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 PLATON

CRITON

texte grec

Oeuvres de Platon

Victor Cousin

Apologie de Socrate tome I Phédon

 

 

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CRITON

OU

LE DEVOIR DU CITOYEN


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ARGUMENT PHILOSOPHIQUE.

CRITON propose à Socrate d'échapper à la mort en fuyant de sa prispn. D'abord c'eût été un contresens dans la destinée de Socrate ; ensuite une faiblesse assez inutile à soixante et onze ans; enfin une violation coupable de la loi athénienne qui ordonnait que tout jugement rendu fût exécuté.

Le Criton est le développement de cette dernière considération généralisée, c'est-à-dire de l'obligation morale imposée à tout citoyen d'obéir en toute circonstance aux lois du pays, l'obligation morale étant au-dessus de toute circonstance et n'admettant aucune exception. L'austérité de ce


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principe prouve à quel point Socrate était jaloux du titre de bon citoyen, et quel prix attachaient ses disciples à dissimuler et à couvrir, en quelque sorte, la désobéissance réelle de leur maître à la partie religieuse de la constitution athénienne, sous l'appareil de ses vertus civiques et de son absolu dévouement aux lois. A proprement parler, le Criton est un complément de l'Apologie. En effet, quoique Socrate évitât les affaires publiques, la patrie ne l'appela jamais sans le trouver docile et fidèle. Guerrier intrépide, juge impartial, également inébranlable aux menaces des Trente, et aux clameurs de la multitude, il se conduisit toujours en bon et loyal serviteur de la république. Aujourd'hui même que les lois de cette république qu'il a toujours aimée et servie, le condamnent injustement à mourir, plutôt que de leur manquer, il meurt ; il s'abandonne tout entier à la loi ; il ne réserve que sa conscience.


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Quant au principe de l'obéissance absolue à la loi, il se rattache à l'esprit général de la politique de Platon ; et c'est dans la République et les Lois, qu'il en faut chercher la base et le développement.


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CRITON,

LE DEVOIR DU CITOYEN.

SOCRATE, CRITON.

[43a] SOCRATE.

POURQUOI déjà venu , Criton ? N'est-il pas encore bien matin?

CRITON.

Il est vrai.

SOCRATE.

Quelle heure peut-il être?

CRITON.

L'aurore paraît à peine.

SOCRATE.

Je m' étonne que le gardien de la prison t'ait laissé, entrer.

CRITON.

Il est déjà habitué à moi , pour m'avoir vu


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souvent ici; d'ailleurs il m'a quelque obligation.

SOCRATE.

Arrives-tu à l'instant, ou y a-t-il longtemps que tu es arrivé ?

CRITON.

Assez longtemps.

[43b] SOCRATE.

Pourquoi donc ne pas m'avoir éveillé sur-le-champ , au lieu de t'asseoir auprès de moi sans rien dire?

CRITON.

Par Jupiter î je m'en serais bien gardé ; pour moi, à ta place, je ne voudrais pas être éveillé dans une si triste conjoncture. Aussi, il y a déjà longtemps que je suis là, me livrant au plaisir de contempler la douceur de ton sommeil ; et je n'ai pas voulu t'éveiller pour te laisser passer le plus doucement possible ce qui te reste à vivre encore. Et, en vérité, Socrate, je t'ai félicité souvent de ton humeur pendant tout le cours de ta vie ; mais , dans le malheur présent, je te félicite bien plus encore de ta fermeté et de ta résignation.

SOCRATE.

C'est qu'il ne me siérait guère, Criton, de trouver mauvais qu'à mon âge il faille mourir.

[43c] CRITON.

Eh! combien d'antres, Socrate, au même âge


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que toi, se trouvent en de pareils malheurs, que pourtant la vieillesse n'empêche pas de s'irriter contre leur sort !

SOCRATE.

Soit; mais enfin quel motif t'amène si matin?

CRITON.

Une nouvelle, Socrate, fâcheuse et accablante, non pas pour toi, à ce que je vois, mais pour moi et tous tes amis. Quant à moi, je le sens, j'aurai bien de la peine à la supporter.

SOCRATE.

Quelle nouvelle? Est-il arrivé de Délos le vaisseau au retour [43d] duquel je dois mourir ? (01)

CRITON.

Non pas encore ; mais il paraît qu'il doit arriver aujourd'hui ; à ce que disent des gens qui viennent de Sunium (02) , où ils l'ont laissé. Ainsi il ne peut manquer d'être ici aujourd'hui ; et demain matin, Socrate, il te faudra quitter la vie.

SOCRATE.

A la bonne heure, Criton : si telle est la volonté des dieux, qu'elle s'accomplisse. Cependant je ne pense pas qu'il arrive aujourd'hui.  


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[44a] CRITON.

Et pourquoi?

SOCRATE.

Je vais te le dire. Ne dois-je pas mourir le lendemain du jour où le vaisseau sera arrivé?

CRITON.

C'est au moins ce que disent ceux de qui cela dépend. (03)

SOCRATE.

Eh bien ! je ne crois pas qu'il arrive aujourd'hui, mais demain. Je le conjecture d'un songe que j'ai eu cette nuit, il n'y a qu'un moment; et, à ce qu'il paraît, tu as bien fait de ne pas m'éveiller.

CRITON.

Quel est donc ce songe ?

SOCRATE.

Il m'a semblé voir une femme belle et majestueuse, ayant des vêtements [44b] blancs, s'avancer vers moi, m'appeler, et me dire : Socrate,

Dans trois jours tu seras arrivé à la fertile Phthie. (04)

CRITON.

Voilà un songe étrange, Socrate !


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SOCRATE.

Le sens en est très‑clair, à. ce qui, semble, Criton.

CRITON.

Beaucoup trop. Mais, ô mon cher Socrate! Il en est temps encore, suis mes conseils, et sauve toi; car, pour moi, dans ta mort je trouverai plus d'un malheur: outre la douleur d'être privé de toi, d'un ami, tel que je n'en retrouverai jamais de pareil, j'ai encore à craindre que le vulgaire, qui ne nous connaît bien ni l'un ni l'autre; ne croie que, [44c] pouvant te sauver si j'avais voulu sacrifier quelque argent, j'ai, négligé de le faire. Or, y a‑t‑il une réputation plus honteuse que de passer pour plus attaché à son argent qu'à ses amis? Car jamais le vulgaire né voudra se persuader que c'est toi qui as refusé de sortir d'ici, malgré nos instances.

SOCRATE.

Mais pourquoi, cher Criton, nous tant mettre en peine de l'opinion du, vulgaire? Les hommes, sensés, dont il faut beaucoup plus, s'occuper, sauront bien reconnaître comment les choses se seront véritablement passées.

