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table des matières de l'oeuvre d'Aristote
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Platon

 

ARISTOTE

ÉTHIQUE A NICOMAQUE
 

MORALE D'ARISTOTE, TRADUITE PAR J. BARTHÉLEMY-SAINT HILAIRE, MEMBRE  DE L'INSTITUT (ACADEMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES), TOME III GRANDE MORALE ET MORALE A EUDEME PARIS, A. DURAND, LIBRAIRE, RUE DES GRES, 50, LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE DE LADRANGE, RUE ST-ANDRE-DES-ARTS, 41, 1856.

 

 

 

 

ÉTHIQUE A NICOMAQUE

 

M. THUROT:

DISCOURS PRÉLIMINAIRE, ou INTRODUCTION A LA MORALE D'ARISTOTE.

Garnier : traduction par J. Voilquin

Livre I

CHAPITRE 1 : Le bien et l’activité humaine La hiérarchie des biens
CHAPITRE 2: Le bonheur; diverses opinions sur sa nature — Méthode à employer
CHAPITRE 3: Les théories courantes sur la nature du bonheur: le plaisir, l’honneur, la richesse
CHAPITRE 4: Critique de la théorie platonicienne de l’Idée du Bien.
CHAPITRE 5: Nature du bien: fin parfaite, qui se suffit à elle-même
CHAPITRE 6: Le bonheur défini par la fonction propre de l’homme.
CHAPITRE 7: Questions de méthode — La connaissance des principes
CHAPITRE 8: La définition aristotélicienne du bonheur confirmée par les opinions courantes
CHAPITRE 9: Suite du chapitre précédent: accord de la définition du bonheur avec les doctrines qui identifient le bonheur à la vertu, ou au plaisir, ou aux biens extérieurs
CHAPITRE 10: Mode d’acquisition du bonheur il n’est pas l’oeuvre de la fortune, mais le résultat d’une perfection.
CHAPITRE 11: Le bonheur et la vie présente Le bonheur après la mort
CHAPITRE 12: Le bonheur est-il un bien digne d’éloge ou digne d’honneur?
CHAPITRE 13: Les facultés de l’âme Vertus intellectuelles et vertus morales

Livre II

LA VERTU

CHAPITRE 1: La vertu, résultat de l’habitude s’ajoutant à la nature.
CHAPITRE 2: Théorie et pratique dans la morale — Rapports du plaisir et de la peine avec la vertu.
CHAPITRE 3: Vertus et arts — Conditions de l’acte moral
CHAPITRE 4: Définition générique de la vertu: la vertu est un "habitus".
CHAPITRE 5: Définition spécifique de la vertu: la vertu est un juste milieu.
CHAPITRE 6: Définition complète de la vertu morale, et précisions nouvelles.
CHAPITRE 7: Élude des vertus particulières.
CHAPITRE 8: Les oppositions entre les vices et la vertu.
CHAPITRE 9: Règles pratiques pour atteindre la vertu

LIVRE III : 
Suite de la vertu, le Courage, la Tempérance.

CHAPITRE 1: Actes volontaires et actes involontaires - De la contrainte. - Actes involontaires résultant de l’ignorance. - Acte volontaire.
CHAPITRE 2: Analyse du choix préférentiel
CHAPITRE 3: Analyse de la délibération Son objet
CHAPITRE 4: Analyse du souhait raisonné.
CHAPITRE 5: La vertu et le vice sont volontaires.
CHAPITRE 6: Examen des vertus spéciales Le courage.
CHAPITRE 7. : le courage (suite)
CHAPITRE 8. : le courage (suite)
CHAPITRE 9. : le courage (fin)
CHAPITRE 10: La modération.
CHAPITRE 11: La modération, suite.
CHAPITRE 12: Dérèglement et lâcheté - Comparaison avec l’enfance

 

 

LIVRE IV. + texte grec

ARGUMENT.

