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CRATÈS LE CYNIQUE (pseudo)

 

LETTRES

 

 

 

 

NOTICES ET EXTRAITS

DES

MANUSCRITS

DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI

ET AUTRES BIBLIOTHÈQUES;,

PAR L’INSTITUT ROYAL DE FRANCE;

faisant suite

AUX   NOTICES   ET   EXTRAITS   LUS   AU   COMITE   ÉTABLI   DANS

L'ACADÉMIE   DES   INSCRIPTIONS   ET   BELLES-LETTRES.

TOME ONZIEME.

PARIS,

*******

IMPRIMERIE ROYALE;

1827.


 

NOTICE DES

LETTRES

DE

CRATÈS LE CYNIQUE;

CONTENUES DANS LE MANUSCRIT 483 DU VATICAN.

Par M. BOISSONADE.

(EXTRAIT)

 

 

 

 


 

 

Je me propose d'examiner dans cette notice l’authenticité des lettres de-Cratès le Cynique. J'ai prouvé précédemment que les lettres de Diogène étaient pseudonymes. J’essaierai maintenant de faire voir que la correspondance du disciple n'est pas moins supposée que celle du maître.

Les lettres de Cratès sont du nombre de celles dont Bentley croyait la supposition facile à démontrer, et il promettait sur cette matière une dissertation qui n'a point paru. Ménage, a prononcé très affirmativement que les lettres qui portent le nom de Cratès n’étaient pas de ce philosophe; mais il ne l'a pas prouvé. Ruhnkenius, dans ses notes sur Xénophon, donne à l'auteur le nom de Pseudo-Cratès ; mais il n'a pas expliqué les motifs qu'il avait pour s'exprimer de la sorte. Brucker, dans son Histoire de la· philosophie, prétend que les lettres de Cratès sont aussi fausses que toutes celles qui nous sont parvenues sous le nom de différents philosophes; mais il se contente de le dire. Stoll, cité par Brucker, est du même avis, et s'est pareillement dispensé des preuves. Feu M. Clavier, dans l'article Cratès de la Biographie universelle, dit que « l'on trouve quelques lettres, sous le nom de ce philosophe, dans le recueil intitulé Epistolae Graecanicœ; mais qu'elles sont évidemment supposées. » Il le dit, et se borne à le dire. Comme les simples assertions des hommes, même les plus savants, ne peuvent, en saine critique, être admises comme des preuves, le sujet que je traite pourra encore paraître un peu neuf. En effet, quoique l'opinion que je professe sur la supposition des lettres de Cratès ne me soit point particulière, je puis dire, en quelque façon, que je me la suis rendue propre, puisque j'ai le premier, je croîs, songé à en donner les motifs et les preuves. La découverte de vingt-quatre lettres inédites pourra d'ailleurs rendre cette notice un peu intéressante pour les vrais amateurs de la littérature savante, auxquels les moindres restes de l'antiquité paraissent toujours précieux.

Dans les Epistolaires Grecs, donnés par Alde, et dans la réimpression de Genève, on trouve quatorze lettres sous le nom de Cratès. L'éditeur Genevois y a joint une traduction Latine dont l’auteur m'est inconnu. Commelin, qui les a réimprimées, en a changé l'ordre en quelques endroits, je ne sais trop pourquoi : la version Latine qui accompagne son texte, est d'Eilhard Lubin.

Mais; il nous reste, un bien plus grand nombre de lettres sous le nom de Cratès. Le manuscrit 483 du Vatican m'en a offert vingt-quatre dont le texte.est encore inédit. Je dis le texte ; en effet, de ces vingt-quatre lettres, il y en a quinze, dont il existe une ancienne traduction Latine par Athanasius de Constantinople. Cette traduction est fort rare et à peu près inconnue. Elle a été imprimée à Paris, en Sorbonne, vers l'année 1471 et réimprimée dans la même ville vers 1486. Il y en a aussi une troisième édition, que je n'ai pu me procurer, et dont je dois l'indication à M. l'abbé Morelli, dont je transcrirai les paroles : Interpretationis Latina ab Athanasio factœ editionem habeo ego a nemine, quantum vidi, relatam. Libellus typis prodiit initio sœculi XVI, absque loci (fortasseViennae Avstriae), typographi et anni indiciis ; in-4°, inscnptus : « Diogenis, Cynici philosophi secta, auctore Bartholomaeo Coloniense, latine. Insignia Diogenis » (carmine omnia expressa ). « Cratis philosophi Cynici Epistolae (sunt XXIV una Socratis Platoni adjecta), « interprete Athanasio Constantinopolitano ; Archiense abbate.) » In fine accedunt, Epistola Joannis Stabii·Austriaci philos, et mathem. Joanni Graeco Pierio Corographo Austriae, data ex Ingelstadio, sine nota, et ejusdem carmen phaleucium pragmatice, nec non insignia typographi, quae scrutari pretium operae non est.

Outre les vingt-quatre lettres de Cratès, et celle de Socrate à Platon, dont je publierai à la suite de cette notice le texte encore inédit, Athanase a traduit, au moins dans l'exemplaire de l’édition de 1471 dont je me sers, trois lettres d'Anacharsis. La première commence par ces mots : Anacharsis Medico S. P. D, invidia et poesis, &c. C'est la quatrième d'Alde. Athanasius avait, dans son manuscrit, la mauvaise leçon que j'ai trouvée dans le manuscrit 483 du Vatican. La seconde lettre, dont voici le début, Anacharsis Annoni S. P. D, Indumentum Scytharum pellis est, &c, répond à la cinquième d'Alde…... La troisième lettre de cette traduction, Anacharsis Atheniensibus F. Ridetis uel quia graece recte non loquor, &c, répond à la, première des éditions…. c'est aussi la leçon qu'Athanase avait sous les yeux»

L'examen de cette traduction des lettres d'Anacharsis pourrait donner lieu à. beaucoup d'autres remarques mais elles m'écarteraient trop longtemps des lettres de Cratès et de la version qu'Athanasius nous en a donnée. J'ai observé qu'elle était très rare et à peu près inconnue. En effet, Sinner, qui en avait trouvé un manuscrit dans la bibliothèque de Berne, ne savait pas qu'elle eût été imprimée; ignorance assez répréhensible dans un bibliographe de profession, qui pouvait, qui devait même consulter la Bibliothèque Grecque de Fabricius, où il aurait appris que ces lettres n'étaient pas inédites. Mais Fabricius lui-même n'est pas ici à l'abri de la critique. Il possédait l'.édition de 1486, et il cite même le commencement de la première lettre, Fugite non solum fines malorum : pourtant il ne s'est pas aperçu que le recueil d'Athanasius était plus considérable que celui d'Alde et des autres éditeurs, ni que cette lettre même dont il rapportait les premiers mots manquait aux textes Grecs imprimés. Cette facile observation a échappé pareillement au continuateur de Fabricius,

« On a, dit Diogène; de Laërte dans la vie d'Hipparchia, on a de Cratès un livre de lettres ; il s'y montre excellent philosophe, et quelquefois écrivain égal à Platon. » Cette phrase suffit seule pour prouver que nous n'avons pas les lettres de Cratès lues par Diogène de Laërte. Il n'y a rien de moins semblable au style de Platon que le style des quatorze lettres déjà connues et des vingt-quatre lettres nouvelles. Diogène de Laërte n'est pas un écrivain d'une critique bien judicieuse ni d'un goût bien sûr ; pourtant il est presque impossible qu'il ait pris de petites phrases courtes et maniérées, des antithèses et des jeux de mots, des répétitions et des négligences excessives, pour le style de Platon.

Mais comme les raisons tirées du langage sont toujours un peu vagues ; comme il peut arriver (les goûts sont si bizarres !) que certains lecteurs trouvent très spirituel et très platonique ce qui à d'autres semblera ridicule et sophistique, j'abandonnerai cette face de la question, et je chercherai des arguments plus solides, sur lesquels la raison et le bon sens seront appelés à prononcer, et non le goût, juge toujours inconstant et capricieux.

