LIVRE SECOND
CHAPITRE 1.
Préambule.
Cicéron ne vaut pas être regardé comme un philosophe qui fait une
leçon dans une école. Il préfère employer la méthode socratique et procéder par
interrogations.
Alors, comme ils avaient tous deux les yeux sur moi et qu'ils
semblaient prêts à m'écouter : - Ne me regardez pas, je vous en prie, leur dis
je, comme un philosophe qui veuille faire une leçon publique ; ce que je n'ai
même jamais guère approuvé dans aucun philosophe. Socrate, qu'on peut à bon
droit appeler le père de la philosophie, a-t-il jamais rien fait de semblable ?
C'était l'usage de ceux que l'on appelait alors sophistes. Gorgias le Léontin (1)
fut le premier d'entre eux qui osa demander en public qu'on le questionnât,
c'est-à-dire qu'on lui désignât sur quoi on voulait qu'il discourût : entreprise
hardie, et je dirais même téméraire, si cet usage n'avait passé depuis jusqu'à
nos philosophes (2).
Pour Socrate, comme nous voyons dans Platon, il se moquait de Gorgias et de tous
les autres sophistes ; et c'était au contraire en questionnant ceux avec qui il
s'entretenait, qu'il avait coutume de tirer d'eux leurs sentiments, pour y
répondre ce qu'il jugeait à propos. Cette coutume ayant été quelque temps
négligée après lui, Arcésilas (3) la renouvela, et
voulut que ceux qui désireraient apprendre quelque chose de lui, commençassent
par dire eux-mêmes leurs sentiments, au lieu de l'interroger ; après quoi il
parlait à son tour, mais en laissant toujours à ceux qui venaient l'entendre la
liberté de soutenir leur opinion contre lui, tant qu'ils trouveraient à lui
répondre. Chez tous les autres philosophes, celui qui avait fait quelque
question se taisait ensuite ; et c'est ce qui se pratique encore aujourd'hui
dans l'académie (4) : lorsque celui qui veut être
instruit a dit, par exemple, "il me semble que la volupté est le souverain
bien", alors le philosophe soutient l'opinion contraire dans un discours continu
; de sorte qu'il est aisé de voir que ceux qui ont dit "telle chose me paraît
ainsi," ne sont pas de l'avis qu'ils viennent d'exprimer, mais qu'ils désirent
entendre développer l'avis contraire.
Je crois que nous faisons mieux. Non seulement Torquatus a exprimé son
sentiment, mais il nous a dit aussi les raisons de ce sentiment. Pourtant,
quoique j'aie pris un extrême plaisir au discours continu qu'il a fait, il me
semble que, dans les disputes où l'on insiste sur chaque chose en particulier et
où l'on sait ce que chacun admet ou rejette, la conclusion qui se tire des
points accordés est bien plus facile, et que par là on parvient plus sûrement au
but. Lorsqu'un discours va comme un torrent, quoique toutes les idées
importantes s'y trouvent, on ne peut ni en arrêter la rapidité, ni en retenir
presque rien.
Dans toute discussion réglée et méthodique, ceux qui disputent ensemble doivent
d'abord, à l'exemple des jurisconsultes qui déterminent le point à juger,
établir clairement l'état de la question.
CHAPITRE II.
QU'EST-CE QUE LE PLAISIR ?
Avant de poser le plaisir comme la fin suprême, il faudrait
d'abord la définir. Épicure ne le définit pas.
Épicure a fort approuvé cette méthode que Platon a établie dans
son Phèdre (5), et il a cru qu'il fallait en
user de même en toutes sortes de disputes mais il a négligé une chose qui en est
la conséquence nécessaire. Il ne veut pas qu'on définisse rien (6),
sans quoi pourtant il est difficile que des personnes qui discutent ensemble
soient bien d'accord de ce qui fait le sujet de leur discussion, comme il nous
arrive à présent. Car ce que nous cherchons, c'est le souverain bien ; et
pouvons-nous jamais convenir entre nous de ce que c'est, si auparavant nous
n'examinons ce que nous entendons par souverain bien ? Or, cette espèce d'examen
et d'éclaircissement des choses cachées, par lequel on montre ce que chaque
chose est en soi, c'est là ce que nous appelons définition ; et vous-même vous
en avez fait quelques-unes sans y penser. Vous avez dit, par exemple, de cette
dernière fin qu'on se propose dans toutes ses actions, que c'est à quoi se
rapporte tout ce qu'on fait, et qui ne se rapporte à quoi que ce soit. On ne
peut rien de mieux. Je ne doute point même que, s'il en avait été besoin, vous
n'eussiez défini le bien, et que vous n'eussiez dit que le bien est ce que la
nature nous porte à désirer, ou ce qui nous est avantageux et utile, ou enfin ce
qui nous plaît le plus. Et puisque vous ne haïssez pas les définitions, je
désirerais, si vous le trouvez bon, que vous voulussiez aussi définir ce que
c'est que la volupté dont nous parlons aujourd'hui.
- Comme s'il y avait quelqu'un, me répondit-il, qui ne sût pas ce que c'est que
la volupté, ou qui, pour l'apprendre mieux, eût besoin d'une définition !
- Je dirais que c'est moi qui ne le sais point, lui répliquai-je alors, s'il ne
me semblait que je me suis bien mis dans l'esprit ce que c'est. Mais je vous dis
que c'est Épicure lui-même qui n'en sait rien, et qui vacille en cela ; et que
lui, qui répète souvent qu'il faut avoir soin d'exprimer le sens des termes (7),
n'entend pas quelquefois celui du mot volupté.
CHAPITRE III.
CONFUSION ÉTABLIE PAS ÉPICURE ENTRE LE PLAISIR ET L'ABSENCE DE
DOULEUR.
Ce qu'on entend d'habitude par le mot plaisir ; ce qu'entend
Hiéronyme par l'absence de douleur ; opposition de ces deux idées, confondues
par Épicure.
- Cela serait plaisant, reprit-il en souriant, qu'un homme qui
dit que la volupté est la fin où tendent tous les désirs, et le plus grand de
tous les biens, ne sût pas ce que c'est que la volupté.
- Mais ou c'est lui, répliquai-je, ou c'est tout le reste du monde qui l'ignore.
- Comment l'entendez-vous ? dit-il.
- C'est, dis-je, que tout le monde prétend que la volupté est ce qui excite
agréablement les sens et qui les remplit de quelque sensation délicieuse (8).
- Et vous imaginez-vous, me répondit-il, qu'Épicure ignore cette sorte de
volupté ?
- Non, lui dis-je, il ne l'ignore pas toujours ; et même il ne la connaît que
trop quelquefois, puisqu'il dit qu'il ne peut comprendre qu'il y ait, ni qu'il
puisse y avoir, d'autre bien que celui de boire et de manger, ou le plaisir des
oreilles, ou celui des voluptés sensuelles (9).
Est-ce que ce ne sont pas là ses propres paroles ?
- Croyez-vous que j'en aie honte, répondit-il, et que je ne puisse pas vous
montrer dans quel sens il les dit ?
- Je ne doute point, repris-je, que vous ne le puissiez aisément ; et je n'ai
garde de croire que vous ayez honte d'être du sentiment d'un homme qui est le
seul, que je sache, qui ait osé s'appeler lui-même sage (10).
Car, pour Métrodore (11), on croit qu'il n'en prit
pas le nom de lui-même mais seulement qu'il ne le refusa pas, quand il le reçut
d'Épicure. Et quant aux sept qu'on appelle sages, ce ne fut point par leurs
suffrages propres, mais par celui des peuples, qu'ils en reçurent le nom.
Ce que je soutiens, c' est que, dans l'endroit que je viens de dire, Épicure a
entendu le mot de volupté comme tout le monde l'entend ; car tout le monde pense
que notre volupté, hêdonê chez les Grecs, exprime un mouvement agréable,
qui réjouit les sens.
- Que demandez-vous donc de plus ? répliqua-t-il.
- Je vous la dirai, repris-je ; et plutôt pour m'instruire que pour vous
reprendre, ou pour reprendre Épicure.
- Et moi, répondit-il, je serai aussi plus aise d'avoir à m'instruire qu'à
reprendre.
- Vous savez bien, continuai-je, quel est le souverain bien auquel Hiéronyme (12)
le Rhodien dit qu'il faut tout rapporter ?
- Oui, répondit-il ; c'est, selon lui, l'absence de la douleur.
- Mais de la volupté, qu'en dit-il ?
- Il soutient qu'elle n'est point désirable pour elle-même.
- Il croit donc, repris-je, qu'autre chose est d'avoir du plaisir, et autre
chose de n'avoir point de douleur.
- C'est en quoi il se trompe fort, répliqua-t-il : car, selon que je l'ai déjà
montré, le dernier terme de la volupté, c'est la cessation de toute douleur.
- Nous verrons dans la suite, lui dis-je, ce qu'il faut entendre par absence de
douleur. Cependant, si vous n'êtes fort opiniâtre vous devrez convenir
nécessairement qu'avoir de la volupté, et n'avoir point de douleur, sont deux
choses fort différentes.
- Je serai donc opiniâtre en cela, reprit-il, car je tiens que ce n'est que la
même chose. (13)
- Dites-moi, je vous prie, lui dis-je, un homme qui a soif a-t-il du plaisir
quand il boit ?
- Qui peut en douter ?
- A-t-il le même plaisir quand la soif est apaisée ?
- Non ; c'est une autre sorte de plaisir : car, lorsqu'il a étanché sa soif, il
est dans la stabilité de la volupté ; et quand il l'étanche, il est dans le
mouvement de la volupté (14).
- Pourquoi appelez-vous donc d'un même nom des choses si différentes ?
- Avez-vous donc déjà oublié ce que j'ai dit, que, dès qu'on n'a plus de
douleur, la volupté peut bien recevoir quelque variété ; mais de
l'accroissement, non (15) ?
- Je m'en souviens ; vous vous êtes expliqué en termes très purs, mais ambigus ;
car le mot de variété se dit, au propre, de plusieurs couleurs, et se transporte
à beaucoup d'autres idées différentes. On le dit d'un poème et d'un discours, on
l'applique aux mœurs et à la fortune, et on l'applique aussi à la volupté,
lorsqu'on reçoit de la volupté de plusieurs choses différentes qui peuvent en
procurer. Si vous me disiez que c'est de cette variété-là que vous voulez
parler, je vous entendrais ; et même je vous entends sans que vous me la disiez.
Mais je ne saurais comprendre ce que vous entendez par variété lorsque vous
dites que, quand on est sans douleur, on est dans une extrême volupté (16)
; et que, quand par exemple on mange quelque chose qui plaît, la volupté est
alors en mouvements (17) ce qui fait bien une
variété de volupté, mais qui n’augmente point la volupté de ne point souffrir, à
laquelle je ne sais pourquoi vous donnez le nom de volupté.
CHAPITRE IV.
L'ABSENCE DE DOULEUR, ÉTAT INTERMÉDIAIRE ENTRE LE PLAISIR ET
LA DOULEUR.
Si Épicure veut placer le souverain bien dans l'absence de
douleur, qu'il ne se serve pas alors du mot de volupté. - Discussion sur le vrai
sans de ce mot. - Il existe outre la volupté et la douleur un état
intermédiaire, où on n'éprouve ni douleur ni plaisir.
- Eh ! reprit-il, quoi de plus doux que de n'avoir point de
douleur ?
- Je le veux bien, lui dis-je : car ce n'est point encore là de quoi il est
question ; mais cela fait-il que la volupté soit la même chose que l'absence de
douleur ?
- La même, sans doute, et l'absence de douleur est un plaisir si grand qu'il
n'en peut exister de pins grand.
- Pourquoi donc, en mettant ainsi le souverain bien à n'avoir point de douleur,
ne vous attachez-vous pas à soutenir uniquement cela seul ! Et qu'est-il
nécessaire d'amener la volupté au milieu des vertus, comme une courtisane dans
une assemblée d'honnêtes femmes ?
Mais vous direz qu'il n'y a rien d'odieux dans la volupté que le nom, et que
nous n'entendons point quelle eut la volupté d'Épicure (18).
Toutes les fois qu'on me dit une chose de cette nature (et on me la dit
souvent), j'avoue que, quoique modéré que je sois dans la dispute, je ne laisse
pas de me surprendre un léger mouvement de colère. Quoi ! je n'entendrais pas ce
que le mot hêdonê veut dire en grec, et celui de volupté
en notre langue ! Laquelle donc des deux langues est-ce que je n'entends pas ?
Et puis, comment se pourrait-il faire que je ne le susse point, et que tous ceux
qui ont voulu être épicuriens l'aient compris à l'instant même, puisque vos
sages prouvent à merveille que, pour devenir philosophe, on n'a que faire d'être
savant ? Aussi, comme nos ancêtres tirèrent Cincinnatus (19)
de la charrue pour le faire dictateur, de même, vous, vous ramasses dans tous
les bourgs de braves gens sans doute, mais qui ne savent rien, Ces gens-là
entendront donc ce qu'Épicure dit : moi je ne l'entendrai pas ? Pour vous
montrer que je l'entends, je vous dis encore une fois que volupté, dans
notre langue, est la même chose que ce qu'Épicure appelle hêdonê.
Quelquefois nous sommes en peine de trouver chez nous un mot qui rende
parfaitement un mot grec ; ici, point d'incertitude. Il n'y a aucun terme en
latin qui puisse mieux répondre au terme grec que celui de volupté (20).
Tous ceux qui parlent latin ont coutume d'entendre deux choses par ce mot : une
grande joie dans l'esprit, une sensation agréable dans le corps. Ainsi, dans
Trabéa (21), ce jeune homme appelle du nom de
joie
une extrême volupté d'esprit ; de même que cet autre dans Cécilius, qui s'écrie
qu'il est joyeux de toutes les joies (22).
Il y a cependant cette différence, que la volupté se dit même par rapport à
l'esprit ; chose vicieuse, selon les stoïciens, qui, partant de cette volupté,
la définissent un transport sans raison de l'âme, qui croit jouir d'un grand
bien (23) : mais, pour ce qui est des mots de joie
et de gaieté, ils ne se disent point proprement du corps ; tandis que, de l'aveu
de tous ceux qui parlent bien, la volupté se dit du plaisir qui est excité par
quelque sensation agréable. Transportez, si vous voulez, ce plaisir à l'esprit ;
car jucundum vient de juvare, qui s'applique à tous les deux ;
pourvu que vous conveniez qu'entre celui qui dit :
Je suis si transporté de joie
Que je ne sais plus où je suis (24) ;
et celui qui dit :
Je ne sais quel feu me dévore (25),
dont l'un ne se sent pas de joie, et l'autre est déchiré de douleur, il y a un
troisième personnage qui dit :
Encore que notre connaissance
Soit toute nouvelle entre nous (26) ;
et que ce dernier personnage n'est ni dans la joie ni dans la douleur. Vous
avouerez aussi qu'entre celui qui jouit des plaisirs sensuels qu'il a désirés,
et celui qui souffre de cruelles douleurs, il y a encore celui qui n'est ni dans
l'un ni dans l'autre état.
CHAPITRE V.
L'ABSENCE DE DOULEUR, ÉTAT INTERMÉDIAIRE ENTRE LE PLAISIR ET
LA DOULEUR (suite).
Reproche d'obscurité adressé à Épicure. Distinction entre deux
sortes d'obscurité, celle qui provient du sujet traité et celle qu'on introduit
soi-même en le traitant. - Appel au sens commun pour démontrer l'existence d'un
état intermédiaire entre le plaisir et la douleur.
Vous semble-t-il maintenant que j'entende assez la force des
mots, et que j'aie encore besoin d'apprendre à parler grec ou latin ? Cependant,
comme je crois savoir assez bien le grec, prenez garde que, si je n'entendais
pas ce qu'Épicure a voulu dire, ce ne fût sa faute, pour avoir voulu s'exprimer
d'une manière inintelligible. C'est ce qui arrive dans deux circonstances, sans
qu'on y trouve à redire : l'une, quand on s'exprime tout exprès obscurément,
comme on dit que fit Héraclite, qu'on surnomme l'obscur ou le ténébreux (27)
parce qu'il avait parlé très obscurément des choses de la nature ; l'autre,
quand l'obscurité d'une matière, et non pas celle des paroles, fait qu'on
n'entend pas toujours, comme dans le Timée (28)
de Platon. Pour Épicure, il me paraît qu'il a parlé le plus intelligiblement
qu'il a pu, et qu'il n'a parlé ni de quelque chose d'obscur, comme les
physiciens, ni de quelque chose de subtil, comme les mathématiciens, mais d'un
sujet facile, clair et connu de tout le monde. Je vois bien cependant qu'au fond
vous ne niez pas que je comprenne ce que veut dire volupté, mais seulement ce
qu'Épicure a voulu dire par ce mot. Alors ce n'est pas moi qui ne sais pas le
sens du mot ; c'est lui qui a voulu parler à sa manière, et qui s'est peu soucié
de l'usage.
S'il a voulu dire la même chose qu'Hiéronyme, qui soutient que le souverain bien
est de vivre sans douleur, pourquoi le met-il dans la volupté, et non pas dans
l'absence de la douleur, comme ce philosophe, qui du moins entend ce qu'il dit ?
S'il croit qu'il faille y joindre aussi cette volupté qu'il appelle volupté en
mouvement (car c'est le nom qu'il donne à une sensation agréable, et il appelle
volupté stable l'absence de la douleur), quel est son but, puisqu'il est
impossible qu'un homme qui se connaît lui-même, c'est-à-dire qui sent ses
propres sensations, regarde l'absence de la douleur et la volupté comme une
seule et même chose ? C'est vouloir faire violence à nos sens, Torquatus, que de
vouloir arracher de nos esprits la notion attachée aux termes consacrée par
l'usage. Et qui ne voit pas qu'il y a trois états dans notre nature ? l'un,
quand nous sommes dans la volupté ; l'autre, quand nous sommes dans la douleur ;
et celui où nous sommes maintenant : car je crois que vous n'êtes tous deux ni
dans la douleur, comme ceux qui souffrent ; ni dans la volupté, comme ceux qui
sont à une bonne table (29) : et entre ces deux
états il y a une infinité de gens qui ne sont ni dans l'un ni dans l'autre. -
Nullement, repartit Torquatus, et je dis que tout homme qui est sans douleur est
dans la volupté, et même dans une extrême volupté. - Ainsi, repris-je, celui
qui, n'ayant aucune soif, verse à boire à un autre, et celui qui a grand'soif et
qui boit, ont tous deux le même plaisir (30) !
CHAPITRE VI.
ÉTABLIR À LA FOIS COMME FIN LE PLAISIR ET L'ABSENCE DE
DOULEUR, C'EST ADMETTRE DEUX SOUVERAINS BIENS.
Le dialogue s'interrompt, et Cicéron commence un discours
continu. - Nouveaux reproches adressés à Épicure au sujet de sa logique. -
Épicure eût dû distinguer le plaisir de l'absence de douleur, et en faire deux
souverains biens séparés. - Exemples d’Aristote, de Calliphon, de Diodore.
- Laissons là les interrogations, dit Torquatus, comme je voulais
que d'abord on les laissât, prévoyant bien ce qu'il y a de captieux dans votre
dialectique (31). - Vous voulez donc, répondis-je,
que je parle plutôt en orateur qu'en dialecticien ? - Comme si un discours
continu, me dit-il, ne convenait pas aussi bien aux philosophes qu'aux rhéteurs
! - Zénon le stoïcien, repris-je a, d'après Aristote, distribué en deux parties
tout ce qui regarde le discours : la rhétorique, qu'il comparait à la main
ouverte, parce que les orateurs donnant plus de développement à leurs pensées ;
et la dialectique, qu'il comparait à la main fermée, parce que les dialecticiens
sont plus serrés dans ce qu'ils disent (32). Je
vous obéirai donc, et je parlerai, si je puis, en orateur qui traite un sujet de
philosophie, et non pas en orateur dans le barreau, où il n'est guère permis de
rien approfondir, parce qu'on parle pour être entendu de tout le monde. Mais,
Torquatus, lorsque Épicure méprise la dialectique, qui seule apprend à bien
connaître l'état d'une question, à en bien juger et à en bien discourir, et
quand il ne veut pas qu'on fasse aucune distinction dans les choses qu'il
enseigne, il me semble qu'il ne peut jamais se soutenir : notre discussion même
nous en offre la preuve.
Épicure dit, et vous dites, comme lui, que la volupté est le souverain bien. Il
faut donc définir ce que c'est que la volupté ; autrement on ne saurait parvenir
à l'objet de cette recherche ; et s'il l'avait bien expliqué, il n'hésiterait
pas comme il fait. Alors, ou il soutiendrait, à l'exemple d'Aristippe, la
volupté qui chatouille les sens, et que les bêtes mêmes appelleraient volupté,
si elles pouvaient parler ; ou, s'il aimait mieux se servir de sa langue
particulière que de s'en tenir à la langue usitée :
Sur les bords de l'Attique, aux remparts de Mycènes (33),
et chez tous les Grecs cités dans ce passage, il n'appellerait volupté que
l'absence de douleur, et mépriserait la volupté d'Aristippe ; ou enfin, s'il
approuvait l'une et l'antre, comme en effet il les approuve, il joindrait
l'absence de la douleur à la volupté, et regarderait l'une et l'autre comme deux
biens suprêmes.
Plusieurs philosophes, en effet, et des philosophes du premier ordre, ont
reconnu à la fois deux souverains biens. Aristote, par exemple, a joint la
prospérité d'une vie accomplie avec la pratique de la vertu (34)
; Calliphon (35) à l’honnêteté d'une vie heureuse a
joint la volupté ; Diodore (36) y a joint l'absence
de la douleur : et si Épicure avait été aussi bien du sentiment d'Hiéronyme que
de celui d’Aristippe, il n'aurait pas dû manquer de les joindre ensemble (37).
Pour eux, comme leurs opinions sont différentes, ils ont établi deux souverains
biens différents ; et comme l'un et l'autre parlent très bien grec, Aristippe,
qui met le souverain bien dans la volupté, ne dit jamais que l'absence de la
douleur soit une volupté ; et Hiéronyme, qui le met à n'avoir aucune douleur,
bien loin de se servir indifféremment du mot de volupté pour celui
d'impassibilité, ne met pas même la volupté au nombre des choses désirables.
CHAPITRE VII.
DOCTRINE D'ÉPICURE SUR LES VOLUPTÉS SENSUELLES.
Épicure, malgré lui, sépare souvent en fait la volupté de
l'absence de douleur. Sa doctrine excuse les voluptueux. Traduction et critique
d'une maxime d'Épicure.
Ne croyez pas, en effet, que la différence ne soit ici que dans
les termes ; car ce sont deux choses qu'être sans douleur et être dans la
volupté. Cependant vous autres, non seulement vous comprenez sous un même terme
deux choses très distinctes, ce qui se pourrait souffrir ; mais vous vous
efforcez de faire une seule chose de deux, ce qui est absolument impossible (38).
Comme Épicure les admet toutes deux, il aurait dû les proposer toutes deux
séparément ; mais il ne les distingue jamais par des termes différents : en
effet, en parlant de ce que tout le monde appelle volupté, et qu'il loue en
plusieurs endroits, il n'hésite point à dire qu'il n'a pas le moindre soupçon
d'aucun bien qui soit différent de la volupté dont parle Aristippe ; et cela, il
le dit dans l'endroit où il parle uniquement du souverain bien (39).
