que quelques uns
auront peine à s'en accommoder, faute d'être
accoutumés à un législateur qui ne prend pas un
ton absolu et tyrannique. Le mieux est de pro-
poser la meilleure forme de gouvernement ,
puis une seconde, puis une troisième; et d'en
laisser le choix à qui il appartient de décider.
C'est aussi le parti que nous allons prendre, en
exposant le gouvernement le plus parfait , puis
le second, puis le troisième, et en accordant la
liberté du choix à Clinias, et à tous ceux qui ,
prenant part à une pareille délibération, vou-
dront conserver, chacun suivant son inclination,
ce qu'ils auront trouvé de bon dans les lois de
leur patrie.

L'Etat , le gouvernement et les lois qu'il faut
mettre au premier rang sont ceux où l'on prati-
que le plus à la lettre , dans toutes les parties
de l'Etat, l'ancien proverbe qui dit que tout

peu près perdue. C'est chez nous le coup de grdce. Voyez le
Scholiaste, etPollux, IX, 7.



282 LES LOIS,

est véritablement commun entre amis. Quel-
que part donc qu'il arrive , ou qu'il doive arri-
ver un jour, que les femmes soient communes,
les enfans communs , les biens de toute espèce
communs , et qu'on apporte tous les soins ima-
ginables pour retrancher du commerce de la vie
jusqu'au nom même de propriété, de sorte que
les choses mêmes que la nature a données en
propre à chaque homme , deviennent en quel-
que sorte communes à tous , autant qu'il se
pourra, comme les yeux, les oreilles, les mains,
et que tous les citoyens s'imaginent qu'ils voient ,
qu'ils entendent, qu'ils agissent en commun, que
tous approuvent et blâment de concert les mê-
mes choses, que leurs joies et leurs peines roulent
sur les mêmes objets : en un mot partout où les
lois viseront de tout leur pouvoir à rendre l'Etat
parfaitement un , on peut assurer que là est le
comble de la vertu politique; et personne ne
pourrait à cet égard leur donner une direction
ni meilleure ni plus juste. Un tel Etat, qu'il ait
pour habitans des dieux ou des enfans des dieux,
qui soient plus d'un seul , est l'asile d'un par-
fait contentement. C'est pourquoi il ne faut point
chercher ailleurs le modèle d'un gouvernement;
mais on doit s'attacher à celui-ci , et en appro-
cher le plus qu'il se pourra. L'Etat que nous



LIVRE V. 283

avons entrepris de fonder sera très-peu éloigné
de cet exemplaire immortel, si l'exécution ré-
pond au projet, et on doit le mettre le second.
Pour le troisième , nous en exposerons le plan
dans la suite, si Dieu nous le permet. Mais pré-
sentement parlons du second ; quel est-il , et
comment se forme-t-il?

D'abord, que nos citoyens partagent entre
eux la terre et les habitations, et qu'ils ne la-
bourent point en commun , puisque , comme il a
été dit , ce serait en demander trop à des hom-
mes nés, nourris et élevés comme ils le sont au-
jourd'hui. Mais que dans ce partage chacun se
persuade que la portion qui lui est échue n'est
pas moins à l'État qu'à lui , et que la terre étant
la patrie, il faut l'honorer plus que des enfans
n'honorent une mère , d'autant plus qu'elle est
une divinité, et à ce titre souveraine de ses ha-
bitans, qui ne sont que des mortels *. Qu'ils
aient les mêmes sentimens de vénération pour
les dieux et les démons du pays ; et , afin que ces
sentimens se conservent toujours dans leur
cœur, on aura grand soin de ceci, que le nom-
bre des foyers, tel que nous l'avons fixé, soit

Allusion à la àYj}irihp (yr,-iJ.rjYjp), Cérès, divinilé essen-
tiellement attiqne.



