Il existait dans la Rome lettrée deux
partis entre lesquels on se divisait du temps de Cicéron : les uns, fidèles aux
vieilles traditions romaines, rejetaient comme inutiles ou dédaignaient comme
malséantes la philosophie et toute science spéculative ; les autres, partisane
exclusifs des lettres grecques, voulaient qu'on apprit la philosophie, mais ils
croyaient qu'on ne pouvait l'apprendre que chez les Grecs, et ils méprisaient
toute traduction en langue latine des ouvrages grecs originaux. C'est à ces deux
partis que s'adresse à la fois Cicéron dans un assez long préambule : aux uns,
il prouve l'utilité de la philosophie en général, et surtout de la morale ; aux
autres, il montre qu'une traduction n'est jamais méprisable lorsqu'elle est
fidèle et correcte : d'ailleurs, ajoute-t-il, il ne se borne pas lui-même à
traduire, mais il pense et parle souvent pour son propre compte.
Après avoir quelque temps entremêlé à l'éloge de la philosophie celui de la
langue latine, et enfin son propre éloge de temps à autre naïvement ramené,
Cicéron passe à l'objet du livre, au dialogue sur les suprêmes biens et les
suprêmes maux. Il nous introduit dans sa villa de Cumes, près de laquelle déjà
ont eu lieu les Entretiens académiques.
Torquatus et Triarius, l'un épicurien, l'autre stoïcien, sont venus le voir à
Cumes. La conversation tombe d'abord sur les lettres, qu'ils aimaient
passionnément tous deux. "Torquatus me dit ensuite : puisque nous nous trouvons
ici de loisir, il faut que je sache de vous pourquoi vous n'approuvez pas
Épicure, cet homme que je crois le seul qui ait vu la vérité." Par ces paroles,
Cicéron veut nous montrer la confiance ordinaire avec laquelle les épicuriens
affirmaient la doctrine de leur maître, abordant les discussions avec assurance,
parlant de tout comme s'ils savaient tout, et croyant qu'il suffisait de faire
connaître leur système pour le faire partager. - Mais, répond Cicéron, s'il
n'approuve point Épicure, ce n'est pas faute de connaître sa doctrine : il l'a
apprise à Athènes auprès de Phèdre et de Zénon. S'il rejette l'épicurisme, c'est
avec réflexion et en connaissance de cause. - Il entreprend alors une critique
provisoire de tout le système d'Épicure, critique souvent superficielle, parfois
injuste, et n'ayant en réalité pour but que de provoquer une réponse de
Torquatus : "Quae dixeram, magis ut illum provocarem quam ut ipse loquerer."
I.
EXPOSITION ET CRITIQUE PROVISOIRE DU SYSTÈME D’ÉPICURE.
Les épicuriens divisaient la
philosophie en trois parties : la morale indique à l'homme sa fin ; la physique
ou physiologie sert à confirmer la morale, et montre qu'il n'y a dans la nature
extérieure nul obstacle qui empêche l'homme d'atteindre cette fin ; en troisième
lieu, la logique ou canonique, venant compléter la physique et la morale,
enseigne à juger de toute vérité par le témoignage infaillible des sens. La
morale indique ainsi à l'homme où est le bonheur ; la physique enlève en quelque
sorte tous les obstacles extérieurs qui pourraient empêcher la réalisation de ce
bonheur ; la logique, enfin, supprime tout obstacle intérieur, en supprimant
l'erreur et en faisant connaître à tous la vérité.
Cicéron s'attaque d'abord à la physique, sur laquelle Épicure aimait à appuyer
sa morale. Il reproche à Épicure d'avoir emprunté la plus grande partie de sa
physique à Démocrite, - ce que les épicuriens eux-mêmes étaient loin de nier. -
Le principal changement, ajoute-t-il, qu'Épicure y ait fait, c'est la théorie de
la déclinaison des atomes : "pure fiction", dont il se moque sans examiner les
arguments ingénieux par lesquels les épicuriens la défendaient, et qu'on trouve
reproduits dans Lucrèce.
De la physique, Cicéron passe à ce qui en était pour les épicuriens le
complément nécessaire, à la logique. La logique épicurienne, selon lui, est tout
à fait insuffisante ; pour mieux dire, elle consiste dans la suppression même de
la logique, en tant que science de la raison et du raisonnement : ne fait-elle
pas les sens seuls juges de la vérité ?
Enfin vient le tour de la morale épicurienne, qui montrait dans le plaisir la
fin unique de l'homme : c'était là le point fondamental du système ; et la
physique et la logique épicuriennes n'avaient qu'un but ; celui de confirmer ;
par la connaissance de la nature des choses et de la nature de la pensée, la
connaissance de la nature du bien, qui réside dans le plaisir. Cicéron reproche
à la morale épicurienne son manque d'originalité : c'est la doctrine d'Aristippe
altérée. Si Aristippe et Épicure s'accordent à affirmer que chacun ne recherche
et ne doit rechercher que son plaisir, il est une autre affirmation que n'hésite
pas à formuler le sens commun de tous les hommes : chacun recherche et doit
rechercher un bien supérieur au plaisir : à ce sujet Cicéron cite divers
exemples de désintéressement : sans cesse les héros de la vieille Rome ont
sacrifié leur plaisir à leur devoir ; sans cesse encore, dans les moindres
actions de la vie, chacun de nous préfère aux plaisirs grossiers les jouissances
désintéressées de l'étude et de la science.