Dans un autre livre, où l'on assure qu'il a rassemblé de courtes maximes
commodes oracles de sagesse, il dit ces propres paroles que vous connaissez
assurément, Torquatus ; car qui est celui d'entre vous qui n'a pas appris par
cœur les Maximes fondamentales d'Épicure, ces graves sentences où il a
compris, en peu de mots, ce qui fait le bonheur ? Ma traduction est-elle fidèle
? écoutez-moi :
"Si les choses qui donnent de la volupté, dit-il, délivraient de la crainte des
dieux, et de celle de la mort et de la douleur, et qu'elles apprissent à mettre
des bornes aux cupidités, je n'aurais aucun motif de blâmer les voluptueux, qui,
environnés de plaisirs, seraient sans douleur et sans chagrin, c'est-à-dire sans
aucun mal (40)."
Ici Triarius ne put se contenir ; mais, se tournant vers Torquatus : - Cela
est-il dans Épicure ? lui dit-il. - Et il me parut qu'il parlait de la sorte,
non pas qu'il ne le sût bien, mais pour le faire avouer à Torquatus. Mais lui,
sans s'embarrasser et avec confiance : -. Oui, dit-il, ce sont les propres
paroles d'Épicure ; mais vous n'entendez pas sa pensée. - S'il dit une chose,
repris-je alors, et qu'il en pense une autre, c'est une raison pour que je ne
sache pas ce qu'il pense ; mais ce n'en est pas une pour que je n'entende pas ce
qu'il dit ; et lorsqu'il prétend que les voluptueux ne sont pas à blâmer, pourvu
qu'ils soient sages, il dit une absurdité (41),
comme s'il disait que les parricides ne sont pas à blâmer, pourvu qu'ils ne se
laissent point aller à leurs cupidités, et qu'ils ne craignent ni les dieux, ni
la mort, ni la douleur (42). Mais pourquoi ces
réserves en faveur des voluptueux, et pourquoi supposer des gens qui, vivant
voluptueusement, trouveraient grâce devant un si grand philosophe, pourvu qu'ils
fussent, en garde sur tout le reste ? Vous-même, Épicure, pourriez-vous vous
empêcher de blâmer des gens qui s'abandonneraient à toutes sortes de voluptés,
puisque vous dites que la souveraine volupté est de n'avoir point de douleur (43)
? Et parmi vos voluptueux, combien n'en trouverons-nous pas d'assez peu
superstitieux pour manger ce qu'on offre dans les plats à l'autel, et craignant
si peu la mort qu'ils ont à toute heure dans la bouche cet endroit d'Hynmis
(44) :
Donnez-moi six mois de plaisir,
Je donne à Pluton le septième (45).
Quant à la douleur, Épicure, dont ils suivent les ordonnances, leur en fournit
le remède : "Si elle est grande, elle est courte ; si elle est longue, elle est
légère (46)." Mais voici ce que je ne puis
comprendre (47) : quel voluptueux mettra des bornes
à ses cupidités (48) ?
CHAPITRE VIII.
DOCTRINE ÉPICURE SUR LES VOLUPTÉS SENSUELLES (suite).
Épicure peut blâmer les voluptueux grossiers ; il ne peut
qu'approuver les voluptueux délicats. Vers de Lucilius. Quel est le repas qu'on
peut appeler avec vérité un bon repas ?
Que sert donc à Épicure de dire "qu'il ne trouverait rien à
blâmer dans un voluptueux, s'il mettait des bornes à ses cupidités ? " C'est
dire : "je ne blâmerais pas les hommes sensuels s'ils n'étaient pas sensuels ; (49)"
ni moi non plus les méchants, s'ils n'étaient pas méchants. Quoi ! cet homme si
sévère ne croit pas que la sensualité soit d'elle-même condamnable (50)
? Et pour vous dire vrai, Torquatus, il a raison de ne le pas croire, si la
volupté est le souverain bien : car il n'est pas ici question de ces sensuels
outrés, qui vomissent, sur la table, qu'il faut emporter du festin, et qui, dès
le lendemain, l'estomac encore plein de crudités, se livrent aux mêmes excès ;
qui se vantent de n'avoir jamais vu ni coucher ni lever le soleil, et qui, après
avoir dissipé leur patrimoine, sont réduits à n'avoir plus rien. Il n'y a
personne qui puisse croire que la vie de ces sortes de gens soit agréable. Mais
parlez-moi de ces voluptueux de bon ton et de bon goût, qui ont d'excellents
cuisiniers, des pâtissiers choisis, la meilleure marée, la meilleure volaille,
le meilleur gibier, et qui savent éviter les indigestions ; "auxquels on verse
le vin à plein dans les coupes d'or," comme dit Lucilius, "qui d'ailleurs ne
prendraient rien d’autrui, pourvu qu'ils possèdent du pouvoir et une bourse
pleine," qui savent enfin se divertir et goûter tous les plaisirs sans lesquels
Épicure s'écrie qu'il ne connaît point de bonheur ; joignez-y, si vous voulez,
des esclaves jeunes et beaux pour servir à table ; et que les tapis,
l'argenterie, l'airain de Corinthe, le lieu même, et la maison, répondent à ces
apprêts. De tels hommes vivent-ils bien ? vivent-ils heureusement ? je ne le
dirai jamais (51).
Je ne nie pas que la volupté ne soit volupté ; mais je nie que ce soit le
souverain bien. Lorsque Lélius (52), qui avait été
disciple de Diogène le stoïcien, et ensuite de Panétius (53),
fut appelé sage, ce ne fut pas qu'il n'eut pas de goût pour une table bien
servie (car le bon goût de l'esprit n'empêche pas celui du palais), mais parce
qu'il compta ce plaisir pour peu de chose (54).
Pour te priser, oseille, ou n'a qu’à te connaître,
S'écria tout d'un coup le sage Lélius ;
Et vous, dit-il, Gallonius (55),
Des gloutons le chef et le maître.
Vous vivez d'esturgeon, de morceaux délicats,
Tout votre bien s'épuise en bonne chère ;
Mais jamais vous n'avez su faire
Un véritable bon repas.
Comme Lélius ne place nul bien dans la volupté, il nie que, celui qui fait tout
consister dans la volupté ait jamais dîné bien. Il ne nie pas que Gallonius ait
jamais dîné avec plaisir, - il ne le pourrait, - mais qu'il ait jamais dîné
bien. En homme sage et austère, il distingue ce qui donne de la volupté d'avec
ce qui est bon. Ainsi il est sûr que ceux qui font véritablement un bon repas
mangent toujours avec plaisir ; mais ceux qui mangent avec plaisir ne font pas,
pour cela, un repas qui soit véritablement bon. Quant à Lélius, il n'en faisait
point qui ne le fussent.
Pourquoi cela ? Lucilius nous l'apprend. Tout y était "bien cuit, bien apprêté".
Mais quels étaient les principaux mets ? "Des entretiens sages." Ensuite ?
"L'appétit." Il ne se mettait jamais à table que pour satisfaire, d'un esprit
tranquille, à ce que demandait la nature. Il a donc raison de parler ainsi de
Gallonius, dont la gourmandise se satisfaisait sans doute, mais sans faire un
bon repas. Pourquoi ? parce que rien ne peut être bon que ce qui est
raisonnable, frugal, honnête : or, tels n'étaient point les repas de Gallonius.
Lélius ne préférait donc point le goût de l'oseille à celui de l'esturgeon ;
mais il négligeait la délicatesse du goût (56) ; ce
qu'il n'aurait pas fait s'il avait mis le souverain bien dans la volupté.
SECONDE PARTIE DE LA CRITIQUE.
THÉORIE ÉPICURIENNE DES DÉSIRS.
LE SOUVERAIN DÉSIRABLE.
CHAPITRE IX.
LES TROIS ESPÈCES DE DÉSIRS, D'APRÈS ÉPICURE.
La division logique des désirs donnée par Épicure est inexacte -
De plus sa doctrine morale sur les désirs est fausse : il veut simplement les
modérer, alors qu'il faudrait les supprimer.
Il faut donc éloigner la volupté, pour que la sagesse soit
permise et dans les actions et dans les discours. Et s'il en est ainsi,
pouvons-nous dire que la volupté, qui même n'est pas permise à table, soit le
souverain bien de la vie ? Mais d'où vient qu’Épicure parle de trois sortes de
désirs les uns, naturels et nécessaires ; les autres, naturels aussi, mais non
nécessaires ; et les autres, ni nécessaires ni naturels ? C'est une division mal
faite. Il n'y a que deux genres de désirs, et il en fait trois : ce n'est pas là
diviser, c'est rompre en pièces. Ceux qui ont appris les sciences qu'il méprise
ont l'habitude de faire la division suivante : il y a deux sortes de désirs, les
uns naturels, les autres nés d'une opinion vaine, et entre les naturels il y en
a de nécessaires et de non nécessaires. C'est ainsi que sa division eût été
bonne : car dans une division il est mal de confondra l'espèce avec le genre (57).
Mais passons-lui cela, puisque la justesse des expressions n'est rien pour lui,
et qu'il aime à tout confondre ; qu'il parle à sa mode, pourvu que, du moins, il
pense bien. Je n'approuve pourtant pas trop, quoique je le souffre, qu'un
philosophe propose de mettre des bornes aux passions. Peut-on en donner à la
cupidité ? II faut la déraciner entièrement. Et peut-on avoir quelque convoitise
qu'on ne soit justement blâmé d'y être enclin ? Autrement l'avarice aurait sa
mesure ; l'adultère, sa mesure ; la débauche, sa mesure. Quelle philosophie que
celle qui ne s'occupe pas à détruire le vice, mais seulement à le régler (58)
!
Au fond, quoique je blâme les termes de sa division, je ne laisse pas d'en
approuver la substance. Qu'il appelle donc tendances naturelles ce qu'il appelle
désirs, et qu'il réserve ce mot pour d'autres choses (59)
; afin que, quand il parlera d'avarice, d'intempérance et de tous les autres
vices considérables, il ait le droit de les accuser. Comme c'est néanmoins une
liberté qu'il prend souvent, que de se négliger dans les expressions, je
n'insiste pas : un si grand et si illustre philosophe peut développer librement
ses dogmes.
Cependant en s'attachant, comme il fait, à la volupté, dans le sens que tout le
monde donne à ce mot, il tombe quelquefois dans de si grands embarras, qu'il
semble qu'il n'y ait rien de si honteux qu'il ne puisse faire sans témoins.
Ensuite, après qu'il en a lui-même rougi (car la force de la nature est grande),
il a recours à dire qu'on ne peut rien ajouter à la volupté de celui qui n'a
point de douleur. Mais l'état d'impassibilité ne s'appelle point volupté.
N'importe, dit-il, je ne me mets point en peine du nom. Mais ce sont deux choses
entièrement différentes. Eh bien ! répondra-t-il, je trouverai des gens moins
fâcheux et moins vétilleux que vous n’êtes, à qui je persuaderai facilement tout
ce que je voudrai. Mais, si c'est une extrême volupté que de n'avoir point de
douleur, pourquoi ne disons-nous pas que c'est une extrême douleur que de
n'avoir point de volupté ? C'est, dit-il, parce que ce n'est pas la volupté,
mais la privation de la douleur, qui est opposée à la douleur.
CHAPITRE X.
L’ABSENCE DE DOULEUR NE PEUT ÊTRE UN OBJET DU DÉSIR.
Contradictions diverses que Cicéron croit apercevoir dans la
doctrine d'Épicure - Les enfants et les animaux, qu'Épicure prend pour exemple,
ne recherchent pas l'absence de douleur ou le plaisir du repos, mais le plaisir
du mouvement.
Mais il ne voit pas que ce serait alors un grand argument contre
lui que cette volupté, sans laquelle il n'y a, dit-il, aucun bonheur, et qu'il
place dans les jouissances du goût, de l’ouïe, et dans d'autres sensations qu'on
ne pourrait exprimer sans blesser la décence ; il ne voit pas, ce philosophe
grave et sévère, que ce bien, le seul qu'il connaisse, n'est pas même désirable,
puisque, selon lui, nous n'avons pas besoin de cette sorte de plaisir, lorsque
nous n'éprouvons pas de douleur (60). Quelle
contradiction (61) !
S'il avait appris à définir et à diviser, s'il savait la force et l'usage des
termes, il ne serait jamais tombé dans ces difficultés. Mais vous voyez ce qu'il
fait ; il appelle volupté ce que jamais personne n'a appelé de la sorte, je veux
dire l'impassibilité ; et ce que tout le monde appelle volupté, et qui est très
différent de l'impassibilité, il veut que ce ne soit qu'une même chose.
Quelquefois il semble faire si peu de cas de ces plaisirs qu'il nomme volupté en
mouvement, qu'à l'entendre parler on le prendrait pour un vrai Curius (62)
; et quelquefois il les loue jusqu'à dire qu'il ne comprend pas qu'il puisse y
avoir d'autre bien. Un tel langage aurait plutôt besoin d'être réprimé par un
censeur que d'être réfuté par un philosophe car le vice de son discours passe
jusqu'à la corruption des mœurs. Il ne blâme point la luxure, pourvu qu'elle se
donne des bornes et qu'elle soit exempte de crainte. Il parait ici chercher des
disciples. Faites-vous philosophes, dit-il aux hommes, et alors toutes les
voluptés vous seront permises (63).
Selon lui, il faut remonter à la naissance des animaux pour trouver la source du
vrai bien. Dès que l'animal est né, il aime la volupté, il la désire comme un
bien, et il craint la douleur comme un mal ; et c'est alors que, n'étant point
encore dépravé, il juge parfaitement des biens et des maux. Voilà ce que vous
avez dit, Torquatus ; et les vôtres parlent de même. Quelle illusion ! est-ce
par la volupté stable, ou par la volupté en mouvement, termes que
nous apprenons à l'école d'Épicure, qu'un enfant au berceau jugera du plus grand
des biens et du plus grand des maux ? Si c'est par une volupté stable, la nature
ne veut alors autre chose que sa propre conservation, et nous l'accordons. Si
c'est, comme vous le dites, par une volupté en mouvement, il n'y aura
point de volupté honteuse à laquelle il ne faille se livrer. Ajoutez que cet
enfant nouvellement né n'aura point commencé par la souveraine volupté, qui est,
selon vous, l'absence de la douleur.
Épicure même ne s'est jamais servi de l'exemple ni des enfants ni des bêtes,
qu'il appelle le miroir de la nature, pour montrer que la nature nous a appris à
désirer la volupté de n'avoir point de douleur : car cette sorte de volupté ne
peut exciter aucun désir, et l'état de pure privation ne peut faire aucune
impression dans l'esprit (64). Sur ce point
Hiéronyme s'est extrêmement trompé : il n'y a que la volupté sensible qui soit
capable de pousser à agir. Ainsi, toutes les fois que, par l'exemple des enfants
et des bêtes, Épicure veut prouver qu'on se porte naturellement à la volupté, il
parle toujours de la volupté en mouvement, et jamais de la volupté stable, qui
n'est qu'une privation de douleur. Or, y a-t-il de la convenance à faire
commencer la nature par une sorte de volupté, et à mettre le souverain bien dans
une autre (65) ?
CHAPITRE XI.
LES ÊTRES NE TENDENT PAS NATURELLEMENT AU PLAISIR, MAIS A LA
CONSERVATION DE LEUR ÊTRE.
1° L'argument tiré de l'instinct des animaux est sans valeur :
car la raison humaine est au-dessus de l'instinct animal.
2° Les êtres ne tendent pas naturellement au plaisir : ils le rencontrent par
surcroît, alors qu'ils cherchent seulement à persévérer dans l'être.
Opinions diverses des philosophes sur le souverain bien.
Pour ce qui est du jugement des bêtes, je le compte pour rien. Je
veux qu'il n'ait point été dépravé, mais il peut être faux : et comme un bâton,
quoiqu'il n'ait point été courbé exprès, peut être venu tortu sur l'arbre ; de
même, quoique la nature des bêtes n'ait pas été dépravée par la discipline, elle
peut l'être d'elle-même (66).
Au reste, la nature ne porte point d'abord un enfant à la volupté, mais
seulement à sa propre conservation : car, dès qu'il est né, il s'aime, et tout
ce qui est de lui ; premièrement les deux parties principales dont il est
composé, l'esprit et le corps, et ensuite leurs différentes parties, car il y un
a sans doute de principales dans l'un et dans l'autre : et quand il vient à en
avoir quelque légère connaissance, et qu'il commence à discerner, alors il se
porte à ce que la nature a mis d'abord en lui, et il tâche d'éviter ce qui y est
contraire (67).
De savoir si, dans ces premiers commencements de la nature, il y a quelque
sentiment de volupté, c'est une grande question ; mais de croire que, quand cela
serait, il n'y eût rien au-dessus de la volupté, et qu'elle fût préférable aux
facultés de l’âme, à celles des sens, à la conservation de tout le corps, et à
la santé, c'est à mon avis une très grande folie : et voilà sur quoi roule toute
la dispute des vrais biens et des vrais maux. Polémon (68),
et avant lui Aristote, ont cru que les premiers biens désirés par la nature
étaient ceux dont je viens de parler : et c'est ce qui a donné lieu à l'ancienne
académie et aux péripatéticiens de mettre le souverain bien à vivre selon la
nature, c'est-à-dire à suivre à la fois la nature et la vertu. Calliphon y
ajoute la volupté ; Diodore, l'absence de la douleur ; et c'est à toutes ces
choses-là conjointement que les uns et les autres ont attaché le souverain bien.
Aristippe ne l'a attaché qu'à la volupté ; les stoïciens veulent qu'il consiste
à se conformer à la nature, ce qu'ils disent n'appartenir qu'à la vertu et à
l'honnêteté, et qu'ils interprètent vivre avec une telle intelligence des
choses qui arrivent naturellement, qu'on puisse choisir celles qui sont
conformes à la nature, et rejeter celles qui y sont contraires.
Ainsi il y a trois définitions du souverain bien qui en excluent l'honnêteté :
celle d’Aristippe ou d'Épicure, celle d'Hiéronyme, et celle de Carnéade. Il y en
a trois autres où l'on ajoute quelque chose à l'honnêteté : celles de Polémon,
de Calliphon, de Diodore. Il y en a enfin une seule, celle de Zénon, qui n'admet
que l'honnête ou la vertu (69) ; car depuis
longtemps Pyrrhon (70), Ariston (71),
Hérille (72), ont été abandonnés. Les autres ont
accordé leurs fins à leurs principes : Aristippe, la volupté ; Hiéronyme, à
l'absence de la douleur ; Carnéade, la jouissance des biens naturels.
Pour Épicure, qui fait de la volupté l'objet de nos premiers désirs, s'il
voulait parler de celle d'Aristippe, il devait comme lui en faire le bien
suprême ; et s'il voulait parler de celle d'Hiéronyme, il devait faire de cette
sorte de volupté l'objet des premiers désirs.
TROISIÈME PARTIE DE LA CRITIQUE
Théorie épicurienne de la vertu.
Le souverain bien.
CHAPITRE XII.
LA RAISON PEUT SEULE JUGER DU SOUVERAIN BIEN.
Le principe sur lequel repose, en dernière analyse, la doctrine
d'Épicure, c'est que les sens sont juges du bien et du mal. Mais, s'il
appartient aux sens de juger du doux et de l'amer, du poli et du rude, le bien
et le mal sont hors de leur portée. La raison seule ici peut prononcer ; or,
elle a l’idée d'un bien supérieur au plaisir : l'honnêteté.
Les sens mêmes, dit Épicure, jugent que la volupté est le bien,
et que la douleur est le mal (73). C'est là
attribuer aux sens plus d'autorité qu'il ne leur appartient. Lorsque les lois
nous font juges des affaires privées, nous ne pouvons juger que de ce qui est de
notre compétence ; et c'est inutilement que le juge, en prononçant une sentence,
a coutume de dire : "Il m'appartient d'en juger ; car, si la cause est
hors de sa compétence, rien n'est jugé quand même il ne le dirait pas. Quelles
sont les choses soumises au jugement des sens ? ce qui est doux ou amer, poli ou
rude, proche ou éloigné, mobile ou immobile, rond ou carré.
Mais quelle sentence prononcera donc la raison, avec la science des choses
divines et humaines qui est la véritable sagesse, et avec les vertus que la
raison regarde comme les maîtresses de tout, et que vous faites les suivantes et
les servantes de la volupté ? Elle prononcera sans doute, premièrement qu'il ne
doit point être ici question de la volupté, non seulement pour être mise sur le
trône du souverain bien, mais non pas même pour y avoir aucune place à côté de
l'honnêteté. Elle n'accordera non plus aucune prééminence, ni à l'opinion
d'Hiéronyme, ni à celle de Carnéade, et jamais elle n'approuvera qu'on fasse
consister le souverain bien ni dans la volupté, ni dans l'absence de la douleur,
ni dans quoi que ce soit où l'honnête n'entre pas. Ainsi il ne lui restera plus
que deux opinions à examiner ; et alors, ou elle reconnaîtra qu'il n'y a rien de
bien que ce qui est honnête, rien de mal que ce qui est honteux ; et que tout le
reste ou n'a aucune valeur, ou n'en a pas une assez considérable pour devoir
être ni désiré ni évité, mais seulement pour être choisi ou rejeté, suivant
l'occasion (74) ; ou elle préférera l'opinion qui
joint à l'honnêteté les avantages d'une vie heureuse, enrichie de tous ces biens
primitifs que la nature donne et permet (75). Mais
elle prononcera encore mieux sur ces deux opinions après avoir examiné d'abord
si c'est dans les choses ou dans les mots qu'elles diffèrent (76).
CHAPITRE XIII.
LA RAISON EXCLUT DU SOUVERAIN BIEN TOUT ÉLÉMENT QUI PUISSE
ALTÉRER L’IDÉE DE L'HONNÊTE.
1° Il faut retrancher de la philosophie toute opinion qui
retranche l'honnêteté du souverain bien. L'homme, dieu mortel, est né pour autre
chose que pour les voluptés bestiales. - Critique d'Aristippe, d'Hiéronyme, de
Carnéade.
2° Il faut rejeter aussi les doctrines qui ajoutant à l'honnêteté le plaisir,
qu'elle méprise, ou l'absence de douleur, qui n'est pas un bien. Critique de
Calliphon et de Diodore.
3° Il faut rejeter enfin les systèmes qui, comme ceux de Pyrrhon, d'Ariston ou
d'Hérille, comptent pour rien nos tendances naturelles, et ne peuvent déduire de
leur idée du souverain bien aucune règle pratique de conduite.
C'est ce que je veux faire aussi, en suivant la route que la
raison semble me tracer (77) ; et pour abréger les
disputes, je commence par dire qu'il faut retrancher absolument de la
philosophie les opinions de ceux qui retranchent la vertu du souverain bien ; et
surtout celle d’Aristippe et des cyrénaïques, ses sectateurs, qui n'ont pas eu
honte de le faire consister dans la volupté qui chatouille les sens, au
méprisant cette absence de douleur dont parle Épicure.
Ces gens-là n'ont pas vu que, comme la nature a dressé en quelque sorte
elle-même le cheval pour la course, le bœuf pour le labourage, et le chien pour
la chasse, elle a aussi fait naître l'homme, comme un dieu mortel, pour deux
choses, suivant la pensée d’Aristote : pour l'intelligence et pour l'action.
Eux, au contraire, ils ont prétendu que cet être divin n'était né que pour
manger et pour se reproduire, comme les bêtes brutes. Je ne vois rien de plus
absurde.
Voilà les reproches que mérite Aristippe, qui a regardé ce que tout le monde
entend par volupté (78) non seulement comme le
souverain bien, mais comme le seul vrai bien. Sans doute vos philosophes ne
partagent point cette erreur ; mais son erreur, à lui, est vraiment
impardonnable. En effet, la figure même du corps humain, et l'intelligence dont
l'homme est doué, font bien voir qu'il n'est pas né seulement pour jouir de la
volupté des sens. Il ne faut pas s'arrêter beaucoup plus sérieusement d
Hiéronyme, qui met le souverain bien dans l'absence de la douleur, comme font
quelquefois, et trop souvent même, les épicuriens : car si la douleur est un
mal, il ne s'ensuit pas que pour vivre heureux il suffise de n'avoir point de
douleur ; et il faut laisser dire à Ennius :
C’est un assez grand bien que l'absence de mal (79).
