Cicéron
DES SUPRÊMES BIENS ET DES SUPRÊMES MAUX.
EXTRAITS D'HELVÉTIUS.
I NÉGATION DE LA LIBERTÉ MORALE PAR HELVÉTIUS.
L'homme libre est l'homme qui n'est ni
chargé de fers, ni détenu dans les prisons, ni intimidé, comme l'esclave, par la
crainte des châtiments ; en ce sens, la liberté de l'homme consiste dans
l'exercice libre de sa puissance : je dis de sa puissance, parce qu'il serait
ridicule de prendre pour une non-liberté l'impuissance où nous sommes de percer
la nue comme l'aigle, de vivre sous les eaux comme la baleine, et de nous faire
roi, pape ou empereur. II L'INTÉRÊT PERSONNEL, PRINCIPE DES VERTUS ET DES VICES, D'APRÈS HELVÉTIUS.
Quel homme, s'il sacrifie l'orgueil de se
dire plus vertueux que les autres à l'orgueil d'être plus vrai, et s'il sonde
avec une attention scrupuleuse tous, les replis de son âme, ne s'apercevra pas
que c'est uniquement à la manière différente dont l'intérêt personnel se modifie
que l'on doit ses vices et ses vertus ? que tous les hommes sont mus par la même
force ? que tous tendent également à leur bonheur ? que c'est la diversité des
passions et des goûts, dont les uns sont conformes et les autres contraires à
l'intérêt public, qui décide de nos vertus et de nos vices ? Sans mépriser le
vicieux, il faut le plaindre, se féliciter d'un naturel heureux, remercier le
ciel de ne nous avoir donné aucun de ces goûts et de ces passions, qui nous
eussent forcés de chercher notre bonheur dans l'infortune d'autrui. Car enfin on
obéit toujours à son intérêt ; et de là l'injustice de nos jugements, et ces
noms de juste et d'injuste prodigués à la même action, relativement à l'avantage
ou au désavantage que chacun en reçoit. III L'INTÉRÊT, CRITÉRIUM DE L'HONNÊTETÉ, D'APRÈS HELVÉTIUS. Presque tous les hommes, uniquement attentifs à leurs intérêts, n'ont jamais porté leurs regards sur l'intérêt général. Concentrés, pour ainsi dire, dans leur bien-être, ces hommes ne donnent le nom d'honnêtes qu'aux actions qui leur sont personnellement utiles. Un juge absout un coupable, un ministre élève aux honneurs un sujet indigne : l’un et l'autre sont toujours justes au dire de leurs protégés : mais que le juge punisse ; que le ministre refuse, ils seront toujours injustes aux yeux du criminel et du disgracié (03). IV L'HOMME HUMAIN, D’APRÈS HELVÉTIUS.
L'homme humain est celui pour qui la vue
du malheur d'autrui est une vue insupportable, et qui, pour s'arracher à ce
spectacle, est pour ainsi dire, forcé de secourir le malheureux. L'homme
inhumain, au contraire, est celui pour qui le spectacle de la misère d'autrui
est un spectacle agréable ; c'est pour prolonger ses plaisirs qu'il refuse tout
secours aux malheureux. Or ces deux hommes si différents tendent tous deux à
leur plaisir, et sont mus par le même ressort. V LA CONSCIENCE MORALE RÉDUITE À L'ORGUEIL PAR HELVÉTIUS Ce n'est pas que certaines sociétés vertueuses ne paraissent souvent se dépouiller de leur propre intérêt pour porter sur les actions des hommes des jugements conformes à l'intérêt public ; mais elles ne font alors que satisfaire la passion qu'un orgueil éclairé leur donne pour la vertu, et par conséquent qu'obéir, comme toute autre société, à la loi de l'intérêt personnel. Quel autre motif pourrait déterminer un homme à des actions généreuses ? Il est aussi impossible d'aimer le bien pour le bien que le mal pour le mal. VI LE SALUT PUBLIC, D'APRÈS HELVÉTIUS. L'humanité publique est quelquefois impitoyable envers les particuliers. Lorsqu'un vaisseau est surpris par de longs calmes, et que la famine a, d'une voix impétueuse, commandé de tirer au sort la victime infortunée qui doit servir de pâture à ses compagnons, on l'égorge sans remords ; le vaisseau est l'emblème de chaque nation : tout devient légitime et même vertueux pour le salut public (04). VII L'AMITIÉ ET L'INTÉRÊT.