Après cette exposition rapide et cette critique non moins rapide du système
épicurien, Cicéron s'arrête : au fond, il n'avait d'autre but, nous le savons,
que de provoquer la discussion et de la transporter sur un terrain favorable.
S'il a dépassé la mesure des critiques, c'est pour permettre à Torquatus de
dépasser la mesure des éloges, et pour rétablir ainsi la vérité par une méthode
de compensation et de contre-poids qui rappelle les plaidoyers du Forum plutôt
que les discussions de l'Académie ou du Lycée.
"Il ne s'en faut guère que vous n'ayez effacé Épicure du rang des philosophes,"
fait observer Triarius. "Si vous le trouvez bon, dit à son tout Torquatus,
j'aurai quelque chose à vous répondre. - Croyez-vous donc, lui répliquai-je que
j'aurais tenu ce langage, si je n'avais eu envie de vous entendre ? - Eh bien !
aimez-vous mieux parcourir avec moi toute la doctrine d'Épicure, ou ne parler
que de la seule volupté dont il est maintenant question ? - A votre choix. -
Alors, je m'arrêterai sur ce seul objet, qui est de la plus haute importance."
Ainsi la discussion, qui semblait vouloir s' étendre à l'ensemble du système
épicurien, se restreint à la morale : - Le plaisir est-il le souverain bien, la
fin suprême à laquelle doivent se rapporter toutes les fins secondaires, et vers
laquelle tendent toutes les actions, sans en excepter celles même qui semblent
s'en éloigner le plus ?
II.
EXPOSITION ET APOLOGIE
DE LA MORALE D'ÉPICURE.
1° LE PLAISIR EST LA
SEULE FIN NATURELLEMENT DÉSIRÉE.
Les sens constituent la vraie nature
de l'homme : car si, par hypothèse, on ôtait de l'homme les sens, il ne
resterait rien en lui. Or la nature seule peut juger de ce qui est conforme ou
contraire à la nature. Les sens seuls doivent donc en juger.
Mais les sens nous portent à rechercher le plaisir, à fuir la douleur. Comme on
sent que le feu est chaud et que la neige est blanche, on sent immédiatement que
le plaisir est à rechercher, que la douleur est à craindre, et tout animal, dès
qu'il est né, aime l'un, hait l'autre.
Le plaisir est donc conforme à la nature, et la douleur lui est contraire. Or,
ce qui est conforme à la nature est bien ; ce qui lui est contraire est mal. Le
plaisir est donc le bien, et la douleur le mal. Ainsi "il suffit d'avoir des
sens et de la chair pour que le plaisir apparaisse comme le bien."
Chez l'homme, selon Épicure, de la sensation et de la chair même l’âme et
l'intelligence sont dérivées : à cette intelligence, produit complexe de la
sensation, le plaisir apparaîtra-t-il encore comme un bien ? - Sans doute,
répondent les épicuriens. La raison, selon eux, est sur ce point impuissante à
corrompre le témoignage des sens. Elle ne peut concevoir d'autre bien que le
plaisir, et sous les idées diverses qu'elle se fait du bien suprême on pourrait
toujours retrouver l'idée et la sensation primitives de plaisir. Au fond,
l'intelligence, selon les épicuriens, étant le produit même de la sensation et
se trouvant pour ainsi dire construite avec du plaisir et de la douleur, l’amour
du plaisir, l'aversion pour la douleur lui sont naturels et innés : Nam quasi
naturalem atque insitam in animis nostris inesse notionem, ut alterum esse
appetendum, alterum aspernandum sentiamus.
Les sens et la raison sont donc d'accord : 'une part les sens reconnaissent que
le plaisir est le bien; d'autre part, la raison ne peut concevoir d'autres biens
que le plaisir, et ainsi, par la force même de la nature, toutes les parties de
notre âme tendent également au plaisir comme à leur fin.
2° - LE PLAISIR EST LA
SEULE FIN DÉSIRABLE.
Le plaisir constitue donc une fin
naturellement désirée ; mais est-il bien vrai qu’il n’existe pas d’autre fin
rationnellement et moralement désirable ? le plaisir est-il réellement un bien,
dans toute la force de ce mot, ou, pour trouver le bien proprement dit, ne
faut-il pas s’élever, comme le voulaient les stoïciens, au-dessus de la sphère
du plaisir et de la douleur, des "avantages" et des "inconvénients" sensibles ?
"Voyant un si grand nombre de philosophes soutenir qu’il ne faut mettre ni le
plaisir au rang des biens, ni la douleur au rang des maux,
certains épicuriens disent que, loin de nous reposer sur la bonté de notre
cause, il faut rechercher de nouveaux arguments et discuter avec soin sur le
plaisir et la douleur."
Qu’est-ce donc que le plaisir dont parle Épicure ? Il est besoin d'en
approfondir tout d'abord la nature même pour savoir s’il pourra constituer la
seule fin vraiment désirable.
En premier lieu, lorsque Épicure affirme que le plaisir est le souverain bien,
il ne faut pas entendre par là tel ou tel plaisir particulier, mais le plaisir
dans toute la généralité de ce mot, ou mieux encore le bonheur. Épicure, en
effet, ne s’en tient pas à la doctrine d’Aristippe, qui proposait à l'homme
comme bien suprême le plaisir de l'instant présent, et, admettait autant de
"fins particulières" qu'il y a de plaisirs particuliers.
Épicure, lui n'admet qu'une seule fin générale, le plaisir de la vie tout
entière et, il complète ainsi la doctrine de la volupté proprement dite, à
laquelle s'était arrêté Aristippe, par la doctrine de l'utilité ou du bonheur.
