ARISTOTE
LES
TOPIQUES
table des matières des topiques
livre VIII
Traduction
par Yvan Pelletier, 1986
http://docteurangelique.free.fr 2004
Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
Aristote, Les Topiques, livre I et Livre VIII
155b3
Après cela[1],
on doit dire à [quelle] place[2]
et comment il faut demander. Or il faut en premier, quand on s'apprête à
formuler des demandes, découvrir le lieu /d'où on doit attaquer[3];
deuxièmement, formuler les demandes et les mettre aussi en place par-devers
soi; troisièmement et enfin, les adresser maintenant à quelqu'un d'autre. Bien
sûr, tant qu'il s'agit de découvrir le lieu, l'investigation demeure semblable[4]
pour le philosophe et pour le dialecticien; mais au moment de mettre en place
ce [qu'on y trouve][5]
et d'en formuler la demande, elle devient le propre du 155b10
dialecticien, car
tout [travail] de cette nature [se fait] avec quelqu'un d'autre. Quant au
philosophe et au chercheur solitaire[6],
à condition que soit vrai et connu ce par quoi [s'effectue] le raisonnement, il
ne se soucie aucunement de ce que le répondeur, éventuellement, ne le pose[7]
pas en raison de la proximité avec le [propos] initial et du fait qu'il prévoie
ce qui va s'ensuivre.
Bien
plus, sans doute même s'efforce-t-il que ses réclamations
Les
lieux donc d'où il faut obtenir
Bien
sûr, pour ce qui est des [propositions] nécessaires, par lesquelles
[s'effectue] le raisonnement, on ne doit pas
Quant
aux [prémisses] signalées outre celles-là, c'est en vue de celles-là qu'on
doit les obtenir. Voici comment on doit user de chacune. On induit
Par
ailleurs, on dissimule en obtenant par préraisonnement
On
doit donc, en vue de la dissimulation, user de ce dont nous venons de parler.
Par ailleurs, [on met] du relief par l'induction et la division des congénères
En
vue de la clarté maintenant, on doit apporter des exemples et des comparaisons;
Dans
la discussion, on doit user du raisonnement avec les dialecticiens plutôt
qu'avec le grand nombre; et de 157a20
l'induction, au
contraire, plutôt avec le grand nombre. D'ailleurs, on en a déjà parlé antérieurement.
Dans certains [cas], lorsqu'on induit, il est possible de demander
l'universelle; dans d'autres, ce n'est pas facile. C'est dû au fait qu'il n'y
ait pas de nom commun institué pour toutes les ressemblances. On dit alors, au
moment où il faut obtenir l'universelle: «Ainsi [en est-il] dans tous les
[cas] de cette nature.» 157a25
Mais il appartient
à ce qu'il y a de plus difficile de définir, dans ce qui est apporté, ce qui
[est] de cette nature et ce qui [ne l'est] pas. Aussi à cette [occasion] se
trompe-t-on souvent mutuellement tout au long des raisonnements, les uns prétendant
semblable ce qui n'est pas semblable, les autres contestant que ce qui est
semblable ne soit semblable. C'est pourquoi on doit [alors] essayer de forger 157a30
soi-même un nom
[qui s'applique] à tous les [cas] touchés par la nature concernée, de sorte
qu'il ne soit permis ni au répondeur de contester que ce qui est apporté ne
soit dit de manière semblable[27],
ni au demandeur de suggérer faussement qu'il soit dit de manière semblable,
prenant occasion de ce que beaucoup de choses qui ne sont pas de manière
semblable
ont l'air d'être dites de manière semblable.
Lorsque,
alors qu'on induit en prenant appui sur plusieurs [cas], on n'accorde pas
l'universelle,
Par
ailleurs, quand il est possible de conduire le raisonnement
Par
ailleurs, il faut proposer tout ce qui est tel en plusieurs [cas], et [à quoi]
il n'y a pas d'objection du tout ou n'est pas possible d'en apercevoir à première
vue.
Il
ne faut pas faire de la conclusion une demande. Sinon, dans le cas où on [la]
refuse, on ne donne pas l'impression d'avoir effectué un raisonnement. Souvent,
en effet, même sans [la] demander et en [l'] apportant comme conséquence, on
la repousse
Par
ailleurs, toute [demande] universelle ne donne pas l'impression d'être une
proposition dialectique.
158a25
Par ailleurs,
celui qui demande longtemps [pour] une raison unique enquête mal. Si, en effet,
celui à qui s'adresse la demande répond à ce qui lui est demandé, il est évident
qu'on fait des demandes multiples ou [qu'on fait] souvent les mêmes, de sorte
qu'ou bien on fait du verbiage, ou bien on ne tient pas de raisonnement,
puisqu'en effet tout raisonnement [est issu] de peu [de propositions]. Et si on
ne répond pas, [on a tort] de ne pas 158a30
réprimander ou de ne pas abandonner.
Il
se trouve qu'il soit à la fois difficile d'agresser et facile de soutenir les mêmes
suppositions[33].
C'est le cas de ce qui est premier en nature et de ce qui est ultime. Car ce qui
est premier manque de définition et ce qui est ultime se conclut moyennant
beaucoup [de demandes], quand on veut l'obtenir en continuité 158a35
avec ce qui est
premier. Ou alors les attaques ont l'air sophistiques. En effet, il est
impossible de démontrer quelque chose sans partir des principes appropriés et
enchaîner jusqu'à ce qui est ultime. Or les répondeurs ne réclament pas
qu'on définisse et, si le demandeur définit, ils ne font pas attention.
Pourtant, tant que n'est pas devenu manifeste ce que peut bien être le 158b1
propos, il n'est
pas facile d'attaquer. C'est surtout à propos des principes qu'une [situation]
de cette nature s'ensuit, car les autres [énoncés] se montrent par ceux-là,
tandis que ceux-là ne peuvent [se montrer] par d'autres; mais [il reste] nécessaire
de connaître par une définition chaque [principe] de cette nature. 158b5
Par ailleurs, ce
qui est trop près du principe est, lui aussi, difficile à attaquer. Car il
n'est pas possible de se ménager beaucoup de raisons contre lui, du fait qu'il
se trouve peu d'intermédiaires entre lui et le principe et que c'est par
eux nécessairement qu'on montre ce qui vient après eux.
Parmi
les définitions
En
résumé, devant tout problème difficile à attaquer, on doit prétendre
Pour
beaucoup de positions, comme la définition n'est pas bien donnée, 158b25
il n'est pas
facile de conduire la discussion et d'attaquer : par exemple, si pour une seule
chose il existe un seul contraire ou plusieurs. Mais les contraires une fois définis
comme il convient, [il devient] facile de faire convenir s'il est possible ou
pas que plusieurs choses soient contraires à la même. Et il en va de la même
manière encore pour les autres [positions] qui manquent de définition. Il
semble bien que dans les mathématiques aussi 158b30
ce soit en raison
d'une déficience de définition qu'on ne décrive[36]
pas facilement certains [propos], par exemple que la [droite] qui coupe le plan
parallèlement au côté divise semblablement la ligne et la surface. Tandis
que, aussitôt que la définition est énoncée, ce qu'on dit devient manifeste.
En effet, les surfaces et les lignes subissent la même destruction mutuelle. Or
c'est là la définition 158b35
de la même
proportion. De manière absolue, une fois posées les définitions, par
exemple ce qu'est la ligne et ce qu'est le cercle, les premières éléments
sont très faciles à montrer. Sauf qu'il n'est pas possible de produire
beaucoup d'attaques contre chacun d'eux, du fait qu'il n'existe pas beaucoup
d'intermédiaires. Par contre, si les définitions des principes ne sont pas
posées, [il est] difficile [de les montrer], et peut-être même tout à fait 159a1
impossible. Or
il en va semblablement pour ces [matières] et pour ce sur quoi portent les
raisons.
Il
ne faut donc pas qu'échappe à l'attention, quand la position est difficile à
attaquer, qu'elle souffre de l'un des [défauts] dont nous venons de parler.
Toutefois, quand il y a
159a15
Pour la façon
dont il faut formuler et ranger les demandes, ce que nous venons de dire suffit
à peu près. À propos de la réponse, maintenant, on doit premièrement définir
ce qu'est l'œuvre du bon répondeur, ainsi que du bon demandeur. Or il
appartient au demandeur de conduire la discussion de manière à faire dire
au répondeur ce qu'il a de plus adoxal à l'intérieur de ce que la position
rend nécessaire; et il appartient au répondeur 159a20
que l'impossible
ou le paradoxal ait tout l'air[37]
de s'ensuivre non pas à cause de lui, mais à cause de la position. Car sans
doute est-ce une faute différente de poser en premier ce qu'il ne faut pas et
de ne pas garder comme il convient ce qu'on a posé.
