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DES SUPRÊMES BIENS ET DES SUPRÊMES MAUX.

 

 

EXTRAIT DE LAROCHEFOUCAULD.

 

L'ÉPICURISME DANS LA ROCHEFOUCAULD.

 

 

 

I

L'AMOUR DE SOI.

L'amour propre est l'amour de soi-même, et de toute chose pour soi ; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait tes tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens : il ne se repose jamais hors de soi, et ne s'arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n'est si impétueux que ses désirs, rien de si habile que ses desseins, rien de si caché que ses conduites : ses souplesses ne se peuvent représenter ; ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements, ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là, il est à couvert des yeux les plus pénétrants ; il y fait mille insensibles tours et retours. Là, il est souvent invisible à lui-même ; il y conçoit, il y nourrit, il y élève, sans le savoir, un grand nombre d'affections et de haines ; il en forme de si monstrueuses, que, lorsqu'il les a mises au jour, il les méconnaît, ou il ne peut se résoudre à les avouer. De cette nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions qu'il a de lui-même; de là viennent ses erreurs, ses ignorances, ses grossièretés et ses niaiseries sur son sujet ; de là vient qu'il croit que ses sentiments sont morts lorsqu'ils ne sont qu'endormis, qu'il s'imagine n'avoir plus envie de courir dès qu'il se repose, et qu'il pense avoir perdu tous les goûts qu'il a rassasiés : mais cette obscurité épaisse, qui le cache à lui-même, n'empêche pas qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui ; en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. En effet, dans ses plus grands intérêts et dans ses plus importantes affaires, où la violence da ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, ild evine tout, de sorte qu'on est tenté de croire que chacune de ses passions a une magie qui lui est propre. Rien n'est si intime et si fort que ses attachements, qu'il essaye de rompre inutilement, à la vue des malheurs extrêmes qui le menacent. Cependant il fait quelquefois, en peu de temps et sans aucun effort, ce qu'il n'a pu faire avec tous ceux dont il est capable dans le cours de plusieurs années ; d'où l'on pourrait conclure assez vraisemblablement que c'est par lui-même que ses désirs sont allumés, plutôt que par la beauté et par le mérite de ses objets ; que son goùt est le prix qui les relève et le fard qui les embellit ; que c'est après lui-même qu'il court, et qu'il suit son gré lorsqu'il suit les choses qui sont à son gré. II est de tous les contraires, il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux : il a différentes incarnations, selon la diversité des tempéraments qui le tournent et le dévouent tantôt à la gloire, tantôt aux richesses, et tantôt aux plaisirs. Il en change selon le changement de nos âges, de nos fortunes et de nos expériences : mais il lui est indifférent d'en avoir plusieurs ou de n'en avoir qu'une, parce qu'il se partage en plusieurs et se ramasse en une quand il le faut et comme il lui plaît. Il est inconstant, et, outre les changements qui viennent des causes étrangères, il y en a une infinité qui naissent de lui et de son propre fonds. Il est inconstant, d'inconstance, de légèreté, d'amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût. Il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier empressement et avec des travaux incroyables à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses, et qui même lui sont nuisibles, mais qu'il poursuit parce qu'il les veut. Il est bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles ; il trouve tout son plaisir dans les plus fades, et conserve toute sa fierté dans les plus méprisables. Il est dans tous les états de la vie et dans toutes les conditions ; il vit partout, et il vit de tout ; il vit de rien; il s'accommode des choses et de leur privation ; il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre ; il entre dans leurs desseins ; et, ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille lui-même à sa ruine ; enfin il ne se soucie que d'être, et pourvu qu'il soit, il veut bien être son ennemi. Il ne faut donc pas s'étonner s'il se joint quelquefois à la plus rude austérité, et s'il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu'il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre. Quand, on pense qu'il quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre ou le changer, et, lors même qu'il est vaincu, et qu'on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe dans sa propre défaite. Voilà la peiture de l'amour-propre, dont toute la vie n'est qu'une grande et longue agitation. La mer en est une image sensible, et l'amour-propre trouve dans le flux et le reflux de ses vagues une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées et de ses éternels mouve ments.

Comme si ce n'était pas assez à l'amour-propre d'avoir la vertu de se transformer lui-même, il a encore celle de transformer les objets ; ce qu'il fait d'une manière fort étonnante; car non seulement il les déguise si bien qu'il y est lui-même trompé, mais il change aussi l'état et la nature des choses. En effet, lorsqu'une personne nous est contraire, et qu'elle tourne sa haine et sa persécution contre nous, c'est avec toute la sévérité de la justice que l'amour-propre juge ses actions : il donne à ses défauts une étendue qui les rend énormes, ex il met ses bonnes qualités dans un jour si désavantageux qu'elles deviennent plus dégoûtantes que ses défauts. Cependant, dés que cette môme personne nous devient favorable, ou que quelqu'un de nos intérêts la réconcilie avec nous, notre seule satisfaction rend aussitôt à son mérite le lustre que notre aversion venait de lui ôter. Les mauvaises qualités s'effacent et les bonnes paraissent avec plus d'avantage qu'auparavant ; nous rappelons même toute notre indulgence pour la forcer à justifer la guerre qu'elle nous a faite.

II

L'AMOUR DE SOI, FIN DE TOUTES LES ACTIONS HUMAINES.