L'homme ne doit pas rechercher seulement tel ou tel plaisir, mais la plus grande
somme de plaisirs, constituant le plus grand bonheur.
De là vient que l’homme peut et doit éviter tel plaisir particulier, si ce
plaisir a pour conséquence la peine et au contraire rechercher telle douleur si
cette douleur a pour conséquence le plaisir.
Par ce principe s'expliquent tous tes sacrifices et tous les dévouements que
rapporte l'histoire et qui donnent un si beau champ à l'éloquence. Alors même
qu'on semble, dans un élan d'héroïsme, rechercher la douleur, ce qu'on recherche
en réalité, c'est le plaisir qui la suivra. Ici les épicuriens préludent aux
ingénieuses analyses de La Rochefoucauld et de l'École anglaise, s'efforçant de
montrer que les actions aux dehors les plus désintéressés cachent au dedans
d'elles la perpétuelle recherche de l'intérêt personnel. - Règle générale : "On
ne se dérobe à aucun plaisir qu'en vue d'obtenir un plaisir plus grand ; on ne
choisit aucune douleur que pour éviter des douleurs plus grandes."
Le plaisir où Épicure place le souverain bien, c’est nous venons de le voir, le
plaisir le plus grand, le plus durable possible. Mais dans quelle espèce de
plaisir trouvera-t-on le plus d'intensité et de durée ? Épicure en distingue
deux espèces ; la première, la seule qu'ait connue Aristippe, c'est "la volupté
qui chatouille les sens"et qui consiste, essentiellement dans le mouvement des
organes (en kinêsei). Au-dessus de cette première espèce de plaisir, il
en est une autre : c'est la volupté consistant dans le repos (en stasei,
katastêmatikê), dans le sentiment intérieur de "la santé du corps, et de la
sérénité de l'âme". Ce plaisir, le plus pur de tous naît aussitôt que disparaît
la douleur. Dès qu'on ne souffre plus, on jouit. Ne plus souffrir, telle est
donc l'unique condition de la jouissance suprême, l'unique fin que nous devons
poursuivre.
En somme, le souverain plaisir n'est autre chose que le bonheur total de la vie,
et le bonheur se ramène lui même au repos, à l'impassibilité.
Maintenant que nous connaissons le plaisir en sa nature même, suivant, Épicure,
considérons-le dans ses rapports avec le désir.
En premier lieu, on ne peut concevoir comme objet de désir un état supérieur à
celui d'un homme qui n'aurait aucune douleur, n'éprouverait aucune crainte,
jouirait à la fois du plaisir présent par la sensation, du plaisir passé par la
mémoire, du plaisir à venir par l'espérance. Cet état est ce qu'il y a de plus
désirable au monde ; c'est donc le souverain bien.
En second lieu on ne peut concevoir comme objet d'aversion un état pire que
celui d'un homme affligé à la fois de toutes les douleurs et de toutes les
appréhensions. Un tel sort est ce qu'il y a, de plus à craindre. Or ce qu'il y a
de plus à craindre constitue le, souverain mal. La douleur est donc le souverain
mal. Réciproquement le plaisir nous apparaîtra de nouveau comme le souverain
bien.
Enfin on ne peut, d'une manière générale, rien désirer ni rien craindre qui ne
nous offre l'image du plaisir et de la douleur. Or le désir et la crainte sont
les seules forces qui nous arrachent au repos. Tous nos mouvements et toutes nos
actions se rapportent donc au plaisir. Mais ce à quoi tout se rapporte et qui ne
se rapporte à rien, c'est le souverain bien. Le plaisir est donc le souverain
bien.
3° - LES VERTUS SONT
DE SIMPLES MOYENS EN VUE DU PLAISIR.
"Pour vos vertus, si excellentes et si
belles, qui les trouverait louables ou désirables si elles ne produisaient pas
la volupté ?"
Comme la médecine et tous les autres arts, l'art de la vie ou la sagesse a pour
unique but de procurer à l'homme le plaisir. Tandis que l'ignorance est une
cause de trouble et de peine, la sagesse, identique à la science, modère les
passions et les fait servir au plus grand plaisir : de là son utilité.
La tempérance elle-même, cette vertu essentielle dans la doctrine épicurienne,
n'est rien moins que l'ennemie du plaisir. Elle ne le modère parfois qu'afin de
l'accroître.
Le courage, lui aussi, ne peut avoir sa raison en lui-même : il consiste
simplement à ne laisser troubler son plaisir intérieur par nulle inquiétude et
nulle crainte venue du dehors.
De même enfin pour la justice. Les hommes justes ne sont tels que par intérêt,
1° parce qu'ils craignent le trouble intérieur que l'injustice, par sa seule
présence (hoc ipso, quod adest), produit dans l’âme ;
2° parce qu'ils craignent les conséquences qui découlent de l'injustice ; et
qu'ils ne veulent pas encourir les châtiments sociaux, mais au contraire obtenir
l’estime et la louange. La justice seule donne de repos ; le repos seul donne le
bonheur.
Ainsi les vertus n'apparaissent, par rapport au plaisir, que comme de simples
moyens ; ce qui nous attire et nous appelle, alors que nous nous croyons attirés
par la vertu, c'est la volupté qui s'y attache. La vertu, ce prétendu souverain
bien, doit donc céder la place au plaisir ; et, sous ce nouveau point de vue, le
plaisir se présente encore à nous somme la fin unique et suprême.