^84 LES LOIS,

toujours le même , sans augmenter ni diminuer.
Et le moyen qu'il en soit constamment ainsi
dans toute la cité, c'est que chaque père de fa-
mille n'institue héritier de la portion de terre et
de l'habitation qui lui est échue qu'un seul de
ses enfans, celui qu'il jugera à propos, le sub-
stituant à sa place pour s'acquitter après hii des
mêmes devoirs envers les dieux , sa famille , sa
patrie , les vivans et les morts. Ceux qui auront
plusieurs enfans, placeront leurs filles suivant
les dispositions de la loi que nous porterons dans
la suite; pour les garçons, ils les céderont à ceux
de leurs concitoyens qui n'auraient point d'enfans
mâles, à ceux particulièrement auxquels ils vou-
draient témoigner leur reconnaissance. Faute d'un
pareil motif, ou si le nombre des filles ou des
garçons était trop grand dans chaque famille, ou
si au contraire, par l'effet d'une stérilité géné-
rale , il était trop petit, dans tous ces cas le plus
grand et le plus élevé des pouvoirs que nous
établirons sera chargé de prendre des mesu-
res relativement à cette augmentation ou dimi-
nurion de citoyens, et de faire en sorte qu'il
n'y ait jamais ni plus ni moins de cinq mille
quarante familles. Il y a plusieurs moyens d'en
venir à bout. On peut, d'une part, interdire la
génération quand elle est trop abondante , et



LIVRE V. 285

I d'autre part , favoriser l'augmentation de la po-
I pulation par toutes sortes de soins et d'efforts,
I ' par des distinctions honorables et des flétris-
sures , et des avis donnés à propos aux jeunes
gens par les vieillards. Enfin, s'il était absolu-
I ment impossible de s'en tenir au nombre tou-
jours égal de cinq mille quarante familles, et que
l'union entre les deux sexes produisît une trop
grande affluence de citoyens , dans cet embarras
il sera toujours libre de recourir à l'ancien expé-
^ dient dont nous avons tant de fois parlé , je veux
dire d'envoyer , avec des témoignages récipro-
ques d'amitié , l'excédant des citoyens s'établir en
quelque autre lieu qu'on aura jugé convenable;
et si , par un accident contraire , l'Etat , affligé
d'un déluge de maladies, ou ravagé par la guerre,
voyait le nombre de ses habitans beaucoup
moindre qu'il ne doit être , autant qu'il se
pourra faire , il ne faudra point suppléer à cette
disette en introduisant des étrangers qui n'au-
raient reçu qu'une éducation bâtarde. Mais ,
comme l'on dit , Dieu même ne saurait faire
violence à la nécessité. Voici donc la leçon que
nous donne le discours présent : O les meilleurs
des hommes ! nous dit-il , efforcez-vous d'être
toujours semblables à vous-mêmes ; honorez
conformément à la nature l'égalité, l'uniformité



2S6 LES LOIS.

et les convenances établies, tant en ce qui con-
cerne votre nombre , qu'en tout ce qui est
beau et louable. Et d'abord, pour le nombre,
ne sortez jamais des bornes qui vous ont été
assignées. Ensuite , pour les biens de la for-
tune , ne méprisez jamais la part qui vous est
échue et qui est convenable , en l'altérant par
des ventes ou des achats : si vous le faites, ni
le dieu qui a présidé à votre partage , ni le lé-
gislateur, ne ratifieront de pareils engagemens.
Et c'est ici que la loi commence pour la pre-
mière fois à parler en maîtresse , en prescrivant
les conditions auxquelles il faut se soumettre
dans le partage , ou n'y point participer. Ces con-
ditions sont, en premier lieu, de regarder leur
part comme consacrée à tous les dieux ; en se-
cond lieu , de trouver bon que les prêtres et les
prétresses , dans les premiers , les seconds et
même les troisièmes sacrifices, prient les dieux de
punir d'une peine proportionnée à sa faute qui-
conque vendra sa terre et sa maison , et quicon-
que l'achètera. On gravera le nom de chaque
citoyen , avec la désignation de la part qui lui ,
est échue, sur des tables de cyprès, qui seront f
exposées dans les temples pour servir d'instruc-
tion à la postérité; et la garde de ces monu-
mens sera confiée aux magistrats en réputation