I. La libéralité se manifeste dans les occasions où il est question  de donner ou de prendre de l'argent, ou tout ce qui peut s'évaluer en argent. Le libéral est moins disposé à recevoir qu'à donner; mais il évite l'excès en ce genre, qui est la prodigalité; et il est plus loin encore de l'excès opposé, qui est l'avarice. Il donne toujours avec joie, mais avec discernement, et pour des motifs justes et honorables, observant à cet égard les convenances relatives au temps, aux personnes, aux occasions, etc. On est plus libéral du bien qu'on tient de ses pères, que de celui qu'on a acquis par son travail. Quelles que soient les dépenses d'un tyran, on ne l'appellera point libéral, pas plus qu'on ne donnera ce nom aux filous, aux voleurs, et à tous ceux qui s'enrichissent par le crime, et par des gains illicites. Le libéral ménage sa fortune, et s'occupe des moyens de la conserver; et, sous ce rapport encore, il tient un juste milieu entre la prodigalité et l'avarice. Mais, entre ces deux extrêmes, l'un est moins odieux et moins méprisable que l'autre; aussi le libéral s'en rapproche-t-il plus. Cependant le prodigue peut être conduit, par ses profusions indiscrètes, aux actions les plus criminelles; mais il est plus susceptible que l'avare de se guérir de sa passion. — II. La magnificence est la libéralité dans les grandes occasions, et qui exigent des dépenses considérables. Les vices opposés à cette qualité, sont la parcimonie, la mesquinerie, etc. A la différence près, que nous venons d'indiquer, on peut dire, sous beaucoup de rapports, de la magnificence, les mêmes choses qui ont été dites de la libéralité. L'ostentation, le faste insolent, sont les défauts de ceux qui, voulant paraître magnifiques, ne savent juger ni les personnes ni les choses, ni les occasions dans lesquelles la magnificence est convenable. —  III. La magnanimité, ou grandeur d'âme, est le caractère de celui qui, non seulement est digne des plus grands honneur et capable d'exécuter les plus grandes choses, mais qui en a la confiance, qui s'apprécie lui-même ce qu'il vaut. La petitesse ou bassesse d'âme de celui qui ne s'apprécie pas lui-même ce qu'il vaut, et l'insolent orgueil de celui qui se croit capable de tout, quoiqu'il n'ait que des talents ou des vertus très ordinaires, sont les extrêmes opposés entre lesquels la magnanimité tient le juste milieu. Le magnanime est nécessairement vertueux et courageux ; il n'est même que médiocrement touché des honneurs ou des dignités, étant accoutumé à n'attacher que peu d'importance à tout ce qui séduit les âmes vulgaires. Il est bienfaisant, ami ou ennemi ouvert, franc et sincère dans son langage; peu empressé à parler des autres ou de lui-même, ou à se plaindre des torts qu'on a envers lui. L'étroitesse d'âme, ou la vanité impertinente, qui sont opposées à la magnanimité sont plutôt des travers que des vices. — IV. Il y a, a l'égard des honneurs et des dignités, un certain milieu entre l'ambition et l'absence totale d'ambition ; ce milieu serait à la magnanimité ce que la libéralité est à la magnificence ; mais on ne lui a point donné de nom. Celui qui ne recherche les honneurs ou les dignités qu'autant qu'il faut, et comme la saine raison l'exige, est appelé ambitieux par les uns, et homme sans ambition par les autres. Ainsi, faute d'une notion bien déterminée, et d'un nom qui lui soit approprié, les extrêmes opposés se disputent, en quelque sorte, la place et le nom du milieu où se trouve la vertu véritable. — V. La douceur ou l'indulgence est un juste milieu par rapport à la colère, et à l'espèce d'insensibilité qui fait qu'on ne s'émeut d'aucun outrage. Cet extrême, par défaut, na pas reçu de nom, parce qu'il se rencontre bien plus rarement que l'extrême opposé, ou l'humeur violente et emportée. L'indulgence consiste à se garantir des mouvements de colère et d'indignation pour des causes légères, et à observer encore, à cet égard, ce qu'exige la convenance par rapport aux personnes, aux temps, aux circonstances, etc. Il est difficile de déterminer les motifs d'une juste colère, et surtout le degré que la raison approuve. Et ici encore on loue souvent comme indulgents ceux qui ne sont pas assez indignés de ce qui mériterait le plus leur colère, et on appelle quelquefois courageux ou généreux ceux qui dépassent la limite d'un juste ressentiment. — VI. On peut pécher, dans le commerce et dans les relations habituelles que l'on a avec les autres hommes, ou par un désir excessif de leur plaire, en louant tout et approuvant tout, ou, au contraire, par une humeur morose et difficile qui se manifeste en toute occasion, et qui ne craint jamais d'affliger ou de déplaire. Le juste milieu, en ce point, consiste évidemment à ne louer et à ne blâmer que les choses et les personnes qui méritent véritablement l'éloge ou le blâme. Ce caractère n'a point de nom qui le distingue proprement, mais il s'éloigne également de la molle complaisance, et de l'humeur farouche. — VII. L'homme sincère observe, pareillement, un juste milieu entre la jactance ou l'arrogance de celui qui s'attribue des avantages qu'il n'a pas, ou qui veut faire croire ceux qu'il possède plus grands qu'ils ne sont, et la dissimulation de celui qui cache ses avantages, ou qui affecte de les croire moindres qu'ils ne sont. Le premier n'est digne que de mépris; le second mérite quelquefois des éloges, par la grâce aimable ou piquante qui se joint à sa dissimulation. Au reste, les motifs qui déterminent ces deux caractères peuvent les rendre plus ou moins blâmables. — VIII. Il y a encore, par rapport au commerce de la vie, et à la conversation des hommes entre eux, un milieu entre la bouffonnerie et la rusticité grossière : deux extrêmes, dont l'un pèche par excès, dans les choses qu'on peut se permettre de dire ou d'entendre, en fait de plaisanteries; et l'autre pèche par défaut, dans celui qui n'est capable ni de dire ni d'entendre rien qui soit agréable ou plaisant. Le caractère de l'homme qui observe les convenances relatives aux personnes, et aux circonstances, dans les choses qu'on peut dire ou entendre, est donc dans ce milieu, qui n'a pas de nom, et qu'il est difficile de définir avec justesse. — IX. La pudeur, ou la modestie n'est pas proprement une vertu; clic est plutôt une manière d'être affecté : elle convient particulièrement à la jeunesse. Elle est moins propre à l'âge avancé, parce qu'un homme de cet âge ne doit rien dire ou faire dont il ait à rougir. Cependant  l'impudence est un vice : car on est réellement coupable  quand on a commis des actions honteuses, et qu'on n'en rougit pas.

 

LIVRE V + texte grec

ARGUMENT.

