NECESSITE D'UN ABREGE DE
LA SCIENCE DU CIEL.
Cléon m'a apporté votre lettre, dans
laquelle vous continuez à me témoigner une amitié qui répond à celle que j'ai
pour vous. Vous y raisonnez aussi fort bien des idées qui contribuent à rendre
la vie heureuse, et vous me demandez sur les phénomènes célestes un système
abrégé que vous puissiez retenir facilement, parce que ce que j'ai écrit
là-dessus dans d'autres ouvrages est difficile à retenir, quand même,
dites-vous, on les porterait toujours sur soi. Je consens à votre demande avec
plaisir, et fonde sur vous de grandes espérances. Ayant donc achevé mes autres
ouvrages, j'ai composé le traité que vous souhaitez, et qui pourra être utile à
beaucoup d'autres, principalement à ceux qui sont novices dans l'étude de la
nature, et à ceux qui sont embarrassés dans les soins que leur donnent d'autres
occupations. Recevez-le, apprenez-le et étudiez-le conjointement avec les choses
que j'ai écrites à Hérodote
II
DE LA FIN QUE DOIT SE
PROPOSER LA SCIENCE DES CHOSES CÉLESTES.
Premièrement, il faut savoir que la fin
qu'on doit se proposer dans l'étude dès phénomènes célestes, considérés dans
leur connexion ou séparément, est de conserver notre esprit exempt de trouble et
d'avoir de fertiles persuasions ; ce qui est aussi la fin qu'on doit se proposer
dans les autres études. Il ne faut pas vouloir forcer l'impossible, ni appliquer
à tout les mêmes principes, soit dans les choses que nous avons traitées en
parlant de la conduite de la vie, soit dans celles qui concernent l'explication
de la nature, comme, par exemple, ces principes, que l'univers est composé de
corps et d'une nature impalpable, que les éléments sont des atomes, et autres
pareilles, qui sont les seules qu'on puisse lier avec les choses qui tombent
sous les sens. Il n'en est pas de même des phénomènes célestes, qui naissent de
plusieurs causes qui s'accordent également avec le jugement des sens. Car il ne
s'agit point de faire de nouvelles propositions, ni de poser des règles pour
l'étude de la nature ; il laut l'étudier en suivant les phénomènes, et ce n'est
pas de doctrines particulières et de vaine gloire que nous avons besoin dans la
vie, mais de ce qui peut nous la faire passer sans trouble. Tout s'opère
constamment dans les phénomènes célestes de plusieurs manières, dont on peut
également accorder l'explication avec ce qui nous en parait par le jugement des
sens, pourvu qu'on renonce, comme on le doit à des principes qui ne sont fondés
que sur des vraisemblables. Et si quelqu'un, en rejetant une chose, en exclut
une autre qui s'accorde également avec les phénomènes, il est évident qu'il
s'écarte de la vraie étude de la nature, et qu'il donne dans les fables.
III
NOTRE MONDE.
On comprend dans la notion du monde tout
ce qu'embrasse le contour du ciel, savoir les astres, la terre et toutes les
choses visibles. C'est une partie détachée de l'infini et termine par une
extrémité, dont l'essence est ou rare ou dense, et qui, venant à se dissoudre,
entraînera la dissolution de tout ce qu'elle contient, soit que cette matière
qui limite le monde soit en mouvement ou en repos, et que sa figure soit ronde,
triangulaire ou telle autre ; car cette configuralion peut être fort différente,
n'y ayant rien dans les choses visibles qui forme de difficulté à ce qu'il y ait
un monde borné d'une manière qui ne nous soit pas compréhensible. Et on peut
concevoir par la pensée que le nombre de ces mondes est infini, et qu'il s'en
peut faire un tel que je dis ; soit dans le monde même, soit dans l'espace qui
est entre les mondes ; par cet espace il faut entendre un lieu parfaitement
vide, et non, comme le veulent quelques auteurs, un grand espace fort pur, ont
il n'y a point de vide.
IV
GRANDEUR DU SOLEIL.