Pour nous, jugeons de la félicité de la vie, non par l'éloignement seul du mal,
mais par l'acquisition du vrai bien ; et appliquons-nous à le chercher, non dans
la mollesse et dans la volupté, comme Aristippe, ni dans l'absence de la
douleur, comme Hiéronyme, mais dans la pratique des actions vertueuses et dans
les plus sages méditations.
Ce que je viens de dire du souverain bien d’après l’un et l'autre, se peut dire
de l'opinion de Carnéade, quoiqu'il l'ait avancée plutôt pour combattra les
stoïciens, contre lesquels il était en guerre, que pour soutenir ses propres
sentiments ; car le souverain bien dont il parle est de telle nature, qu'étant
joint à la vertu, non seulement il mériterait d'être admis, mais il pourrait
mettre le comble à la félicité de la vie ; et c'est ici l’objet de la question.
Quant à ceux qui ajoutent à la vertu, ou la volupté que la vertu méprise, ou
l'absence de la douleur, qui n'a rien de mauvais en soi, mais qui ne peut jamais
être un souverain bien, ils y ajoutent des choses qui n’en valent pas la peine,
et je ne comprends pas pourquoi ils sont en cela si ménagers et si avares (80).
Comme s'il leur fallait acheter de leur argent de quoi habiller la vertu, ils ne
lui donnent que des choses de nulle valeur, et ils lui en donnent seulement une
ou deux, au lieu de l'accompagner de tout ce qui est conforme aux veaux
primitifs de la nature.
Pyrrhon et Ariston (81) ayant compté pour rien ces
principes naturels, au point de n'établir aucune différence entre se porter bien
et être malade, il y a longtemps qu'on a cessé de disputer contre eux. En
voulant réduire tout à la vertu seule, jusqu'à lui ôter le choix des choses et
ne lui laisser ni origine ni fondement, ils ont détruit la vertu même qu'ils
cherchaient à embrasser. Hérille, qui a voulu tout renfermer dans la science, a
eu quelque bien véritable pour objet, mais non pas le plus grand des biens, ni
un bien qui pût servir à toute la conduite de la vie. On l'a donc aussi
abandonné, et, depuis Chrysippe, personne n'a disputé contre lui.
CHAPITRE XIV.
DÉFINITION DE L'HONNÊTE.
Toutes les autres doctrines écartées, il ne reste plus que celle
d'Épicure : le débat se circonscrit, et s'engage entre la volupté et la vertu. -
Définition de l'honnête : Ce qui est louable par soi-même. - Quatre vertus
déduites de l'honnêteté : sagesse, justice, courage, tempérance ou convenance.
Il ne reste que vous autres à combattre ; car avec les
académiciens, qui n'affirment jamais rien, comme s'ils désespéraient qu'on pût
connaître la vérité, et qui ne font que suivre ce qui leur parait le plus
vraisemblable, on ne sait comment s’y prendre. Mais, contre Épicure, on est
d'autant plus embarrassé qu'il joint ensemble deux sortes de voluptés, que lui
et ses amis ont vivement soutenues et qui ont eu ensuite beaucoup de défenseurs,
et qu'il est arrivé, je ne sais comment, que le juge qui a le moins d'autorité
et le plus de pouvoir, je veux dire le peuple, fortifie extrêmement leur parti.
Si nous ne les réfutons cependant, il faut renoncer à tout sentiment de vertu,
d'honneur, de véritable gloire. Ainsi, laissant à part toutes les autres
opinions, c'est désormais, non pas à moi à disputer contre vous, Torquatus, mais
à la vertu à combattre contre la volupté. Ce n'est pas une lutte indifférente,
suivant l'ingénieux Chrysippe, et de ce combat dépend la question du souverain
bien (82). Je suis persuadé du moins que, si je
puis parvenir à faire voir qu'il y a quelque chose d'honnête, qui mérite d'être
recherché à cause de lui-même, j'aurai absolument renversé toutes vos maximes.
Je vais donc l'essayer en peu de mots, comme le temps l'exige, et j'examinerai
ensuite toutes vos raisons, Torquatus, si je puis m'en souvenir.
Par l'honnête, nous entendons ce qui est tel que, faisant abstraction de toute
sorte d'utilité, et sans aucune vue d'intérêt, on puisse y attacher de l'estime
et de la gloire ; et, quoique cette définition en donne à peu près l'idée, on le
connaît encore mieux par le témoignage universel de l'opinion et par l'exemple
de tant d'hommes vertueux qui, sans aucun autre motif que celui du beau, du
juste et de l'honnête, ont fait bien des choses dont ils voyaient aisément
qu'ils n'avaient nul profit à espérer. Quelle est, en effet, la principale
supériorité de l'homme sur les bêtes ? c'est ce noble présent de la nature, la
raison ; celle intelligence vive et perçante, qui examine, qui pénètre plusieurs
choses en même temps ; cette sagacité d'esprit qui voit les causes et les
conséquences, qui établit les rapports, qui joint les objets séparés, qui
assemble l'avenir avec le présent, et qui comprend l'état de tout le cours de la
vie. Par la raison l'homme recherche la société des autres hommes, et il se
conforme à leurs manières, à leur langage, à leurs coutumes ; en sorte que, de
l'amitié de ses parents et de sa famille, il passe à celle de ses concitoyens,
et s'étend enfin à celle de tous les mortels. L'homme, ainsi que Platon
l'écrivait à Archytas, doit se souvenir qu'il n'est pas né seulement pour lui,
mais pour les siens et pour sa patrie, et qu'il ne lui reste qu'une petite
portion de lui-même dont il soit le maître (83).
De plus, comme l'envie de découvrir la vérité lui est naturelle (ce qui se voit
aisément lorsque, dans notre loisir, nous cherchons même à savoir les mystères
célestes), de là vient que nous aimons tout ce qui est vrai, comme la fidélité,
la simplicité, la constance ; et que nous haïssons tout ce qui est faux et qui
nous trompe, comme la fraude, le parjure, la malignité, l'injustice. Enfin la
raison a en elle-même je ne sais quelle force sublime et fière, plus faite pour
commander que pour obéir, et qui regarde tous les accidents humains, non
seulement comme supportables, mais comme légers à supporter ; véritable
puissance de l’âme, qui ne craint rien, ne cède à personne, et garde toujours la
victoire. A ces trois genres de l'honnête (84), il
faut enjoindre un quatrième qui jouit de la même beauté et se rattache à tous
les trois : l'ordre et la proportion, qu'on transporte des objets sensibles aux
choses morales, et qui, naissant des trois premières vertus, règle de telle
sorte les discours et les actions qu'on évite d'agir au hasard, qu'on ne nuit à
personne ni de paroles ni autrement, et qu'on se garde bien de rien faire et de
rien dire qui paraisse indigne d'un noble caractère (85).
CHAPITRE XV.
L'HONNÊTE D'APRÈS ÉPICURE.
Selon Épicure l’honnête n'est rien, ou c'est simplement ce que
loue la foule, et on ne recherche l'honnête qu'en vue du plaisir de la louange.
- Contradictions d'Épicure avec lui-même.
Voilà précisément, Torquatus, ce que c'est que l'honnêteté, qui
consiste dans les quatre vertus dont vous aven aussi parlé. Votre Épicure dit
qu'il ne sait ce que c'est, ni ce que veulent dire ceux qui prennent l'honnêteté
pour mesure du souverain bien. Il prétend que rapporter toutes choses à
l'honnêteté sans y joindre la volupté, c'est dire des paroles vides de sens (ce
sont ses propres termes), et qu'il ne saurait comprendre ce qu'on peut entendre
par le mot d'honnêteté. En effet, suivant l'usage, dit-il, on n'appelle honnête
que ce que l'opinion publique estime glorieux (86).
Cette gloire, ajoute-t-il, peut à la vérité être quelquefois plus agréable que
certaines voluptés ; mais jamais on ne la recherche que pour la volupté même.
Voyez-vous combien nous différons de sentiment ? Un noble philosophe qui a
ébranlé, non seulement la Grèce et l'Italie, mais presque toutes les nations
barbares, dit qu'il ne peut comprendre ce que c'est que l'honnêteté sans la
volupté, à moins que peut-être on n'entende parler de ces éloges que donne le
bruit populaire : et moi je dis que cela même est souvent honteux, et que, si
quelquefois il ne l'est pas, ce n'est point à cause des applaudissements du
peuple. Non, le bien, le juste, le glorieux, n'est pas appelé l'honnête parce
que la multitude le loue, mais parce qu'il l'est en effet ; et quand même les
hommes, ou n'en connaîtraient rien, ou n'en diraient rien, il ne laisserait pas
d’être louable et estimable par sa propre beauté. Aussi cette force de la
nature, à laquelle on ne peut résister, a fait dire au un autre endroit à
Épicure, ce que vous avez déjà dit vous-même, qu'on ne peut vivre agréablement,
si l'on ne vit honnêtement (87).
Honnêtement veut-il dire ici la même chose qu'agréablement ? Ce
serait dire qu'on ne peut vivre honnêtement, si l'on ne vit honnêtement. Ou
veut-il dire, si l'on n’est loué du public ? Ce serait dire que sans les
éloges de la multitude on ne peut vivre agréablement ; et alors, quelle honte !
Il fait dépendre de l'opinion des fous le bonheur des sages. Qu'entend-il donc
ici par le mot honnête
? Rien, assurément, que ce qui mérite par soi-même d'être loué : car, s'il
n'entend que ce que la volupté fait rechercher, qu'y a-t-il de louable dans ce
que le marché pont fournir ? Il n'est pas homme non plus, ni à vouloir entendre
par l'honnêteté l'approbation du peuple, ni à prétendre que sans cette
approbation il serait impossible d'être heureux, puisqu'il fait assez de cas de
l'honnêteté pour dire qu'elle est une condition du bonheur ; et il n'a pu
entendre par ce mot que ce qui est juste, droit, et louable par sa nature, par
son essence, par soi-même (88).
CHAPITRE XVI.
LA SAGESSE ET LA JUSTICE N'ONT PAS LEUR FIN DANS LE PLAISIR.
La sagesse est aimée pour elle-même, non parce qu'elle est
ouvrière de la volupté. Paroles de Platon. - La justice ne réside pas dans
l'opinion des hommes, mais dans la réalité des choses. - Elle n'est pas la
crainte des châtiments. - Exemples divers.
Aussi, lorsque vous disiez qu'Épicure ne cessait de crier qu'on
ne peut vivre agréablement si l'on ne vit honnêtement, sagement et justement, il
me semblait, Torquatus, que vous triomphiez ; et la dignité des choses qu'on a
coutume d'entendre par là donnait tant de force à vos paroles, que vous en
deveniez plus fier, et qu'insistant avec ardeur, et me regardant, vous sembliez
me dire : Vous voyez donc qu'Épicure loue quelquefois l'honnêteté et la justice.
Que vous aviez bonne grâce à vous servir de ces termes, sans lesquels il n’y
aurait plus ni philosophie ni philosophes ! Oui, ce sont les termes de sagesse,
de justice, de courage et de tempérance, si peu familiers pourtant à Épicure,
qui ont fait que tant de grands hommes se sont adonnés à l'étude de la
philosophie.
Quoique la vue, dit Platon, soit le sens le plus subtil, l'œil ne saurait
découvrir la sagesse. Quels ardents amours elle exciterait, si elle était
visible (89) ! Pourquoi ? est-ce parce qu'elle est
habile à forger des voluptés ? Pourquoi loue-t-on aussi la justice ? et d'où
vient cet ancien proverbe, On pourrait jouer avec lui dans les ténèbres (90)
? Ce mot a un sens très étendu ; il nous apprend que ce n'est point la
considération des hommes, mais celle des choses mêmes qui doit régler nos
actions. Quant à ce que vous avez dit, que les méchants sont tourmentés non
seulement par les remords de leur propre conscience, mais encore par la frayeur
des peines que les lois leur infligent, ou qu'ils craignent d'avoir à souffrir
tôt ou tard : pourquoi n'avez-vous parlé que d'un homme faible et timide,
toujours prêt à se tourmenter lui-même ? Imaginez- vous un homme adroit, qui
rapporte tout à ses fins, un homme rusé, fourbe, corrompu, habile à tromper en
secret, sans témoin, sans complice : que fera sur lui la frayeur des peines ?
Croyez-vous que je vous veuille parier du préteur L. Tubulus (91),
qui, présidant le tribunal où l'on jugeait les meurtres, prit si ouvertement de
l'argent de ceux qu'il devait juger, que l'année d'après P. Scévola, tribun,
porta l'affaire au peuple pour savoir s'il ne voulait pas qu'on la poursuivît ?
Dès que le sénat, sur le décret du peuple, eut ordonné à Cn. Cépion, consul,
d'en faire informer, Tubulus prit aussitôt le parti d'aller de lui-même en exil,
sans oser se défendre. La corruption était trop manifeste.
CHAPITRE XVII.
LA JUSTICE N'A PAS SA FIN DANS LE PLAISIR (suite).
L'INJUSTICE HABILE.
Il ne faut s'occuper dans ce débat que de ceux qui sont à la fois
injustes et habiles. Ceux-là, en commettant l'injustice, savent éviter la
sanction. - Exemple de Sextilius Rufus, légalement injuste. - Quand même
l'injuste n'éviterait pas le châtiment, Épicure pourrait lui apprendre à le
mépriser, comme il méprise toute autre douleur.
Ce n'est donc pas seulement d'un homme simplement méchant qu'il
faut parler, mais d'un homme méchant et habile, comme Q. Pompéius (92)
dans le traité de Numance ; ni d'un homme qui ait peur de tout, mais d'un homme
qui compte pour rien les reproches de sa conscience, qu'il n'a pas de peine à
faire taire. Car, bien loin qu'un homme méchant, couvert et caché, se laisse
découvrir, il fera si bien qu'il paraîtra indigné du crime d'autrui ; et c'est
en quoi consiste l'habileté des fourbes.
Je me souviens d'avoir assisté à une consultation que faisait P. Sextillus Rufus
: il se portait héritier de Q. Fadius Gallus, dans le testament duquel il était
écrit qu'il avait prié Sextillus de faire passer toute la succession à sa fille
Fadia. Sextilius la niait, et il pouvait le nier impunément ; car qui l'aurait
pu convaincre ? Mais aucun de nous ne le croyait ; et il était plus
vraisemblable que le mensonge était du côté de celui qui avait intérêt à mentir,
que du côté d'un homme qui attestait qu'il avait prié Sextilius d'une chose dont
il avait dû le prier. Sextilius ajoutait qu'ayant juré d'observer la loi Voconia
(93), il n'osait pas aller contre, à moins qu'on
n'en jugeât autrement. J'étais fort jeune alors, mais il y avait à cette
assemblée de très graves personnages ; et aucun ne fut d'avis qu'il donnât plus
à Fadia que ce qu'elle devait avoir par la loi. Sextilius eut là une grande
succession, dont il n'aurait pas retenu un sesterce, s'il avait obéi à l'opinion
de ceux qui soutiennent qu'il faut toujours préférer l'honnête à l'utile. Vous
imaginez-vous qu'il en ait eu après cela quelque remords, quelque inquiétude ?
Rien moins. Il ne voulait que devenir riche, il le devint, et par conséquent, il
en fut très aise : car il faisait grand cas de l’argent, et surtout d'un argent
qui n'était point acquis contre la loi, mais par la loi. Et ne devez-vous pas
aussi, vous autres, vous exposer à toutes sortes de dangers pour acquérir des
richesses, puisqu'elles procurent les plus grandes voluptés ?
Si nos philosophes, qui regardent les choses justes et honnêtes comme désirables
par elles-mêmes, tiennent qu'on doit s'exposer à tous les périls pour l'amour de
ce qui est juste et honnête, les vôtres, qui mesurent tout par la seule volupté
doivent s'exposer à tout pour l'amour de la volupté (94).
Plus l'affaire sera importante et l'héritage considérable, plus l’'argent qu'on
en pourra tirer procurera de plaisirs ; et, si votre Épicure veut s'en tenir à
ses principes sur le souverain bien, il faudra qu'il fasse comme Scipion,
lorsqu'il se proposa de faire repasser Annibal d'Italie en Afrique : de même que
ce grand homme, qui n'avait pour but que l'honneur, ne craignit pas de braver
les plus affreux périls ; ainsi votre sage, quand il sera excité par quelque
grand profit, luttera, pour son plaisir, contre la fortune.
Si son crime ne se découvre point, il s'en applaudira : s'il est pris sur le
fait, il méprisera la punition des lois ; car il est préparé à ne se point
soucier de la mort, il est préparé à l'exil, et même à la douleur, que vous
regardez comme intolérable, quand vous l'envisagez comme le supplice des
méchants, mais que vous trouvez facile à supporter quand vous dites que votre
sage a toujours plus de plaisir que de douleur (95).
CHAPITRE XVIII.
LA JUSTICE N'A PAS SA FIN DANS LE PLAISIR (suite)
L'INJUSTICE PUISSANTE ET CACHÉE.
Nouveaux exemples de Crassus, de Pompée, de Sextus Péducéus. - Un
argument de Carnéade. - Inconséquence pratique des épicuriens.
Pour ne laisser rien à dire, figurez-vous qu'un méchant homme
soit non seulement adroit et habile, mais qu'il soit même aussi puissant que
Crassus, qui n'usait du moins que de son bien ; ou, si vous voulez, aussi
puissant que l'est aujourd'hui notre Pompée, à qui l'on a obligation de tout ce
qu'il fait de juste, puisqu'il pourrait être injuste impunément. Figurez-vous de
plus combien on peut faire de choses injustes qui ne soient point sujettes à
être reprises.
Si votre ami, en mourant, vous prie de rendre sa succession à sa fille, mais
qu'il n'en ait rien écrit, comme avait fait Q. Fadius, et qu'il n'en ait parlé à
personne, que ferez-vous ? Pour vous, Torquatus, vous la rendriez ; Épicure même
la rendrait peut-être aussi, comme fit un des plus savants et un des plus
honnêtes hommes du monde, Sextus Péducéus (96), qui
nous a laissé dans son fils une image de ses qualités et de ses vertus. C.
Plotius, noble chevalier romain de la ville de Nursia, lui ayant laissé tout son
bien, sans qu'on sût à quelle condition, il alla trouver aussitôt sa veuve, qui
ne savait rien de l'intention de son mari, la lui exposa, et lui remit toute la
succession entre les mains. Or, à vous, Torquatus, qui en eussiez très
assurément usé de même, je vous demande : Ne comprenez-vous pas qu'il faut que
la nature ait une grande force, puisque, vous qui rapportez tout à votre propre
commodité, ou, comme vous avez coutume de dire, à la volupté, vous feriez des
choses où il est évident que la volupté aurait moins de part que le devoir, et
où la droite nature l'emporterait sur une raison dépravée ?
Si vous saviez, dit Carnéade, qu'il y eût un serpent en quelque endroit, et
qu'un homme qui n'en saurait rien, et à la mort duquel vous gagneriez, voulût
s'aller asseoir dessus, vous feriez mal de ne l'en pas empêcher : cependant vous
auriez pu impunément ne pas l'avertir ; car qui vous aurait pu convaincre ? Mais
c'est trop nous arrêter : il est clair que, si la fidélité et la justice ne
partent pas de la nature même, et si au contraire on rapporte tout à sa propre
utilité, il ne saurait y avoir d'homme de bien. J'ai traité assez longuement ces
questions, par la bouche de Lélius, dans mes Livres de la République. (97)
CHAPITRE XIX.
LA TEMPÉRANCE ET LE COURAGE N'ONT PAS LEUR FIN DANS LE
PLAISIR.
Il y a des choses qui sont par elles-mêmes honteuses, alors même
qu'elles demeurent secrètes. Il y a des actes de courage qu'on ne peut accomplir
en vue de la volupté ou de l'utilité. - Exemples de Torquatus, de Décius Mus.
Faites-en l'application à la modestie, à la tempérance, qui est
la modération des cupidités, et qui les soumet à la raison. Sera-ce garder
suffisamment la pudeur, que de prendre sans témoin un plaisir honteux ; ou
plutôt n'y a-t-il pas des choses qui sont d'elles-mêmes honteuses, quand elles
ne seraient suivies d'aucune infamie ? Et les grands hommes, les hommes
courageux, n'est-ce qu'après avoir compté avec les voluptés qui leur en peuvent
revenir, qu'ils marchent su combat et qu'ils répandent tout leur sang pour leur
patrie ? N’est-ce pas plutôt une noble amour, un noble enthousiasme ? Que si ce
grand Torquatus, si sévère dans le commandement, avait pu nous entendre, lequel
de nous deux croyez-vous qu'il aurait entendu plus volontiers ou moi, qui disais
qu'il n'a jamais regardé son propre avantage dans ce qu'il a fait, et qu'il n'a
envisagé que la république ; ou vous, qui souteniez qu'il n'a rien fait que pour
lui ? Si vous eussiez même osé vous expliquer plus clairement, vous auriez dit
qu'il n'a rien fait que pour la volupté ; et comment croyez-vous qu'il l'eût
pris ?
Soit ; que Torquatus, si vous le voulez, ait songé à son intérêt (car, en
parlant d'un si grand homme, j'aime mieux me servir du mot d'intérêt que de
celui de volupté). Mais son collègue P. Décius (98),
celui qui porta le premier le consulat dans sa famille, avait-il aussi la
volupté en vue lorsqu'il se dévoua, et qu'il poussa son cheval à toute bride au
milieu des troupes des Latins ? Quand et où aurait-il pu satisfaire sa volupté,
puisqu'il courait à une mort certaine, et qu'il y courait avec plus d'ardeur
qu'Épicure n'en demande pour la recherche de la volupté ? Que si cette action
n'avait pas été véritablement louable, ni son fils, dans son quatrième consulat,
ne l'aurait imitée ; ni son petit-fils, qui, étant consul, commanda l'armée
contre Pyrrhus, et mourut généreusement dans le combat, n'aurait été la
troisième victime de sa race qui se serait sacrifiée au salut de la république.
J'abrège ces exemples. Les Grecs m'en fournissent peu : Léonidas, Épaminondas,
et trois ou quatre autres (99) ; mais si je voulais
me mettre à recueillir ceux des Romains, oui, la volupté elle-même viendrait se
livrer à la vertu pour se faire enchaîner. Le temps nous manque ; et d'ailleurs,
comme A. Varius (100), juge sévère et rigide,
lorsqu'on avait produit des témoins dans une affaire et qu'on voulait en
produire encore d'autres, disait à celui qui siégeait avec lui : Ou voilà
assez de témoins, ou je ne sais pas ce qu'on entend par assez ; de même je
crois vous avoir assez rapporté de témoignages illustres (101).
Mais vous, Torquatus, vous qui êtes si digne de vos ancêtres, est-ce la volupté
qui vous porta, fort jeune encore, à arracher le consulat à P. Sylla et à le
faire donner à votre père (102) ?
Votre père fut-il donc aussi un voluptueux ? Quel personnage ! quel consul !
quel citoyen en tout temps et surtout après son consulat ! Moi-même, avec son
appui, dans des circonstances funestes, j'ai plus songé à la république qu'à
moi-même.
Mais qu'il faisait beau vous entendre, lorsque vous mettiez d'un côté un homme
nageant dans les plaisirs, sans le moindre sentiment, sans la moindre crainte de
douleur ; et de l'autre, un homme livré à toutes sortes de douleurs, sans aucun
soulagement et sans aucune espérance ; que vous demandiez ensuite si l'on
pouvait se figurer un homme, ou plus heureux que le premier, ou plus misérable
que l'autre ; et qu'enfin vous veniez à conclure que la douleur était le plus
grand mal, et la volupté le plus grand bien (103)
!