Selon le plus grand nombre des manuscrits et la version d'Athanasius, la septième lettre des éditions est adressée aux riches : « Allez-vous pendre! leur dit-il. Quoi ! vous avez à votre disposition des lupins, des figues, de l'eau, des exomis de Mégare, et, quand il faudrait vous tenir en repos, vous naviguez, vous labourez de grandes terres, vous trahissez, vous vous faites tyrans, vous assassinez, et le reste! Mais nous, que Diogène de Sinope a délivrés de tout mal, nous vivons dans une paix entière. Sans avoir rien, nous avons tout, tandis que vous qui avez tout, vous n'avez rien : triste effet de votre esprit contentieux, de votre jalousie, de vos craintes, de votre vanité. » A qui persuadera-t-on qu'une lettre écrite aux riches, à tous les riches en général, ne soit pas un jeu d'esprit, un badinage, ou, si l'on veut, un exercice scolastique!

Il n'est pas plus aisé de croire que Cratès ait écrit aux jeunes gens pour leur conseiller de manger le gâteau cynique et de boire de l'eau. Je ne puis non plus m'imaginer que Cratès, ou qui que ce soit, ait pu écrire aux Thessaliens, à tous les Thessaliens, une lettre de trois lignes, pour leur dire que les hommes ne sont pas faits pour les chevaux, mais les chevaux pour les hommes; qu'ils songent donc à prendre soin d'eux-mêmes plus que de leurs chevaux; qu'autrement, ils ne vaudront pas même autant que leurs chevaux. Jamais un tel billet n'a pu être adressé à toute une nation. Cratès avait peut-être reproché à quelque Thessalien son goût excessif, ou celui de ses compatriotes, pour les chevaux; et un sophiste aura de ce mot fait une lettre. C'est ainsi qu'un mot connu a donné occasion à une autre lettre que ce pseudo-Cratès écrit aux Athéniens. « J'apprends, leur dit-il entre autres choses, que vous manquez d'argent ; vendez vos chevaux, et l'argent ne vous manquera pas; puis, quand vous aurez besoin de chevaux, décrétez que les ânes sont des chevaux ; » et le reste. C'est un mot, non de Cratès mais d'Antisthène. « Antisthène, dit Diogène de Laërte conseillait aux Athéniens de décréter que les ânes étaient.des chevaux. Comme ce conseil paraissait absurde : Mais vos généraux, dit-il, se font sans études; il n'y faut qu'un décret. » Cette boutade d'Antisthène, mise ici sous le nom de Cratès, rend déjà suspecte l'authenticité de la lettre; et l'on voit de plus qu'assurément Diogène de Laërte avait d'autres lettres de Cratès que les nôtres, puisqu'il ne fait aucune remarque sur cette variété de noms.

Une lettre adressée par notre Cratès à ses disciples, commence en ces termes : « Exercez-vous à avoir peu de besoins ; c'est le moyen d'approcher de Dieu : le contraire en éloigne. » Cette pensée est de Socrate, dans les Mémorables de Xénophon. « Je crois, dit le philosophe au jeune Antiphon, que n'avoir point de besoins est un privilège divin ; qu'en avoir très peu, c'est être très près de la divinité. » Diogène de Laërte attribue le même sentiment à Diogène le Cynique. Je pourrais bien tirer de ces variétés un argument contre la lettre de Cratès ; mais j'aurais peur d'être ici plus rigoureux que vrai : en effet, l'idée qui fait la base de cette lettre a été fréquemment répétée ; et Cratès, disciple de Diogène, admirateur de Socrate, a pu employer, les maximes de leur philosophie.

Je ne crois pas devoir abandonner si facilement l'argument que me fournit la lettre huitième des inédites. Cratès écrit à Métroclès de ne pas demander à tout le monde, de demander trois oboles aux sages, une mine aux libertins, parce que les dissipateurs dépensent trop pour pouvoir donner deux fois. C'est un mot de Diogène rapporté par Diogène de Laërte et par Stobée. « Le Cynique, dit le biographe, demandait une mine à un dissipateur. Mais pourquoi, lui dit-il, demandes-tu aux autres une obole, et à moi une mine! C'est, répondit Diogène, parce que j'espère que les autres me donneront encore ; mais recevrai-je encore quelque chose de toi ? les dieux le savent. » Cratès pouvait bien s'approprier une pensée de Socrate, devenue, en quelque sorte, une maxime générale et une espèce d'axiome de morale ; mais je ne m'imaginerai jamais qu'il ait pu placer dans une de ses lettres un mot de Diogène, un mot spirituel et piquant, sans en nommer l'auteur. Il est de plus à remarquer que c'est à Métroclès qu'il écrit, à Métroclès, disciple comme lui de Diogène, et qui devait parfaitement connaître les mots de leur maître; qui même, à ce qu'il paraît, en avait fait un recueil.

Les anciens sophistes écrivaient fréquemment sous des noms supposés. Souvent ils voulurent surprendre, à leur profit, la bonne foi des princes et des particuliers, et se faire acheter chèrement les productions de leur faible plume, en y mettant un nom fameux. Mais plus d'une fois il arriva que le public voulut se tromper lui-même, et que ces ouvrages pseudonymes reçurent de la confiance trop crédule des lecteurs un caractère d'antiquité que les auteurs n'avoient pas songé à leur donner. En effet, beaucoup de ces compositions n'étaient que des exercices de style et des thèmes scolastiques·. Pour s'exercer, par exemple, au style épistolaire et en donner des modèles à ceux qui suivaient leurs écoles, les sophistes faisaient des lettres sous des noms feints, ou, pour rendre la difficulté plus grande, sous des noms historiques. Les lettres d'Aristénète, presque toutes celles d'Alciphron et de Théophylacte Simocatta, sont dans la première classe; à la seconde appartiennent celles des philosophes, celles de Diogène, de Cratès et de tant d'autres. Un mot célèbre, un fait connu servait de sujet; on l'amplifiait; on l'ornait avec plus ou moins de talent.

La ressemblance des lettres dix-sept et dix-neuf de notre faux Cratès, me semble une preuve manifeste de ce que je viens d'avancer. Elles roulent toutes deux sur le même sujet. Hipparchia avait filé et fait de ses propres mains une exomis, qu'elle envoie à Cratès. Le philosophe, la lui renvoie, et lui dit qu'elle ne doit pas s'occuper de pareilles misères; qu'il les faut abandonner aux autres femmes ; que ce n'est pas, dans de pareilles vues qu'il l'a épousée. Il paraît que l'histoire philosophique, écrite ou traditionnelle, avait conservé la mémoire d'un fait de ce genre. On savait sans doute que Cratès avait refusé un manteau travaillé de la main d'Hipparchia; peut-être savait-on aussi de quelles paroles il s'était servi en le lui renvoyant ; et ces données de vinrent le sujet d'une espèce de thème, d'un exercice de style épistolaire. Deux de ces petites compositions nous seront parvenues; et le temps, qui nous a enlevé tant de tragédies, tant de poèmes et d'histoires, aura, par un caprice bizarre, respecté deux lettres sur un sujet qui eut paru plus que suffisamment traité, s'il ne l’avait été qu'une fois ; car, dire que Cratès a pu avoir deux manteaux à renvoyer à Hipparchia, qu'Hipparchia a pu n'être pas découragée par un premier refus, c'est une supposition sans vraisemblance : le ton des deux lettres est trop uniforme, pour qu'elle puisse être admise ; on s'en convaincra, en prenant la peine de les lire.

Le même argument se peut tirer des lettres, douze et treize des inédites. Elles sont toutes deux adressées aux Athéniens. Cratès leur fait sentir qu'ils ne doivent pas se fâcher quand le sage leur demande l'aumône, parce qu'il ne fait que leur redemander son bien. En effet, tout est à Dieu, et les sages sont amis de Dieu ; or, entré amis tout est commun ; donc, tout ce qui appartient aux Athéniens, appartient aux sages, ainsi qu'aux dieux; donc, le sage qui demande, trois oboles, ne fait que redemander trois oboles qui sont à lui. Ce raisonnement, qui est de la façon de Socrate ou de Diogène, sert de thème à ces deux lettres. Si Cratès a pu écrire une fois aux Athéniens une pareille lettre, ce qui est déjà bien peu vraisemblable, est-il croyable qu’il ait répété cette plaisanterie assez mauvaise?

