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LETTRES DE M. C. FRONTO A M. ANTONINUS EMPEREUR, SUR LES FÉRIÉS
ALSIENNES
LETTRE I
A MON MAITRE
Je ne t'écrirai pas de quelle manière nous avons fêté les fériés à
Alsium : tu t'en affligerais, et me gronderais, mon maître. Mais à
mon retour à Lorium, j'ai trouvé ma petite dame... avec la fièvre
*** Adieu, mon maître.
LETTRE II
A MON SEIGNEUR ANTONINUS AUGUSTUS
Les fériés alsiennes... qui soit chanté au sujet de la vigne
nouvelle que Cato aussi, dans un discours contre Lépidus, avait
rappelé la coutume de chanter un mot lorsqu'il dit que “des statues
avaient été dressées aux efféminés Ocha et Dionysodorus, qui
faisaient des Magires *** “
LETTRE III
A MON SEIGNEUR ANTONINUS AUGUSTUS
Quoi ! est-ce que j'ignore, moi, que tu es allé à Alsium pour te
délasser l'esprit, et donner quatre jours entiers au jeu, au
badinage, à un libre repos ! Et je ne doute pas que, pour bien jouir
des fériés dans cette retraite marine, tu ne te sois arrangé de
façon à pouvoir, quand vient le soleil du midi, te coucher, et obéir
au sommeil, puis appeler Niger, te faire apporter des livres dans ta
chambre ; ensuite, selon ton goût pour telle ou telle lecture, le
polir avec Plautus, ou te nourrir d'Accius, ou te charmer de
Lucretius, ou t'embraser avec Ennius à la cinquième heure, à l'heure
qui appartient aux muses ; s'il t'avait apporté les discours de
Cicero, les entendre lire... t'avancer, autant qu'il se peut, sur
une rive écartée, et tourner autour des marais coassants... ou, si
l'idée t'en venait, monter sur quelque barque ; ou, par un ciel
tranquille, t'avancer en pleine mer pour prendre plaisir à suivre de
la vue et de l'ouïe le mouvement et le bruit des mariniers et des
rameurs ; de là te rendre immédiatement au bain, tâcher de t'y
procurer une sueur abondante ; après cela faire un festin de roi
avec des coquillages de toutes les espèces, et, ce que Plautus
appelle la pêche hameçonnée et la pêche détachée des rochers, avec
les poissons tirés bien gras du vivier, des mets fins, des fruits,
des pâtisseries, des biscuits et des vins heureux servis dans un
cristal transparent, sans aucune marque accusatrice. Tu me
demanderas ce que ce mot veut dire, apprends-le donc. En qualité
d'homme très disert et partisan d'Annaeus Seneca, j'appelle heureux
les vins faustiens, du surnom d'Heureux donné à Sylla ; et lorsque
je dis dans un cristal sans aucune marque accusatrice, je veux dire
sans point ; car il ne me convient pas à moi, qui suis un savant, de
dire en langage vulgaire du vin de Falerne ou un cristal acentète. A
quelle intention aussi dirai-je que tu as choisi cet Alsium
maritime, ce lieu de délices, et ce lieu lubrique, comme dit
Plautus, si ce n'est pour te donner du bon temps, et, selon l'ancien
dicton, pour ménager à ton esprit volup... ! Qu'est-ce à dire, volup
? au contraire, s'il faut dire la vérité avec des moitiés de mots,
c'est pour ménager à ton esprit des veil, je veux dire des veilles,
ou pour lui ménager des trav, des enn, c'est-à-dire des travaux et
des ennuis. Toi jamais volup ? on accordera plus facilement avec toi
volpem que voluptatem. Dis-moi, je t'en prie, Marcus, es-tu allé à
Alsium exprès pour y jeûner à la face de la mer, toi qui, à Lorium,
ne voulais souffrir ni faim, ni soif, ni affaire *** Quoi ! on dit
que la mer elle-même se met en férié quand l'alcyon fait son nid...
Est-ce que l'alcyon avec ses petits est plus digne d'un paisible
repos que toi avec tes enfants ? ... Mais la circonstance exige,
est-ce de l'étude ? du travail ? quel arc est toujours bandé ?
quelles cordes sont toujours tendues ? les yeux auraient succombé
s'ils avaient fait effort pour tenir toujours le regard fixe.