Les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer.
Ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger; et ce n'est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes.
L'amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs.
Quelques découvertes que l'on ait faites dans le pays de l'amour-propre il y reste encore bien des terres inconnues.
L'amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde.
La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée de notre vie.
La passion fait souvent un fou du plus habile homme, et rend souvent habiles les plus sots.
Ces grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont représentées par les politiques comme les effets des grands desseins, au lieu que ce sont d'ordinaire les effets de l'humeur et des passions. Ainsi la guerre d'Auguste et d'Antoine, qu'on rapporte à l'ambition qu'ils avaient de se rendre maîtres du monde, n'était peut-être qu'un effet de jalousie.
Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles ; et l'homme le plus simple qui a de la passion persuade mieux que le plus éloquent qui n'en a point.
Les passions ont une injustice et un propre intérêt, qui fait qu'il est dangeureux de les suivre, et qu'on s'en doit défier lors même qu'elles paraissent le plus raisonnables.
Il y a dans le cour humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l'une est presque toujours l'établissement d'une autre.
Les passions en engendrent souvent qui leur sort contraires l'avarice produit quelquefois la prodigalité, et la prodigalité l'avarice ; on est souvent ferme par faiblesse, et audacieux par timidité.
Quelque soin que l'on prenne de couvrir ses passions par des apparences de piété et d'honneur, elles paraisrent toujours au travers de ces voiles.
On peut dire de toutes nos vertus ce qu'un poète italien a dit de l'honnêteté des femmes, que ça n'est pas souvent autre chose qu'un art de paraître honnête.
Ce que le monde nomme vertu n'est d'ordinaire qu'un fantôme formé par nos passions, qui on donne un nom honnête, pour faire impunément ce qu'on veut.
L'intérêt parle toules sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé.
L'intérêt, qui aveugle les uns, fait la lumière des autres.
Si nous n'avions point d'orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres.
L'orgueil est égal dans tous les hommes, et il n'y a de différence qu'aux moyens et à la manière de le mettre au jour.
Il semble que la nature qui a si sagement disposé les organes de notre corps pour nrous rendre heureux nous ait aussi donné l'orgueil pour nous épargner la douleur de connaître nos imperfections.
L'orgueil a plus de part que la bonté aux remontrances que nous faisons à ceux qui commettent des fautes; et nous ne les reprenons pas tant pour les en corriger que peur leur persuader que nous en sommes exempts.
La générosité est un industrieux emploi du désintéressement pour aller plus tôt à un plus grand intérêt.
La fidélité est une invention de l'amour-propre, par laquelle l'homme, s'érigeant en dépositaire des choses précieuses, se rend lui-même infiniment précieux. De tous les trafics de l'amour-propre, c'est celui où il fait le moins d'avances et de plus grands profits. C'est un raffinement de sa politique, avec lequel il engage les hommes par leurs biens, par leur honneur, par leur liberté et par leur vie, qu'ils sont obliges de confier en quelques occasions, à élever l'homme fidèle au-dessus de tout le monde.
La magnanimité est un noble effort de l'orgueil, par lequel il rend l'homme maître de lui-même, pour le rendre maltre de toutes choses.
L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumission que nous employons pour soumettre effectivement tout le monde. C'est un mouvement de l'orgueil, par lequel il s'abaisse devant les hommes pour s'élever sur eux. C'est un déguisement et son premier stratagème ; mais, quoique ses changements soient presque infinis et qu'il soit admirable sous toutes sortes de figures, il saut avouer néanmoins qu'il n'est jamais si rare ni si extraordinaire que lorsqu'il se cache sous la forme et sous l'habit de l'humilité : car alors on le voit les yeux baissés, dans une contenance modeste et reposée ; toutes ses paroles sont douces et respectueuses, pleines d'estime pour les autres et de dédain pour lui-môme. Si on veut l'en croire, il est indigne de tous les honneurs, il n'est capable d'aucun emploi; il ne reçoit les charges que comme un effet de la bonté des hommes et de la faveur aveugle de la fortune. C'est l'orgueil qui joue tous ces personnages que l'on prend pour l'humilité.
Dans toutes les professions et dans tous les arts, chacun se fait une mine et un extérieur qu'il met en place de la seule chose dont il veut avoir le mérite ; de sorte que tout le monde n'est composé que de mines ; et c'est inutilement que nous travaillons à y trouver rien de réel.
L'orgueil, comme lassé de ses artifices et de ses différentes métamorphoses, après avoir joué tout seul tous les personnages de la comédie humaine, se montre avec un visage naturel, et se découvre par sa fierté ; de sorte qu'à proprement parler, la fierté est l'éclat et la déclaration de l'orgueil.
