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[PSEUDO] PHALARIS

LETTRES

vie

L'utilité du pouvoir monarchique, contenant l'histoire de Phalaris : avec ses lettres sur le gouvernement et les conseils d'Isocrate, ou le modèle des ministres

par M. C. de S. M. [Compain de Saint-Martin]

 


 

 


PREMIÈRE LETTRE

De Phalaris à Alcibe.

POLICLET de Messine, que tu as si faussement accusé de trahison envers les citoyens, m'a guéri d'une maladie presque incurable. Je sais bien que ces nouvelles ne te feront aucun plaisir ; aussi Esculape même, le prince de la médecine, ni tous les dieux ne pourraient pas corriger la malice de ton âme. Elle est empoisonnée par des traits si dangereux que la vertu ce contrepoison si admirable, n'y pourrait faire aucun effet. Les maux les plus violents dont le corps se trouve accablé peuvent être soulagés par les soins d'un médecin habile et par la force des remèdes ; mais un coeur dépravé et abandonné aux malheureuses impressions d'une nature corrompue ne quitte presque jamais ses cruelles habitudes : fais de tout ceci une juste application et apprends qu'une mauvaise action est moins blâmable, lorsqu'une dure nécessité nous force à la faire, que quand nous la commettons de sang froid, et par le seul plaisir de faire mal.

LETTRE II.

Aux Magariens.

Je ne me plains pas de ce que, peu sensible à tous les bienfaits dont je vous avais comblé, vous ayez par la plus noire ingratitude, témoigné faussement contre moi, sur le différend des bornes que j'ai avec mes voisins : mais je ne puis me pardonner ma trop grande bonté et il me semble qu'ayant déjà éprouvé votre peu de reconnaissance, je de vais être plus sage ; je m'imaginais que mes libéralités et toutes les autres marques de bienveillance dont je vous accablais tous les jours seraient capables de vous faire rentrer en vous-mêmes et vous forcer à reconnaître votre bienfaiteur.

LETTRE III.

A Thirsène

Si on ne peut mettre en doute que ceux qui agissent contre leur devoir et contre la raison, sont dans l'erreur et en danger d'en être rigoureusement punis à l'avenir (ce que tu as soutenu au conseil des Egestins) que dois-tu espérer, toi qui sans contrainte et de propos délibéré t'abandonnes à toutes sortes d'iniquités ; tu sembles me rendre plus de justice en attribuant mes actions à la divine providence.

LETTRE IV.

A Licinne.

Si j'eusse été présent lorsqu'en l'assemblée des Léontins tu demandais avec tant de curiosité, qui, et d'où j'étais ? quels furent mes parents ? j'aurais pu satisfaire ta curiosité et je t'aurais épargné en même temps une démarche si peu convenable, en te répondant que mon nom est Phalaris, fils de Léodamente, né en Astipalèse, banni de mon pays, tyran d'Agrigente, expert en beaucoup de choses, et jusqu'à présent d'un courage invincible. Voilà qui je suis, apprends désormais à me connaître ; pour moi je sais que tu n'es qu'un tissu de vices et de crapules, sans foi et sans religion, rebelle aux lois, outré dans tes plaisirs infâmes, mol et efféminé en temps de paix, le coeur rempli de bassesse et ne cherchant que la retraite en temps de guerre. Dis-moi, si après un portrait si fidèle je dois demander aux Léontins qui tu es ? J'espère que ces peuples lassés de la guerre que je leur fais, te rendront bientôt prisonnier entre mes mains, pour être puni de la témérité des discours que tu as tenus à mon sujet, et pour réparer par une captivité dure et équitable tous les crimes dont tu es noirci.

LETTRE V.

Aux Léontins.

Si vous voulez voir finir la guerre que je vous fais pour goûter la tranquillité d'une paix bien assurée, livrez-moi Licinne, afin qu'épuisant sur lui toute ma fureur, je rende le calme et le repos à votre ville. Craignez qu'en conservant encore ce traître vous n'éprouviez mon juste ressentiment et soyez sûrs que me renvoyant ce téméraire, je le punirai avec autant de rigueur que vous le désirez tous.

LETTRE VI.

A Zéusibe.

Quoique la faute que toi et ton fils ont commise ne dût mériter aucun pardon, néanmoins comme je sais que l'un n'a pêché que par trop de vieillesse et l'autre par trop dé jeunesse, je veux bien vous la pardonner, mais à condition que l'expérience que tu dois avoir acquise, étant parvenu à un âge si avancé, te rendra sage, et que ton fils profitera des avantages qu'un âge peut apporter pour apprendre à suivre ou à éviter les différentes voies qui nous conduisent, ou à la vertu, ou au crime : ainsi les mêmes raisons qui vous font aujourd'hui éprouver ma clémence, pourraient dans la suite vous immoler à ma justice, si vous ne profitez de ces sages avis.

LETTRE VII

A Eveno.

J'avais résolu d'abord de faire mourir ton fils que je tiens prisonnier, pour le punir des outrages qu'il a faits aux capitaines de mon armée ; mais j'ai trouvé la vengeance trop douce pour son crime, et je crois que le laissant vivre, sa captivité sera pour toi un plus dur supplice que sa mort, car tu n'aurais pu survivre à sa perte, mais sa misère toujours présente à tes yeux te causera un tourment perpétuel : juge par là si je sais me venger.
Adieu.

LETTRE VIII.

A Sameas.

Comme je t'ai toujours reconnu une droiture de cœur à l'épreuve de tout, une sensibilité pour autrui admirable et que loin d'envier le bonheur de tes voisins, tu t'en réjouis et leur en souhaite ; j'ai cru être obligé de te faire part de la grande victoire que j'ai remportée par terre et par mer, et enfin t'apprendre la défaite entière de la cavalerie ennemie; avoue que cette nouvelle démonte toute ta politique et que l'ironie sied bien au vainqueur ; après cela que ce triomphe ne soit point cause de ton désespoir.

LETTRE IX.

A Cléostrate.

Je ne puis m'empêcher d'être surpris et de regarder comme un prodige les effets merveilleux que l'on attribue à ta morale et à tes remontrances : je m'étais toujours imaginé que pour corriger autrui il était nécessaire d'être parvenu à un degré de pureté exempte du plus faible reproche : ainsi, ne trouve pas mauvais si je n'ai pas grande foi à tes miracles, puisque tu veux réprimer chez les autres ce que la faiblesse de ta nature te fait conserver avec
tant d'habitude. Pour devenir censeur sévère des vices des hommes, il faut auparavant se connaître soi-même et se faire la première application de nos satyres.

LETTRE X.

A Lacrite.

Je sais que tu as tous les sujets possibles d'être sensible à la mort de ton fils, j'y prends autant de part que s'il m'appartenait ; et quoique ces sortes de malheurs n'ébranlent pas pour l'ordinaire ma fermeté, tenant pour maxime que ces douleurs et ces chagrins excessifs sont inutiles et ne réparent pas notre perte, néanmoins j'en ai été troublé et j'ai ressenti des émotions qui m'étaient jusqu'alors inconnues : cependant ce qui doit nous consoler, c'est qu'il est mort les armes à la main, combattant avec courage pour la patrie et en forçant la victoire de le suivre partout ; sa fin est considérable, sa destinée est honorable et digne d'envie ; et ce qui doit arrêter le cours de nos larmes, c'est qu'ayant vécu sans reproche, sa mort est le triomphe de sa vertu. Car quel est l'homme, quoique né avec les plus nobles sentiments et avec une élévation d'âme non commune, qui puisse répondre de ne s'écarter jamais de lui-même et de ne pas tomber dans la faiblesse des autres hommes ? Souvent les passions les plus grossières nous paraissent au commencement, ou des amusements, ou des occupations que le monde autorise. L'ambition, par exemple, qui semble être inséparable du héros, à quels travers ne nous expose-t-elle pas ? L'amour que l'on regarde comme un passe-temps, un délassement d'esprit, un jeu et un amusement innocent, ne produit-il pas tous les jours des effets cruels, et ne cause-t-il pas aux plus grands hommes des faiblesses honteuses, aux animaux mêmes ? Enfin, l'homme environné sans cesse de tant de différents ennemis jaloux de sa grandeur, ne se trouve pas toujours assez sort peur résister à tant d'orages.
C'est pourquoi celui qui sort de ce monde après avoir soutenu courageusement tous les assauts qu'il nous y faut essuyer, loin d'être regretté, nous doit rendre jaloux de son bonheur ; sois donc persuadé qu'il s'est acquitté envers toi des grâces que tu lui as faites en le mettant au monde, en se rendant digne de vivre par une attention parfaite sur lui-même et une conduite louable, et après avoir cherché la mort dans le lit d'honneur ; c'est pourquoi, mon cher Alacrite, la fermeté, dans cette occasion, doit faire taire la nature et te faire supporter plus patiemment un malheur inévitable pour tous les hommes.

LETTRE XI.

A Megaele.

Je t'ai envoyé les chevaux que j'ai cru les plus propres pour la guerre et qui sont déjà faits au feu, avec ordre à Ténère qu'il te fournisse de l'argent ; si tu as besoin de quelque chose, ne crains pas de m'en avertir, car je veux tout t'accorder.

LETTRE XII.

A Aglas.

Tu me conseillais de cacher dans le sein de la terre les trésors que dieu a bien voulu me donner ; cette précaution m'a paru trop basse et trop rampante pour la suivre: je laisse ces indignes soins aux hommes craintifs qui, employant toute leur vie à entasser biens sur biens, sont dans une perpétuelle méfiance de les perdre et semblent, en les cachant dans le centre de la terre, vouloir ensevelir la honte et la bassesse de l'avoir si mal acquis. Pour moi qui n'appréhende que l'inconstance de la fortune et qui fais consister mon bonheur à trouver de véritables amis, je distribue mes biens et en fais part à ceux sur l'amitié desquels je puis compter ; tu es le seul qui a méprisé mes présents de sorte que si par un revers du sort je me voyais tomber le sceptre des mains, je ne trouverais pas en toi un ami pour me consoler de ma disgrâce ; ainsi je te prie de ne point refuser le présent que je t'envoie : et si par une délicatesse inséparable de ton grand coeur, tu ne veux pas le posséder en propre, garde-le comme un dépôt et rends-moi la justice de croire que tant que je connaîtrai la fidélité et la sincérité de mes amis, je ne confierai rien à la terre ; car ce serait pour moi une grande satisfaction, si je tombais dans le malheur, de voir mes amis fortunés et ma chute m'en serait bien moins sensible.

LETTRE XIII.

A Eumel.

Si, selon les sentiments de la nature, il n'est point injuste de se venger de celui qui nous a le premier offensé, tu dois tout appréhender de mon ressentiment, toi qui as recherché avec tant d'étude à me nuire.

LETTRE XIV.

A Erodie.

Je sais que pour faire éclater avec plus de sûreté la vengeance il ne faut pas menacer celui que l'on veut accabler de crainte qu'il ne cherche les moyens de détourner la tempête ; mais je laisse aux esprits communs et aux coeurs nourris dans la bassesse, ces indignes projets : un homme d'honneur ne doit pas attaquer son ennemi au dépourvu : ainsi je t'avertis que je te punirai pour m'avoir offensé et je ne te donne cet avis que pour augmenter ta peine par l'attente de la punition et par le châtiment même.

LETTRE XV.

A Ariphet.

Tes ouvrages méritent d'être vantés et d'être mieux récompensés que je n'ai fait ; mais je te prie de ne me rien demander touchant mes affaires parce qu'elles ne peuvent être trop secrètes.

LETTRE XVI.

A Amphionom.

Quand je fais quelques présents aux hommes d'un mérite distingué, je ne crois pas leur faire grâces, au contraire, je m'estime heureux quand ils veulent bien les accepter; ainsi juge du plaisir, que tu m'as fait en ne méprisant ce que je t'ai envoyé.

LETTRE XVII.

A Erithie sa femme.

Je reconnais bien, mon Erithie, toutes les obligations que je t'ai, tant par rapport à moi que par rapport à mon fils que je t'ai laissé, puisque étant banni de notre pays loin de vouloir te remarier tu as généreusement rejeté toutes les propositions qui t'ont été faites sur ce sujet. A l'égard de mon fils, tu lui sers de père et de mère : quoi de plus louable que d'avoir conservé dans ta situation assez de tendresse pour Phalaris, pour ne te pas oublier, et pour Paurolas assez de naturel pour ne pas vouloir partager entre un autre et lui toute ton inclination ; ainsi pour second mari tu es contente du premier et tu as bien voulu conserver le fruit de nos amours. Persévère donc dans ces nobles sentiments, et ne cesse jamais de répandre tes grâces sur le père et sur le fils, jusqu'à ce qu'il n'ait plus besoin ni de père ni de mère : ne crois point que je te recommande avec tant d'instance son éducation, par la méfiance que j'aie de ton exactitude et de ton attention pour ce sujet, mais comme tu sais, il est naturel à un père qui n'a qu'un seul fils, d'en craindre la perte et d'en souhaiter la perfection ; c'est pourquoi ne t'étonne pas si je t'en parle si souvent dans cette lettre.
Adieu.

LETTRE XVIII.

A Paurolas son fils.

Mon fils, la première démarche de l'honnête homme, c'est d'honorer et respecter ceux qui nous ont donné l'être, et mesurer notre reconnaissance aux grâces qu'ils nous ont faites en nous tirant du néant. Et quoiqu'un fils bien né doive aimer avec une égale tendresse son père et sa mère : cependant s'il se trouvait dans la cruelle nécessité de s'éloigner de l'un ou de l'autre, il serait plus convenable d'abandonner le père, parce que outre que la mère supporte les douleurs de l'enfantement qui lui coûtent souvent la vie, elle est encore chargée du soin d'élever ses enfants jusqu'à un certain âge; et le père, qui n'a point essuyé toutes ces peines, ne laisse pas de partager le plaisir de voir son fils élevé et en état de recevoir les impressions d'une solide vertu. Mais ce qui doit te rendre encore plus sensible aux bontés de ta mère, c'est que par mon exil elle a eu seule tout le soin de ton éducation; rends-lui donc ce que tu devrais à tous deux, je te tiendrai compte de tout l'amour que tu auras pour elle ; va au devant de tout ce qui peut lui faire plaisir, soulage notre exil par tes tendres caresses, embrasse-la quelquefois pour moi et sois sûr que ta grande reconnaissance pour ta mère comblera de plaisir Phalaris ton père.