[44d] CRITON.

Tu vois pourtant qu'il est nécessaire, Socrate, de se mettre en peine de l'opinion du vulgaire:


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et ce qui arrive nous fait assez voir qu'il est non seulement capable de faire un peu de mal, mais les maux les plus grands, quand il écoute la calomnie.

SOCRATE.

Et plût aux dieux, Criton, que la multitude fût capable de faire, les plus grands maux, pour qu’elle pût aussi faire les plus grands biens! Ce serait une chose, heureuse; mais elle ne peut ni l'un ni 1'autre, car il ne dépend pas d'elle de rendre les hommes sages ou insensés. Elle agit au hasard.

[44e] CRITON.

Eh bien soit; mais dis‑moi, Socrate, ne t'inquiètes‑tu pas pour moi et tes autres amis? Ne crains‑tu pas que, si tu t'échappes, les délateurs nous fassent des affaires, nous accusent de t'avoir enlevé, et que nous soyons forcés de perdre toute notre fortune, ou de sacrifier beaucoup d'argent, et d'avoir peut-être à souffrir quelque chose de pis? Si [45a] c'est là ce que tu crains, rassure‑toi. Il est juste que pour te sauver, nous courions ces dangers, et de plus grands, s'il le faut. Ainsi crois‑moi, suis le conseil que je te donne.

SOCRATE.

Oui, Criton, j'ai toutes ces inquiétudes, et bien d'autres encore.


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CRITON.

Je puis donc te les ôter; car on ne demande pas beaucoup d'argent pour te tirer d’ici et te mettre en sûreté; et puis ne vois‑tu pas que ces délateurs sont à bon marché, et ne nous coûteront pas grand'chose. [45b] Ma fortune est à toi; elle suffira, je pense; et si, par intérêt pour moi, tu ne crois pas devoir en faire usage, il a ici des étrangers qui mettent la leur à ta disposition. Un d'eux, Simmias de Thèbes (05), a apporté pour cela l'argent nécessaire; Cébès (06). et beaucoup d'autres te font les mêmes offres. Ainsi, je te le répète, que ces craintes ne t'empêchent pas de pourvoir à ta sûreté; et quant à ce que tu disais devant le tribunal; que si tu, sortais d'ici, tu ne saurais que devenir, que cela ne t'embarrasse point. [45c] Partout où tu iras tu seras aimé. Si tu veux aller en Thessalie, j'y ai des hôtes qui sauront t'apprécier, et qui te procureront un asile où tu seras à l'abri de toute inquiétude. Je te dirai plus, Socrate; il me semble que ce n'est pas une action juste; que de te livrer toi-même, quand tu peux te sauver, et de


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travailler, de tes propres mains, au succès de la trame ourdie par tes mortels ennemis. Ajoute à cela que tu trahis tes enfants; [45d] que tu vas les abandonner, quand tu peux les nourrir et les élever; que tu les livres, autant qu'il est en toi à la merci du sort, et aux maux qui sont le partage des orphelins: Il fallait ou ne pas avoir d'enfants, ou suivre leur destinée, et prendre la peine de les nourrir à de les élever. Mais, à te dire ce que je pense, tu as choisi le parti du plus faible des hommes, tandis que tu devais choisir celui d'un homme de cœur, toi surtout qui fait profession d'avoir cultivé la vertu pendant toute ta vie. Aussi, [45e] je rougis pour toi et pour nous, qui sommes tes amis; j'ai grand'peur que tout ceci ne paraisse un effet de notre lâcheté, et cette accusation portée devant le tribunal, tandis qu'elle aurait pu ne pas l'être, et la manière dont le procès lui-même a été conduit, et cette dernière circonstance de ton refus bizarre, qui semble former le dénouement ridicule de la pièce. Oui, on dira que c’est par une pusillanimité coupable [46a] que nous ne t'avons pas sauvé, et que tu ne t'es pas sauvé toi-même, quand cela était possible, facile même, pour peu que chacun de nous eût fait son devoir. Songes‑y donc, Socrate; outre le mal qui t'arrivera, prends garde à la honte dont tu seras couvert, ainsi que tes amis.


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Consulte bien avec toi-même ou plutôt il n'est plus temps de consulter, le conseil doit être pris, et il n’y a pas à choisir. La nuit prochaine, il faut que tout soit exécuté; si nous tardons, tout est manqué, et nos mesures sont rompues. Ainsi, par toutes ces raisons, suis mon, conseil, et fais ce que je te dis.

[46b] SOCRATE.

Mon cher Criton, on ne saurait trop estimer ta sollicitude, si elle s'accorde avec la justice; autrement, plus elle est vive, et plus elle est fâcheuse.. Il faut donc examiner si le devoir permet de faire ce que tu me proposes; ou non; car ce n’est pas d’aujourd’hui que j'ai pour principe, de n’écouter en moi d'autre voix que celle de la raison. Les principes que j'ai professés toute ma vie, je ne puis les abandonner parce qu'un malheur m'arrive : je les vois toujours du même oeil; ils me paraissent [46c] aussi puissants, aussi respectables qu'auparavant; et si tu n'en as pas de meilleurs à leur substituer, sache bien que tu ne m'ébranleras pas, quand la multitude irritée pour ni m’épouvanter comme un enfant, me présenterait des images plus affreuses encore que celles dont elle m'environne, les fers, la misère, la mort. Comment donc faire cet examen : d'une manière convenable ? En reprenant ce que tu viens de dire sur l'opinion, en nous demandant à nous-


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mêmes si nous avions raison ou non de dire (07) si souvent [46d] qu'il y a des opinions auxquelles il faut avoir égard, d’autres qu'il faut dédaigner ; ou faisions nous bien de parler ainsi avant que je fusse condamné à mort, et tout‑à‑coup avons-nous découvert que nous ne parlions que pour parler, et par pur badinage? Je désire donc examiner avec toi, Criton si nos principes d'alors me sembleront changés, avec ma situation, ou s'ils me paraîtront toujours, les mêmes; s'il y faut renoncer, ou y conformer nos actions. Or, ce me semble, nous avons dit souvent ici, et nous entendions bien parler sérieusement, ce que je disais tout‑à‑l'heure, savoir, que parmi les opinions des hommes, [46e] il en est qui sont dignes de la plus haute estime, et d'autres qui n’en méritent aucune. Criton, au nom des dieux, cela ne te semble‑t‑il pas bien dit? Car, selon toutes les apparences humaines, tu n'es pas en danger de mourir [47a] demain.; et la crainte d'un péril présent ne te fera pas prendre le change: penses‑y donc bien. Ne trouves‑tu pas que nous avons justement établi qu’il ne faut pas estimer toutes les opinions des hommes, mais, quelques-unes seulement; et non pas même de tous les hommes indifféremment, mais seulement de quelques-uns? Qu'en dis‑tu? Cela ne te semble‑t‑il pas vrai?