De toutes les passions, celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes, est la paresse : elle est la plus ardente et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible, et que les dommages qu'elle cause soient très cachés. Si nous considérons attentivement son pouvoir, nous verrons qu'elle se rend en toutes rencontres maîtresse de nos sentiments, de nos intérêts et de nos plaisirs. C'est la rémore qui a la force d'arrêter les plus grands vaisseaux ; c'est une bonace plus dangereuse aux plus importantes affaires, que les écueils et les plus grandes tempêtes. Le repos de la paresse est un charme secret de l'âme, qui suspend soudainemeut les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions. Pour donner enfin la véritable idée de cette passion, il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l'âme, qui la console de toutes ses pertes et qui lui tient lieu de tous les biens.
De plusieurs actions différentes que la fortune arrange comme il lui plait, il s'en fait plusieurs vertus.
C'est plutôt par l'estime de nos propres sentiments que nous exagérons les bonnes qualités des autres, que par l'estime de leur mérite ; et nous voulons nous attirer des louanges lorsqu'il semble que nous leur en donnons.
On n'aime point à louer et on ne loue jamais personne sans intérêt. La louange est une flatterie habile, cachée et délicate, qui satisfait différemment celui qui la donne et celui qui la reçoit : l'un la prend comme une récompense de son mérite, l'autre la donne pour faire remarquer son équité et son discernement.
Nous choisissons souvent des louanges emprisonnées, qui font voir par contre-coup en ceux que nous louons des défauts que nous n'osons découvrir d'une autre sorte.
On ne loue d'ordinaire que pour être loué.
Peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme qui leur est utile à la louange qui les trahit.
Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui médisent.
Le refus de la louange est un désir d'être loué deux fois.
Le désir de mériter les louanges qu'on nous donne fortifie notre vertu ; et celles qu'on donne à l'esprit, à la valeur et à la beauté contribuent à les augmenter.
Si nous ne nous flattions point nous-mêmes, la flatterie des autres ne nous pourrait nuire.
La nature fait le mérite, et la fortune le met en oeuvre.
Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie : ils les font valoir ce qu`il veulent, et l'on est forcé de les recevoir selon leur cours et non pas selon leur véritable prix.
Les hommes ne sont pas seulement sujets à perdre le souvenir des bienfaits et des injures ; ils haïssent même ceux qui les ont obligés. et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des outrages. L'application à récompenser le bien et à se venger du mal leur paraît une servitude à laquelle ils ont peine à se soumettre.
La clémence des princes n'est souvent qu'une politique pour gagner l'afection des peuples.
Cette clémence, dont on fait une vertu, se pratique tantôt par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble.
La modération des personnes heureuses vient du calme que la bonne fortune donne à leur humeur.
La modération est une crainte de tomber dans l'envie et dans le mépris que méritent ceux qui s'enivrent de leur bonheur; c'est une vaine ostentation de la force de notre esprit ; enfin la modération des hommes dans leur plus haute élévation est un désir de paraître plus grands que leur fortune.
Noua avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui.
La constance des sages n'est que l'art de renfermer leur agitation dans leur coeur.
Ceux qu'on condamne au supplice affectent quelquefois une constance et un mépris de la mort qui n'est en effet que la crainte de l'envisager ; de sorte qu'on peut dire que cette constance et ce mépris sont à leur esprit ce que le bandeau est à leurs yeux.
La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir ; mais les maux présents triomphent d'elle.
Peu de gens connaissent la mort ; on ne la souffre pas ordinairement par résolution, mais par stupidité et par coutume ; et la plupart des hommes meurent parce qu'on ne peut s'empêcher de mourir.
Lorsque les grands hommes se laissent abattre par la longueur de leurs infortunes, ils font voir qu'ils ne les soutenaient que par la force de leur ambition, non par celle de leur âme et qu'à une grande vanité près, les héros sont faits comme les autres hommes.
Il faut de plus grandes vertus pour soutenir la bonne fortune que la mauvaise. 
Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.
L'attachement ou l'indifférence que les philosophes avaient pour la vie n'était qu'un goût de leur amour-propre, dont on ne doit non plus disputer que du goût de la langue ou du choix des couleurs.
Ceux qui croient avoir du mérite se font un honneur d'être malheureux, pour persuader aux autres et à eux-mêmes qu'ils sont dignes d'être en butte à la fortune.
Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous avons de nous-mêmes, que de voir que nous désapprouvons dans un temps ce que nous approuvions dans un autre.
Quelque grands avantages que la nature donne, ce n'est pas elle seule, mais la fortune avec elle, qui fait les héros.
Le mépris des richesses était, dans les philosophes, un désir caché de venger leur mérite de l'injustice de la fortune, par le mépris des mêmes biens dont elle les privait ; c'était un secret pour se garantir de l'avilissement de la pauvreté ; c'était un chemin détourné pour aller à la considération, qu'ils ne pouvaient avoir par tes richesses.
La haine pour les favoris n'est autre chose que l'amour de la faveur. Le dépit de ne la pas posséder se console et s'adoucit par le mépris que l'on témoigne de ceux qui la possèdent ; et nous leur refusons nos hommages, ne pouvant pas leur ôter ce qui leur attire ceux de tout te monde.
Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions ; elles ne sont pas souvent les effets d'un grand dessein, mais les effets du hasard.
Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou malheureuses, à qui elles doivent une grande partie de la louange et du blâme qu'on leur donnr.
La sincérité est une ouverture de cour. On la trouve en fort peu de gens ; et celle que l'on voit d'ordinaire n'est qu'une une dissimulation pour attirer la confiance des autres.
L'aversion du mensonge est souvent une impercistible ambition de rendre nos témoignages considérables, et d'attirer à nos paroles un respect de religion.
La vérité ne fait pas autant de bien dans le monde que ses apparences y font de mal.
L'amitié la plus désintéressée n'est qu'un commerce où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner.
La réconciliation avec nos ennemis n'est qu'un désir de rendre notre condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une crainte de quelque mauvais événement.
Il est plus honteux de se défier de ses amis que d'en être trompé. Nous nous persuadons souvent d'aimer les gens plus puissants que nous, et néanmoins c'est l'intérêt seul qui produit notre amitié ; nous ne nous donnons pas à eux pour le bien que nous leur voulons faire, mais pour celui que nous voulons en recevoir.
Notre défiance justifie la tromperie d'autrui.
L'amour-propre nous augmente on nous diminue les bonnes qualités de nos amis, à proportion de la satisfaction que nous avons d'eux ; et nous jugeons de leur mérite par la manière dont ils vivent avec nous.
Rien n'est moins sincère que la manière de demander et de donner des conseils. Celui qui en demande paraît avoir une déférence respectueuse pour les sentiments de son ami, bien qu'il ne pense qu'à lui faire approuver les siens, et à le rendre garant de sa conduite ; et celui qui conseille paye la confiance qu'on lui témoigne d'un zèle ardent et désintéressé, quoiqu'il ne cherche le plus souvent dans tes conseils qu'il donne que son propre intérêt ou sa gloire.
La plus subtile de toutes les finesses est de savoir bien feindre de tomber dans les piéges qu'on nous tend, et l'on n'est jamais si aisément trompé que quand on songe à tromper les autres.
Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres, qu'à la fin nous nous déguisons à nous-mêmes.
On fait souvent du bien pour pouvoir impunément faire du mal.
Si nous résistons à nos passions, c'est plus par leur faiblesse que par notre force.
On n'aurait guère de plaisirs si l'on ne se flattait jamais.
Les plus habiles affectent toute leur vie de blâmer les finesses, pour s'en servir en quelque grande occasion et pour quelque grand intérêt.
L'usage ordinaire de la finesse est la marque d'un petit esprit, et il arrive presque toujours que celui qui s'en sert pour se couvrir en un endroit se découvre en un autre.
Les finesses et les trahisons ne viennent que de manque d'habilité.
Le vrai moyen d'être trompé c"est de se croire plus fin que les autres.
Il suffit quelquefois d'être grossier pour n'être pas trompé par un habile homme.
On parle peu quand la vanité ne fait pas parler.
On aime mieux dire du mal de soi-même que de n'en point parler.
Une des choses qui font que l'on trouve si peu de gens qui paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c'est qu'il n'y a presque personne qui ne pense plutôt à ce qu'il veut dire qu'à répondre précisément à ce qu'on lui dit. Les plus habiles et les plus complaisants se contentent de montrer seulement une mine attentive, en même temps que l'on voit dans leurs yeux et dans leur esprit un égarement pour ce qu'on leur dit, et une, précipitation pour retourner à ce qu'ils veulent dire ; au lieu de considérer que c'est un mauvais moyen de plaire aux autres ou de les persuader, que de chercher si fort à se plaire à soi-même, et que bien écouter et bien répondre est une des plus grandes perfections qu'on puisse avoir dans la conversation.
Nous nous vantons souvent de ne nous point ennuyer; nous sommes si glorieux que nous ne voulons pas nous trouver de mauvaise compagnie.
Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faisons que suivre notre goùt et notre plaisir quand nous préférons nos amis à nous-mêmes : c'est néanmoins par cette préférence seule que l'amitié peut être vraie et parfaite.
Le premier mouvement de joie que nous avons du bonheur de nos amis ne vient pas toujours de la bonté de notre naturel, ni de l'amitié que nous avons pour eux : c'est le plus souvent un effet de l'amour-propre, qui nous flatte de l'espérance d'être heureux à notre tour, ou de retirer quelque utilité de leur bonne fortune.
Les hommes ne vivraient pas longtemps en société s`ils n'étalent les dupes les uns des autres.
La persévérance n'est digne ni de blâme ni de louange, parce qu'elle n'est que la durée des goùts et des sentiments qu'on ne s'ôte et qu'on ne se donne point.
Notre repentir n'est pas tant un regret du mal que nous avons fait, qu'une crainte de celui qui nous peut arriver. 
Les vices entrent dans la composition des vertus, comme la poisons entrent dans la composition des remèdes. La prudence les assemble et les tempère, et elle s'en sert utilement contre les maux de la vie.
Il y a des crimes qui deviennent innocents et même glorieux par leur éclat, leur nombre et leurs excès. De 1à vient que les voleries publiques sont des habiletés et que prendre des provinces injustement s'appelle faire des conquêtes.
L'amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable, et l'envie d'abaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur si célèbre parmi les hommes.
La valeur est, dans les simples soldats, un métier périlleux qu'ils ont pris pour gagner leur vie.