La lettre seconde des éditions d'Aide et de Genève, ou la troisième de Commelin, est ainsi conçue. « A ses disciples. » —« Ne demandez point à tous les choses qui vous sont nécessaires, et n'acceptez point de dons ; car il n'est pas dans l'ordre que la vertu soit nourrie par le vice. Ne demandez qu'à ceux qui sont initiés à la philosophie; ne recevez que d'eux seuls; et vous pourrez alors redemander votre bien, et ne paraître pas demander celui des autres. » La lettre huit des inédites commence par une pensée toute pareille. « Ne demande pas à tous; dit le philosophe à Métroclès, mais à ceux qui en valent la peine, et ne prends pas également de tous. » La lettre vingt-quatre roule aussi sur la même idée.

De telles lettres me semblent si maladroitement forgées, qu'on a peine à concevoir comment elles ont pu faire des dupes. La critique aujourd'hui est plus éclairée, plus soupçonneuse ; et je ne m'imagine pas qu'un faussaire pseudonyme persuadât un seul lecteur avec si peu d'art et si peu d'esprit: En est-il un, par exemple, qui, en lisant la lettre huit des éditions, ne criât aussitôt à l'imposture ? « Nous sommes enfin, dit Cratès à Diogène, libres des richesses; mais l'opinion nous tient encore esclaves; et pourtant, j'en jure, par Hercule, il n'est rien que nous ne fassions pour secouer son joug. Mais je saurai bien me racheter des mains de cette maîtresse, et je ferai voile vers Athènes, pour te faire, en retour de la liberté que.tes discours m'ont procurée, don de Cratès et de Cratès, supérieur désormais à toutes les choses de la vie. »

On a vu, si l'on n'a pas négligé de lire ma note sur le texte de ce passage, que la leçon des éditions est fort inexacte; et qu'il m'a fallu suivre le sens plus régulier et plus facile qu'offre le manuscrit du Vatican ; mais les imprimés et les copies s'accordent dans cette étrange bévue de notre, philosophe, qui, écrivant de Thèbes, parle de s'embarquer, pour se rendre à Athènes.

On demeurera d'accord avec moi, que la lettre· est· écrite de Thèbes, si l'on remarque qu'elle a dû être composée, par Cratès, après qu'il eut abandonné son bien aux Thébains. En faisant cet acte d'abnégation cynique, il dit au milieu de la place publique : « Cratès met Cratès en liberté. » Ce mot est rapporté par plusieurs auteurs anciens, avec quelques variétés de forme que j'ai discutées dans ma précédente Notice sur Diogène; mais les idées d'affranchissement et de liberté s'y retrouvent presque toujours, et ce sont celles qui dominent aussi dans notre lettre. Simplicius, sur Epictète, dit que. Cratès ne se cru libre, qu'après avoir renoncé à ses biens, et qu'il se couronna, comme ayant enfin recouvré sa liberté. Le pseudo-Diogène, dans la neuvième, lettre des éditions, a suivi une tradition pareille: « J'ai appris? écrit-il à Cratès, que tu.as apporté toute ta fortune, dans l'assemblée, que tu l’as cédée à la patrie, et que, debout au milieu de la place, tu as fait cette proclamation : Cratès, fils de Cratès met Cratès en liberté. » Ces mêmes idées reparaissent dans la lettre de Cratès : « Nous sommes libres des richesses, mais encore esclaves de l'opinion. Pourtant il n'est rien que nous ne fassions pour secouer son joug. Je saurai me racheter de cette maîtresse et je me donnerai à toi en retour de la liberté que je dois à tes discours. » Ces rapprochements prouvent complètement que la lettre a été écrite par Cratès après la cession de son bien, et, comme il le disait par une métaphore philosophique, après son affranchissement; ils prouvent qu'elle a été écrite de Thèbes; et; très probablement, c'est une réponse fictive à cette lettre du pseudo-Diogène que je viens de citer : « Je t'admire, dit le pseudo-Diogène : tu as su, plutôt que je ne l'espérais, vaincre l'opinion. C'est à cette phrase que Cratès répond, quand il dit qu'il n'est pas encore affranchi de l'esclavage de l'opinion. Diogène finit par lui dire de venir bien vite à Athènes, parce qu'il a encore besoin de fortifier par l'exercice sa philosophie naissante, et qu'il n'y a pas pour son cynisme récent de sûreté à rester longtemps dans une ville où personne ne lui ressemble.[1] C'est cette invitation qui fait dire à notre maladroit Cratès qu'il s'embarquera pour Athènes : absurdité palpable, puisque à moins d'avoir perdu la raison, on ne doit aller de Thèbes à Athènes que par terre ! Je suis tenté de croire que cette lettre a été composée par quelque littérateur d'Egypte ou d'Asie, qui ne connaissait même pas les localités du pays où il plaçait son héros.

A ces preuves, qui me semblent assez solides, j’ajouterai l'argument que m'offre le nom de Ganymède donné à un jeune débauché dont Cratès réprimande la mollesse, dans la lettre neuvième des inédites. Un pareil nom ne semble-t-il pas imaginé d'après les mœurs de ce jeune homme, et n'indique-t-il pas jusqu'à un certain point que la lettre n'est pas une composition sérieuse, et a été écrite à un personnage en l'air! Les mœurs du Ganymède mythologique avaient rendu ce nom odieux, au moins ridicule; et il était employé fréquemment comme une injure ou comme un reproche ironique. Laudo Ganynedem, s'écrie Eumolpe, en voyant Giton empressé autour d'Encolpius. L’allusion du satirique n'est pas moins claire

.......................... Tu Gaetulum Ganymedem

Respice quum sities.

Comme nom propre, le nom de Ganymède n'était guère donné qu'à de jeunes esclaves, et compromettait passablement leurs mœurs et celles de leur patron. Le Ganymède qui bavarde si ridiculement à la table de Trimalcion, ne peut être qu'un affranchi, parvenu. Gruter rapporte l'épitaphe d'un Flavius Ganymède, affranchi de l'empereur et pédagogue de ses enfants ; mais sûrement ce ne fut pas quand on le fit pédagogue, que ce nom lui fut donné, mais lorsque adolescent il était deliciae domini.

Au besoin, ne pourrait-en pas encore argumenter d'une importante variété qu'offre le manuscrit 3047 de la Bibliothèque du Roi ? Les lettres trois, cinq et neuf de l'édition d'Alde, y sont mises sous le nom d'Apollonius de Tyane ; cette même lettre neuf, dans un manuscrit de Vienne et un manuscrit de Florence, est placée parmi celles d'Alciphron, et Wagner l'ajointe à son édition d'Alciphron, comme, un morceau inédit.

Le commencement de la lettre onzième d'Aide, qui est la quatorzième de Commelin, est aussi, parmi celles d'Alciphron; dans le même manuscrit de Florence, et Wagner l'a placé parmi les fragments inédits de son auteur. Ces variétés seules suffiraient pour jeter de l'incertitude sur l'authenticité des lettres de Cratès ; ajoutées aux raisons que j'ai développées, elles les confirment et les fortifient.