Un jardin souvent planté a besoin d'engrais, sans quoi il ne produit
que des herbes et des légumes de rien. Mais un champ bien reposé,
par ses moissons de froment et de solides récoltes devient un champ
d'élite ; on prépare la fécondité du sol par le repos. Qu'ont fait
tous vos ancêtres, qui ont accru la république et l'empire romain de
si vastes accroissements ? Votre bisaïeul était un grand guerrier,
et pourtant il s'amusait parfois du jeu des histrions, et mettait
aussi de l'héroïsme à bien boire ; et pourtant, grâce à lui, le
peuple romain but souvent à ses triomphes. Votre aïeul, prince
savant et courageux, était aussi actif à gouverner qu'à parcourir la
terre ; et pourtant, nous le savons, son activité se laissait
prendre aux mélodies des joueurs de flûte. C'était de plus un
excellent mangeur aux banquets opimes. Votre père enfin, cet homme
divin par la prudence, la chasteté, la frugalité, la candeur, la
piété, la sainteté, a dépassé toutes les vertus des autres princes,
et pourtant il entrait dans la palestre, amorçait l'hameçon, et
riait aux bouffons. Je ne dis rien de C. Caesar, le plus violent
ennemi de Cleopatra ; rien d'Augustus, époux de Livia. Romulus
lui-même, fondateur de cette ville, pour tuer le chef des ennemis
dans ce combat d'homme à homme, pour traîner les dépouilles opimes
devant le Férétrien, crois - tu qu'il n'ait usé que d'une mince
nourriture ? Certes, jamais il ne fût venu à l'esprit d'un affamé ou
d'un abstème d'enlever du milieu des spectacles des vierges adultes
! Et Numa, ce très saint vieillard, ne passa-t-il pas sa vie entre
les libations, les décimes et les suovitauriles, dictateur des
banquets, prélibateur des repas, et promulgateur des fériés ! Je dis
qu'il vivait et se réjouissait bien. Et tu passerais tes fériés à
jeûner ! Je n'oublie pas ton Chrysippus, qui s'enivre, dit-on,
régulièrement tous les jours... Socrates, d'après les symposiaques,
les dialogues et les épîtres des Socraticiens, a été, tu le devines,
un homme fort jovial et facétieux ; je parle du Sócrates disciple
d'Aspasia et maître d'Alcibiadès.
Si à présent tu as déclaré la guerre au jeu, au repos, à la satiété,
au plaisir, dors au moins autant qu'il suffit à un homme libre ***
Enfin, peut-il être vrai que, si personne n'avait dérobé le feu du
ciel, le soleil ne te suffirait pas pour juger ? Et ne penses-tu pas
toi-même que tu t'engages tous les jours dans le mensonge, lorsque
tu te vantes de donner les jours à l'examen des affaires, et même
les nuits ; devant être menteur, soit que tu condamnes, soit que tu
absolves ? Si tu condamnes quelqu'un : “Il paraît s'être peu
précautionné,” dis-tu. A la vérité, si là où tu es on écarte les
lampes, il ne pourra rien paraître. Cependant, je t'en conjure,
souffre que, par badinage ou sérieusement, je te supplie de ne pas
te priver de sommeil, et d'observer les bornes du jour et de la
nuit. Imagine-toi que deux illustres et nobles clients, Vesper et
Lucifer, plaident devant ton tribunal pour des limites. Chacun
produit un plan exact des siennes. Le Sommeil demande à intervenir
au procès ; car il a déclaré qu'il est intéressé dans l'affaire, et
qu'il se trouve lésé ! Je voudrais avoir autant de vigueur ou de
verve que j'en avais, lorsque j'écrivis autrefois ce badinage,
l’Eloge de la Fumée et de la Poussière : certes, j'aurais écrit avec
toute la puissance de mon talent l'éloge du Sommeil. Aujourd'hui
encore, si tu te sens en goût d'écouter une courte histoire, écoute
:
On dit que le souverain Jupiter, lorsqu'il créa dès l'origine les
choses humaines, partagea d'un seul coup toute la durée du temps en
deux parties entièrement égales ; qu'il revêtit l'une de lumières,
l'autre de ténèbres ; qu'il leur donna le nom de jour et de nuit, et
qu'il attribua le repos à la nuit et les affaires au jour. Alors le
sommeil n'était pas encore né, et tous passaient leur vie sans
fermer l'œil ; mais on avait promulgué un repos nocturne qui tenait
lieu de sommeil à ces êtres éveillés. Peu à peu dans la suite, comme
l'esprit de l'homme est remuant, avide de mouvement et d'action, on
dépensait le jour et la nuit en travail, sans réserver même une
heure au repos. Alors, on raconte que Jupiter, voyant que la nuit
n'arrêtait ni les querelles ni les assignations, qu'on plaidait même
la nuit, résolut en son cœur de confier à l'un de ses frères le soin
de veiller à la nuit et au repos des hommes. Neptune s'excusa sur la
multitude et l'importance de ses travaux maritimes ; sans lui, les
flots engloutiraient toutes les terres avec les montagnes, ou les
vents déchaînés bouleverseraient la nature dans ses fondements, et
arracheraient jusqu'en leurs racines les forêts et les moissons.