La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont deux extrémités où l'on arrive rarement. L'espace qui est entre deux est vaste, et contient toutes les autres espèces de courage. Il n'y a pas moins de différence entre elles qu'entre les visages et les humeurs. Il y a dés hommes qui s'exposent volontiers au commencement d'une action, et qui se relâchent et se rebutent aisément par sa durée. Il y en a, qui sont ,contents quand ils ont satisfait à l'honneur du morne, et qui font fort peu de chose au delà. Dit en voit qui ne soit pas toujours également maîtres de leur peur. D'autres se laissent quelquefois entraîner à des terreurs générales; d'autres vont à la charge parce qu'ils n'osent demeurer dans leurs postes. Il s'en trouve à lui l'habitude des moindres périls affermit le courage et les prépare à s'exposer à de plus grands. Il y en a qui sont braves l'épée à la main, et qui craignent les coups de mousquet; d'autres sont assurés aux coups de mousquet et appréhendent de se battre â l'épée. Tous ces courages de différentes espèces conviennent en ce que la nuit, augmentant là crainte et cachant les bonnes et les mauvaises actions, elle donne la liberté de se ménager. Il y a encore fin autre ménagement plus général : car on ne voit point d'homme qui fasse tout ce qu'il serait capable de faire dans une occasion, s'il était assuré d'en revenir ; de sorte qu'il est visible que la crainte de la mort diminue quelque chose de la valeur.
La parfaite valeur est de faire sans témoins ce qu'on serait capable de faire devant tout le monde.
L'intrépidité est une force extraordinaire de l'âme qui l'élève au-dessus des troubles, des désordres et des émotions que la vue des grands périls pourrait exciter en elle : c'est par cette force que les héros se maintiennent en un état paisible et conservent l'usage libre de leur raison dans les accidents les plus surprenants et les plus terribles.
L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu.
La plupart des hommes s'exposent assez dans la guerre pour sauver leur honneur ; mais peu se veulent toujours exposer autant qu'il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel ils s'exposent.
La vanité, la honte et surtout le tempérament font souvent la valeur des hommes et la vertu des femmes.
On ne veut point perdre la vie, et on veut acquérir de la gloire ; ce qui fait que les braves ont plus d'adresse et d'esprit pour éviter la mort que les gens de chicane n'en ont pour conserver leur vie.
Il en est de la reconnaissance comme de la bonne foi des marchands ; elle entretient le commerce, et souvent nous ne payons pas parce qu'il est juste de nous acquitter, mais pour trouver plus facilement des gens qui nous prêtent bien.
Tous ceux qui s'acquittent des devoirs de la reconnaissance ne peuvent pas pour cela se flatter d'être reconnaissants.
Ce qui fait le mécompte dans la reconnaissance qu'on attend des grâces que l'on a faites, c'est que l'orgueil de celui qui donne et l'orgueil de celui qui reçoit ne peuvent convenir du prix du bienfait.
Le trop grand empressement qu'on a de s'acquitter d'une obligation est une espèce d'ingratitude.
L`orgueil ne veut pas devoir, et l'amour-propre ne veut pas payer.
Le bien que nous avons reçu de quelqu'un veut que nous respectons le mal qu'il nous fait.
Rien n'est si contagieux que l'exemple, et nous ne faisons jamais de grands biens ni de grands maux qui n'en produisent de semblables. Nons imitons les bonnes actions par émulation, et les mauvaises par la malignité de notre nature, que la honte retenait prisonnière et que l'exemple met en liberté.
C'est une grande folie de vouloir être sage tout seul.
Quelque prétexte que nous donnions à nos afflictions, ce n'est souvent que l'intérêt et la vanité qui les causent.
Il y a, dans les afflictions, diverses sortes d'hypocrisie. Dans l'une, sous prétexte de pleurer la perte d'une personne qui nous est chère, nous nous pleurons nous-mêmes ; nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considération : nous regrettons la bonne opinion qu'on avait de nous. Ainsi les morts ont l'honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivants. Je dis que c'est une espèce d'hypocrisie, parce que dans ces sortes d'afflictions on se trompe soi-même. Il y a une autre hypocrisie qui n'est pas si innocente, parce qu'elle impose à tout le monde : c'est l'affliction de certaines personnes qui aspirent à la gloire d'une belle et immortelle douleur. Après que le temps qui consume tout a fait cesser celle qu'elles avaient en effet, elles ne laissent pas d'opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes et leurs soupirs; elles prennent un personnage lugubre, et travaillent à persuader, par toutes leurs actions, que leur déplaisir ne finira qu'avec leur vie. Cette triste et fatigante vanité se trouve d'ordinaire dans les femmes ambitieuses. Comme leur sexe leur forme tous les chemins qui mènent à la gloire, elles s'efforcent de se rendre célèbres par la montre d'une inconsolable affliction. Il y a encore une autre espèce de larmes qui n'ont que de petites sources, qui coulent et se tarissent facilement ; on pleure pour avoir la réputation d'être tendre: on pleure pour être plaint ; on pleure pour être pleuré ; enfin on pleure pour éviter la honte de ne pleurer pas.
Dans l'adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons souvent quelque chose qui ne nous déplaît pas.
Nous nous consolons aisément des disgrâces de nos amis lorsqu'elles servent à signaler notre tendresse pour eux.