CHAPITRE XX.
PORTRAIT DU VOLUPTUEUX.
Cicéron répond à Torquatus, qui, après avoir fait le portrait de
l’épicurien parfait, avait demandé s'il était possible de concevoir un état plus
heureux et plus désirable. - Portrait de Thorius Balbus, homme riche, plein de
santé, le type accompli de l'épicurien. - Thorius Balbus était moins heureux,
buvant sur un lit de roses, que Régulus mourant à Carthage pour sa patrie.
Vous n'avez pu connaître L. Thorius Balbus (104),
de Lanuvium. Il vivait de telle sorte, qu'on ne pouvait s'imaginer de volupté si
exquise ni si recherchée dont il ne jouit. Il aimait les plaisirs, il savait les
choisir avec goût, il était riche. La superstition était si loin de son âme,
qu'il méprisait tous ces petits sacrifices, tous ces petits temples de sa patrie
; et il craignait si peu la mort, qu'il a été tué à l'armée, en combattant pour
Rome.
Il donnait pour borne à ses désirs, non la division d'Épicure, mais la satiété.
Cependant il avait soin de sa santé : il faisait un exercice modéré pour que la
faim et la soif pussent assaisonner ses repas ; il ne mangeait que des choses
délicates et faciles à digérer ; il buvait d'excellent vin, mais sans se
permettre d'excès nuisible. Il se livrait d'ailleurs à tous ces plaisirs sans
lesquels Épicure dit qu'il ne comprend pas qu'il y ait de bonheur. Il n'avait
aucune incommodité ; il était même capable de soutenir une douleur sans
faiblesse, quoique plus disposé à consulter les médecins que les philosophes.
Une santé ferme, un teint frais, tous les moyens de plaire, enfin, une vie toute
remplie de voluptés, rien ne lui manquait.
Voilà pour vous un homme heureux : votre système vous force à le croire. Et moi
je n'ose vous dire qui je lui préfère. La vertu vous le dira elle-même pour moi,
et elle n'hésitera pas un moment à lui préférer M. Régulus. Il était retourné
volontairement de Rome à Carthage, sans y être contraint que par la foi qu'il en
avait donnée aux ennemis : et au milieu de tout ce qu'ils lui font souffrir par
les veilles et par la faim, la vertu ne laisse pas de le proclamer plus heureux
que Thérius buvant sur un lit de roses (105).
Régulus avait été deux fois consul ; il avait commandé de grandes armées ; il
avait triomphé : rien de tout cela pourtant ne lui semblait si noble que l'état
où il s'était généreusement exposé, pour ne point manquer à sa parole ; et cet
état, qui nous paraît aujourd'hui si misérable, était délicieux pour lui qui
souffrait. Ce n'est point seulement par la joie et les plaisirs, par les jeux et
les ris, compagnie ordinaire de la frivolité, qu'on est heureux : les grandes
âmes sont heureuses par leur constance et leur fermeté.
Lucrèce, que le fils d'un roi venait d'outrager, prit les Romains à témoin, et
se tua. L'indignation que le peuple en conçut fut cause que Rome, par le moyen
de Brutus, se mit en liberté ; et pour honorer la mémoire de cette femme, dès la
première année, et son mari et son père furent élevés au consulat. Soixante ans
après, L. Virginius, qui n'était qu'un homme du peuple, tua lui-même sa propre
fille, plutôt que de souffrir qu'elle fût livrée à la brutalité d'Appius
Claudius, qui était alors tout puissant.
CHAPITRE XXI.
LA VOLUPTÉ ET LES VERTUS. - LE TABLEAU DE CLÉANTHE.
Il faut que les épicuriens, ou condamnent les notions purement
désintéressées, ou abandonnent leur système. - On devrait éprouver de la honte à
soutenir Épicure. - L'image fidèle de la doctrine épicurienne a été tracée par
Cléanthe, qui montrait à ses auditeurs la volupté assise sur un trône et ayant
autour d'elle les vertus pour servantes.
Il faut, Torquatus, ou que vous condamniez ces actions, ou que
vous abandonniez la cause de la volupté. Et quelle est, après tout, cette cause
en faveur de laquelle on ne peut alléguer aucun des grands hommes de l'antiquité
? au lieu que, pour témoins et partisans de la nôtre, nous vous produisons de
grands personnages, qui ont passé toute leur vie dans de glorieux travaux, et
qui ne voulaient pas même entendre parler de volupté : vous autres épicuriens,
vous demeurez muets là-dessus dans vos disputes. Je n'ai jamais ouï nommer dans
l'école d'Épicure, ni Lycurgue, ni Solon, ni Miltiade, ni Thémistocle, ni
Epaminondas, qui sont dans la bouche de tous les autres philosophes : et
aujourd'hui que nous traitons aussi ces matières, Atticus, si profondément
instruit de nos antiquités, pourra nous fournir des exemples non moins
illustres.
Ne vaut-il pas mieux en dire quelque chose que de remplir tant de volumes de
Thémiste seul (106) ? C'est un privilège des
Grecs : nous leur devons la philosophie et toutes les belles connaissances ;
mais il n'en est pas moins vrai qu'ils prennent des libertés qui nous sont
interdites. Les stoïciens et les péripatéticiens sont en contestation : ceux-là
disent qu'il n'y a rien de bien que ce qui est honnête (107)
; ceux-ci disent qu'on ne peut trop louer, trop estimer, trop élever ce qui est
honnête, mais qu'il ne laisse pas d'y voir encore d'autres biens, soit en nous,
soit hors de nous (108). Le combat entre eux est
noble et la dispute est illustre, car elle roule toute sur la vertu ; mais,
quand on dispute contre les épicuriens, il faut nécessairement entendre souvent
parler des plaisirs obscènes dont Épicure lui-même parle très souvent.
Croyez-moi, Torquatus, ce n'est pas là une opinion que vous puissiez défendre,
si vous voulez faire réflexion sur vous-même, sur vos propres sentiments, sur
toute votre conduite. Vous serez honteux d'avoir soutenu son parti, quand vous
songerez à la peinture que Cléanthe (109) faisait
de la volupté. Il voulait que ses auditeurs se figurassent, la Volupté
représentée dans un tableau, magnifiquement vêtue en reine, et assise sur un
trône avec les Vertus autour d'elle, comme ses suivantes, qui, n'ayant d'autre
attention qu'à la servir, viendraient, si la peinture le pouvait permettre,
s'approcher de temps en temps de son oreille pour l'avertir de ne faire rien qui
pût blesser les esprits des hommes, ou qui pût lui causer quelque douleur :
"Nous autres Vertus, semblent-elles dire, nous ne sommes faites que pour vous
servir, et c'est là tout notre devoir" (110)."
CHAPITRE XXII.
LA VERTU ÉPICURIENNE SE RÉDUIT À L'HYPOCRISIE.
La crainte de la sanction ne peut fonder la vertu. .- L’épicurien
préférera toujours paraître homme de bien sans l'être, que de l'être et de ne le
paraître point. - Torquatus lui-même n'oserait pas révéler à tous les principes
de sa morale, qui deviennent nécessairement les principes de ses actions.
Mais Épicure, me direz-vous, et c'est là votre fort, nie qu'on
puisse vivre agréablement, si l'on ne vit honnêtement; comme si je ne voulais
que savoir ce qu'il affirme ou ce qu'il nie. Non, il s’agit ici de voir ce que
doit dire un homme qui met le souverain bien dans la volupté. Eh ! quelle raison
m'apporterez-vous pour prouver que Thorius (111),
C. Hirrius Postumius, et Orata, leur maître à tous, n'aient pas vécu
agréablement? Épicure lui-même soutient que la vie des gens voluptueux n'est
point blâmable, pourvu qu'ils ne soient point assez faibles pour se laisser
aller à de vaines cupidités et à de vaines frayeurs (112).
Et en promettant le remède des unes et des autres, il promet toute licence à la
volupté. Il dit, en effet, qu'il ne trouve aucun sujet de reproche dans la vie
d'un voluptueux qui ne désire ni ne craint rien. Il n'est donc pas possible
qu'en rapportant tout à la volupté, vous n’abandonniez pas la vertu : car celui
qui ne s'abstient de l'injustice que par intérêt personnel ne mérite point le
nom d'homme juste. Vous connaissez le vers :
N'est point pieux qui ne l'est que par crainte.
Il n'y a rien assurément de plus vrai; car un homme qui n'est juste que parce
qu'il craint, n'est point juste; et il cessera de l'être dès qu'il cessera de
craindre. Or, il cessera de craindre, s'il peut cacher son injustice, ou s'il
est assez puissant pour la soutenir; il aimera toujours mieux paraître homme de
bien sans l'être, que de l'être et de ne le paraître pas (113).
Ainsi vous voyez qu'au lieu d'une justice vraie et solide, vous nous proposez
une justice fausse et simulée ; et vous nous ordonnez, en quelque sorte, de
mépriser le témoignage infaillible de notre conscience, pour obéir aux
incertitudes de l'opinion (114). On peut dire de
toutes les autres vertus ce que je viens de dire de la justice : c'est les
fonder en l'air que de les fonder sur la volupté, comme vous faites.
Pourrions-nous alors, par exemple, admirer dans l'ancien Torquatus une véritable
force d'âme ? Vous avez beau me dire que je ne puis vous corrompre : j'aime à
parler des grands hommes de votre famille et de votre nom ; et même j'ai
toujours devant les yeux combien, dans les temps que tout le monde sait, A.
Torquatus me donna des marques d'amitié qui me seront toujours chères. Elles
devraient pourtant me l'être bien moins, si je croyais qu'en cela il n'eut
regardé que son intérêt et non pas le mien (115),
à moins que vous n'en reveniez à dire que tout le monde a toujours intérêt de
bien faire. Si vous le dites, j'ai gagné ; car je ne prétends autre chose dans
notre dispute, sinon que le fruit du devoir est le devoir même (116).
Mais ce n'est pas là ce que veut votre sage; il veut tirer la volupté de toutes
choses, comme un salaire qu'il exige (117).
Je reviens à l'ancien Torquatus. Si ce fut en vue de la volupté qu'il en
recevrait, qu'il combattit contre le Gaulois auprès de l'Anio, et s'il lui
arracha ce collier auquel il dut son surnom pour quelque autre motif que pour
faire une action digne d'un homme de courage, il n'est plus tel pour moi. Que si
la modestie, l'honneur, la pudeur, en un mot la tempérance, ne se maintiennent
que par la crainte de la punition ou de l’infamie, et si elles ne se conservent,
pour ainsi dire, par leur propre sainteté (118) ;
à quels adultères, à quelles débauches honteuses ne se laissera-t-on point
aller, dès qu'on pourra être sûr du secret ou de l'impunité !
Mais que veut dire, à votre avis, Torquatus, qu'étant du nom, du mérite et de la
réputation dont vous êtes, vous n'osiez pas avouer devant tout le monde ce qui
vous fait agir et penser, quel est votre plan, votre but, et ce que vous jugez
de plus excellent dans la vie ? Quand vous entrerez en charge, et que vous serez
monté à la tribune, il faudra que vous déclariez au peuple quelles seront les
règles de votre juridiction ; et peut-être même suivant la coutume, direz-vous
quelque chose de vos ancêtres et de vous: eh bien ! proclamerez-vous alors que,
dans toute votre magistrature, vous ne ferez rien que pour l'amour de la
volupté, et que vous n'avez jamais rien fait jusqu'ici que dans la même vue ? Me
croyez-vous donc si dépourvu de sens, me direz-vous, que j'aille parler de la
sorte devant une multitude ignorante ? Mais dites-le du moins quand vous serez
dans la tribunal à rendre justice; ou, si vous craignez le monde dont vous serez
alors environné, dites-le dans le sénat. Vous n'en ferez rien ; et pourquoi, si
ce n'est parce que ce serait faire un honteux aveu ? Vous nous prenez donc,
Triarius et moi, pour des gens à qui l'on puisse tout dire (119)
?
CHAPITRE XXIII.
LA DOCTRINE ÉPICURIENNE REPOSE SUR L'HYPOCRISIE.
La doctrine épicurienne n'est pas difficile à comprendre ; mais
ses défenseurs n'osent en montrer qu'une partie.
Mais soit ; c'est le mot de volupté qui manque de noblesse ;
c'est nous peut-être qui ne l'entendons pas. Voilà votre réponse ordinaire.
Quelle difficulté, en effet, quelle obscurité ! Quoi ! lorsqu'on parle d'atomes
et d'intermondes (120), choses qui ne sont ni ne
peuvent être, j'entendrai bien ce qu'on veut dire ; et je ne pourrai pas
comprendre ce que c'est que la volupté, que les moineaux mêmes connaissent ?
Mais que direz-vous si je vous fais avouer que, non seulement je connais ce que
c'est que la volupté en général, qui n'est autre chose qu'un mouvement agréable
dans les sens, mais que je sais aussi ce que c'est que la volupté dont vous
entendez parler, tant celle que je viens de dire, que vous appelez volupté en
mouvement, et qui peut recevoir diverses modifications, que celle que vous
appelez volupté stable, qui ne peut recevoir d'accroissement, et que vous faites
consister dans l'absence de la douleur (121) ?
Je veux qu'il ne s'agisse que de celle-ci : en quelle assemblée oserez-vous
jamais dire que vous ne faites rien que pour n'avoir aucune douleur (122)
? Que si cela ne vous parait pas encore assez honnête à dire, dites que vous ne
ferez rien, ni dans toute votre magistrature, ni dans tout le cours de votre
vie, que pour votre propre utilité ; rien que ce qui vous conviendra ; rien
enfin que pour l'amour de vous-même. Quels cris ne s'élèveront point alors
contre vous, et quelle espérance vous restera-t-il d'obtenir le consulat, qui
parait vous être destiné ? Quoi ! vous suivrez secrètement, et ne laisserez voir
qu'à vos amis les plus intimes, des sentiments que vous n'oseriez témoigner en
public ? Au contraire, vous avez toujours à la bouche, comme les péripatéticiens
et les stoïciens, les mots "d'équité, de devoir, de droiture et d'honnêteté ; "
vous dites "qu'il ne faut rien faire qui ne soit digne de l'empire, digne du
peuple romain ; qu'il faut braver tous les périls pour la république, mourir
pour la patrie."
Quand vous parlez ainsi dans les tribunaux, au sénat, nous vous admirons,
imbéciles que nous sommes, et vous en riez en vous-même : car, dans tout cela,
pas un mot de volupté, ni de celle que vous appelez en mouvement, et que
toute la ville, toute la campagne, tout ce qui parle notre langue, appelle
volupté aussi bien que vous ; ni de celle qui est stable, et que personne
n'a jamais nommée volupté, que vous seuls.
CHAPITRE XXIV.
CRITIQUE DE L’AMITIÉ ÉPICURIENNE. - L'UTILITÉ ET L'AMITIÉ.
Il ne reste plus, dans la doctrine épicurienne, de place pour
l'amitié. - L'amitié véritable suppose qu'on aime les autres pour eux-mêmes, non
pour soi. - Si l'utilité seule a formé l'amitié, une utilité plus grande la
rompra.
Voyez, si vous faites bien de parler comme nous, quand vous
pensez si différemment. Il serait indigne de vous de composer votre visage et
votre démarche, afin de paraître plus grave ; et vous ne craindrez pas de vous
composer de telle sorte dans vos discours, que vous parlerez d'une façon,
pendant que vous penserez d'une autre ; vous changerez même de sentiments comme
d'habits ; vous aurez chez vous des opinions secrètes, et vous tromperez le
peuple en gardant pour vous la vérité ! Encore une fois, est-ce bien ? Pour moi,
je ne crois de bonnes opinions que celles qui sont honnêtes, qui sont louables,
qui sont glorieuses, qu'on peut laisser voir dans le sénat, devant le peuple, en
toutes sortes d'assemblées, et qui n'exposent pas un homme à penser sans honte
ce qu'il a honte de dire.
Mais quelle place resterait-il à l'amitié ? peut-on être ami d'un autre sans
l'aimer pour lui-même ? Aimer, d'où nous est venu le mot d'amitié, qu'est-ce
autre chose que de vouloir toute sorte de bien à quelqu'un, quand même il ne
nous en reviendrait rien ? Il ne me sera pas inutile, direz-vous, d’être ami
désintéressé. Dites plutôt que vous pourrez trouver quelque avantage à le
paraître ; car pour l'être, c'est ce qui est impossible, à moins que vous
n'aimiez véritablement, parce que l'amitié n'a sa source qu'en elle-même.
Mais c'est à l'utilité que je m'attache, direz-vous. Votre amitié subsistera
donc tant que vous y trouverez de l'utilité ; et si l'utilité en a fait la
liaison, le défaut d'utilité en fera aussi la rupture.
Que ferez-vous pourtant lorsque votre ami, comme il arrive souvent, viendra à ne
pouvoir plus vous être utile ? L'abandonnerez-vous aussitôt ? Quelle amitié !
Continuerez-vous à l'aimer ? Sera-ce alors être d'accord avec vous-même, vous
qui avez soutenu que l'amitié n'est désirable que pour l'utilité qu'on en retire
? "Mais si je cessais d'être son ami, j'aurais à craindre la haine publique."
Pourquoi, si ce n'est parce que la chose est d'elle-même honteuse ? Et si vous
persistez, par suite de cette crainte, il faudra que, pour secouer un
attachement inutile, vous souhaitiez que la mort vous délivre de votre ami. Que
si, non seulement vous n'en retirez aucune utilité, mais que de plus vos
affaires en souffrent, qu'il faille vous donner de grandes peines pour lui, et
même exposer votre vie, ne viendrez-vous point alors à songer que chacun est né
pour soi ? Vous donnerez-vous en otage à un tyran pour sauver la vie à votre
ami, comme ce pythagoricien qui se remit entre les raisins du tyran de Sicile (123)
? Nouveau Pylade, direz-vous que vous êtes Oreste, afin de mourir à sa place ?
ou si vous étiez Oreste, vous nommeriez-vous pour sauver Pylade? et si vous n'y
pouviez réussir, demanderiez-vous à périr avec lui (124)
?
CHAPITRE XXV.
CRITIQUE DE L'AMITIÉ ÉPICURIENNE (suite).
LES AMIS D'ÉPICURE
Quoique la doctrine d'Épicure supprime la véritable amitié,
Épicure et ses disciples ne cessent de la louer et de la pratiquer. Cette
contradiction pratique n'excuse ni ne justifie leur doctrine morale.
Oui, sans doute, vous le feriez, Torquatus; car je crois qu'il
n'y a rien de louable et de glorieux que la crainte de la douleur ou de la mort
pût vous empêcher de faire. Mais il ne s'agit pas ici de ce que vous feriez par
grandeur d'âme; il ne s'agit que de votre opinion. Celle que vous soutenez, et
les préceptes que vous approuvez, renversent l'amitié de fond en comble, quoique
votre maître ne cesse de l'élever jusqu'au ciel. Mais vous dites qu'il a été
lui-même très ferme dans ses amitiés : encore une fois, je ne nie pas qu'il
n'ait été un homme de probité, un homme doux et humain (125);
ce n'est pas de ses mœurs qu'il est question, c'est de sa doctrine. Je laisse
aux Grecs leur emportement et leur aigreur dans la dispute, et les injures dont
ils accablent ceux qui ne sont pas de leur sentiment (126).
Mais s'il est vrai qu'il ait été fidèle en amitié (car je n'affirme rien
là-dessus), il n'en a pas moins fait un mauvais système.
"Mais il a eu, dites-vous, de nombreux approbateurs." Avec raison ; peut-être ;
mais le témoignage de la multitude est un argument assez faible ; car, dans tous
les arts, dans tous les genres d'étude, dans toute espèce de science, comme dans
la vertu même, rien n'est plus rare que d'y exceller.
Par cela même qu'Épicure a été homme de bien, qu'il y a toujours eu et qu'il y a
encore beaucoup de ses sectateurs fermes dans leurs amitiés, graves et constants
dans leur conduite, et se gouvernant non d’après la volupté, mais d’après le
devoir, on reconnaît combien la vertu l’emporte sur la voluptés. En effet,
quelques-uns vivent de manière à réfuter leur opinion par leur vie. Tandis
qu'assez d'autres gens disent beaucoup mieux qu'ils ne font, ceux-ci, au
contraire, font beaucoup mieux qu'ils ne disent.
CHAPITRE XXVI.
CRITIQUE DE L'AMITIÉ ÉPICURIENNE (SUITE).
LES TROIS THÉORIES ÉPICURIENNES SUR L'AMITIÉ.
1° Théorie d'Épicure : - On aime ses amis pour soi-même. - Elle
est réfutée par les arguments précédents.
2° Théorie de terrains épicuriens : - On finit par aimer ses amis pour
eux-mêmes. - C'est une inconséquence au système d'Épicure.
3° Théorie d'autres épicurien : - L'amitié naît d'une sorte de pacte tacite par
lequel les amis s'engagent à un désintéressement mutuel. - Cette théorie, en
plaçant toujours le fondement de l'amitié dans l'intérêt, fait que, l'intérêt
variant, l'amitié cessera et le pacte sera rompu.
Mais tout cela ne va pas à notre but. Arrêtons-nous à ce que vous
avez dit sur l'amitié. Il m'a semblé n'y reconnaître qu'uns maxime d'Épicure :
que l'amitié était inséparable de la volupté, puisque, sans l'amitié, ou ne
pourrait vivre en sûreté, ni sans crainte, ni avec plaisir (127).
Je crois y avoir assez répondu. Ce que vous avec dit ensuite est plus honnête,
et ce n'est pas d’Épicure, que je sache, mais de quelques nouveaux épicuriens :
que d'abord c'est pour sa propre utilité qu'on cherche à se faire des amis, mais
que, l'amitié une fois affermie par l'habitude, c'est pour eux qu'on les aime,
sans aucune vue d'utilité. Quoiqu'on puisse encore taire ici plus d'une
objection, je prends pourtant ce qu'on me donne. Si ce n'est pas assez pour eux,
c'en est assez pour moi. Ils conviennent enfin qu'on peut faire quelque chose de
bien sans aucune vue d'utilité (128).
Vous avez encore avancé que d'autres, parmi vous, disent que les gens sages
s'obligent, par une espèce de traité, d'avoir les uns pour les autres les mêmes
sentiments qu'ils ont pour eux-mêmes ; que cela se peut faire; que même cela
s'est fait souvent, et que rien ne peut contribuer davantage à la volupté. Mais,
s'ils ont pu faire le traité de s'aimer réciproquement sans nul intérêt, que ne
font-ils celui d’aimer de même, sans nul intérêt, la justice, la tempérance et
toutes les autres vertus ? Au fond, si l'on ne contracte amitié que dans la vue
de l'utilité qui peut en revenir, et si ce n'est l'amitié même qu'on cherche
dans l'amitié, qui doute qu'à l'occasion on ne vienne à préférer ses biens, ses
revenus, tous ses intérêts à ses amis ?
Rappelez encore ici, vous en êtes le maître, les belles choses qu’Épicure a
dites à la louange de l'amitié : je ne cherche pas ce qu'il dit, mais ce qu'il
peut dire d'après son système. "On se fait des amis pour l'utilité !"