159a25
On n'a encore rien
pour ceux qui produisent leurs raisonnements à fin d'exercice et de probation.
C'est que les visées ne sont pas les mêmes pour les maîtres ou les disciples
et pour les disputeurs, ni pour ceux qui discutent ensemble à fin
d'investigation. En effet, le disciple, d'abord, doit toujours poser ce qu'il
pense[38];
et de fait personne non plus ne s'attaque 159a30
à enseigner du
faux. Entre disputeurs, par ailleurs, le demandeur doit par tout moyen se donner
l'air de faire certaine chose et le répondeur se donner l'air de n'en souffrir
en rien. Dans les réunions dialectiques cependant, entre gens qui produisent
leurs raisons non à fin de dispute mais à fin de probation et d'investigation,
on n'a pas encore expliqué nettement ce qu'il faut que le répondeur ait en vue
159a35
et quoi il lui
faut quoi il ne lui faut pas accorder, pour ce qui est de bien ou mal garder la
position. Puisque donc nous ne disposons de rien qui nous aurait été transmis
par d'autres, essayons nous-mêmes d'en dire quelque chose.
Nécessairement,
bien sûr, le répondeur soutient une raison en posant une position qui soit ou
endoxale, ou adoxale, ou [qui ne soit] ni l'un ni l'autre, et
Bien
sûr, si ce qui est posé
Ce
que le répondeur doit avoir en vue, que ce qui est posé soit endoxal
absolument ou relativement à telle [personne], c'est donc manifeste.
Maintenant,
tout ce qui est demandé est nécessairement ou endoxal, ou adoxal, ou ni l'un
ni l'autre; également, ce qui est demandé est ou pertinent ou non pertinent au
raisonnement. 160a1
Par suite, s'il
est endoxal et non pertinent au raisonnement, on doit [l'] accorder en disant
qu'il est endoxal; et s'il n'est ni endoxal ni pertinent au raisonnement, on
doit [encore l'] accorder, mais en plus faire remarquer qu'il n'est pas endoxal,
pour ne pas donner dans le simplisme. Si, par ailleurs, il est pertinent au
raisonnement et endoxal, on doit dire qu'il est endoxal 160a5
mais trop proche
du [propos] initial[44]
et que, si on pose cela, ce qui a été posé [d'abord]46
s'en trouve détruit.[45]
Si, par ailleurs, la réclamation est pertinente à la raison mais est trop
adoxale, on doit dire que, si on la pose, [le propos] s'ensuit, mais que ce qui
est proposé est trop simpliste. Si enfin [ce qui est demandé] n'est ni adoxal
ni endoxal, dans le cas où il n'a aucune pertinence à la raison, on doit [l']
accorder sans 160a10
restriction;
mais s'il est pertinent à la raison, on soit en plus faire remarquer que, s'il
est posé, la position initiale46
s'en trouve détruite.
En
effet, le répondeur ne donnera pas l'impression de subir quoi que ce soit par
sa faute, si c'est en prévoyant ainsi qu'il pose chaque [chose]; et le
demandeur arrivera à un raisonnement du fait qu'il
C'est
semblablement aussi qu'on doit répondre quand ce qu'on dit comporte obscurité
et acceptions multiples. En effet, il est accordé[48]
au répondeur, s'il ne comprend pas, de dire: «Je ne comprends pas!»; [il lui
est accordé] également, quand ce qu'on dit comporte acceptions multiples, 160a20
de ne pas nécessairement
consentir ou refuser. Aussi est-il évident que, d'abord, si ce qu'on a dit
n'est pas clair, on ne doit pas hésiter à dire qu'on ne comprend pas. Car
souvent, c'est pour avoir accordé des demandes faites sans clarté qu'on
rencontre telle difficulté. Toutefois, s'il est connu que ce qu'on dit comporte
des acceptions multiples, dans le cas où 160a25
ce qu'on dit demeure vrai ou faux en toutes [ses acceptions], on doit
[l']accorder ou [le] repousser absolument; mais dans le cas où il se trouve
faux en telle [acception] et vrai en telle [autre], on doit faire
remarquer en plus qu'il se dit en des acceptions multiples et qu'en l'une il
est faux, en l'autre vrai. Car si la distinction est apportée plus tard, [il ne
sera] pas évident si on apercevait déjà initialement l'ambiguïté. Si par
ailleurs on n'a pas prévu l'ambiguïté 160a30
et qu'on ait posé
avec en vue l'une [des acceptions], on doit dire, contre qui pousse vers l'autre
[acception]: «Je n'ai pas accordé avec celle-là en vue mais avec l'autre.»
En effet, quand il y a plusieurs [acceptions] sous le même nom ou la même
définition,
la contestation est facile. Mais si ce qui est demandé est à la fois clair et
simple, on doit répondre ou oui ou non.
160a35
Cependant[49],
toute proposition de raisonnement est ou bien l'une de celles dont est issu le
raisonnement, ou bien en vue de l'une d'elles. Or quand une [proposition] est
obtenue en vue d'une autre, cela est évident, du fait qu'on demande plusieurs
fois quelque chose de semblable; c'est en effet ou bien par une induction, ou
bien par une similitude que, dans la plupart des cas[50],
on obtient l'universelle. Aussi doit-on bien sûr poser tous les singuliers
[demandés], 160b1
s'ils sont vrais
et endoxaux[51],
mais contre l'universelle on doit essayer d'apporter une objection[52].
Car, sans une objection ou réelle ou endoxale, bloquer la raison, c'est faire
le difficile. Si donc, alors qu'elle se vérifie manifestement en plusieurs
[cas], on n'accorde pas l'universelle, et ce sans tenir d'objection, il est
manifeste 160b5
qu'on fait le
difficile. Si en outre on ne tient pas même de quoi montrer, par mode de
contre-attaque, qu'elle n'est pas vraie, on donnera bien plus encore
l'impression de faire le difficile. Quoique même cette [contre-attaque] ne
[serait] pas suffisante; en effet, nous tenons beaucoup de raisons contraires
aux endoxes, et qu'il est difficile de résoudre, comme celle de Zénon à
l'effet qu'il n'est pas possible de se mouvoir ni de traverser le stade; on ne
va pourtant pas à cause de cela 160b10
ne pas devoir
poser ce qui leur est opposé. Si donc, tout en ne tenant pas de quoi
contre-attaquer ni de quoi objecter, on ne pose pas [l'universelle demandée],
il est évident qu'on fait le difficile. En effet, c'est faire le difficile en
matière de raisons que de donner une réponse destructive du raisonnement en
dehors des façons dont nous venons de parler.
Il
faut, pour soutenir tant une position qu'une définition, 160b15
[l']avoir d'avance attaquée par-devers soi; car ce à partir de quoi
les enquêteurs détruisent ce qu'on pose [initialement][53],
il est évident que c'est à cela qu'on doit s'opposer[54].
On
doit par ailleurs éviter de soutenir une supposition adoxale. Or [une
supposition] pourrait être adoxale de deux manières : en effet, [il y a celle]
de laquelle il s'ensuit qu'on dise des absurdités, par exemple si on disait que
tout ou que rien ne se meut; et [il y a] tout ce qu'il appartient à des
Quant
à tous les raisonnements qui concluent du faux, on doit [les] résoudre en
supprimant ce par quoi s'effectue le faux. Car à supprimer n'importe quoi, on
n'a pas 160b25
résolu [pour
autant], pas même si ce qu'on a supprimé est faux. En effet, le raisonnement
pourrait contenir plusieurs faussetés, si par exemple on obtenait que qui
est assis écrit et que Socrate est
assis[56].
Il s'ensuit, partant de là, que Socrate
écrit. Et bien sûr, à supprimer la [proposition] Socrate
est assis[57],
le raisonnement ne s'en trouve pas plus résolu : même si la réclamation [était]
fausse, 160b30
ce n'était
cependant pas à cause d'elle que le raisonnement était faux. En effet, s'il se
trouve qu'un tel soit assis mais n'écrive pas, à pareil [cas] la même
solution[58]
ne s'adaptera
plus. De sorte que ce n'est pas cela qu'on doit supprimer, mais ceci que qui
est assis écrit; car toute [personne] assise n'écrit pas. On a donc résolu
complètement à condition d'avoir supprimé ce par quoi s'effectue le faux,
et on connaît la 160b35
solution à
condition de savoir que c'est par là que la raison [est effectuée], comme il
en est pour les faux tracés. Car il ne suffit pas de s'objecter, même si ce
qu'on supprime est faux; on doit aussi démontrer pourquoi [c'est] faux; ainsi,
en effet, pourra-t-il être manifeste si c'est ou non en prévoyant telle chose
que l'objection est faite.