LETTRE XIX.

Au même.

Tout ce qu'un père doit raisonnablement faire pour son fils, je l'ai fait, Paurolas ; c'est à toi maintenant de t'en acquitter envers moi, si tu ne veux tomber dans le vice de l'ingratitude ; cependant tu méprises les sciences, je t'en ai souvent repris ; que veux-tu donc qui te distingue des animaux ? sujet aux mêmes faiblesses, n'auras-tu point de vertu qui t'élève ? ignores-tu que la science est la nourriture de l'âme et de l'esprit ? Peux-tu te résoudre à vivre dans l'obscurité sans connaître tout ce qui t'environne ? Quoi ! tu n'auras pas la noble curiosité d'apprendre les beaux effets de la nature! peux-tu jouir de la vue de tant de prodiges, sans vouloir en approfondir la cause ? Enfin, mon fils, tu ne peux pas me donner une plus grande satisfaction qu'en cultivant ton esprit par la recherche de tout ce qu'il y a de plus digne de l'occuper.

LETTRE XX.

A Erithie.

Si tu n'oses envoyer Paurolas en Agrigente parce que j'y fais observer les lois avec sévérité (ce qui passe pour tyrannie parmi le peuple qui ne veut point de subordination) il faut que tu aies bien de la faiblesse; si c'est la nature qui te fait agir, il y a de l'injustice en ne voulant pas partager avec moi les fruits de notre mariage ; car selon la cause génératrice, le fils tient plus du père que de la mère ; mais selon le droit naturel, il appartient à tous les deux ; ne pense donc pas qu'en me l'envoyant, l'inclination et la tendresse qu'il a pour toi se ralentissent, je lui mettrai toujours devant les yeux ce qu'il te doit : car le plus grand bien que nous puissions faire à nos enfants c'est une heureuse et une noble éducation, c'est un trésor inestimable. Ne fais donc pas de difficulté de m'envoyer Paurolas afin qu'il s'en retourne dans un équipage convenable au fils de Phalaris et d'Erithie, et que du moins en mon absence, vous jouissiez des grandes richesses que j'ai amassées. Car qui serait l'homme assez dénaturé pour chercher à s'enrichir, dans la vue seulement d'en faire part à ses amis, sans se soucier de sa femme et de son fils ? Mais comme il est convenable, et qu'il est du devoir d'un père et d'un mari d'élever sa famille, j'ai résolu de vous envoyer la plus grande partie de mes richesses par plusieurs raisons, dont la vieillesse n'est pas la moins considérable ; la mort, qui n'épargne personne et qui ne respecte aucun âge, peut m'enlever demain. De plus, la grande maladie dont j'ai été attaqué ces jours passés, m'a fait connaître que rien n'est plus fragile que l'homme, et que l'instant qui nous voit naître, nous voit finir : que Paurolas parte donc sans différer ; car l'ardeur que j'ai de le revoir doit fixer l'inconstance de la mer et des vents, pour le conduire de Candie en Agrigente, et puis s'en retourner.

LETTRE XXI.

A Paurolas.

J'ai reçu la couronne que tu m'as envoyée, pesant six cents écus d'or, et je l'ai acceptée d'autant plus volontiers qu'elle vient de toi, et que je reconnais par ce présent ta grandeur d'âme. Je ne m'en suis servi que le jour que je sacrifiai aux dieux de notre pays, pour la victoire obtenue contre les Lorintins, et puis je l'ai renvoyée à ta mère, parce que je n'ai trouvé personne qui la méritât mieux qu'elle : ce nous sera une couronne inestimable, si tu réponds aux grandes idées que nous avons de toi et que tu n'aies d'autre guide dans toutes tes actions que la vertu.

LETTRE XXII.

Au même.

Lorsque je fus en Himère pour quelques affaires nécessaires, les filles de Stésichore chantèrent quelques oeuvres poétiques ; les unes faites par leurs pères, les autres par elles-mêmes. Et quoique leurs vers n'eussent pas la même force ni la même beauté que ceux de leurs pères, je ne laissai pas d'admirer la grande érudition de ces jeunes filles dans un âge si tendre, et d'envier le sort de ces heureux chefs de familles qui recueillaient par ces jeux d'esprit les fruits d'une éducation heureuse et noble, et de laquelle ces savantes vierges avaient su si bien profiter. Ainsi, mon cher Paurolas, épargne-moi la bassesse d'être jaloux du bonheur d'autrui ; dis-moi quelles sont tes résolutions et quel est ton but en t'appliquant seulement aux exercices du corps, comme aux armes, à la chasse et aux autres travaux, et négligeant les sciences qui sont la nourriture de l'âme et la seule occupation de l'esprit ? ce doit être cependant là le premier exercice de l'homme, et les autres ne sont que des amusements et des délassements de ce même esprit. Je conviens qu'il faut avoir soin du corps pour conserver la santé, mais ces soins doivent être modérés, à moins que l'on ne fit d'autres exercices que ceux de combattre dans les jeux publics, où l'adresse et la force du corps ont plus de part que l'esprit : mais celui qui veut s'élever au-dessus du commun et se rendre capable de gouverner une république, doit travailler sans cesse pour s'acquérir cette sagesse consommée, cette conduite irréprochable, cette droiture de moeurs à l'épreuve de toutes les passions. Et enfin cette connaissance parfaite de soi-même pour mieux connaître les autres hommes ; qualités si nécessaires à ceux que la fortune a mis au-dessus des autres. Ne t'imagine donc pas qu'il suffise à un prince de savoir dompter un cheval, quelque fougueux qu'il soit, l'accoler avec adresse et de bonne grâce, se servir des armes avec vigueur et avantage ; et en un mot posséder toutes les autres qualités du corps. Tu te tromperais, mon fils ; il est vrai qu'un guerrier ne doit pas ignorer ces nobles exercices ; mais il faut de la tête et de la prudence à un héros, la valeur et la grandeur en sont inséparables, et la vertu doit conduire toutes ses actions ; et ce sont là des qualités de l'âme que nous ne pouvons acquérir qu'en faisant une grande attention sur nous-mêmes, et par une longue expérience. Ne suis point les dangereuses maximes de ce politique qui soutient qu'un prince pour se maintenir doit être tyran, et que pour la tyrannie l'étude et la science sont inutiles ; qu'il ne faut qu'un corps robuste et un coeur insensible : je ne fais cette digression, mon fils, que pour te donner une idée si affreuse de la tyrannie, que tu l'évites avec soin : car tu n'ignores pas que j'ai le malheur de passer pour tyran, vice néanmoins que je déteste, puisque je puis t'assurer que si je le suis, c'est contre ma volonté, car il n'est point de sort plus malheureux; toujours dans la crainte, toujours dans le soupçon ; se voir contraint de prendre ombrage de tout ; ne pouvoir avoir aucune confiance à personne ; être toujours exposé à perdre la vie et à regarder vos plus fidèles courtisans comme des espions, vos gardes comme des assassins et vos peuples comme autant de secrets témoins qui vous reprochent vos cruautés et votre injuste ambition. Ah ! que le sort d'un particulier est bien plus souhaitable ! du moins il n'appréhende que le tyran et ses injustes vexations. Reconnais donc, mon fils, l'erreur où était celui qui soutenait qu'il ne fallait que de la vigueur et de la force dans un tyran, et apprends qu'il a plus besoin de lumières et d'esprit qu'un autre : avec quelle politique ne doit-il pas cacher ses sentiments ? et quels différents personnages ne doit-il pas faire ? une clémence feinte et une bonté outrée doivent couvrir ses cruautés et sa tyrannie; l'agrandissement de ses états et l'intérêt de ses peuples servent de prétexte à ses projets ambitieux ; la noble ardeur de conserver la liberté de ses sujets, semble l'obliger à déclarer la guerre à ses voisins. Enfin, toute son étude n'est qu'à satisfaire toutes ses passions et à s'efforcer par un tissu de grandes actions en apparence, de s'immortaliser aux dépens d'un pauvre peuple accablé de misères, dont les cris pénètrent jusqu'aux cieux. Hé bien, mon fils, après un portrait aussi fidèle de la tyrannie, n'en concevrez-vous pas toute l'horreur et toute l'indignation qu'elle mérite. Et n'avouerez-vous pas plutôt que la clémence, la douceur et l'affabilité sont des qualités essentielles pour un prince, et qu'un état est bien plus florissant lorsque la paix y règne et que le chef mesure son ambition à l'intérêt propre de ses peuples ? Quel bonheur est plus grand pour un roi que de se pouvoir dire : je suis l'amour de mon peuple, je leur sers de père, l'air ne retentit que des voeux qu'ils font pour ma conservation; ils vivent dans une abondance et dans une aisance admirable ; le commerce leur est ouvert partout ; les autres nations envient leur bonheur et on me propose pour modèle à tous les autres princes ! Ah! mon fils, qu'un prince comme celui que je vous propose est à admirer et à suivre, et qu'il y a bien plus de gloire pour un héros de maintenir ses peuples dans la tranquillité que d'acheter le titre de conquérant en sacrifiant à une passion démesurée de s'élever et de faire la conquête du monde, le sang et le bien des pauvres sujets, qui forment et qui produisent l'autorité royale ! Applique-toi donc, mon fils, désormais à cultiver ton âme par la lecture des bons livres, afin que profitant des sages conseils de ces législateurs, tu te rendes digne de me succéder, en réparant par ta clémence et par ton humanité, la mauvaise opinion des peuples sur mon gouvernement.

LETTRE XXIII.

Aux Camarins.

J 'ai envoyé vers les Gelliens et Léontins pour leur faire savoir que j'ai besoin d'argent ; je vous écris aussi afin que vous preniez vos mesures pour m'en envoyer au défaut d'armes, de chevaux et d'hommes, dont vous dites votre ville dégarnie ; sitôt que les Léontins ont reçu mes ordres, ils m'ont envoyé cinq talents, et les Gelliens m'en ont promis dix : ainsi je compte que vous ne serez ni moins exacts que les Léontins, ni moins libéraux que les Gelliens.

LETTRE XXIV.
Aux Léontins.

Léonidas, que vous aviez envoyé pour m'épier, a été découvert, et est en ma puissance; sa témérité méritait la mort, cependant je vous le renvoie afin que vous ne doutiez pas des grands préparatifs que je fais pour vous faire la guerre ; il m'a déclaré sincèrement toute votre entreprise et m'a assuré que vous manquiez de tout, sinon de crainte, de terreur et de famine que vous avez en abondance.

LETTRE XXV.

A Ferosme.

Tu m'as demandé ce que j'espérais faire pour vaincre les Léontins qui m'ont usurpé avec toute licence des terres qui m'appartenaient ; je ne te dirai pas que le bon droit et la justice seront mes armes, n'étant point l'agresseur, mais défendant seulement mon pays ; parce que tu ne serais point de cas de telle réponse : cependant je puis t'assurer que je fais autant de fonds sur l'équité de mes armes, comme sur mes forces et sur mes trésors, n'étant point incertain de ma victoire, puisque mon ennemi se trouve dépourvu de tout et que je suis très puissant en hommes, chevaux, navires et argent.µ

LETTRE XXVI.

A Nicophème.

Tu as dit au conseil des Léontins que j'ai fait mourir dans les tourments les plus cruels tous ceux qui tenaient le parti contraire ; ton dessein en exagérant ma cruauté, n'a pas réussi : car loin que ma sévérité et ma tyrannie aient animé les Léontins à entreprendre de me faire la guerre, ils ne paraissent pas en avoir la noble ardeur. Je suis fâché qu'ils ne suivent pas tes bons conseils, car la victoire se rangerait sûrement de leur parti ; ainsi ne te rebute pas et tâche à les engager à prendre les armes ; je t'en tiendrai un fidèle compte, si tu peux les y résoudre, n'aimant rien davantage que la guerre et les combats.

LETTRE XXVII.

A Timonat.

J'ai vaincu les Léontins et ma victoire est complète : cependant je t'en ménagerai le détail de crainte que ce récit ne fut la fin de ta vie ; je ne sais si je devrais aussi t'avertir de la défaite entière des Tauromanitains et des Tancléens qui étaient leurs alliés, ni de la liberté de mes prisonniers ; après avoir reçu pour leurs rançons cent talents ; si je craignais être la cause de ta mort et que mon bonheur ne te portât des coups trop sensibles, je te ferais connaître la grandeur de mes conquêtes.

LETTRE XXVIII.

A Pythagore.

Il semble que la tyrannie de Phalaris soit fort contraire à la philosophie de Pythagore ; cependant j'espère que si j'avais le bonheur de te fréquenter, nous pourrions nous trouver semblables en bien des choses : j'ai tant ouï vanter ta vertu et ta probité, que je te regarde comme un modèle à suivre. Ta délicatesse et la droiture de tes moeurs te font fuir les tyrans et la tyrannie, mais ne me condamne pas sans m'entendre ; ferme les oreilles aux discours injustes du peuple dont la mauvaise opinion de mon gouvernement me blesse ; si j'osais aller te trouver désarmé et sans gardes, je le ferais, mais je courrais le risque d'être pris ; et si j'y vais bien accompagné, on soupçonnerait cette démarche : ainsi, si tu veux m'obliger, donne-toi la peine de venir toi-même, tu n'as rien à craindre, tu pourras m'éprouver ; car si tu me regardes comme tyran, tu trouveras que je suis plutôt homme privé ; et si tu me considères comme homme privé, tu me connaîtras quelque chose du tyran, quoique ce soit par nécessité, parce que je n'ai point d'autres moyens pour conserver cet état, que la cruauté et l'autorité absolue. Or si la bonté peut être sûrement avec la tyrannie, je désire avec ardeur te posséder dans mes états ; car t'ayant pour guide, je ne peux rien faire d'injuste, tes sages conseils et tes opinions certaines seront des lois pour moi ; et soutenu par ta conduite et par ta vertu, j'essaierai de marcher dans des voies plus douces et agréables que je n'ai fait : car le bon ou mauvais gouvernement dépend d'un sage ou d'un injuste ministre.

LETTRE XXIX.

A Thorax.

Je ne sais si je dois attribuer ton silence, ou à l'obscurité de mon style, ou à la malice à ne vouloir pas m'entendre, sache cependant que par nos comptes tu m'es demeuré redevable de deux cent talents : si tu veux le savoir plus certainement, tu n'as qu'à attendre celui qui te le fera connaître d'une manière bien différente à celle dont je te l'avais fait savoir.