Par qui et à quelle époque ces lettres ont-elles été écrites ? Ce sont des questions fort embarrassantes. Je ne connais point de moyen d'y faire de réponse satisfaisante; et, dans l'état actuel des lettres, grecques, je ne croîs même pas qu'aucun critique puisse donner la solution de ce problème littéraire. Tout ce que je puis conjecturer, c'est que la lettre de Cratès sur son affranchissement pourrait bien être de la même plume que celle de Diogène à laquelle elle sert de réponse. Plusieurs des lettres attribuées à ces deux philosophes sont probablement du même écrivain. J'ai été trop loin, autrefois, en les donnant toutes à un seul auteur. Il est fort possible et même assez probable qu'Alciphron a composé les deux lettres qui, dans le manuscrit Florentin, font partie de ses opuscules épistolaires. En effet, Alciphron, qui a forgé des lettres de Ménandre, de Glycère, de Léontium, de Lamia, a pu forger aussi quelques lettres sous le nom de Cratès ! Peut-être serai-je contredit par un savant académicien, qui a paru croire que Ménandre et Glycère avaient réellement écrit les lettres qui se trouvent sous leur nom dans le second livre d'Alciphron. Mais je vais même jusqu'à me flatter de voir cet habile homme de mon avis, s'il consent à s'éloigner pour quelques moments des grands classiques qui ont jusqu'ici été l'objet de ses travaux, et à jeter un coup d'œil attentif sur le recueil du rhéteur Alciphron. S'il ne dédaigne pas de s'occuper un peu d'un si pauvre auteur, il verra bien que le Ménandre d'Alciphron est un personnage tout aussi imaginaire que son parasite Stemphylochaeron et son pécheur Philoscaphus. Je crois donc qu'Alciphron aura voulu s'exercer sous le nom de Cratès, comme sous celui de Ménandre et ces deux lettres auront ensuite été réunies par quelque éditeur on quelque copiste, à d'autres lettres composées, sous le même nom, par d'autres rhéteurs.

Il pourrait, au reste, se faire qu'il y eût dans cette collection plus de deux lettres à restituer à Alciphron; mais on peut bien assurer du plus grand nombre qu'elles ne sont pas plus d'Alciphron que de Cratès. Il est impossible qu'il ait voulu plusieurs fois traiter le même sujet, et il y a beaucoup de ces épîtres qui sont trop mauvaises même pour lui. Alciphron est assurément un écrivain d'une excessive médiocrité ; pourtant, il faut lui rendre cette justice, qu’il y a dans les lettres qui lui appartiennent mille fois plus d'esprit, plus de talent, plus de style, plus de littérature et d'intelligence de l'art de composer, que dans la plupart de celles du pseudo-Cratès.

Il me reste à présenter le texte des vingt-quatre lettres inédites du manuscrit du Vatican. Elles sont fréquemment altérées; et bien des passages ne pourront être corrigés qu'avec le secours d'un meilleur exemplaire. Le manuscrit quatre-vingt-un de la Bibliothèque de Saint-Marc, dont M. l'abbé Morelli a bien voulu m'envoyer les leçons pour quelques endroits, sur lesquels je l'avais consulté, ne m'a pas été d'un grand secours. Ainsi, je ne puis répondre partout de l'exactitude de ma traduction, ne pouvant répondre de celle du texte.

On désirerait sans doute que je commençasse par décrire le manuscrit dont je donne ici la copie; mais il fut rendu aux commissaires de S. S. avant que j'eusse pu l'examiner avec l'attention et le soin que demande le travail d'une description. Je me rappelle simplement qu'il n'est pas fort ancien. Je suis aussi fort disposé à croire que Léon Allatius, qui fut assez longtemps garde de la Vaticane, & qui avait eu le projet de publier les lettres de Cratès, dans le septième tome de la seconde édition de ses Symmicta, les avait prises dans ce même manuscrit. Au reste, on trouvera sans doute sur ce volume les détails les plus satisfaisants et les plus amples dans un catalogue raisonné que M. Hase a fait des manuscrits Grecs et Latins qui, par les chances de la guerre, nous étaient venus des Bibliothèques étrangères, et qui, depuis, ont été restitués aux anciens et légitimes possesseurs. Ce catalogue n'est pas encore imprimé ; mais il faut espérer qu'il pourra enfin paraître. Ce sera, je pense, une belle acquisition pour la critique et l’histoire littéraire.

I

I.

CRATÈS A SES DISCIPLES.

Fuyez, non seulement l'injustice et l'intempérance, qui sont les plus grands des maux, mais encore les voluptés qui les produisent. En effet, présentes ou espérées, les voluptés sont l’unique objet qui vous occupe. Recherchez, non seulement la tempérance et la patience, qui sont les plus grands des biens, mais encore les fatigues qui les produisent. Et ne les évitez pas parce qu'elles sont âpres et rudes ; car vous n'aurez point à donner une grande chose pour une plus grande ! cet échange des fatigues contre la vertu, est l'échange de l'airain contre l’or.

II.

A SES DISCIPLES.

La philosophie cynique, c'est celle de Diogène ; le chien, c'est le sectateur laborieux de cette philosophie; vivre en chien, c'est philosopher d'une manière abrégée. Ne craignez donc pas ce nom de chien, et ne fuyez pas, pour ce motif vain, la besace et le manteau, ces armes divines.[2] Quand on a des mœurs honorables, on peut bravement supporter ces insultes. Vertueux, vous ne vous fâcheriez pas si l'on vous nommait méchants ; ayez donc aujourd'hui la même indifférence, si l'on appelle vivre en chien, philosopher d’une manière abrégée; chien, celui qui philosophe de la sortes et si l'on donne à cette philosophie le nom de cynique, tout cela n'est qu'opinion. Etre esclave de l’opinion et de la honte, et cela dans des mots qui ne sont, comme l'on dit, que les ombres des choses, c'est la plus grande des misères. Efforcez-vous donc de mépriser ces petitesses et ce qui leur ressemble.

III.

AUX MÊMES.

Les médecins n'ont parlé que d'une seule affection de l'estomac,[3] qu'ils ont attribuée à la dyspepsie; Diogène en connaissait une autre, qu'il attribuait à. la faim. Mais on peut, sans honte, demander aux médecins un remède pour la première de ces indispositions ; on ne le peut pour l'autre : quelle inconséquence ! Méprisez donc ceux qui prétendent que mendier est une action honteuse et humiliante; et demandez aussi bien du gâteau que des pilules. Car la honte n'est pas de demander, mais de ne pas se montrer digne de ce que l'on reçoit. Il est d'ailleurs bien plus humiliant de demander un remède pour la dyspepsie que pour la faim ; puisque l’une naît de la crapule', produite par le vice; l'autre, du besoin produit par la pauvreté.

IV.

AUX JEUNES GENS.

Accoutumez-vous à vous baigner à l’eau froide, à boire de l’eau, à ne manger qu'après avoir· sué, à porter un manteau, à coucher sur la dure; et jamais les bains ne vous seront fermés, jamais pour vous les vignes et les troupeaux ne seront stériles jamais les marchés et les magasins de lits ne seront mal assortis. Ces inconvénients n'existent que pour ceux qui ont l'habitude de se baigner à l'eau chaude, de boire du vin, de manger sans s'être fatigués, de porter des étoffes de pourpre, et de coucher sur des lits.

V.

A PATROCLÈS.

Ulysse a porté une fois le costume du chien; mais ce n'est pas une raison pour que tu le nommes le père du cynisme. Il était plus efféminé que pas un de ses compagnons, et il estimait la volupté par-dessus tout. Ce n'est pas l'habit qui fait le chien, mais le chien qui fait l’habit; et jamais Ulysse ne le fut, lui qui toujours succombait au sommeil[4] et à la gourmandise ; qui louait la vie molle; qui jamais ne faisait rien sans l'assistance d'une déesse et celle de la fortune ; qui demandait à tout le monde, même aux plus pauvres gens, et prenait; tout ce qu'on lui offrait. Donne ce nom de père du cynisme à Diogène, qui ne porta pas une fois seulement l'habit cynique, mais dont toute la vie fut un triomphe continuel sur la fatigue et la volupté ; qui demandait, mais non pas aux pauvres ; qui avait rejeté toutes les nécessités de la vie, et ne se confiait qu'en lui-même ; qui jamais ne fit le vœu misérable de parvenir aux honneurs, mais qui toujours fut noble, s'assurant toujours sur la raison, et non sur la ruse ni sur un arc;[5] qui enfin n'eut pas seulement la constance d'affronter la mort, mais aussi le courage d'exercer la vertu. Tu dois donc proclamer comme chef, non pas Ulysse, mais Diogène. Diogène, qui, pendant sa vie, arracha les hommes au vice pour les donner à la vertu, et qui, après sa mort, les corrige encore par les discours qu'il nous a laissés.

VI.