161a1
On peut de quatre
manières empêcher une raison de conclure. Ou bien, en effet, en supprimant ce
par quoi s'effectue le faux. Ou bien en adressant une objection au demandeur;
car souvent alors on n'a pas résolu, mais l'enquêteur ne peut pas pousser plus
loin. En troisième, 161a5
[en objectant] à
ce qui est demandé; car il peut s'ensuivre que, de ce qui est demandé, ne
s'effectue pas ce qu'on veut, du fait qu'on [l']ait mal demandé, alors qu'avec
telle chose posée en plus la conclusion serait effectuée. Si donc le demandeur
ne peut plus poursuivre, ce sera que l'objection s'adresse au demandeur, mais
s'il [le] peut[59],
[elle sera adressée] à ce qui est demandé. Enfin, la quatrième 161a10
et la pire des
objections est celle qui s'en prend au temps; il y a en effet des gens qui
soulèvent des objections telles que les résoudre dans la discussion exige plus
de temps que [n'en dispose] la discussion présente. Les objections, comme
nous l'avons dit, s'effectuent donc de quatre manières. Mais seulement la première
de celles dont nous avons parlé constitue une solution et les 161a15
autres ne sont
qu'empêchements et obstacles mis aux conclusions.
La
critique[60]
d'un raisonnement n'est pas la même [selon que] le raisonnement [est visé] en
lui-même ou en ce qu'il est issu de demandes. Souvent, en effet, c'est celui à
qui on demande qui est cause de ce que le raisonnement ne soit pas bien inséré
dans la discussion, par le fait de ne pas concéder ce à partir de quoi il y
aurait moyen de bien discuter contre la position. C'est qu'il 161a20
n'est pas au
pouvoir de l'un seulement [des interlocuteurs] de bien accomplir leur œuvre
commune[61].
Il est donc quelquefois nécessaire d'attaquer l'interlocuteur et non la
position, quand le répondeur se tient malignement à l'affût de ce qui
contrarie
le demandeur. Ceux, bien sûr, qui font ainsi les difficiles font des entretiens
des disputes et non des discussions[62].
En
outre, 161a25
puisque les
raisons de cette nature [se produisent] à fin d'exercice et de probation, et
non d'enseignement, il est évident qu'on doive[63]
conclure non seulement du vrai mais aussi du faux, et non pas toujours par du
vrai mais quelquefois aussi par du faux. Souvent, en effet, comme ce qui est posé[64]
est vrai, [c'est du
vrai] que, nécessairement, celui qui conduit la discussion supprime[65]:
on
doit
63 alors
proposer du faux. Parfois même, par ailleurs, 161a30
quand ce qui est
posé est faux, on doit le supprimer par du faux; car rien n'empêche que,
relativement à un tel, ce qui n'est pas soit plus endoxal que le vrai, de sorte
que ce sera pour autant que la raison s'effectue à partir de cela justement qui
est endoxal pour lui qu'il s'en trouvera davantage persuadé ou aidé. Mais
indispensablement, celui qui conduit bien [à la conclusion] le fait selon un
mode dialictique et non chicanier, comme le géomètre 161a35
[le fait] selon un
mode géométrique, [et cela] que ce qui est conclu soit faux ou vrai.
Maintenant, quelle [allure] ont les raisonnements dialectiques, on l'a dit
auparavant.
Que
[fasse] un mauvais associé celui qui met obstacle à l'œuvre commune, il est
évident que [cela vaut] aussi en matière de raisonnement. Car il y a également
en cela un propos commun, sauf pour les disputeurs : pour eux, il n'est pas
possible 161a40
de viser tous les deux à la même fin, car il est impossible que plus d'un 161b1 ne vainque. Et cela ne fait pas de différence que cette [obstruction]
se fasse par la réponse ou par la demande[66].
Qui demande selon un mode chicanier discute mal, aussi bien que le répondeur
qui n'accorde pas ce qui est endoxal[67]
ni n'accepte quoi que ce soit dont veuille 161b5
s'enquérir le demandeur. De ce que nous venons de dire il ressort avec évidence
qu'on ne doit pas critiquer semblablement la raison en elle-même et le
demandeur. Car rien n'empêche que la raison soit mauvaise et que le demandeur
ait discuté de la meilleure façon avec le répondeur. Et effet, contre ceux
qui font les difficiles, on n'est sans doute pas capable de faire les
raisonnements
directement comme on les 161b10
veut, mais seulement comme ils le laissent possible.
On
n'a pas encore défini quand les gens[68]
obtiennent les contraires et quand les [propos] initiaux. Souvent, en effet,
en discutant intérieurement, ils affirment les contraires et ce qu'ils refusent
d'abord, ils l'accordent ensuite. C'est pourquoi justement, lorsqu'on le leur
demande, 161b15
ils donnent souvent leur assentiment aux contraires et au propos initial. Aussi
les raisonnements en deviennent-ils nécessairement mauvais. Or c'est le répondeur
qui en est cause, en n'accordant pas et accordant tour à tour les [demandes] de
cette nature. Il est donc manifeste qu'on ne doit pas critiquer semblablement
les demandeurs et les raisonnements.
Pour
ce qui est du raisonnement pris en lui-même, il existe cinq critiques. 161b20
La première, c'est quand, partant de ce qui est demandé, on ne conclut ni le
propos ni rien du tout, du fait que ce en quoi [on fonde] la conclusion soit
faux ou adoxal, ou bien entièrement ou bien en majeure partie, et que la
conclusion ne s'effectue pas non plus, qu'on retranche ou qu'on ajoute des
choses, ou qu'on en retranche certaines et qu'on en ajoute d'autres[69].
La deuxième, 161b25
c'est si le raisonnement ne s'effectue pas en pertinence à la position, tout en
étant issu de ce et dans la manière dont on a parlé plus haut. La troisième,
c'est si le raisonnement s'effectue à la condition d'ajouter des choses, mais
que ces choses soient inférieures à ce qu'on a demandé et moins endoxales que
la conclusion. Une autre, c'est si c'est à la condition de retrancher des
choses, car parfois on obtient plus que ce qui est nécessaire, de sorte que ce
n'est plus du simple fait que cela soit que le raisonnement s'effectue. Encore
une, 161b30
c'est si [le raisonnement] est issu de [choses] plus adoxales et moins croyables
que la conclusion, ou s'[il est] issu de choses vraies mais exigeant plus de
travail à démontrer que le problème.
Par
ailleurs, il ne faut pas réclamer que, pour tous les problèmes, les
raisonnements soient semblablement endoxaux et persuasifs. En effet, il relève
immédiateemnt de leur nature que
Quand
la raison dont nous avons parlé est démonstration de quelque chose, à
supposer
qu'il y ait autre chose qui n'ait rien à voir avec la conclution, [cette
raison] ne sera pas un raisonnement pour elle. Et si elle en a l'air, ce sera un
sophisme,
Si
par ailleurs une chose est montrée à partir de [deux autres] toutes deux
endoxales, mais sans qu'elles soient semblablement
Voici
par ailleurs une faute, elle aussi en ce qui concerne les raisonnements: 162a25
c'est quand on montre par plus de choses ce qui peut l'être par moins, et qui
soient [déjà] présentes dans le raisonnement. Par exemple, [pour montrer]
qu'une opinion l'est plus qu'une autre, si on demandait : «La chose-en-soi est
le plus?»; or, «Il existe vraiment un objet-d'opinion-en-soi?»; par conséquent,
«L'en soi l'est plus que les particuliers?». Ensuite, «[Admet] le plus le
corrélatif au relatif [qui admet] le plus»; or «Il existe 162a30
une véritable opinion-en-soi, qui sera plus rigoureuse que les [opinions
particulières]?». Or on a postulé et qu'«Il y a une véritable
opinion-en-soi» et que «La chose-en-soi est le plus». Par conséquent, «L'opinion-en-soi
est plus rigoureuse». Où est la déficience? Sans doute est-ce qu'il fait que
la cause dont dépend le raisonnement nous échappe?
162a35
Une façon dont un raisonnement est évident, et c'est la plus populaire, c'est
s'il est conclu de manière qu'il ne faille plus rien demander. Une autre [façon
dont il l'est] encore, et c'est celle qui se dit le plus, c'est quand on a
obtenu 162b1 ce dont sa nécessité est issue, et qu'on [l'en] mène à sa conclusion
par des conclusions [intermédiaires]. [Un raisonnement est] encore [évident]
si quelque chose [lui] manque [qui soit] extrêmement endoxal.
Un
raisonnement est appelé faux de quatre manières. Une première façon, c'est
quand il a bien l'air de conclure, alors qu'il ne conclut pas, ce qui 162b5
s'appelle un raisonnement[74]
chicanier. Une autre, c'est quand il conclut, mais sans pertinence au propos;
cela s'ensuit surtout chez les [raisonnements] qui mènent à l'impossible. Ou
bien [quand] il conclut en pertinence au propos, mais non selon la méthode
appropriée; c'est-à-dire quand [un raisonnement] qui n'est pas médical
donne l'impression d'être médical, ou [d'être] 162b10
géométrique sans être géométrique, ou [d'être] dialectique sans être
dialectique, que soit faux ou que soit vrai ce qui s'ensuit. Une autre façon,
c'est si [le raisonnement] conclut par du faux; la conclusion en sera
quelquefois fausse, quelquefois vraie. Car le faux se conclut toujours par du
faux, mais le vrai se prête 162b15
aussi à être issu de ce qui n'est pas vrai, comme on l'a dit aussi
antérieurement.