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CRITON.

Fort vrai.

SOCRATE.

A ce compte, ne faut‑il pas estimer les bonnes opinions, et mépriser les mauvaises?

CRITON.

Certainement.

SOCRATE.

Les bonnes opinions ne sont‑ce pas celles des sages, et les mauvaises celles des, fous?

CRITON.

Qui en doute?

SOCRATE.

Voyons, comment établissons‑nous ce principe ? Un homme qui s'applique sérieusement à la gymnastique, [47b] est‑il touché de l'éloge et du blâme du premier venu, ou seulement de celui qui est médecin ou maître des exercices?

CRITON.

De celui‑là seulement.

SOCRATE.

C'est donc de celui-là seul qu'il doit redouter le blâme, et désirer l'éloge, sans s’inquiéter de ce qui vient des autres?

CRITON.

Assurément.

SOCRATE.

Ainsi il faut qu'il fasse ses exercices, règle son


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régime, mange et boive sur l'avis de celui-là seul qui préside à la gymnastique et qui s'y connaît, plutôt que d'après l'opinion de tous les autres ensemble.

CRITON.

Cela est incontestable.

[47c] SOCRATE.

Voilà donc qui est établi. Mais s'il désobéit au maître et dédaigne sen avis et ses éloges, pour écouter la foule des gens qui n'y entendent rien, ne lui en arrivera‑t‑il pas de mal?

CRITON.

Comment ne lui en arriverait‑il point?

SOCRATE.

Mais ce mal de quelle nature est‑il.? Quels seront ses effets? Et sur quelle partie de notre imprudent tombera‑t‑il?

CRITON.

Sur son corps évidemment; il le ruinera.

SOCRATE.

Fort bien; et convenons, pour ne pas entrer dans les détails sans fin, qu'il en est ainsi de tout. Et bien! sur le juste et l'injuste, sur l'honnête et le déshonnête, sur le bien et le mal, qui font présentement la matière de notre entretien, [47d] nous en rapporterons‑nous à l'opinion du peuple ou à celle d'un seul homme, si nous en trou-


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vions un qui fût habile en ces matières, et ne devrions‑nous pas avoir plus de respect et plus de déférence pour lui, que pour tout le reste du monde ensemble? Et si nous refusons de nous conformer à ses avis, ne ruinerons‑nous, pas cette partie de nous-mêmes que la justice fortifie, et que l'injustice dégrade? Ou tout cela n'a‑t‑il pas d'importance?

CRITON.

Beaucoup, au contraire.

SOCRATE.

Voyons encore. Si nous ruinons en nous ce qu'un bon régime fortifie, ce qu'un régime malsain dégrade pour suivre l’avis de gens qui ne s'y connaissent pas, dis‑moi, pourrions‑nous vivre, cette partie de nous‑mêmes [47e] ainsi ruinée. Et ici, c'est le corps, n'est‑ce pas?

CRITON.

Sans doute.

SOCRATE.

Peut‑on vivre avec un corps flétri et ruiné?

CRITON.

Non, assurément.

SOCRATE.

Et pourrons‑nous donc vivre, quand sera dégradé cette autre partie, de nous‑mêmes dont la vertu est la force, et le vice la ruine? Ou


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croyons‑nous moins précieuse que le corps, cette partie, quelle qu'elle soit, de notre être, [48a] à laquelle se rapportent le juste et l'injuste?

CRITON.

Point du tout.

SOCRATE.

N'est‑elle pas plus importante?

CRITON.

Beaucoup plus.

SOCRATE.

Il ne faut donc pas, mon cher Criton, nous mettre tant en peine de ce que dira de nous la multitude, mais bien de ce qu'en dira celui qui connaît le juste et l’injuste; et celui-là, Criton, ce juge unique de toutes nos actions, c'est la vérité: Tu vois donc bien que tu partais d'un faux principe, lorsque tu disais, au commencement, que nous devions nous inquiéter de l'opinion du peuple sur le juste, le bien et l'honnête, et sur leurs contraires. On dira peut-être : Mais enfin le peuple a le pouvoir de nous faire mourir.

[48b] CRITON.

C'est ce que l'on dira, assurément.

SOCRATE.

Et avec raison; mais, mon cher Criton, je ne vois pas que cela détruise ce que nous avons


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établi. Examine encore ceci, je te prie: Le principe, que l'important n'est pas de vivre , mais de bien vivre, est‑il changé, ou subsiste‑t‑il?

CRITON.

Il subsiste.

SOCRATE.

Et celui‑ci, que bien vivre, c'est vivre selon les lois de l'honnêteté et de la justice, subsiste-t‑il aussi?

CRITON.

Sans doute.

SOCRATE.

D'après ces principes, dont nous convenons tous deux, il faut examiner s'il est juste ou non d'essayer de sortir d'ici sans l'aveu [48c] des Athéniens: si ce projet nous paraît juste, tentons‑le; sinon, il y faut renoncer; car pour toutes ces considérations que tu m’allègues, d'argent, de réputation, de famille, prends garde que ce soient là des considérations de ce peuple qui vous tue sans difficulté, et ensuite, s'il le pouvait, vous rappellerait à la vie avec aussi peu de raison. Songe que, selon les principes que nous avons établis, tout ce que nous avons à examiner, c'est, comme nous venons de le dire, si, en donnant de l 'argent [48d] à ceux qui me tireront d'ici, et en contractant envers eux des obligations, nous nous conduirons suivant la justice, ou si, eux et nous,


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nous agirons injustement; et qu'alors, si nous trouvons que la justice s'oppose à notre démarche, il n'y a plus à raisonner, il faut rester ici, mourir, souffrir tout, plutôt que de commettre une injustice.

CRITON.

On ne peut mieux dire, Socrate; voyons ce que nous avons à faire.

SOCRATE.

Examinons‑le ensemble, mon ami; et si tu as quelque chose à objecter lorsque je parlerai, fais‑le : je suis prêt à me rendre à tes raisons; sinon, cesse enfin, je te prie, de me presser de sortir d'ici malgré les Athéniens; car je serai ravi que tu me persuades de le faire, mais je. n'entends pas y être, forcé. Vois donc si tu seras satisfait de la manière dont [49a] je vais commencer cet examen, et ne me réponds que d'après ta conviction la plus intime.

CRITON.

Je le ferai.