Il semble que l'amour-propre soit la dupe de la bonté, et qu'il s'oublie lui-même lorsque nous travaillons pour l'avantage des autres. Cependant c'est prendre le chemin le plus assuré pour arriver à ses fins ; c'est prêter à usure, sous prétexte de donner; c'est enfin s'acquérir tout le monde par un moyen subtil et délicat.
Nul ne mérite d'être loué de sa bonté, s'il n'a pas la force d'être méchant : toute autre bonté n'est le plus souvent que paresse ou impuissance de la volonté.
II s'en faut bien que nous connaissions toutes nos volontés.
Rien n`est impossible : il y a des voies qui conduisent à toutes choses ; et si nous avions assez de volonté, nous aurions toujours assez de moyens.
La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix des choses.
C'est une grande habileté que de savoir cacher son habileté.
Ce qui parait générosité n'est souvent qu'une ambition déguisée qui méprise de petits intérêts pour aller à de plus grands.
La sobriété est l'amour de la santé, ou l'impuissance à manger beaucoup.
La modestie, qui semble refuser les louanges, n'est en effet qu'un désir d'en avoir de plus délicates.
On ne blâme le vice et on ne loue la vertu que par intérêt.
La louange qu'on nous donne sert au moins à nous fixer dans la pratique des vertus.
L'approbation que l'on donne à l'esprit, à la beauté et à la valeur, les augmente, les perfectionne et leur fait faire de plus grands effets qu'ils n'auraient été capables de faire d'eux-mêmes.
L'amour-propre empèche bien que celui qui nous flatte ne soit celui qui nous flatte le plus.
La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l'esprit.
La flatterie est une fausse monnaie qui n'a de cours que par notre vanité.
Le plaisir de l'amour est d'aimer, et l'on est plus heureux par la passion que l'on a que par celle que l'on donne.
La civilité est un désir d'en recevoir et d'être estimé poli.
L'éducation que l'on donne d'ordinaire aux jeunes gens est un second amour-propre qu'on leur inspire.
Il n'y a point de passion où l'amour de soi-même règne si puissamment que dans l'amour et l'on est souvent plus disposé à sacrifier le repos de ce qu'on aime qu'à perdre le sien.
Ce qu'on nomme libéralité n'est le plus souvent que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons.
La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d'autrui. C'est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber. Nous donnons du secours aux autres pour les engager à nous en donner en de semblables occasions, et ces services que nous leur rendons sont, à proprement parler, un bien que nous nous faisons à nous-mêmes par avance.
La promptitude à croire le mal, sans l'avoir assez examiné, est un effet de l'orgueil et de la paresse. On veut trouver des coupables, et l'on ne veut pas se donner la peine d'examiner les crimes.
Nous récusons des juges pour les plus petits intérêts, et nous voulons bien que notre réputation et notre gloire dépendent du jugement des hommes, qui nous sont tous contraires, ou par leur jalousie, ou par leur préoccupation, ou par leur peu de lumières : ce n'est que pour les faire prononcer en notre faveur que nous exposons en tant de manières notre repos et notre vie.
Il n'y a guère d'homme assez habile pour connaître tout le mal qu'il fait.
Il y a des gens qu'on approuve dans le monde, qui n'ont pour tout mérite que les vices qui servent au commerce de la vie.
Le bon naturel, qui se vante d'être si sensible, est souvent étouffé par le moindre intérêt.
L'absence diminue les médiocres passions, et augmente les grandes, comme le vent éteint les bougies et allume le feu.
Quand nous exagérons la tendresse que nos amis ont pour nous, c'est souvent moins par reconnaissance que par le désir de faire juger de notre mérite.
L'orgueil, qui nous inspire tant d'envie, nous sert souvent aussi la modérer.
Il y a des faussetés déguisées qui représentent si bien la vérité, que ce serait mal juger que de ne s'y pas laisser tromper.
II y a des méchants qui seraient moins dangereux s'ils n'avaient aucune bonté.
Il est impossible d'aimer une seconde fois ce qu'on a véritablement cessé d'aimer.
La simplicité affectée est une imposture délicate.
Le mérite des hommes a sa saison, aussi bien que les fruits.
On peut dire de l'humeur des hommes comme de la plupart des bâtiments, qu'elle a diverses faces, les unes agréables et les autres désagréables.
La modération ne peut avoir le mérite de combattre l'ambition et de la soumettre : elles ne se trouvent jamais ensemble. La modération est la langueur et la paresse de l'âme, comme l'ambition en est l'activité et l'ardeur.
Il est difficile d'aimer ceux que nous n'estimons poin t; mais il ne l'est pas moins d'aimer ceux que nous estimons beaucoup plus que nous.
Les humeurs du corps ont un cours ordinaire et réglé qui meut et tourne imperceptiblement notre volonté : elles roulent ensemble et exercent successivement un empire secret en nous ; de sorte qu'elles ont une part considérable à toutes nos actions, sans que nous le puissions connaître.
La reconnaissance dans la plupart des hommes n'est qu'une forte et secrète enviede recevoir de plus grands bienfaits.
Presque tout le monde prend plaisir à s'acquitter des petites obligations : beaucoup de gens ont de la reconnaissance pour les médiocres ; mais il n'y a presque personne qui n'ait de l'ingratitude pour les grandes.
Quelque bien qu'on nous dise de nous, on ne nous apprend rien de nouveau.
Nous pardonnons souvent à ceux qui nous ennuient ; mais nous ne pouvons pardonner à ceux que nous ennuyons.
L'intérêt, que l'on accuse de tous nos crimes, mérite souvent d'être loué de nos bonnes actions.