LIVRE V. 287

d'être les plus clairvoyans , afin qu'il ne leur
échappe rien de ce qui se pourrait faire en
fraude de la loi, et qu'ils punissent le coupable
qui contrevient aux ordres du législateur et du
dieu. Au reste, pour me servir de l'ancien pro-
verbe, jamais aucun méchant ne comprendra
combien ce règlement , avec les autres qu'il
amène à sa suite, est avantageux pour un Etat
qui le pratique fidèlement : il faut pour cela en
avoir fait l'épreuve, et avoir beaucoup de mo-
dération dans le caractère. En effet , la passion
de s'enrichir va mal avec une pareille disposi-
tion; et il en résulte qu'aucune des voies basses
et sordides de faire fortune n'est ni légitime ni
permise , rien n'étant plus opposé à la noblesse
des sentimens que les professions mécaniques et
serviles , et qu'il faut tenir au-dessous de soi
d'amasser du bien par de semblables moyens.

Cette loi est naturellement suivie d'une autre,
qui défend à tout particulier d'avoir chez soi
ni or ni argent ; mais comme il est nécessaire
d'avoir une monnaie pour les échanges jour-
naliers , soit pour payer aux ouvriers le prix de
leurs marchandises et pour d'autres usages sem-
blables, soit pour donner le salaire aux merce-
naires , aux esclaves , aux fermiers , on aura à cet
effet une moimaie courante dans le pays , mais



288 LES LOIS.

qui ne sera d'aucune valeur aux yeux des étran-
gers *. Quant à celle qui a cours dans la Grèce
entière, ii en faudra pour les expéditions mili-
taires, pour les voyages , comme les ambassades
et les missions publiques qui peuvent être né-
cessaires , lorsqu'on veut envoyer quelqu'un
quelque part; pour ces dépenses l'État doit
toujours avoir de la monnaie grecque. Si quel-
que particulier se trouve dans la nécessité de
voyager , qu'il ne le fasse qu'après en avoir ob-
tenu la permission du magistaat ; et s'il lui reste
à son retour quelques pièces de monnaie étran-
gère, qu'il les porte au trésor public pour en re-
cevoir la valeur en espèces du pays. Si l'on dé-
couvre que quelqu'un a détourné cet argent,
que la confiscation ait lieu; que celui qui, l'ayant
su , ne l'aura pas déféré aux magistrats, soit sujet
aux mêmes imprécations et aux mêmes oppro-
bres que le coupable, et de plus condamné à une
amende non moindre que la monnaie étrangère
qui aura été importée. Il est également défendu
à celui qui marie sa fille de lui donner une dot,

* A Sparte la monnaie était de fer. On faisait la visite
des maisons pour découvrir s'il y avait de l'or ou de l'ar-
gent caché , et on punissait les coupables. Xénophon , Rép.
de Lacédémone y VIII, 5. Polybe, VI, 47. Plutarque , Vie

de Lycurgiœ.



.^1



LIVRE V. 289

et à celui qui Tépouse d'en recevoir*. Il ne Test
pas moins de mettre de l'argent en dépôt comme
une assurance de sa foi , ou de prêter à usure ;
dans ce dernier cas , nous autorisons l'emprun-
teur à ne rendre ni l'intérêt ni le capital. Pour
bien juger de la sagesse de ces institutions, il
faut remonter jusqu'au principe et à l'intention
du législateur. Or l'intention d'un sage politique
n'est pas celle que diraient la plupart, qui pré-
tendent qu'un bon législateur , zélé pour le bien
de la cité qu'il police , doit vouloir la rendre aussi
riche qu'elle peut l'être , la faire regorger d'or et
d'argent, et étendre sa domination par mer et
par terre le plus loin qu'il est possible ; et ils ne
laisseraient pas d'ajouter que si c'est un vrai lé-
gislateur il doit avoir en vue de la rendre aussi
très-vertueuse et très-lieureuse. Il y a ici des cho-
ses possibles et d'autres impossibles. Le législa-
teur se bornera à ce qui est possible, et n'aura
garde de vouloir ce qui ne l'est pas , ni d'essayer
une entreprise inutile. Ainsi le bonheur se ren-
contrant nécessairement avec la vertu , il pourra
vouloir que ses citoyens soient à la fois heureux
et vertueux : mais il est impossible qu'ils soient

* C'était, au rapport d'Élien, YI, 6, une loi chez les
Lacédémoniens de ne donner aucune dot aux filles.