1. Ce qui est conforme aux lois et à l'égalité est juste: ce qui y est contraire est injuste. L'homme injuste est avide des biens de toute espèce, plus qu'il n'a droit d'en obtenir; en fait de maux ou de peines, au contraire, il veut toujours en avoir moins que les autres. La justice qui consiste à se conformer aux lois, est la plus importante au bonheur des individus et des sociétés; car les lois prescrivent ce qui peut le plus contribuer à la vertu. La justice, prise en ce sens, n'est donc pas simplement une partie de la vertu; elle est la vertu, pour ainsi dire, dans son essence. - II. On peut distinguer le juste, en soi et absolument parlant, de la justice, considérée comme vertu particulière, et applicable à la conduite des hommes, lorsqu'ils ont quelque partage à faire entre eux, ou, en général, dans toutes leurs transactions, tant volontaires qu'involontaires. La justice alors pourra être regardée comme une partie du juste, qui sera le tout : et il en sera de même de l'injustice, par rapport à l'injuste. - III. La justice est fondée sur l'égalité : ce qui est juste, est un milieu entre le plus, ou le trop d'un côté, et le moins, ou le trop peu de l'autre. Dans la justice distributive, il y a au moins quatre choses à considérer; deux parts, et deux personnes; et il est clair que la justice, dans ce cas, n'est pas, ordinairement, dans l'égalité absolue, mais dans la proportion ; celle qu'il faut suivre est la proportion que les mathématiciens appellent géométrique. - IV. La justice qu'on pourrait appeler de compensation, est applicable à toutes les transactions auxquelles la société peut donner lieu; à tous les actes de la vie civile, soit volontaires, soit involontaires. Son but est de rétablir l'égalité toutes les fois qu'il y a trop d'un côté et trop peu de l'autre, quel que soit le genre d'avantages ou d'inconvénients que l'on considère. C'est pour cela qu'on a recours à un arbitre, ou juge, dont la fonction est de rétablir l'égalité. Ce qui se fait suivant la proportion que les mathématiciens ont nommée arithmétique. - V. La loi dite de Rhadamanthe, qui prescrit la peine du talion, quoique les Pythagoriciens l'aient approuvée, n'est pas conforme à la justice. Le besoin a fait inventer la monnaie, comme moyen d'échange, et elle est assujettie aux variations de valeur que subissent les denrées les plus nécessaires. La justice est une sorte de milieu entre faire tort à d'autres, et éprouver soi-méme quelque dommage de la part des autres. Elle n'est pas un milieu dans le même sens que les autres vertus, car l'injustice est l'extrême en plus quand il s'agit des biens ou des avantages, et l'extrême en moins quand il s'agit des maux ou des inconvénients. - VI. La justice civile, ou politique, est celle qui se pratique entre hommes qui jouissent de l'égalité et de la liberté, et qui sont soumis aux mêmes lois. Voilà pourquoi il n'y a de justice proprement dite que là où la loi commande, et non la volonté arbitraire du magistrat, quel qu'il soit : car il sera toujours porté à violer le droit et l'égalité, et dès lors il n'y aura plus de justice dans la société, il n'y en aura que l'apparence. C'est pour cela aussi que la justice du maître ou celle du père n'est qu'une image imparfaite de la justice politique, et que la justice, entre époux, s'en rapproche davantage, parce qu'Il y a plus d'égalité de droits. - VII. Il fans distinguer le droit naturel du droit civil ou politique : l'un est le même partout et dans tous les temps; l'autre peut variai raison des institutions et des circonstances. Mais les choses ne sont justes que par l'effet des lois, ou des conventions, ne peuvent pas être partout les mêmes : elles varient par les mêmes causes que les formes de gouvernement. - VIII. C'est la volonté, ou l'intention, qui fait qu'un homme est juste ou injuste; mais les actions peuvent être justes ou injustes par accident; cest-à-dire, eu égard aux résultats ou aux circonstances. Entre les choses qu'on fait malgré soi, il y en a qui sont excusables, et il y en a qui ne méritent aucune indulgence. - IX. Personne n'est volontairement l'objet de l'injustice. Il n'est pas facile d'être juste ; il ne l'est pas même d'être injuste, surtout pour l'homme qui n'y est pas disposé par la nature et par ses habitudes. Ce qui veut dire qu'il ne dépend pas ordinairement de nous de réunir toutes les conditions de sentiment, d'intention, de connaissance, et de circonstances, qui font le caractère de l'injustice proprement dite. La justice ne peut se trouver que chez des êtres capables de participer aux biens véritables. - X. L'équité n'est pas tout-à-fait la même chose que la justice absolue. Ce qui est équitable, bien qu'il soit juste, n'est pas exactement conforme à la loi; il en est plutôt une modification avantageuse. L'équité rectifie l'erreur qui peut résulter des expressions trop générales de la loi, dans les cas particuliers sur lesquels elle n'a pas pu s'expliquer avec assez de précision. - XI. On voit, par ce qui précède, s'il est possible qu'un homme soit injuste envers lui-même. Celui qui se tue, est injuste envers la société; mais il ne peut l'être par rapport à lui-même, puisque la notion du juste emporte l'idée de rapport entre deux personnes distinctes. C'est donc par analogie et par métaphore qu'on peut quelquefois se servir de l'expression être injuste envers soi-même; et alors on considère plus particulièrement la distinction établie entre la partie raisonnable et la partie irraisonnable de l'âme.

LIVRE VI. texte grec

ARGUMENT.