A MÉTROCLÈS.

Quand tu nous eus quittés pour retourner chez toi, je descendis à la palestre des jeunes gens, et, après m'être frotté, je me mis à courir, et les jeunes spectateurs riaient à mes dépens. Mais je ne voulais pas quitter mes exercices un instant plu, tôt ; et, pour m'encourager contre les yeux moqueurs, je médisais: « Cratès, c'est pour ta tête, pour tes oreilles, pour tes pieds, que tu t'exerces. » Ces mots entendus des rieurs, les rendirent plus sérieux ; ils se mirent eux-mêmes à courir, et, dès ce moment, ils ne se bornèrent plus à se frotter, et voulurent aussi s'exercer. Leur santé, depuis longtemps dérangée, se rétablit ; et, dans leur reconnaissance pour un changement dont ils m'attribuaient tout l'honneur, ils ne voulurent plus me quitter, et me suivaient partout où j'allais, écoutant mes discours, et les imitant ainsi que mes actions. Je t'ai écrit cette lettre pour l’engager à faire comme moi, à ne pas courir seul, mais dans les endroits que fréquentent les jeunes gens. Il nous convient de nous occuper d'eux. L'exemple les formera mieux à la patience que les discours: cet avantage n'existe que dans la philosophie de Diogène.

VII.

A MÉTROCLÈS le chien.

Tant que tu redouteras le nom de chien, je veux te le donner ; or, jusqu'à présent, tu as l’air d'en avoir peur. Et toi-même, quand tu m'écris, ne le mets-tu pas en tête de tes lettres. Tout le reste s'apprendra de même : il ne faut que t'accoutumer à ne pas craindre, et à ne pas disserter seulement. Le chemin du bonheur est long par les préceptes; on l'abrège par l'exercice des œuvres journalières. Mais la plupart de ceux qui tendent au même but que les chiens, se rebutent à la vue des difficultés, et fuient ceux; dont la voix les appelle, Au reste, il ne faut pas que cette route fasse le cynique ; il faut être cynique né: car l'exercice, aidé par le naturel, est bien plus efficace que la route même.

VIII.

A MÉTROCLÈS.

Ne demande pas à tous mais à ceux qui méritent qu'on leur demande ; et ne reçois pas également de tout le-monde. Prends aux sages une pièce de trois oboles ; aux libertins, une mine : car il n'est pas possible que de tels dissipateurs soient, comme les sages, en état de donner deux fois.

IX.

A GANYMÈDE.

Tant que tu auras peur du manteau, de la besace, du bâton et de notre courte chevelure ; tant que tu aimeras les vêtements de pourpre et la mollesse, tu ne cesseras d'attirer à toi les amants, comme Pénélope attirait les prétendants. Si donc de pareils soupirants ne t'importunent pas, persiste dans le genre de vie que tu as choisi ; mais si, comme je me le persuade, tu n'en es pas médiocrement embarrassé, renonce aux défenseurs que tu as, souvent et sans succès, employés pour les chasser, et revêts-toi des armes dont Diogène se servit pour éloigner ceux qui lui tendaient des pièges. Sois bien sûr qu'alors aucun amant ne s'approchera de toi; car ces armes sont parfaites pour vaincre de tels ennemis, et pour protéger celui qui ne veut pas les combattre à découvert : ainsi le casque de Pluton cachait celui qui le portait.

X.

AUX THESSALIENS.

Les hommes n'ont pas été faits pour les chevaux, mais les chevaux pour les hommes. Tâchez donc de prendre plus de soin de vous que des chevaux. Autrement, sachez bien que vous posséderez des chevaux d'une grande valeur, et que vous-mêmes n'en aurez presque aucune.

XI.

AUX ATHÉNIENS.

J'apprends que vous manquez d'argent. Vendez vos chevaux, et vous sortirez d'embarras ; puis, quand vous aurez besoin de chevaux, décrétez que les ânes sont des chevaux. Vous êtes dans l'usage d'avoir la plus haute estime, non pour ceux qui sont propres aux choses, mais pour ceux qui ont eu vos suffrages. Si dans les conjonctures majeures, ce qui n'est pas convenable à la circonstance peur pourtant ne pas nuire, comptez que dans de moindres affaires il n'en sera pas autrement. Croyez-moi donc, puisqu'il vous faut de l'argent, et que vous n'avez point d'autre ressource, vendez vos chevaux ; puis, quand il sera nécessaire, décrétez que les ânes sont des chevaux.

XII.

AUX ATHÉNIENS.

Ne vous étonnez point si Diogène, qui disait que tout appartient au sage, ne s'approchait pas de vous pour demander, mais pour redemander. En effet, vous n'êtes nullement surpris que tout soit à Dieu ; vous en convenez même ; et si quelque divinité, vous apparaissant en songe, vous ordonne de lui sacrifier, vous obéissez, et vous ne dites point que le soleil, par exemple, vous demande quelque chose ; vous dites qu'il redemande ce qui est à lui. Ainsi, dans la conviction que tout appartient à Dieu, vous ne vous fâchez point lorsqu'il vous redemande quelque chose : il en est de même du sage. Ne dites-vous pas qu'entre amis tout est commun, et que le sage seul est ami de Dieu ! Pourtant, quand le sage redemande une obole à quelqu'un d'entre vous, vous délibérez, comme s'il s'agissait de l'abandon de votre propriété.

XIII.

AUX MÊMES.

Diogène le chien disait que Dieu est maître de toutes choses, et qu'entre amis tout est commun ; de sorte que tout lui appartenait, à lui Diogène, et qu'en rejetant l'une des prémisses ι de ce raisonnement; on ne rompait pas l'alliance des Grecs et des Troyens, mais les liens mêmes de la. ι vie humaine. Croyez donc le raisonnement de Diogène, et ne vous fâchez point quand les sages Vous demandent une pièce de trois oboles. En effet, ce n'est pas votre bien que vous donnez, c'est le leur que vous leur rendez.

XIV.

A HIPPARCHIA.

La nature n'a point fait les femmes inférieures aux hommes:[6] en effet, les Amazones, qui ont exécuté de si grandes choses, n'étaient en rien au-dessous de l'autre sexe. Si tu te souviens de leur histoire, ne te laisse pas vaincre par elles car tu ne réussiras pas à me faire croire que te ne vis pas chez toi dans la mollesse. Il est honteux de n'avoir pas eu plus longtemps la force de partager mon cynisme, et, après t'être distinguée du vulgaire des femmes par le choix d'un époux tel que moi et par le luxe de la vertu, de te repentir, et, quand tu es à moitié chemin, de revenir sur tes pas.

XV.[7]

A HIPPARCHIA.

Tu t'occupes de moi, et je t'approuve ; mais je te blâmerai de conserver des habitudes vulgaires, et de ne pas te livrer à la philosophie, comme je te l'ai recommandé.

XVI.

A HIPPARCHIA.

On appelle notre philosophie cynique, et nous, l'on nous appelle chiens, non pas à cause de notre indifférence sur toutes les choses de la vie, mais parce que nous supportons courageusement des accidents que la mollesse ou l'opinion rend insupportables aux autres hommes. C'est pour cette raison, et non pour la première, que l'on nous a donné ce nom de chiens. Persiste donc avec moi dans le cynisme ; car la nature ne t'a point faite inférieure à Cratès, pas plus qu'elle n'a fait les chiennes inférieures aux chiens : persiste, afin de jouir de ta liberté naturelle, tandis que tous les hommes sont esclaves, ou par l'effet des lois, ou par celui de leur dépravation.

XVII.

A HIPPARCHIA.

L’exomis que tu avais tissue pour moi, je te l'ai renvoyée, parce qu'il n'est pas permis à ceux qui font profession de patience, de porter de tels vêtements, et pour te détourner de ce genre d'occupation, dans lequel tu t'es jetée avec un extrême empressement. Tu as voulu, sans doute, que le vulgaire admirât ta tendresse conjugale. Assurément, si je t'avais épousée dans de telles intentions, tu ferais fort bien de me donner ces marques de ton zèle. Mais si je t'ai recherchée à cause de la philosophie, pour laquelle toi-même tu étais passionnée, abandonne de pareils soins, et tâche d'être utile à l'humanité sous des rapports plus importants. Ce sont là les leçons que tu as reçues chez moi et chez Diogène.