7- 'y



290 LES LOIS.

en même temps trés-riches et vertueux , à pren-
dre ce terme de riche dans le sens qu'on lui
donne communément, et on entend par là ce
petit nombre d'hommes qui possèdent en abon-
dance cette sorte de biens qui s'estime à prix
d'argent, et qu'un malhonnête homme peut pos-
séder comme un autre. Si cela est ainsi, jamais
je n'accorderai que le riche soit véritablement
heureux s'il n'est pas vertueux ; et j'ajouterai
qu'une grande vertu et de grandes richesses sont
deux choses incompatibles. Pourquoi ? me de-
mandera-t-on peut-être. Parce que quiconque ne
distingue point le juste de l'injuste , a deux fois
phis de facilités pour s'enrichir que celui qui ne
veut rien acquérir qu'à juste titre , et que quicon-
que ne veut faire aucune dépense pour quelque
sujet que ce soit, honnête ou non, doit néces-
sairement épargner le double de l'homme de bien,
toujours prêt à dépenser sa fortune pour des sujets
honnêtes ; d'où il suit qu'avec la moitié moins de
gain et le double de dépense, on ne peut pas de-
venir plus riche que celui qui a le double de gain
et dépense la moitié moins. Or, de ces deux
hommes l'un est l'homme de bien ; pour l'autre ,
il n'est pas mauvais, s'il est économe; mais quel-
quefois aussi il est tout-à-fait mauvais : pour
homme de bien , il ne saurait jamais l'être,



LIVRE V. 291

comme je viens de le dire. En effet, celui qui
prend de toutes mains, justement et injuste-
ment, et qui ne fait aucune dépense ni juste ni
injuste , est riche s'il est économe , tandis que
celui qui est tout-à-fail mauvais , étant d'ordi-
naire déréglé et prodigue , est très pauvre.
Loin de là , l'homme de bien qui ne se refuse
à aucune dépense honnête, et ne connaît d'au-
tres voies d'acquérir que celles qui sont justes ,
ne peut guère devenir ni excessivement riche
ni excessivement pauvre. Nous avons donc
raison de dire que ceux qui possèdent d'énor-
mes richesses , ne sont pas gens de bien ; or,
s'ils ne sont pas gens de bien, ils ne sont pas
heureux. Cependant le but de notre législation
était que nos citoyens fussent parfaitement heu-
reux , et qu'il y eût entre eux l'union la plus
étroite. Mais jamais on ne verra les citoyens unis
partout où il y aura beaucoup de procès et beau-
coup d'injustices: cette union ne peut se trouver
qu'où les procès sont très-rares et sur de très-
petits objets. C'est donc pour cela que nous vou-
lons qu'il n'y ait chez nous ni or ni argent , qu'on
n'y travaille point à s'enrichir par de vils mé-
tiers, par des usures, par des trafics honteux de
bétail, mais par le seul commerce des choses que
produit l'agriculture, et encore de manière que

^9-



292 LES LOIS.

le soin de gagner des richesses ne fasse pas né-
gliger Tame et le corps , pour qui les richesses
sont faites , et qui ne vaudront janiais rien
sans le secours de la gymnastique et des autres
parties de l'éducation. Voilà pourquoi nous ne
nous lassons pas de répéter que le dernier de
nos soins doit être celui des biens de fortune.
En effet, toute l'attention de Thomnie roulant
sur trois objets, le troisième et dernier objet qui
doive la fixer, ce sont les richesses justement ac-
quises ; le corps est le second et Tame le premier.
Si, dans le plan de législation que nous traçons ,
cet ordre est observé pour tout ce qui mérite
notre estime, il n'y aura rien à reprendre dans
nos lois; mais si quelqu'une de celles que nous
portons à ce moment, fait plus de cas de la santé
que de la tempérance, ou des richesses que de
la tempérance et de la santé, elle sera évidem-
ment mauvaise. Il faut par conséquent que le
législateur se dise souvent à lui-même: que pré-
tends-je ici? Rénssirai-je ainsi , on bien man-
querai-je mou but? Ce n'est que par là qu'il
peut sortir avec honneur de son enu*eprise, et
épargner à d'autres la peine de retoucher son
ouvrage.