Dispater, de son côté, disait qu'il avait peine, à force de travaux,
à force de soins, à retenir sous le joug les divinités infernales ;
à comprimer l’Acheron dans son rempart de fleures, de marais et
d'étangs stygiens. Enfin, il avait aposté un gardien, un chien
chargé d'épouvanter les âmes qui seraient tentées de revoler aux
lieux hauts ; et ce chien, il l'avait muni du redoutable appareil de
trois gosiers hurlants, de trois gueules héantes et d'une triple
rangée de dents. Alors, Jupiter, ayant interpellé les autres dieux,
s'aperçut que la veille était en faveur : Juno faisait la plupart
des couches pendant la nuit ; Minerva, déesse des arts et des
artisans, voulait de nombreuses veilles ; Mars aimait à couvrir de
la nuit ses sorties et ses embûches ; enfin Vénus et Bacchus
favorisaient surtout ceux qui veillaient. Alors, Jupiter prend le
parti de créer le Sommeil, le range au nombre des dieux, le prépose
à la nuit et au repos, et lui confie les clefs des yeux. Jupiter
prépare aussi de ses propres mains des sucs d'herbes avec lesquels
le Sommeil pourrait assoupir les cœurs des hommes. Des herbes de
sécurité et de volupté furent apportées de la forêt du ciel ; mais
on demanda aux prairies de l'Achéron l'herbe de mort. Il exprima de
ce suc de mort une goutte aussi petite que l'est d'ordinaire une
larme qu'on dissimule. Arrose de ce suc, dit-il, les enveloppes des
yeux des hommes ; tous ceux qui en auront été arrosés succomberont
aussitôt, et resteront tout à coup étendus et immobiles sous le
poids de tes forces. Cependant ne crains rien ; car ils vivront, et,
peu après, lorsqu'ils seront éveillés, ils se relèveront. Après
cela, Jupiter ajusta au Sommeil deux ailes qu'il lui attacha, non
aux talons comme à Mercure, mais aux épaules comme à l'Amour ; car
ce n'est point chargé d'une parure aux pieds ou aux talons, lui
dit-il, que tu dois te précipiter sur les prunelles et les paupières
des hommes avec le fracas d'un char ou le frémissement du cheval,
mais tu voltigeras doucement et mollement avec la plume tranquille
de l'hirondelle, et non avec l'aile agitée de la colombe. En même
temps, pour rendre le Sommeil plus agréable aux hommes, il lui remet
une foule de songes délicieux, appropriés aux passions de chacun ;
en sorte que l'amateur en sommeillant pût contempler l'histrion,
entendre le joueur de flûte, encourager l'écuyer dans sa course ;
que le soldat vainquît en songe, et qu'en songe l'empereur
triomphât, et que le voyageur revînt en songe dans ses foyers. Ces
songes se changent la plupart du temps en réalités. Ainsi donc,
Marcus, si d'après cela tu as besoin de quelque songe, je suis
d'avis que tu consentes a dormir pendant quelque temps, jusqu'à ce
que ton désir et ton souhait t'arrivent pendant que tu veilles.
LETTRE IV
A MON MAITRE, SALUT
Je viens de recevoir ta lettre, dont je vais jouir tout à l'heure ;
car tout à l'heure encore fondaient sur moi des affaires
inexorables. En attendant, mon maître, je t'annonce brièvement,
comme occupé, ce que tu désires savoir, que notre petite se porte
mieux, et qu'elle court par la chambre.
Après avoir dicté ces mots, j'ai lu ta lettre alsienne à mon aise
pendant que les autres soupaient, et que j'étais, moi, dans mon lit,
content d'une nourriture légère, à la deuxième heure de la nuit. Tu
dis que j'ai beaucoup profité de ton exhortation : beaucoup, mon
maître ; car j'ai obéi à tes paroles, et je les lirai très souvent
pour y obéir très souvent. Au reste, qui sait mieux que toi combien
le respect du devoir est chose impérieuse ? Mais, je t'en prie,
qu'est-ce que ce mot de la fin de ta lettre, “que tu as pourvu a ta
main ?” Ce sera la dernière fois que tu auras eu à souffrir, mon
maître, si les dieux bons exaucent mon vœu. Adieu, mon très bon
maître.
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