Toute vertu morale tire ainsi sa valeur du plaisir ; bien plus, tout plaisir
moral ou intellectuel tire son origine du plaisir corporel. "La joie et la peine
de l'esprit viennent du corps, et c'est au corps qu'elles se rapportent."
Il ne s'ensuit pas d'ailleurs que les plaisirs du corps, pour être primitifs,
soient préférables. En effet, les plaisirs du corps sont bornés au présent ;
ceux de l'âme embrassent le passé et l'avenir, ils sont donc plus grands, ils
doivent donc être recherchés de préférence. Par les peines de l'âme, l'insensé
ne peut pas ne pas être malheureux ; par les plaisirs de l'âme, le sage ne peut
pas ne pas être heureux.
4° - LE PLAISIR DE LA
VIE OU LE BONHEUR, FIN DÉSIRÉE ET DÉSIRABLE, NE PEUT ÊTRE OBTENU QU’AU MOYEN DE
LA DOCTRINE EPICURIENNE.
"O route du bonheur facile, directe,
ouverte à tous ! Si le sort, le plus désirable est de vivre sans douleur et sans
chagrin, et de jouir des plus grands plaisirs du corps et de l'esprit, peut-on
dire que nous ayons rien oublié ici de tout ce qui peut rendre la vie agréable
et conduire au souverain bien que nous cherchons ?"
Le premier moyen, le moyen infaillible pour obtenir le bonheur, c'est la vertu.
La vertu, quoique, n'étant pas le bonheur même, en est pourtant inséparable.
Aussi la science ou sagesse de l'épicurien n’a-t-elle qu'un but, c’est
d'assurer son bonheur par la pratique des diverses vertus.
En premier lieu, le sage modérera tous ses désirs, supprimant tous ceux qui
naissent d'une veine opinion (kenodoxia), et ne s'attachant à satisfaire
que les désirs naturels (tempérance).
En second lieu, il enlèvera de son âme toute crainte de l'avenir, de la mort,
des dieux. "Le sage se souvient avec plaisir des choses passées : il jouit des
voluptés présentes, et mesure par la réflexion heur quantité et leur qualité ;
il n'est pas comme suspendu aux choses futures, mais il les attend." (C'est la
vertu du courage.)
Tout ce qui ne peut servir à augmenter sa science et sa sagesse pratique, et par
là à augmenter sa tempérance, à affermir son courage, l'épicurien le rejette
avec dédain. C'est pour cela qu'Épicure ne veut pas de la dialectique ou
logique, étude aride, où s'épuisent les académiciens et les stoïciens. La
physique lui suffit, en tant qu'elle sert à. confirmer la morale du plaisir par
des inductions tirées de la nature des choses, et par cette règle "qui semble
descendue du ciel"et qu'elle formule ainsi : - Les sens sont seuls juges du bien
et du vrai.
A l'égard de ses semblables, le sage ne se contentera pas de pratiquer la
stricte justice : il liera avec eux cette large amitié dont
Épicure a donné le premier l'exemple. En effet, "de tout ce que la sagesse peur
acquérir pour rendre la vie heureuse, l'amitié est, ce qu'il y a de plus
excellent, de plus fécond, de plus avantageux." Mais, dira-t-on, dans une
doctrine qui ramène tout à l'intérêt personnel, comment expliquer l'amitié ?
Il y a trois théories épicuriennes sur l'origine de l'amitié :
1° Théorie d'Épicure. L'amitié est
intéressée. Nous nous lions avec autrui, d'abord pour le plaisir immédiat qui
résulte de l'amitié, ensuite pour l'utilité future qui en résultera. Mais nous
ne pouvons entretenir l'amitié, si nous n'agissons à l'égard de notre ami comme
à l'égard d'un autre nous-même. Et ainsi l'amitié, quoique au fond intéressée,
est contrainte, pour subsister, de prendre tous les dehors du désintéressement.
2° Théorie des épicuriens romains.
L'intérêt commence les liaisons d'amitié, et au début nous n'aimons nos amis que
pour nous-mêmes ; mais, avec le temps, l'habitude nous attache à eux comme elle
nous attache aux chiens, aux chevaux, ou même aux lieux que nous fréquentons, et
elle parvient ainsi à nous les faire aimer pour eux-mêmes.
3° Théorie d'autres
épicuriens. Il se forme entre les amis une sorte de pacte tacite par
lequel ils s'engagent à s'aimer l'un l’autre non moins que chacun d'eux s'aime
lui-même.
Ainsi l'amitié ne manquera même pas au sage épicurien pour compléter son
bonheur. La recherche du plaisir, qui rapprocha les hommes de la vertu, les
rapprochera aussi les une des autres. Non seulement l'intérêt personnel explique
l'amitié, mais sans l'intérêt comment l'expliquer ? C'est le plaisir mutuel qui
seul lie les hommes entre eux.
"Si les principes que je viens de développer sont plus clairs et plus lumineux
que le soleil même, s'ils sont puisés à la source de la nature, s'ils sont
confirmés par le témoignage infaillible des sens ; si les enfants, si les bêtes
même, dont le jugement ne peut être ni corrompu ni altéré, nous crient, par la
voix de la nature, que rien ne peut rendre heureux que la volupté et que rien ne
peut rendre malheureux que la douleur, quelles actions de grâces ne devons-nous
pas à celui qui, ayant entendu cette voix, a si bien pénétré tout ce qu'elle
veut dire, et a mis tous les sages dans le chemin d'une vie heureuse et
tranquille ?"