LETTRE XXX.

A Ariphade.

L'ignorance, la témérité et la conduite déréglée sont des pièges où tombent presque tous les hommes ; ce sont du moins les défauts ordinaires de la jeunesse et les vices favoris de ton fils : et quoiqu'il ne m'ait laissé aucun lieu de douter de son mauvais naturel et de la dépravation de son coeur, en m'offensant avec impudence, j'ai pourtant jusqu'à présent suspendu ma vengeance, non à sa considération, mais à la tienne parce que plusieurs personnes m'ont assuré de ton intégrité et de ta bonté ; ainsi, je ne veux point que la malice et la corruption du fils troublent l'innocente vieillesse du père ; car il est à présumer que n'ayant que ce seul fils, tout débauché et abandonné à ses passions qu'il est, tu ne laisse pas d'avoir pour lui cette tendresse paternelle qui te fait encore craindre de le perdre : ainsi, l'amour du père surmonte les mauvaises qualités de l'enfant. Toutefois, si malgré tes remontrances et les miennes, il s'endurcit dans ses vices et ne veuille pas changer, qu'il soit assuré d'être puni de sa rébellion ; et afin que mettant offense sur offense, il ne puisse pas trouver de mauvais prétextes pour masquer sa témérité, je t'avertis que je lui. ai écrit tout ce que je te mande par celle-ci.

LETTRE XXXI.

A Nicenet.

Si tu es assez fou pour croire que tous les avis que j'ai donnés à ton père de tes folies, aient eu pour but la crainte que tu m'échappât, tu te trompes : et s'il n'y avait que ce sujet, il serait inutile d'écrire : rend-toi justice et rends grâces à la vieillesse et à l'honneur de ton père, qui n'ayant que toi d'enfant, mourrait de douleur si je te punissais comme tu le mérites ; j'ai compassion aussi de ta grande jeunesse et j'attribue tes fautes à ton peu d'expérience ; si cependant tu ne rentres en toi-même et ne respectes pas ma clémence, en te rendant digne du nom que tu portes et en marchant sur les traces de tes aïeux, je te punirai : ainsi, ne te repais pas de chimères; la foudre est prête à t'écraser, ne te repose pas sur la lenteur de ma vengeance : préviens donc l'orage en évitant Timandre; car il faut bien plutôt suivre l'avis profitable d'un ennemi que le pernicieux conseil d'un ami.

LETTRE XXXII.

A Antimaque.

Si tu te trouves en pouvoir de me rendre ce que je t'ai prêté, sans le faire, tu es le plus ingrat de tous les hommes ; mais si malgré tes efforts tu te trouves dans l'impuissance, la faute est pardonnable envers ceux qui regardent tout du bon côté ; cependant sache que le pardon que je t'accorde n'est que pour prolonger le payement et non pour perdre ma dette.

LETTRE XXXIII.

A Aristemène.

Quoique je sois très sensible à la part que tu prends à ce qui me regarde, cependant je te prie de modérer la douleur que la nouvelle de mes blessures t'avait causée : car elles me sont si glorieuses que, quoique je sois presque demeuré sur la place dans le combat, j'envisageais la mort, qui, selon l'opinion vulgaire, doit être odieuse à tous les hommes, comme un terme honorable et souhaiter pour la défense de sa patrie. Car quoi de plus noble et plus propre à immortaliser, que de mourir les armes à la main, en combattant pour la vertu et pour la gloire ?

LETTRE XXXIV.

A Xénopithe.

La calomnie et l'injustice de mes accusateurs ne m'effraient pas, parce que si je fais mal, j'y suis porté par la nécessité qui n'a pas de loi ; mais les autres le sont naturellement : ainsi la différence qu'il y a de moi tyran, et de vous, d'une condition privée, c'est que je confesse ma faute, quoique j'aie la liberté et la puissance d'en commettre sans en rendre compte, au lieu que vous n'oseriez confesser ce que vous niez, craignant la rigueur de la loi.

LETTRE XXXV.

Aux Catanéens.

Quand quelque-uns de vos citoyens me furent amenés prisonniers, lesquels entre tant de milliers, n'avaient nul espoir de se dérober à ma juste vengeance, parce que vous vous souciez peu de leur vie ; cependant je leur donnai la liberté, non pour vous faire croire que j'aie moins de haine et d'aversion pour vous, car vous méritez toute mon indignation, mais afin que, quand vous souffrirez les peines dues aux offenses que vous m'avez faites, la grandeur de votre misère et le poids de vos chaînes vous fassent ressouvenir de vos crimes.

LETTRE XXXVI.

Aux mêmes.

Il vous semble peut-être que vous avez trop souffert quand je vous ai puni de la cruauté que vous avez eu de faire brûler avec l'inhumanité et la tyrannie la plus grande, trente des miens parce qu'ils avaient été cause de la défaite de cinq cents hommes d'armes, après m'avoir dérobé sept talents : je veux néanmoins bien vous avertir que ces sortes de châtiments ne sont rien en compensation des tourments que je vous prépare ; car tant que la providence qui gouverne le monde entretiendra ce même monde en son harmonie, je n'abandonnerai point la haine que je vous porte ; et toutefois la guerre continuelle que je vous ferai, sera moins pour me venger, que les dieux qui ont le pouvoir de maintenir, ou de ruiner toutes choses : car en faisant jeter impitoyablement ces hommes innocents dans le feu, la noirceur de cette action ne fait pas seulement Phalaris votre ennemi, mais même tous les éléments, et le soleil qui n'a pu souffrir sans éclipse l'horreur et la bassesse de ce crime.

LETTRE XXXVII.

A Chritophème.

Toi et tous ceux qui vantent mes forces, ma politique et mes ruses en guerre et qui en prennent pour témoignage la victoire que j'ai remportée sur les Léontins, me rendent justice, sans trop m'en faire accroire. Je combats pour l'honneur, car c'est l'aiguillon de la vertu. Cependant il faut avouer que malgré mes soins et ma prudence, je dois attribuer à la fortune presque tout le gain de la bataille, parce qu'il n'est rien dans le monde qui ne soit élevé par ses faveurs, ou détruit par ses caprices.

LETTRE XXXVIII.

A Polignot.

Si tu veux recevoir encore de mes nouvelles, cesse de m'accabler de louanges et de vouloir m'élever au-dessus des autres hommes ; la flatterie est une bassesse indigne d'un homme d'honneur, et d'ailleurs si tu faisais tant de cas de moi, tu n'aurais pas refusé mes présents. Apprends donc que parmi gens d'expérience et de savoir, la parole n'est réputée que l'ombre de la chose.µ

LETTRE XXXIX.

A Axioque.

L'homme renié ne doit jamais se glorifier de sa noblesse, lorsque surtout il ne la doit qu'a ses aïeux ; car la véritable consiste dans la vertu : je n'en connais point d'autre ; tous les degrés d'honneur sont des coups de hasard qui tombent indifféremment et sans nul égard au mérite sur tous les hommes. Ainsi tout homme vertueux, quoique d'une condition basse et obscure, est plus estimable qu'un prince sans honneur et sans autre titre que sa principauté, qui est un fantôme de noblesse. En effet, que nous servent ces dignités, ces puissances, ces grands noms pompeux, si par une conduite basse et rampante, nous démentons notre naissance ? Non, ne donnons point dans ces fausses idées du siècle qui donne tout aux apparences ; sacrifions tout à la véritable vertu et avouons qu'il est bien plus louable et plus noble de commencer sa famille par soi-même et par son propre mérite, que d'emprunter son nom d'une longue suite d'aïeux dont on n'imite point les vertus : ainsi, Syracusains, ne connaissez plus d'autre noblesse que la beauté, la candeur et la pureté de l'âme, les sentiments d'honneur et les mouvements désintéressés d'un coeur bien placé et au-dessus du vulgaire sans vous amuser à vanter les hautes dignités et le rang supérieur des morts, n'admirez que leur probité et la bonne conduite qu'ils ont tenue pendant leur vie afin qu'ils vous servent d'exemples et de modèles.

Lette XL.

A Démotèle.

Je prends en bonne part les remontrances que tu m'as faites au sujet de ma tyrannie et le conseil que tu me donnes de fuir ce crime si détestable parce que, n'ayant jamais été tyran, tu ne peux pas décider ni pour, ni contre la tyrannie. Pour juger un point si important j’aurais besoin de l'autorité des dieux et non de l'avis d'un faible mortel ; car tu ignores qu'il y plus danger de se défaire de sa principauté qu'à l'acquérir ; et quoique la tyrannie dans un homme privé passât pour cruauté punissable, même selon les lois ; néanmoins dans un prince elle est, pour ainsi dire, nécessaire lorsqu'il a commencé de l'être et que sa principauté en dépend. En effet, il faut regarder la tyrannie comme la naissance de l'homme ; car il est certain que s'il était possible à l'homme de connaître avant sa naissance toutes les traverses et les malheurs dont la vie est accompagnée, il ne voudrait jamais sortir du néant ; il en est de même du tyran, si avant que de le devenir, il savait toutes les suites fâcheuses, et toutes les infortunes que cause la tyrannie, il souhaiterait cent fois plutôt de jouir du sort d'un homme privé, qui borné et sans ambition, vit dans un repos souhaitable. Ainsi, concluons, Démotèle, que comme il faudrait mieux pour l'homme très souvent de n'être pas, que d'être, il serait plus avantageux à un tyran d'être né un simple particulier, que d'être élevé à la principauté. Si donc avant que d'avoir goûté de la tyrannie tu m'avais donné ces conseils et que tu m'eusses fait connaître tous les chagrins et les misères qu'elle traîne après elle, sois certain que j'eusse suivi avec soumission tes sages avis ; mais à présent que forcé par cette même tyrannie, j'ai commis une infinité de maux, les dieux mêmes ne pourraient pas me faire changer de résolution car je sais bien que cessant d'être tyran, il me faudra cesser de vivre, parce que ceux que j'ai tourmentés ne manqueraient pas de se venger, en me faisant souffrir une mort honteuse.

LETTRE XLI.

A Épicharme.

Je suis persuadé que le conseil que vous me donnez de quitter la principauté, (ne la pouvant conserver que par la tyrannie) est plutôt un manque d'expérience qu'une envie de me chagriner. Car de même qu'un archer, après avoir décoché son trait, n'est plus dans le pouvoir de l'arrêter, aussi quand vous avez commencé d'exercer un pouvoir tyrannique, il est impossible de suivre d'autres maximes ; le peuple accoutumé, pour ainsi dire, à l'oppression et à un gouvernement dur et sévère ne regarderait ce changement que comme un prétexte pour les accabler davantage.

LETTRE XLII.

Au même.

Quoique tu sois le seul qui me fait la grâce de m'estimer intègre et équitable, et que personne n'ajoute foi à tes paroles, cependant un témoignage comme le tien me suffit parce que je te regarde comme la règle et la loi de toute la Sicile. Je méprise la multitude de ces courtisans qui, flattant sans cesse les faiblesses d'un prince, l'entretiennent dans ses folles passions et l'applaudissent en tout.
Loin de moi ces fanfarons de vertu qui profitant cruellement du faible des princes, ne font leur cour et n'établissent leur fortune qu'aux dépens de la réputation et de l'honneur de ces mêmes princes ; au contraire c'est un trésor inestimable dans une cour qu'un sage ministre, dépouillé de tout artifice, amateur de la vérité et qui n'aimant son prince qu'autant qu'il a de vertu, ne peut souffrir sans murmurer et sans l'en avertir, qu'il tombe dans les vices des autres hommes. En effet, n'est-il pas juste qu'étant élevés au-dessus des autres par les dignités, nous le soyons aussi par nos moeurs et par nos actions ; un homme privé peut se dérober au public et lui cacher ses faiblesses, mais un prince qui voit tout l'univers attentif à ses moindres actions, toujours environné et obsédé par des courtisans, qui, quoiqu'ils paraissent en apparence vanter et publier tous ses projets, sont néanmoins les premiers à les critiquer et à divulguer jusqu'à ses moindres mouvements : ce prince, dis-je, maître de tout, doit l'être assez de lui-même, pour ne rien faire que de digne de l'immortalité. Ainsi, mon cher Épicharme, soutenu par un suffrage aussi puissant que le tien, je m'estime le plus heureux des hommes, et ne brigue plus désormais l'approbation de beaucoup d'autres dont je considérais le mérite et la vertu.

LETTRE XLIII.

A Hypolicion.

Tu n'as pas besoin pour me venir trouver d'autre sauf-conduit que ma parole ; elle te doit suffire et je me fais une loi de la garder ; ainsi, si tu parais te méfier de moi, ce sera me faire injure : car rien n'est capable de me faire violer mes serments, fusses-tu même accusé et criminel envers moi. Cependant après t'avoir mandé de venir, tu me demandes un sauf-conduit; c'est, je l'avoue, m'offenser vivement et avoir bien mauvaise opinion de moi, puisque la promesse que je te faisais ne partait que de ma bonne volonté pour toi.

LETTRE XLIV.

A Polytimon.

Si jugeant de mes moeurs et de ma conduite par tes mauvaises qualités et par la corruption de ton coeur, tu te défies de moi, c'est m'accuser moins de malice que de prudence ; mais si tes soupçons ne viennent que de la mauvaise opinion que tu as de la droiture de mes sentiments, tu te trompes, et ne me connais pas ; car je suis si fidèle à ma foi et j'ai tant de délicatesse sur cette matière que je regarde comme le véritable point d'honneur, que ne croyant personne d'une âme assez vile et assez basse pour fausser sa parole et mesurant le cœur d'autrui au mien, je me suis néanmoins plusieurs fois trouvé la dupe de mon trop de crédulité ; tu peux donc venir en sûreté, pour rendre après témoignage que Phalaris garde sincèrement sa foi promise.

LETTRE XLV.

A Nicias.

Tu n'as de l'aversion pour ton fils que parce qu'il n'est pas partisan de tes défauts ; ce qui le rend estimable et cher à tout le monde. Ainsi sois persuadé que tous ceux qui aiment sa vertu détestent et ont en horreur tes vices.

LETTRE XLVI.

A Adimat.