Pour reprendre donc la suite de nos lois ,
nul n'entrera en possession de la portion qui
lui est échue qu'aux conditions marquées. Il se-



LIVRE V. 295

rait à souhaiter que tous vinssent dans notre co-
lonie, n'ayant rien d'ailleurs l'un plus que Fautre;
niaiscoranae cela n'est pas possible, et que celui-ci
apportera avec soi plus de bien et celui-là moins ,
il est nécessaire, pour plusieurs raisons, et même
pour mettre l'égalité dans les ressorts de l'État ,
que les cens soient inégaux, afin que dans la
collation des charges, l'imposition des subsides
et les distributions , chacun soit traité comme il
doit l'être, non seulement d'après son mérite
personnel et celui de ses ancêtres , la force et la
beauté du corps , mais encore d'après les riches-
ses et l'indigence , et que, par rapport aux hon-
neurs et aux dignités , l'égalité étant établie entre
I les citoyens par un partage inégal en soi , mais
I proportionné à un chacun , il n'y ait point de
1 dissensions à ce sujet. Pour cet effet, il nous
\ faut partager les citoyens en quatre classes*, eu
égard à leurs revenus. On les nommera premiers,
seconds , troisièmes , quatrièmes , ou de telle au-
tre manière qu'on jugera à propos ; et les uns
resteront dans la même classe, les autres, de
pauvres étant devenus riches, ou de riches pau-
vres , passeront dans une autre classe suivant
leurs revenus. Je donnerais à cette loi la forme

* Comme Solon avait fait à Athènes; liv. 111, paj,'e j<;o.



294 LES LOIS,

suivante. Dans une cit<^ qui doit être exempte
du plus grand des maux , je veux dire de la sé-
dition, il ne faut pas que les citoyens soient les
uns excessivement pauvres , les autres excessive-
ment riches , parce que ces deux extrêmes mè-
nent droit à la sédition. Tl est, par conséquent,
du devoir du législateur de leur fixer un terme.
Le terme de la pauvreté sera donc la part as-
signée à chacun par le sort, et qui doit être
conservée entière ; ni les magistrats , ni quicon-
que aura du zèle pour la vertu, ne souffriront
qu'on y fasse la moindre brèche. Cette borne
posée , le législateur ne trouvera pas mauvais
qu'on acquière le double , le triple et même le
quadruple au-delà. Mais quiconque possédera
quelque chose de plus, soit qu'il l'ait trouvé , ou
qu'on le lui ait donné, ou qu'il l'ait acquis par
son industrie , ou de quelque autre manière
que ce soit , donnera ce surplus à l'État et
aux dieux protecteurs de l'État : par là il se fera
honneur, et se mettra à couvert des poursui-
tes de la loi. S'il refuse d'obéir, celui qui le
dénoncera aura pour récompense la moitié de
cet excédant ; l'autre moitié ira aux dieux , et
le coupable sera de plus condamné à payer une
somme égale à ce qu'il a possédé en fraude de la
loi. Tout ce que chacun aura , outre sa portion



LIVRE V. 295

héréditaire, sera inscrit dans un lieu public
gardé par des magistrats préposés à cet effet
par la loi , afin que les procès qui s'élèveront au
sujet des biens soient clairs et faciles à terminer.
Passons à un autre point. La cité doit être ,
autant qu'il se pourra , située au centre du pays,
et l'on choisira pour son emplacement un lieu qui
réunisse toutes les autres commodités qu'une ville
peut désirer : ceci est aisé à concevoir et à expli-
quer. Ensuite après avoir consacré dans le cœur
même de la ville un lieu qu'on appellera cita-
delle et qu'on entourera de murailles , à Vesta
premièrement, puis à Jupiter et à Minerve; de
cet endroit, comme d'un centre, on partagera la
ville et tout son territoire en douze parties ,
entre lesquelles on mettra de l'égalité en faisant
plus petites les portions de bonne terre , et
plus grandes celles de mauvaise. Le tout sera
divisé en cinq mille quarante portions, et cha-
cune de ces portions en deux parts que Ion
joindra ensemble pour former le lot de chaque
citoyen , l'une proche , l'autre loin de la ville ; la
plus proche avec la plus éloignée ; la seconde en
prenant de la ville , avec la seconde en prenant
des extrémités , et ainsi de suite *. Dans ce par-