Croyez-vous donc que Triarius puisse vous être plus utile que les greniers que
vous avez à Pouzzoles (129). Rassemblez tous vos
lieux communs. "Des amis nous protègent !" Mais ne trouvez-vous pas assez de
protection en vous-même, dans les lois, et dans les liaisons et les habitudes
que vous avez d'ailleurs ? Pour le mépris, vous n'avez pas à le craindre. Vous
échapperez facilement à la haine et à l'envie de vos concitoyens: Épicure donne
là-dessus des préceptes. Mais vous qui faites un si noble usage de vos grands
biens, vous n'aurez pas besoin, pour votre défense, de cette amitié de Pylade (130);
la bienveillance publique vous sert de rempart. "Mais ne faut-il pas,
direz-vous, quelque confident de toutes nos idées gaies ou tristes, en un mot de
nos secrets ?" Confiez-les à vous-même, ou, si vous voulez un confident, un ami
ordinaire peut vous suffire. Admettons cependant que tout cela puisse servir :
quelle comparaison à faire, pour l'utilité, avec une si grande fortune ? Ainsi
vous voyez que, si vous fondez l'amitié sur l'amitié même, il n'y a lien de plus
excellent ; mais que, si vous l'établissez sur l'utilité, les revenus de vos
terres l'emporteront sur les liaisons les plus intimes (131).
Il faut que ce soit moi-même que vous aimiez, et non ce qui est à moi, pour que
nous puissions être de vrais amis (132).
QUATRIÈME PARTIE DE LA CRITIQUE
Théorie épicurienne du bonheur.
CHAPITRE XXVII.
DE LA CERTITUDE ET DE LA DURÉE DU BONHEUR, SELON ÉPICURE.
Le véritable bonheur est celui qui dépend de nous seuls ;
Épicure, plaçant le bonheur dans la volupté, le fait dépendre des choses
extérieures ; il lui ôte ainsi son caractère essentiel : l'indépendance. - Mais,
dira Épicure, ce qui ne dépend pas du sage, c'est la durée ; or la durée ne fait
rien au bonheur : le bonheur en lui-même n'est pu amoindri parce que sa durée
est bornée. - Réponse de Cicéron : La durée ajoute à la douleur ; elle ajoutera
donc au plaisir. Ce qui fait la supériorité du bonheur des dieux sur celui des
hommes, s'est son éternité.
Mais je m'étends trop sur une chose très évidente (133)
: car, après avoir démontré qu'il ne peut y avoir ni vertu ni amitié si l'on
rapporte tout à ta volupté, de nouvelles preuves semblent inutiles. Cependant,
pour répondre à tout, je vais examiner en peu de mots le reste de votre
discours.
Puisque le but de la philosophie est le bonheur, et que c'est pour cela que les
hommes l'ont étudiée (134) ; que, parmi bien
d'autres opinions, la votre le place dans la volupté, comme elle fait consister
le malheur de la vie dans la douleur, il faut voir d'abord ce que c'est, selon
vous, que de vivre heureusement.
Vous conviendrez, je crois, que, s'il est vrai que le bonheur existe, il doit
dépendre du sage. Un bonheur qu'on pourrait perdre ne serait pas le vrai
bonheur. Or, qui peut espérer jouir toujours d'un bonheur périssable et fragile
(135) ? Mais celui qui se défie de la perpétuité
de son bonheur, craint nécessairement de devenir malheureux en le perdant. Or,
personne ne peut dire heureux avec la crainte de très grands maux. Personne ne
peut donc être heureux (136).
Ce n'est point, en effet, par quelque partie de la vie, mais par la vie tout
entière, qu'on doit juger du bonheur. On ne peut appeler une vie heureuse, si
elle ne l'est parfaitement et absolument, ni dire quelqu'un heureux à un moment,
malheureux à un autre : car celui qui s'estimera pouvoir dire malheureux ne sera
pas heureux. Mais lorsque, par la sagesse, on s'est rendu la vie heureuse, elle
est aussi stable que la sagesse même dont elle est l'ouvrage ; et alors il n'est
plus besoin d'attendre la fin de la vie pour juger du bonheur, comme Solon, dans
Hérodote, l'enseigne à Crésus (137).
Mais, disiez-vous, Épicure prétend que la longueur du temps ne fait rien pour le
bonheur, et que la volupté dont on jouit pendant quelques instants n'est pas
moindre en elle-même que celle qui dure toujours (138).
Étrange contradiction ! Lui qui met le souverain bien dans la volupté, il nie
que la volupté puisse être plus grande dans un temps infini que dans un espace
de temps limité. Pour celui qui met le souverain bien dans la vertu, il est bien
fondé à dire que la vie est parfaitement heureuse dès que la vie est parfaite,
et qu'ainsi le temps n'ajoute rien au souverain bien. Mais celui qui croit que
c'est la volupté qui rend la vie heureuse, ne peut pas dire raisonnablement la
même chose : car, si la durée de la volupté n'ajoute rien à la volupté, la durée
de la douleur n'ajoute rien non plus à la douleur ; et si ta durée de la douleur
augmente la douleur, il faut nécessairement que la durée de la volupté augmente
aussi la volupté, et la rende plus désirable (139).
Pourquoi donc Épicure, en parlant du Dieu suprême, l'appelle-t-il toujours
bienheureux et éternel ? Car si l'éternité du bonheur ne fait rien au bonheur,
Jupiter n'est pas plus heureux que lui, puisqu'ils jouissent tous deux du même
souverain bien, qui est la volupté (140). "Mais
Épicure est sujet à la douleur." La douleur n'est rien pour lui ; car il prétend
que, quand même on le brûlerait, il ne laisserait pas de dire : Que cela est
doux (141) !
Par où donc Jupiter peut-il l'emporter sur lui, s'il ne l'emporte par l'éternité
? Que peut-il moins y avoir de bon dans l'éternité, si ce n'est la jouissance
d'une souveraine volupté, et éternelle ? Mais de quoi sert-il de parler
magnifiquement, quand on se contredit ? Le bonheur de la vie, selon vous,
consiste dans la volupté du corps ; j'ajouterai, et même dans celle de l'esprit,
pourvu que celle-ci, comme vous le prétendez, dépende de l'autre. Or, cette
volupté, qui pourra l'assurer pour toujours au sage ? Les choses qui donnent de
la volupté ne dépendent pas de lui, dès que ce n'est pas dans la sagesse que
vous faites consister son bonheur, mais dans les choses que vous prétendez que
la sagesse doit acquérir pour la volupté, et qui, étant entièrement étrangères à
la sagesse, sont sujettes au hasard. Le bonheur est alors dans les mains de la
fortune : est cependant Épicure dit que la fortune n'est rien pour le sage (142).
CHAPITRE XXVIII
DE LA POSSIBILITÉ DU BONHEUR, SELON ÉPICURE.
Jusqu'à quel point le bonheur est-il toujours à la portée du sage
? - Des prétendues richesses naturelles d'Épicure. - Examen de cette maxime
épicurienne : "On peut percevoir non moins de plaisir des choses tes plus viles
que des choses les plus précieuses." - La crainte de la douleur dans la doctrine
d'Épicure - Si le bonheur épicurien consiste dans "le sentiment et l'espoir du
bon état de la chair, "c'est un bonheur facile à détruire.
Tout cela, direz-vous, est peu considérable. Épicure nous apprend
que le sage est assez riche des seuls biens de la nature, qui sont toujours sous
notre main. Soit, et je pense comme lui ; mais voici encore une contradiction.
Il soutient qu'il n'y a pas moins de volupté à se nourrir des choses les plus
viles, et à ne boire que de l'eau, qu'à jouir de tout le luxe de la table (143).
S'il disait que, pour vivre heureusement, il n'importe pas de quoi on vive, j'en
ferais d'accord ; et je le louerais même, car il dirait vrai. Et quand Socrate,
qui ne faisait nul cas de la volupté, dit que le meilleur assaisonnement du
boire et du manger est la soif et la faim, je l'écoute (144)
; mais je n'écoute pas un homme qui, rapportant tout à la volupté, parle comme
Pison Frugi (145) et vit comme Gallonius (146),
car je ne puis croire qu'il exprime sa véritable pensée.
Il dit que les biens de la nature sont sous notre main, parce qu'elle se
contente de peu. Sans doute, si vous n'attachiez pas tant de prix à la volupté.
Lorsqu'il dit ensuite que les choses les plus viles ne font pas moins de
plaisir à manger que les plus exquises, non seulement il manque de jugement,
mais il manque aussi de goût. C’est à ceux qui méprisent la volupté de dire
qu'ils ne préfèrent pas un esturgeon à un hareng. Mais un homme qui met, comme
lui, le souverain bien dans la volupté, ne doit pas juger des choses par la
raison, mais par les sens, et il doit regarder comme meilleur ce qui les flatte
le plus.
Mais je veux qu'on puisse avoir de grandes voluptés pour peu, et presque pour
rien ; je veux qu'on ne trouve pas moins de plaisir au cresson qui était,
suivant Xénophon, la nourriture des Perses, qu'aux tables syracusaines dont
Platon blâme si fort les délices (147) ; enfin je
veux que la volupté soit aussi facile à avoir qu'il vous plaira de le supposer :
que dirons-nous de la douleur, dont les tourments sont quelquefois si cruels
que, si la douleur est le plus grand des maux, il est impossible que la vie,
dans de grandes douleurs, soit heureuse ? Métrodore, qui est presque un autre
Épicure, dit que "c'est être heureux que d'avoir une bonne constitution, et de
pouvoir s'assurer qu'elle sera toujours bonne (148)"
; mais quelqu'un peut-il s'assurer d’être en santé je ne dis pas toute une
année, mais tout un jour ? On craindra donc le plus grand des maux, la douleur,
même absente ; car elle peut survenir à tout moment. Et quel est le bonheur
compatible avec la crainte du plus grand des maux ?
Mais Épicure a donné le secret de ne pas se soucier de la douleur. Il y a
d'abord de l'absurdité à dire qu'on doive ne pas se soucier d'un très grand mal
: mais quel est, au fond, le secret qu'il donne ? "Une très grande douleur dure
peu." Premièrement, qu'entendez-vous par durer peu ? et ensuite, par une très
grande douleur ? Quoi ! une très grande douleur ne peut pas durer plusieurs
jours ? Prenez garde qu'elle ne puisse durer plusieurs mois, à moins que vous
n'entendiez parler d'une douleur qui tue sur-le-champ. Mais qui craint une
pareille douleur ? Calmez plutôt celle dont j'ai vu tourmenté un de mes amis,
Cn. Octavius (149), fils de Marcus, le meilleur
et le plus aimable des hommes. Combien n'éprouva-t-il pas de souffrances, non
pas une seule fois et peu de temps, mais à de fréquentes et longues reprises !
En quel étrange état ne l'ai-je point vu, lorsqu'il sentait par tout le corps un
feu qui le dévorait ! Et cependant, comme la douleur n'est réellement pas le
souverain mal, il n'était pas malheureux, il était soufrant. Le malheur eût été
de vivre honteusement au milieu des voluptés et des vices.
CHAPITRE XXIX.
DES REMÈDES CONTRE LA DOULEUR.
"Si la douleur est vive, elle est courte," dit Épicure. Ce n'est
pas vrai en fait. - Le seul remède coutre la douleur, remède dont ne peuvent
user les épicuriens, c’est la grandeur d'âme et le courage moral.
Ainsi, quand vous dites qu'une grande douleur est courte et que
celle qui est longue est légère, je ne sais pas trop ce que cela signifie ; car
j'ai vu des douleurs vives et longues.
Il y a quelque chose qui les rend plus tolérables que tout ce que vous proposez,
mais que vous ne sauriez mettre en usage, vous qui n'aimez point la vertu pour
elle-même. Ce sont les préceptes, et, pour ainsi dire, les lois que la force
d'âme donne aux hommes pour les empêcher d’être efféminés dans la douleur. Par
là on apprend qu'il est honteux, non pas de se plaindre, car cela est
quelquefois nécessaire, mais de remplir des cris de Philoctète les rochers de
Lemnos :
Ses plaintes, ses sanglots, ses longs gémissements.
*Répondant dans les airs l'horreur de ses tourments.
Qu'Épicure aille donc, s'il peut, lui dire ses paroles magiques,
Lorsque, livrant son corps aux plus cuisantes peines,
Le noir venin de l'hydre a passé dans ses veines (150).
Qu'Épicure lui parle ainsi : "Philoctète, si la douleur est vive, elle dure
peu." Mais déjà il y a dix ans qu'il gémit dans le fond de son rocher. "Si elle
est longue, elle est légère ; elle donne des intervalles de repos." Mais
sont-ils fréquents ? Et puis, quelle sorte de relâche, quand le souvenir des
douleurs passées est encore tout récent, et qu'on est à tout moment dans la
frayeur qu'elles ne reviennent ? "Qu'il meure !" dit-il. Ce serait peut-être le
meilleur ; mais que devient ce grand principe, qu'il y a toujours plus de
volupté que de douleur dans la vie du sage ? Alors, ne faites-vous pas mal de
lui conseiller de mourir ? Dites-lui plutôt qu'il est indigne d'un homme de se
laisser abattre à la douleur, et d'y succomber ; car ce n'est qu'un pur verbiage
que de dire : "Si elle est grande, elle est courte ; si elle est longue, elle
est légère." La vertu, la grandeur d’âme, la patience, la force, voilà les
remèdes de la douleur (151).
CHAPITRE XXX.
UNE LETTRE D'ÉPICURE MOURANT.
Épicure, mourant, écrivait à Hermarchus que les plus vives
douleurs qu'il éprouvait en son corps étaient compensées par la joie qu'il
ressentait dans son âme au souvenir de ses découvertes. - Par cette opposition
qu'Épicure établit entre le plaisir de l’âme et la souffrance du corps, il est
infidèle à sa propre doctrine.
Pour vous en convaincre, sans aller plus loin, écoutez les aveux
d'Épicure mourant, et voyez combien ses actions diffèrent de ses dogmes.
ÉPICURE À HERMARCHUS, SALUT. "Je suis au plus heureux jour de ma vie, et en même
temps au dernier, lorsque je vous écris ceci. J’ai des douleurs d'entrailles si
cruelles, qu'elles ne peuvent l’être davantage." - Voilà certes un homme
malheureux, si la douleur est le plus grand de tous les maux. Mais écoutons-le
lui-même : - "Tout cela est pourtant compensé par la joie que me donne le
souvenir de mes dogmes, et des découvertes que j'ai faites. Vous, cependant,
pour marque de l'amitié que vous avez toujours eue pour moi et pour la
philosophie dès votre jeunesse, souvenez-vous d'avoir soin des enfants de
Métrodore (152)." Je ne préfère plus à une
pareille mort, ni celle de Léonidas, ni celle d'Épaminondas. Celui-ci ayant
défait les Lacédémoniens à Mantinée, et se sentant mourir d'une grande blessure
qu'il avait reçue, dit en revenant à lui : - Mon bouclier est-il sauvé ? - Oui,
lui répondirent ses amis en pleurs. - Les ennemis sont-ils en fuite ? - Oui, lui
dirent-ils encore. - Content de cette réponse, il ordonna qu'on lui arrachât le
javelot qui lui avait percé le corps, et l'abondance du sang qui sortit le fit
expirer aussitôt dans la joie et dans la victoire. Léonidas, roi de Sparte,
n'avait que trois cents hommes avec lui pour disputer le passage des Thermopyles
à l'armée innombrable des Perses ; il le disputa, et préféra une glorieuse mort
à une fuite honteuse. La mort des grands capitaines a quelque chose de plus
éclatant que celle des philosophes, qui meurent ordinairement dans leur lit.
Épicure cependant veut rendre la sienne glorieuse : "Mes cruelles douleurs,
dit-il, sont compensées par ma joie." Je reconnais, Épicure, les paroles d'un
philosophe ; mais vous avez oublié ce que votre système vous obligeait à dire.
Si les dogmes dont le souvenir vous donne de la joie sont vrais, s'il y a
quelque raison dans vos découvertes et vos écrits, vous ne pouvez avoir de joie,
puisque rien en vous ne peut plus être rapporté au plaisir du corps, et que vous
avez toujours dit que c'est au corps seul qu'on rapporte la joie et la douleur,
"J'ai, dit-il, la joie du passé." De quel passé ? Si c'est d'un passé qui ait
rapport au corps, je vois que vos douleurs vous paraissent compensées par vos
découvertes, et non par le souvenir de vos plaisirs corporels. Si c'est d'un
passé qui ait rapport à l'esprit, vous vous contredites ; car vous avez toujours
nié qu'il pût y avoir aucun plaisir qui n'eût rapport au corps. Mais pourquoi
recommandez-vous ensuite les enfants de Métrodore ? et dans cette attention, que
je trouve si bienveillante et si fidèle, le corps entre-t-il pour quelque chose
(153) ?
CHAPITRE XXXI.
DIGRESSION SUR LE TESTAMENT D'ÉPICURE.
Si on peut louer la lettre d'Épicure à Hermarchus, il n'en est
pas de même de son testament. Discussion sur un article du testament.
Tournez-vous de tous côtés, Torquatus ; vous ne trouverez rien
dans cette belle lettre d'Épicure qui s'accorde avec sa doctrine : au contraire,
il s'y réfute lui-même ; et ce n'est que par l'opinion qu'il a laissée de sa
probité et de ses mœurs, que ses écrits ont eu tant de cours. Le soin qu'il a de
recommander de jeunes enfants, le souvenir d'une amitié longtemps cultivée, et
l'attention aux devoirs de la vie sur le point de mourir, marquent en lui une
probité naturelle et gratuite, qui ne pouvait alors être excitée ni par la
volupté ni par l'espoir de la récompense. Ainsi, pour être entièrement
convaincus que ce qui est juste et honnête est désirable pour lui-même, quel
plus grand témoignage en cherchons-nous que celui que par sa lettre il nous en
donne en mourant ?
Mais comme, après avoir traduit sa lettre presque mot à mot, je crois devoir la
louer, quoiqu'elle ne s'accorde aucunement avec sa doctrine ; aussi je trouve
que son testament est non seulement fort éloigné de la gravité d'un philosophe,
mais fort différent encore de ses propres dogmes. En effet, il a écrit souvent
fort au long, et très expressément dans le livre que j'ai cité (154),
"que la mort ne nous fouette en rien, parce que ce qui est dans une entière
dissolution n’a nul sentiment, et que ce qui n'a nul sentiment ne peut nous
intéresser." Ici même il pouvait s'exprimer mieux ; car il ne dit pas très
clairement ce qu'il entend par ce qui est alors dans une entière dissolution. (155)
Je ne laisse pas pourtant de saisir sa pensée. Mais, je le demande, puisque par
cette dissolution, c'est-à-dire par la mort, toute sorte de sentiment est
éteint, et qu'alors il ne reste plus rien qui nous appartienne, pourquoi a-t-il
tant de soin d'ordonner "qu'Amynomaque et Timocrate (156),
ses héritiers, donnent tous les ans, au mois de Gamélion (157),
tout ce qu'il faudra pour célébrer le jour de sa naissance, suivant
qu'Hermarchus l'aura réglé ? et que chaque mois, tous les vingtièmes de la lune,
ils donnent aussi tout ce qu'il faudra pour traiter ceux avec qui il avait
philosophé, et pour honorer sa mémoire et celle de Métrodore (158)
?"
Je ne puis nier que cela ne soit véritablement d'un homme spirituel et aimable ;
mais je nie qu'il soit d'un philosophe, et surtout d'un physicien, comme il
voulait dire, de supposer qu'il y ait un jour de naissance qui revienne tous les
ans. Quoi ! le jour qui a été peut-il revenir plusieurs fois ? Assurément non (159).
Est-ce un jour tout pareil ? Nullement ; si ce n'est lorsque après des milliers
d'années les astres reviendront en même temps au point d'où ils étaient alors
partis (160). Il n'y a donc point de jour natal.
Mais c'est le nom qu'on lui donne. Est-ce que je ne le savais pas ? Supposez
même qu'il y en ait un, faudra-t-il le célébrer encore après la mort ? et cela
devra-t-il être ordonné par le testament d'un homme qui a prononcé, comme une
espèce d'oracle, qu'après la mort nous n'avions plus de part à rien ?
Reconnaît-on ici le philosophe qui avait parcouru en esprit une infinité de
mondes et des régions innombrables qui n'ont ni rivages ni bornes (161)
? Démocrite a-t-il jamais rien ordonné de semblable ? Je ne parle point des
autres, je ne parle que de lui, parce que c'est lui qu'Épicure a principalement
suivi.
Que si Épicure avait à marquer un jour, pourquoi plutôt celui où il était né que
celui où il était devenu sage ? Il ne le serait pas devenu, direz-vous, s'il
n'était venu au monde. Ni pareillement si sa grand'mère n'y fût venue. C'est
affaire aux ignorants, Torquatus, de vouloir qu'après leur mort on donne des
festins pour honorer leur mémoire. Lis comment ces festins-là se passent-ils, et
à combien de plaisanteries sur votre compte n'ont-ils pas donné lieu ! Je les
supprime ; car je hais les querelles. Je vous dirai seulement qu'il aurait
beaucoup mieux valu que les amis d'Épicure eussent d'eux-mêmes célébré le jour
de sa naissance, et qu'il ne l'eût pas ordonner par son testament (162).
CHAPITRE XXXII.
LE BONHEUR ET LA MÉMOIRE DES PLAISIRS D'APRÈS ÉPICURE.
Épicure fait consister une grande partie du bonheur du sage dans
le souvenir des plaisirs passés, dans l'oubli des peines. Mais ni le souvenir ni
l'oubli ne dépendent de nous.
Mais pour revenir à notre sujet (car nous parlions de la douleur,
quand nous en avons été détournés par ta lettre d'Épicure), voici, je crois, le
raisonnement qu'on peut faire. Celui qui est dans le plus grand des maux, ne
peut pas, tant qu'il y est, être heureux. Or le sage est toujours heureux, et il
est pourtant quelquefois dans la douleur. Donc la douleur n'est pas le plus
grand des maux.
Qu'est-ce enfin que cette pensée : "Les voluptés passées ne sont jamais écoulées
pour le sage ; et à l'égard des maux, il faut ne s'en pas ressouvenir (163)
? " Est-ce donc qu'il dépend de nous de nous souvenir ou non ? Thémistocle
répondit un jour à Simonide ou à quelque autre qui lui promettait de lui
apprendre l'art de la mémoire : "J'aimerais mieux l'art de l’oubli ; car je me
ressouviens malgré moi de ce que je ne veux pas, et je ne puis oublier ce que je
voudrais. "
La réponse de Thémistocle est ingénieuse ; et au fond le souvenir et l'oubli
dépendent si peu de nous, que c'est exercer trop d'empire pour un philosophe que
de défendre de se souvenir. Voilà un ordre qui rappelle ceux de votre Manlius,
ou quelque chose de plus dur encore (164) :
puis-je faire l'impossible ? Mais n'y a-t-il pas quelque douceur dans le
souvenir des maux passés ? Nos proverbes sont bien plus véritables que ses
dogmes ; car on dit ordinairement : "les peines passées sont agréables."
Euripide dit fort bien dans un vers qui est connu de tout le monde, et que je
rendrai, si je puis :
Il est doux de songer aux maux qu'on a soufferts (165).
Quant au souvenir des plaisirs qu'on a eus, si vous entendiez parler de plaisirs
tels que ceux qui pouvaient consoler Marius banni, dénué de tout, et caché dans
un marais, c'est-à-dire le souvenir de ses trophées, je serais de votre
sentiment ; car la vie d'un homme sage ne pourrait être parfaitement heureuse
jusqu'à la fin, sil venait à perdre entièrement la mémoire de tout ce qu'il a
fait de louable.
Mais vous, vous ne placez le bonheur que dans le souvenir des voluptés, et des
voluptés corporelles : car si vous en admettiez d'autres, il serait faux de
soutenir que le corps a toujours part à tous les plaisirs de l'esprit. Que si
une volupté corporelle fait encore plaisir quand elle est passée, je ne
comprends pas pourquoi Aristote se moque si fort de l'inscription où Sardanapale
se vante d'avoir emporté toutes les voluptés avec lui dans le tombeau (166).