1. On a distingue les vertus morales des vertus intellectuelles, on a examiné avec quelque détail en quoi consistent les premières, il convient à présent de considérer aussi les autres. On a également reconnu deux parties de l'âme; l'une, douée de raison, et l'autre qui en est privée: il faut encore considérer la partie raisonnable comme divisée en deux autres parties; l'une, capable de juger ou d'apprécier les choses nécessaires, et l'autre qui s'applique aux choses contingentes. - II. Entre les trois choses qui sont dans l'âme, le sens, l'intelligence et l'appétit, ou le désir, le sens n'est pas un principe d'action ; mais c'est le choix ou la préférence, déterminée par le désir et par l'intelligence. Rien de ce qui est passé ne peut être un objet de préférence, ni de délibération. La vérité est l'œuvre ou le produit des deux parties intelligentes de l'âme. - III. Les moyens à l'aide desquels elle connaît la vérité, sont au nombre de cinq : l'art, la science, la prudence, la sagesse et l'intelligence. La science est une habitude de croyance et de démonstration dont les objets sont nécessaires, éternels, ingénérables et incorruptibles. - IV. Il faut distinguer, dans les actions, celles dont le résultat est durable, et celles dont l'effet s'évanouit à mesure qu'Il est produit. L'art ne s'applique qu'aux actions du premier genre : il est une habitude d'agir, à l'occasion des choses contingentes, en prenant pour guide la véritable raison. Il n'y a point d'art des choses nécessaires et naturelles. - V. La prudence consiste à être en état de prendre las résolutions les plus conformes à note bonheur, en général. Elle se rapporte comme l'art, aux choses contingentes, mais elle n'est ni un art, ni une science: elle est une habitude d'appliquer la raison aux actions dont le résultat s'évanouit à mesure qu'elles ont lieu; c'est-à-dire, aux affaires humaines, comme la politique, l'économie domestique, etc. Elle est une vertu de cette partie de l'âme où se trouve l'opinion. - VI. La connaissance des principes ne peut être ni le produit de la science (car la science se fonde sur cette connaissance), ni celui de l'art, qui n'a de rapport qu'aux choses contingentes. Elle ne peut pas être le produit de la prudence et de la sagesse, à peu près par la même raison. La connaissance des principes appartient donc proprement à l'esprit, ou à l'intelligence. - VII. La sagesse (ou l'habileté), c'est-à-dire, la supériorité dans quelque genre que ce soit; suppose à la fois l'intelligence et la science, portées à un très haut degré de perfection. La sagesse s'applique plus aux choses ou aux vérités générales et nécessaires, au lieu que la prudence est plutôt relative aux choses particulières et contingentes. Voilà pourquoi la sagesse est supérieure à la politique ; elle est ce qu'il y a naturellement de plus admirable et de plus précieux parmi les hommes. La prudence est une vertu éminemment pratique; elle est, dans la vie, comme un art qui en dirige plusieurs autres qui lui sont subordonnés. - VIII. La prudence qui dirige les ressorts généraux de la société civile, c'est la législation; celle qui dirige les détails de l'administration, est plus proprement la politique. Les jeunes gens peuvent devenir habiles dans les mathématiques, dans les sciences naturelles; les enfants même peuvent, jusqu'à un certain point, s'appliquer à ces connaissances; mais ni les uns ni les autres ne peuvent acquérir la sagesse on la prudence. Celle-ci a pour objet une résolution définitive qu'il s'agit de prendre et d'exécuter : elle est l'effet d'une manière de sentir juste et conforme au vrai. - IX. Une sage résolution (effet de la prudence) n'est ni une science, ni une opinion, ni une heureuse rencontre: elle est le produit de la réflexion, et consiste dans une certaine rectitude d'esprit appliquée aux sujets sur lesquels on délibère: appliquée surtout à ce qui est utile et avantageux, et à la recherche des moyens de l'obtenir que la raison peut approuver, à la détermination du temps et de la manière la plus convenable pour cela. - X. Le discernement est relatif aux choses qui sont l'objet du doute ou de l'incertitude, et sur lesquelles ou est dans le cas de délibérer, et par conséquent s'applique aux mêmes objets que la prudence; mais il n'est pas tout-à-fait la même chose : sa fin est d'indiquer ce qu'il faut faire ou ne pas faire. II se confond presque avec l'intelligence ou connaissance exacte des choses. - XI. Le jugement (le sens commun on le bon sens); consiste dans un juste discernement de ce qui est équitable. L'indulgence est un jugement exact et juste de ce qui est bien, c'est-à-dire, de ce qui est conforme à la vérité. Sans doute aucun homme n'est naturellement sage, mais le jugement, l'esprit ou l'intelligence, et la sagacité, sont des facultés naturelles, qui se développent et se perfectionnent par le progrès des années. - XII. La sagesse ne se rapporte à rien de ce qui peut être créé ou produit par l'homme: la prudence a du moins cet avantage; mais si les vertus ne sont que des habitudes ou des dispositions, il ne dépendra pas de nous de les posséder; à quoi donc serviront la sagesse et la prudence ? D'ailleurs, si cette dernière faculté est inférieure à l'autre, n'est-il pas étrange que ce soit elle qui ait l'autorité, et qui décide de ce qu'il faut faire? On répond qu'elles sont toutes deux désirables, parce que la vertu rend estimable le but qu'on se propose, et parce que la prudence donne aux moyens le même caractère de convenance et de bonté morale. Le talent, qui consiste à exécuter avec succès ce qu'on a en vue, n'est digne d'éloges et d'estime qu'autant que ce but est honorable, et c'est la vertu qui le rend tel. - XIII. La partie de l'âme qui conçoit et apprécie les opinions, comprend le talent et la prudence, et la partie morale comprend la vertu naturelle et la vertu absolue, laquelle est, pour ainsi dire, principale et directrice, et ne saurait exister sans la prudence. En effet, c'est la prudence qui donne à toutes nos dispositions la rectitude qui les rend conformes à la raison: celle- ci se rapporte à la fin, et celle-là aux moyens propres à nous y conduire. Mais ce n'est pas la prudence qui commande à la vertu, ou qui en dirige l'emploi ; elle s'occupe des moyens de la produire et de la conserver.

 

LIVRE VII. texte grec

ARGUMENT.