SOCRATE.

Admettons‑nous qu'il ne faut jamais commettre volontairement une injustice? Ou l'injustice est‑i elle bonne dans certains cas, et mauvaise dans d'autres? ou n'est‑elle légitime dans aucune circonstance, comme nous en sommes convenus autrefois, et il n'y a pas longtemps encore ? Et


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cet heureux accord de nos âmes, quelques jours ont‑ils donc suffi pour le détruire ? et ce pourrait‑il, Criton, qu'à notre âge, nos plus sérieux entretiens n'eussent été, [49b] à notre insu, que des jeux d'enfants? Ou plutôt n'est‑il pas vrai comme nous le disions alors, que, soit que la foule en convienne ou non, qu'un sort plus rigoureux ou plus doux nous attende, cependant l'injustice en elle-même est toujours un mal? Admettons‑nous ce principe, ou faut‑il le rejeter?

CRITON.

Nous l'admettons.

SOCRATE.

C’est donc un devoir absolu de n’être jamais injuste ?

CRITON.

Sans doute.

SOCRATE.

Si c'est un devoir absolu de n'être jamais injuste, c'est donc aussi un devoir de ne l'être jamais même envers celui qui l'a été à notre égard, quoi qu'en dise le vulgaire?

[49c] CRITON.

C'est bien mon avis.

SOCRATE.

Mais quoi! est‑il permis de faire du mal à quelqu’un, ou ne l'est‑il pas?


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CRITON.

Non, assurément, Socrate.

SOCRATE.

Mais, enfin, rendre le mal pour le mal, est‑il juste comme le veut le peuple, ou injuste?

CRITON.

Tout à fait injuste.

SOCRATE.

Car faire du mal, ou être injuste, c'est la même chose.

CRITON.

Sans doute.

SOCRATE.

Ainsi y donc c'est  une obligation sacrée de ne jamais rendre injustice pour injustice, ni mal pour mal. Mais prends garde, [49d] Criton, qu'en m'accordant ce principe, tu ne te fasses illusion sur ta véritable opinion; car je sais qu'il y a très peu de personnes qui l'admettent, et il y en aura toujours très peu. Or, aussitôt qu'on est divisé sur ce point, il est impossible de s'entendre sur le reste, et la différence des sentiments conduit nécessairement à un mépris réciproque. Réfléchis donc bien, et vois si tu es réellement d'accord avec moi, et si nous pouvons discuter en partant de ce principe, que dans aucune circonstance, il n'est jamais permis d'être injuste, ni de rendre injustice pour injustice, et mal pour


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mal; ou, si tu penses autrement, romps d'abord la discussion dans son principe. [49e] Pour moi, je pense encore aujourd'hui comme autrefois. Si tu as changé, dis‑le, et apprends‑moi tes motifs ; mais si tu restes fidèle à tes premiers sentiments, écoute ce qui suit.

CRITON.

Je persiste, Socrate, et pense toujours comme toi. Ainsi parle.

SOCRATE.

Je poursuis, ou plutôt je te demande : Un homme qui a promis une chose juste doit‑il la tenir, ou y manquer?

CRITON.

Il doit la tenir.

SOCRATE.

Cela posé, examine maintenant cette question: En sortant d'ici sans [50a] le consentement des Athéniens, ne ferons‑nous point de mal à quelqu'un, et à ceux-là précisément qui le méritent le moins? Tiendrons‑nous la promesse que nous avons faite, la croyant juste, ou y manquerons‑nous ?

CRITON.

Je ne saurais répondre à cette question, Socrate; car je ne l'entends point.

SOCRATE.

Voyons si de cette façon tu l'entendras mieux.


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Au moment de nous enfuir, ou comme il te plaira d’appeler notre sortie, si les Lois et la République elle-même venaient se présenter devant nous et nous disaient : « Socrate, que vas‑tu faire? L’action que tu prépares [50b] ne tend‑elle pas à renverser, autant qu'il est en toi, et nous et l'état tout entier? car, quel état peut subsister, ou les jugements rendus n'ont aucune force, et sont foulés aux pieds, par les particuliers? » que pourrions‑nous répondre, Criton; à ce reproche à beaucoup d'autres semblables qu’on pourrait nous faire? car que n’aurait‑on pas à dire, et surtout un orateur, sur cette infraction à la loi, qui ordonne que les jugements rendus seront exécutés (08)? [50c] Répondrons‑nous que la République nous a fait injustice, et qu'elle n'a pas bien jugé? Est‑ce là ce que nous répondrons?

CRITON.

Oui, sans doute, Socrate, nous le dirons.

SOCRATE.

Et les lois que diront-elles? « Socrate, est‑ce de cela que nous sommes convenus ensemble, ou de te soumettre aux jugements rendus par la république? » Et si nous paraissions surpris de ce langage, elles nous diraient peut-être : « Ne t'é-


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tonne pas, Socrate; mais répond-nous puisque tu as coutume de procéder par questions et par réponses. Dis; [50d] quel sujet de plaintes as-tu donc contre nous et la République, pour entreprendre de nous détruire? N'est‑ce pas nous à qui d'abord tu dois la vie? N'est‑ce pas sous nos auspices que ton père prit pour compagne celle qui t'a donné le jour? Parle; sont‑ce les lois relatives aux mariages qui te paraissent mauvaises? - Non pas, dirais‑je. ‑ Ou celles qui président à l'éducation, et suivant lesquelles tu as été élevé toi-même? ont‑elles mal fait de prescrire à ton père de t'instruire [50e] dans les exercices de l'esprit et dans ceux du corps? - Elles ont très bien fait. – Eh bien ! si tu nous doit la naissance et l’éducation, peux-tu nier que tu sois notre enfant et notre serviteur, toi et ceux dont tu descends? Et s’il en est ainsi, crois-tu avoir des droits égaux aux nôtres, et qu'il te soit permis de nous rendre tout ce que nous pourrions te faire souffrir? Eh quoi! à l'égard d'un père; où d'un maître si tu en avais un, tu n’aurais pas le droit de lui faire ce qu'il te ferait; de lui tenir des discours offensants, [51a] s'il t'injuriait; de le frapper, s'il te frappait, ni rien de semblable; et tu aurais ce droit envers les lois et la patrie ! et si nous avions prononcé ta mort, croyant qu'elle est juste, tu entreprendrais de nous détruire!