Comment, dit-il, a-t-il pu sentir après la mort des plaisirs que même durant sa
vie il n'a pu sentir que dans le moment qu'il en jouissait ! Les voluptés du
corps sont donc passagères et s'envolent dans un instant ; et souvent, comme il
ajoute, elles laissent plutôt de quoi s'en repentir que de quoi s’en souvenir
agréablement. Scipion l'Africain était bien autrement heureux lorsque, après
avoir dit à sa patrie :
cessez Rome, cessez...
et le reste qui est admirable,
il ajoute :
De mes travaux guerriers votre gloire est le fruit (167).
Il fait sa joie des travaux qu'il a soufferts : vous voulez, vous, que le
souvenir des voluptés fasse la nôtre. Il rappelle dans son esprit des choses qui
n'ont aucune relation aux voluptés du corps : le corps est tout pour vous.
CHAPITRE XXXIII
IL EXISTE CES PLAISIRS SUPÉRIEURS AUX PLAISIRS DU CORPS ET QUI
N'EN PROVIENNENT PAS.
Selon Épicure, tout plaisir et toute douleur vient du corps.
Critique de cette doctrine. - Si les plaisirs et les peines de l'esprit avaient
leur vraie source dans le corps, comment pourraient-ils être plus grands que
ceux du corps ?
Quand vous affirmez que tous les plaisirs et toutes les douleurs
de l'esprit tiennent aux plaisirs et aux douleurs du corps, comment pouvez-vous
le soutenir (168) ? Quoi, Torquatus ! car je sais
à qui je parle, ne prenez-vous jamais plaisir à rien qui n'ait rapport au corps,
et rien ne vous fait-il plaisir par soi-même ? Je ne parle plus de la gloire, de
l'honneur, de la beauté, même de la vertu : voici des choses bien plus légères.
Quand vous composez un poème ou un discours ; quand vous écrivez, quand vous
lisez ; quand vous parcourez en esprit les événements et les pays divers ; que
dis-je ? une statue, un tableau, un beau lieu, une fête, une chasse, la maison
de plaisance de Lucullus (car si je disais la vôtre, vous auriez un faux-fuyant
; vous diriez qu'il y a ici quelque chose de corporel), tout cela enfin, le
rapportez-vous purement au corps, et n'y trouvez-vous rien qui vous fasse de
soi-même quelque plaisir ?
Ou vous serez très opiniâtre, si vous persistez à soutenir que tout ce que je
viens de vous marquer se rapporte au corps ; ou, si vous avouez que non, il faut
que vous renonciez à toute la doctrine d"Épicure sur la volupté.
Les plaisirs et les peines de l'esprit, dites-vous encore, sont au-dessus des
peines et des plaisirs corporels, parce que l'esprit embrasse le présent, le
passé et l'avenir, et que le corps ne jouit que du présent ; mais comment
pourriez-vous me prouver que celui qui se réjouit de quelque chose pour l'amour
de moi, en ait plus de joie que moi-même ? La volupté de l'esprit, dites-vous,
vient de la volupté du corps, et elle est plus vive ; et c'est ainsi, selon
vous, qu'on a plus de plaisir à féliciter un autre qu'à jouir soi-même (169).
Mais, en voulant faire votre sage heureux par l'avantage que vous lui donnez
d'avoir des voluptés d'esprit plus vives en tout que celles du corps, vous ne
prenez pas garde à une chose : c'est que par là vous lui donnez aussi des peines
d'esprit bien plus grandes que toutes celles du corps (170)
; et qu'ainsi, de toute nécessité, vous rendez quelquefois très misérable celui
que vous voulez rendre toujours heureux : bonheur impossible, tant que vous
rapporterez tout à la volupté et à la douleur.
Il faut donc, Torquatus, chercher quelque autre souverain bien pour l'homme, et
laisser la volupté aux bêtes, dont vous invoquez ici le témoignage. La nature
même, en les portant à faire beaucoup de choses pénibles, comme de mettre au
monde et d'élever leurs petits, ne montre-t-elle pas qu'elle leur a proposé
quelque autre chose que la seule volupté ? Quelques-unes se plaisent aux
courses, aux voyages. Il y en a qui volent toujours par bandes, et qui imitent
en quelque façon nos sociétés. D'autres nous laissent voir des traces de piété,
de connaissance, de mémoire, et même de discipline. Les bêtes auront donc en
elles des images de la vertu humaine, distinctes de la volupté : et il n'y aura
de vertu dans les hommes que pour l'amour de la volupté ! et nous croirons que
l'homme, si supérieur à tout le reste des animaux, n'a reçu de la nature aucun
avantage qui n'appartienne qu'à lui !
Conclusion.
CHAPITRE XXXIV.
IL EXISTE UNE FIN SUPÉRIEURE AU PLAISIR, ET QUE LA PENSÉE DE
L'HOMME DOIT POURSUIVRE.
L'homme ne peut trouver son bien dans ce qui est la fin de la
brute. - Les puissances intérieures de l'homme le portent vers un but plus
noble. - La doctrine d'Épicure ne s'adresse pas à la partie la plus élevée de
nous-mêmes, à la raison, mais à la partie inférieure qui nous est commune avec
l'animal.
S'il fallait rapporter uniquement toutes choses à la volupté,
sans doute les bêtes l'emporteraient de beaucoup sur nous ; puisque la nature,
d'elle-même, et sans qu'il leur ne coûte rien, leur fournit abondamment tout ce
qu'il faut pour leur nourriture, et que nous, avec beaucoup de travail, nous
avons à peine ce qui suffit pour la nôtre (171).
Je ne pourrai donc jamais croire que le souverain bien des hommes et des bêtes
soit le même. Si nous ne devons avoir, comme elles, que la volupté pour objet,
qu'est-il besoin de ces longues et sublimes études, de ce concours de nobles
connaissances, de ce cortège de vertus ?
C'est à peu près comme si Xerxès, après avoir réuni tant de vaisseaux et tant de
troupes de cavalerie et d'infanterie, après avoir fait un pont de bateaux sur
l'Hellespont et percé le mont Athos, voyagé à pied sur les flots et navigué à
travers la terre, se trouvant au milieu de la Grèce envahie de tous côtés par
ses armes, eût répondu à quelqu'un qui lui aurait demandé la cause d'une si
grande expédition et d'une guerre si terrible, qu'il était venu chercher du miel
du mont Hymette. N'eut-on pas trouvé qu'un tel motif n'exigeait pas tant
d'appareil et tant d'efforts ? Et nous aussi, après avoir travaillé à rendre le
sage accompli en toutes sortes de connaissances et de vertus, non pour qu'il
traverse la mer à pied comme Xerxès, ni pour qu'il ouvre une montagne à ses
flottes, mais pour qu'il embrasse par la pensée tout le ciel, toute la terre et
toutes tes mers, si nous disions qu'il n'a en vue quel la volupté, ne serait-ce
pas dire qu'il n'a tant fait que pour conquérir un peu de miel (172)
?
Croyez-moi, Torquatus, nous sommes nés pour quelque chose de plus noble et de
plus grand : considérez toutes les facultés de l’âme, qui conserve la mémoire
indélébile d'une multitude d'objets ; qui en voit la conséquence par une sorte
de divination ? qui sait régler ses désirs par la bienséance et la pudeur ; qui
respecte la justice comme une fidèle gardienne de la société des hommes ; et
qui, dans les fatigues et les périls, s'arme d'un ferme mépris de la douleur et
de la mort. Considérez ensuite toute la structure du corps humain, et vous
verrez que tout y semble fait pour tenir compagnie à la vertu, et pour la
servir. Que si, à l'égard même du corps, il y a beaucoup de choses préférables à
la volupté, comme la beauté, la force, l'agilité, la santé ; à combien plus
forte raison en peut-on dire autant de l'esprit, dans lequel les anciens ont cru
qu'il y avait quelque chose de céleste et de divin ? Si le souverain bien
consistait dans la volupté, comme vous le dites, il faudrait souhaiter de
pouvoir passer les jours et les nuits, sans aucune interruption, dans la
jouissance de toutes les voluptés qui pourraient charmer le plus les sens et les
enivrer de plaisir. Mais quel est l'homme, digne de ce nom, qui voulût jouir
tout un jour d'une pareille volupté ? Les cyrénaïques ne s'y refuseraient pas.
Vous êtes plus retenus ; ils sont plus conséquents dans leurs principes.
Mais, pour ne point parler des premiers avis sans lesquels la vie humaine, comme
disaient nos ancêtres, est réduite à un état d'inertie, croyez-vous que ces
hommes de génie, je ne dis pas Homère Archiloque et Pindare, mais Phidias même,
Polyclète, Zeuxis, aient jamais eu la volupté en vue dans leur art ? Ainsi donc
un ouvrier qui voudra faire de belles figures aura un plus noble but qu’un grand
citoyen qui voudra faire de belles actions ?
D'où vient une erreur si étrange et si répandue parmi les hommes, si ce n'est de
ce que celui qui a prononcé que le souverain bien consistait dans la volupté,
n'a pas consulté la partie de l'esprit où résident la raison et la sagesse, mais
celte qui est en proie à la passion, c'est-à-dire la plus faible partie de l’âme
? Je vous le demande, en effet : s'il y a des dieux (car Épicure en admet
aussi), comment peuvent-ils être heureux, puisqu'ils ne jouissent d'aucune
volupté corporelle ? et s'ils sont heureux sans cela, pourquoi ne voulez-vous
pas que le sage puisse être heureux de même ?
CHAPITRE XXXV.
IL EXISTE UNE FIN SUPÉRIEURE AU PLAISIR, ET QUE LES ACTIONS DE
L'HOMME DOIVENT RÉALISER
La louange que nous donnons aux grands hommes et aux grandes
actions est une négation implicite de la doctrine d'Épicure. - La doctrine de
l'intérêt, ramenant lu vertu à un trafic, la supprime. - Il faut que Torquatus,
après avoir regardé au dedans de lui-même, choisisse, entre la volupté et la
vertu, la fin qu'il trouvera la plus digne de lui.
Lisez, Torquatus, non tes éloges des héros d'Homère, non les
éloges de Cyrus, d'Agésilas, d’Aristide, de Thémistocle, de Philippe et
d'Alexandre ; lisez les éloges de nos Romains, les éloges de ceux de votre
maison : vous ne verrez personne qui ait été loué pour avoir été un excellent
artisan de voluptés (173). Ce n'est pas là ce que
portent les inscriptions de nos monuments ; voyez celle qu'on a faite pour
Calatinus à la porte Capène : CELUI QUE LA VOIX PUBLIQUE A RECONNU POUR AVOIR
ÉTÉ LE PREMIER DE TOUT LE PEUPLE (174).
Croyez-vous que tout le monde ait reconnu Calatinus pour le premier citoyen,
parce qu'il était plus entendu que tout autre dans ce qui regardait la volupté ?
Et quels sont les jeunes gens dont le grand caractère nous donne de brillantes
espérances ? parlons-nous ainsi de ceux qui nous paraissent devoir un jour tout
sacrifier à leurs intérêts et à leurs plaisirs ? Ne voyez-vous pas quel désordre
et quel renversement de tels principes produisirent dans toute la société ? Plus
de bienfaits, plus de reconnaissance : tous les nœuds sont rompus. Si vous ne
rendez service que pour vous-même, ce n'est plus un bienfait, c'est un trafic ;
et l'on ne doit pas de reconnaissance à celui qui ne fait rien que pour son
intérêt (175). Il faut pareillement que toutes
les vertus tombent dans le mépris, dès qu'on a reconnu le règne de la volupté ;
et si une fois on compte l'honnêteté pour rien, il ne sera pas aisé de prouver
que des actions honteuses ne peuvent dire reprochées au sage.
Enfin, pour ne pas en dire plus (car je n'aurais jamais fait), il faut que la
véritable vertu ferme la porte à la volupté. Et c'est sur quoi, Torquatus, vous
n'avez rien à attendre de moi. Interrogez votre conscience ; examinez avec soin
votre âme et demandez-vous lequel vous aimeriez mieux, ou de passer
tranquillement toute votre vie dans le sein de la volupté, sans nulle douleur,
et, - ce que vous avez coutume d'ajouter dans votre école, mais qui n'est pas
possible, - sans aucune crainte de douleur ; ou bien de vous rendre utile à
toute la terre, en étendant votre secours sur tous ceux qui en auraient besoin,
dussiez-vous avoir à souffrir tout ce qu'Hercule a souffert dans ses travaux.
Nos pères se sont servis de ce terme, même en parlant d'un dieu, pour nous
apprendre que le travail ne doit pas être évité par les hommes.
J'exigerais de vous que vous me répondissiez, et je vous y obligerais, autant
qu'il me serait possible, si je ne craignais de vous entendre dire qu'Hercule
lui-même, dans tout ce qu'il a accompli avec tant d'efforts pour le salut des
peuples, n'a jamais rien tait que pour la volupté (176).
Après que j'eus ainsi parlé : - Je sais à qui rendre compte de cet entretien, me
dit Torquatus, et, quoique je pusse y répondre quelque chose de moi-même, j'aime
pourtant mieux en charger nos amis, qui sont plus prêts que moi. - Je crois, lui
dis-je, que vous voulez parler de Syron et de Philodème (177),
les meilleurs et les plus savants des hommes. - Vous l'avez dit, reprit-il. - Eh
bien ! faites comme il vous plaira, repartis-je ; mais n'aurait-il pas été à
propos que Triarius eût dit quelque chose sur notre dispute ? - Non, non,
répondit Torquatus en souriant. Vous, au moins, votre attaque est douce ; mais,
pour lui, il nous maltraite avec toute la dureté des stoïciens. -. Je serai bien
plus hardi à l'avenir, répliqua Triarius : car je serai muni de tout ce que je
viens d'entendre ; mais je ne vous attaquerai pas que vous n'ayez été bien
préparé par ceux que vous voulez consulter. - Ici finirent notre promenade et
notre discussion.
(1)
Gorgias, de Léontium, en Sicile, le plus célèbre des sophiste; avec Protagoras.
Sa doctrine, qui se rattachait indirectement à l'idéalisme de Parménide et des
Éléates, était un scepticisme absolu. Il s'efforçait de l'établir dans son
traité de la Nature, où il soutenait successivement ces trois thèses : 1°
rien n'existe; 2° s'il existe quelque chose, ce quelque chose ne peut être connu
; 3° s'il existe et est connu, il ne peut être montré aux autres. (ARISTOTE,
de Xen., 5 ; SEXTUS EMPIRICUS, adv. Math., VIII, 65.) Dans le
Gorgias de Platon sont exposées les conséquences morales, politiques et
religieuses de ce scepticisme. - Gorgias vécut jusqu'à cent sept ans selon les
uns (CIC., De senect.), jusqu'à cent neuf ans selon les autres (QUINT.,
Inst. Or., III), entouré de l'admiration générale. On lui éleva, dit-on, une
statue d'or dans le temple de Delphes (CIC., De Orat., III, XXXII). Sur
ces questions qu'il priait le public de lui adresser et auxquelles il se faisait
fort de répondre, v. le Gorgias, I.
(2)
Les nouveaux académiciens.
(3)
Arcésilas, de Pritane en Éolie, d'abord disciple de Crantor et de Polémon. Après
la mort de ce dernier, il abandonna l'ancienne Académie pour fonder la seconde
ou moyenne Académie. Croyant revenir à la doctrine de Platon, alors qu'il ne
faisait que sabir l'influence de Pyrrhon et des sceptiques, il établit la
doctrine du probabilisme et de la vraisemblance universelle. Il faut ne rien
affirmer et suspendre en tout son jugement. Rien n'est vrai absolument ; tout
est vraisemblable. "Ex variis Platonis libris sermonibusque Socraticis hoc
maxime arripuit, nihil esse certi, quod aut sensibus, aut animo percipi possit."
(Cic., De Orat., III, 18. Voir Acad., I, 12 ; DIOG. L., IV, 32,
33; SEXT. EMP., Hyp. Pyrrh., I. 234; NUMEN. AP. EUS.,
Praep. Ev., XIV, 5, 6.) La méthode d'enseignement employés par Arcésilas est
nettement indiquée dans Diogène Laërce (IV, 28) "Le premier... il changea la
méthode de discussion transmise par Platon, et, procédant par interrogations et
par répliques, on fit plutôt une dispute." La différence entre la méthode de
Socrate et de Platon et celle d'Arcésilas, c'est sans doute, d'après ces paroles
de Diogène Laërce, qu'Arcésilas, après avoir interrogé, faisait une réplique en
forme. Socrate ne réplique pas et ne contredit pas ceux qu'il interroge : il se
borne la plus souvent à mettre leur propre pensée en opposition avec elle-même ;
par cette contradiction tout intérieure, il leur fait voir la fausseté de leurs
opinions, il tire d'eux-mêmes la vérité qu'ils ignoraient, il les "accouche".
Arcésilas eut pour disciple Carnéade, dont Cicéron parlera plus loin. Carnéade
ramena tout à fait dans l'Académie les habitudes des sophistes, remplaça les
entretiens par des discours sans interruption, et la dialectique par la
rhétorique. Comme son maître Arcésilas, il aimait à soutenir sur chaque question
le pour et le contre. Pour mieux montrer la contradiction inhérente à l'esprit
humain, il ne se contentait pas, comme Pyrrhon et les sceptiques, de montrer la
contradiction des hommes et des peuples entre eux ; il réalisait de propos
délibéré cette contradiction en lui-même, et se donnait lui-même comme exemple
de la lutte des opinions contraires. La plupart du temps, il commençait à parler
pour une doctrine philosophique ; puis, après avoir exposé en sa faveur les
arguments qui semblaient les plus solides, il se retournait contre elle et
prenait plaisir à détruire l'échafaudage de preuves qu'il avait élevé. Par là,
il n'avait pas seulement pour but, comme les anciens rhéteurs, d' "étaler" (epideiknusthai)
ses talents d'orateur : il mettait en actes sa propre doctrine, il niait, comme
Socrate affirmait jadis, à la fois en paroles et en action, logôi kai ergôi
(V. les Mémorables, l. III, ch. V ; l. IV, ch. IV, VII). Son disciple,
Clitomaque, assure qu'il avait toujours ignoré à quelle opinion ou à quelle
doctrine Carnéade donnait la préférence (Cic., Acad., II, 45). Et en
effet, s'il avait placé une doctrine avant l'autre, s'il avait cherché à classer
les idées selon un ordre dialectique, à s'élever de l'une à l'autre, comme fait
l'esprit humain à travers l'histoire, il eût par là même nié son scepticisme.
Son but était précisément d'arrêter la pensée par elle-même, en opposant sans
cesse l'idée à l’idée, le sentiment au sentiment, la sensation à la sensation. -
Carnéade, on le sait, fut envoyé à Rome en ambassade, au sujet de la destruction
d'Orope. On ne pouvait mieux choisir pour jeter le trouble dans l'esprit des
Romains. Quand les ambassadeurs arrivèrent à Rome, le sénat n'était pas prêt à
les entendre; en attendant donc qu'ils fussent admis en sa présence, ils
donnèrent des leçons publiques, qui attirèrent toute la jeunesse romaine.
Diogène et Critolaüs (v. plus haut, 1. I, ch. II) parlèrent sur la philosophie
péripatéticienne et stoïcienne ; ils n'eurent qu'un succès d'estime. Mais il
n'en fut pas de même pour Carnéade : celui-ci fit le premier jour l'éloge de la
justice et en prouva l'existence ; le second jour, il s'efforça, suivant sa
méthode habituelle, de renverser tout ce qu'il avait dit la veille. Il eut un
succès inouï, et les vieux Romains, incapables de répondre à ses arguments,
trouvèrent que la meilleure réponse était de le renvoyer au plus vite. "Avec les
raisonnements de cet homme, s'écriait Caton, on ne peut plus discerner où est la
vérité."
(4)
C'est la méthode dont se sert Cicéron lui-même dans les Tusculanes.
(5)
Phèdre, 237 b : "O jeune homme, il n'est qu'une seule manière de commencer
pour ceux qui veulent entreprendre une bonne discussion : il leur faut savoir
d'abord l’objet de la discussion, ou sinon, manquer tout (pantos hamartanein.)"
Voir dans les Extraits la lettre d'Épicure à Hérodote.
(6)
V. plus haut, I, 22. Cicéron exagère. Épicure voulait qu' on se bornât à fixer
exactement le sens des mots, to hupotetagmenon tôi phthoggôi, et il
espérait y parvenir sans aucun appareil logique, parce que l'idée générale ou
prolêpsis, une fois exprimée, devient évidente pour tous : enargeis eisin
hai prolêpseis (DIOG. L., X, 33, 20. V. SEXT. EMP., Adv. Math., VII,
201).
(7)
Nouvelle allusion à la lettre d'Hérodote. V. les Extraits d'Épicure.
(8)
Sous-entendu : tandis qu'Épicure prétend au contraire que la souveraine volupté
consiste dans l'absence de douleur.
(9)
Ces paroles d’Épicure sont tirées du Peri telous. V, DIOG. LAERCE, X, 6.
ATHÉNÉE, VII, 280 a. CICÉRON, Tusc., III, 41 ; in Pis., 69, et les
Extraits d'Épicure.
(10)
Cf. Plut., Non posse suav. viv., I, 100 A : Sophon mêdena phanai plên
hautou gegonenai epi tôn mathêtôn.
(11)
Métrodore Athénien, le disciple chéri d’Épicure : depuis le premier jour qu'il
connut Épicure, il ne se sépara de lui que pendant six mois. Il mourut sept ans
avant son maître (V. les Extraits et documents). On a au Louvre un buste
d'Épicure à double face, représentant d'un côté le maître, de l'autre le
disciple inséparable.
(12)
On ne sait guère autre chose de Hiéronyme, si ce n'est qu'il plaçait le
souverain bien dans l'absence de douleur. Diogène Laërce, dans la Vie
d'Arcésilas, appelle Hiéronyme péripatéticien. La différence entre la
doctrine d'Hiéronyme et celle d'Épicure, c'est que, pour le premier, ce qui fait
la valeur du plaisir, c'est l'absence de douleur, et que, pour l'autre, ce qui
fait désirer l'absence de douleur, c'est le plaisir qui s'y joint. Le plaisir,
en effet, selon Épicure, vient remplir aussitôt l'instant laissé vide par la
douleur, et dès qu'il n'y a plus douleur, il y a plaisir. V. plus haut, l. I,
ch. XI ; sur Hiéronyme, v. plus loin, 35, 41 ; l. IV, 3 ; V, 5 ; Tusc.,
II, 6 ; V, 30 ; Acad., II. 131.
(13)
Ce n’est pas absolument la même chose, selon Epicure : la voluptas, c'est
le plaisir inférieur, la plaisir dans le mouvement, le plaisir corporel; l'indolentia
ou aponia, c'est le plaisir corporel fixé et rendu immobile qui se
confond, suivant Epicure, avec le plaisir de l’âme : Diapheretai de pros tous
Kurênaikous Epikouros peri tês hêdonês. hoi men gar tên katastêmatikên ouk
egkrinousi, monên de tên en kinêsei. ho de amphoteran, psuchês kai sômatos
(DIOG. L., X, 130. -- Voir notre Histoire de la morale utilitaire, t. I).
(14)
C'est la distinction établie plus haut entre le plaisir du mouvement (hêdonê
en kinêsei) et le plaisir du repos (hêdonê en stasei).
(15)
Voir l. I, ch. XI, 38, et les Extraits d’Épicure.
(16)
"On est dans une extrême volupté." : c'est le plaisir du repos.
(17)
Cicéron défend ici la doctrine d'Aristippe contre celle d' Épicure, et soutient
que les plaisirs du mouvement ne varient pas simplement (poikillein),
mais augmentent (epauxesthai) le plaisir du repos.
(18)
Les Latins n'avaient pas de terme pour traduire hêdonê. Le mot de
volupté
(voluptas) est impropre, et exprime une idée trop sensuelle. Le mot
plaisir, en français, est le seul qui convienne.
