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LETTRES DE M. C. FRONTO A M. ANTONINUS, EMPEREUR, SUR LA PERTE DE
SON PETIT-FILS
LETTRE I
A MON MAITRE, SALUT
Je viens d'apprendre l'événement ; et quand pour moi chaque douleur
de tes membres fut toujours une torture, que penses-tu que j'endure,
ô mon maître, lorsque tu souffres par le cœur ? Dans mon trouble, il
ne me vient rien à l'esprit que de te prier de me conserver le
meilleur des maîtres, en qui je trouve pour cette vie plus de
consolations que jamais pour ce malheur tu ne peux en recevoir de
personne. Je ne t'ai pas écrit de ma main, parce qu'elle me
tremblait après le bain du soir. Adieu, mon très aimable maître.
LETTRE II
A ANTONINUS AUGUSTUS, FRONTO
La fortune m'a éprouvé toute ma vie par bien des afflictions de ce
genre ; car, sans parler de mes autres douleurs, j'ai perdu cinq
enfants ; et, déplorable condition de ma destinée ! je les ai perdus
tous les cinq un par un, et toujours un seul à la fois, et par une
telle succession de privations et de souffrances que ce n'était
jamais qu'après la mort d'un fils qu'il m'en naissait un autre.
Ainsi je perdais mes enfants, et toujours sans qu'il me restât une
consolation, et je n'engendrais que sous le poids d'une douleur
récente encore. Mais, toutes ces douleurs, je les ai supportées avec
plus de force : elles ne déchiraient que moi seul. Mon âme, se
raidissant contre le chagrin et lui faisant tête, lui résistait
comme dans un combat singulier d'un contre un, de pair contre pair ;
mais aujourd'hui c'est douleur sur douleur, et ce comble de mes
peines, je ne puis le porter. Les larmes de mon Victorinus me
pénètrent et m'épuisent : souvent même je demande compte aux dieux
immortels ; j'interroge et j'accuse les destins. Victorinus, que sa
piété, sa douceur, sa franchise, sa rare candeur, ses lumières en
toute belle science mettaient au premier rang parmi les hommes,
Victorinus, affligé de la plus amère douleur, de la mort d'un fils !
Est-ce là de l'équité, de la justice ? Si une providence règle toute
chose, a-t-elle bien prévu celle-ci ! Si tout sur la terre est
arrêté par le destin, le destin a-t-il dû porter un tel arrêt ? Il
n'y aura donc pour le sort aucune différence entre les bons et les
méchants ? Non, les dieux ni les destins ne savent faire de
distinction, puisque le fils d'un tel homme lui a été ravi. Un
scélérat, un mortel tout couvert de crimes, et qui n'aurait même
jamais dû naître, élève ses enfants, les conserve, et laisse qui lui
survive après sa mort ; et Victorinus, cet homme saint, qui, pour le
bonheur public, eût dû produire le plus grand nombre possible
d'enfants qui lui ressemblassent, est privé du fils le plus cher.
Quelle providence, ô malheur ! a pourvu à cette injustice ! Le mot
destin (fatum) vient de fari, parler ; est-ce là parler bien ? Les
poètes donnent aux destins une quenouille et du fil ; eh bien ! il
n'y a fileuse si dépourvue de sens et si malhabile qui file pour la
toge du maître un fil noueux et grossier, et pour la souquenille de
l'esclave un fil fin et uni. Quoi ! les hommes de bien seront dans
le deuil, et les méchants verront tout prospérer autour d'eux ! non,
ce ne peut être là la tâche des destins, si les destins filent. A
moins que nous ne soyons les jouets d'une autre illusion, et
qu'ignorans du fond des choses nous ne désirions comme un bien ce
qui est mal, et fuyions comme un mal ce qui est bien, la mort
elle-même, qui semble à tous si déplorable, apporte une pause à nos
travaux, à nos chagrins, à nos misères, et, après nous avoir
délivrés des malheureux liens de ce corps, nous fait passer dans la
paisible, douce et délicieuse assemblée des âmes ! Voilà ce que
j'admettrai plus facilement que je ne croirai qu'il n'y a point de
providence pour l'humanité, ou que cette providence est injuste !