Quant à la grandeur du soleil et à celle
de tous les astres en général, elle est telle qu'elle nous parait, enseigne
Epicure dans son livre onzième sur la Nature, où il dit que, si l'éloignement
ôtait quelque chose à la grandeur du soleil, ce dernier devrait encore perdre
beaucoup plus de sa couleur. Nulle distance ne lui convenait mieux que celle où
il est, d'ailleurs, en ce qui concerne sa grandeur naturelle, il est ou plus
grand, ou un peu plus petit, ou tel qu'il nous parait. Il faut remarquer que la
grandeur apparente des feux que nous voyons dans l'éloignement ne diffère pas
beaucoup de leur grandeur réelle. On se tirera aisément des difficultés qu'il
peut y avoir sur ce sujet, si on n'admet que ce qui est évident par les sens,
comme je l'ai montré dans mes ouvrages sur la nature.
V
MOUVEMENTS DES ASTRES.
Le lever et le coucher du soleil, de la
lune et des autres astres peuvent venir de ce qu'ils s'allument et s'éteignent
selon la position où ils sont. Ces phénomènes peuvent aussi avoir d'autres
causes, conformément à ce qui a été dit ci-dessus, et il n'y a rien dans les
apparences qui empêche cette supposition d'avoir lieu. Peut-être ne font-ils
qu'apparaître sur la terre, et ensuite ils sont couverts de manière qu'on ne
peut plus les apercevoir. Cette raison n'est pas non plus contredite par les
apparences.
Les mouvements des astres peuvent venir, ou de ce que le ciel, en tournant, les
entraîne avec lui, ou bien on peut supposer que, le ciel étant en repos, les
astres tournent par une nécessité à laquelle ils ont été soumis dès la naissance
du monde, et qui les fait partir de l'orient. Il se peut aussi que la chaleur du
feu, qui leur sert de nourriture, les attire toujours en avant, comme dans une
espèce de pâturage. On peut croire que le soleil et la lune changent de route
par l'obliquité que le ciel contracte nécessairement en certains temps, ou par
la résistance de l'air, ou par l'effet d'une matière qui les accompagne
toujours, et dont une partie s'enflamme, et l'autre point ; ou même on peut
supposer que ce mouvement a été donné dès le commencement à ces astres, afin
qu'ils pussent se mouvoir circulairement. Toutes ces suppositions, et celles qui
y sont conformes, peuvent également avoir lieu, et dans ce que nous voyons
clairement il n'y a rien qui y soit contraire. II faut seulement avoir égard à
ce qui est possible, pour pouvoir l'appliquer aux choses qu'on aperçoit d'une
manière qui y soit conforme, et ne point craindre les bas systèmes des
astrologues.
Le déclin et le renouvellement de la lune peuvent arriver par le changement de
sa situation, ou par des formes que prend l'air, ou par quelque chose qui la
couvre, ou de toute autre manière que nous pourrons nous imaginer, en comparant
avec ce phénomène les choses qui se font à notre vue, et qui ont quelque rapport
avec lui, à moins que quelqu'un ne soit là-dessus si content d'un seul principe,
qu'il rejette tous les autres, sans faire attention à ce que l'homme peut
parvenir à connaître et à ce qui surpasse sa connaissance, non plus qu'à la
raison qui lui fait rechercher des choses qu'il ne saurait approfondir. Il se
peut aussi que la lune tire sa lumière d'elle-même ; il se peut encore qu'elle
l'emprunte du soleil, tout comme parmi nous il y a des choses qui ont leurs
propriétés d'elles-mêmes, et d'autres qui ne les ont que par communication. Rien
n'empêche qu'on ne suppose cela dans les phénomènes célestes, si on se souvient
qu'ils peuvent se faire de plusieurs manières différentes, si on réfléchit aux
hypothèses et aux diverses causes qu'appuie ce principe, et si on a soin
d'éviter les fausses conséquences et les faux systèmes qui peuvent conduire à
expliquer ces phénomènes d'une seule manière.