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et, en agissant ainsi, tu croiras bien faire, toi qui as réellement consacré ta vie à l'étude de la vertu! Ou ta sagesse va‑t‑elle jusqu'à ne pas savoir que la patrie a plus droit à nos respects et à nos hommages, qu'elle est et plus auguste et plus sainte devant les dieux et les hommes sages, qu'un père, qu'une mère et tous les aïeux; [51b] qu'il faut respecter la patrie dans sa colère, avoir pour elle plus de soumission et d'égards que pour un père, la ramener par la persuasion: Ou obéir à ses ordres, souffrir, sans murmurer, tout ce qu'elle commande de souffrir! fût‑ce ; d'être battu, ou chargé, de chaînes; que, si elle nous envoie à. la guerre pour y être blessés ou tués, il faut y aller; que le devoir est là; et qu'il n'est permis ni de reculer, ni de lâcher pied, ni de quitter son poste; que, sur le champ de bataille, et devant le tribunal : et partout, il faut faire ce que veut la [51c] république, ou employer auprès d'elle les moyens de persuasion que la loi accorde ; qu'enfin si c'est une impiété de faire violence à un père et à une mère c’en est une bien plus grande de faire violence à la patrie? » Que répondrons‑nous à cela, Criton? reconnaîtrons‑nous que les Lois disent la vérité.

CRITON.

Le moyen de s'en empêcher?


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SOCRATE.

« Conviens donc, Socrate, continueraient‑elles peut-être que si nous disons la vérité, ce que tu entreprends contre nous est injuste que nous t’avons fait naître, nous t’avons nourri et élevé; nous t'avons fait, comme aux autres citoyens [51d] tout le bien dont nous avons été capables; et cependant, après tout cela, nous ne laissons pas de publier que tout Athénien, après nous avoir bien examinées et reconnu comment on est dans cette cité, peut, s’il n'est pas content, se retirer où il lui plaît, avec tout son bien : et si quelqu’un ne pouvant s'accoutumer à nos manières; veut aller habiter ailleurs, ou dans une de nos colonies, ou même dans un pays étranger, il n'y pas une de nous qui s'y oppose ; il peut aller s’établir où [51e] bon lui semble, et emporter avec lui sa fortune. Mais si quelqu'un demeure, après avoir vu comment nous administrions la justice; et comment nous gouvernons en général, dès là nous disons qu'il s'est de fait engagé à nous obéir; et s'il y manque, nous soutenons qu'il est injuste de trois manières: il nous désobéit , à nous qui lui avons donné la vie; il nous désobéit, à nous qui sommes en quelque sorte ses nourrices; [52a] enfin, il trahit la foi donnée, et se soustrait violemment à notre autorité, au lieu de la désarmer par la persuasion,


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et quand nous nous bornons à proposer, au lieu de commander tyranniquement, quand nous allons jusqu’à laisser le choix ou d'obéir ou de nous convaincre d’injustice, lui, il ne fait ni l'un ni l’autre. Voilà, Socrate, les accusations auxquelles tu t’exposes, si tu accomplis le projet que tu médites et encore seras‑tu plus coupable que tout autre citoyen. » Et si, je leur demandais pour quelles raison, peut-être me fermeraient‑elles la bouche, en me, rappelant que je me suis soumis plus que tout autre à ces conditions que je veux rompre aujourd’hui; [52c] «et nous avons, me diraient‑elles, de grandes marques que nous et la République nous étions selon ton cœur, car tu ne serais pas resté dans cette Ville plus que tous les autres Athéniens, si elle ne t'avait été plus agréable qu'à eux tous. Jamais aucune des solennités de la Grèce n’a pu te faire quitter Athènes, si ce n’est une seule fois que tu es allé à l’Isthme de Corinthe (09) ; tu m'es sorti d’ici que pour aller à la guerre ; tu n'as jamais entrepris aucun voyage, comme c'est la coutume; de tous les hommes; tu n'as jamais eu la curiosité de voir une autre ville, de connaître d’autres lois ; mais nous t’avons toujours suffi, nous


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 et notre gouvernement. Telle été ta prédilection pour nous, tu consentirais si bien à vivre selon nos maximes, que même tu as eu des enfants dans cette ville, témoignage assuré qu'elle te plaisait. Enfin, pendant ton procès il ne tenait qu'à toi de te condamner à l'exil et de faire alors, de notre aveu, ce que tu entreprends aujourd'hui malgré nous. Mais tu affectais de voir la mort avec indifférence, tu disais la préférer à l’exil; et maintenant, sans égard pour ces belles paroles, sans respect pour nous, pour ces Lois, dont tu médites la ruine [52d] tu vas faire ce que ferait le plus vil esclave, en tâchant de t’enfuir, au mépris des conventions et de l’engagement sacré qui te soumet à notre empire. Réponds donc d’abord sur ce point : disons nous la vérité, lorsque nous soutenons, que tu t’es engagé, non en paroles; mais en effet, à reconnaître nos décisions? Cela est‑il vrai, ou non?» Que répondre, Criton, et comment faire pour ne pas en convenir ?

CRITON.

Il le faut bien, Socrate

SOCRATE.

« Et que fais‑tu donc, continueraient‑elles, que de violer le traité qui te lie [52e] à nous, et de fouler aux pieds tes engagements? et pourtant


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tu ne les as contractés ni par force, ni par surprise, ni sans avoir eu le temps d'y penser; mais voilà bien soixante-dix années pendant lesquels il t’était permis de te retirer, si tu n'étais pas satisfait de nous, et, si les conditions du traité ne te paraissaient pas justes. Tu n'as préféré ni Lacédémone, ni la Crète, dont tous jours tu vantes le gouvernement, ni aucune [53a] autre ville grecque ou étrangère; tu es même beaucoup moins sorti d'Athènes que les boiteux, les aveugles, et les autres estropiés; tant il est vrai que tu as plus aimé que tout autre Athénien, et cette ville; et, nous aussi apparemment, car qui pourrait aimer une ville sans lois? Et aujourd'hui, tu serais infidèle à tes engagements! Non, si du moins tu nous en crois, et tu ne t'exposeras pas à la dérision en abandonnant ta patrie; car, vois un peu, nous te prions, si tu violes tes engagements et commets une faute pareille, quel bien il t'en reviendra à toi et [53b] à tes amis. Pour tes amis, il est à peu près évident qu'ils seront exposés au danger, ou d'être bannis et privés du droit de cité, ou de perdre leur fortune; et pour toi, si tu te retires dans quelque ville voisine ; à Thèbes ou à Mégare comme elles sont bien policées, tu y seras comme un ennemi; et tout bon citoyen t'y aidera d'un oeil de défiance, te prenant pour un cor-