I. Il y a trois sortes d'écueils à éviter; le vice, l'intempérance, et la férocité; la vertu et la tempérance sont opposées au vice et à l'intempérance : mais l'extrême opposé à la férocité ne peut être qu'une vertu héroïque, presque au-dessus de l'humanité; ces deux extrêmes, au reste, se rencontrent très rarement Il faut d'abord examiner les opinions diverses les plus remarquables sur ce sujet. - II. On a prétendu que l'intempérance ne saurait avoir lieu pour ceux qui out la science positive de ce qui est moralement bon ou mauvais. Telle était l'opinion de Socrate; mais elle est contraire aux faits. D'un autre côté, en convenant qu'il n'y a rien qui puisse avoir plus de force que la science, on a soutenu que l'homme intempérant peut se laisser séduire par ce qui n'est en lui qu'une simple opinion. Il résulte de la discussion de ces manières de voir diverses, que la force morale constitue essentiellement la tempérance, et que le défaut ou l'absence de cette force constitue l'intempérance absolue. - III. En examinant attentivement la question de savoir s'il est possible qu'on soit intempérant, quoiqu'on sache très bien qu'on agit contre la raison, ou s'il est impossible, comme le prétendait Socrate, d'agir contre ce que l'on sait avec certitude, on reconnaît que, dans certains cas, les impressions produites sur ses sens par les objets extérieurs, peuvent déterminer l'homme à faire des actions contraires à ce que la raison lui prescrit. - IV. Est-on tempérant ou intempérant à l'égard des plaisirs ou des peines de tout genre? A proprement parler, on ne se sert des mots tempérance et intempérance qu'à l'occasion des mêmes choses auxquelles se rapportent la sobriété et la débauche, et on n'applique les mots tempérant ou intempérant à d'autres choses que par métaphore, et par analogie. - V. Il y a en nous des vices qui n'excèdent pas la perversité humaine, et qu'on appelle simplement des vices; mais il y en a d'autres qu'on ne peut appeler ainsi, qu'en ajoutant qu'ils sont l'effet d'une nature brutale, ou d'une dépravation extraordinaire, ou d'une constitution maladive. Le nom d'intempérance ne s'applique donc, en effet, à ces habitudes de férocité stupide, que par extension de sa signification ordinaire, et comme exprimant, en général, le défaut d'empire sur soi-même. - VI. Il y a moins de honte à ne pas maîtriser sa colère, qu'à se laisser vaincre par les désirs: car la colère suit du moins la raison, jusqu'à un certain point, mais le désir ne la suit en rien. D'ailleurs, il y a plus de franchise dans la colère, et souvent on a recours à la perfidie pour satisfaire ses désirs. Enfin la colère est un sentiment pénible, et le désir est accompagné de plaisir. La brutalité est un moindre mal que le vice ou la méchanceté, car l'homme injuste peut faire infiniment plus de mal qu'une bête féroce. - VII. Le débauché est plus méprisable que l'intempérant, ou que celui qui ne cède à ses passions que par faiblesse de caractère. L'empire sur soi-même est une qualité plus précieuse que la patience ou la résignation. L'habitude du jeu et de la dissipation, est une sorte d'intempérance ou de faiblesse. En général, l'impétuosité des passions et la faiblesse de caractère, sont les causes de l'intempérance. Les hommes d'un esprit vif et pénétrant, et ceux qui ont un tempérament mélancolique, sont plus sujets à l'intempérance qui naît de la première cause, parce qu'ils se laissent surtout conduire par l'imagination. - VIII. L'intempérance, ou la faiblesse de caractère, n'est pas la même chose que le vice, au moins à plusieurs égards; l'une a lieu contre l'intention de celui qui s'y livre, l'autre semble être l'effet d'une préférence. Le propre de la vertu, c'est de conserver le principe qui la fait agir, ou les sentiments d'honneur et les habitudes de raison qui déterminent ses actions; le vice, au contraire, dégrade on détruit ce principe. - IX. Appellera-t-on tempérance et intempérance, on fermeté et faiblesse de caractère, la constance ou l'inconstance dans des résolutions quelles qu'elles soient, ou bien n'y aura-t-il de véritable fermeté que dans celui qui persiste dans de sages résolutions, et de faiblesse qu'à ne savoir pas être fidèle à la raison et à la vérité? il est facile de voir qu'il n'y a de véritable fermeté que dans celui qui suit constamment la raison et la vérité, et que l'entêtement ou l'opiniâtreté, tenant à des motifs tout-à-fait étrangers à la raison, ne constituent nullement le juste milieu que l'on désigne par le nom de tempérance. - X. L'intempérance, ou faiblesse de caractère, ne s'allie point avec la prudence; mais elle peut se trouver unie avec une sorte de finesse ou d'habileté. Quand cette faiblesse morale est le produit des mauvaises habitudes, elle peut plutôt se réformer que quand elle est l'effet du tempérament, parce que l'habitude est plus facile à changer que la nature. - XI. La volupté, ou le plaisir, étant ce qui influe le plus sur les déterminations de l'homme, par rapport à la tempérance, ou à l'intempérance, est un sujet important à considérer. Le plaisir est-il un bien ? Plusieurs philosophes le nient, et soutiennent que bien et plaisir sont des choses entièrement différentes; et moins encore peut-on dire, suivant eux, que la volupté soit le souverain bien. - XII. On peut considérer le bien absolu, et le bien relatif à de certaines personnes, ou même relatif à ces personnes dans certains cas; et l'on peut établir les mêmes distinctions à l'égard du plaisir. Il y a des plaisirs toujours accompagnés de quelque peine, ce sont ceux du corps; ils sont le plus ordinairement recherchés par les âmes vulgaires. Il y en a qui sont entièrement exempts de peines, ce sont ceux de l'intelligence et de la contemplation, exclusivement propres à l'homme sage et vertueux. - XIII. Il est possible qu'un certain plaisir soit ce qu'il y a de plus excellent, quoiqu'il y ait des plaisirs blâmables. Quand tous les actes de nos facultés s'exécutent sans obstacle, il est possible que cette activité soit ce qu'il y a de plus désirable, et peut-être est-ce là ce qu'il faut appeler proprement plaisir ou volupté, et c'est peut-être en ce sens qu'on pourrait dire que la volupté est le bonheur, ou le souverain bien. - XIV. Ce qui fait que le vulgaire donne la préférence aux plaisirs des sens, c'est qu'ils sont comme un remède aux douleurs et aux chagrins; c'est aussi que leur vivacité même les fait rechercher par ceux qui sont incapables d'en goûter d'autres. D'un autre côté, les mêmes choses ne peuvent pas toujours nous plaire, parce que notre nature n'est pas simple. Il n'y a qu'un être dont la nature serait entièrement simple, pour qui la même activité purement contemplative pût toujours être la source des plus vifs plaisirs.

LIVRE VIII. texte grec

ARGUMENT.