III.
CRITIQUE DE LA MORALE
ÉPICURIENNE
1° THÉORIE ÉPICURIENNE DU
PLAISIR.
LE SOUVERAIN AGRÉABLE.
Dans le second livre, Cicéron prend la
parole pour réfuter la morale épicurienne. Il essaye tout d'abord d'engager avec
Torquatus, le défenseur d’Épicure, une discussion en forme ; mais bientôt,
laissant le dialogue, où il se sent sans doute mal à l'aise, il entreprendra un
discours suivi, une sorte de réquisitoire contre l'épicurisme.
"Dans toute discussion réglée et
méthodique", dit Cicéron, "ceux qui disputent ensemble doivent d'abord, à
l'exemple des jurisconsultes, qui déterminent le point à juger, établir
clairement l'état de la question." Et, s'adressant à Torquatus : "Puisque vous
ne haïssez pas les définitions, je désirerais, si vous le trouvez bon, que vous
voulussiez aussi définir ce que c'est que la volupté dont nous parlons
aujourd'hui."
Torquatus, ainsi sommé de définir le
plaisir, ne peut le faire. C'est que, selon Cicéron, il régna dans la doctrine
épicurienne une ambiguïté perpétuelle au sujet de la véritable essence du
plaisir. Aristippe posait comme souverain bien la volupté, Hiéronyme, l'absence
de douleur : Épicure confond ces deux idées. Pourtant, il est impossible de les
identifier réellement. L'absence de douleur n'est pas le plaisir, quoi qu'en
dise Épicure ; c'est un état intermédiaire entre le plaisir et la douleur.
L'existence d'un tel état semble évidente au sens commun.
Épicure admettant à la fois comme fin et le plaisir et l'absence de douleur, eût
donc dû admettre à la fois deux souverains biens, ou du moins essayer de ramener
à l'unité deux idées aussi distinctes.
D'ailleurs, malgré lui, Épicure lui-même sépare souvent en fait ces deux idées.
Dans certaines de ses maximes, ce n'est pas l'absence de douleur, mais bien la
volupté proprement dite dont il ose faire l'apologie. Sa doctrine
n'excuse-t-elle pas les voluptés sensuelles ? Si Épicure blâme les voluptueux
grossiers, il ne pourrait qu'approuver les voluptueux délicats. Il est ainsi en
contradiction et avec lui-même et avec le sens moral.
Il existe une chose plus agréable que la volupté même d'Épicure, c'est la
tempérance et la sagesse.
2° - THÉORIE
ÉPICURIENNE DES DÉSIRS.
LE SOUVERAIN DÉSIRABLE.
Si Épicure erre et se contredit en ce
qui concerne la nature du plaisir, il ne se trompe pas moins au sujet de la
nature et de l'objet du désir.
1° Le désir et la passion, confondus par Epicure.
Les stoïciens admettaient deux genres de désirs bien distincts : le désir
passionné, où la raison n'a point de part, (epithumia), et le désir
naturel (orexis), qui naît d'un besoin de la nature compris par la
raison. Épicure, lui, ramenant la raison même aux sens, trouvait l'origine de
tout désir dans la sensation ; l'epithumia n'était donc point pour lui
distincte de l'orexis, et la sagesse ne pouvait consister à supprimer la
passion, mais à la régler.
Cicéron répond avec les stoïciens que le vice consistant dans l'irrationnel, la
passion, qui est essentiellement irrationnelle, est essentiellement vicieuse. La
vertu, si elle ne consiste qu'à modérer la passion, ne consistera donc qu'à
modérer le vice ! "L'avarice aura sa mesure, l'adultère, sa mesure, la débauche,
sa mesure ! Quelle philosophie que celle qui ne s'occupe pas à détruire le vice,
mais seulement à le régler !"
2°
L'absence de douleur n'est pas un objet de désir.
Selon Épicure, le suprême désirable, c'est le plaisir du repos, qui, en dernière
analyse, se ramène à l'absence de douleur.
Mais comment un état purement négatif, tel que l'absence de douleur, pourrait-il
exciter le désir ? Il est évident que ni les enfants ni les animaux, dont
Épicure aime à invoquer l'exemple, ne recherchent dans leurs premiers désirs
l'absence de douleur.
Non, direz-vous, ils recherchent et désirent le plaisir proprement dit, le
plaisir du mouvement. Mais alors vous vous contredisez vous-mêmes. Vous demandez
à la nature quelle est la fin primitivement désirée par elle pour en faire votre
souverain bien ; elle vous répond que c'est le plaisir sous sa forme la plus
visible, le plaisir du mouvement, et vous placez ensuite le souverain bien dans
l'absence de douleur ! Vous établissez, ainsi une opposition complète entre ce
qui est souverainement désirable et ce qui, est naturellement désiré.
3° Le plaisir même n'est pas l'objet primitif du désir.
Enfin, reste encore à savoir si ce que la nature recherche et désire tout
d'abord, c'est, comme le prétendent Épicure et Aristippe, le plaisir.
Avant d'avoir ressenti le plaisir, à quoi tend l'activité spontanée de tous les
êtres ? N’est-ce pas simplement à persévérer dans l'être ? En cherchant ainsi à
conserver notre être et à écarter les causes de destruction ; nous rencontrons
le plaisir ; mais nous ne le poursuivions pas tout d'abord. Le véritable objet
du désir, la vraie fin des êtres, c'est de se conserver, de conserver leur
nature, de vivre conformément à leur nature.