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rupteur des lois. Ainsi tu accréditeras toi-même l'opinion [53c] que tu as été justement condamné; car tout corrupteur des lois passera aisément pour corrupteur des jeunes gens et des faibles. Éviteras‑tu ces villes bien policées, et la société des hommes de bien? Mais alors est‑ce la peine de vivre? ou si tu les approches, que leur diras­-tu, Socrate ? Auras‑tu le front de leur répéter ce que tu disais ici, qu'il ne doit rien y avoir pour l'homme au‑dessus de la vertu, de la justice, des lois et de leurs décisions? Mais peux‑tu espérer qu'alors le rôle de Socrate ne paraisse pas honteux? [53d] Non; tu ne peux l’espérer. Mais tu t’éloigneras de ces villes bien policées, et tu iras en Thessalie, chez les amis de Criton; car c'est le pays du désordre et de la licence, et peut‑être y prendra-t‑on un singulier plaisir à t'entendre raconter la manière plaisante dont tu t'es échappé de cette prison, enveloppé d'un manteau, ou couvert d'une peau de bête, ou déguisé d'une manière ou d'une autre, comme font tous les fugitifs, et tout à fait méconnaissable. Mais personne ne s'avisera‑t‑il de remarquer qu'à ton âge, ayant peu de temps à vivre [53e] selon toute apparence, il faut que tu aies bien aimé la vie pour y sacrifier les lois les plus saintes ? Non, peut-être, si tu ne choques personne ; autrement, Socrate, il te faudra enten-


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dre bien des choses humiliantes. Tu vivras dépendant, de tous les hommes, et rampant devant eux. Et que feras-tu en Thessalie que de traîner ton oisiveté de festin en festin, comme si tu n’y étais allé que pour un souper? [54a] Alors que deviendront tous ces discours sur la justice et toutes les autres vertus? Mais peut-être veux-tu te conserver pour tes enfants, afin de pouvoir les élever ? Quoi donc ! est-ce en les emmenant en Thessalie que tu les élèveras, en les rendant étrangers à leur patrie, pour qu’ils t’aient encore cette obligation? ou si tu les laisses à Athènes, seront-ils mieux élevés, quand tu ne seras pas avec eux, parce que tu seras en vie? Mais tes amis en auront soin? Quoi ils en auront soin si ta vas en Thessalie, et si tu vas aux enfers ils n’en auront pas soin ! Non, Socrate, si du moins [54b] ceux qui se disent tes amis valent quelque chose; et il faut le croire. Socrate, suis les conseils de celles qui t’ont nourri: ne mets ni tes enfants, ni ta vie, ni quelque chose vie ce puisse être, au-dessus de la justice, et quand tu arriveras aux enfers, tu pourras plaider ta cause devant les juges que tu y trouveras; car si tu fais ce qu’on te propose sache que tu n’amélioras tes affaires, ni dans ce monde, ni dans l’autre.  [54c] Et subissant ton arrêt, tu meurs victime honorable de l’iniquité,


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non des lois, mais des hommes ; mais, si tu fuis, si tu repousses sans dignité l’injustice par l’injustice, le mal par le mal, si tu violes le traité qui t’obligeait envers nous, tu mets en péril ceux que tu devais protéger, toi, tes amis, ta patrie et nous. Tu nous auras pour ennemis pendant ta vie, et quand tu descendras chez les morts, nos sœurs, les Lois des enfers, ne t’y feront pas un accueil trop favorable, sachant que tu as fait tous tes efforts pour nous détruire. [54d] Ainsi, que Criton n’ait pas sur toi plus de pouvoir que nous, et ne préfère pas ses conseils aux nôtres. »

Je crois entendre ces accents., mon cher Criton, comme ce que Cybèle inspire croient entendre les flûtes sacrées (10) : le son de ces paroles retentit dans mon âme, et me rend insensible à tout autre discours; et sache qu’au moins dans ma disposition présente, tout ce que tu pourras me dire contre sera inutile. Cependant si tu crois pouvoir y réussir, parle.

CRITON.

Socrate je n’ai rien à dire.


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[54e] SOCRATE.

Laissons donc cette discussion, mon cher Criton, et marchons sans rien craindre par où Dieu nous conduit.


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1° Est-il bien correctement grammaticalement de dire: τὸ τελευταῖον τουτὶ... δοκεῖν sans τό ?

2° Τουτὶ ne s'applique-t-il pas toujours à une chose présente, comme le hoc-ce des Latins, et dans ce cas peut-on le rapporter à δοκεῖν qui n'exprime qu'une crainte dans l'avenir?

3° Enfin, et c'est là la raison décisive, on ne peut nier que τὸ τελευταῖον τουτὶ  ne fasse partie d'une énumération, l'énumération de τὸ πρᾶγμα τὸ περὶ σέ. Cela admis, τουτὶ δοκεῖν et toute la fin de la phrase que domine δοκεῖν, forment le complément de la troisième partie de l'énumératioν. Toute cette affaire, dit Critoti, nous fera passer pour des hommes sans énergie; toute cette affaire, c'est-à-dire, 1°Une accusation portée devant le tribunal, quand on aurait pu l'empêcher d'arriver jusque.là ; 2° Une plaidoirie absurde. Quelle sera la troisième partie? Selon le sens que je combats, ce serait la réputation d'hommes sans énergie qu'ils vont tous se faire ! Mais ce n'est pas là une partie, ni la troisième ni aucune autre de l'énumération; c'est l'affaire elle-même tout entière c'est la proposition fondamentale, μὴ δόξῃ ἅπαν τὸ πρᾶγμα ἀνανδρία τινὶ ἡμετέρᾳ πεπρᾶχθαι. Ainsi la troisième partie de l'énumération contiendrait tout l'énuméré, et reproduirait intégralement ce qu'elle est seulement chargée de modifier et de développer ! Cela me paraît entièrement inadmissible. Je vois dans toute


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cette phrase, d'abord une proposition générale, puis un développement à cette proposition par trois incises, puis enfin un résumé qui reproduit la proposition tout entière. J'entends donc par τὸ δὴ τελευταῖον τουτὶ ὥσπερ κατάγελως τῆς πράξεως, la troisième partie de l'énumération des causes qui couvriront de ridicule Socrate et ses amis, et la force grammaticale de τουτὶ me fait croire qu'il s'agit de la chose présente, savoir du refus de Socrate de s'échapper, refus certainement étrange, et plus étrange que tout le reste aux yeux de Criton, homme un peu grossier, αἰσθητικὸς. Après πράξεως je suppose une de ces ἀνακολουθίαι si fréquentes dans Platon, et je prends δοκεῖν absolument, pour δόξει, ὡς δοκεῖν, et je ὡς se sous-entend fréquemment : de sorte que fort croira et l'on croira.... Oui; on va croire que, etc. Cependant je dois avouer que je n'ai pas réussi à convaincre M. Boissonnade, auquel j'ai soumis cette explication, et peut-être n'en suis-je pas moi-même entièrement satisfait; mais je la préfère encore à l'inadmissible inconvénient de rapporter δοκεῖν à τουτὶ . On me pardonnera de n'avoir pas discuté le sens que les traducteurs français donnent à τὸ τελευταῖον τοὺτι, savoir, l'arrêt qui condamne Socrate, comme s'il y avait là quelque chose de risible, et qu'on pût reprocher à Socrate ou à ses amis!