J’ ai appris qu'il y a dispute entre ton frère et toi pour savoir lequel des deux est le plus méchant ; je veux vous accorder en vous avouant ingénument, que quoique ton frère soit le plus méchant des hommes, tu le surpasses encore lui et les autres hommes en malice et en fourberies.

LETTRE XLVII.

Aux Egestins.

Gardez-vous bien de recevoir ceux que j'ai bannis : car jamais homme n'a porté plus loin que moi la reconnaissance des bienfaits, et la vengeance des injures et des offenses : les Léontins et les Melitins vous en peuvent servir de preuve convaincante. Car les premiers pour avoir submergé ma galère ont perdu leur liberté ; et les derniers pour avoir travaillé à la sauver sont sortis d'esclavage par mon secours.

LETTRE XLVIII.

A Antisthène et Théotin.

Des présents que j'ai envoyés, Antisthène a bien voulu en prendre une partie, et Theotin n'a pas voulu en recevoir : c'est pourquoi je rends grâces à l'un et ne me plains pas de l'autre.

LETTRE XLIX.

A Ménéclès.

Si tu veux qu'on te croie ennemi des vices de ton père, ne te repens pas d'être devenu bon et sage, autrement tu perdrais la bonne opinion que les Camarins ont de toi ; car ils s'imagineraient que tu t'es couvert sous le masque de la vertu, parce que l'occurrence du temps le demandait, et que néanmoins tu es toujours le même.

LETTRE L.

A Epistrate

Il semble de la manière que tu m'écris que je sois le plus heureux et le plus content des hommes ; mais il m'en facile de te désabuser en te faisant un abrégé de ma vie. Dès ma plus tendre enfance je demeurai sans père ni mère ; parvenu en adolescence, je fus par un malheur attaché à moi, banni de mon pays, et je perdis la plus grande partie de mon bien ; je fus élevé par des gens barbares et me vis contraint, pour éviter la persécution que l'on me faisait, de fuir et d'être errant et vagabond ; et ce qui m'était le plus terrible, c'est que non seulement j'étais accablé et tourmenté par mes ennemis, mais encore par ceux à qui j'avais fait le plus de plaisirs. Enfin, las d'une vie si misérable, je vins en Agrigente, où pour me maintenir je fus contraint de devenir à mon tour tyran, conduite que je déteste et que je me reproche à moi-même : si tout cela peut se nommer félicité, certainement je suis heureux.

LETTRE LI.

A Onestor.

Tu ne peux m'obliger davantage, aussi bien que tous mes amis, qu'en ne voulant point approfondir trop avant dans mes affaires, lesquelles ne vous touchent en rien ; sinon, en ce qu'il me plaira, parce que tel est le cours de mon état, que mes ennemis le sachant s'en doivent plus réjouir, que mes amis se fâcher faute de le savoir.

LETTRE LII.

A Eteonie.

Je suivrai ton conseil en oubliant les injures qui m'ont été faites; je trouve tant de noblesse et de générosité dans cet avis, que je conçois bien à présent que la vengeance ne doit être le parti que des âmes vulgaires, incapables d' aucuns beaux sentiments : et d'ailleurs, mortels que nous sommes, la pensée cruelle de notre fin doit nous tenir en bride et servir de frein aux passions humaines : cependant malgré la grandeur des sentiments que tu me proposes, tous mes sens et la nature se révoltent contre moi, et me disent de ne me pas contenter de poursuivre Pithon pendant la vie, mais même de le suivre encore dans l'affreuse nuit du tombeau, n'étant pas naturel de pardonner à un traître, qui au désespoir de n'avoir pu séduire ni corrompre la fidélité de ma femme Erithie pendant mon exil, qu'il voulait épouser, ce qu'elle refusa toujours généreusement pour me suivre, emprunta le secours cruel et indigne du poison pour se venger de son trop de vertu et de sa juste aversion pour un commerce infâme et illégitime.

LETTRE LIII.

A Thrasinor.

Ce château que tu as abandonné, parce qu'il se défendait avec fermeté, a été pris et ruiné par Ténère et ses soldats, plus promptement que je ne t'écris cette lettre.

LETTRE LIV.

A Abarid.

L'on m'a dit que tu étais venu des monts de Tanarie en nos contrées, et que c'était le désir de converser avec les hommes illustres, qui t'y avait attiré ; et même que tu as déjà parlé au philosophe Pythagore, au poète Stésichore et aux autres Grecs si renommés par leur mérite, que tu as retiré de leurs savantes conversations un bien infini : j'ai même encore appris avec plaisir, que ton esprit entraîné par le goût des bonnes choses et par les hautes idées que ces grands hommes t'ont données des sciences n'étant pas encore satisfait des belles instructions de ces sages philosophes, voudrait en trouver d'autres pour apprendre d'eux les histoires qui te sont inconnues. Si au commencement on ne t'avait pas fait de mauvais rapports de moi, et que tu eusses pu reconnaître assez l'injustice de mes calomniateurs, pour que leurs médisances grossières n'eussent pas fait d'impression sur ton esprit ; (car si tu es prévenu contre moi il sera bien difficile de te désabuser.) Si cependant ton opinion est que pour connaître la vérité, il faille la chercher entre les hommes reconnus pour sages, viens demeurer avec moi ; bien d'autres même d'un mérite distingué m'ont fait cette grâce, et je me flatte que je pourrai démentir par ma bonne conduite tous les mauvais discours de mes ennemis et si sans vanité et sans amour propre il est quelquefois permis aux hommes de le rendre justice, je puis t'assurer que tu trouveras en moi autant d'humanité et de bons sentiments, qu'en bien d'autres, qui sont en très grande estime et vénération parmi les hommes, et auxquels Phalaris n'est point inférieur en sagesse et en prudence.

LETTRE LV.

A Orsicoque.

Si mes ennemis m'ont reproché qu'après avoir prié plusieurs fois Pythagore de me venir voir, ce sage philosophe n'y soit pas venu, parce que tu lui conseillais de m'éviter ; quel triomphe à présent, et quelle gloire pour moi, qu'un si grand homme malgré mes envieux ait bien voulu y venir et même y séjourner cinq mois dans une tranquillité admirable ! ce m'est un très grand avantage, car s'il ne s'était pas trouvé entre nous une heureuse conformité de mœurs et de sagesse ce grand législateur n'aurait pas demeuré une seule minute en ma compagnie.

LETTRE LVI.

A Hégésippe.

A présent qu'il n'y a plus de remède à l'exil de Clisthène et qu'il ne nous en reste que le chagrin de croire qu'il a beaucoup contribué à son bannissement, je puis vous en dire mon sentiment ; je ne pouvais voir sans compassion avec quelle suffisance et vaine gloire il travaillait aux affaires de la république ; je lui en mandais souvent ma pensée, et les mauvaises suites de cette trop bonne opinion de lui-même pourraient lui causer ; mes sages avis loin de le rendre attentif sur lui-même, le chagrinaient ; enivré de présomption, séduit par les amorces trompeuses des honneurs, et entraîné par l'ambition, il ne faisait aucun compte de mes conseils, il les traitait de folies et de chimères, comme si je n'avais pas eu la moindre expérience dans les affaires publiques, ou que je l'eusse fait pour appuyer ma tyrannie, ne pouvant souffrir que personne se servît d'une autre manière de gouverner que moi, ce qu'il a toujours cru, jusqu'à ce que, cruel jouet de la fortune, ces mêmes honneurs qui l'avaient élevé au plus haut degré de gloire l'ont précipité dans le néant et dans l'obscurité la plus affreuse. Bel exemple pour les hommes, qui, aveuglés par la prospérité, ne réfléchissent que sur le présent, au lieu de se dire sans cesse : Que les plus grandes fortunes sont sujettes aux plus grands revers ; et qu'ainsi, persuadés de la fragilité et de l'inconstance de cette même fortune, il faut savoir la ménager pendant qu'elle nous est favorable. Qu'il ne connaît que trop à présent, par sa funeste expérience, que Phalaris avait bien le gouvernement civil ; qu'il a lui-même éprouvé que la prospérité n'est qu'un zéphyr dont le souffle d'abord nous enchante par sa douceur, mais qui se dissipant bientôt après, ne nous laisse que le chagrin de nous en voir privé, et nous rend sa perte plus sensible que sa jouissance : que ce même Phalaris connaissant le naturel du peuple qui chérit et recherche avec ardeur la nouveauté, qui ne rend justice au mérite que par caprice et qui accable à la fin ceux qu'il avait élevés au commencement, a appris à mépriser l'approbation indiscrète de la multitude ; et en souhaiterait plutôt le blâme que la louange ; parce que sa haine s'éteint plus aisément qu'elle ne s'allume : ainsi, leurs vengeances font moins de dommage que leur bonne volonté et leur amitié ; car je te jure, Hégésippe, que pour te faire sans passion un portrait du peuple tel que mon expérience me l'a fait connaître, je te dirai d'abord qu'il est téméraire, vain ; qu'il fait sans cesse des projets sans en exécuter aucuns ; brouillon dans ses entreprises, prêt à se soulever à tous moments, inconstant, amateur de la nouveauté, sans foi, sans religion, ne donnant que dans les apparences, ne s'étudiant qu'à se tromper finement les uns et les autres, plein de déguisement, sacrifiant tout à l'intérêt, ne connaissant point la vertu pure, idolâtre de la fortune, flatteur à l'excès, soumis et rampant dans la misère, insupportable dans l'abondance, ennemi de la vérité, traître et parjure, insultant à l'infortune des autres, sans humanité, sans amitié, sans honneur, aussi prompt à louer qu'à condamner, ne suivant que la brigue et la faveur, et laissant le vrai mérite dans l'obscurité. Enfin, celui qui pour gouverner une république, cherche à complaire au peuple, prend le chemin de se perdre et de se faire mépriser : la crainte le retient dans le respect, la trop grande douceur l'en fait sortir : cependant combien voyons-nous d'hommes assez fous et assez aveuglés, pour mettre tout en usage afin de se procurer le suffrage ridicule du peuple : le père n'aime point son enfant avec tant d'empressement, l'amant le plus passionné ne recherche pas avec tant d'ardeur la belle qu'il veut épouser ; l'avare n'aime pas l'argent avec tant d'attache, et ceux qui aiment les armes, la guerre et les beaux chevaux et qui font leurs efforts pour être victorieux dans les jeux olympiques, ne prennent point tant de plaisir dans chacune de ces choses, que font ceux qui courent après la misérable gloire, la vanité, les honneurs et la faveur du peuple dont ils sont toujours les tristes victimes Ainsi, on ne peut être mieux vengé de son ennemi que lorsqu'on le voit abandonne et entraîné par ces folles passions ; comme on ne peut avoir trop de chagrin d'y voir aussi son ami plongé et enchaîné ; c'est pourquoi, vous autres parents de Clisthène, faites-lui envisager sa disgrâce comme un effet des choses humaines ; et quoiqu'il n'y ait plus de remède à sa faute, ne laissez pas de la lui remettre devant les yeux, pour qu'il en connaisse l'erreur.

LETTRE LVII.

A Antonne.

Sitôt que j'ai reçu ta lettre je t’ai envoyé de l'argent, parce que l'exactitude à rendre service et le service même sont deux plaisirs en même instant ; je t'ai donc fait tenir trois talents que tu m'as demandés, afin que, ayant la rançon de ton fils, il soit rappelé d'exil, et ne soit plus vagabond : car j'ai reconnu par expérience, combien est cruelle et fâcheuse la peine de l'exil. Je t'envoie encore trois autres talents afin de te donner les moyens de racheter les biens que tu avoir vendus. Je conseille aussi à Clisthène d'abandonner le gouvernement de la république puisque quelques soins et quelque intégrité que nous ayons, tout l'avantage reste au peuple, et le moindre événement fâcheux retombe sur nous; et si sa propre expérience ne suit pas pour l'en convaincre, que je lui serve du moins d'exemple, moi qui suis son parent et son ami : moi qui ne fus banni dé ma patrie que par mon peu de connaissance du gouvernement, et qui par la suite pour m'être trop attaché à le connaître, me suis attiré le cruel nom de tyran, qui m'a pour jamais éloigné de ma chère patrie : ce souvenir fâcheux me donne tant d'horreur du gouvernement, que je m'estimerais plus heureux cent fois de mener une vie tranquille et obscure dans mon pays, que d'être chargé des vains titres de prince et de gouverneur dans une terre étrangère; je ne t'écris ceci que pour t'obliger à te décharger d'un fardeau qui pourra t'accabler, si tu ne préviens la tempête : ainsi, n'attribue pas ces conseils à l'indigne crainte que j'ai de te faire plaisir ; je ne sais pas abandonner mes amis, mais je les sers de meilleur coeur lorsque c'est pour une bonne fin, et j'aime mieux les aider en prospérité, mes services en sont plus glorieux, et la reconnaissance plus certaine.

LETTRE LVIII.

A Clisthène.

Quoique je sois véritablement touché de ton infortune, et que tu en sois en partie la cause, pour n'avoir pas suivi mon conseil, je ne t'écris pas celle-ci pour te faire des reproches de ton peu d'attention à mes avis ; ce serait une vaine gloire qui t'accablerait, loin de te soulager : ainsi, je ne cherche qu'à remédier aux maux que tu t'es attirés, je regarde les conseils que je te donnais comme une secrète crainte que j'avais que cela n'arrivât : tu connaîtras les effets de l'amitié que je te porte quand tu seras auprès de ta mère ; je ne puis te pardonner d'avoir choisi un autre asile que chez moi, lorsque tu t'es vu contraint de sortir de ton pays, me connaissant aussi bon ami, comme je le suis ; craignais-tu mes reproches ? si cela est, je ne te blâmerai point tant; puisque c'est une sagesse d'avoir honte de ses fautes passées, et que c'est un sûr moyen pour n'y plus retomber.

LETTRE LIX.

A Léonide.

Quoique tu aies mis tout en usage pour persuader aux Camarins de me déclarer la guerre, je suis certain que tes conseils si sages et si prudents n'auront aucun effet ; je saurai mieux me venger que toi.; mes actions te répondront de mon ressentiment, et les Camarins instruits de ma sévérité, lorsqu'on ma offensé, et de ma douceur, quand on veut vivre en bonne intelligence avec moi, craignent encore les justes effets de mon courroux.

LETTRE LX.

Aux Ennesiens.