Bien
sûr, que le raisonnement soit faux constitue une faute de l'interlocuteur[75]
plutôt que du raisonnement. Plus exactement, [ce n'est] pas toujours [la faute]
de l'interlocuteur, mais [ce l'est] quand cela échappe à son attention. C'est
que nous l'admettons volontiers en lui-même, de préférence à beaucoup de
[raisonnements] vrais, s'il supprime 162b20
une vérité en étant issu de ce qu'il y a de plus endoxal. En étant de cette
nature, en effet, il devient démonstration d'autres vérités : c'est qu'il y
a telle [partie] de ce qu'on a posé qu'il ne faut pas du tout [poser], et c'est
de cela que [ce raisonnement] sera par suite démonstration[76].
Si, par ailleurs, du vrai était conclu par du faux et du trop simpliste, [le
raisonnement] serait moins bon que beaucoup [d'autres] qui syllogisent du faux;
toutefois, même [un raisonnement] qui concluerait du faux pourrait être de
cette nature.
En
conséquence,
Comment
le demandeur postule le [propos] initial et les contraires, nous en avons traité
dans nos Analytiques du point de vue
de la vérité; on doit maintenant en parler du point de vue de l'opinion[78].
On
a l'air de postuler le [propos] initial de cinq manières.
Par
ailleurs, on postule les contraires d'autant de manières que le [propos]
initial.
En
définitive, obtenir les contraires diffère
En
regard de l'exercice[80]
et de l'étude[81]
des raisonnements de cette nature, 163a30
la première [chose] à faire est de s'accoutumer à convertir les
raisonnements. Car nous nous en trouverons mieux pourvus devant ce qui se dit
et, en peu [de choses], nous saurons à fond beaucoup de raisonnements. En
effet, convertir, c'est obtenir l'opposé de la conclusion et la joindre au
reste des demandes pour supprimer l'une de celles qu'on avait accordées; c'est
que nécessairement, si la 163a35
conclusion n'est pas, l'une quelconque des propositions est supprimée, puisque
justement, en les posant toutes, c'était une nécessité que la conclusion
soit. Contre toute position, tant [celle selon laquelle] il en est ainsi que
[celle selon laquelle] il n'en est pas ainsi, 163b1
on doit investiguer l'attaque [adéquate]; puis, dès qu'on l'a découverte,
on doit en chercher la solution. De la sorte, en effet, il s'ensuivra qu'on se
sera exercé à la fois à demander et à répondre. Et si nous n'avons personne
d'autre contre qui [le faire, nous le ferons] contre nous-mêmes. En faisant son
choix, aussi, mettre en parallèle 163b5
des attaques contre la même position. Cela, en effet, augmente beaucoup les
ressources pour ce qui est de contraindre et confère une aide puissante pour ce
qui est de réfuter, quand on est à même d'[argumenter] abondamment et qu'il
en est ainsi, et qu'il n'en est pas ainsi, car il s'ensuit qu'on fasse la garde
contre les contraires[82].
Aussi, en vue de la connaissance et de l'intuition philosophiques[83],
163b10 ce n'est pas qu'un petit instrument que de pouvoir et même d'avoir déjà
embrassé d'un coup d'œil ce qui s'ensuit de l'une et l'autre supposition; car
il ne reste plus qu'à adopter correctement l'une d'elles. Toutefois, pour
effectuer un [choix] de cette nature, il faut être heureusement disposé, et la
disposition heureuse devant la vérité, c'est de pouvoir correctement adopter
le vrai et éviter le faux. 163b15
C'est là précisément ce que les gens naturellement bien doués peuvent
faire; comme, en effet, ils aiment
et détestent avec justesse ce qu'on leur apporte, ils jugent avec justesse du
meilleur[84].
Aussi,
il faut connaître à fond les raisonnements contre les problèmes qui
reviennent le plus souvent, et surtout en ce qui concerne les positions premières,
car c'est à leur sujet
De
plus, on doit s'accoutumer à faire d'un raisonnement plusieurs,
Par
ailleurs, on doit tourner l'exercice
Toutefois,
on ne doit pas dialoguer avec tout le monde, ni s'exercer contre le premier
venu. C'est qu'il est inévitable, contre certaines gens, que les raisonnements[91]
s'effectuent mal. 164b10
En effet, contre l'[interlocuteur] qui essaie de toute manière d'avoir l'air de
s'en sortir, il est légitime d'essayer de toute manière de syllogiser; ce
n'est toutefois pas bien élégant. Aussi ne faut-il justement pas se commettre
à la légère avec les premiers venus, car c'est nécessairement une discussion
bien déficiente qui s'ensuit; de fait, ceux qui s'exercent sont [alors]
incapables d'éviter de faire de la discussion 164b15
une dispute. Enfin, il faut tenir des raisonnements tout faits pour ces
problèmes dont la nature fait qu'une fois munis en abondance pour peu de
choses nous tiendrons les [raisonnements] utiles à la plupart des [cas]. Ce
sont là les [raisonnements] universels et [ceux] contre lesquels il est plus
difficile de se munir avec ce [qui vient à l'esprit] sur le champ.
[1]Top. I-VII
: tout ce qui concerne la découverte de l'abondance de l'argumentation :
les genres de problèmes, les modalités d'attributions, les instruments et
surtout les lieux.
[2]Mieux qu'ordre (voir Tricot), qui réfère trop directement à l'ordonnance
interne pour nommer la première des deux considérations qu'Aristote
englobe dans ce cas : cette première considération situe toute la demande
en regard des autres opérations dialectiques (choisir le lieu d'agression,
s'adresser à l'interlocuteur) et philosophiques; la seconde (155b29ss) déterminera
la place que doivent occuper les unes par rapport aux autres les demandes
particulières selon leur nature (nécessaires, paranécessaires).
[3]
ƒEpixeireÝn.
Un autre mot dont la traduction est d'importance capitale pour
l'intelligence et la cohérence des Topiques.
Dans le choix de ce verbe et du substantif correspondant, ¤pixeÛrhma,
pour désigner l'opération dialectique par excellence, Aristote marque
combien il s'agit toujours naturellement, pour le dialecticien, de réfuter
une position, de conclure en contradiction avec un énoncé formulé
auparavant. Attaquer et ses dérivés
conviennent merveilleusement pour garder sa vitalité à ce vocabulaire
aristotélicien. Attaquer (avec attaque, difficile à attaquer,
attaquant, et en adjectif, agressif)
fournissent une rare opportunité de traduire avec cohérence en francais
toutes les occurrences du groupe ¤pixereÝn
(¤pixeÛrhma,
dusepixeÛrhtow,
¤pixeirhmatikñw,
etc.), Tricot, par exemple, traduit ici attaque, mais exécute dans le reste du texte un slalom déconcertant
entre discussion (158a35), argument
(158b13), épichérème (162a16), combat
(158b1), objection (160b15). Il
devient ainsi fort difficile pour le lecteur de percevoir qu'Aristote parle
toujours alors d'une réalité simple et unique : l'argument propre au
dialecticien, en sa présentation la plus ordinaire.
[4]Mais non
identique (cf. l'usage semblable fait de ÷moiow
en
155b14, en opposition explicite à taÈton
:
toèto
d¢
¦stin
õmoion
¤pagvg¯,
oé
m¢n
taut¯n
ge).
Il y a chez le savant quelque chose qui ressemble (õmoÛvw)
à l'usage de lieux — il faut
bien que lui aussi découvre et détermine des principes pour son
argumentation —, qui n'est pas identique, toutefois, car les principes qui
conviennent à une démonstration ne se trouvent pas strictement par
l'usage de lieux, mais par l'intuition de l'essence du sujet. Le savant n'a
rien à faire de précautions dont l'effet serait de faire recevoir la démonstration
par son disciple un peu malgré lui, sans qu'il voie trop venir.
[5]Taèta. Il faut bien appréhender le contexte pour saisir la visée de ce démonstratif.
Le dialecticien trouve d'abord un lieu d'où attaquer la position initiale
prise sur le problème; en ce lieu, en cette affinité d'attribution, il se
voit suggérer, comme principes éventuels d'une attaque, tels et tels
endoxes ayant cours sur le sujet du problème. Reste à ordonner leur
utilisation et à passer à l'acte. — À noter que je traduirai régulièrement
le neutre pluriel grec par le neutre singulier fran‹ais. Ce procédé
entraîne bien sûr un aspect plus abstrait, mais l'avantage est tellement
grand, à la longue, pour ce qui est d'alléger le texte et pour éviter de
restreindre la portée des remarques d'Aristote à un contexte trop déterminé,
que je ne puis y renoncer.