Que si la mort est plutôt désirable que lamentable pour les hommes,
plus on l'atteint jeune, plus on doit être estimé heureux et cher
aux dieux ; on est plus tôt délivré des misères du corps, plus tôt
mis en état de conquérir les honneurs d'une âme libre. Cependant,
que cela soit vrai, peu nous importe, h nous qui regrettons ceux que
nous avons perdus. L'immortalité des âmes n'a point de consolation
pour nous, qui perdons dans cette vie les plus chers objets de notre
amour. C'est ce maintien, cette voix, ces traits, cet air libre !
que nous cherchons ; et nous n'apercevons avec douleur que les
déplorables apparences de la mort, une bouche fermée à jamais, des
yeux renversés, des couleurs toutes flétries. L'immortalité de
l'âme, fût-elle bien prouvée, sera aux philosophes une matière pour
discourir, jamais à un père, à une mère, un remède contre le regret.
Mais quels que soient là-dessus les décrets du ciel, je n'éprouverai
pas un long chagrin, moi qui suis si près de la mort. Soit que
l'homme s'éteigne dans l'éternité *** C'est mon petit-fils aussi cet
enfant qui m'est si cher, que j'élève moi-même en mon sein, c'est
lui surtout qui me déchire, et qui double mon supplice : car je
contemple sur son visage les traits de celui que nous avons perdu ;
j'y crois voir la forme de sa bouche, et le même son de voix vient
retentir en mon âme. Ma douleur se plaît dans le développement de
cette image ; mais, ne connaissant point les traits de celui qui
n'est plus, cette ressemblance imaginaire m'épuise. Ma fille sera
raisonnable ; elle se reposera sur son époux, le meilleur de tous
les hommes, et lui il la consolera en pleurant avec elle, en
soupirant avec elle, en parlant, en se taisant avec elle. Moi, vieux
père, j'aurai mauvaise grâce à la consoler ; car j'aurais dû mourir
avant lui. Ni les vers des poètes, ni les préceptes des sages
n'auront autant de pouvoir pour adoucir et calmer les peines et la
douleur de ma fille que la voix de l'âme d'un époux si cher et si
étroitement uni ! Moi, ce qui me console, c'est mon âge presque
achevé et tout près de la mort. Quand elle arrivera, au temps de la
nuit ou de la lumière, je saluerai le ciel en partant, et je dirai
tout haut les choses de ma conscience. Je protesterai, que dans le
long espace de ma vie, je n'ai jamais accepté un déshonneur, une
honte ou un opprobre ; dans tout le cours de ma carrière, nul trait
d'avarice ou de perfidie ; mais, au contraire, des actes nombreux de
libéralité, d'aflection, de fidélité, de courage, souvent même
accomplis au péril de ma tête. J'ai vécu dans la concorde du cœur
avec le meilleur des frères, qui, par la bonté de votre père et pour
mon bonheur, est parvenu au faîte des honneurs, et que je vois,
grâce à votre amitié, assuré du repos et de la sécurité. Les
honneurs où moi-même je suis parvenu, je ne les ai point recherchés
par de mauvaises voies ; je me suis, avant le soin de mon corps,
livré au soin de mon âme. J'ai préféré l'étude de la science aux
intérêts de ma fortune. J'ai mieux aimé la pauvreté que l'aide et
les secours d'autrui ; en un mot, manquer que mendier. Jamais je ne
fus prodigue d'un superflu somptueux ; je le fus quelquefois de mon
nécessaire. J'ai dit scrupuleusement la vérité ; je l'ai entendue
avec plaisir. J'ai préféré l'indifférence à la flatterie ; j'ai
mieux aimé me taire que de feindre, être un négligent ami qu'un
complaisant assidu. J'ai demandé peu, je n'ai pas peu mérité. J'ai
prêté à qui j'ai pu, selon mes moyens. J'ai porté secours avec
empressement a ceux qui le méritaient, et, sans balancer, à ceux qui
ne le méritaient point ; et le peu de reconnaissance de quelques
hommes n'a point ralenti mon zèle à faire à d'autres tout le bien
que je pouvais, et je n'en ai jamais été plus fâché contre les
ingrats *** J'ai été longtemps et gravement malade, mon très cher
Marcus ; et puis, j'ai été affligé de bien déplorables malheurs !
J'ai perdu une épouse ; j'ai perdu un petit-fils en Germanie bien
déplorablement ; j'ai perdu notre Décimanus. Quand je serais de fer,
je n'en pourrais en ce moment écrire davantage. Je t'ai envoyé un
livre qui puisse te valoir tous les autres.
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