Je ne sais si c'est me flatter, que de croire que vous me devez votre liberté ; malgré votre ingratitude je vous la procurerais encore, si j'en trouvais l'occasion ; si vous me refusez un peu de reconnaissance, renvoyez-moi du moins l'argent que je vous ai prêté, j'ai envoyé par toute la Sicile pour en chercher.
Les Léontins et les Géliens m'en ont prêté libéralement ; les Hialésiens et les Phintiesiens m'en ont promis ; serez-vous les seuls qui m'abandonnerez dans mes pressants besoins, après vous avoir prévenus dans les vôtres. Et la générosité de vos cousins, ne vous fera-t-elle pas rentrer en votre devoir. Que penseraient-ils de moi, s'ils savaient que j'eusse assez de faiblesse pour me réduire à la dure nécessité d'emprunter pour ménager des ingrats à qui j'ai rendu service d'une manière si gracieuse. Ainsi, si ces raisons ne sont pas assez fortes pour vous obliger à me renvoyer mes deniers, je saurai vous y contraindre et vous faire repentir de votre digne négligence.

LETTRE LXI.

Aux mêmes.

Je ne m'attendais pas aux manières basses et rampantes que vous avez avec moi, et je ne m'étais pas pu imaginer qu'après vous avoir secourus dans vos plus pressantes nécessités, vous eussiez assez de témérité pour ne me renvoyer que huit talents sur un si grand nombre que vous me devez, encore en retenez-vous quatre ; ce procédé injurieux m'outrage un tel point, que je serais moins outré de la perte totale de mon dû ; c'est à vous de vous justifier, et de me faire savoir par vos ambassadeurs le sujet de ces lâches démarches ; si c'est par nécessité, et que vous ayez été obligés de charger le peuple pour le recouvrement de ces deniers, je remets le reste de bon coeur à votre ville. Phalaris a l'âme trop noble et trop grande pour souffrir cette tyrannie, et pour vous en donner des marques, je suis tout prêt de vous renvoyer les talents que vous m'avez rendus, pourvu qu'ils soient employés pour le bien public, et non pour ceux, qui sous prétexte de gouverner une république, en sont plutôt les tyrans, que les pères, et ne songeant qu'à leurs intérêts particulier sucent le sang du pauvre peuple, et rendent par ce moyen une république indigente et malheureuse. Quant à ce qui regarde les statues que vous voulez m'ériger à cause des services que je vous ai rendus, je sais trop bien obliger, pour vouloir des témoignages si publics de ma libéralité, une simple reconnaissance me suffit, et je prétends vous faire un présent égal à la dépense que ces fantômes d'honneur vous auraient contraints de faire.

LETTRE LXII.

A Hiéron.

Bien que je sois en droit de me plaindre de toi, par rapport aux mauvais discours que tu as tenu de moi aux Léontins ; cependant j'ai pris le parti de me taire, te méprisant trop pour te croire capable de m'offenser, et sachant que les éléphants des Indes ne font aucune estime des moucherons.

LETTRE LXIII.

A Aristenet.

La vieillesse ne m'est point ennuyeuse, d'autant plus que ce n'est pas mon autorité, ni ma sévérité qui s'affaiblissent ; tout mon chagrin est de voir que tu me crains outre mesure, et c'est une faiblesse indigne de l'homme ; puisque plus le sort nous est contraire, plus nous devons avoir de fermeté, la crainte étant un supplice plus rude que le malheur même.

LETTRE LXIV.

Aux Milésiens.

Vos ambassadeurs m'ont proposé de vous prêter quelque argent, quoique je n'en aie pas beaucoup à cause des guerres, qui m'en ont consommé une grande quantité ; je croirais, néanmoins m'écarter du devoir d'ami, si je cherchais quelque excuse pour ne pas vous en envoyer : mais la grâce que je vous demande c'est de n'en pas agir comme bien d'autres qui dans l'espérance de recevoir du recours de moi, m'accablent de louanges et d'honneurs, et qui lorsqu'il est question de rendre, me traitent de tyran et d'usurpateur : ainsi, lorsqu'un homme a assez de facilité pour prêter son bien, il est encore moins dangereux de le prêter à un particulier, qu'à toute une république ; car du moins vous ne vous faites qu'un ennemi faible et sans ressource ; mais comme je crois que vous avez autant d'honneur que de probité, je vous envoie ce que vous me demandez.

LETTRE LXV.

Aux mêmes.

Je ne vous ai point renvoyé vos ambassadeurs avec cette lettre ; ce n'est pas que je ne fasse cas de votre manière de louer, mais parce que je n'ai rien fait jusqu'à présent qui mérite de l'être ; je me suis imaginé que ces éloges n'étaient qu'un artifice avantageux dont vous vous serviez pour établir ma réputation chez vos voisins : mais gardez-vous de la fausse prévention des hommes qui ne jugent que selon leurs intérêts et leurs caprices, et qui me regardant comme un homme cruel et méchant, pourraient avoir les mêmes sentiments de vous, qui cherchez à m'élever. Ainsi, puisqu'ils ne m'en croiraient pas moins tyran et qu'ils vous en estimeraient moins, vos louanges me semblent inutiles.

LETTRE LXVI.

A Aléandre.

Ne pense pas qu'il y ait quelques hommes capables de me faire trembler, et toi moins que tout autre : endurci comme je suis aux fatigues de la guerre, que je n'ai jamais entrepris que pour de justes raisons, et avec de puissantes forces, je connais mieux qu'un autre l'inconstance de la fortune ; je sais qu'elle favorise les armes, et qu'il faut presque autant de bonheur que de conduite à un général ; mais je me suis jusqu'à présent mis au-dessus de ses revers, ma raison et ma constance me rassurent, et l'espérance que j'ai en la justice des dieux, me fait croire que je vaincrai partout mes ennemis lorsqu'ils auront la témérité de m'attaquer.

LETTRE LXVII.

A Carbon.

Comment se peut-il faire que ceux qui condamnent ma sévérité et la cruauté de mes supplices, ne vous aient pas averti, vous qui ne cherchez qu'à m'attaquer et m'offenser : en sorte que l'on plaint seulement ceux qui souffrent le juste châtiment dû à leurs crimes et on ne cesse pas de chagriner et de forcer Phalaris à punir ; mais je connais votre mauvais caractère et votre coeur endurci dans le crime : vous m'offensez quoique vous publiiez que je suis cruel et sans miséricorde ; que feriez-vous, si je vous traitais avec douceur ? cessez donc d'être méchant, je cesserai d'être tyran et barbare.

LETTRE LXVIII.

A Cléodie.

Pourquoi es-tu assez imprudent pour entreprendre de me nuire, sans savoir si tu le peux ? et pourquoi le veux-tu faire pour plaire à la nièce d'un vil artisan, noirci du crime d'avoir assassiné son beau-père, et qui ne doit sa fortune qu'à cette énormité et ce parricide ? Je veux néanmoins ne pas exécuter les transports de mon juste ressentiment, et affaiblir ma vengeance par un torrent d'injures ; je veux te punir de la même manière, toi et tes descendants que tu cherchais à le faire sans t'en avoir donné sujet.

LETTRE LXIX.

A Pollux.

Il semble par tes lettres que tu es fort surpris de mon changement de vie, parce qu'auparavant j'étais ravi de me montrer à un chacun avec plus d'assurance qu'un tyran n'aurait dû faire, et maintenant à peine me fais-je voir de mes parents, de mes meilleurs amis : j'évite avec grand soin les hommes ; cependant cette manière de vivre ne doit pas t'étonner, puisque je n'ai point trouvé de bonne foi, non seulement dans le commun des hommes, mais encore dans mes plus proches et meilleurs amis ; les passions maîtrisent tous les hommes, chacun agit selon son propre intérêt, la bonne foi et la sincérité sont bannies de la société, la plus fine fourberie est le seul canal qui conduit à la fortune : ainsi, je crois qu'il est plus convenable de demeurer dans les déserts affreux d'Afrique, et dans les bois inaccessibles de Numidie, habités seulement par les bêtes les plus féroces, que de vivre parmi les hommes ; et il y a plus de sûreté avec les lions et avec les serpents. Je ne te dis tout ceci que par la funeste expérience que j'ai faite de leur infidélité.

LETTRE LXX.

Au même.

Pourquoi as-tu publié en pleine assemblée l'horreur des supplices dont je me sers pour punir les méchants, sans avoir fait connaître les raisons et les causes de ces terribles châtiments ? Tu veux donc me faire passer pour un tyran, tout couvert du sang du peuple, et tu ne veux pas me rendre la justice de faire voir, que si je punis rigoureusement, les coupables sont noircis de crimes si affreux, que le ciel courroucé de ces infamies m'écraserait de sa foudre, si j'avais moins d'exactitude et de sévérité.

LETTRE LXXI.

A Timosthène.

Ne laissez les soldats dans l'inaction, la mollesse lui rendrait les travaux de Mars insupportables ; qu'une partie laboure dans le château ; que l'autre fasse des digues pour empêcher l'inondation de la mer, afin que le cours de ses rapides eaux étant détourné, les champs devenus stériles par ses vagues et ses débordements, deviennent fertiles et abondants ; et nous reconnaîtrons ceux qui auront le plus d'empressement à remédier à ces incidents naturels.

LETTRE LXXII.

A Cléomenide.

Nous t'avons envoyé les dons convenables aux jeux gymniques, savoir, des caques d'huile et quatre cents muids de froment, et nous en avons aussi envoyé à ton fils, qui conviennent à la jeunesse, comme le vin, les vers de Stésichore, quoique peut-être il se trouve quelques Syracusains qui pensent que ces présents envoyés par un tyran, sont un prétexte pour couvrir plus adroitement ses injustes projets.

LETTRE LXXIII.

A Policlet.

J'ai bien voulu, à ta considération, pardonner à Calesere qui avoir conjuré contre moi ; ce que je sais de lui-même, aussi bien que ses complices ; il m'a même avoué le lieu, le temps et les moyens dont ils devaient se servir pour cette exécution : j'ai voulu par ma clémence lui faire ressentir l'horreur de son projet et lui rendre la vie qu'il voulait me ravir ; il t'en a toute l'obligation : car quoiqu'il ne soit pas venu à bout de ses détestables desseins, ce n'est pas la volonté qui lui a manqué, c'est la puissance et l'occasion.

LETTRE LXXIV.

Aux Catanéens.

J’ai appris que vous accusiez Policlet de trahison envers les Agrigentins ; parce que me voyant à l'extrémité, il entreprit de me guérir, et me traitant plutôt en ami qu'en médecin, il me rendit la vie : votre témérité m'étonne, vous qui devriez publier sa connaissance parfaite de la nature et du corps de l'homme, et louer son grand savoir. Vous le blâmez, mais qu'a-t-il besoin de louanges populaires ? sa bonté et ses bonnes moeurs sont connues ; je lui dois la vie et je l'ai comblé de tant de biens, qu'il est à l'abri de vos calomnies, et le plus riche homme de Sicile ; je suis certain que vous enviez plutôt sa fortune, que la convalescence de Phalaris.

LETTRE LXXV.

A Gorgias.

Je trouve plus d'esprit, plus de grâces et plus de vivacité dans tes lettres, que de raison et de solidité ; et l'idée que tu me donnes de l'avenir, me paraît bien chimérique, car je n'ai jamais appréhendé la mort, ni les supplices, et j'ai cru penser en homme de bon sens, parce que le terme fatal de l'âme n'est pas conduit par les hommes. Ainsi, je trouve que celui-là est bien fou, qui toujours occupé de l'avenir, se figure de pouvoir le prévoir, et l'ayant prévu, ou éviter le mal dont il est menacé, ou suivre le bien qui lui est promis, ce qui me paraît tout à fait contre le sens commun ; et si au contraire, quelque prévoyance que l'on en ait, on ne peut éviter les tristes revers de la destinée. Quelle folie de s'étudier à percer dans ce labyrinthe ! quelle mortification pour l'homme ambitieux, de ne pas seulement connaître ce qui l'entoure, et ce qui est à son usage ! et quelle témérité en même temps de vouloir s'élever jusqu'à son maître et de s'efforcer d'en pénétrer les secrets ! Qu'il te souvienne qu'autrefois, Éaque, Minos et Rhadamanthe eurent assez de présomption pour se dire enfants de Jupiter et par conséquent immortels, ils n'ont pas laissé pour cela de subir le sort commun des hommes ; que leur folle ambition modère la tienne, toi qui veux approfondir ce que tu ne saurais comprendre : laisse-là tes chimères et sache que l'homme vertueux ne doit jamais trembler à l'approche de la mort, ni s'étonner des caprices du sort.

LETTRE LXXVI.

A Alacrite.

Il n'était pas nécessaire de t'exposer aux plus grands dangers pour me prouver ta valeur et ton grand coeur : mais puisque ta vertu a surmonté ma crainte, poursuis cet heureux présage, tu seras par tout victorieux. Cependant si je ne consultais que la tendresse que j'ai pour toi, je t'ordonnerais de lever le siège et de revenir, m'étant plus cher que la conquête du monde entier: mais je craindrais de dérober à la postérité des actions si héroïques, que je ne puis me résoudre à te rappeler. Modère donc du moins cet excès de vivacité qui t'entraîne partout, et songe que dépourvu d'amis, comme je suis, tu dois te ménager pour moi, et satisfaire en même temps l'amitié et la gloire.

LETTRE LXXVII.

A Timolas.

L'innocence et l'infaillibilité ne peuvent être attribuées qu’à dieu ; mais avoir failli, et se relever par sa chute même c'est le propre de l'homme ; ainsi celui qui après être tombé dans le désordre, n'a pas assez de raison pour reconnaître sa faiblesse et pour s'en corriger, n'a rien qui le distingue des animaux : car qui ne sait pas profiter de l'adverse fortune et rappeler sa vertu, est indigne d'être homme.

LETTRE LXXVIII.

A Polynestor.

Alacrite m'a assuré de ta bravoure et de ta fermeté dans les attaques, et que par le secours de ton infanterie et par tes sages conseils, la ville a été prise. Mais il ne suffit pas à un général d'être brave, prudent et intrépide, ces qualités lui sont essentielles ; il faut encore qu'il soit libéral jusqu'à la profusion, familier et d'un facile accès, simple dans toutes ses actions, qu'il ait une connaissance particulière de ses officiers, qu'il se connaisse lui-même, qu'il ne récompense que le mérite ; que la faveur et la prévention ne l'emportent pas sur la vertu, et qu'il sache distinguer ceux qui se sont les plus signalés dans une action, pour les récompenser avec éclat, qu'il fasse partager le butin aux soldats, et que par ce moyen il l'anime à bien faire, si la véritable gloire ne le peut pas. Voilà, mon cher Polinestor, comme se conduisent les grands héros, et je ne connais pas d'autre route pour le devenir.