(19)
V. ce récit dans TITE-LIVE III, et VALÈRE MAXIME, IV.
(20)
C'était la faute de la langue latine.
(21)
Trabéa, vieux poète comique. Le vers auquel Cicéron fait ici allusion est cité
presque tout entier dans les Tusculanes (IV, 35) : Ille qui voluptatem
animi nimiam summum esse errorem arbitratur."
(22)
"Omnibus laetitiis laetum." Ce fragment de vers est d'une comédie de
Cécilius. (V. Pro Cael., c. 16.)
(23)
"Sublationem animi sine ratione, opinantis se magno bono frui.". Une
définition semblable se trouve dans les Tusculanes, IV, 13 : " Sine
ratione anima elationem.". V. DIOG. L., VII, 114 : Hdonê de estin alogos
aparsis eph'hairetôi dokounti huparchein. - Cette joie des sens, qui
consiste en une sorte de transport où l'imagination (phantasia) et
l'opinion (doxa) sont tout, et où la raison n'a point de part (alogos),
était rejetée par les stoïciens comme indigne de l'homme ; elle est accepté par
les épicuriens comme le bien suprême.
(24)
Tanta laetitia auctus sum, ut nihil constet. L'auteur de ce vers cet
incertain.
(25)
Nunc demum mihi animus ardet. Vers de Cécilius (V. Pro Cael., 37).
(26)
Quanquam hoc inter nos nuper notitia admodum est. (Heautontimorumenos,
sc. I)
(27)
Ho skoteinos. Héraclite, qui florissait vers l'an 504 av. J.-C., est en
effet un des philosophes les plus profonds et les plus obscurs à la fois de
l'antiquité. Sa doctrine qu'admirait Hegel est l'universel devenir, représenté
d’une manière visible par le feu, qui ne vit qu'en se consumant, et tour à tour
s éteint et se rallume. - Un jour qu'on demandait à Socrate ce qu'il pensait
d'Héraclite, il répondit, d'après Diogène Laërce : - Ce que je comprends est
plein de force ; je crois qu' il en est de même de ce que je ne comprends pas.
(28)
Cicéron avait traduit le Timée.
(29)
Il ne s agit pas de savoir si Torquatus et Triarius éprouvent, en écoutant
Cicéron, un plaisir semblable à celui de boire on de manger, mais seulement
s'ils éprouvent du plaisir, et si un tel plaisir, plus profond et plus stable
que celui des sens (hêdonê katastêmatikê), ne s'accorde pas avec le repos
des organes.
(30)
Ils n’ont pas tous deux le même plaisir, selon Épicure, puisque ce dernier admet
une variété dans les plaisirs. Mais ils ont ou peuvent avoir, d'après lui, un
plaisir égal.
(31)
Torquatus, qui se laisse embarrasser par des arguments aussi peu "captieux,"
joue un assez pauvre personnage dans le dialogue de Cicéron. Platon donnait un
meilleur rôle à ceux même qu'il voulait réfuter.
(32)
Cf. SEXT. EMP., Adv. Mathem., II, 7.
(33)
Omes Danai atque Mycenenses, Attica pubes. L'auteur de ce vers est inconnu.
(34)
Aristote a placé la fin de l'homme dans le bonheur ; mais selon lui, la
réalisation du bonheur suppose, outre la vertu intérieure, la présence
d'avantages extérieurs ; aussi la morale d'Aristote touche-t-elle d'un côté à
l'utilitarisme d'Épicure, quoique, de l'autre, par la haute conception de la
"vertu contemplative" absolument désintéressée et détachée des choses sensibles,
elle y échappe et s'élève bien au-dessus.
(35)
Sur Calliphon et sa doctrine, v. De fin., V, 21, Acad., II, 139,
De off., III, 119, et surtout CLEM. ALEX., Strom, II, p. 178. "Selon
Calliphon, dit Clément d'Alexandrie, c'est en vue du plaisir que la vertu
s'introduit dans l'âme mais, avec le temps, s'apercevant de la beauté qui lui
est attachée, elle se considère comme étant elle-même d'un prix égal à son
principe, c'est-à-dire au plaisir. Kata de tous peri Kalliphôna heneka men
tês hêdonês pareistêlthen hê aretê, chronöi de husteron, to peri autên kallos
katidousa, sotimon heautên têi archêi, tout'esti, têi hêdonêi pareschen. -
On peut se demander d'après ce texte, le plus explicite qui nous reste sur
Calliphon, si Cicéron a bien compris la doctrine de ce philosophe, et si
Calliphon admettait réellement deux souverains biens. Au contraire, le "principe
de la vertu " et conséquemment le principe suprême du bien, c'est, selon lui, le
plaisir ; la vertu n'a de valeur que celle qu'elle lui emprunte ; si on la
désire, c'est tout d'abord à cause du plaisir, et si, avec le temps, elle
acquiert un prix égal au plaisir même, ce n'est pas à cause d'une beauté qui lui
serait propre et qui serait en elle-même (en autêi), mais à cause de
l'éclat qui l'environne (to peri autên). On trouve une théorie semblable
dans l'École Anglaise contemporaine. Selon MM. Stuart-Mill et Bain, la vertu ne
peut être au début désirée pour elle-même ; on recherche les actes vertueux pour
leurs conséquences agréables ; mais peu à peu, en vertu de l'habitude et de
l'association des idées, la vertu finit par acquérir, comme semble le dire
Calliphon, une beauté empruntée : tel l'or de l'avare, désiré d'abord à cause
des objets qu'il procurait finit par être désiré pour lui-même (Utilitarianismi,
II).
(36)
Diodore, de Tyr, péripatéticien, auditeur et successeur de Critolatis. (v.
De fin., V, 8, 21 ; Acad., II, 31 ; Tusc., V, 31.)
(37)
Le but d'Épicure n'était pas de juxtaposer deux opinions différentes, mais de
les concilier. Au fond, et quoi qu'en dise Cicéron, il a eu raison de ramener
l'absence complète de douleur au plaisir, l'aponia à l'hêdonê. Un
état entièrement neutre, où on n'éprouverait ni douleur ni plaisir d'aucune
sorte, ne peut se concevoir.
(38)
Cicéron répète sans cesse les mêmes affirmations sans essayer de démonstration.
Le tort d'Épicure n'a pas été, semble-t-il, de soutenir que, partout où il n'y a
plus douleur, il y a plaisir, mais de prétendre que ce plaisir encore trop
négatif est le plaisir suprême.
(39)
V. les Extraits d'Épicure.
(40)
V. les Extraits d’Épicure.
(41)
Il essuie plutôt une réfutation par l'absurde. La pensée d'Épicure revient à
celle-ci : les voluptueux ne seraient pas blâmables s'ils possédaient ce qui
précisément est incompatible avec leurs voluptés : ils ne peuvent le posséder,
ils sont donc blâmables.
(42)
C'est ce que ce se feront pas faute de dire, avec Bentham, les utilitaires
modernes. (V. les Extraits et Document). "Je ne blâmerais pas, s'écrie Bentham,
le plus odieux auteur du plus horrible des crimes, si la somme de ses plaisirs
devait jamais surpasser celle de ses peines mais cala n'est pas." (Introduction
to the Principles of morals, 1).
(43)
Cette critique porte juste.
(44)
Comédie de Ménandre, traduite par Cécilius.
(45)
Mihi sex menses sati, sunt vitae ; septimum Orco spondeo.
(46)
Objection ingénieuse, par laquelle Cicéron retourne contre Épicure sa propre
doctrine.
(47)
Cicéron fait peut-être semblant de ne pas comprendre la maxime d'Épicure.
(48)
C'est précisément parce qu'il n’en pourra mettre qu’Épicure le blâme.
(49)
Épicure dit : "Je ne blâmerais pas les hommes sensuels, n’étaient les
conséquences de leur sensualité (maladies, craintes, sanctions sociales, etc.)"
Épicure dit une chose moralement fausse, mais non, comme le prétend Cicéron, une
chose logiquement absurde.
(50)
"Ipsam per se reprehendendam." Cicéron semble trop s'étonner de ce qui
est précisément le fond de la doctrine épicurienne et utilitaire. Nulle action,
suivant Épicure, n'est digne de blâme ou de louange par elle-même (ipsa per
se) et par son intention morale, mais par ses conséquences sensibles, par la
douleur ou par le plaisir qui la suit.
(51)
Épicure ne le dirait pas non plus, parce que de tels hommes ne savent pas poser
à leurs désirs la borne naturelle (to peras tôn epithumiôn).
(52)
Le même Lélius qui fut intime ami du grand Scipion.
(53)
Sur Diogène le stoïcien et Panétius. V. plus haut, ch, II.
(54)
Mais Épicure aussi prétend le compter pour peu de chose.
(55)
Publius Gallonius, fameux gourmand. V. HORACE, Sat., II, 2.
(56)
C'est ce que recommandait de faire Épicure.
(57)
Reproche assez insignifiant, et d'ailleurs en partie inexact. V. les Extraits
d’Épicure.
(58)
Cicéron répète ici les arguments plus ou moins sophistiques des stoïciens, qui
ne voulaient pas simplement régler, mais supprimer les passions. Ces arguments
ne s'adressaient pas aux seuls épicuriens ; Cicéron les reproduit et les
développe dans les Tusculanes (IV, XVII), à propos des Péripatéticiens.
"Mollis et enervata putanda est Peripateticorum ratio et oratio, qui perturbari
animos necesse dicunt esse, sed adhibent modum quendam, quem ultra progredi non
oporteat.
Modum tu adhibes vitio? an vitium nullum est non parere rationi? an ratio parum
praecipit nec bonum illud esse, quod aut cupias ardenter aut adeptus ecferas te
insolenter, nec porro malum, quo aut oppressus iaceas aut, ne opprimare, mente
vix constes? eaque omnia aut nimis tristia aut nimis laeta errore fieri, qui
[si] error stultis extenuetur die ut, cum res eadem maneat, aliter ferant
inveterata aliter recentia, sapientis ne attingat quidem omnino?
Etenim quis erit tandem modus iste? quaeramus enim modum aegritudinis, in qua
operae plurimum ponitur. Aegre tulisse P. Rupilium fratris repulsam consulatus
scriptum apud Fannium est; sed tamen transisse videtur modum, quippe qui ob eam
causam a vita recesserit; moderatius igitur ferre debuit. Quid, si, cum id
ferret modice, mors liberorum accessisset? Nata esset aegritudo nova, sed ea
modica' Magna tamen facta esset accessio. Quid, si deinde dolores graves
corporis, si bonorum amissio, si caecitas, si exilium? Si pro singulis malis
aegritudines accederent, summa ea fieret, quae non sustineretur.
Qui modum igitur vitio quaerit, similiter facit, ut si posse putet eum qui se e
Leucata praecipitaverit sustinere se, cum velit. Ut enim id non potest, sic
animus perturbatus et incitatus nec cohibere se potest nec, quo loco vult,
insistere. Omninoque, quae crescentia perniciosa sunt, eadem sunt vitiosa
nascentia; aegritudo autem ceteraeque perturbationes amplificatae certe
pestiferae sunt; igitur etiam susceptae continuo in magna pestis parte
versantur. Etenim ipsae se impellunt, ubi semel a ratione discessum est, ipsaque
sibi imbecillitas indulget in altumque provehitur imprudens nec reperit locum
consistendi. Quam ob rem nihil interest, utrum moderatas perturbationes
adprobent an moderatam iniustitiam, moderatam ignaviam, moderatam
intemperantiam; qui enim vitiis modum apponit, is partem suscipit vitiorum quod
cum ipsum per se odiosum est, tum eo molestius, quia sunt in lubrico incitataque
semel proclivi labuntur sustinerique nullo modo possunt."
(59)
Cicéron, avec les stoïciens, reproche à Épicure la confusion établie entre les
termes epithumia et orexis. L'epithumia (cupiditas), selon
la terminologie de Zénon, désigne exclusivement un désir passionné, et somme tel
blâmable; l'ormê et l'orexis (desideria naturae) désignent une
tendance naturelle, ayant pour objet les choses qui contribuent an maintien de
l'ordre naturel et qui à ce titre sont convenables (kathêkonta). L'ormê
et l'orexis sont donc susceptibles de justification et d'approbation (V.
le De officiis) ; il faut simplement les régler ; au contraire, on doit
supprimer entièrement l'epithumia. - Cette terminologie des premiers
stoïciens sera légèrement modifiée dans Epictète.
(60)
Sans doute, une fois qu'on est sans douleur, on n'a plus rien à désirer, selon
Épicure, parce que l'absence de douleur est le plaisir suprême ; mais on peut du
moins désirer d'être sans douleur, on peut désirer de n'avoir plus rien à
désirer.
(61)
Ce n'est pas une contradiction aussi grossière que le dit Cicéron. V. notre
Histoire de la morale utilitaire, t. I.
(62)
Curius, le vainqueur des Samnites. Les ambassadeurs des Samnites étant venus le
trouver au moment où il faisait rôtir des raves pour son souper, et le pressant
d'accepter un présent, il leur répondit : "J'aime mieux commander aux riches que
d'être riche."
(63)
Cicéron est-il de bonne foi ici ? Les anciens se croyaient permis, dans la
discussion, ou, comme ils disaient, dans la "dispute" d'interpréter ainsi en son
plus mauvais sens la pensée de leurs adversaires.
(64)
"O la grande félicité dont jouissent ces gens-là, - dira Plutarque en parlant
des Épicuriens, - s'éjouissant de ce qu'ils n'endurent point de mal ! N'ont-ils
pas bien occasion de s'en glorifier en s'appelant égaux aux dieux immortels ! de
jeter des cris de fureur, de se livrer à tous les transports des bacchantes, par
la pensée de l'excellence du biens dont ils jouissent, parce que, à la honte de
tous les autres mortels, ils ont seuls découvert un bonheur divin, qui consiste
dans l'exemption de tout mal ! Ainsi leur félicité égale celle des moutons et
des pourceaux puisqu'ils la font consister dans les jouissances du corps ou dans
celles de l’âme par le corps. Quant aux animaux qui sont un peu plus gentils et
qui ont plus d'esprit, la fuite du mal n'est point le comble de leur bien : car,
quand ils en sont soûls, ils se mettent aucuns à chanter, les autres à voler et
à contrefaire toutes sortes de voix et de sons, en se jouant de gaieté de coeur,
pour le plaisir qu'ils y prennent, montrant par là que, après qu'ils sont sortis
du mal, la nature les incite à chercher et poursuivre encore le bien." PLUT.,
Non posse suaviter,
etc.
(65)
Le plaisir du mouvement, c'est-à-dire le plaisir imparfait et mêlé de peine qui
résulte de la satisfaction d'un besoin, est en effet, selon Épicure, "le plaisir
par lequel commence la nature ;" c'est, dit-il lui-même, la "racine" du
plaisir ; mais il ne s'ensuivait nullement, d'après Épicure, que ce fût là le
souverain plaisir et le souverain bien. La fin véritable à laquelle tend
toujours la nature, alors même qu'elle ne l'atteint pas du premier coup, c'est,
suivant Épicure, le plaisir du repos.
(66)
Cicéron rencontre ici une idée profonde, qu'il développera mieux plus loin : ce
n'est pas à la nature que l'esprit doit demander sa loi.
(67)
C'est là le grand argument des stoïciens contre les épicuriens. Les épicuriens
disaient : "Le plaisir est la fin naturelle des êtres, car tous les êtres,
aussitôt nés, tendent au plaisir." Les stoïciens répondaient : Ce que tous les
animaux cherchent, dès leur naissance et avant même de connaître le plaisir,
c'est à conserver leur être. En cherchant ainsi à conserver leur être et à
écarter les causes de destruction, ils rencontrent le plaisir, mais ils ne le
poursuivaient pas. La vraie fin des êtres, c'est de se conserver, de conserver
leur nature, de vivre conformément à leur nature : homologoumenôs têi phusei
dzêin.
Au fond, cette discussion entre les épicuriens et les stoïciens n'avançait à
rien. Il ne s'agit pas, dans le problème du souverain bien, de savoir quelle est
la fin naturelle de l'être mais quelle est sa fin morale et obligatoire.
(68)
Polémon, disciple de Xénocrate, l'un des maîtres de Zénon (DIOG. LAER., IV, 3 ;
VII, 1,25). Il avait fait un livre Peri tou kata phusin biou, et
définissait le souverain bien : vivre conformément à la nature ; mais il prenait
cette formule dans un sens beaucoup plus large que les stoïciens (v. de
Finibus, IV, 6; Clem. Alex., Strom., VII, p. 603).
(69)
La définition de Zénon renfermait encore une autre idée, celle de la nature
conçue comme le type suprême auquel nous devons conformer notre conduite. C’est
cette idée d'une sorte de bien naturel antérieur à la volonté, qui, venant
s'ajouter à l'idée du bien moral, a fait la faiblesse du système stoïcien.
(70)
Pyrrhon, d'Elis (Péloponnèse), le chef de l'école sceptique, florissait vers 340
avant J.- C. On sait peu de chose de sa vie. Il suivit Alexandre le Grand dans
l'expédition d'Asie ; à son retour, il reçut de ses concitoyens la dignité de
grand-prêtre. Un jour, dit-on, comme il voyageait en pleine mer, une tempête
survint ; au milieu de l'alarme universelle, Pyrrhon, montrant aux passagers un
cochon qui mangeait paisiblement : "Voilà, dit-il, quelle doit être la sécurité
du sage." DIOG., 1. IX.) - Le système de Pyrrhon, que rédigea son disciple Timon
de Phliunte, est un scepticisme absolu : reprenant les arguments des sophistes
et de Démocrite, il s'efforce de montrer que nous ne pouvons rien connaître de
vrai, et que les contraires peuvent s'affirmer également sur toutes choses, en
particulier sur la morale. La raison humaine n'a qu'un but, le bonheur, et pour
parvenir à ce bonheur, il faut faire attention à trois choses : d'abord à la
nature des objets, ensuite à leurs rapports avec nous, enfin aux conséquences
(sensibles) de ces rapports. (ARIST. ap. Eus., Praep. ev., XIV, 18.)
Quant à une morale qui, loin d'être l’effet de ces rapports sensibles, en serait
la règle, leur serait antérieure et supérieure, Pyrrhon la nie de toutes ses
forces. "Il n'y a rien, disait-i1, de beau ou de laid, de juste ou d'injuste ;
et de même pour toutes choses : rien n'est en réalité, mais c'est selon la loi
ou l'habitude que les hommes agissent toujours." Ainsi l'homme est incertain par
rapport à toutes choses, et cette incertitude universelle devient une
indifférence universelle ; c'est dans cette indifférence à tout, dans la
suspension de tout jugement que consiste le souverain bien : epochê, aphasia,
arrepsia, akatalêpsia.
(71)
Ariston, de Chio, fut quelque temps disciple de Zénon le stoïcien. Il croyait,
comme Zénon, que tout est indifférent, hormis le vice et la vertu ; mais il se
séparait de lui en ce qu'il n'admettait aucun degré de dignité (axia, apaxia)
entre les choses indifférentes, qui doivent demeurer telles, non seulement pour
la volonté (boulêsis), mais même pour les tendances naturelles (hormai
kai aphormai) : il prenait le terme d'adiaphoria
dans son sens absolu. Ariston est un des premiers qui ont comparé la vie à une
comédie où peu importent les rôles qui sont donnés à chacun pourvu qu'il les
joue bien. (V. notre Manuel d'Epictète. p. 21). La dialectique des
stoïciens ressemblait, selon lui, aux toiles d'araignées où on s'embarrasse sans
profit. La seule science digne de ce nom, c'est la morale. (V. DIOG., LAER.,
VII, 22.)
(72)
Hérille, de Chalcédoine, disciple de Zénon, qu'il abandonna plus tard, comme
Ariston. Il mettait le souverain bien dans la science.
(73)
V. plus haut, 1. I, ch. IX.
(74)
C’est l'opinion des stoïciens, qu'exposera Cicéron dans le troisième livre du
De Finibus. Selon les stoïciens, il n'est rien, hors l'honnête et le devoir,
qui soit digne d'être désiré ou évité. Toutefois, en deçà de cette sphère
supérieure du devoir et de la vertu, il est, selon les stoïciens, certaines
choses qui, sans outre un objet de désir (expetenda), peuvent être un
objet de choix (eligenda) ; on ne les recherche pas, mais au besoin on
les prend. Ainsi de la santé, de la richesse : ce sont 1à des choses que les
stoïciens appelaient ta proêgmena, producta, commoda, pour les
distinguer des ta apoproêgmena, remota, incommoda ; ce sont des avantages
et des commodités, non des biens véritables. Il faut agir à leur égard, dira
Epictète, comme les hommes agissent dans les distributions publiques de figues
et de noisettes : les enfants se poussent et se battent pour en obtenir ; les
hommes ne les recherchent point, mais, s'il en tombe quelques-unes sur leur
robe, ils les ramassent. La doctrine d'Ariston, dont vient de parler Cicéron,
était plus absolue que la doctrine stoïque : supprimant tous ces degrés que les
stoïciens laissaient subsister entre les choses sensibles, effaçant toute
distinction entre les proêgmena et les
apoproêgmena, il n'admettait que deux choses : d'une part le bien moral,
qu'il faut rechercher; d'autre part, les objets extérieurs à nous (richesses,
honneurs, etc.), qui ne doivent même pas être pour nous un objet de préférence
et de choix. Le souverain bien, selon lui, était l'indifférence absolue de la
volonté à l'égard des choses sensibles: adiaphoria (V. De Fin.,
III, 11, 12 ; IV, 43 ; V, 73. Acad. II, 130. De Off., I 6.)
(75)
C'est la doctrine des péripatéticiens et des académiciens, qu'exposera et
qu'adoptera Cicéron lui-même.
(76)
La doctrine des stoïciens et celle des péripatéticiens ne différaient pas
seulement dans les mots, quoi qu'en dise Cicéron, mais bien dans les choses.
(77)
Ce chapitre n'est guère qu'une amplification du chapitre précédent.
(78)
C’est-à-dire la volupté des sens.
(79)
C'est sens doute un vers d'une tragédie d'Hécube, traduite d'Euripide par
Ennius. On trouve on effet dans l'Hécube d’Euripide (622, 623) ces
paroles :
keinos olbiôtatos
Hotôi kat'hêmar tugchanei mêden kakon.
(80)
Il a agit de Calliphon et de Diodore.
(81)
C’est à tort que Cicéron rapproche et confond ici les deux doctrines d'Ariston
et de Pyrrhon qui pouvaient aboutir au même résultat pratique, mais partaient de
principes bien différents. Les pyrrhoniens doutaient de tout, même de la vertu
et du bien moral; Ariston ne voulait croire qu'à un seul bien, le bien moral.
L'indifférence universelle des uns provenait de leur scepticisme universel,
l'indifférence des autres provenait de leur croyance exclusive à une réalité
suprême : la vertu.
(82)
Allusion à quelque passage du traité de Chrysippe Peri telôn.
(83)
V. les lettres attribuées à Platon (IX).
(84)
La justice, la sagesse, le courage.
(85)
Dans tout ce passage, Cicéron se montre exclusivement stoïcien et platonicien.
(86)
V. les Entretiens d'Épictète, II, XXII, 21 : "Si je place mon intérêt et
mon moi d'un côté, et l'honnêteté de l'autre, c’est alors que se confirme le mot
d'Épicure, qui prétend ou que l'honnête n'existe pas, ou que, s'il existe, c’est
ce qu'estime le vulgaire (Hê mêden einai to kalon, ê, ei ara, to endoxon).
(87)
V. plus haut, 1. I, XVIII.
(88)
Ce n'est pourtant point cela qu'Épicure a entendu.
(89)
Phèdre, p. 250 d. Même passage cité dans le De Officiis, 1, 15.