Reste à examiner les divers membres de cette phrase.


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1. εἴσοδος τῆς δίκης εἰς τὸ δικαστήριον, ὡς εἰσῆλθεν... Faut-il conserver ou retrancher τῆς δίκης... εἰς τὸ δικαστήριον, et lire εἰσῆλθεν ou εἰσῆλθες?

La vraie question est de savoir s'il s'agit de la comparution de Socrate lui-même devant le tribunal, ou seulement de son proies porté devant le tribunal, quand il aurait pu ne pas l'être. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'une démarche personnelle de Socrate. D'abord , remarquez que Criton se plaint ici de choses arrivées par la faute des amis de Socrate autant que par celle de Socrate lui-même. Or, était-ce la faute des amis de Socrate, si celui-ci avait comparu au tribunal? Ensuite, si Socrate n'eût pas comparu, en quoi aurait-il améliore ses affaires? il aurait été condamné par défaut. Voyez sur les δίκαι ἡμέραι, Sam. Petit, in Leg. Att. 337. D'ailleurs, pour ne pas comparaître, il aurait fallu fuir, c'est-à-dire se condamner à l'exil, et cela pour prévenir un procès qui avait de grandes chances de succès., et dont l'issue la plus fâcheuse, s'il l'eût voulu, eût été l'exil, soit en acceptant la proposition de Criton, soit en s'exilant lui-même, puisque l'on avait toujours le choix à Athènes de s'exiler pendant le procès, comme le dît Criton plus bas : ἐξῆν σοὶ ἐν αὐτῇ τῇ δίκῃ φυγῆς τιμήσασθαι. Voyez Taylor, Lect. Lysiac. J'incline plutôt à croire qu'il s'agit de la facilité qu'on aurait eue de s'arranger avec Ànytus, de réconcilier Socrate avec ses


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ennemis. et de provenir l'appel de la cause. Libanius, Apol. Socrat, p. 644. Si donc il est question de la cause et non de Socrate, il faut lire εἰσοδος τῆς δίκης εἰς τὸ δικαστήριονv avec tous les Mss. et ὡς εἰσῆλθεν avec Wolf, qui traduit pourtant, comme tout le monde, ut affuisti. Je ne comprends pas. comment le défenseur ordinaire du vieux texte de Platon, Fischer, qui conserve judicieusement τῆς δίκης, regarde comme des gloses ὡς εἰσῆλθες, ὡς ἐγένετο, et cola sur ce que Cornarius voit ici une allusion à la πτότασις, l'ἐπίτασις, et la καταστροφή. Mais est-ce une raison pour retrancher du texte ce qui indique cette allusion? Ensuite si l'on retranche ce qui a fait penser Cornarius à la πρότασις et à l'ἀπίστασις, pourquoi ne pas faire de même pour ce qui se rapporte à la καταστροφή, et ne pas retrancher aussii ὥσπερ κατάγελως τῆς πράξεως?

2. ἡμᾶς διαπεφεύγέναι. Tous les traducteurs : Cela semble nous avoir échappé, comme si le sujet de διαπεφευγέναι était τὸ τελευταῖον τουτί et conséquement aussi ὁ ἀγὼν τῆς δίκης, καὶ ἡ εἴσοδος τῆς δίκης, qui dépendent évidemment, selon moi, de μὴ δόξῃ ἅπαν τὸ πρᾶγμα πεπρᾶχθαι. J'entends donc par ἧμᾶς διαπεφευγέναι : Nous paraîtrons avoir fui, avoir lâché pied, avoir reculé, avoir failli par faiblesse. Les exemples de ce sens de διαφεύγειν ne manquent pas,

3,  εἴτι καὶ σμικρὸν ἡμῶν ὄφελος. Tous les traducteurs : Si nous t'eussions un peu aidé. Deux contre-sens à la


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fois,. ἡμῶν, comme ἡμᾶς, comme ἡμετέρᾳ se rapporte également à Socrate et à ses amis, les uns qui ne l'ont pas sauvé, lui qui ne s'est pas sauvé lui-même. Ce ne serait donc pas : si nous t'eussions aidés, mais si nous nous fussions aidés tous ensemble. Et puis, il ne s'agit pas d'aide, de secours; εἴτι ἡμῶν ὄφελος veut dire : Si nous eussions valu quelque chose; si nous eussions fait tous notre devoir. C'est dans ce sens vulgaire d'ὄφελος avec un génitif que l'on trouve dans l'Euthyphron : Οὐδὲν γὰρ ἄν μου ὄφελος εἴη, et dans l'Apologie de Socrate : ὅτουτι καὶ σμικρὸν ὄφελος ; et même plus bas dans le Criton : εἴτι ὄφελος αὐτῶν ἐστι.

PAGE 135 et 136. — En reprenant ce que tu viens de dire sur l'opinion , en nous demandant à nous-mêmes si nous avions ou non raison de dire si souvent qu'il y a des opinions auxquelles il faut avoir égard, et d'autres qu'il faut dédaigner ; ou faisions-nous bien de parler ainsi avant que je fusse condamné à mort, et tout à coup avons-nous découvert que nous ne parlions que pour parler et par pur badinage ? Je désire donc examiner avec toi, Criton, si nos principes d'alors me sembleront changés avec ma si-


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tuation ou s'ils me paraîtront toujours les mêmes.

Εἰ πρῶτον μὲν τοῦτον τὸν λόγον ἀναλάβοιμεν, ὃν σὺ λέγεις περὶ τῶν δοξῶν, πότερον καλῶς ἐλέγετο ἑκάστοτε ἢ οὔ, ὅτι ταῖς μὲν δεῖ τῶν δοξῶν προσέχειν τὸν νοῦν, ταῖς δὲ οὔ, ἢ πρὶν μὲν ἐμὲ δεῖν ἀποθνῄσκειν καλῶς ἐλέγετο, νῦν δὲ κατάδηλος ἄρα ἐγένετο ὅτι ἄλλως ἕνεκα λόγου ἐλέγετο, ἦν δὲ παιδιὰ καὶ φλυαρία ὡς ἀληθῶς. πιθυμῶ δ᾽ ἔγωγ᾽ ἐπισκέψασθαι, ὦ Κρίτων, μετὰ σοῦ, εἴ τί μοι ἀλλοιότερος φανεῖται, ἐπειδὴ ὧδε ἔχω, ἢ ὁ αὐτός, καὶ ..... (BEKKER, p. 150.)