LETTRE LXXIX.

A Lysandre.

Nous avions combattu avant que le secours que tu nous as envoyé fût arrivé, parce que les ennemis furent découverts avant que la cavalerie d'Euclide fût venue : ainsi faute de troupes nous n'avons remporté que le vain honneur d'être maître du champ de bataille, et cette faible victoire ne doit être attribuée qu'au peu de gens qui ont combattu ; parce que nous étant beaucoup exposés, nous méritons bien un peu de gloire.

LETTRE LXXX.

A Arimaque.

La mauvaise opinion que les hommes de ce siècle ont de moi me surprend d'autant plus qu'ils tombent eux-mêmes dans de pareils égarements : ce qui me console, c'est qu'ils sont injustes de dessein prémédité et par nature, et que leur malice me contraint à paraître tout autre que je suis : ainsi, je publie franchement ce qu'ils n'osent avouer, crainte de punition; et je ne suis tyran, que parce qu'ils voudraient l'être eux-mêmes.

LETTRE LXXXI.

Aux Astipaleziens.

Que c'est avec raison qu'on dit que l'amour de la patrie est la passion la plus forte dans l'homme; puisque environné d'honneurs et de biens, je n'en goûte qu'imparfaitement la douceur, éloigné de ma chère patrie ! Je vous envoie par vos ambassadeurs des fonds pour rétablir votre ville, et j'aurai une parfaite joie, si vous recevez mes présents plutôt comme un témoignage de ma vertu, que de ma libéralité; puisque l'un marque la bonté de l'âme, et l'autre n'est qu'un effet d'une fortune riante et abondante.



LETTRE LXXXII.

Aux Athéniens.

Votre sculpteur, Périlas, est venu me trouver, et m'a présenté de ses ouvrages, que j'ai trouvés excellents et finis ; et après les avoir vus avec le plaisir que peuvent causer des peintures délicates et parlantes, je l'ai reçu avec distinction, et l'ai comblé de biens, tant à cause de l'excellence de son art, qu'à cause de sa patrie. Après quelque séjour ici, il forgea un taureau d'airain, plus grand que la nature, et m'en fit présent : cette nouvelle invention me donna beaucoup de plaisir, d'autant plus que c'est un animal nourri avec les hommes, et qu'il leur est d'une grande utilité : cet ouvrage me parut d'abord digne d'être présenté à un roi ; parce que j'ignorais encore à quel usage il était destiné ; mais après avoir ouvert un de ses flancs, il me découvrit un supplice le plus cruel et le plus affreux qui eût jusqu'alors été inventé : ce genre de mort me surprit, et je ne pus m'empêcher de croire que celui qui en était l'auteur était d'un coeur bien corrompu et bien cruel, et qu'il méritait en faire la première épreuve, ce qui fut cause que je le fis enfermer en ce taureau, et ordonnai d'allumer un bûcher tout autour, comme il me l'avait lui-même enseigné; les cris du patient formaient comme les mugissements d'un taureau en furie ; ainsi périt le peintre Périlas, qui se creusa lui-même le lieu de son supplice, et fit le premier la funeste expérience de sa détestable invention. J'ai appris que vous le regrettez beaucoup, et que vous me blâmiez fort de l'avoir ainsi puni ; ce qui m'a d'autant plus surpris que je m'étais imaginé que vous trouveriez peut-être le supplice encore trop doux, mais je n'en ai pas trouvé de plus grand. Cessez donc de le justifier, Athéniens; cette justification me serait suspecte, car je pourrais croire que de taureau n'est pas l'ouvrage d'un seul, mais de vous tous ; car je ne reconnaîtrai le contraire qu'à la justice que vous me rendrez en louant ce châtiment judicieux et raisonnable, je ne me repentirai jamais de l'avoir fait mourir ; c'est un exemple que j'ai donné aux méchants comme lui, qui ont assez de malice pour inventer des tourments aussi terribles. Et comme vous me regardez comme un tyran, je n'ai point agi contre la justice puisque tout ce qui sert à la défense de son état lui semble juste : ainsi, quiconque trouvera cette mort injuste, cherchera à diminuer mon autorité, et à affaiblir le pouvoir de mon gouvernement. Enfin, ce taureau terrible servira dorénavant de demeure à ceux qui auront la témérité de conspirer contre moi . C'est pourquoi, ô sages Athéniens ne traitez point de tyrannie la conduite qu'on doit tenir dans un gouvernement ; trop de douceur et d'humanité nous font mépriser du peuple; la sévérité des lois les tient en bride, et nous maintient dans cette supériorité si contraire à l'humeur libertine de la populace.

 



LETTRE LXXXIII.

A Teleilide.

Tu as dit à plusieurs de mes amis, qu'il devait me suffire de la mort de Périlas, et que je ne devais plus me servir du taureau pour punir les criminels ; parce que ceux qui m'avaient loué de l'avoir fait périr dans les supplices qu'il avait inventés pour les autres hommes, me blâmeraient de m'en servir dans la suite : ton avis est trop commun pour le suivre, et les princes n'ont point de compte à rendre de leurs actions qu'à dieu même ; il me suffit de mesurer la peine au crime, et les hommes aujourd'hui poussent à un tel excès l'iniquité et le vice, que le taureau est encore un supplice trop doux.

 



LETTRE LXXXIV.

A Lamac.

Tu as eu la témérité. de te plaindre au conseil des Camarins, que contre toute humanité j'en avais déjà fait brûler trente-sept dans le taureau : je souhaite que le nombre n'en augmente point ; toutefois je crains bien que ton indiscrétion, et ta langue dangereuse ne me forcent d'augmenter ce nombre de deux, en joignant avec toi ce fou d'Epiterze, pour vous apprendre à respecter les actions des princes.

LETTRE LXXXV.

A Timandre.

La guerre que les Camarins viennent de me déclarer, te doit causer bien de la joie, toi qui n'as pas cessé de les y pousser par tes conseils : mais que tu sais mal te venger, puisque cette guerre que tu me suscites ne fera qu'accroître ma gloire, et augmenter mes victoires ! je t'aurais néanmoins puni de ton audace, si je t'avais cru digne de mourir : la misère et ton propre caractère me vengeront assez, et je ne sais point de supplice plus convenable à tes crimes, que d'obtenir des dieux que tu puisses vivre plus longtemps qu'ils ne l'ont prescrit aux hommes.

LETTRE LXXXVI.

A Epistrate.

Songe que c'est pour la troisième fois que je te pardonne ; ne me force pas à te punir, car tu ne trouverais plus Phalaris et tu reconnaîtrais le tyran.

LETTRE LXXXVII.

A Agemort.

Est-il possible que vous ne vouliez pas penser autrement que je vulgaire, et que parce que j'ai voulu réduire cette province sous le pouvoir monarchique, vous me fuyez comme un tyran, et refusiez même mes présents: que vous connaissez peu le génie du peuple et l'importance de la monarchie ! Mais quoi ! ne pouvez-vous pas me regarder comme ami, et faut-il que Phalaris, qui n'a pris les rênes du gouvernement que dans le but de faire plaisir à ses amis, se voie privé de cette noble consolation, qui seule était capable d'adoucir les amertumes inséparables des dignités et des honneurs ? Et ne suis-je pas bien à plaindre d'être obligé, pour suivre les mouvements pressants de ma générosité, d'accabler de biens, des farceurs, des amis de table et des indignes flatteurs de ma tyrannie ?

LETTRE LXXXVIII.

Aux Messiniens.

Lorsque je vous ai envoyé les vaisseaux delphiques, les couronnes d'or et autres précieux dons, pour offrir à vos dieux en reconnaissance de la santé qu'ils ont eu la bonté de me rendre, je jugeai bien, ou que religieusement vous leur offririez, ou qu'emportés par l'insatiable envie de vous enrichir, vous leur déroberiez ces précieux témoignages de ma religion ; ce que vous avez fait : ainsi, pour m'offenser, vous avez osé insulter jusqu'à vos dieux, en leur dérobant mes dons ; comme si dans ces cultes on devait regarder lui qui offre, et comme si l'intention ne justifiait pas tout. Mais comment pouvez-vous couvrir ce larcin ? et quelle différence faites-vous, ou de s'emparer des trésors consacrés aux dieux, ou de ceux qui leur sont adressés ? Ne vous trompez pas, votre impiété est aussi manifeste que ma reconnaissance ; votre peu de respect vous attirera la colère divine puisque. sans craindre le courroux de ces mêmes dieux vous avez souffert que votre chef mît en délibération ce qu'on devait faire de mes présents, et si on devait en disposer comme provenant d'un ennemi : vous avez même souscrit à son jugement sacrilège, et vous avez eu la témérité de dire que si vos dieux avaient reçu nos présents, vous jugeriez qu'ils ne vous sont pas favorables et qu'ils vous trahiraient. Que vous êtes insensés de raisonner ainsi ! vous croyez donc vos dieux capables de faillir, eux qui sont les sévères censeurs de vos fautes et de vos crimes. Qui les distinguerait de vous, s'ils étaient sujets aux mêmes faiblesses ? Rendez le culte dû à vos dieux ; et si vous réputez traîtres ceux qui reçoivent, ou qui voudraient recevoir mes présents, méfiez-vous de ceux qui vous gouvernent avec la sagesse la plus apparente ; puisque par trois fois, ils m'ont voulu livrer Messine, si je leur avais voulu donner les fortunes qu'ils me demandaient. Vous n'aurez garde de les punir, puisque vous avez tous les mêmes sentiments, et que l'intérêt et l'avarice sont les seuls dieux à qui vous sacrifiez.

LETTRE LXXXIX.

A Policlet.

Je ne sais, mon cher Policlet,si je dois admirer davantage ta vertu et la bonté de ton coeur ou la science profonde que tu possèdes en médecine ; parce l'une a vaincu par la force de ses remèdes, la mort qui s'emparait du tyran et l'autre, par sa délicatesse, par son intégrité à résister aux puissants attraits d'une fortune riante que tu te serais faite si tu t'étais défait de moi : ainsi, je te dois deux fois la vie ; par tes hautes connaissances, tu m'as arraché du tombeau, et par ta probité et ta droiture, tu m'as préservé de l'assassinat projeté par mes ennemis : mais je prétends récompenser mieux ta vertu que ces mêmes ennemis n'eussent fait ton crime : j'ai ordonné qu'en reconnaissance de ce que je te dois l'on te donne quatre vases d'or massif, deux coupes d'argent gravées à l'antique, dix douzaine de paires de verres, vint filles vierges et cinquante mille Attiques; j'ai aussi mandé à Tévère mon trésorier qu'il te donne les mêmes appointements qu'aux capitaines de mes vaisseaux et qu'à ceux de ma garde : je sais que la récompense n'est pas égale au service ; mais contente-toi de l'aveu que je fais, que je ne suis pas assez puissant pour le reconnaître.

LETTRE XC.

Aux Himeriens.

Je vous avais mandé de m'envoyer incessamment Stésichore, Hermocrate et Conon, et au lieu d'eux, vous m'avez remis Famsas et Nicerque : ce procédé me fait connaître, que si j'étais tel que vous pensez, je devrais me venger de votre insolence ; et si je ne punis pas vos ambassadeurs c'est que je les estime plus que vous tous ; et quoiqu'ils ne soient en nulle considération parmi vous, ils n'en sont que plus illustres et plus recommandables, puisque je n'ai jamais ignoré que vous cherchiez à abaisser la vertu pour faire triompher le vice ; vous ne me les avez envoyés que pour les sacrifier ; mais je ne sais point violer les lois communes de la Grèce, comme vous, qui les avez méprisées et corrompues tant de fois, et même à mon sujet. Ainsi, apprenez donc que je serais fâché de vous imiter, ni vous ressembler, vous qui me traitez de meurtrier et de tyran, ce qui ne me fait aucun chagrin, méprisant trop le blâme et la louange des hommes. Cependant si la justice peut trouver place quelques moments dans vos assemblées, envoyez-moi ceux que je vous ai demandés, immolez-les à la sûreté de votre ville. Et si vous refusez de me livrer votre impudique Conon, soyez sûrs que je ferai saccager et ruiner votre ville, et je vous ferai sentir que je suis encore plus cruel que vous ne vous l'êtes imaginé.

LETTRE XCI.

A Stésichore

J'ai été averti que tu commençais à redouter mon pouvoir, après avoir examiné ton crime : j'ai honte de ta faiblesse ; qu'est devenue ta témérité et ta constance ? Tu as bien osé prédire aux Himériens ma perte, en les assurant qu'ils seraient bientôt délivrés de ma tyrannie, et tu paraissais alors en homme sage, mépriser la mort, en te sacrifiant pour ta patrie. Pourquoi donc maintenant te troubles-tu à la vue terrible des supplices que je t'ai préparés, toi qui paraissais auparavant les braver ? Mais si tu es timide et d'une âme commune, pourquoi es-tu assez fou pour te liguer contre moi ? Pourquoi me traiter de tyran et distribuer en plein sénat les vers et les sentences faites contre moi ? Si tu craignais un tel ennemi, qui t'a pu contraindre, toi qui n'es qu'un vil poète et un simple musicien, à mener une vie si contraire à ta profession et à l'étude ? Pourquoi abandonner une vie tranquille et vouloir sortir de ton caractère ? Sotte et ridicule présomption des hommes qui, faute de se connaître et de se borner aux talents qui leur sont accordés par les dieux, ont la folle ambition d'entreprendre ce qu'ils ignorent et ce qui ne leur convient pas! C'est ainsi que le poète Stésichore, fameux par sa poésie, a l'aveugle passion de vouloir gouverner la république et veut commander sans savoir obéir: mais je te punirai de ta témérité, non comme un musicien, mais comme un gouverneur qui a osé excéder son pouvoir et son autorité.

LETTRE XCII.

Au même.