On ne trouve guère d'ingrats, tant qu'on est en état de faire du bien.
On a fait une vertu de la modération, pour borner l'ambition des grands hommes, et pour consoler les gens médiocres de leur peu de fortune et de leur peu de mérite.
S'il y a des hommes dont le ridicule n'ait jamais paru, c'est qu'on ne l'a pas bien cherché.
Ce qui nous empêche d'ordinaire de faire voir le fond de notre coeur à nos amis n'est pas tant la défiance que nous avons d'eux que celle que nous avons de nous-mêmes.
On ne saurait conserver longtemps les sentiments qu'on doit avoir pour ses amis et pour ses bienfaiteurs, si on se laisse la liberté de parler souvent de leurs défauts.
Louer les princes des vertus qu'ils n'ont pas, c'est leur dire impunément des injures.
Il n'y a que ceux qui sont méprisables qui craignent d'être méprisés. Notre sagesse n'est pas moins à la merci de la fortune que nos biens.
Il y a dans la jalousie plus d'amour-propre que d'amour.
Nous n'avouons de petits défauts que pour persuader que nous n'en avons pas de grands.
L'envie est plus irréconciliable que la haine.
On croit quelquefois haïr la flatterie ; mais on ne hait que la manière de flatter.
Quand on ne trouve pas son repos en soi-même, il est inutile de le chercher ailleurs.
La justice n'est qu'une vive appréhension qu'on ne nous ôte ce qui nous appartient. De là vient cette considération et ce respect pour tous les intérêts du prochain, et cette scrupuleuse application à ne lui faire aucun préjudice. Cette crainte retient l'homme dans les bornes des biens que la naissance ou la fortune lui ont donnés. Sans cette crainte, il ferait des courses continuelles sur les autres.
On blâme l'injustice, non pas par l'aversion que l'on a pour elle, mais par le préjudice que l'on en reçoit. 
Nous ne louons d'ordinaire de bon coeur que ceux qui nous admirent.
Les petits esprits sont blessés des petites choses et ne remarquent point les grandes ; les grands esprits les voient toutes et n'en pont point blessés.
La modération dans la bonne fortune n'est d'ordinaire que l'appréhension de la honte qui suit l'emportement, ou la peur de perdre ce qu'on a.
La modération est comme la sobriété : on voudrait bien manger davantage, mais on craint de se faire mal.
Chacun trouve à redire en autrui ce qu'on trouve à redire en lui.
Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée.
C'est plus souvent par orgueil que par défaut de lumière qu'on s'oppose avec tant d'opiniàtreté aux opinions les plus suivies : on trouve les premières places prises dans le bon parti, et l'on ne veut point des dernières.
La fortune fait paraître nos vertus et nos vices, comme la lumière fait paraître les objets.
Nos actions sont comme les bouts-rimés que chacun fait rapporter, ce qui lui plait.
L'envie de parler de nous et de faire voir nos défauts du côté que nous voulons bien les moquer, fait une grande partie de notre sincérité.
On ne devrait s'étonner que de pouvoir encore s'étonner.
Il n'y a point de gens qui aient plus souvent tort que ceux qui ne peuvent souffrir d'en avoir.
Si la vanité ne renverse pas entièrement les vertus, du moins elle les ébranle toutes.
Ce qui nous rend la vanité des autres insupportable, c'est qu'elle blesse la nôtre.
On renonce plus aisément à son intérêt qu'à son goût.
La fortune ne parait jamais si aveugle qu'à ceux à qui elle ne fait pas de bien.
Nous désirerions peu de choses avec ardeur, si nous connaissions parfaitement ce que nous désirons.
Nous essayons de nous faire honneur des défauts que nous ne voulons pas corriger.
Les passions les plus violentes nous laissent quelquefois du relâche ; mais la vanité nous agite toujours.
Notre orgueil s'augmente souvent de ce que nous retranchons de nos autres défauts.
Il n'y a point d'homme qui se croie en chacune de ses qualités au dessous de l'homme du monde qu'il estime le plus.
Il n'y a guère d'occasion où l'on fit un méchant marché de renoncer au bien qu'on dit de nous, à condition de n'en dire point de mal.
On est quelquefois un sot avec de l'esprit ; mais on ne l'est jamais avec du jugement.
Nous gagnerions plus de nous laisser voir tels que nous sommes que d'essayer de paraître ce que nous ne sommes pas.
Nos ennemis approchent plus de la vérité dans les jugements qu'ils font de nous, que nous n'en approchons nous-mêmes.
Il y a souvent plus d'orgueil que de bonté à plaindre les malheurs de nos ennemis ; c'est pour leur faire sentir que nous sommes audessus d'eux que nous leur donnons des marques de compassion.
Toutes nos qualités sont incertaines et douteuses, en bien comme en mal, et elles sont presque toutes à la merci des occasions.
Rien n'est plus rare que la véritable bonté : ceux mêmes qui croient en avoir n'ont d'ordinaire que de la complaisance ou de la faiblesse.
L'esprit s'attache par paresse et par constance â ce qui lui est facile ou agréable ; cette habitude met toujours des bornes à nos connaissances, et jamais personne ne s'est donné la peine d'étendre et de conduire son esprit aussi loin qu'il pouvait aller.
Toutes nos qualités sont incertaines et douteuses, en bien comme en mal ; et elles sont presque toutes à la merci des occasions.
La curiosité n'est pas, comme l'on croit, un simple amour de la nouveauté. Il y en a une d'intérêt qui fait que nous voulons savoir les choses pour nous en prévaloir. Il y en a une autre d'orgueil, qui nous donne envie d'être au-dessus de ceux qui ignorent les choses, et de n'être pas au-dessous de ceux qui les savent.