I. L'amitié (en prenant ce mot dans le sens le plus étendu) est le lien universel qui unit, ou au moins rapproche tous les êtres animés : elle est, pour l'homme, le bien le plus précieux, puisqu'elle est le principal fondement de la société. L'amitié n'est pas seulement un sentiment nécessaire à l'existence des sociétés, elle est aussi un de ceux qui embellissent et honorent le plus la vie de l'homme. Quant à l'origine ou à la cause de ce sentiment, les uns la voient dans la ressemblance des êtres entre eux, les autres dans le contraste, d'autres en cherchent l'origine jusque dans la nature inanimée; on ne considère ici l'amitié que relativement aux moeurs et aux passions de l'homme. - Il. Il y a trois qualités ou conditions qui font naître l'amitié; ce sont la bonté, l'agrément, et l'utilité. Il faut, pour être amis, qu'au sentiment d'une bienveillance réciproque, fondée sur l'une de ces trois qualités, se joigne la connaissance du bien qu'on se veut mutuellement. - III. Les espèces d'amitiés diffèrent, comme les motifs sur lesquels elles se fondent. L'amitié qui n'a pour cause que l'utilité ou l'agrément, ne dure ordinairement qu'autant que la cause qui l'a fait naître. Les vieillards sont plus portés à rechercher des amis utiles, et les jeunes gens des amis agréables; mais l'amitié la plus parfaite et la plus durable est celle des hommes vertueux, parce qu'elle réunit a la fois les trois conditions qui rendent véritablement digne d'être aimé. - IV. L'amitié fondée sur l'agrément (particulièrement celle que l'on désigne par le nom d'amour) est sujette à s'évanouir, quand les qualités qui l'avaient fait naître ne se trouvent plus dans l'objet aimé. Cependant, l'habitude donne quelquefois plus de durée à cet attachement, et il est plus durable que celui qui n'a pour cause que l'utilité. Ces deux causes peuvent unir entre eux des hommes plus ou moins estimables ou méprisables : mais les hommes vertueux ne s'unissent qu'entre eux, et s'aiment uniquement pour eux-mêmes. - V. Un des caractères de l'amitié, c'est le besoin de vivre avec ceux qu'on aime. L'absence, ou l'éloignement, ne détruit pas toujours ce sentiment, mais il semble au moins le faire oublier. Ce qu'on appelle un simple goût, n'est guère qu'une affection fugitive; l'amitié est une disposition ou une manière d'être constante. L'égalité en est une des conditions essentielles. - VI. Ni l'amitié parfaite, ni l'amour, ne peuvent exister entre plusieurs personnes à la fois. Mais l'amitié fondée sur des qualités agréables, ou sur l'utilité, est moins exclusive. Les riches ne recherchent guère que l'agrément dans les relations de ce genre : les hommes puissants et élevés en dignités recherchent aussi l'utilité, mais ils ne se soucient pas de trouver ces deux qualités réunies dans les mêmes personnes: il y faudrait alors de l'égalité, ce qui ferait rentrer ces sortes d'amitiés dans l'amitié véritable et parfaite dont elles n'ont que l'apparence. - VII. L'affection d'un père pour ses enfants, celle d'un mari pour sa femme, d'un magistrat pour ceux sur qui il a autorité, etc., sont encore, pour ainsi dire, des espèces d'amitiés différentes, et qui se règlent sur les notions de justice et de proportionnalité. Il est difficile de marquer la limite où s'arrête le sentiment de l'amitié; une trop grande illégalité la détruit ou l'empêche de naître. De là la question de savoir jusqu'à quel point il faut souhaiter du bien à ses amis. - VIII. En général, on se plaît plus à être aimé, qu'à aimer soi-même, et c'est pour cela qu'on accueille volontiers les flatteurs, espèce d'amis subalternes. Cependant l'amitié consiste plutôt à aimer qu'à être aimé, comme le prouve la tendresse des mères pour leurs enfants. La ressemblance et l'égalité étant des conditions nécessaires à l'amitié, celle des hommes vertueux est durable, parce qu'ils ont de la constance dans toutes leurs déterminations; celle des hommes vicieux ne l'est pas, par la raison contraire. - IX. Tout ce qui est occasion de rapprochement, et d'une sorte de commerce entre les hommes, peut être compris sous le nom d'amitié, et les notions du juste et de l'injuste y interviendront à différents degrés, comme les sentiments d'affection. Les associations de tout genre ressemblent à la société politique, et lui sont subordonnées. Celle-ci n'a pour but et pour garant de sa durée que l'intérêt commun de tous les membres qui la composent. Les solennités même de la religion, et l'institution d'un culte public, n'ont pas d'autre fondement et d'autre origine. - X. Il y a trois formes générales de gouvernement : la royauté, qui devient tyrannie quand le monarque substitue son intérêt personnel à l'intérêt public. L'aristocratie, qui devient oligarchie, quand le petit nombre de ceux qui ont le pouvoir, sacrifient l'intérêt public à leur intérêt privé. La timocratie, ou république, qui devient démocratie, quand le plus grand nombre des citoyens abuse des pouvoirs dont il dispose. On peut trouver des images de ces formes diverses de gouvernement, et de leurs altérations ou dégénérations, dans les rapports de différents genres qui se trouvent entre les membres d'une même famille. - XI. L'amitié ou l'affection réciproque entre les sujets et le gouvernement, se trouve dans chacune de ces formes diverses, en même proportion que la justice. La même chose s'observe, à peu près, dans les relations de famille. - XII. Toute amitié est fondée sur une communauté de sentiments ou d'intérêts. L'affection qui unit les membres de la famille, tient essentiellement à celle qui unit les pères et les enfants. La tendresse conjugale est un effet direct des dispositions propres à la nature humaine. Elle petit être fondée sur la vertu; et c'est alors qu'elle contribue le plus au bonheur. Les enfants en sont le lien le plus précieux, et lui donnent plus de stabilité. - XIII. Entre les trois sortes d'amitiés (c. II), celle qui est fondée sur l'utilité donne plus occasion aux plaintes réciproques, et celle qui a la vertu pour base est exempte de cet inconvénient. Il y a une sorte d'amitié qu'on pourrait appeler morale, et une autre qu'on pourrait appeler légale, ou fondue sur des conventions. On doit généralement regarder les bienfaits, comme le résultat d'une amitié de ce genre, et rendre, autant qu'il est possible, plus qu'on n'a reçu. - XIV. Il faut, en cas d'inégalité ou de disproportion entre les amis, que chacun d'eux trouve pourtant quelque avantage dans l'amitié, et, par conséquent, qu'il s'y établisse une juste compensation, comme dans les états bien ordonnés, où l'on n'accorde des récompenses pécuniaires ou honorifiques qu'à ceux qui rendent des services à la chose publique. Il en est autrement par rapport aux liens de famille: un fils ne peut jamais se regarder comme complètement acquitté envers son père.

LIVRE IX - texte grec

ARGUMENT.