* Aristote, Polit. , VII, veut aussi que la portion de



296 LES LOIS.

tage de chaque portion on aura aussi égard à ce
que nous disions tout à l'heure de la bonne et de
la mauvaise qualité de la terre, en compensant
l'avantage d'un champ sur l'autre par l'inégalité
de la distribution. Il faut aussi diviser les citoyens
eux-mêmes en douze parts , d'après la division
de leurs autres biens en douze parties les plus
égales qu'il se pourra, et sur un tableau qui
aura été dressé de tout cela. Ensuite ayant assi-
gné ces douze parts à douze divinités , on don-
nera à chacune de ces parts le nom de la divi-
nité qui lui sera échue avec celui de Tribu qu'on
y ajoutera. Les douze parties de la cité seront
réparties comme celles du territoire ; et chaque
citoyen aura deux maisons, l'une vers le centre
de la cité , l'autre aux extrémités *. C'est ainsi
qu'on réglera ce qui concerne l'habitation.

Au reste nous ne pouvons nous dispenser
d'observer ici qu'il est comme impossible que les
circonstances concourent à l'exécution de ce plan,
de façon que tout réussisse selon nos arrange-
mens, que nous rencontrions des hommes qui

terre de chaque citoyen soit divisée en deux parts , Tune
placée vers le centre, l'autre aux extrémités, afin qu'en cas
de guerre tous aient le même intérêt à défendre la patrie.

*Aristote, Polit., II, n'approuve point qu'on donne à
chaque cit03'en deux domiciles.



LIVRE V. 297

ne murmurent point contre un tel établissement,
qui souffrent qu'on règle la mesure de leurs
biens, et qu'on la fixe pour toujours à une for-
tune médiocre, qui acceptent les conditions pro-
posées pour la production des enfans, et se voient
sans peine privés d'or, et de bien d'autres cboses
que le législateur leur interdira, comme on en
peut juger par ce qui vient d'être dit. La distri-
bution que nous venons de faire de la cité et de
son territoire , ces habitations placées les unes
vers le milieu, les autres vers les extrémités,
tout cela paraîtra peut-être un songe , et on dira
que nous avons travaillé à notre aise sur la ville
et ses habitans, comme l'artiste sur la cire qu'il
modèle. Ces réflexions ne sont pas tout-à-fait
dépourvues de raison : mais il faut se rappeler
souvent à l'esprit ce que le législateur aurait à
nous répondre là-dessus. Mes chers amis , nous
dirait-il, ne pensez pas que j'ignore ce qu'il y a
de vrai dans les objections qu'on vient de faire ;
mais je crois que dans toute entreprise il est
très-conforme au bon sens que celui qui se
charge d'en tracer le plan , n'en exclue rien de ce
qu'il y a de plus beau et de plus vrai; et que s'il
rencontre ensuite dans l'exécution quelque chose
d'impraticable , il le laisse de côté et ne cherche
point à le réaliser, en s'attachant toutefois à ce



298 LES LOIS,

qui en approche davantage et ressemble le plus
à ce qui devait se faire : qu'ainsi il faut permet-
tre au législateur de suivre son idée jusquaa
bout, sauf après cela à examiner de concert avec
lui ce qu'il est à propos d'exécuter et ce qui
souffrirait de trop grandes difficultés : en effet ,
l'artiste qui veut acquérir la plus mince renom
mée doit toujours travailler sur le même plan ,
et s'accorder en tout avec lui-même.