XVIII.

A HIPPARCHIA.

La raison est le guide de l'âme. La raison est une belle chose ; c'est le plus grand bien des hommes. Songe donc au moyen de te la procurer ; car tu t'assureras une vie heureuse. Cherche les hommes sages, quand il te faudrait aller jusqu'au bout du monde.

XIX.

A HIPPAKCHIA.

On est venu de ta part m’apporter une exomis neuve, en me disant que tu l’avais faite toi-même, pour que je m'en servisse pendant les froids. J'approuve le soin que tu prends de ma personne ; mais je te blâme de conserver encore des habitudes vulgaires, et de négliger, en dépit de mes exhortations, la vie philosophique. Reviens-donc enfin, si tu prends à moi un intérêt véritable, et si tu ne te complais pas dans ces soins futiles ; efforce-toi vers les choses qui t'ont fait souhaiter de m'avoir pour mari, et laisse la petite utilité de ta quenouille aux autres femmes, dont les désirs n'ont pas eu le même objet que les tiens.

XX et XXI.

CRATÈS A HIPPARCHIA.

J'ai su par d'autres (car tu ne m'as rien fait dire) que tu étais heureusement accouchée. J'en rends grâces au Ciel et à toi. Te voila donc convaincue que la fatigue préserve de la fatigue. Tu n'aurais sûrement pas eu un accouchement aussi facile si, pendant ta grossesse, tu n'avais pas fait un exercice d'athlète. La plupart des femmes grosses mènent une vie pleine de mollesse ; et quand elles accouchent, leurs enfants, s'ils ont le bonheur d'échapper, naissent et restent maladifs. Apprends-moi si ce qui devait venir est venu, et ensuite prends bien soin de notre petit chien. La vraie manière d'en prendre soin, ce sera de l’élever dans ta méthode. Que son bain soit froid ; que le manteau cynique lui serve de maillot ; que sa nourriture soit du lait, mais en quantité modérée. Tu le berceras dans une écaille de tortue : on dit que cette pratique est un utile préservatif contre les maladies de l'enfance. Lorsqu'il pourra parler ou marcher, tu lui donneras pour parure, non pas une épée, comme Ethra jadis à Thésée, mais un bâton, un manteau, une besace, armes d'une plus sûre défense que les épées; et tu l'enverras à. Athènes. Quant au reste, ce sera mon affaire de te le renvoyer, pour ta vieillesse, cigogne au lieu de chien.

XXII.

CRATÈS A MÉTROCLÈS.

J'ai été fort affligé d'apprendre que Diogène était tombé aux mains des pirates : et sans un de ses compagnons de captivité, que l’on a racheté et qui est venu à Athènes, je serais encore dans la même peine. Mais il m'a consolé, en me racontant avec quelle sérénité Diogène supportait le malheur, et comment un jour il parla aux corsaires qui négligeaient les prisonniers : « Si vous conduisiez, leur disait-il, des cochons au marché, vous en prendriez soin, afin d'en tirer, en les vendant, un plus grand prix: et nous, que vous allez vendre comme des cochons, vous nous négligez ! Est-ce que vous ne croyez pas que nous vous rapporterons davantage, si l’on nous trouve gras ; moins, si nous sommes maigres ! Parce qu'on ne mange point de chair humaine, ils ne s'imaginent pas qu'il faille prendre soin des hommes ! Mais sachez bien que tous ceux qui achètent des esclaves, ne font attention qu'à l’embonpoint du corps, et à la taille. Je vous en dirai la cause : c'est qu'ils achètent un homme pour le service du corps, et non pour celui de l'âme. » Dès ce moment, les pirates prirent quelque soin de nous, et nous en eûmes l'obligation à Diogène. Arrivés à une ville où ils croyaient pouvoir se défaire de nous, ils nous conduisirent au marché. Nous nous tenions debout, les larmes aux yeux. Mais Diogène prit un morceau de pain et se mit à manger, en nous offrant de partager avec lui. Comme nous refusions : « Prenez, dit-il ;

La triste Niobé se souvint de dîner.[8]

Puis, à ces mots, qu'il prononça en riant et d'un ton plaisant, il ajouta : « Ne cesserez-vous pas de pleurer, parce que vous devez être esclaves, hypocrites que vous êtes ; comme si, avant d'être prisonniers des pirates, vous étiez libres ; comme si vous n'étiez pas esclaves, et certes de fort méchants maîtres. Maintenant, vous en allez peut-être trouver d’excellents, qui déracineront cette mollesse qui vous a perdus, et vous donneront la patience et la tempérance, ces biens les plus précieux de tous. » Les acheteurs l’écoutaient, admirant son indifférence philosophique. Il y en eut même qui lui demandèrent s'il savait quelque chose. « Je sais, répondit il, commander aux hommes. Si donc quelqu'un de vous a besoin d'un maître, qu'il aille trouver les vendeurs et s'entende avec eux. » Et là-dessus, eux de rire et de s'écrier : « Quel est l’homme libre qui ait besoin d'un maître ; — Tous les méchants, » dit Diogène ; tous ceux qui prisent la volupté, qui dédaignent le travail. L'amour de la volupté, le mépris du travail, sont les plus puissantes amorces du vice. » Ce fut alors à qui achèterait Diogène ; mais il ne fût plus à vendre : les corsaires le faisant descendre de la pierre, l'emmenèrent chez eux, lui promettant la liberté, s'il voulait leur enseigner la science qu'il s'était vanté de posséder. Voilà pourquoi je ne suis point retourné chez moi pour chercher la rançon de Diogène,[9] et ne t’ai point écrit de la fournir. Mais réjouis-toi avec moi de ce qu'il vit prisonnier des pirates, et de ce que sa conduite a prouvé des vérités que beaucoup de gens ne voulaient pas croire.

XXIII.

CRATÈS A …..

BONHEUR!

Cet ancien oracle, « Ne fuyez pas les choses nécessaires, » ne nous offre-t-il pas, mon respectable ami, un principe abrégé et applicable à toutes les circonstances! En effet, celui qui veut éviter des choses inévitables, sera infailliblement malheureux, et celui qui désire des choses impossibles, nécessairement ne les obtiendra pas. Je te paraîtrai peut-être trop importun et trop homme d'école ; et je ne m'en défends pas. Ainsi condamne-moi, si tu le juges à propos ; mais il n'en faut pas moins écouter les anciens. J'en juge par moi-même : nous sommes malheureux toutes les fois que nous voulons mener une vie exempte d'accidents. C'est une chose impossible ; car il est bien forcé de vivre avec un corps, de vivre avec des hommes, et la plupart des accidents naissent, et de la déraison de ceux qui vivent avec nous, et de notre corps. Celui qui porte parmi les hommes une âme philosophiquement savante, est exempt de chagrins et de trouble ; il est le mortel heureux. Mais l'âme ignorante sera incessamment le jouet des vaines espérances, et l'esclave des désirs. Si donc la vie du vulgaire a des charmes pour toi, prends conseil du vulgaire : il a, dans ces misères surtout, une grande expérience. Mais si tu te plais à la vie de Socrate et de Diogène,[10] fais-toi leur imitateur, et laisse aux autres la tragédie de ce monde.

XXIV.

CRATÈS A DINOMAQUE.

Diogène ne s'est pas borné à déclarer que la mendicité devait avoir dans ceux qui demandent de l'argent, le caractère du cynisme ; il a établi que la pitié de ceux qui donnent devait être vertueuse. Pénétré de cette vérité, garde-toi d'aller demander à tout le monde, car tu ne recevras pas ; ne t'adresse qu'au sage. Selon nous, le sage est le seul homme heureux ; les autres n'ont point de droits à ce nom.[11]

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APPENDICE.