(90)
Proverbe cité aussi dans le De Officiis, III, 18 (Cf. ib.,III, 23
; de Divinat., II, 41). Le jeu dont il s'agit s'appelait mica ; il
se joue maintenant encore à Rome sous le nom de mora, dont nous avons
fait mourre. Il consiste à deviner le nombre de doigts qu'un individu
lève rapidement.
(91)
L. Tubulus fut préteur l'an 142 avant J.-C. V. De nat. deorum, III, 31.
(92)
Pompéius, le premier consul de la famille des Pompées, vaincu par les Numantins
et forcé de conclure avec eux un traité honteux, il nia ce traité devant le
sénat.
(93)
Loi portée l'an 584 de Rome par Voconius Saxa, et qui excluait les filles des
grandes successions de leurs pères. V. sur la loi Voconia, MONTESQUIEU,
Esprit des lois, I. XXVII. Cicéron, dans la République, prête ces
paroles à Carnéade : "Si je voulais décrire les divers genres de lois,
d'institutions, de moeurs, d'habitudes, non seulement chez tant de nations, mais
dans une seule ville, mais dans celle-ci même, je les montrerais changés mille
fois. Par exemple, cet interprète du droit que nous avons ici, Manilius,
consulté sur les legs et les héritages des femmes, vous répondrait d'une tout
autre manière qu'il n'avait coutume de répondre dans sa jeunesse, avant qu'eût
été portée la loi Voconia : cette loi, rendue dans l’intérêt des hommes, est à
l'égard des femmes pleine d'injustice. Pourquoi en effet une femme ne
pourrait-elle posséder ? Pourquoi une vestale pourrait-elle instituer un
héritier, une mère ne le pourrait-elle pas ?... " (Rép. III, VII.) - Il
existe encore de notre temps des lois toutou semblables à la loi Voconia.
(94)
A tout, excepté au sacrifice de la volupté même.
(95)
Cet argument porte fort jute contre les épicuriens.
(96)
Sextus Péducéus était préteur en Sicile tandis que Cicéron y était questeur. Le
fils de Péducéus semble avoir été très lié avec Cicéron et Atticus.
(97)
V. la République, 1.III.
(98)
On cornait la mort de P. Décius Mus. Dans une guerre contre les Latins, l'oracle
consulté avait répondu que l'armée dont le général se dévouerait aux dieux mânes
remporterait la victoire. Décius se dévoua, et l’armée romaine enthousiasmée
gagna la combat.
(99)
Cicéron est injuste envers les Grecs.
(100)
Personnage inconnu.
(101)
Ce ne sont pas des témoignages qu'il faudrait dans cette discussion
philosophique, ce sont des arguments.
(102)
C'est sous le consulat de Torquatus qu'eut lieu la première conjuration de
Catilina et de Pison. (V. Pro Sylla et In Pisonem )
(103)
Ce dernier paragraphe devrait plutôt appartenir au chapitre suivant.
(104)
Ce Thorius Balbus est inconnu. On a trouvé son nom sur une pièce d'argent de
Lanuvium.
(105)
Comparer le portrait du juste et de l’injuste dans la République de
Platon.
(106)
Thémiste, de Lampsaque, fille de Zoïle. Sur les lettres qu'Épicure lui écrivit,
voir DIOGENE LAERCE, X, init. Épicure lui dédia un livre intitulé
Néoclès.
(107)
V. les livres III et IV du De finibus.
(108)
V. le livre V.
(109)
Cléanthe, né à Assos, en Éolie, vers l’an 310 environ, se destinait au métier
d'athlète, lorsqu'il connut Zénon à Athènes. Contraint par la pauvreté à se
mettre au service des jardiniers d'Athènes, il passait les nuits à arroser les
plantes, les jours à entendre Zénon et à étudier. Il succéda à Zénon dans
l'enseignement du Portique.
(110)
Ce tableau piquant représente de la manière la plus fidèle le système utilitaire
tel qu'Épicure l'a conçu, tel que le concevront Hobbes, Bentham et Stuart-Mill.
V. les Extraits et Documents.
(111)
Cicéron a parlé un peu plus haut de ce Thorius. Hirrius (Pline, IX, 55) fut la
premier qui fit un vivier de murènes ou de lamproies. Pour Orata, qui s'appelait
Sergius, Pline (L. IX, ch. 55) dit que ce fut le premier qui fit parquer des
huîtres et qui inventa les bains suspendus. V. Varron, de re rustica, 3 ;
Macrobe, Saturnales, L. III, ch. 15, et Valère Max. L. IV, c. I .
(112).
V. plus haut, ch. VII et VIII.
(113)
C'est la parole socratique retournée : "Il faut s'appliquer, non à paraître
homme de bien, mais à l'être."
(114)
Les critiques de Cicéron sont souvent superficielles; mais, quand il est
question de la justice et des vertus sociales, il reprend l'avantage.
L'épicurisme peut encore se soutenir lorsqu'il s'agit des vertus individuelles :
l'intérêt individuel s'accorde assez bien avec la sagesse, la tempérance, le
courage; mais il ne saurait produire la justice. La morale utilitaire, fondée
sur l'hypothèse de l'égoïsme universel, ne peut expliquer ni inspirer le
désintéressement qu'exige la société humaine.
(115)
Réflexion fort juste : la morale de l'intérêt supprime toute reconnaissance.
(116)
C'est la maxime familière aux stoïciens que Sénèque exprimera en disant:
gratuito est virtus ; virtutis praemium ipsa virtus.
(117)
Il veut tirer le plaisir des choses extérieures, au lieu de le tirer, comme le
stoïcien de sa propre conscience, et il méconnaît l'essence de la vertu, qui est
de ne vouloir point de salaire.
(118)
Belle idée, que Cicéron ne sait pas développer.
(119)
Argument ad hominem qui n'a pas grande valeur philosophique. Cicéron
cherchait à faire honte aux épicuriens de leurs propres doctrines. En quoi il
n'avait pas tort ; mais il dépassait souvent la mesure. Dans une lettre à
Cassius, il va jusqu'à lui dire: "Ta philosophie est à la cuisine, in culina."
Cassius, dans sa réponse, proteste, relève ces mots et ajoute : "Ceux que tu
appelles philêdonoi sont philokaloi et
philodikaioi." (Lettres, IX, 18, 19.)
(120)
Les intermondes (intermundia, ta metakosmia, ta metaxu kosmôn
diastêmata) sont les intervalles vides qui, selon Épicure, séparent les
divers mondes formés par la rencontre des atomes. C'est là que les dieux,
immobiles au milieu des mouvements des sphères, jouissent de l'éternelle
félicité du repos.
(121)
Cicéron revient sans cesse sur les mêmes idées.
(122)
Encore une répétition.
(123)
On connaît l'histoire de Damon et de Pythias. Pythias, condamné à mort par Denys
le tyran, demanda quelques jours de délai : Damon le pythagoricien se remit
comme otage entre les mains du tyran, et Pythias resta libre ; mais il revint an
jour prescrit pour reprendre sa place et subir sa peine. Le tyran touché lui fit
grâce.
(124)
Voir, dans les Extraits d'Épicure, ce qui concerne l'amitié. V. aussi les
Extraits d'Helvétius et de Bentham; Épicure a dit: "Il faut quelquefois mourir
pour son ami."
(125)
Sénèque et Diogène Laërce rendant le même témoignage à Épicure.
(126)
Allusion aux injures que les péripatéticiens, les académiciens et surtout la
stoïciens prodiguèrent souvent à Épicure.
(127)
V. plus haut, 1. I, ch. XX.
(128)
Peut-être cette théorie sur l'amitié ne renfermait-elle pas la contradiction
qu'y croit apercevoir Cicéron ; peut-être faut-il y voir le germe, des théories
de Stuart-Mill et de l'Ecole anglaise. D'après Stuart-Mill ce qu'on aime et ce
qu'on recherche d'abord pour autre chose, pour le plaisir, finit, en vertu de
l'habitude et de l'association des idées, par sembler aimable et désirable pour
lui-même. V. les Extraits, et plus haut, 1. I, ch. XX.
(129)
Pouzzoles était le grand entrepôt du commerce de l'Italie avec la Sicile,
l'Afrique et l'Egypte. Les greniers dont parle Cicéron servaient à recevoir les
grains que fournissait surtout l'Égypte.
(130)
Allusion à ce qui a été dit plus haut, ch. XXIV.
(131)
Épicure eût essayé de nier cette conséquence. Selon lui, l'utilité qu'on retire
de l'amitié devait l'emporter autant sur l'utilité qu'on retire de la richesse,
que les plaisirs de l'âme l'emportent sur ceux du corps.
(132)
"Me ipsum ames oportet, non mea, si veri amici futuri sumus." - Heureuse
formule.
(133)
Cicéron est toujours trop disposé à croire à l'évidence des choses qu'il
affirme.
(134)
Le mot même de philosophie désignait pourtant autre chose que la recherche du
bonheur.
(135)
Le bonheur, tel que le conçoivent les épicuriens.
(136)
Dans la doctrine d'Épicure. Ce syllogisme a dû être emprunté par Cicéron à
quelque ouvrage stoïcien. D'après les stoïciens, en effet, l'essence même du
bonheur, c'est qu'il dépend de nous. Le faire dépendre des choses extérieures,
par exemple du plaisir et de la peine que les événements peuvent nous donner ou
nous ôter, c’est le méconnaître et le nier. Le véritable bonheur réside dans la
véritable liberté de l’âme et dans la conscience de cette liberté. Le bonheur
ainsi conçu peut être absolu, parce qu'il ne dépend que de nous.
(137)
On se rappelle le récit d'Hérodote. Crésus demandant à Solon quel était, à son
avis, l'homme le plus heureux du monde, Solon lui nomma d'abord Tellus
d'Athènes, puis Cléobis et Biton. Le roi, qui s’attendait à être nommé, entra en
colère (Hérodote, I, 32) : "Athénien, dit-il, faites-vous donc si peu de cas de
ma félicité, que vous me jugiez indigne d'être comparé avec de simples citoyens
? - Seigneur, reprit Solon, vous me demandes ce que je pense de la vie humaine,
ai-je donc pu vous répondre autrement, moi qui sais que la divinité est jalouse
du bonheur des humains, et qu'elle se plaît à le troubler ? Car, dans une longue
carrière, on voit et l'on souffre bien des choses fâcheuses. Je donne à un homme
soixante-dix ans pour le plus long terme de sa vie. Ces soixante-dix ans font
vingt-cinq mille cinq cent cinquante jours. Or, de ces vingt-cinq mille cinq
cent cinquante jours, vous n'en trouverez pas un qui amène un événement
absolument semblable. Il faut donc convenir, seigneur, que l'homme est sujet à
mille accidents. Vous avez certainement des richesses considérables, et vous
régnez sur un peuple nombreux, mais je ne puis répondre à votre question, que je
ne sache si vous avec fini vos jours dans la prospérité. Rien de plus commun que
le malheur dans l'opulence et la bonheur dans la médiocrité. L'homme pauvre,
d'ailleurs, s'il a l'usage de tous ses membres, s'il jouit d'une bonne santé,
s’il est heureux dans ses enfants, si, enfin, à tous ces avantages il ajoute
celui d'une bonne mort, cet homme-là est celui quo vous cherchez ; c'est lui qui
mérite d'être appelé heureux."
(138)
V. plus haut l. I, ch. XIX, § 63. V. aussi les Extraits d'Épicure.
(139)
Argument à peu près sans réplique, mais qui n'attaque qu'un côté secondaire de
la doctrine épicurienne.
(140)
C'est précisément ce que soutenait Épicure : "Qu'on me donne, disait-il, du pain
et de l'eau, et je suis prêt à le disputer de félicité à Jupiter même :
elegen etoimôs echein kai tôi Dii hupereudaimonias diagônidzesthai, madzan echôn
kai hudôr (Stob, Florileg., XVII, 30). - Le sage stoïcien en eût dit
autant ; mais il n’aurait même pas eu besoin de pain et d'eau
(141)
V. les Extraits.
(142)
V, plus haut. 1. I , ch. XIX, et les Extraits d'Épicure.
(143)
V. les Extraits d'Épicure.
(144)
C'était une des paroles familières à Socrate. V. les Mémorables, I, 3 :
"Socrate ne prenait de nourriture qu'autant qu'il en pouvait prendre avec
plaisir ; et quand il se mettait à manger, l'appétit lui servait
d’assaisonnement ; toute boisson lui était agréable, parce qu'il ne buvait pas
mais sans avoir soif." Le sophiste Antiphon vint un jour le voir, et lui parla
ainsi : "Je croyais, Socrate, que ceux qui professent la philosophie devaient
être plus heureux ; mais il me semble que vous tirez de la sagesse un parti font
contraire. A la manière dont vous vivez, un esclave traité comme vous ne
resterait pas chez son maître. Vous faites votre nourriture des mets les plus
grossiers et des plus viles boissons. C'est peu d'être couvert d'un méchant
manteau qui vous sert hiver comme été ; vous n'avez ni chaussure ni tunique. De
plus, vous refusez de l'argent. - Antiphon, répondit Socrate, vous me paraissez
croire quo je vis bien tristement, et, j'en suis sûr, vont aimeriez mieux mourir
que de vivre comme moi. Voyons donc ce que vous trouvez de si dur dans ma façon
de vivre... Vous méprisez mes aliments ; sont-ils moins salubres que les vôtres,
moins nourrissants, plus difficiles à trouver, plus rares et plus chers ? ou
bien enfin les mets que l'on vous assaisonne sont-ils plus agréables à votre
palais que ceux que je me procure ? Ignorez-vous qu'avec un bon appétit on n'a
pas besoin d'assaisonnement ? " (Mémorables, I, 6.) "Un autre se
plaignait d'éprouver du dégoût à table : - Acumène, lui dit-il enseigne un bon
remède à ce mal. - lequel ? - C'est de manger peu ; les mets en paraissent plus
agréables ; on dépense moins, et l'on se porte mieux." (Ibid., III, 12.)
(145)
Calpurnius Pison, surnommé Frugi à cause de sa sobriété proverbiale. (V, Tusc.,
III, 20).
(146)
Épicure vivait-il comme Gallonius ? (V. Ch. VIII, 24.).
(147)
V. Xénophon, Cyropédie, I, 11 ; Tusc., V, 99 ; Platon, Lettre
VII ; Tusc., V, xxxv, 100.
(148)
Métrodore a dit en effet : "Quel autre bien y a-t-il pour l'âme que le bon état
de la chair (to eustathes sarkos katastêma) et une sûre espérance à son
sujet (peri tautês) ? Clem. Alex., Strom., II, 179. et. Plut.,
Non pos. suav., 1089.
(149)
Cn. Octavius fut consul l'an 76 av. J. C.. "Homo mitis et captus pedibus"
dit de lui Salluste (Fragments).
(150)
Vers du Philoctète d'Attius, cités aussi dans les Tusculanes, II, XIV.
(151)
V. plus haut, I, XIX.
(152)
Cette lettre qui, d'après Cicéron, est adressée à Hermarchus, se trouve dans
Diogène Laërce (X, 22) adressée à Idoménée. Hermarchus, de Mitylène, succéda à
Épicure dans l'enseignement de l'école (V. les Extraits de Diogène Laërce).
(153)
Épictète, dans les Entretiens, oppose lui aussi, et avec plus de force
encore, la conduite d'Épicure à sa doctrine : "Épicure, quand il vent nous
retirer notre mutuel instinct de sociabilité, cède à cet instinct même qu'il
nous retire. Que dit-il on effet ? "Hommes, ne vous laissez point tromper, ne
vous laissez point détourner de la vérité, ne vous égarez pas : il n'existe pas
chez les êtres raisonnables un mutuel instinct de sociabilité ; croyez-moi bien.
Ceux qui vous disent le contraire vous trompent et vous abusent." Eh ! que
t'importe ! laisse les autres se tromper. T'en trouveras-tu plus mal, quand nous
croirons tous que la société est naturelle entre nous, et qu'il faut la
maintenir à tout prix ? Au contraire, tu t'en trouveras bien mieux et plus en
sûreté. Homme, pourquoi t'inquiéter de nous ? Pourquoi veiller à cause de nous ?
Pourquoi allumer ta lampe ? Pourquoi te lever si matin ? Pourquoi écrire de si
gros livres, afin qu'aucun de nous ne se trompe, en pensant que les dieux
s'occupent des hommes, ou ne croie qu'il y a d'autre bien réel que le plaisir ?
Car, si les choses sont comme tu le dis, va-t'en dormir, mène la vie d'un vers,
celle que tu te crois fait pour vivre, mange, bois, et ronfle. Que t'importe ce
que les autres croiront sur les points dont tu parles ? Que t'importe qu'ils se
trompent ou non ? Qu'as-tu affaire de nous ? Occupe-toi des brebis, parce
quelles se laissent tondre, traire, et enfin égorger. Ne serait-il pas à désirer
pour toi que les hommes pussent être séduits et ensorcelés par les stoïciens au
point de s'endormir, et de se laisser tondre et traire par toi et par tes
semblables ? Qu'as-ta besoin de dire à tes disciples ce que tu leur dis, au lieu
de le leur cacher ? Ne devrais-tu pas bien plutôt leur persuader, avant tout,
que nous sommes nés pour la société, et qu'il est bon d'être modéré, pour qu'on
te gardât tout ? Ou bien serait-ce qu'il y a des gens avec lesquels il faut
maintenir la société, et d'autres avec lesquels il ne le faut pas ? Quels sont
donc ceux avec lesquels il faut la maintenir ? Ceux qui tendent à la maintenir
de leur côté, ou ceux qui lui font violence ? Et qu'est-ce qui lui fait plus
violence que vous, avec de pareilles doctrines ?
Qu'était-ce donc qui arrachait Épicure au sommeil, et le forçait à écrire ce
qu'il écrivait ? Qu'était-ce, si ce n'est ce qu'il y a de plus fort dans
l'homme, la nature, qui le tirait du côté où elle voulait, malgré sa résistance
et ses soupirs ?" L'homme ne te paraît pas fait pour la société ! Eh bien !
écris-le, et transmets-le aux autres ; veille à cet effet, et donne toi-même un
démenti par tes actes à tes théories !..."
Et, après cela, nous dirons qu'Oreste était poursuivi par des Furies qui
l'arrachaient à son sommeil, et nous ne dirons pas que des Furies et des
divinités vengeresses, autrement terribles, réveillaient Épicure, quand il
dormait, ne lui permettaient pas de reposer, et le forçaient à révéler lui-même
ses misères, comme la colère et l'ivresse font pour les Gaulois ! Voilà la force
invincible de la nature humaine. Est-ce que la vigne peut croître selon les
lois, non de la vigne, mais de l'olivier ? Et l'olivier, suivant les lois, non
de l'olivier, mais de la vigne ? Cela ne peut ni se faire, ni ne concevoir. De
même l'homme non plus ne peut jamais cesser de vivre de la vie de l'homme.
Épicure a pu nous enlever tout ce qui est viril en nous, tout ce qui est du
maître de maison, du citoyen et de l'ami, mais il ne nous a pas enlevé les
penchants de l'humanité, parce qu'il ne le pouvait pas ; pas plus que les
malheureux académiciens ne peuvent se débarrasser de leurs sens ou les rendre
impuissants, quoiqu'ils on aient la meilleure envie du monde. Quelle misère !
Voici un homme qui a reçu de la nature des mesures et des règles pour juger de
la vérité, et il ne travaille pas à les compléter et à les enrichir de ce qui
leur manque ! Bien loin de là, s’il y a quelque autre chose encore qui puisse
aider à découvrir la vérité, il s'efforce de le supprimer et de le détruire !"
(154)
Les Kuriai doxai (V. plus haut, ch. VII, et Diogène Laërce, X.139).
(155)
Il entend à la fois l'âme et le corps, qui ne font qu'un selon lui.
(156)
Timocrate, frère de Métrodore ; Amynomaque, disciple et ami d'Épicure.
(157)
Mois ainsi appelé parce que c’était celui où les Athéniens avaient coutume de se
marier.
(158)
Fragment du testament d'Épicure, qu'on trouve on entier dans Diogène Laërce. V.
les Extraits. - Les proscriptions d'Épicure furent fidèlement suivies par ses
disciples, qui, tous les ans, à l'époque fixée réunissaient pour célébrer en
commun la naissance de leur maître. Il nous reste une lettre d'invitation à ce
banquet commémoratif adressée par un épicurien, Philodème, à son disciple et ami
Pison (Anthol. gr. t. I, p. 397) : "Demain, cher Pison, un disciple
d'Épicure, chéri des Muses, t'entraînera dès la neuvième heure vers une
chaumière modeste, où il doit célébrer dans un banquet l'eicade annuelle. Tu n'y
savoureras, il est vrai, ni les mamelles succulentes de la truie, ni le vin de
Chios, doux présent de Bacchus, mais tu y verras des amis parfaitement sincères
; mais tu y entendras des sons plus doux que tout ce qu'on nous vante de la
terre des Phéaciens. Si tu daignes, Pison, jeter sur nous un regard favorable,
ta présence donnera de l'éclat à la fête, et nous tiendra lieu des mets les plus
exquis. "
(159)
Cicéron, dans ce passage, fait sourire à ses dépens plutôt qu'aux dépens
d'Épicure.
(160)
Allusion à la grande année astronomique, au bout de laquelle tous les astres
reviennent à leur première position. V. dans la République la songe de
Scipion, et le Timée de Platon.
(161)
C'est précisément, auraient pu répondre les épicuriens, parce qu'Épicure croit
avoir découvert la vérité, qu'il veut par tous les moyens la rappeler aux hommes
et la faire survivre à sa mort même.
(162)
Voici tout un chapitre consacré à une question vraiment puérile.
(163)
V. L. I, ch. XVII.
(164)
Allusion au proverbe imperia manliana. V. plus haut, 1. I, ch. VII.
(165)
All' hêdu toi sôthenta memnêsthai ponôn. Vers de l'Andromède,
pièce perdue d'Euripide. (V. Nauck, Fragm. trag. Gr., p. 317.)
(166)
Allusion à quelque ouvrage d’Aristote, maintenant perdu (Cf. Tusc., V,
35).
(167)
Ces vers sont sans doute tirés des Annales d’Ennius.
(168)
La doctrine d'Épicure sur ce point a été souvent reprise par les écoles
sensualistes ; elle est encore soutenue par l'école anglaise contemporaine.
(169)
C'est pourtant un fait psychologique qui peut parfaitement se produire.
L’argument est ingénieux, mais ne prouve guère
(170)
Épicure y prenait bien garde ; mais, selon lui, il dépend du sage d'écarter
toute peine de l'âme.
(171)
Peut-être est-ce là une allusion à un passage bien connu de Lucrèce, L. V. Voir
les Extraits.
(172)
La forme est trop oratoire ; mais la pensée est profonde.
(173)
Au moment où la pensée s'élevait et devenait plus philosophique, elle retombe de
nouveau ; Cicéron revient à ses interminables exemples, et se met à raconter, au
lieu de raisonner.
(174)
Calatinus fut consul en 258, dictateur en 249.
(175)
Cette objection sera reproduite bien souvent contre les utilitaires. En fait ils
n'y peuvent répondre. V. les Extraits d’Helvétius.
(176)
C'est en effet ce qu'eût répondu Épicure. Mais il ne s’agit pas, dans le
problème moral, de savoir ce qu'un homme a fait, cet homme fût-il Hercule, mais
ce que l'homme doit faire.
(177)
Siron (Epicureus doctissimus, dit encore Cicéron, Acad., II, 106)
eut pour disciples Virgile et Varius. Philodème, philosophe et poète, fut le
maître et l'ami de Pison. On a retrouvé de lui, dans les cendres d'Herculanum,
des fragments sur l'épicurisme, la rhétorique, la musique, etc. V. plus haut, p.
123, une épigramme de Philodème.
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