Maintenant, après avoir admis cette division
générale en douze parties , tâchons de voir
comment ces douze parties ont sous elles un
grand nombre de subdivisions, et celles-ci d'au-
tres encore qu'elles engendrent, jusqu'à ce que
nous ayons épuisé le nombre de cinq mille qua-
rante. De là les phratries, les dèmes, les bourgs;
puis la distribution et le mouvement des trou-
peîs, les monnaies, les mesures de toutes les
denrées sèches et liquides, les poids et tout le
reste , que la loi réglera dans une proportion
et une correspondance parfaite. Et il ne faut
pas craindre qu'on nous accuse de minutie , si
nous descendons dans le plus grand détail ,
jusqu'à ordonner que parmi tous les vases des-
tinés à l'usage des citoyens , il n'y en ait aucun
qui n'ait sa mesure déterminée ; convaincus de
ce principe général qu'il est utile à tous égards



LIVRE V. 299

de connaître les divisions des nombres et les
diverses combinaisons dont ils sont susceptibles,
tant en eux-mêmes , que dans leur application
aux grandeurs, aux sons, et aux différentes es-
pèces de mouvemens , tant en ligne droite, soit
en montant, soit en descendant, qu'en ligne
circulaire. Le législateur doit avoir sans cesse
cet ordre présent à la pensée , et prescrire à ses
citoyens de ne jamais s'en écarter, autant qu'ils
le peuvent. En effet , de toutes les sciences qui
servent à l'éducation, il n'en est aucune qui soit
d'un plus grand usage que celle des nombres,
dans l'économie domestique ou sociale , et pour
la culture de tous les arts. Mais le plus grand
avantage qu'elle piocure , est d'éveiller l'esprit
engourdi et indocile, de lui donner de la facilité,
de la mémoire, de la pénétration, et, par un ar-
tifice vraiment divin , de lui faire faire des pro-
grès en dépit de la nature. Ainsi on peut mettre
la science des nombres au rang des meilleurs et
des plus puissans moyens d'éducation , pourvu
que d'ailleurs on ait soin , par d'autres enseigne-
mens et d'autres disciplines , d'arracher tout
sentiment bas, toute cupidité de l'âme de ceux
qui cultivent cette science , pour que cette cul-
ture soit bonne et profitable. Sans quoi , au lieu
de lumières, on leur donnera, sans s'en aper-



3oo LES LOIS.

cevoir, cette habileté misérable , qui ne sert qu'à
tromper les autres , comme nous le voyons dans
les Égyptiens , les Phéniciens et beaucoup
d'autres nations , devenues ce qu'elles sont par la
bassesse de leurs autres professions et des voies
qu'elles prennent pour s'enrichir, soit qu'on
doive en attribuer la faute à quelque législateur
peu clairvoyant, ou à quelque accident fâcheux,
ou au naturel de ces peuples. En effet, Mégille et
Clinias, il ne faut pas oublier l'influence des lieux,
et que certains pays sont plus propres que d'au-
tres à produire des hommes meilleurs ou pires.
La législation ne doit pas se mettre en contradic-
tion avec la nature. Ici des vents de toute espèce et
des chaleurs excessives disposent à la bizarrerie
du caractère et à l'emportement; là, ce sont des
eaux surabondantes; là encore la nature des ali-
mens que fournit la terre , alimens qui n'influent
pas seulement sur le corps pour le fortifier ou
l'affaiblir, mais aussi sur lame pour y produire
les mêmes effets. De toutes ces contrées, les plus |
favorables à la vertu sont celles où règne je ne
sais quel souffle divin , et qui sont tombées en
partage à des démons, qui accueillent toujours
avec bonté ceux qui viennent s'y établir. Il en |
est d'autres où le contraire arrive. Le législateur
habile aura égard dans ses lois à ces différences,



I



LIVRE V. 5oi

après les avoir observées et reconnues autant
qu'il est donné à un homme de les reconnaître.
Voilà aussi ce que tu dois faire , mon cher Cli-
nias, et par où il te faut commencer, puisque tu
as une colonie à fonder.

CLINIAS.

Étranger athénien, tu as raison , et je suivrai
tes conseils.