[6]
„O
zhtÇn
kay'
¥autñn,
celui qui cherche d'après lui-même,
celui, en somme qui se fait son propre répondeur : il mène l'investigation
seul et se trouve comme à dialoguer avec lui-même, intérieurement. Notons
bien que õ
dialektikñw et õ
zhtÇn
kay'
¥autñn
ne sont pas opposés ici comme le dialecticien avec quelqu'un dont l'activité
n'aurait rien de dialectique. „O
zhtÇn
kay'
¥autñn,
c'est le dialecticien qui n'a rien à redouter de dispositions imparfaites
de son interlocuteur, soit qu'il agisse seul et se fasse son propre
interlocuteur, soit, cas idéal, que son interlocuteur soit si adéquatement
disposé qu'il n'ait aucun besoin d'être mis à l'épreuve; bref, c'est le
dialecticien qui investigue purement et simplement le problème soulevé,
c'est ²
dialektik¯
kay' aét®n,
la dialectique en elle-même, dont parle Aristote en Réf.
soph., 34, 183a39. Et celui qu'Aristote oppose ici à celui-là est
õ
dialektikñw pris plus étymologiquement; c'est le dialecticien dans les difficultés
particulières liées strictement au dialogue extérieur:
l'interlocuteur risque beaucoup, au moins en quelques moments de
l'investigation, de s'identifier trop avec la position ou le propos
initiaux, et d'obliger son interlocuteur à le soumettre lui-même à
l'examen autant que le problème. Bref, ce dialecticien contraint de se préoccuper
de trouver une présentation de ses demandes adéquate aux dispositions de
son interlocuteur, c'est le probateur,
õ
peirastikñw.
[7]
Y». Ce terme dit bien la responsabilité caractéristique de l'office du répondeur.
Le demandeur propose : il suggère; et le répondeur dispose : il refuse le
point de départ suggéré, ou bien, dans le meilleur cas, il l'accorde (dÛdotai)
et lui donne sa propre garantie : il le pose
lui-même. Je traduirai uniformément par poser
le verbe (dÛdotai), le plus possible, bien qu'il faille
quelquefois sentir, comme ici : vouloir
ou refuser de poser.
[8]
ƒAjiÅmata.
Aristote emploie plusieurs synonymes pour signifier les prémisses comme des
demandes. J'essaie de rendre dans la traduction l'éclairage que produit
cette variété. Ainsi, il est intéressant de noter qu'ŽjÛvma
a le sens d'une demande plus exigeante, ce qui convient bien au caractère péremptoire
de la prémisse scientifique que le démonstrateur, à parler strictement, exige plutôt qu'il ne la demande.
[9]Lamb‹nein. C'est un terme typique pour rendre l'opération caractéristique du
demandeur par son intention la plus prochaine, par son succès. Quand il
fait bien son office, le demandeur obtient
les prémisses dont l'argument devra être constitué. Dans un souci de cohérence
pour les termes-clés, je traduirai le plus uniformément possible lamb‹nein par obtenir;
bien qu'il faille souvent sentir quelque chose comme chercher
à obtenir; ou que, comme ici, le rapport soit quelquefois plutôt au
lieu dont il faut tirer, puiser,
prendre les prémisses, qu'au répondeur dont il faut les obtenir.
[10]Tñ
kayñlou, c'est la proposition universelle, celle dont le raisonnement principal
tire toute sa force. Voir
156a28 : t¯n
kayñlou prñtasin.
[11]Lñgow. Comme raison en français, lñgow désigne non seulement la faculté, mais très souvent aussi son fruit,
la conception issue de cette faculté. Le lñgow
désigne toujours alors une conception complexe
: tantôt une définition ou une notification de quelque sorte,
produite en vue de la représentation d'une nature incomplexe, comme en
160a32 et 162b37; tantôt un énoncé, ordonné à l'expression d'une vérité,
d'une opinion ou d'une supposition quelconque, comme en 183b4; tantôt même
un argument, rendant compte d'un progrès du connu à l'inconnu, et même
tout le dialogue qui l'enveloppe, comme ici et souvent dans le livre VIII.
On ne peut sans violence traduire lñgow
par raison dans tout contexte, bien qu'on trouverait souvent précieux,
pour se placer du point de vue d'Aristote, de disposer d'un mot qui désigne
l'œuvre de la raison sans une restriction immédiate à tel de ses actes.
[12]SullogÛzesyai ne signifie pas seulement, de manière intransitive, l'agencement des
propositions conduisant à une conclusion. Il peut aussi signifier, de manière
transitive, l'acte final de tirer la conclusion; il a alors pour objet
direct la conclusion. Raisonner,
en français, ne se prête pas à cet usage. Aussi dois-je contourner la
difficulté par une périphrase comme obtenir
par raisonnement, ou parler de conduire
le raisonnement à tel terme, ou encore traduire carrément par conclure,
comme en 156a12. Il en va de même pour sullogismòw
toè
sumperÛsmatow
(en
156a20) par le raisonnement du propos initial et le raisonnement de la conclusion. J'essaie de donner ici
l'approximation la plus voisine possible : le
raisonnement conduisant au propos initial
et le raisonnement visant
la conclusion principale.
[13]Pour
l'intelligence de ce qui va suivre, il faut absolument se situer dans un
contexte de dialogue et avoir très présent à l'esprit que chaque opération
signalée par Aristote sera propre à l'un ou à l'autre interlocuteur, au
demandeur ou au répondeur. Or Aristote précise rarement lequel; cela a
l'avantage d'alléger énormément le texte et Aristote peut se le permettre
du fait que le contexte parle assez clairement. Je suis sa manière en
traduisant on chaque fois,
justement, que la précision n'est pas faite, et cela même lorsque, un peu
plus loin, Aristote parle au pluriel. Dans le cas présent, par exemple,
dans si on ne pose pas, c'est le répondeur
qui est visé et c'est en retour au demandeur qu'il est prescrit qu'on
doit l'obtenir en le proposant moyennant une induction.
[14]Que
comporte de soi l'universel, abstrait des
choses.
[15]Xr®simow. Ici
synonyme, en moins fort, d'ŽnagkaÝow,
quelques lignes plus haut. Marque la nécessité conditionnelle de la
proposition dont on a besoin pour obliger par raisonnement la concession
d'une autre qu'on ne pourrait obtenir en elle-même immédiatement. Plus
loin (v.g. 156a10), Aristote va qualifier ainsi jusqu'aux propositions des
préraisonnements qui obligeront la concession des propositions nécessaires.
[16]Préraisonnement plutôt que prosyllogisme,
pour garder le lien avec raisonnement.
[17]Toè
¤j Žrx°w
[prokeim¡nou]
:
la conclusion que se propose dès le point de départ le demandeur, en
opposition à la position initiale du répondeur: ²
¤j Žrx°w
y¡siw,
ou
tñ
¤j Žrx°w
keÛmenon.
[18]C'est par
des précisions de ce style qu'on sent qu'Aristote garde toujours bien
nettement à l'esprit la distinction entre investigatoire pure et
probatoire. Car pourquoi signaler spécialement le cas où on use de
dissimulation si, déjà théoriquement, ce ne devait jamais être
autrement?
[19]
EkeÝna
êf'
Ïn
õ
sullogismñw
g¤netai,
celles sous lesquelles le raisonnement s'effectue : il s'agit
de ces propositions plus universelles dont on a dit auparavant qu'il fallait
obtenir par préraisonnement les propositions nécessaires comme
de plus haut, et même du plus haut possible (énvt‹tv,
155b30).
[20]OÞkeÛvn
:
agencées en un même raisonnement pour produire ne même conclusion. Voir
la paraphrase d'Alexandre (527,
27) : TÇn
gŒr
oÞkeÛvn
kaÜ
pròw
tÚ aêtÚ
suntelousÇn
sump¡rasma
prot‹sevn
§fejòw tiyem°nvn,
tant qu'on pose à la suite les
propositions apparentées et concourant à la même conclusion.
[21]TÚ
m¯
dokeÝn
Žlñgvw
ŽrneÝsyai
-
TÚ dokeÝn aétoæw.
Il est bien difficile de traduire uniformément dokeÝn.
Tricot et Brownschwig, par exemple, y vont à cet effet de dizaines de
termes plus ou moins différents dans leur traduction des Topiques.
Pourtant, le vocable est extrêmement précieux et le lecteur a besoin de
sentir sa réitération dans le texte, car c'est lui qui donne vie au terme
trop vite technique
¦ndojow.