Aimer, c'est avoir besoin... Il n'y a pas
d'amitié sans besoin : ce serait un effet sans cause. Les hommes n'ont pas tous
les mêmes besoins, l'amitié est donc entre eux fondée sur des motifs différents.
En conséquence il y a des amis de plaisir, d'argent, d'intrigue, d'es prit et de
malheur... (01) Voici comment J. -J. Rousseau réfute le fatalisme d'Helvétius : "Nul être matériel n'est actif par lui-même, et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J'ai un corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux ; cette action réciproque n'est pas douteuse ; mais ma volonté est indépendante de mes sons je consens ou je résiste, je, succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement on moi-même quand je fais ce que j'ai voulu faire, ou quand je ne puis que céder à mes passions. J'ai toujours la puissance de vouloir, non la force d'exécuter. Quand je me livre aux tentations, j'agis selon l'impulsion des objets externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je n'écoute que ma volonté ; je suis esclave par mes vices et libre par mes remords ; le sentiment de ma liberté ne s'efface en moi que quand je me déprave ; et que j'empêche enfin la voix de l'âme de s'élever contre la loi du corps."
(02)
Voici la réponse de Rousseau aux affirmations gratuites d'Helvétius "Il est au
fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel nous jugeons
nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises ; et c'est à ce
principe que je donne le nom de conscience. Mais à ce mot j'entends s'élever de
toute part la clameur des prétendus sages : erreurs de l'enfance, préjugés de
l'éducation, s'écrient-ils tous de concert. Il n'y a rien dans l'esprit humain
que ce qui s'y introduit par l'expérience, et nous ne jugeons d’aucune chose,
que sur des idées acquises. Ils font plus : cet accord évident et universel, de
tous les hommes, ils l'osent rejeter ; et, contre l’éclatante, uniformité de
jugement des hommes, ils vont chercher dans les ténèbres quelque exemple obscur
et connu d’eux seuls, comme si tous les penchants de la nature étaient anéantis
par la dépravation d’un seul, et que sitôt qu’il est des monstres, l’espèce ne
fut plus rien. Chacun, dira-t-on, concourt au bien public par son intérêt ; mais
d’où vient donc que le juste y concourt à son préjudice ? Qu’est ce qu’aller à
la mort pour son intérêt. (03) De l'Esprit, II, 2. "On sait bien, observe La Harpe avec beaucoup de bon sens, on sait bien que, dans l'antichambre d'un ministre dissipateur, tous ceux qu'il enrichit aux dépens des peuples chanteront ses louanges; mais d'abord ces louanges seront-elles bien sincères ? Je vais plus loin. Est-il bien rare que ceux mêmes qui profitent des profusions et des injustices d'un homme en place soient les premiers à le condamner, non pas en public, mais dans l'intime confiance ? " (04) Jean Jacques Rousseau, dans ses notes sur le livre De l’Esprit, écrivit, en regard de cette phrase : "Le salut public n'est rien si tous les particuliers ne sont en sûreté. " Déjà, dans son article Économie politique (publié dans l'Encyclopédie en 1755), il avait écrit: "Qu'on nous dise qu'il est bon qu'un seul périsse pour tous, j'admirerai cette sentence dans la bouche d'un digne et vertueux patriote qui se consacre volontairement et par devoir à la mort pour le salut de son pays; mais si l'on entend qu'il soit permis au gouvernement de sacrifier un innocent au salut de la multitude, je tiens cette maxime pour une des plus exécrables que jamais la tyrannie ait inventées, la plus fausse qu'on puisse avancer, la plus dangereuse qu'on puisse admettre et la plus directement opposée aux lois fondamentales de la société. " (05) Voltaire, malgré l'admiration qu'il professa d'abord pour le livre De l'Esprit, a toujours protesté contre les conclusions d'Helvétius relatives à l'amitié. |