3° - THÉORIE DE LA
VERTU.
LE SOUVERAIN BIEN.
En dernière analyse, toute la théorie
d'Épicure, qui n'a guère été jusqu'ici examinée que dans ses prémisses, repose
sur ce principe fondamental : les sens sont seuls juges du bien et du mal, et ce
qu'ils reconnaissent comme le souverain agréable, ce qu'ils recherchent comme le
souverain désirable, c'est aussi le souverain bien.
Mais déclarer ainsi les sens juges du bien et du mal, c'est leur attribuer plus
d'autorité qu'ils n'en ont. S'il appartient aux sens de juger du doux et de
l'amer, du poli et du rude ; le bien et le mal sont hors de leur compétence. La
raison seule, ici, peut prononcer ; or elle a l'idée d'un bien supérieur au
plaisir : l'honnêteté.
Changeant alors brusquement de point de vue ; Cicéron, qui jusqu'alors n'avait
guère critiqué que l'interprétation apportée par Épicure du "jugement des sens",
s'élève au-dessus du système même d'Épicure, et, au nom de la raison, rejette
toute doctrine qui altérerait l'idée de l'honnêteté.
1° Il faut retrancher de la philosophie toute opinion qui, comme celle
d'Aristippe, d'Hiéronyme, de Carnéade, retranche l'honnêteté du souverain bien.
L'homme, dieu mortel, est né pour autre chose que pour les voluptés bestiales.
2° Il faut rejeter aussi les doctrines qui, comme celles de Calliphon et de
Diodore, ajoutent à l'honnêteté le plaisir, qu'elle méprise, ou l'absence de
douleur, qui n'est pas un bien.
3° Il faut rejeter enfin les systèmes qui, tels que ceux de Pyrrhon, d'Ariston
ou d'Hérille, comptent pour rien nos tendances naturelles, et ne peuvent déduire
de leur idée du souverain bien aucune règle pratique de conduite.
Toutes les autres doctrines écartées, Cicéron s'attaque à celle d'Épicure. "Le
débat s'engage entre la volupté et la vertu."
Il faut d'abord définir l'idée de l'honnête, afin de l'opposer, dans sa réalité
et sa vérité, aux notions inférieures. L'honnête, c'est ce qui mérite l'estime
pour soi-même, indépendamment de toute considération d'utilité. Les vertus,
sagesse, justice, courage, tempérance, se déduisent de l'honnêteté, et n'en sont
que les divers genres.
Au contraire, selon Épicure, ou l'honnête n'est rien, ou c'est simplement ce que
loue la foule ; on ne recherche l'honnête qu'en vue du plaisir de la louange,
et, comme l'honnêteté elle-même, toutes les vertus se ramènent à cette fin
unique : le plaisir.
Pour réfuter Épicure, il faut examiner les diverses vertus dans leur principe et
leur fin.
Et d'abord la sagesse n'a-t-elle pas sa fin en elle-même, et n'est-ce pas pour
elle-même qu'on l'aime, non parce qu'elle est ouvrière de la volupté ? "Quels
ardents amours elle exciterait, disait Platon, si elle devenait visible !"
Quant à la justice, elle n'a point pour principe l'opinion des hommes comme le
prétend Épicure, mais la nature des choses. Elle n'a point pour fin l'amour du
plaisir ou la crainte des châtiments. S'il en était ainsi, la justice
n'existerait plus pour ceux qui, en commettant le crime, savent éviter le
châtiment. Ainsi fit Sextilius Rufus, qui, légalement injuste et nécessairement
impuni, dépouilla sa pupille de son héritage. Quand même l'injuste rencontrerait
le châtiment, Épicure saurait encore lui apprendre à le mépriser, comme on doit
mépriser toute douleur. Que dire, d'ailleurs, de ceux que leur puissance met
au-dessus de la sanction, comme Crassus ? Que dire enfin de ceux qui, dans
certaines circonstances, peuvent commettre l'injustice à l'insu de tous.
Injustice habile, injustice puissante, injustice cachée, ce sera donc justice
pour l'Épicurien, qui ne reconnaît l’action injuste qu'au châtiment qui la suit.
La tempérance, comme la justice, a une valeur propre et indépendante de ses
conséquences sensibles. Il y a des choses qui sont par elles-mêmes honteuses,
alors qu'elles demeurent secrètes et impunies.
De même, il y a des actes de courage qu'on ne peut accomplir eu vue du plaisir
ou de l'utilité. Tels ont été les dévouements des Décius.
Le type accompli de la vertu épicurienne, c'est ce Thorius Balbus de Lanuvium,
qui n'était point superstitieux, ne craignait point la mort, savait se rassasier
dans ses désirs, - riche d'ailleurs, et plein de santé. Pourtant, au-dessus de
cette prétendue vertu de l'épicurisme qu'il réalisait dans sa conduite, qui ne
se sent capable d'élever l'idée supérieure de la vertu véritable ? Le sort de
Thorius Balbus buvant sur un lit de roses était moins désirable que celui de
Régulus mourant à Carthage pour l'honneur de sa patrie.
Non seulement la prétendue vertu d'Épicure n'est pas la vertu réelle, mais elle
est en complète opposition avec la vertu réelle, et il faut que les Épicuriens
ou condamnent les actions purement désintéressées, ou abandonnent leur doctrine.