DokeÝn
marque le fait d'être attendu, de donner
l'impression, de paraître fortement, d'être spontanément pensé, bref
tout ce qui fait l'endoxal, tout
ce qui donne naissance à l'endoxe.
Il est pratiquement impossible de se fixer rigoureusement sur une traduction
d'inspiration unique pour la famille ¤ndojow,
dñja, dokÇ.
Endoxal, endoxe, tenir lieu
d'endoxe (ou être endoxal, faire
figure d'endoxe, être jugé endoxal, etc.) joueraient assez bien le rôle,
à les prendre dans l'esprit de ma présentation du mot endoxal plus haut (cf. supra,
p. 22, note 1). Malheureusement toutefois, tenir lieu d'endoxe, à cause de son caractère de néologisme, fait
plutôt obscur au départ, alors que le verbe qu'il traduit veut donner une
note concrète à l'exposé. Cet effet obscur serait spécialement
regrettable quand cette traduction viendrait renforcir l'aspect pléonasmique
d'expressions où le rôle de dok°
devrait être au contraire de jeter de la clarté sur les termes plus
abstraits que sont le substantif dñjaet l'adjectif ¦ndojow.
Par exemple, en Top., I, 1, 100b21
: Endoja
d¢ tŒ dokoènta p‹sin donnerait:
Est endoxal ce qui tient lieu
d'endoxe auprès de tous. On pourrait aussi imaginer de fonctionner à
partir d'une étymologie première de ces termes et traduire : attendu,
attente, s'attendre; le paradoxal
deviendrait alors l'inattendu. Par
exemple : Est attendu ce à quoi tous
s'attendent. Tout cela, encore, conviendrait à peu près, sauf qu'en général
le sens paraîtrait moins fort : inattendu
fait moins péjoratif que paradoxal
et attente moins contraignant qu'endoxe.
Un passage comme le suivant, par exemple, sonnerait un peu faible :
" Tant
que l'homonymie échappera à l'attention, on s'attendra à ce qu'on objecte
à la proposition.» (Top., VIII,
2, 157b7-8) On ne sent pas l'actualité de l'objection présentée, on est
trop tourné vers le futur. Comparer : "... il sera bien endoxal qu'on
objecte à la proposition.» En outre, on manquerait d'un mot pour paradoxe (contre attente?). Je
naviguerai entre les deux options. Je
m'en tiendrai de fait le plus possible au groupe endoxal, endoxe et être endoxal. Ce sera strictement le cas pour
l'adjectif et le substantif. Quant au verbe, je réserverai la racine
d'aspect plus latin (s'attendre)
et une expression de sens apparenté (donner
l'impression) pour les cas, surtout au début, où il s'agit de présenter
et de rendre familier l'¦ndojow
et où être endoxal ferait trop obscur. Les exemples précédents
deviendront donc : Est endoxal ce à
quoi tous s'attendent et : ... on
donnera bien l'impression d'objecter à la proposition. Il faudra
prendre garde, toutefois, à ne percevoir aucune couleur péjorative dans
l'expression donner l'impression :
dans le contexte, elle fait abstraction de ce que cette impression
corresponde exactement ou non à la réalité; elle dit simplement que les
faits se présentent de façon que l'option la plus raisonnable, l'option
endoxale, soit de les accepter comme tels.
[22]Tò
toioèton, un énoncé de la nature de celui qu'on
est à demander.
[23]Le
propos initial, la conclusion recherchée par le demandeur, en opposition à
la position initiale fixée par le répondeur.
[24]
„Upolamb‹nontew,
répondant
de.
Un terme intéressant pour désigner le répondeur : face à l'intention du
demandeur d'obtenir,
de lamb‹nein,
le répondeur
sous-obtient, il suit
l'obtention, la soutient, la
garantit en quelque sorte en concevant
à la suite
du demandeur ce que celui-ci
suggère; voir Sec. Anal., I, 33, 89a4 : Dñja
... ¤stÜn
êpñlhciw.
[25]LÒgow. Non pas la faculté, mais son oeuvre, son raisonnement, comme lorsqu'on
dit : «
Donne-moi une raison.»
[26]SuggenÇn, choses
de même genre.
[27]
„OmoÛvw
l¡getai,
i.e. est connu par l'attribution
d'une nature semblable, qu'on la nomme ou non par le même nom.
[28]
ƒApaiteÝn.
Relire supra, note 8.
[29]Le
propos
(tò
proteinòmenon)
est la conclusion
visée par le demandeur, à l'opposé de la position initiale. Comme il est
justement ce qui fait l'objet de la controverse, il ne peut normalement pas
être donné en objection à la demande induite pour le conclure. À moins
qu'on ne puisse montrer de quelque façon qu'il est l'exception unique. «
Par exemple, si quelqu'un veut prouver que la dyade n'est pas un
nombre premier à partir de ce qu'aucun nombre pair n'est premier et qu'il
prouve cette proposition par l'induction de tous les nombres pairs hors la
dyade, sur laquelle porte la controverse, le répondant ne peut apporter
d'objection sur aucun nombre pair hors la dyade. Toutefois, il résout
encore l'argument, s'il montre que c'est là le propre de la seule dyade d'être
un nombre premier [pair]; et s'il ne montre pas cela, il reste tenu
d'apporter une objection en quelque chose de distinct.»
(S.
Maurus, In VIII Top., c. 2,
#5)
[30]La
négation est ajoutée, à bon droit, par Ross.
[31]SullogÛzesyai.
[32]
Åw
Žlhy¢w
tiy¡nai :
une expression
qui dit bien le caractère de succédané
du vrai comme tel qui constitue l'intérêt et la légitimité de
l'endoxal.
[33]
„Upoy¡seiw.
Je préfère suppositions
à hypothèses, pour garder la cohérence
avec le vocabulaire de même famille utilisé antérieurement : position,
poser. En général, à moins que cela ne risque trop d'obscurcir,
j'ai opté pour une traduction d'étymologie latine, plus vivante parce que
plus en rapport avec le génie de la langue française.
[34]
Orvn.
On attendrait êpoy¡sevn
(ou problhm‹tvn,
voir 158b16), comme au début du chapitre : ce qu'on attaque, c'est la
position déterminée au moment d'aborder l'examen d'un problème.
Définition se comprend
toutefois dans le contexte, puisque c'est l'un des contenus éventuels —
et le plus convoité — d'une telle position initiale.
[35]
„Upolamb‹nein.
Le vocable typique à la fonction du demandeur, qui ne peut prendre
lui-même la responsabilité d'aucun énoncé, serait plutôt lamb‹nein. Le demandeur cherche à obtenir
(lamb‹nei)
que le répondeur suppose (êpotÛyetai)
ou pose (tÛyetai)
ce sur quoi lui, le demandeur, veut appuyer le raisonnement, l'attaque (¤pixeÛrhma).
«
„Upolamb‹nein marque comme une
insistance plus grande, comme une anticipation du demandeur sur cette
garantie qu'il attend du répondeur.
[36]
Gr‹fesyai.
Terme technique facilement compréhensible pour la démonstration géométrique,
qui comporte beaucoup de tracés.
[37]FaÛnesyai. Il faut entendre ici
l'apparence comme un renchérissement : le répondeur doit faire en sorte
que le paradoxe non seulement ne vienne pas de lui, mais en plus n'ait même pas l'air de venir de lui.
[38]T‹
dokoènta. Il est frappant et peut être
troublant de constater comment Aristote ne se fait pas de scrupule
d'employer le même vocabulaire, exactement, pour désigner les principes et
les opérations du démonstrateur et du dialecticien.
Souvent, alors même qu'il insiste tellement sur le fait que le démonstrateur
n'a aucunement à demander ses principes, il désigne les principes de la démonstration
dans un vocabulaire à saveur de demande — ŽjiÅmata,
aÞt®mata
—. Et voilà
ici qu'il nomme ces principes endoxaux,
attendus, justement pour signifier que, contrairement aux principes du
dialecticien, ils ont à être pensés par le disciple, qu'il doit non
seulement les concéder pour fin de raisonnement, mais y adhérer. Comparer
la formule plus claire, bien qu'elle-même fasse appel à un vocabulaire de
goût rhétorique, de Réf. soph.
(2, 165b3): DeÝ
gŒr pisteæein
tñn many‹nonta — Il
faut que le disciple [y] croie.»
[39]
„O
m® dokeÝ ŽplÇw.
—„O
dokeÝ èplÇw.
[40]Hors
contexte, cette règle paraît un peu étrange et contribue sans doute à
l'impression d'amoralité
intellectuelle que beaucoup tirent de la lecture des Topiques. Mais dans le
contexte elle est simplement cohérente et parfaitement saine.