I. La différence des motifs sur lesquels se fonde l'attachement de deux personnes, est une cause naturelle de leur peu de durée; l'un ne cherchant, par exemple, que l'utilité, et l'autre que le plaisir, tous deux ne tardent pas à être trompés dans leur attente. Un service rendu spontanément, ne peut être apprécié justement que par celui qui l'a reçu; c'est à lui d'y mettre le prix. On doit toute sorte d'affection et de respect à ceux qui ont concouru à notre instruction, et à former notre raison. - II. Les engagements contractés, et la reconnaissance, imposent des devoirs qu'on ne saurait méconnaître : ce principe n'admet d'exception que dans un petit nombre de cas. On ne peut pas avoir les mêmes égards pour toutes sortes de personnes, ni déférer en tout à celles qui ont le plus de droits à notre affection ou à nos respects. Ces sentiments se modifient à raison des personnes, et des rapports naturels ou de circonstance que l'on a avec elles. - III. Lorsque les causes qui avaient fait naitre l'amitié n'existent plus, de quelque manière que ce soit, faut-il rompre entièrement tout lien d'affection? On doit, ce semble, accorder toujours quelque chose au souvenir d'une ancienne amitié, quand ce n'est pas une excessive perversité qui nous a mis dans la nécessité de rompre avec celui que nous aimions. - IV. L'amour de soi peut être regardé commue le fondement ou le principe de la véritable et solide amitié, en ce sens que l'homme vertueux est toujours d'accord avec lui-même, toujours en paix avec sa conscience, et ne peut trouver ces mêmes caractères que dans ceux qui sont vertueux comme lui. Le méchant, au contraire, ne saurait sympathiser ni avec ses propres plaisirs, ni avec ses affections. Son âme est, pour ainsi dire, un théâtre de perpétuelles dissensions. II est incapable de constance dans ses sentiments, et ne peut aimer personne, parce qu'il lui est impossible de s'aimer lui-même. - V. La bienveillance, qui fait qu'on souhaite du bien à de certaines personnes, pourrait s'appeler, par métaphore, une amitié inerte. Transformée en habitude, elle peut devenir, avec le temps, une véritable amitié. Une rencontre fortuite, l'opinion qu'on a de la vertu, de l'honnêteté d'un homme, peuvent inspirer de la bienveillance pour lui. En un mot, il n'est pas possible d'être ami, sans être d'abord bienveillant; mais la bienveillance ne fait pas que l'on soit ami. - VI. La conformité des sentiments produit l'amitié; mais la conformité dans les opinions n'a pas le même effet. L'union entre les citoyens d'une république naît de l'accord des sentiments. La justice, l'intérêt général ou le bien public, voilà l'objet commun de leurs désirs. Il n'est pas possible que les méchants soient unis de sentiments, du moins pour longtemps, et voilà pourquoi il ne saurait y avoir de véritable amitié entre des hommes avides et ambitieux. - VII. Pourquoi le bienfaiteur a-t-il ordinairement plus d'affection pour l'obligé que celui-ci n'en a pour son bienfaiteur? C'est qu'en général on aime son ouvrage, c'est qu'on chérit l'existence, et qu'elle se manifeste surtout par l'exercice de l'activité; c'est qu'il y a quelque chose de plus louable à être l'auteur du bienfait, qu'a en être l'objet; enfin, c'est qu'on s'attache plus à ce qui nous a coûté plus de peine, et qu'il en coûte plus pour obliger les autres, que pour en recevoir des services. - VIII. Doit-on s'aimer soi-même avant tout, ou porter plutôt son affection sur les autres? Si l'on entend par amour de soi, l'avidité pour les richesses, pour les honneurs, le soin continuel de satisfaire ses passions, ou son penchant pour le plaisir, rien n'est plus condamnable qu'un pareil égoïsme. Mais si, en faisant tout pour ses amis et pour sa patrie, en leur sacrifiant richesses, honneurs, et jusqu'à sa vie, on s'assure en effet la plus délicieuse des jouissances, on se réserve la plus belle et la plus noble part des biens véritables. Qui pourrait blâmer l'amour de soi, considéré sous ce point de vue? - IX. L'homme véritablement heureux a-t--il besoin d'avoir des amis? En accordant à l'homme parfaitement heureux la jouissance de tous les biens, il semblerait étrange qu'on voulût lui refuser des amis. Car si le bonheur consiste dans l'activité de nos facultés, quelles occasions plus favorables à l'exercice de cette activité que celles que peut offrir le commerce de l'amitié ? D'un autre côté, l'isolement absolu est la source de bien des peines, par le seul obstacle qu'il met au développement du nos plus nobles facultés. Enfin, si l'existence est désirable en soi, pour celui qui est au comble de la félicité, il n'en jouira complètement qu'autant qu'il aura des amis vertueux. - XI. Faut-il s'appliquer à avoir le plus grand nombre possible d'amis? L'amitié fondée sur l'utilité réciproque, n'en saurait admettre un grand nombre; celle qui est fondée sur l'agrément ou le plaisir, n'en admet qu'autant qu'il peut y avoir de personnes avec lesquelles il est possible de vivre dans un commerce habituel. L'amitié véritable, et fondée sur la vertu, ne peut avoir, comme l'amour, qu'un objet unique. En fait de liaisons fondées sur des qualités estimables, et sur des sentiments bienveillants, on doit s'estimer heureux de rencontrer quelques amis de cette espèce. - XI. A-t-on plus besoin d'amis, dans la prospérité, que dans l'adversité? Dans tous les cas, la présence d'un ami est une chose précieuse et désirable. Mais c'est à celui qui est dans la prospérité de prévenir et de rechercher ses amis; celui qui est dans l'infortune doit craindre de leur faire partager ses peines : c'est à eux de le prévenir et de le rechercher. - XII. Vivre habituellement avec ses amis, est-il, en effet, ce qu'il y a de plus désirable? Il est certain que tous les hommes aiment à s'occuper, avec leurs amis, de toutes les choses qui ils regardent comme les plus grands plaisirs. C'est pour cela que l'amitié, entre gens vicieux et méchants, devient criminelle; tandis que les hommes vertueux s'améliorent, et se perfectionnent par un commerce assidu avec des amis qui leur ressemblent.

LIVRE X.  texte grec

ARGUMENT.