Alternative honteuse, à laquelle se trouve réduit le système épicurien, de se
nier lui-même ou de nier la vertu. L'image fidèle de la doctrine épicurienne,
c'est le tableau de Cléanthe ; qui montrait à ses auditeurs la volupté assise
sur un trône et ayant autour d'elle les vertus pour servantes ? En vain Épicure
veut rendre inséparables la volupté et les vertus : il n'y peut réussir. Les
vertus, devenues servantes de la volupté, ne sont plus les vertus. Subordonner
l'honnêteté au plaisir, c'est détruire l'honnêteté même.
Au fond, la vertu épicurienne a pour principe caché le vice de l'hypocrisie. En
effet, Épicure ne voit dans la vertu que ses avantages extérieurs; or, ces
avantages subsistent toujours lorsque, au lieu d'être vertueux, on se contente
de le paraître. Épicure n'a donc le droit de conseiller à ses adeptes que
l'apparence de la vertu. "Il faut s'appliquer, disait Socrate, non à paraître
homme de bien, mais à l'être." "Il faut s'appliquer, dira Épicure, non à être
homme de bien, mais à le paraître." Au point de vue utilitaire, en effet,
l'hypocrisie et la vertu se confondent absolument, ou plutôt c'est la première
qui a tout l'avantage, car elle coûte moins et rapporte autant.
Cicéron va plus loin encore, et soutient que la doctrine épicurienne tout
entière repose sur l'hypocrisie. Ses défenseurs n'osent en montrer qu'une partie
; ils en cachent soigneusement une autre. Torquatus oserait-il avouer
publiquement qu'il n'agit jamais que par intérêt ? Sans cesse les épicuriens ont
à la bouche les mots d'équité, de devoir, de droiture et d'honnêteté. "Quand
vous parlez ainsi dans les tribunaux, au sénat, nous vous admirons, imbéciles
que nous sommes, et vous en riez en vous-mêmes, car, dans tout cela, pas un mot
de volupté !"
L'épicurien, incapable de la véritable vertu, ne sera pas moins incapable de la
véritable amitié. Dans les rapports de l'homme avec ses semblables, comme dans
ses rapports avec le bien moral, l'impuissance de la doctrine épicurienne se
fera également sentir.
Quelle place en effet resterait-il à l'amitié ? L'amitié véritable suppose qu'on
aime les autres pour eux-mêmes, non pour soi. Si l'intérêt personnel lie seul
l'amitié, un intérêt plus grand la rompra. Il est vrai, Épicure et ses disciples
ne cessent de louer et de pratiquer l'amitié ; mais cette contradiction pratique
peut-elle excuser et justifier leur doctrine morale ?
On l'a vu, les épicuriens se divisent au sujet de l'amitié, et la théorie
d'Épicure a donné lieu à trois théories principales, qu'il faut examiner
successivement.
1° Théorie propre d'Épicure : - On aime ses amis pour soi-même. - Elle
est réfutée par les arguments précédents.
2° Théorie des épicuriens romains : - On finit par aimer ses amis pour
eux-mêmes. - C'est une inconséquence au système d'Épicure.
3° Théorie d'autres épicuriens : - L'amitié naît d'une sorte de pacte
tacite par lequel les amis s'engagent à un désintéressement mutuel. - Cette
théorie, en plaçant toujours le fondement de l'amitié dans l'intérêt, fait que,
l'intérêt variant, l'amitié cessera et le pacte sera rompu.
En somme, les trois doctrines épicuriennes aboutissent au même résultat : elles
nient également la véritable amitié. L'amour de l'épicurien ne peut s'adresser,
dans les autres êtres comme dans la vertu même, qu'à ce qu'il y a de plus
extérieur, de plus indigne de l'amour. "Il faut que ce soit moi-même que vous
aimiez, et non ce qui est à moi, pour que nous puissions étire de vrais amis !"
4° - THÉORIE
ÉPICURIENNE DU BONHEUR.
Toute la doctrine d'Épicure n'a au
fond qu'un but donner à l'homme le bonheur. Ce but même, l'a-t-elle atteint ?
Le véritable bonheur est celui qui dépend de nous seuls ; Épicure place le
bonheur dans la volupté, le fait dépendre des choses extérieures ; il lui ôte
ainsi son caractère essentiel : l’indépendance. - Mais, dira Épicure, ce qui ne
dépend pas du sage, c'est la durée du plaisir : or la durée ne fait rien au
bonheur ; le bonheur en lui-même n'est pas amoindri parce que sa durée est
bornée. - Eh quoi ! répond Cicéron la durée n'ajoute-t-elle pas à la douleur ?
elle ajoutera donc au plaisir ; le plaisir n'en est donc pas indépendant. Ce qui
fait la supériorité du bonheur des dieux sur celui des hommes, c'est son
éternité. Il n'y a qu'une chose supérieure au temps, et qui ne lui emprunte rien
de sa valeur, c'est la vertu.
Épicure, il est vrai, s'efforce de mettre en quelque sorte le bonheur à la
portée de tous. Selon lui, le sage est toujours assez riche des biens de la
nature. Le plaisir ne dépend pas nécessairement des objets qui le font naître,
et "on peut percevoir non moins de plaisir des choses les plus viles que des
choses les plus précieuses." - C'est là, répond Cicéron, "manquer non seulement
de jugement, mais de goût." On peut sans doute dédaigner le plaisir ; mais c'est
en s'élevant par la raison au-dessus des sens, et les épicuriens ne le peuvent
faire. D'ailleurs, quand l’épicurien jouirait facilement des plus grands
plaisirs, n'aurait-il pas toujours la douleur à craindre, c'est-à-dire le plus
grand des maux ? Si le bonheur ne consiste, comme l'a dit Métrodore, que dans
"le sentiment et l'espoir du bon état de la chair", la douleur ou seulement la
crainte de la douleur suffira à le détruire.