Devant un énoncé dont une contradictoire est endoxale et l'autre
adoxale, on a une alternative: ou bien le caractère endoxal de l'une satisfait et on refuse
d'y voir un problème; ou bien on accepte de soumettre à l'examen cet énoncé,
on veut bien y voir pour le moment un problème et du fait même on est tenu
d'accepter la lumière qui vient de tout ce qui est plus endoxal que l'opposé
de la position choisie: c'est
que cette décision d'en faire un problème place d'autorité les deux
contradictoires de l'énoncé comme sur un pied d'égalité.
[41]TŒ
fainñmena p‹nta —
tŒ
m¯ dokoènta —
÷sa
m‹llon ¦ndoja.
La parenté du vocabulaire d'Aristote pour désigner les principes
dialectiques et sophistiques prête quelque peu à confusion.
Tout tient à l'homonymie de termes comme faÛnesyai
et dokeÝn,
aussi capables de signifier avoir
l'air sans être que être
manifestement.
[42]Pour autant que toute
autre façon de faire rend la discussion incohérente dès le point de départ
: le répondeur se trouverait à n'avoir fait que semblant de prendre le
problème pour problème et agirait ensuite comme s'il se refusait à
l'examiner.
[43]Tñ
keÛmenon,
la position initiale.
[44]Toè
[prokeim¡nou] ¤n Žrx»
—
[tñ
keÛmenon] ¤n Žrx».
Il faut toujours se rappeler le contexte : une position initiale (tñ
keÛmenon ¤n Žrx»)
du répondeur face au problème (demande initiale) détermine le propos
initial (tñ
prokeÛmenon ¤n Žrx»)
du demandeur, contradictoire de cette position initiale. Devant chaque
nouvelle demande produite, le répondeur doit discerner si elle permet de
conclure ce propos initial : i.e. est-elle pertinente, sans être identique?
[45]Le
sens de cette règle est-il de repousser carrément la demande? Ce paraît
l'avis des commentateurs. V.g.
Sylv. Maurus (C. III, #14): «
Si ce qu'on postule a l'air vrai et conduit à ce dont on
dispute, on doit dire que bien sûr cela a l'air vrai, mais que puisque
c'est connexe à ce dont on dispute et que cela admis la position initiale
s'en trouve évincée, ce ne doit par
conséquent pas être admis par celui qui défend une telle position.»
(Je souligne) Mais c'est là prêter à Aristote l'étrange mauvaise volonté
d'éterniser systématiquement l'investigation. Car alors, par définition,
toute proposition serait à rejeter comme pétition du propos initial du
fait même qu'elle soit endoxale et pertinente au problème : donc
aucune possibilité de jamais conclure. Il faut plutôt voir qu'Aristote,
ici, fait présenter une double possibilité par le répondeur, pour que
celui-ci joue manifestement bien son rôle et marque nettement qu'il n'est
pas pris au dépourvu et voit venir : 1° avec cette demande, qu'il
convient d'accorder, on conclut et l'examen est terminé, le problème n'en
étant plus un; 2° mieux, on marque le point et on met le raisonnement
de côté pour continuer l'examen, s'entendant pour considérer encore la
question initiale comme problème et lui chercher encore d'autres principes
de solution. Ainsi arrivera-t-on à justifier la description donnée plus
loin (106a14) du rôle du répondeur bien tenu : «
Le répondeur aura posé
tout ce qui est plus endoxal que la conclusion.» — Si on se place en
contexte probatoire, il y a une implication de plus : pour tester le
demandeur, le répondeur, devant toute proposition pertinente, somme
celui-ci de manifester qu'il n'y a pas pétition du propos.
[46]Le répondeur.
[47]Et non pas en raison de
quelque condescendance indue.
[48]D¡dotai.
J'ai traduit en cohérence avec cet autre contexte, beaucoup plus fréquent,
dans les Topiques, où le répondeur
est dit accorder au demandeur
l'objet de sa demande. Ici, on lirait peut-être plus aisément :
il est permis.
[49]On vient de prescrire de répondre
ou oui ou non, mais on va ajouter que dans le cas où la réponse est non,
il faut en plus objecter.
[50]La proposition universelle
qui fait tout le nœud du raisonnement principal s'obtient ou bien par une
induction, ou bien par application d'un cas semblable (voir oé
¤j êpoy®sevw
sullogism‹
de Top., I, 18, 108b13), ou bien,
mais plus rarement, par un préraisonnement.
[51]
ƒAlhy°
kaÜ
¦ndoja.
Encore une occasion où Aristote ne se fait pas faute d'utiliser un
vocabulaire très parent avec celui de la matière scientifique. Pourquoi
parler de vérité, ici? Est-ce une allusion à la double source de la matière
dialectique : d'abord l'expérience sensible du singulier, tout comme dans
le cas de la science, ensuite ce que la raison a généralement tendance à
en tirer comme généralisation? On aurait des singuliers vrais ou endoxaux,
selon que leur proximité avec l'expérience sensible en permet l'évidence
directe ou le simple témoignage de l'expérience rationnelle ordinaire. À
ce compte, il faudrait identifier cette distinction avec celle qui vient à
la ligne suivante pour notifier l'objection
: µ
oëshw
µ dokoæshw ou réelle ou endoxale. Mais
alors, pourquoi dans un cas kaÜ
et
dans l'autre µ?
[52]L'universelle (tÒ
kayñlou)
et les singuliers (tŒ
m¢n oén kay' §kasta)
ne s'opposent pas tant ici comme conclusion et prémisses de l'induction,
qu'en correspondance à la division antérieure des propositions de
raisonnement — celle du raisonnement comme tel,
toætvn
t‹w ¤j Ïn
õ
sullogismñw,
et
celle qui vise à l'obtenir, tinow
toætvn
§neka,
dont procède le plus souvent une induction —, comme prémisses du
raisonnement principal et de l'induction qui le prépare. On accorde ou
refuse les singuliers demandés sans plus, car normalement leur caractère
endoxal ou adoxal est manifeste; mais si on refuse la proposition
universelle d'où doit procéder le raisonnement, surtout alors qu'elle est
préparée par une induction, il faudra apporter une objection. Les
chapitres suivants (spécialement le c. 10) élaboreront ce qui peut servir
comme tel.
[53]Tñ
keÛmenon.
[54]Non
pour faire le difficile, mais parce que cette attention à s'y objecter de
toutes les fa‹ons légitimes est ce qui garantit le plus efficacement leur
force pour détruire la position.
[55]TŒ
dokoènta. Voir supra, note 38.
[56]Alors
que certaines personnes assises n'écrivent pas et à un moment où Socrate
ne serait pas assis.
[57]Puisque
cela est faux.
[58]I.e.
de nier qu'il soit assis.
[59]Moyennant
addition ou soustraction susceptible de neutraliser l'objection.
[60]ƒEpitÛmhsiw,
l'acte de mettre un prix sur ce que vaut une chose, d'où, à la limite, la
réprimande administrée pour un défaut de la chose.
[61]
Tñ
koinñn ¦rgon.
[62]DuskolaÛnontew
oén ŽgvnistikŒw
ka‹ oé dialektikŒw poioèntai tŒw diatrib‹w.
Aristote oppose clairement dispute et dialectique : d'aucune
façon
pour lui la dialectique strictement dite n'a pour but de l'emporter sur
quelqu'un.
[63]Nécessité
conditionnelle, bien sûr : comme Aristote va le dire tout de suite, si on
convient de prendre comme problème un énoncé dont une contradictoire est
vraie (qu'on en soit conscient ou non) et si, pour fins d'examen, on doit
chercher à conclure l'opposé (car c'est cela, concrètement, examiner), 1¡ c'est
inévitablement une conclusion
fausse qu'on cherchera à conclure et s¡ les prémisses endoxales
qu'on trouvera éventuellement à l'appui, inévitablement, seront fausses, le faux ne se pouvant conclure que
du faux.
[64]La
position initiale.
[65]Voir
supra, c. 5, 159b5 : « C'est
toujours l'opposé de la position que le demandeur conclut.»
[66]D'où
tant le répondeur que le demandeur pourra et devra soumettre son
interlocuteur à la probation.
[67]Tñ
fainñmenon.
Encore ce voisinage des vocabulaires dialectique et sophistique.
[68]
Anyrvpoi.
[69]À
bien remarquer qu'il ne s'agit ici que de reproches matériels.
[70]Blâmable
parce que procédant d'adoxes mais recommandable parce que procédant malgré
tout de ce que le propos présente de plus endoxal. Voir S. Maurus, In
Top., VIII, c. 4, #18 (558) : «
Le raisonnement constitué d'[une matière] improbable, mais moins
improbable que la conclusion, est certes en lui-même répréhensible, en ce
qu'il procède d'[une matière] improbable, mais louable relativement à la
conclusion, puisque procédant d'[une matière] moins improbable que la
conclusion et de ce qu'il y a de plus probable par quoi une telle conclusion
puisse se prouver.»