Jε joindrai aux Lettres de Cratès trois autres Lettres du même genre, que j'ai trouvées dans le manuscrit cdlxxxiii du Vatican. S’il faut s'en rapporter aux titres, la première est de Socrate à Platon ; la seconde, d'Aristophane à Théophraste ; la troisième, de Ménippe aux vrais porte-besaces, comme il les appelle. Ces trois lettres se trouvent aussi dans le manuscrit lxxxi de la Bibliothèque de Saint-Marc. Socratis, Aristophanis, Menippi Epistolae· tres scriptiunculae levissimae sunt, de quibus dicere nihil interest ; tels sont les termes donc M. l'abbé Morelli se sert pour indiquer ces trois opuscules, assurément fort légers, comme il le dit, et de nulle importance; mais qu'il est bon cependant de donner, au moins une fois, quand ce ne serait que pour prouver que le-jugement du savant bibliothécaire n'est pas trop sévère. Il est d'ailleurs une sorte d'intérêt et de charme attaché à tout ce qui nous reste de l'antiquité, surtout lorsque s'y joint l'attrait des grands noms. Ces grands noms, il est vrai, ne semblent offrir ici qu'une enseigne trompeuse ; mais il sera peut-être quelques esprits qui en jugeront différemment. Les Epîtres Socratiques séduisirent autrefois Allatius, leur éditeur ; et l'on sait qu'il écrivit longuement pour en prouver l'authenticité, qu'il ne prouva pas. Parmi les lettres de ce recueil, victorieusement attaqué par Bentley, celles de Xénophon paraissaient authentiques au savant Valkenaer, si j'en juge d'après la manière dont il les cite : ipse Xenophon in Epistolis Socraticis, dit-il au commencement de ses Notes sur les Mémorables; et il emploie ce témoignage, sans la plus légère hésitation. Il s'en sert avec une égale assurance, dans sa Dissertation sur les Fragments d'Euripide. Sa confiance dans les Lettres d'Aristippe n'était pas tout à fait aussi grande. Le docte Pearson les avait toutes indistinctement rejetées ; pour lui, il n'en condamnait formellement qu'une seule, la vingt-septième : les autres ne lui présentaient rien qui ne put convenir à Aristippe. Cependant, ayant à faire usage d'une de ces lettres, qui lui semblaient d'une authenticité si probable, il s'exprime avec la réserve d'un homme peu persuadé : Aristippus, dit-il, seu qui, sub ejus nomine, scripsit epistolam XVI inter Socraticas. Tout récemment, un homme fort instruit s'est prononcé en faveur de deux ou trois lettres de cette collection, réimprimée par ses soins. On voit par cet exemple, dont l'application est ici toute naturelle, qu'en fait de critique littéraire, les propositions qui semblent aux uns les mieux démontrées, peuvent quelquefois· sembler à d'autres susceptibles d'une démonstration contraire: il sera donc possible que les trois lettres que je publie soient jugées diversement. Pour moi, j'avoue que je n'ai aucune foi dans la plupart de ces lettres philosophiques : je les crois nées de la plume des sophistes et des maîtres d'écoles ; et s'il en est qui échappent aux arguments positifs et aux preuves de fait, la faiblesse et la nullité de la composition les condamnent presque toujours, et aussi sûrement.

Les sentiments de la première de ces trois nouvelles lettres sont raisonnables, et conviennent de tout point à Socrate, au moins pour le fond ; car je ne crois pas qu'il armât assez les antithèses et les jeux de mots, pour en vouloir remplir un billet de dix lignes. Ce billet, qu'il écrit de sa prison, est adressé à Platon. La circonstance est bien choisie ; car à l'époque du jugement de Socrate, Platon était malade. Il est donc naturel que son maître et son ami ait voulu lui écrire ; ne lui pouvant parler. Mais voici maintenant ce qui rend la lettre un peu douteuse. Toute l'antiquité affirme que Socrate n'a jamais rien écrit ; les témoignages à cet égard sont formels. Dira-t-on que Dion Chrysostome, Aristide, Plutarque, et les autres, n'ont voulu parler que d'ouvrages de doctrine, de traités philosophiques, et qu'en ce sens seulement leur assertion est véritable ! Je crois que cette façon de raisonner n'est que spécieuse. Il reste dans le Recueil d'Allatius, sept lettres de Socrate; et, dans le nombre, il y en a trois qui ont une assez longue étendue, et contiennent des détails importants de· doctrine et de morale. Est-il concevable que des écrivains aussi instruits que ceux que j'ai nommés, et qui avaient autant de littérature, n'aient point modifié leur assertion, n'aient point parlé de ces lettres, si l'opinion publique ne les avait pas rejetées comme apocryphes et pseudonymes ! Comment s'imaginer que les historiens de la philosophie, que les commentateurs et les scholiastes de Platon n'en aient jamais dit un mot, si elles avaient eu la moindre réputation? De deux choses l'une : ou ces lettres étaient généralement trop méprisées pour que les anciens daignassent s'en occuper et en faire un usage sérieux, ou elles sont d'une date trop moderne pour qu'ils aient pu les connaître. Ce raisonnement ne s'applique pas moins à notre lettre qu'à celles de la collection d'Allatius. La circonstance dans laquelle elle a été composée, les sentiments qui y règnent, lui donnaient une importance extrême. Les nombreux panégyristes que Socrate a eus dans tous les temps, n'auraient pas manqué d'en tirer parti pour sa gloire. On aurait pu dire, Socrate, n'a rien écrit ; mais n'eût-on pas ajouté : « Excepté cette lettre si courageuse et si noble, adressée de la prison à Criton, son disciple fidèle ! »

La seconde lettre est d'Aristophane à Théophraste. S'il s'agit des grands écrivains de ce nom, il est impossible de les mettre en correspondance. Aristophane, probablement, était mort avant que Théophraste fût né; ou, tout au plus, son extrême vieillesse coïnciderait-elle avec l'extrême enfance de Théophraste. L'illusion attachée à ces deux noms étant détruite, l'intérêt cesse en même temps ; et ce qu'un Aristophane inconnu a pu écrire à un Grec obscur appelé Théophraste, sur un point de morale vulgaire, pourra être authentique ou ne l'être pas, sans que fa postérité mette un fort grand prix à décider cette question,

La troisième lettre est écrite sous le nom de Ménippe le Cynique. Ce Ménippe enveloppait sa philosophie dans un langage plaisant et facétieux, burlesque même et Lucien, dans quelques-uns de ses dialogues, lui a fait jouer un rôle parfaitement assorti à ce caractère. Le style de la lettre que je publie offre aussi un mélange de sérieux et de bouffonnerie, très analogue à ce que les Anciens nous ont appris de sa manière d'écrire. Bien que cette lettre soit, pour le fond des idées, à peu près au-dessous de rien, elle acquerrait une grande valeur, si l'on pouvait la croire authentique, et véritablement sortie de la plume de ce fameux Ménippe, que Varron avait pris pour modèle dans des satires qu'il appela Ménippées et dont les ouvrages ont probablement été fort utiles à Lucien. Mais une objection se présente : « Il y a, dit Diogène de Laërte, treize livres de Ménippe le Cynique; la Nécyïa; les Testaments ; des Lettres écrites en style fort travaillé, sous le nom des Dieux ; des Traités contre les physiciens, les mathématiciens et les grammairiens; un livre sur le jour natal d'Epicure, et les icades fêtées par ses disciples ; et le reste.» Cette lettre n'est point écrite sous le nom d'un Dieu ; elle n'est point d'un style soigné, brillant et travaillé : elle n'était donc point dans le recueil des lettres de Ménippe que Diogène de Laërte connaissait ; cela est incontestable. Mais on cherchera peut-être à échapper à cet argument par une réponse qui ne semble pas mauvaise ·, et que je ferais moi-même, si l'objection m'était proposée : on dira que cette lettre, et d'autres compositions légères et mêlées, pouvaient appartenir aux ouvrages dont Diogène de Laërte n'a pas jugé à propos de nous apprendre les titres, et qu'il a compris sous cette dénomination vague, et le reste.

I.

SOCRATE A PLATON.