Αὐτὸς, ἀλλοιότερος, κατάδηλος... doivent avoir un sujet, exprimé ou sous-entendu, et ce sujet doit être le système de Socrate, et non celui de Criton. Ce ne peut donc être τὸν λόγον, ὃν σὺ λέγεις, c'est-à-dire le système de Criton. Or si τὸν λόγον, ὃν σὺ λέγεις n'est pas le sujet de κατάδηλος, ἀλλοιότερος, αὐτὸς, où est-il? Il faut donc le chercher dans τὸν λόγον en modifiant ὃν σὺ λέγεις de manière à rapporter τὸν λόγον à Socrate : Tel est le raisonnement de Schleiermacher qui propose de lire τὸν λόγον τὸν περὶ δοξῶν (leçon d'Eusèbe adoptée par Fischer) ὡς συ λέγεις, les opinions dont tu parles. J'adopte le raisonnement; mais j'ai peu de goût pour la leçon  ὧν συ λέγεις τὸν περὶ δοξῶν, assez irrégulière grammaticalement et que ni Wolf ni Bek-


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ker n'ont admise. Peut-être serait-il possible de rapporter αὐτὸς, ἀλλοιότερος, κατάδηλος, ᾿ τὸν λόγον en entendant par ὂν σὺ λέγεις le système auquel tu fais allusion, dont tu argumentes, dont tu parles, ce qui permettrait de considérer λόγον comme un système qui n'appartient pas à Criton; si toutefois l'on n'ose pas supposer qu'après avoir dit ἢ καλῶς ἐλέγετο ἑκάστοτε, en passant à une autre phrase, Platon sous-entend le résumé implicite de ὃ ἐλέγετο ἑκάστοτε, savoir, ὁ ἐμὸς λόγος, qui serait le vrai sujet non exprimé de κατάδηλος, ἀλλοιότερος, αὐτός. J'ai traduit dans cette hypothèse, qui est loin de me satisfaire, et à laquelle je préférerais peut-être à la réflexion, ou la leçon de Schleiermacher, ou plutôt la seconde explication, qui ne change pas le texte, et parait assez vraisemblable.

PAGES 140 et 141. — Mais, mon cher Criton, je ne vois pas, que cela détruise ce que nous avons établi.

λλ᾽, ὦ θαυμάσιε, οὗτός τε ὁ λόγος ὃν διεληλύθαμεν ἔμοιγε δοκεῖ ἔτι ὅμοιος εἶναι καὶ πρότερον. (BEKKER, p. 154.)

Bekker lit τῷ καὶ πρότερον, d'après le manuscrit de Tubingen. Bas. 2. Forster καὶ πρότερος. Fischer καὶ ὁ πρότερος. Ficin. Cornar. Stephan. τῷ προτέρῳ.


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Ces leçons ont cela de commun, que toutes elles supposent deux raisonnements, l'un que l'on vient de faire tout récemment, l'autre antérieur et auquel le dernier se rapporte. Mais quel est le raisonnement qui a précédé, et auquel se rapporte celui que Socrate vient de faire? Voici le raisonnement ou plutôt l'ordre d'idées que Socrate vient de développer : Pour le corps et pour l'âme, quand un seul homme est juge compétent, il vaut mieux suivre les avis de ce seul homme que de tous les autres hommes ensemble. Cet ordre d'idées ne se rapporte à aucun autre ordre d'idées antérieurement parcouru ; et pour trouver celui-ci, je ne sais où il ne faudrait pas remonter dans le dialogue. Il est évident que Socrate veut dire que l'ordre d'idées établi précédemment subsiste encore , malgré cette objection, que le peuple a le pouvoir de tuer; et comme τῷ καὶ πρότερον semble au moins indiquer un autre raisonnement qui aurait précédé, je préfère lire avec Wolf, ὅμοιος εἶναι καὶ πρότερον, est le même qu'auparavant. Priscien : καὶ πρότερον ἀντὶ τοῦ οἷος καὶ πρότερον. Le peuple tue, à la bonne heure, mais je rien persiste pas moins dans ce que nous avons dit, qu'il est mauvais juge.... Remarquez que précédemment pour dire : Mes principes sont les mêmes, Platon se sert de l'expression ὅμοιοι φαίνονται, ce qui doit signifier apparemment la même chose. Et puis la phrase qui suit ἔτι μένει... peut n'indi-


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que-t.elle pas que ce qui précède doit renfermer aussi l'idée de quelque chose qui reste le même?

PAGE 142. — Et tu me réponds d'après ta conviction la plus intime.

Καὶ πειρῶ ἀποκρίνεσθαι τὸ ἐρωτώμενον ᾗ ἂν μάλιστα οἴῃ. (BEKKER, p. 155.)

Wolf : quo tu modo optime; ce serait plutôt maxime. Ce n'est pas : Réponds de ton mieux, fais-moi les objections les plus fortes; mais : Fais bien si ce que je vais te dire est d'accord avec le fond de ton cœur; si tu es bien de mon avis; réponds selon ce que tu croiras le plus, c'est-à-dire d'après ta conviction la plus intime. Shleiermacher traduit très bien : nach deiner besten Meinungen. Ainsi dans le second Alcibiade, Bekker, B. 291 : Ὅπερ ἂν μάλιστά σοι σόξῄ. Ce que tu croyais le plus, ce qui te paraissait le plus certain.


(01) Voyez le commencement du Phédon.

(02) Promontoire de l'Attique, vis-à-vis les Cyclades.

(03)  Les onze.

(04) HOMÈRE, Iliade, liv. IX, v. 363.

(05)  Personnage du Phédon. Diogène Laërce cite les titres de trente-trois Dialogues qui lui étaient attribués. 

(06) Personnage du Phédon. Il avait composé trois Dialogues dont il ne nous reste qu'un seul, le Tableau.

(07) Allusion à un entretien antérieur

(08) DÉMOSTHÈNE, Discours contre Timarch., page 718, édit. Reiske.

(09) C'est là qu'on célébrait les jeux Isthmiques en l'honneur de Neptune.

(10) Les Corybantes, prêtres de Cybèle, avec des cymbales et surtout avec des flûtes, troublaient la raison de ceux qui prenaient part à leurs fêtes, et les rendaient insensibles à toute autre impression que celle de la flûte ( Voyez l'Ion).