Les épicuriens invoqueront-ils contre la douleur les remèdes que leur fournit
leur maître. "Si la douleur est vive elle est courte, dit Épicure ; si longue,
légère." Affirmations gratuites que quelques faits suffisent à détruire. Quoi
qu'en dise Épicure, il n'y a qu'un remède contre la douleur, c'est celui même
dont sa doctrine lui défend d'user, c'est la grandeur d'âme et le courage moral.
Infidèle à sa propre doctrine Épicure n'a-t-il pas su rester constant dans la
souffrance, tranquille et plein d'une joie toute morale au, milieu des
souffrances physiques les plus cruelles ? C'est du moins ce qu'il atteste dans
la dernière lettre qu'il écrivit avant de mourir ; par là il se contredisait
lui-même.
Le sage épicurien, impuissant à soulager la douleur présente, sera-t-il plus
capable d'oublier la douleur passée, pour ne garder en son âme que le souvenir
et l'espérance du plaisir ? On se rappelle, qu'Épicure faisait consister une
grande partie du bonheur dans cet oubli des peines, dans cette mémoire
perpétuellement renouvelée des plaisirs. - Mais ni la mémoire ni l'oubli ne
dépendent de nous. D'ailleurs, quand ils dépendraient de nous, la mémoire des
voluptés purement corporelles pourrait-elle nous causer une nouvelle volupté ?
Loin de là, les jouissances physiques laissent le plus souvent après elles
quelque chose d'amer.
Si la mémoire nous apparaît comme impuissante à rappeler le plaisir une fois
passé, du même coup se montre l'insuffisance de cette théorie d’Épicure selon
laquelle les plaisirs intellectuels ou moraux ne seraient que le souvenir et
l'espoir des plaisirs physiques. - S'il en était ainsi, comment les plaisirs de
l'esprit, dérivés de ceux du corps, pourraient-ils, de l'aveu même d'Épicure,
leur être supérieurs en intensité ? La jouissance de l'âme ne l'emporte sur
celle des sens que parce qu'elle n'en naît pas. - D'ailleurs, l'âme serait-elle
donc impuissante à tirer immédiatement d'elle-même ses plaisirs sans les
emprunter à ses organes ? Les peines et les plaisirs moraux naissent du rapport
direct de la pensée à son objet, et il n'est pas besoin, pour expliquer le
plaisir ou la peine, d'introduire entre la pensée et les objets de la pensée un
moyen terme, le corps.
CONCLUSION.
Dans les dernières pages, la pensée de
Cicéron s'élève : après cette critique opiniâtre de la doctrine d'Epicure,
critique souvent juste, parfois étroite, il semble qu'il veuille la juger de
plus haut, arriver à une vue d'ensemble sur tout le système.
Si la volupté est la fin de l'homme, qu'est-ce donc qui distinguera l'homme de
la brute ? L'homme, sans la vertu, retombe au rang de l'animal, peut-être
au-dessous de lui.
Si la volupté est la fin de l'homme, elle sera le terme auquel doivent s'arrêter
ses efforts. Mais nous sentons en nous une puissance incapable de se limiter à
un tel but, disproportionnée pour une telle fin, et qui ne l'atteint que pour la
dépasser.
Le trait caractéristique de la doctrine d’Épicure, c'est qu'elle n'a point
aperçu en nous la partie la plus élevée de nous-mêmes, la raison ; aussi
n'est-ce point à la raison qu'elle s'adresse, et n'est-ce point pour elle
qu'elle propose une fin qui soit digne d'elle ; elle n’a vu que la partie
inférieure de nous-mêmes, qui nous est commune avec la brute : de là vient sans
doute qu'au lieu du bonheur des dieux, c'est le plaisir des bêtes dont elle veut
faire notre fin.
Au-dessus d'une telle fin, quoi qu'en dise Épicure, notre pensée en conçoit une
autre, fin meilleure et plus digne de nous ; et, comme la pensée de l'homme la
conçoit, sa volonté doit la choisir, la réaliser dans ses actions.
Cicéron semble avoir compris que, dans toute cette discussion sur les principes
de la morale, on aboutit logiquement à une sorte d'alternative que l'agent moral
peut seul résoudre. Il faut choisir, parmi les fins diverses que proposent les
moralistes, celle qui semble la plus digne de soi : choix inévitable, que tout
individu doit faire, et que seul il peut faire.
Entre l'homme qui se dégrade lui-même par la doctrine du plaisir, et l'homme qui
travaille par la volonté à s'élever lui-même et à élever les autres ; entre cet
être à peine distinct de l'animal, qu'Épicure imagine, et cet être fait pour
devenir un dieu que les stoïciens représentaient sous la grande figure d'Hercule
; entre ces deux types si divers que conçoit la raison humaine, le choix est
nécessaire, et il faut que la volonté morale fasse librement ce choix.
"N'attends plus cela que de toi-même", dit profondément Cicéron à Torquatus. Que
chacun, en effet, se fixe à lui-même la fin qu'il se croit digne de poursuivre ;
que chacun s'estime à sa valeur.
Il faut soi-même voir si l’on veut en sa propre âme rabaisser l’humanité
au-dessous du plaisir, ou l’élever au-dessus en lui donnant pour fin la
moralité.
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