J'ai appris que tu étais parti pour Alontie et pour Alésie, et que tu as envoyé partout des messagers pour trouver de l'argent et assembler des troupes, afin de venir m'attaquer ; ne deviendras-tu jamais sage ! et vieux comme tu es, n'auras-tu pas assez de raison pour te guérir de la cruelle passion de gouverner ? Tu fais infidélité aux Muses et tu devrais craindre leur courroux : ne te suffisait-il pas étant poète, de prodiguer leurs faveurs sans les abandonner aujourd'hui en dérobant la dignité de magistrat ? Ne devrais-tu pas avoir compassion de tes enfants, qui seront les victimes innocentes de tes extravagances ? Et comment se trouve-t-il des hommes assez fous pour suivre un insipide poète, qui a assez d'effronterie pour vouloir attaquer un ennemi puissant et redoutable, qui peut le réduire en poudre. Il me semble déjà te voir décrire le retour des Grecs, et blâmer la témérité des capitaines, toi qui loin du peril, n'as que la langue et ta poésie pour défense et qui peux retourner en sûreté d'Alesie en Himère. Apprends néamnoins que les écueils de la mer Capharis et des simples gardes, et de Caribde, et l'armée de Nauplie t'attendent, et que tu ne pourras t'échapper de mes mains, quoique tu amuses les hommes faibles par les contes frivoles, que les dieux protègent les poètes.

LETTRE XCIII.

Aux Himériens.

Sachez que j'ai pris Stésichore, Conon et Dropidas passant de Pachine au Péloponnèse chez les Corinthiens, où vous les aviez envoyez : nous renverrons peut-être Dropidas ; pour Conon, nous l'avons d'abord fait mourir, et Stésichore est encore en vie jusqu'à ce que nous ayons pensé de quel genre de supplice nous devons le punir.

LETTRE XCIV.

Aux mêmes.

J'ai rendu la liberté à Stésichore, en lui pardonnant tout ce qu'il avait fait contre moi, non pas en votre considération, car c'est ce qui l'a pensé faire périr, mais en faveur des Muses qui le protègent, et des demi dieux qui habitent la terre d'Himère dont il a chanté les louanges. Je n'ai pas voulu exposer un homme comme lui, fameux par ses ouvrages, à périr avec cet infâme Conon : mais je vous conseille et ordonne que vous ne le chargiez plus du soin de vos affaires ; cet emploi ne lui convient point ; et j'ai même appris que vous l'y aviez forcé ; cherchez-en de plus capable de remplir ce poste et laissez-le vivre en repos, toucher sa lyre et chanter ses vers.

LETTRE XCV.

A Stésichore.

Je te prie, Stésichore, ne parle plus de moi, ni dans tes vers, ni autrement, parce que dans mes affaires j'ai besoin de discrétion et qu'elles soient secrètes ; tu peux épancher ta veine sur les autres et t'abandonner à ton génie ; mais surtout, fuis le gouvernement et prends-moi pour exemple : envisage d'un côté la douceur, les plaisirs et l'abondance qui suivent le commandement et d'un autre côté, les chagrins , les peines et les mortifications qu'il entraîne après lui, tu connaîtras bientôt que la condition d'un homme privé est cent fois plus avantageuse; aimé et chéri de quelques-uns, il a la douceur de pouvoir se décharger des secrets de son coeur; et nous tristes jouets de l'ambition et de la fortune, toujours renfermés en nous-mêmes, nous n'avons pas la liberté d'en sortir. Ainsi, crois-moi, les honneurs et les grandes richesses ne peuvent pas faire le bonheur de la vie, c'est la seule médiocrité et une heureuse simplicité qui peuvent rendre l'homme heureux.

LETTRE XCVI.

Au même.

Quoique tu approuves par tes sentences et par tes vers le meurtre des tyrans, ce qui est raisonnable et digne de louange, ne pense pas que je désapprouve ta morale ; je ne blâme pas la mort du tyran, mais celle de Phalaris, parce que ce serait faire périr l'homme et non le tyran : car tu n'ignores pas que je sais mieux me venger d'une injure que de la faire à autrui. Sache donc que Dropidas ; ni quelqu'autre homme de bien que ce soit, ni même Jupiter maître de tous les hommes, qui m'a conservé la vie; ne seraient pas en sûreté dans le temple, si Eubole et Ariphante y étaient, que je veux, punir comme Conon et Theagoras qui cherchaient ma mort, et tant d'autres ; car sans la rigueur et la sévérité de mes lois, j'eusse il y a déjà longtemps, perdu la vie : qu'ils publient donc que je suis homicide, sans religion, tyran et souillé des plus grands crimes, qu'ils ne m.'épargnent point;; car si les méchants m'estimaient, je croirais perdre l'estime des bons : il est vrai que je n'épargne point les coupables, que je fais brûler les uns dans un taureau, les autres ont été empalés; j'ai fait crever les yeux aux uns, écorcher la tête et exposer sur la roue les autres ; mais il était besoin de me servir de ces cruels spectacles pour donner l'exemple aux autres qui auraient voulu s'élever contre moi. Mais hélas ! qu'il est dur de n'avoir d'autres moyens de se conserver la vie, que la tyrannie et les tourments ! tel est mon triste sort. Ainsi , Stésichore, quand tu déclames avec tant de chaleur contre la tyrannie, ne crois pas que j'y prenne part, et sache que rien ne peut ternir la vie de Phalaris que la mort, laquelle j'attends et m'y soumets comme à un arrêt irrévocable des destinées. Mais je ne prétends pas qu'en punissant Eubole et autres homicides, non pas selon les lois données contre ceux, qui en assassinant les tyrans, cherchent à acquérir une vaine gloire, mais selon celles imposées par le tyran , qui est au-dessus des lois : je ne prétends pas, dis-je, que ces actions justes et raisonnables obscurcissent, ni noircissent mon nom dans la postérité ; ainsi, je les ai, en présence des Himériens, fait fourcher jusqu’à la poitrine pour demeurer toute la nuit dans cet état. Mais pour toi, donne moi occasion par ta discrétion et par la justice que tu me rendras, de faire connaître que Phalaris sait encore mieux récompenser que punir.

LETTRE XCVII.

A Aristoloé.

Crois-tu que parce que j'ai pardonné à Stésichore, que tu sois en droit de faire des tragédies contre moi, comme si je devais estimer tous les poètes ? tu t'abuses fort, car je n'estime que les bons et méprise de même les simples ennemis: Cependant toi, qui n'es qu'un méchant poète et un faible ennemi, tu veux te comparer à Stésichore ; mais tu en connaîtras la différence, non point par rapport à moi, mais à cause de la témérité que tu as eu de te comparer à Stésichore.

LETTRE XCVIII.

A Stésichore.

Je ne doute pas que tu ne connaisses Nicoclès de Syrase ; il est d'une famille distinguée, tant par l'ancienneté de sa noblesse, que par les grands hommes qu'elle a produits: c'est pour le consoler de la perte qu'il a fait de sa chaste moitié, que je t'écris ; parce que sachant l'étroite amitié qui est entre vous,. il m'a envoyé son frère Cléonie pour me prier de te demander un éloge en vers de la défunte, ce qui me fait bien connaître la folie des hommes. Car qu'est-il besoin de vers, de louanges et de cérémonies, quand la parque cruelle a tranché le cours de notre vie ? Vaine ostentation de ces mêmes hommes que l'ambition n'abandonne pas au spectacle même terrible de la destruction de leurs semblables ! Néanmoins puisque cette ridicule vanité est autorisée par l'usage, tu m'obligeras d'élever par tes vers la vertu de cette chaste épouse. Je sais que l'éloge d'une femme est un ouvrage peu convenable à un poète fameux; que c'est dégénérer et prodiguer l'excellence de la poésie : mais comme les choses extraordinaires font toujours honneur à qui les publie, tu peux vanter la fidélité, le bon coeur et la retenue de cette illustre femme, puisque ces qualités sont si rares dans ce sexe volage, indiscret et capricieux : ne me refuse pas ce plaisir d'assurer par là tout le monde, que Stésichore est toujours ami de Phalaris.

LETTRE XCIX.

A Nicoclès.

J'ai prié Stésichore de m'envoyer les vers qu'il aura composé en l'honneur de ta chère épouse ; puisque c'est un sujet de consolation pour toi : j'ai appris que tu étais affligé outre mesure et que cette perte pourrait être cause de la tienne. Qu'est donc devenue cette fermeté et ce courage à l'épreuve? T'abandonnent-ils lorsque tu en as le plus besoin ? N'es-tu pas assez vieux pour connaître la misérable condition de l'homme ? Nous naissons dans un innocence apparenté ; cette simplicité et cette obscurité ne marquent que trop les misères et les peines qui nous suivent jusqu''au tombeau : ainsi, nous sommes obligés de regarder notre enfance comme le temps le plus heureux de notre vie. Misérable nécessité de devoir son bonheur à sa stupidité, et à un état si peu différent des autres animaux. O mortels ! vous êtes les tristes jouets de la nature puisqu'elle ne se fait connaître à vous que pour vous rendre malheureux, votre raison fait votre misère ; et comme si elle était jalouse de son propre ouvrage, lorsqu'elle vous donne quelques talents distingués, ce n'est que pour vous faire mieux ressentir la petitesse et la faiblesse de vos raisonnements, puisqu'elle est assez cruelle pour dérober à vos yeux la connaissance de ses moindres effets.
Ces réflexions fâcheuses devraient nous consoler de la mort de nos amis, puisque c'est la fin de leurs misères et que cette loi si dure et si contraire à la création est imposée à tous les hommes ; si nous paraissons affligés, ce doit être de leur survivre ; car tout homme de bon sens doit mépriser la vie, puisqu'elle ne lui a été accordée que pour la perdre. O pensée funeste, qui révolte tous mes sens! ô malheureux mortels, que votre sort est déplorable ! et l'immortalité ne devrait-elle pas être la juste récompense de vos vertus ? La mort ne devrait engloutir que ceux qui , plongés dans le crime déshonorent le superbe nom d'homme ! Ah ! Nature, que tes lois sont injustes, tu confonds l'homme vertueux avec le criminel, et tu parais ne faire pas plus de cas de la vertu que du crime ! Mais du moins, si la fin était égale pour tous, popurquoi as-tu privé l'homme sage et digne de l'être, de la connaissance de l'avenir ? Car que dirait-on d'un voyageur, qui, marchant toujours, ne saurait jamais où il a dessein d'aller? ne le regarderait-on pas comme un fou? Que pouvons-nous dire, nous, qui n'envisageant la vie que comme un voyage, ignorons le terme et le but où nous devons nous arrêter ? rentrons-nous dans le néant dont nous sommes sortis? ce serair déshonnorer ton ouvrage doit nous ô divine Nature ! et cet homme dont la structure fait toute ta gloire et ton élévation, deviendrait-il une ombre de fumée ? Non, je ne puis te faire l'injustice de te croire si marâtre ; tu ne l’a pas élevé pour l'étouffer dans ton sein, tu le destines à quelque chose de plus noble, et tu ne nous caches ces merveilleux secrets que pour maintenir ta puissance, et abaisser l'orgueil de l'homme, qui voudrait s'élever jusqu'à toi. Après des raisons si fortes, ne dois-tu pas te consoler et refuser à tes sens l'indigne sacrifice de ta raison ?

LETTRE C.

A Stésichore.

Je te suis très sensiblement obligé de tes vers ; ils sont si beaux, que l'on juge bien que tu ne travailles que pour la postérité ; ce qui te distinguera sans peine de ces faibles écrivains qui n'écrivent que pour leur siècle, et qui ne vantent que la vertu et les autres belles qualités de certains particuliers sans s'attacher à la louer elle-même; qui empoisonnent leurs écrits par le venin de la flatterie, qui n'élèvent que la fortune, et qui ne connaissent pas le vrai mérite et la solide vertu. Il n'en est pas de même de tes savants ouvrages, ils ne sont remplis que de faits vraiment glorieux et illustres. Tu me mandes que tu veux faire connaître ma bonté par tes vers, je t'en dispense ; que mon nom soit gravé dans ton coeur ! je n'en demande pas davantage.

LETTRE CI.

Aux filles de Stésichore.

Je ne sais point de plus digne sujet de consolation pour vous, mes belles filles, que de vous rappeler les vertus de votre père; vous n'avez perdu que sa personne ; la vieillesse et la loi commune vous l'ont enlevé ; mais sa mémoire et ses sages écrits ne mourront jamais. Quelle gloire pour vous d'entendre publier par tout cet excellent homme ! vous perdez un père, je perds un ami. Montrez-vous dignes de lui, et épargnez à sa mémoire, la honte d'avoir laissé des filles allez faibles pour regretter sa mort ; faites-le revivre en vous-mêmes, et par votre conduite et vos vertus faites que les filles de Stésichore soient aussi recommandables pendant leurs vies, que leur père l'est après sa mort : sa fin n'a pas été capable d'ébranler sa constance, et jamais homme ne s'est mieux servi de son esprit. J'en ai eu des marques certaines dans le temps qu'il était mon prisonnier, toujours assuré par lui-même ; ni ma tyrannie, ni l'horreur de mes tourments ne l'ont pu ébranler ; je l'ai connu plus vertueux dans mes prisons qu'en liberté; sa sagesse a triomphé de ma cruauté, et je devins moi-même esclave de sa vertu. Profitons donc de ses sages maximes ; et puisqu'il nous a laissé les plus sûrs moyens de mépriser la mort, servons-nous-en pour la sienne.

LETTRE CII.

Aux filles de Stésichore.

Vous me mandez que votre père en mourant vous chargea de me prier en faveur des Tauromenitains ; mais en vérité ils sont indignes de pardon et de pitié, m'ayant déclaré la guerre injustement : cependant j'ai tant de vénération pour lui que ses derniers voeux sont des lois pour moi, et je leur rendrai non seulement l'argent des prisonniers que j'avais déjà fait délivrer, mais même je ferai l'impossible, tant sa mémoire m'est chère : ainsi , la vénération et l'estime que Phalaris a pour l'âme de Stésichore, l'emporte sur la haine qu'il avait contre les Tauromenitains.

LETTRE CIII.

A Etesope.

Au commencement de la guerre que me firent les Tauromenitains, je leur rendis leurs prisonniers pour leur rançon, non pour leur faire plaisir, mais pour éviter la guerre et suivre la loi commune de la Grèce ; mais depuis je leur ai encore pardonné, Stésichore l'ayant souhaité avant que de mourir : ainsi, c'est à lui qu'ils en ont l'obligation ; il leur a fait plaisir et m'a obligé en même temps, parce que par cette action je donne un témoignage de ma bonté, inconnue jusqu'alors aux hommes.