[71]Difficile
à interpréter. Deux possibilités : 1° on a procédé d'endoxes,
mais le problème se prête à mieux encore. Voir Maurus, In
Top., VIII, c. 4, #18 (558) : «
Si quelqu'un prouve une conclusion probable à partir d'[une matière]
probable, mais en omettant des propositions beaucoup meilleures et bien plus
probables, en lui-même le raisonnement sera louable, en ce qu'il procède
d'[une matière] probable, mais il sera répréhensible relativement à la
conclusion, puisqu'une telle conclusion pourrait se prouver beaucoup mieux
et à partir d'[une matière] beaucoup plus probable.» Mais le texte grec
oppose deux difficultés à cette interprétation:
=&dion n'est pas le comparatif et ¬
ne marque pas le conditionnel;
2° on a beaucoup d'endoxes dont procéder, mais la conclusion tirée
n'a rien à voir avec le problème. Voir s. Albert, In Top., VIII, tr. 2, c. 7: « Rien n'empêche un discours, certes, d'être louable en lui-même, mais répréhensible
en regard du problème du fait qu'il ne fasse rien au propos. Et cela arrive
quand le discours est conclu de ce qui est plus probable et plus vrai et
plus facile à prouver, mais sans cependant concerner le propos.» Une
difficulté : le deuxième élément, l'impertinence, est sous-entendu par
Aristote.
[72]I.e.
pas toujours légitime, pas automatiquement légitime.
[73]
ƒApñrhma.
Tout raisonnement dialectique est attaque (§pixeÛrhma).
Mais il est soit une réfutation — et on peut alors le nommer aussi impasse
—, soit une réduction, un sullogismñw
diŒ toè Ždun‹tou.
[74]
Le raisonnement est ici d'abord considéré génériquement et nommé du nom
commun à toute œuvre de la raison, lñgow,
puis plus spécifiquement comme chicanier, et son genre prend alors le nom
de sullogismñw.
C'est la même réalité nommée plus communément et plus précisément.
[75]
Toè
l¡gontow. Le grec arrive à désigner
dans le même mot celui qui parle
et celui qui raisonne,
l'interlocuteur et le raisonneur. Il y a à travers tout le texte cette unité
de vocabulaire qui fait identifier comme chose matériellement une la
discussion et le raisonnement (lñgow).
[76]
La réduction à l'absurde ou au paradoxal est un raisonnement faux,
puisqu'il conclut quelque chose qui n'est pas le propos. Mais, à condition
d'être voulu, il n'est pas pour autant une faute de l'interlocuteur,
puisqu'il
est démonstration qu'un de ses éléments, la position initiale, a eu tort
d'être posé, ce qui revient à réaliser le propos, qui est inévitablement
sa contradictoire.
[77]
Logikñw,
rationnel, conforme aux exigences
de la raison.
[78]
Voir Prem. Anal., II, 16, où
Aristote distingue la requête du propos initial d'autres formes de non-démonstration
du propos. Il s'agit du même vice ici, mais le paysage change
substantiellement selon que c'est en vérité ou selon l'opinion qu'on juge
la prémisse et le propos identiques. Sur le plan du vocabulaire, il est intéressant
de remarquer qu'en Prem. Anal.,
II, 16, Aristote rapporte tñ
¤n
Žrx»
prokeÛmenon
(64b29,
39) et même à deiknæmenon
(65a28);
donc à propos et non à question,
et que
§n
Žrx»
est employé de pair avec §j
Žrx»w
et donc signifie plutôt
le fait d'être initial, au début, dès le début et non d'être mis ou
utilisé comme principe. Spécialement : Tñ
d' §n Žrx»
aÞteÝsyai kaÜ
lamb‹nein ¤stÜ
m¡n, …w §n g¡nei labeÝn, ¤n tÒ m¯ épodeiknænai tñ prokeÛmenon»
(64b28-39),
où on voit bien que aÞteÝsyai,
postuler, et `épodeiknænai,
démontrer, se disputent le même
objet : tñ
prokeÛmenon, le
propos. Et : ƒEéyçw
ŽjiÅsai tñ
prokeÛmenon» (64b38-39),
donné comme équivalent de aÞteÝsyai
tñ §n
Žrx»», i.e. réclamer immédiatement le
propos, comme équivalent de postuler
le [propos] initial.
[79]
Un cas frappant où
¤pixeirÅn
est pris aussi largement qu'argumenter, synonyme de prouver,
syllogiser, qui est son genre.
[80]
GumnasÛa.
La répétition des actes liés à la production des raisonnements, dans un
contexte artificiel qui permet de diviser les difficultés et de développer
l'excellence dans cette production.
[81]
Mel¡th.
L'étude visant à garder en mémoire tout ce qui va raccourcir le processus
de la production des raisonnements.
[82]
La formulation est étonnante. Aristote semble dire :
«
On
peut mieux attaquer, puisqu'il
s'ensuit qu'on défende les
contraires.» Du fait de prévoir mieux les arguments contre lesquels se défendre,
on sait mieux par lesquels attaquer? est-ce cela que dit Aristote? C'est
vrai, mais inattendu. J'attendrais plutôt : kaÛ.
J'essaie d'articuler le tout : 1º il faut s'accoutumer à convertir; 2º il
faut chercher les attaques contre toute position, affirmative ou négative;
3º puis leur solution; 4º il faut comparer et ranger par force attaques et
solutions. Résultat : cet appareil abondant et ordonné d'attaques et de
solutions constitue une grande force pour attaquer et défendre tant un
contraire que l'autre.
[83]
Prñw
t¯n gnÅsin kaÜ
t¯n katŒ filosofÛan frñnhsin.
C'est-à-dire, respectivement, la connaissance des conclusions et des
principes de la science. Assimiler l'intelligence des principes à une espèce
de prudence a vraiment quelque chose d'intéressant, à cause du caractère
immédiat de cette connaissance.
[84]
Eé gŒr
filoèntew kaÜ
misoèntew tñ prosferñmenon eé krÛnousi tñ b¡ltiston.
Il y a chez les gens bien disposés en regard de la vérité une espèce de
flair qui leur fait anticiper si c'est l'affirmative ou la négative d'un
problème qui constituera le principe ou la conclusion de la science, soit
tout de suite, pour les choses plous apparentes, soit après un examen
dialectique, pour les choses plus obscures, mais toujours immédiatement,
c'est-à-dire sans moyen terme vraiment proportionné.
[85]
Les raisonnements qui attaquent les positions premières?
[86]
Qu'est-ce à dire? Simplement que les répondeurs soulèvent le plus
facilement et fréquemment des objections contre des arguments visant les
positions premières, parce qu'ils en ont l'expérience? Ou, comme pense
Tricot, que les positions premières leur paraissent tellement évidentes
qu'ils n'aiment pas en discuter? Mais la réponse, alors, ne devrait-elle
pas leur être plus facile à donner? À moins qu'on veuille dire que cette
impression plus grande d'évidence porte plus fortement à refuser tout ce
qui permettrait de conclure contre? De là viendrait une importance plus
grande de savoir qu'est-ce qui peut attaquer efficacement, et de pouvoir le
présenter avec force, surtout que cela peut avoir à revenir souvent.
[87]
Auxquels reviennent le plus souvent les raisonnements (voir supra,
163b22),
et qu'il faut posséder.
[88]
Encore une remarque où il sera impossible de ne pas voir de mauvaise volonté,
si on ne discerne pas la teinte probatoire qui colore tout cet exposé
d'Aristote.
[89]
Justement pour ne pas donner inutilement prise à un grand nombre apparent
d'objections, toutes tirées en fait de la même source.
[90]
GumnasÛa.
Aristote met ici sous ce mot non pas tant l'acte, l'opération de s'exercer,
que son résultat : le fait d'être exercé, la facilité que cela
donne par exemple d'induire ou de syllogiser. On traduirait peut-être mieux
alors par pratique, qui a plus
facilement les deux sens. De plus, comme tout usage est déjà exercice et
pratique, Aristote ne limite pas l'exercice à une situation
artificiellement créée pour lui et cherche à faire de tout usage
l'occasion d'un exercice plus efficace en indiquant quelles circonstances
naturelles se prêtent le mieux à la pratique de quoi.
[91]
Tout ce paragraphe est un exemple de la fa‹on dont raisonnement
et discussion (dialogue)
s'assimilent,
au point qu'Aristote peut parler sans difficulté de di‹logow,
de dial¡gesyai
et de lñgow
à propos de la même réalité, et qualifier à la fois le mauvais
raisonnement et la mauvaise discussion avec l'unique mot ponhrologÛan.
Il y a quelque chose d'un peu semblable tout de même en français avec le raisonnement,
qui englobe la discussion dans
certains contextes. Par exemple : « Cesse de raisonner!» est plus
large que : « Arrête ton argument!», « Arrête cet argument déterminé!»