Criton m'engage à chercher mon salut dans la fuite : il insiste, il me presse. L'estime qu'il fait de la vie est telle, qu'il veut que, pour vivre, je vive déshonoré. Puis il s'afflige dénie voir dans les fers ; comme si j'y étais par mon fait, et non par l'injustice de ceux qui m'y ont mis. J'aime bien mieux que les autres soient coupables de ma mort, que d'être, moi, coupable de m'être sauvé.

II.

ARISTOPHANE A THÉOPHRASTE.

Un tort de vivacité vaut bien mieux qu'un tort d'habitude ; il nous nuit peu, et nous n'y pensons guère. Mais un tort qui vieillit, amène la malveillance, et une haine sans fin. Dans un tort de premier mouvement, un mot d'explication peut sou vent rétablir le calme : dans l'autre supposition, que d'orages, que d'ennuis à traverser pour arriver à un raccommodement ! Aussi mon avis est qu'il faut éviter, par dessus tout, d'offenser l’amitié : on n'y saurait trouver un prétexte plausible. Toutefois, si involontairement on a eu ce malheur, on doit au plus vite se réconcilier. Il est peut-être au-dessus des forces de l'homme de n'avoir jamais de tort; mais il y a quelque chose de noble à revenir d'une erreur : Un tel retour est tout à fait le propre d'un caractère solide.

III.

MÉNIPPE

AUX VRAIS PORTE-BESACES.

C’est fort bien fait à vous de souffrir la faim, la soif, le froid, de coucher sur la dure : ainsi l'ordonne la loi de Diogène, écrite dans l'esprit de Lycurgue, le législateur des Lacédémoniens. Si quelqu'un d'entre vous ne s'y conforme pas, il sera livré à la maladie, à l'envie, au chagrin, et à tous les maux de la même famille, Violateurs impies de l'équitable et divine loi de Sinope, leurs pieds seront tourmentés par la goutte, et leurs entrailles par le tonnerre des vents bruyants.

[1] C'est la pensée de Sénèque : Subducendus populo est tener animus et parum tenax recti. Socrati et Catoni et Laelio excutere morem suum dissimilis multitude potuisset, &c.

[2] Diogène dit de même, dans une de ses lettres, que le manteau cynique et la mendicité sont comme des armes, contre les sottes opinions du monde. Dans sa lettre vingt-un, il dit que le manteau, la besace et le bâton sont plus propres que les épées à protéger les hommes. Qui ne se souvient du Damasippe de la satire (Horace, II, 3), parlant des préceptes qu'il a reçus de Stertinius.

Haec mihi Stertinius, sapientum octavus, amico Arma dedit.

L'auteur de la vie de S. Euthymius dit que l'humilité, la sagesse, la méditation, la discrétion, l'obéissance, sont les armes des moines.

[3] Icésius: dit chez Athénée, que les têtes de pourpre que l'on a fait bouillir seules sont bonnes dans les indispositions de l'estomac.

[4] Le Protésilas des Héroïques de Philostrate appelle Ulysse le jouet d'Homère. En effet c'est pendant son sommeil que ses compagnons délient l'outre qui contenait les vents, et qu'ils immolent les bœufs du soleil. Ulysse dort dans l'antre des Phéaciens; il dort encore quand on le débarque sur les côtes d'Ithaque. Plusieurs Anciens se sont moqués de ce sommeil d'Ulysse, et en ont fait un reproche à Homère. On peut voir dans le traité de Plutarque, de la Manière de lire les poètes, et dans les notes de ses interprètes, comment il est possible de justifier le héros et le poète. J'ai déjà parlé de cette grande disposition d'Ulysse au sommeil, dans une note sur les Lettres de Diogène.

[5] Il fait allusion à l'épreuve de l'arc, au xxie livre de l'Odyssée ; et pour bien sentir l'intention de l'auteur, il faut se rappeler que tous les anciens n'estimaient pas le talent des archers. Le vigneron des Héroïques de Philostrate dit que Protésilas pratique tous les exercices militaires, excepté celui de tirer de l'arc, qu'il regarde comme le fait des lâches! où l'on peut voir ce que j'ai autrefois remarqué. Le scholiaste de Platon dit aussi que l'usage de l'arc était déshonorant, parce que les archers frappent de loin. Lycus, dans Euripide, reproche a Hercule de ne se point tenir à la portée de la lance, et de ne jamais porter qu'un arc, la plus lâche des armes. Il faut lire sur ce passage les notes de Brodeau et de Barnès, et ajouter une bonne remarque de Spanheim sur les Césars de Julien. Safry-eddin, poète Arabe, loue le sultan Al-mélic-Alsaleh, de ce qu'il dédaigne de se servir de l'arc, et ne veut devoir son salut qu'au glaive acéré : « L'arc, ajoute-t-il, n'est à ses yeux, quand il s'agit de combats, qu'une faible femme, dont il dédaigne de prendre conseil à son conseiller, c'est le glaive tranchant, le glaive mâle. » (Journal des savants, juin 1817).

6] En effet, les cyniques croyaient les femmes moralement égales aux hommes: c'était un des principes d'Antisthène selon Dioclès dans Diogène de Laërte. Antisthène tenait peut-être cette doctrine de Socrate son maître, et les stoïciens la reçurent de l'école des cyniques. Stoïci, dit Lactance, et servis et mulieribus philosophandum esse dixerunt. Le stoïcien Cléanthe avait traité le sujet dans un livre aujourd'hui perdu; mais nous avons encore sur la même question deux dissertations du stoïcien Musonius, publiées par M. Wyttenbach dans le premier livre de sa Philomathie, La première contient l'examen de ce problème : « Faut-il donner aux filles la même éducation qu'aux garçons! » Musonius est pour l'affirmative. C'était aussi l'avis de Plutarque, dans un traité dont Stobée nous a conservé quelque chose. Musonius dit que les femmes n'ont point d'autres vertus que les hommes, et que, pour arriver à des vertus pareilles, il faut des institutions pareilles. Suivant cette thèse dans ses différents détails, il se sert, pour montrer que la valeur même n'est pas étrangère aux femmes, de l'exemple des Amazones, employé aussi par notre Cratès. Musonius, dans la seconde dissertation, soutient que les femmes doivent, aussi bien que les hommes, se livrer à la philosophie. Ce qui prouve encore la nécessité d’ajouter la négation, c'est que, dans la lettre XVI, Cratès dit à Hipparchia de persister dans le cynisme, parce qu'elle n'est en rien inférieure à lui.

[7] Cette lettre, qui n'est pas dans Athanasius, est un fragment de la dix-neuvième, et en a été séparée par quelque erreur de copiste.

[8] C'est un vers de l'Iliade. Athanasius a omis tout cet endroit, sans doute parce que son manuscrit était incorrect ; et, ne se rappelant pas apparemment le Vers de l'Iliade que cite Diogène, il a passé ce qu'il ne pouvait traduire. Philon, qui a raconté Cette aventure de Diogène, et avec des circonstances à peu près pareilles, met aussi ce passage d'Homère dans la bouche du Cynique. Philon et notre auteur ont puisé à la même source.

[9] Mais Cratès avait abandonné toutes ses propriétés de Thèbes. Comptait-il donc sur ses parents ? il aurait eu tort. Ses parents devaient le croire un peu fou. — On pourrait aussi peut-être attribuer ces paroles au prisonnier.

[10] Ceci s'expliquera par la comparaison d'un beau passage d'Épictète, dans Arrien : « Les tragédies ne se font, dit le philosophe, qu'avec les riches, les rois, les tyrans. Jamais le pauvre ne fut héros de tragédie ; il n'y paraît» dans les chœurs : les rois ouvrent la pièce par des paroles de joie : Couronnez les palais. Mais au troisième ou au quatrième acte : Oh ! Cithéron, pourquoi m'as-tu reçu ? Esclave, où sont ces couronnes ? Le diadème, où est-il ! Tes satellites ne te servent à rien. —Quand donc tu abordes quelqu'un de ces hommes puissants, souviens-toi que tu abordes un personnage tragique, non pas l'acteur, mais Œdipe lui-même. »

[11] Cette dernière phrase ne paraît pas se lier avec le reste. Il doit y avoir là quelque lacune.