I. Les sentiments de plaisir et de peine influent sur toutes nos déterminations. Le plaisir est-il un bien ou un mal ? Quelques philosophes ont soutenu qu'il est un mal, moins peut-être par conviction, que dans la persuasion qu'il y aurait quelque utilité à le faire envisager ainsi. Mais une assertion ne peut obtenir l'assentiment des hommes, que lorsqu'elle est d'accord avec les faits. - II. Eudoxe regardait le plaisir comme le souverain bien, ou le bien absolu, parce que tous les êtres animés le cherchent avec ardeur, et fuient avec non moins d'ardeur ce qui lui est contraire, c'est-à-dire, la peine ou la douleur. Platon essaya de combattre l'opinion d'Eudoxe par des arguments qui ne sont pas tout-à-fait décisifs. - III. On objecte, par exemple, contre la volupté, qu'elle n'est pas une qualité, qu'elle est génération, (c'est-à-dire, sans cesse aspirant à une existence complète, et n'y arrivant jamais); qu'elle est mouvement, et, par conséquent, toujours imparfaite. On fait, contre la volupté, d'autres objections, qui prouvent qu'on n'a considéré que les plaisirs des sens, et qu'on a négligé de tenir compte de ceux de l'intelligence. Peut-être, au reste, est-on autorisé à penser seulement qu'il y a des plaisirs désirables en eux-mêmes, mais qui diffèrent d'espèce, ou à raison des causes qui les produisent. - IV. On a tort de dire que le plaisir soit mouvement, ou génération : car cela ne saurait se dire que des choses qui sont divisibles et qui ne composent point un tout; au lieu que le plaisir existe indépendamment de la condition du temps : celui qu'on éprouve, dans un moment indivisible, est quelque chose de complet et d'entier. Pourquoi n'y a-t-il point de plaisir constant? c'est que la faiblesse naturelle de l'homme ne lui permet pas de supporter un état de continuelle activité. D'ailleurs, c'est le plaisir qui donne à tous nos actes leur degré de perfection. - V. Nos actes sont de différentes espèces, et par conséquent aussi les plaisirs qui les perfectionnent. C'est pourquoi on ne fait avec succès que ce qu'on aime à faire, et l'on a bien de la peine à exécuter les actes d'une espèce, quand on est vivement touché des plaisirs d'une espèce différente. Il y a donc des plaisirs vertueux, puisqu'il y a des actions vertueuses : il y a aussi des plaisirs coupables, et dont on doit s'abstenir. Il suit de là que les plaisirs propres à l'homme de bien, au sage, sont les plaisirs véritables; les autres ne méritent ce nom que d'une manière secondaire ou relative, et non absolue. - VI. Une connaissance plus exacte de la nature du plaisir, nous met à même de mieux apprécier celle du bonheur. II est incontestablement du nombre des choses qu'on doit préférer pour elles-mêmes. En fait d'actions, par exemple, on pourra ranger dans cette classe celles où l'on ne cherche rien de plus que l'action ou l'activité elle-même. Celles qui n'ont pour but qu'un amusement frivole et passager, ne peuvent évidemment pas contribuer au bonheur: il faut donc préférer celles qui sont agréables à l'homme vertueux, c'est-à-dire, celles qui sont conformes à la vertu. - VII. L'activité purement spéculative, ou contemplative, est ce qu'il y a de plus éminemment propre à la nature d'un être doué de raison et d'intelligence : c'est donc dans l'exercice d'une telle activité qu'un tel être doit trouver le bonheur, puisque c'est par elle qu'il peut jouir des plaisirs les plus délicieux et les plus purs, de ceux qui méritent incontestablement la préférence, par la constance et la sécurité qui les accompagnent. Joignez à ces avantages d'une vie consacrée tout entière à l'activité purement contemplative, celui de se suffire complètement à elle-même. Mais une telle vie semble au-dessus de la condition humaine, et appartient peut-être exclusivement à la nature divine. Nous devons donc cultiver avec soin le principe sublime et divin qui fait partie de notre être, et nous appliquer, autant qu'il est possible, à nous rendre dignes de l'immortalité. - VIII. Si les vertus intellectuelles, qui ont un principe divin, sont au premier rang, les vertus morales, qui sont purement humaines, doivent être placées au second rang. Aussi le bonheur propre à la vie contemplative a-t-il moins besoin des biens extérieurs, que celui qui résulte de l'exercice des vertus morales. Dans celles-ci, il faut que les actes manifestent l'intention ou la volonté, ce qui n'est pas nécessaire dans la vie contemplative. Voilà pourquoi nous ne pouvons attribuer aux dieux les vertus morales, ni imaginer quels seraient en eux les actes de pareilles vertus, sans tomber dans des fictions absurdes ou ridicules. L'homme est donc une nature intermédiaire entre les dieux, qui ont l'activité contemplative dans toute sa pureté et dans toute sa plénitude, et entre les animaux, qui sont entièrement privés d'une pareille activité. Si les dieux prennent quelque soin des choses humaines, comme on doit le croire, sans doute ils voient avec faveur et ils récompenseront les hommes qui savent apprécier et qui s'appliquent à cultiver le principe qui leur est commun avec la nature divine. - IX. Il ne suffit pas de savoir ce que c'est que la vertu, il faut la pratiquer. Il y a des hommes qui naissent avec d'heureuses dispositions pour la vertu ; mais chez le plus grand nombre, elle peut être l'effet de l'instruction et des bonnes habitudes. Une surveillance commune, un bon système d'éducation publique, sont les moyens les plus propres à préparer la jeunesse aux habitudes vertueuses. Car l'autorité paternelle n'a pas communément la force nécessaire pour cela; il n'y a que la loi, qui n'excite aucun sentiment de haine en prescrivant ce qui est honnête et sage. La science de la législation est donc une de celles qu'il est le plus important de cultiver. Les sophistes, qui promettaient de l'enseigner, ont montré qu'ils n'en avaient aucune véritable notion. Ceux qui jusqu'à présent ont traité de la morale, ont entièrement négligé ce qui a rapport à la législation. Il convient donc de s'en occuper, si l'on veut perfectionner, autant qu'il est possible, la philosophie de l'humanité. Ce sera l'objet du traité qui suit immédiatement celui-ci [la Politique].

 

 

 

Commentaire de thomas d'Aquin

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