La confiance plait toujours à celui qui la reçoit ; c'est un tribut que nous payons a son mérite ; c'est un dépôt que l'on commet à sa foi;  ce sont des gages qui lui donnent un droit sur nous et une sorte de dépendance où nous nous assujettissons volontairement.
On se confie le plus souvent par vanité, par envie de parler, par le désir de s'attirer la confiance des autres, et pour faire un échange de secrets.
Il semble que les hommes ne se trouvent pas assez de défauts : ils en augmentent encore le nombre par certaines qualités singulières dont ils affectent de se parer, et ils les cultivent avec tant de soin qu'elles deviennent à la fin des défauts naturels qu'il ne dépend plus d'eux de corriger . . . . .
Ce qui fait voir que les hommes connaissent mieux leurs fautes qu'on pense, c'est qu'ils n'ont jamais tort quand on les entend parler de leur conduite : le même amour-propre qui les aveugle d'ordinaire les éclaire alors, et  leur donne des vues si justes ; qu'il leur fait supprimer ou déguiser les moindres choses qui peuvent être condamnées. 
Après avoir parlé de la fausseté de tant de vertus apparentes, il est raisonnable de dire quelque chose de la fausseté du-mépris de la mort. J'entends parler de ce mépris de la mort que les païens se vantent de tirer de leurs propres forces, sans l'espérance d'une meilleure vie. Il y a de la différence entre souffrir la mort constamment, et la mépriser. Le premier est assez ordinaire, mais je crois que l'autre n'est jamais sincère. On a écrit néanmoins tout ce qui peut le plus persuader que la mort n'est point un mal ; et les hommes les plus faibles, aussi bien que les héros, ont donné mille exemples célèbres pour établir cette opinion. Cependant je doute que personne de bon sens l'ait jamais cru ; et la peine que l'on prend pour le persuader aux. autres et à soi-rnéme, fait assez voir que cette entreprise n'est pas aisée. On peut avoir divers sujets de dégoûts dans la vie ; mais on n'a jamais raison de mépriser la mort. Ceux mêmes qui se la donnent volontairement ne la comptent pas pour si peu de chose. Et ils s'en étonnent et la rejettent comme les autres, lorsqu'elle vient à eux par une autre voie que celle qu'ils ont choisie. L'inégalité que l'on remarque dans  le courage d'un nombre infini de vaillants hommes vient de ce que la mort se découvre différemment à leur imagination, et y parait plus présente en un temps qu'en un autre. Ainsi il arrive qu'après avoir méprisé ce qu'ils ne connaissaient pas, ils craignent enfin ce qu'ils connaissent. Il faut éviter de l'envisager avec toutes ses circonstances, si on ne veut pas croire qu'elle soit le plus grand de tous les maux. Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s'empêcher de la considérer : mais tout homme qui la sait voir telle qu'elle est, trouve que c'est une chose épouvantable.
La nécessité de mourir faisait toute la constance des philosophes. Ils croyaient qu'il fallait aller de bonne grâce où l'on ne saurait s'empêcher d'aller ; et, ne pouvant éterniser leur vie, il n'y avait rien qu'ils ne fissent pour éterniser leur réputation, et sauver du naufrage ce qui en peut être garanti. Contentons-nous, pour faire bonne mine, de ne nous pas dire à nous-mêmes.tout ce que nous en pensons, et espérons plus de notre tempérament que de ces faibles raisonnements qui nous font croire que nous pouvons nous approcher de la mort avec indifférence. La gloire de mourir avec fermeté, l'espérance d'être regretté, le désir de laisser une belle réputation, l'assurance d'être affranchi des misères de la vie, et de ne dépendre plus des caprices de la fortune, sont des remèdes qu'on ne doit pas rejeter. Mais on ne doit pas croire aussi qu'ils soient infaillibles.  Ils font, pour nous assurer, ce qu'une simple haie fait souvent à la guerre pour assurer ceux qui doivent approcher d'un lieu d'où l'on tire. Quand on en est éloigné, on s'imagine qu'elle peut mettre à couvert; mais quand on en est proche, on trouve que c'est un faible secours. C'est nous flatter de croire que la mort nous paraisse de près ce que nous en avons jugé de loin, et que nos sentiments, qui ne sont que faiblesses, soient, d'une trempe assez forte pour ne point souffrir d'atteinte par la plus rude de toutes les épreuves.  C'est aussi mal, connaître les effets de l'amour-propre que de penser qu'ils puissent nous aider à compter pour rien ce qui le doit nécessairement détruire.; et la raison, dons laquelle on croit trouver tant de ressources, est trop faible en cette rencontre pour nous persuader ce que nous voulons. C'est elle au contraire qui nous trahit le plus souvent, et qui, au lieu de nous, inspirer le mépris de la mort, sert à nous découvrir ce qu'elle a d'affreux et de terrible.  Tout ce qu'elle peut faire pour nous est de nous conseiller d'en détourner les yeux pour les arrèter sur d'autres objets. Caton et Brutus en choisirent d'illustres. Un laquais se contenta, il y a quelques temps, de danser sur l'échafaud où il allait être roué. Ainsi, bien que les motifs soient différents, ils produisent des mêmes effets ; de sorte qu'il est vrai que quelque disproportion qu'il y ait entre les grands hommes et les gens du commun, on a vu mille fois les uns et les autres recevoir la mort d'un même visage ; mais ç'a toujours été avec cette différence que dans le mépris que les grands hommes font paraître pour la mort, c'est l'amour de la gloire qui leur en ôte la vue ; et dans les gens du commun, ce n'est qu'un effet de leur peu de lumière qui les empêche de connaître la grandeur de leur mal, et leur laisse la liberté de penser à autre chose.