LETTRE CIV.

Aux Himériens.

Il n'est rien que je ne fisse pour conserver le souvenir de Stésichore ; s'il fallait lutter contre les destinées, j'en aurais la témérité, pour faire revivre ce divin homme, lequel par ses sages et doctes écrits, s'est acquis l'estime de toute la terre, et qui a été si favori des Muses, qu'elles ont inventé en sa faveur des odes et chants de musique : ainsi, ne soyez pas fâché d'être privés de l'honneur de l'avoir enseveli, il sera toujours Himérien, quoique par sa vertu chaque contrée le dise sien. Edifiez-lui donc un temple en Himère, comme un monument de sa haute sagesse et de votre estime, et croyez qu'il ne cessera de vivre que quand ses ouvrages finiront. Ne songez donc plus à faire la guerre aux Catanéens, parce qu'ils ne veulent pas vous envoyer ce demi-dieu : ne les accuseriez-vous pas de faiblesse, s'ils ne conservaient point ce dépôt précieux et ne vous suffit-il pas que votre ville soit le lieu de sa naissnce, sans aller vous embarrasser dans une guerre qui ne peut vous rapporter aucun avantage ? car étant Siciliens, il. ne vous convient pas d'assiéger une ville de Sicile. Si vous étiez obligés de lever le siège vous perdriez votre réputation et ne seriez pas en sûreté. Ainsi, puisque vous faites tant de cas de Stésichore, servez-vous de ses belles maximes, faites retentir vos temples de ses chants ; que ces sentences ornent vos maisons : ayez le soin de les envoyer à vos voisins, et n'enviez plus le bonheur des Catanéens ; ils n'ont que les tristes restes de ce grand homme, vous eu avez eu l'enfance et le reste de la vie! Soyez donc assurés que votre ville ayant produit un si grand poète, sera estimée de tout le monde.

LETTRE CV.

A Trasybule et à Philante.

Vous dites que vous avez rendu à Ténère l'argent que je vous avais prêté, il m'assure ne l'avoir pas reçu ; je suis fort embarrassé, car je ne vous crois ni les uns, ni les autres capables de me tromper ; Ténère demande que vous lui présentiez des témoins de ce que vous avancez, et vous dites que vous lui avez rendu comme à un ami véritable avec lequel il ne faut point de précaution: ainsi, vous jugez bien de mon incertitude! Mais afin que vous ne croyiez pas que je me défie de vous, j'ai alloué cette somme en mes comptes comme si elle m'avait été rendue, et je prie dieu qu'il ne m'en vienne jamais aucune connaissance ; car il me paraît qu'il vaut mieux perdre son bien que ses amis.

LETTRE CVI.

A Paurolas.

Ta générosité, mon fils, me fait un vrai plaisir; j'admire avec satisfaction la noblesse de ton coeur, tu ne démens point ton origine, puisque tu es libéral et magnifique ; conserve ce digne caractère ; ma fortune est assez grande pour seconder ta générosité, et je n'épargnerai rien pour te donner lieu de satisfaire cette belle passion ; fais présent à tes compagnons de ce que je t'envoie, et sois persuadé que Phalaris n'amasse des richesses, que pour te rendre heureux en te les abandonnant.

LETTRE CVII.

Aux Magariens.

Sans espérer de vous aucun plaisir, j'ai laissé aller en liberté vos galères que j'avais prises, quoique je susse bien que vous les aviez armées contre moi : ayez du moins autant de souvenir des grâces que l'on vous a faites, que l'on a de plaisir à vous en faire ; et songez que par trois fois je vous ai rendu la vie que vous eussiez perdue par la disette de blé.

LETTRE CVIII.

A Péristhène.

Tu seras bien surpris d'apprendre que malgré les justes raisons que j'avais de faire mourir les femmes Dembole et Ariphante, je leur ai donné la liberté. Cependant si tu avais entendu les raisons pleines d'esprit et de fermeté qu'elles m'ont données en les interrogeant, à peine le pourrais-tu croire, et il n'est pas naturel que des femmes puissent soutenir la vue des supplices avec tant d'intrépidité ; je leur demandai si elles n'étaient point complices de la conspiration de leurs maris contre moi. Elles ne me l'avouèrent pas seulement, mais m'assurèrent d'un ton ferme, qu'elles avaient délibéré. de venir avec eux pour me faire mourir! Étonné de leur réponse, je leur demandai quelle injure et quel sujet de chagrin je leur avait causé; à quoi elles répondirent, qu'à la venté je ne les avais pas offensées personnellement, mais en général parce que, disaient-elles, c'est une injustice commune que de vouloir usurper la liberté et subjuguer des républiques : que chaque particulier est lésé par cette tyrannie, qu'il doit aussi s'en venger en particulier quand il en trouve l'occasion. Et quand je leur demandai. quel supplice méritait un crime aussi noir, elles s'écrièrent d'un ton joyeux, la mort. Cette réponse si noble et si peu attendue me désarma, et je jugeai que qui voulait mourir avec tant de courage, était digne de vivre. Et enfin je leur pardonnai et ordonnai de leur rendre tout ce que tu leur as pris, en les faisant mes prisonniers, et les renvoyer à leurs parents, afin qu'elles n'aient pas lieu de se plaindre de la rigueur de nos jugements.

LETTRE CIX.

A Evandre.

Je crois que toi et tous les Himériens, et la plus grande partie des Siciliens, n'ignorez pas, qu'étant en Himère et dans le temple, plusieurs bandits et gens sans honneur ni religion, vinrent m'attaquer, croyant m'accabler par le nombre ; mais les dieux qui ne peuvent souffrir l'impiété , et qui protègent l'innocence, me conservèrent, et j'évitai ce danger; ils permirent que ceux qui attentaient à ma vie, tombèrent entre mes mains pour en être justement punis. Tel est le sort des méchants qui se précipitent ordinairement dans l'abîme où ils voulaient jeter les autres.

LETTRE CX.

A Cléonète.

Le départ de ton mari Philodéme, mon véritable ami, ne doit pas t'empêcher de songer à pourvoir ta fille : elle est dans l'âge convenable, puisqu'elle a vingt ans passés ; car de même que la femme qui a perdu son mari, et qui a néanmoins assez de constance et de fidélité pour résister aux mouvements impétueux d'un tempérament vif et ardent, et pour pouvoir pendant un an se priver des douceurs de l'hyménée, acquiert une gloire immortelle, et est regardée comme un modèle de vertu ; aussi une fille nubile, qui garde trop longtemps sa virginité, se rend méprisable, et c'est l'affront le plus sanglant que l'on puisse faire au sexe : ainsi l'absence du père ne doit pas être un obstacle à l'hymen de la fille ; chaque instant différé est un gage d'amour de moins, et il est à propos que les parents ménagent la jeunesse de leurs enfants. C'est la seule saison propre à l'union ; car il est difficile que la possession et la jouissance ne causent du dégoût, ou du moins n'affaiblissent les empressements ; les attraits brillants d'une beauté naissante servent d'aiguillon à l'amour, et la vertu est presque toujours l'apanage de la beauté : quel chagrin pour une fille de perdre en ces tristes instants ses parents, ou ses biens ! Enfin, croyez-moi, n'attendez pas le retour de Philodéme, elle a plus besoin d'un mari que d'un père ; et si c'est sa dot qui vous embarrasse, son père m'a laissé vingt talents, sans les richesses de Phalaris, dont vous pouvez disposer : et c'est une maxime solide et sage que de savoir joindre la fortune et l'amour ; et quoique le coeur doive décider du choix, l'abondance doit assurer la bonne intelligence et l'union parfaite.
Ne retarde pas davantage ces noces si avantageuses ; profite le, plutôt que tu pourras de la douce consolation de voir ta fille heureuse et n'épargne point un ami qui se fait gloire de l'être, et qui souhaite ardemment de t'en donner des preuves certaines et solides.

LETTRE CXI.

A Tévère.

Avant que de recevoir tes lettres, j'ai appris que les noces de la fille de Philodème étaient faites ; je suis fâché que ce couple charmant n'ait pas encore reçu mes présents, n'ayant jamais plus de joie que lorsque je trouve occasion de faire part de mes richesses. Mais, mon cher Tévère, que je suis à plaindre ! la renommée cruelle et injuste me fait passer parmi les hommes comme un monstre né pour leur destruction; ce qui est cause que tout le monde me fuit, et, même ceux à qui je suis le plus inconnue que la malheureuse nécessité de se maintenir et la cruelle ambition de dominer sont contraires au repos de l'homme ! le poste brillant où la fortune m'a élevé, me fait plus craindre qu'aimer: en sorte qu'il n'y a que ceux qui, souillés de toutes sortes de crimes, appréhendent ma sévérité, qui n'osent pas tenir de discours désavantageux de moi, pendant que j'ai la mortification de voir que les gens sages et vertueux abhorrent mon gouvernement, et détestent ma conduite. Quel cruel embarras, mon cher Tévère ! il est des moments, où fatigué de ma grandeur, j'irais volontiers me bâtir une retraite dans les bois affreux de Numidie, afin qu'éloigné de ce tumulte importun du monde, j'eusse la douceur d'attendre avec tranquillité la fin de ma destinée ; accablé de poids même de ma couronne, j'envie fort les bergers. Que te dirai-je enfin ! mortels, comme nous sommes, quelle folie de se priver du plaisir de passer le peu de jours qui nous est accordé par les dieux avec agréments et avec délices ; incertains après notre mort de notre destinée ! Pourquoi se charger de soins inutiles et fâcheux ? ou si l'avenir doit être une récompense fidèle de la vertu, pourquoi ne pas s'y attacher uniquement et devenir vertueux sans s'embarrasser de fortune, d'honneurs et de dignités, qui sont de véritables chimères et dont l'inconstance nous devrait dégoûter de la possession ? Mais, mon cher Tévère, c'est sortir du caractère de l'homme, que de parler ainsi ; notre propre faiblesse nous entraîne, et nos passions sont les seules guides de nos actions : mais laissons-là notre morale; et parlons un peu de Léon et de Théanne, en faveur de leur hyménée; laisse-leur à l'avenir la maison où ils ont goûté les premiers fruits des noces et ne chasse point le dieu d'Hymen d'un lieu tout teint encore du sang des victimes qui lui sont offertes. D'ailleurs, cette demeure doit être d'autant plus agréable à ces époux, que c'est le lieu où ils ont rompu les liens de sa virginité. Je t'ordonne d'exécuter tout ce que je te mande, afin qu'un ami tel que moi soit à souhaiter de ceux mêmes qui affectent de s'en moins soucier.

LETTRE CXII.

A Pythagore.

Vous vous êtes peut-être imaginé, mon cher Pythagore, que le seul soin de ma gloire et de mon autorité m'occupaient : il est vrai que la plupart des princes dévorés par l'ambition et la fausse gloire n'ont d'autres soins que d'entasser victoires sur victoires pour se rendre fameux à la postérité ; mais je crois qu'il ne suffit pas à un héros d'être expérimenté dans le fait des armes, mon opinion est qu'il faut encore qu'il se connaisse lui même, qu'il s'étudie à pénétrer dans l'avenir obscur. Car quel chagrin pour un monarque qui semble n'avoir rien a souhaiter, qui fait tout trembler, dont la gloire est égale à la fortune et qui ne trouve rien dans la nature qui ne paraisse pour ainsi dire être formé pour ses plaisirs! quelle mortification pour un prince si puissant de se dire à soi-même : ces honneurs, ces grandeurs périront avec moi ; j’ai eu le pouvoir de me rendre maître de toute la terre, mon nom faisait frémir tous ses habitants, et néanmoins ma fin n'est pas différente et j'ai le même sort que le plus simple berger ; mon élévation est un éclair, ma puissance est un coup de tonnerre, qui dans l'instant étonne toute la nature par son impétuosité et par la force de ses coups, mais bientôt s'étouffe dans la terre d'où il était sorti ! Que ces tristes réflexions, sage Pythagore, sont capables de faire rentrer l'homme en lui-même et de lui faire connaître quelle est sa folie, lorsqu'il se donne tant de mouvements pour s'élever au-dessus de lui ! qu'il pense à l'avenir et qu'il se dise : une vie obscure et rustique est la seule qui puisse rendre l'homme heureux, parce que dans cet état simple on ne vit que pour mourir ; le seul instant de la nature qui craint sa destruction, nous fait appréhender la mort, au lieu que les grands et. les savants sont rongés sans cesse ; les uns par le funeste chagrin d'abandonner ces dignités, cette abondance et les douceurs de la vie; et les autres par la cruelle ignorance où ils sont, après avoir employé toute leur vie à la recherche de ce qu'ils pourraient devenir après leur mort, ou du sujet de leur création, et par la seule certitude qu'ils ont de finir comme les animaux ; c'est là l'écueil de leur ambition ; c'est le terme et le but de tous ces grands noms: ces hommes si illustres par leur savoir et par leur éloquence, et qui remplissent tant de volumes de leurs écrits, ne connaissent pas seulement les principes de la nature, et la veulent définir : ils n'avancent rien que par conjecture et ne nous laissent que de belles fables, plus propres à amuser l'esprit, qu'à l'instruire; à chaque philosophe, chaque opinion; à chaque homme, chaque sentiment. Que ce chaos et cette confusion est une forte preuve de l'ignorance de l'homme et de sa présomption ! Enfin, Pythagore, plus je pense à la condition humaine, plus j'ai honte de sa faiblesse, et le créateur est bien vengé de l'orgueil et de l'arrogance de l'homme par l'homme même. Pour moi, je ne saurais trop admirer la conduite de cet excellent ouvrier qui en apparence avait fait naître l'homme au. dessus de toute la nature, et par conséquent en état de commandera tous les éléments et cependant par une prudence admirable et une connaissance parfaite de son ouvrage, ce même homme dont l'extérieur est si pompeux, est sujet et soumis à ces mêmes éléments et à toute la nature, et en: la propre cause de sa destruction. C'est a toi de me rassurer et de me faire connaître, si tu le peux, que nous ne devons pas craindre la mort, puisqu'elle devient le commencement de notre félicité.

Fin des Lettres de Phalaris.