L'apparence de visage qu'on voit dans la lune peut venir, ou des changements qui
arrivent dans ses parties, ou de quelque chose qui les couvre, et en général
cela peut provenir de toutes les manières dont se font des phénomènes semblables
qui ont lieu parmi nous. Il n'est pas besoin d'ajouter qu'il faut suivre la même
méthode dans ce qui regarde tous les phénomènes célestes ; car si on établit,
par rapport à quelques-uns, des principes qui combattent ceux que nous voyons
être vrais, jamais on ne jouira d'une connaissance propre à tranquilliser
l'esprit.
Quant aux éclipses de soleil et de lune, on peut croire que des astres
s'éteignent d'une manière pareille à ce qui se voit parmi nous, ou parce qu'il
se rencontre quelque chose qui les couvre, soit la terre, soit le ciel, ou
quelque autre corps pareil. Il faut ainsi comparer entre elles les manières dont
une chose peut naturellement se faire, et avoir égard à ce qu'il n'est pas
impossible qu'il se fasse des compositions de certains corps. (Épicure, dans son
douzième livre sur la nature, dit que le soleil s'éclipse par l'ombre que lui
fait la lune, et la lune par celle que lui fait la terre ; état dont ces astres
se retirent ensuite. Tel est aussi le sentiment de Diogène l'épicurien dans le
premier livre de ses Opinions choisies.)
Il faut ajouter à cela que ces phénomènes arrivent dans des temps marques et
réguliers, tout comme certaines choses qui se font communément parmi nous, et ne
point admettre en ceci le concours d'une nature divine, qu'il faut supposer
exempte de cette occupation, et jouissant de toute sorte de bonheur. Si on ne
s'en tient à ces règles, toute la science des choses célestes dégénérera en
vaine dispute, comme il est arrivé à quelques-uns qui, n'ayant pas saisi le
principe de la possibilité, sont tombés dans la vaine opinion que ces phénomènes
ne peuvent se faire que par une seule voie, et ont rejeté toutes les autres
manières dont ils peuvent s'exécuter, adoptant des idées qu'ils ne peuvent
concevoir clairement, et ne faisant pas attention aux choses que l'on voit, afin
de s'en servir comme de signes pour connaître les autres.
VI
LES PRÉSAGES.
Les pronostics qu'annoncent les astres
naissent ou des accidents des saisons, comme ceux que nous voyons arriver aux
animaux, ou d'autres causes, comme peuvent être les changements de l'air. Ni
l'une ni l'autre de ces suppositions n'est contraire aux phénomènes ; mais à
quelle cause posssible il faut s'arrêter, c'est ce que nous ne savons point..
Les pronostics qu'on tire de certains animaux sont fondés sur les accidents des
saisons ; car il n'y a point de liaison nécessaire entre des animaux et l'hiver,
pour qu'ils puissent le produire, et on ne doit pas se mettre dans l'esprit que
le départ des animaux d'un certain lieu suit réglé par une divinité, qui
s'applique ensuite à remplir ces pronostics. En effet, il n'y a point d'animal,
pour peu qu'il mérite qu'on en fasse cas, qui voulût s'assujettir à ce sot
destin : à plus forte raison ne faut-il pas avoir cette idée de la Nature
divine, qui jouit d'une félicité parfaite.
Je vous exhorte donc, Pythoclès, à vous imprimer ces idées, afin de vous
préserver des opinions fabuleuses, et de vous mettre en état de bien juger de
toutes les vérités qui sont du genre de celles que je vous ai expliquées.
Étudiez bien surtout ce qui regarde les principes de l'univers, l'infini et les
autres vérités liées avec celles-là, en particulier ce qui regarde les
caractères de vérité, les passions de l'âme, et la raison pourquoi nous devons
nous appliquer à ces connaissances. Si vous saisissez bien ces idées
principales, vous vous appliquerez avec succès à la recherche des vérités
particulières. Quant à ceux qui ne sont que peu ou point du tout contents de ces
principes, ils ne les ont pas bien considérés, non plus qu'ils n'ont eu de
justes idées de la raison pourquoi nous devons nous appliquer à ces
connaissances. Epicure
(ap. Diog. Laër., X, 84).
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